Chapitre II
Le théâtre du quinzième siècle (1450-1550)
Entre la fin de la guerre de Cent Ans et le commencement des guerres de religion
s’étend une période de paix intérieure, où, sous la domination protectrice d’une
royauté qui se fait absolue, la bourgeoisie, moins opprimée, moins inquiète, plus
riche, s’attache avec passion aux représentations dramatiques.
Par toute la France se dressent échafauds et tréteaux pour toutes sortes de jeux
sérieux et comiques. Entre tous les plaisirs de l’esprit, celui du théâtre est le plus
sensible et le plus intense pour un tel public, grossier et homogène, composé par
conséquent d’individus en qui vibre plutôt l’âme commune des foules que les
impressions uniques d’une âme personnelle.
Les pièces sacrées de l’âge précédent, représentations, jeux,
miracles, deviennent au xve
siècle des mystères. Ce mot désigne d’abord vers 1400 des représentations
figurées, sans dialogue dramatique, des scènes muettes, pantomimes, tableaux
vivants, dont les sujets étaient mythologiques, allégoriques ou chrétiens, et qu’on
donnait aux fêtes, aux entrées de rois et de princes. Ainsi, quand Charles VII fait
son entrée solennelle à Paris en 1437, de la porte de la ville, par la rue
Saint-Denis, jusqu’au pont du Châtelet, s’échelonnent de place en place diverses
scènes de l’Évangile, Passion, Résurrection, Annonciation, etc.,
sans parler de saint Denis qui naturellement reçoit le roi à la porte Saint-Denis,
entouré de saint Louis, saint Thomas, saint.Maurice et sainte Geneviève. C’était là
des « jeux de mystère ».
Ce fut vers 1450 que ce nom passa aux représentations dramatiques. Ces mystères
150 sont la postérité lointaine
du drame liturgique : ils retiennent de leur origine ce caractère, que les sujets en
sont toujours, ou à peu près, religieux. Ils forment comme une sorte d’illustration
populaire où toute la suite de l’histoire religieuse est figurée et découpée en
scènes. Toutes les sources sont mises à contribution, sans critique, avec un égal
respect, et un non moins égal sans-gêne : Bible, Évangiles canoniques, Évangiles
apocryphes, actes de martyrs, vies de saints ; c’est un vaste et confus ensemble qui
va de la création jusqu’à saint Dominique et saint Louis. Parmi tous les mystères
indépendants où un événement particulier, une destinée individuelle sont exposés,
trois compositions d’un caractère plus général se détachent : le Mystère du
Vieil Testament, qui, en près de 50 000 vers, nous mène du Paradis
terrestre jusqu’au temps d’Auguste ; le Mystère de la Passion, qui,
en près de 35 000 vers dans l’œuvre de Gréban. embrasse tous les récits des
Évangiles, et le Mystère des Actes des Apôtres, qui, en plus de 60
000 vers, expose la diffusion de la religion nouvelle et le martyre des premiers
serviteurs du Christ.
La tendance cyclique de ces trois œuvres est manifeste. D’abord ces trois mystères
s’enchaînent et se font suite. La Passion sert de centre : rédigée
par Arnoul Gréban avant 1452, elle s’est complétée par les Actes des
Apôtres, que le même Gréban, avec l’aide de son frère Simon, a mis en
drame. Enfin, comme il est arrivé dans les épopées cycliques, où l’on a remonté les
temps en passant des fils aux pères, le drame de la nouvelle loi a suscité le drame
de l’ancienne loi : on pense que le Mystère du Vieil Testament s’est
organisé sous l’influence de la Passion de Gréban. Au reste, d’autres
rédactions antérieures et postérieures à l’œuvre de Gréban attestent la force de la
tendance cyclique. Si l’on met à part les vies de saints, qui ne se prêtaient
d’aucune façon à s’agglutiner en masse, le mouvement se dessine nettement : le drame
liturgique des Prophètes du Christ s’est brisé en drames distincts,
et ces drames distincts se sont réunis de nouveau et soudés dans le mystère du Vieil
Testament, où les derniers apparaissent seulement juxtaposés. Pour la
Passion, ou plutôt pour la Vie du Christ, il
n’apparaît pas d’ensemble primitif : le poème cyclique succède aux
Nativités, aux Annonciations, aux Adorations
des rois mages, aux Résurrections, aux
Passions, etc., qui existèrent d’abord séparément151. Quant aux
Actes des Apôtres, ils ne sont qu’une œuvre artificielle, une sorte
de découpage du Livre sacré, par lequel des auteurs avisés ont voulu
compléter et exploiter un succès assuré.
Rarement, au xve
siècle, les auteurs de mystères
sont sortis de l’histoire religieuse. Ou en cite deux : le Mystère du siège
d’Orléans, œuvre orléanaise, qui n’est pas de beaucoup postérieure à la
délivrance de la ville, ou tout au moins ne l’est pas à la réhabilitation de Jeanne
d’Arc : on s’explique suffisamment le sentiment de piété locale qui fit choisir ce
sujet, d’autant que la fête anniversaire du 8 mai était devenue la vraie fête
patronale de la ville d’Orléans. L’autre est le mystère de la Destruction de
Troye, œuvre d’un écolier lettré, qui, pour intéresser le public à un
sujet peu nouveau, lui a donné la forme alors la plus goûtée. Mais il n’est pas même
sûr que ce découpage de Darès le Phrygien et de Benoît de Sainte-More ait jamais été
joué, et qu’il y ait là autre chose qu’un roman dialogué destiné au divertissement
des lettrés qui lisaient. Les mystères profanes n’apparaîtront
vraiment que dans l’extrême décadence du genre, entre 1548 et 1508, quand
l’interdiction du Parlement aura enlevé aux acteurs de mystères
leur répertoire sacré.
En effet, quelque profane qu’apparaisse souvent l’esprit des mystères, ils n’en
sont pas moins le produit d’une intention pieuse et destinés à l’édification. On les
joue « en l’honneur de Dieu pour l’instruction du pauvre peuple » : en 1407, à
Chalon-sur-Saône, pour obtenir la fin d’une peste ; en 1500, à Amiens, pour
remercier Dieu des bonnes récoltes. Un chanoine de Langres fait jouer à Langres en
1482 une Vie de Mgr saint Didier : c’est le patron de la ville.
Gringore compose une Vie de saint Louis pour la corporation des
maçons et des charpentiers, qui possède la chapelle de saint Blaise et de saint
Louis : le mystère se jouera le 25 août, pour honorer le patron des maçons et des
charpentiers, lit ainsi toute sorte de saints locaux auront leurs mystères, comme
patrons de villes et de confréries ; ou bien une paroisse, un couvent voudront
accréditer des reliques, recommander un pèlerinage : cela se fera par une
représentation dramatique, comme trois siècles plus tôt par une épopée. Maintes fois
les actes de dévotion accompagnent la représentation : à Seurre, en 1496, la veille
du jour où devaient commencer les représentations d’un mystère de saint Martin, les
acteurs en costume vont assister à un salut solennel dans l’église du saint, pour en
obtenir du beau temps. Et pendant tout le temps des représentations, à la fin de
chaque journée, ils se rendent à la même église pour chanter un Salve,
Regina.
C’était chose longue et coûteuse que la préparation d’un mystère : tantôt le
clergé, tantôt un prince, tantôt la ville, et tantôt des confréries ou des
corporations en faisaient les frais ; il se formait des associations temporaires, à
seule fin de jouer un mystère, comme celle qui entreprit à
Valenciennes de jouer la Passion en 1547 ; les frais étaient communs
et l’on partageait les bénéfices.
Les acteurs se recrutaient dans toutes les classes de la société, prêtres, avocats,
bourgeois, artisans ; les nobles jouaient rarement, les femmes plus rarement, et à
une époque très tardive. Le rôle du Christ appartenait comme de droit à un prêtre :
c’est en cette qualité qu’à Metz (1437) le curé Nicole faillit mourir en l’arbre de
la croix, pour y être resté pendu plusieurs heures de suite, récitant trois ou
quatre cents vers dans son agonie. Il fallait beaucoup de zèle, de patience et de
discipline, pour monter un mystère, pour rassembler, instruire, dresser parfois
plusieurs centaines d’acteurs, pour arriver sans encombre du cry
qui, plusieurs mois à l’avance, annonçait l’entreprise et invitait les acteurs
volontaires à se présenter, à la montre solennelle, qui promenait
par la ville tout le personnel de la représentation, en costumes parfois somptueux,
depuis Dieu le Père jusqu’au dernier valet de bourreau.
Les représentations duraient souvent plusieurs jours, parfois plusieurs semaines.
Le Mystère des Actes des Apôtres, à Bourges, en 1536, se poursuivit
pendant quarante jours : il mit en action cinq cents personnages. Il va sans dire
que nulle ombre d’unité, au sens classique du mot, n’existait dans
de telles pièces. Même les plus courts mystères ceux qui ne
demandent qu’un jour, usent du temps et du lieu avec une extrême liberté. Le lieu
change d’une scène à l’autre sans difficulté ; et sans difficulté aussi, le drame
embrasse dix ans, un siècle, ou quatre mille ans, comme le Mystère du Vieil
Testament.
Ce théâtre est à la fois minutieusement réaliste et hardiment conventionnel. Il
montre tout ce qui se peut montrer : mais il supprime tout ce qui ne se peut
montrer, et suppose tout ce qui se peut imaginer. Sur la scène vaste, large de 30 à
50 mètres, tous les lieux à travers lesquels se transportera successivement l’action
sont figurés simultanément : figurés en abrégé ou en raccourci, bien entendu, et
comme par échantillons ou symboles. Les distances intermédiaires, les lieux inutiles
sont abolis. Une gouache du manuscrit de la Passion, jouée à
Valenciennes en 1547, figure onze lieux juxtaposés : le Paradis, une salle,
Nazareth, le Temple, Jérusalem, le Paradis, la maison des Évêques, la Porte Dorée,
la mer, l’Enfer. Une Nativité, jouée à Rouen en 1474, exigeait, entre
le Paradis et l’Enfer, vingt-deux lieux différents de Nazareth, Jérusalem, Bethléem
et Rome.
On ne négligeait rien pour parler aux yeux et aux sens. Dans le Paradis très élevé,
Dieu apparaît entouré de rayons d’or, d’anges et de séraphins. L’Enfer est une large
gueule de dragon, béante, d’où les démons, effroyables et grotesques, sortent en
hurlant et gesticulant : des flammes s’en échappent : les damnés crient : il se fait
dans les profondeurs invisibles un tapage effroyable ; les tambours et les tonnerres
font rage, et l’on tire même le canon, pour les grands effets. On use de trucs et de
machines : diables sortant par des trappes, vols d’anges, bêtes mécaniques,
mannequins substitués aux acteurs pour les tortures. La descente du Saint-Esprit se
fait par « grand brandon de feu artificiellement fait par eau-de-vie », cependant
qu’un gros tonnerre d’orgues roule au cénacle. Un réalisme naïf ou grossier évoque
les âmes à côté des corps, et de même sorte est le symbolisme qui revêt Jésus et le
bon larron de chemises blanches, tandis qu’une chemise noire exprime l’irrémissible
impénitence du mauvais larron.
Le peuple apporte une curiosité infatigable à ces représentations : il
s’émerveille, il pleure, rit, s’apitoie ; son âme grossière, avide de sensations
intenses, n’a jamais assez savouré la Passion de son Christ ; il n’y
a jamais trop d’injures, de violences, de supplices, pour lasser sa pitié et
l’assurer de son rachat. Il a besoin des souffrances de ses martyrs : plus il les
aime, plus il faut croître leurs mérites. Il écoute très décemment, très dévotement
les sermons, les propos édifiants, il voit avec révérence les hautes vertus, les
faits admirables des saints personnages. Mais ce peuple est peuple : vulgaire par
essence, et d’un âge positif et railleur. Avant tout, ce qui lui plaît, c’est la
vie, et sa vie : dans ces drames merveilleux, rien ne le touche
tant que le réel, et parmi ces acteurs surhumains, sa sympathie va à la simple, même
à la basse humanité, au peuple vulgaire comme lui, comme lui bruyant, gausseur et
jouisseur. Il ne se détache pas du présent, et c’est le présent qu’il cherche. Qu’on
lui parle de lui, et contre ceux par qui il croit souffrir : il entend volontiers
mépriser les nobles et les prêtres, et tous ses maîtres. Mais surtout la place
publique, la rue, la taverne, avec leur population pittoresque et leur vivante
confusion, des chansons d’aveugles, des geigneries de mendiants, des quolibets de
buveurs, des jurements de joueurs, des insolences de sergents, des boniments de
marchands, voilà le spectacle dont il ne se lasse jamais. La farce avec son réalisme
trivial et sa cynique bouffonnerie envahit le mystère, et le drame chrétien est
étouffé sous l’excessive abondance des scènes populaires.
La brutalité dure des âmes goûte le comique jusque dans l’horreur : la souffrance
physique est plaisante, si le patient est odieux. Lue bouffonnerie féroce se joue du
pauvre corps humain. Les bourreaux, de mine truculente, aux noms pittoresques,
Humebrouet ou Claquedent, sont de facétieux compères, évidemment sympathiques à
l’assistance, même quand ils torturent les saints ou le Christ : on ne trouve jamais
leurs rôles trop longs. Les acteurs surnaturels eux-mêmes tournent au comique. Le
diable fait peur, et fait rire. L’homme tremble à voir l’ennemi : mais il voit Dieu,
qui sera le plus tort, et se rassure. Toujours nasardes coups, tombent sur ces
pauvres diables : ils sont bernés ; ils sont nigauds ; ils sont vulgaires. Ils
cessent d’être sérieux : ils viennent enlever les âmes des morts, après une
bataille, dans des brouettes.
Ainsi s’avilit la grandeur essentielle des sujets par la complaisance des poètes
pour les bas instincts du peuple. Le peuple faisait la loi : car il ne voyait pas
seulement, il commandait, et il jouait les pièces. L’auteur servait de son mieux
ceux qui le payaient ; du reste, il était peuple lui-même, et s’amusait des mêmes
choses.
Cependant ce même peuple croyait, et les hautes parties du drame chrétien l’eussent
touché, s’il y avait eu des auteurs pour les traiter dignement : elles touchaient
telles quelles, dans leur platitude et dans leurs diffusions. Le malheur fut que le
génie manqua aux faiseurs de mystères. Nulle époque ne met mieux en lumière
l’absolue différence qui sépare le théâtre de la littérature. C’est au xve
siècle certainement que le théâtre du moyen âge
s’épanouit dans tout son éclat : et littérairement, les œuvres dramatiques du
xve
siècle sont fort médiocres ; je ne sais si,
quand on passe du xiie
et du xiiie
siècle au xve
, il n’y a pas
décadence : à coup sûr il n’y a pas progrès. L’invention se perd dans la diffusion
et le bavardage. L’art ne se marque que par les raffinements pénibles ou baroques du
rythme et de l’expression.
Ce n’est pas qu’il n’y ait de belles idées, et même d’heureuses parties dans
quelques-uns de ces mystères. Il sera facile de louer ce débat de la Miséricorde et
de la Justice, qui encadre le mystère et la Passion, en lie les scènes, et en
précise le sens : ce drame symbolique, se jouant dans le ciel au-dessus du drame
humain qui l’explique, est une haute invention. Mais quand on reprend le texte,
quand on le lit dans sa plate pauvreté, ou se rappelle que ce débat est un lieu
commun des serinons du moyen âge déjà exploité du reste au théâtre, et l’invention
de Gréban perd de son prix, par l’insuffisance de l’exécution. On citera ainsi
quelques scènes de grande poésie métaphysique et religieuse : la scène du Roy
Advenir, où Josaphat, fils d’un roi, élevé dans les délices, rencontre un
lépreux, un mendiant, un vieillard, et devant cette révélation soudaine de la
maladie, do la pauvreté, de la mort, médite anxieusement sur la vie ; la scène
encore où Marie, dans les Passions de Gréban et de Jean Michel,
supplie Jésus d’écarter d’elle et de lui les horreurs de la Passion, et où Jésus lui
révèle le mystère de la Rédemption, la nécessité, l’efficacité de chacune de ses
souffrances. Mais ici l’émotion humaine se mêle au mystère incompréhensible, et nos
vieux poètes ont senti dans la Vierge une mère qui aimait son fils comme toutes les
mères. C’est un mérite : et de là vient que leur Christ si pâle, si froid, si peu
vivant, n’a pas de caractère, tandis que Notre-Dame les inspire mieux.
Croyant a l’absolue réalité des choses qu’ils montraient, ils ne se doutaient pas
que souvent c’était les dégrader, les fausser, les vider de leur sens, que de les
figurer uniquement comme des réalités : mais parfois, quand ils s’approchaient
familièrement des objets de leur foi, avec un sens instinctif de la vie, ils ne
rendaient pas sans bonheur le pathétique des situations ou le mouvement des passions
que les livres sacrés indiquaient. Je laisse l’anachronisme perpétuel des costumes
et des mœurs, qui n’éclate pas seulement dans les scènes comiques : si les ouvriers
de la tour de Babel sont des maçons du xve
siècle,
Lazare partant pour la chasse, un faucon sur le poing, sur les lèvres un refrain de
chanson nouvelle, est un galant seigneur du même temps. Mais c’est dans la peinture
que ce travestissement a toute sa grâce : et nos bavards mystères ne nous offrent
rien qui ne soit cent fois plus charmant dans les tableaux des vieux maîtres
allemands ou hollandais.
Ce qui a plus de prix, c’est le naturel des sentiments, justement senti,
curieusement développé par une intuition spontanée : à force de ne pas se guinder, à
force de facilité à retrouver dans l’antiquité évangélique et biblique tout le
détail de la vie contemporaine, nos découpeurs des Livres saints, sans art, sans
goût, sans style, ont donné à quelques scènes un air de vérité aisée, qui est près
de charmer, Il y a des coins de pastorale gracieuse dans le Vieux
Testament, dans la Passion : mais surtout il y a quelques
commencements heureux d’expression dramatique des caractères. Dans le Vieux
Testament, quelques touches du caractère de Caïn, une esquisse du
pathétique moral auquel le sacrifice d’Abraham peut donner lieu dans les rôles du
père et du fils, une notation un peu sèche, mais essentiellement juste des
sentiments respectifs de Samson et de Dalila, une discrète et délicate peinture de
la belle âme de Suzanne, d’heureux traits de foi timide dans Enther, et d’orgueil
féroce dans Aman : voilà où l’esprit aime à se reposer dans la platitude aride de
l’immense mystère. La Passion de Gréban nous offrirait quelques
accents vrais et touchants dans le rôle de la Vierge, ou dans le couplet de la mère
de l’enfant mort, de la vérité encore dans le reniement de saint Pierre et dans le
suicide de Judas, un réquisitoire d’Anne contre Jésus qui amuse comme l’involontaire
expression de l’effarement irrité du bourgeois devant le socialisme révolutionnaire
du fils de Dieu. Jean Michel a fait une autre Passion, pour être
jouée à Angers en 1486 : moins sec et moins juste que son devancier, moins
respectueux du texte sacré, plus bavard, accueillant toutes les fantaisies des
apocryphes et les légendes les plus , il a parfois des saillies, des
trouvailles heureuses d’imagination. Toute la partie de la « mondanité » de
Madeleine nous présente une amusante et vive silhouette de coquette évaporée et
vaniteuse : il a bien rendu aussi, avec une saisissante brièveté, le dialogue
suprême du Christ et de sa mère.
Tout n’est donc pas à mépriser dans les mystères : il reste vrai
pourtant qu’ils valent par leurs sujets, et moins que leurs sujets, moins aussi à
l’ordinaire que les récits qu’ils traduisent. Ils les suivent servilement ou les
altèrent sans raison. Jamais ils ne donnent la sensation d’un art qui s’efforce pour
ne rien laisser du caractère ou de la beauté qu’il aperçoit dans la nature. En plus
d’un siècle, on ne trouve ni un homme, ni une œuvre. Et il n’y a pas à dire que le
genre ait gagné par cent ans de vogue et de fécondité : il serait plus vrai de dire
qu’il s’est épuisé. Ici encore la Renaissance est venue déblayer, non détruire.
Il est très frappant que la Confrérie de la Passion n’ait servi de rien au progrès
de la poésie dramatique. Ce n’était plus là, en effet, une société provisoirement
instituée ou s’appliquant momentanément en vue d’une représentation unique, sans
précédents directs et sans suite immédiate : lorsque la Confrérie de la Passion,
qu’on aperçoit déjà à Paris en 1380, a obtenu la fameuse ordonnance royale de 1402
qui confirme et étend ses privilèges, un théâtre permanent est fondé, et une
tradition artistique.
En possession du droit de jouer leurs mystères, d’interdire à tous autres d’en
jouer à Paris ou dans sa banlieue, établis à l’Hôpital de l’Hôtel de la Trinité,
plus tard à l’Hôtel de Flandre, ils lurent peut-être les premiers à représenter le
drame de la Passion : ils furent sans doute les promoteurs des vastes
compositions cycliques, dont la permanence de leur théâtre leur rendait facile,
autant qu’avantageuse, la représentation. A eux sans doute aussi revient l’idée de
transporter acteurs et public dans une salle fermée : et par là, resserrant en
quelques toises carrées la scène immense des places publiques, obligés de figurer
insuffisamment et de ramener à un moindre nombre les lieux multiples où
s’éparpillait l’action dramatique, ils préparèrent, sans s’en douter, le triomphe
des unités.
Mais ces artisans, ces bourgeois, n’eurent jamais, en près de deux siècles que
vécut leur confrérie, une idée qui tendit à perfectionner l’art : tel ils le prirent
dans le temps où ils s’associèrent, tel en somme, ou plus bas, ils le laissèrent
quand ils renoncèrent à exploiter eux-mêmes leur privilège. La Réforme leur porta un
coup mortel : n’ayant pas su s’élever à l’art, ils excitèrent, par la plate
familiarité ou le réalisme bouffon de leurs drames, la raillerie scandalisée des
protestants, la défiance et l’hostilité des catholiques. Il était devenu nécessaire
de marquer extérieurement le respect et la foi qu’on donnait aux Écritures et à la
religion. D’autre part la Renaissance les condamnait : acteurs, pièces, mise en
scène, tout chez les Confrères était du xve
siècle :
tout choque donc au xvie
l’esprit nouveau, affiné par
l’humanisme et par l’art italien. Le Procureur général, en 1542, ne les maltraitait
pas moins comme mauvais acteurs de pièces mal faites que comme offensant la morale
et la religion.
Enfin, en 1548, au moment où les Confrères s’installaient à l’Hôtel de Bourgogne,
un arrêt du Parlement, en leur confirmant leur monopole, leur interdisait de jouer
des mystères sacrés. Mais leur interdire les mystères sacrés,
c’était leur défendre d’exister : leurs sujets étaient tout dans leurs drames ; ils
n’avaient pas d’art dont ils pussent appliquer ailleurs les principes et les formes.
Ils mirent près d’un demi-siècle encore à mourir, mais ils moururent.
Le théâtre profane et comique152 se
développe au xve
siècle avec la même abondance,
excite la même passion que les pièces sacrées : il est soumis aux mêmes conditions,
et s’organise sur le même modèle. Les comédiens de profession n’apparaissent guère
avant le xvie
siècle, et mêlés aux comédiens amateurs
et volontaires : il faut venir au milieu du siècle pour trouver des troupes
organisées, comme celle de ce « Jacques Laugerot, joueur d’histoires et de
moralités », qui fait ses engagements, le 8 mars 1552, devant un notaire de
Draguignan. Au xvc siècle, les représentations profanes sont,
elles aussi, données par des bourgeois momentanément associés, et l’on voit par
exemple cinq ou six artisans passer contrat par-devant notaire pour monter ensemble
une moralité qui leur plaît. Mais surtout, par toute la France, il existe des
sociétés, des corporations de toute sorte, sérieuses ou facétieuses, amies des
exhibitions, cortèges et spectacles où fleurissent à la fois la poésie et la
médisance : les unes se vouent aux processions et aux mascarades, d’autres cultivent
la chanson, d’autres, plus ou moins accidentellement ou régulièrement, jouent des
scènes dialoguées, et divers genres de pièces. Il y en a deux à Paris, qui se sont
fait une tradition et comme un privilège de représenter des œuvres profanes et
comiques. Ce sont les basochiens et les Enfants sans souci.
La Basoche était la corporation des clercs de procureurs au parlement de Paris :
les clercs de procureurs au Châtelet en formaient une autre, soumise à la première ;
les clercs de procureurs à la Cour des Comptes nommaient leur association l’Empire
de Galilée. Nombre de villes, Orléans, Lyon, Poitiers, Toulouse, avaient leur
basoche. La grande basoche de Paris, dès le début du xvie
siècle, était un corps considérable, ayant ses armes, son roi, son
chancelier, jugeant ses membres, frappant monnaie, tenant ses réunions générales
deux ou trois fois l’an, et surtout vers le mois de juin ou juillet, faisant sa montre solennelle où elle défilait devant son roi, donnait aubades
et sérénades aux présidents et conseillers du parlement, à grand fracas de tambours,
hautbois et timbales. La basoche donnait des mystères mimés. Elle donnait des
représentations dramatiques, non sans obstacle toujours ni sans péril. Souvent la
cour, souvent le Parlement réprimèrent la verve insolente des basochiens : le poète
Henri Baude fut ainsi emprisonné pour une moralité trop satirique. Heureusement pour
le théâtre de la basoche, le parlement, qui le censurait, le défendait contre la
cour.
On ne sait trop d’où venaient les Enfants sans souci, les Sots habillés de jaune et de vert, et coiffés du chaperon orné
d’oreilles d’âne et de grelots. Il se peut que, selon une hypothèse assez
vraisemblable, ils représentent les célébrants de la fête des
fous, quand cette joyeuse et insolente parodie des cérémonies religieuses fut
bannie de l’Eglise. De la fête des fous laïcisée par force, il ne
subsista que le principe, l’idée d’un monde renversé qui exprimerait en la
grossissant la folie du monde réel : c’est ce que développèrent au gré de leur libre
fantaisie nombre de sociétés joyeuses, comme Mère folle à Dijon,
et les Sots de Paris. Ceux-ci étaient gouvernés par le Prince des
Sots, au-dessous de qui venait Mère Sotte chargée d’organiser les représentations
dramatiques. Il faut dire que la confrérie des sots n’existait réellement que quand
ses membres en prenaient le costume, pour une cérémonie et une représentation
solennelle : ailleurs elle n’avait qu’une existence virtuelle et nominale. La
basoche au contraire représentait un état : elle reposait sur la profession
habituelle de ses membres. De là la difficulté qu’on a éprouvée à déterminer qui
étaient les Sots. Tout le monde pouvait être Sot. Il y eut parmi les Sots des basochiens ; ainsi
Clément Marot dans sa jeunesse était des deux sociétés ; il y eut des Sots parmi les écoliers. Sans doute aussi des bourgeois, des artisans se
firent affilier à la corporation : mais, comme il est naturel, vu la nature et
l’objet de l’association, l’élément jeune, remuant, débauché et bohème dominait et
donnait le ton.
Les Sots jouaient des sotties
153 : les basochiens, des moralités et
des farces. Grâce sans doute aux membres communs qu’elles
comptaient, les deux sociétés firent de bonne heure un accord pour mettre en commun
leur répertoire. Les basochiens jouèrent des sotties sur la grande
table de marbre du Palais. Les Sots dans leurs représentations du
Mardi gras, aux Halles, accompagnèrent leurs sotties de moralités et de farces. Une habitude s’établit de
composer le spectacle des trois genres de pièces. Vers le milieu du xve
siècle, les Confrères de la Passion, notant la vogue de
ces sortes de représentations, appelèrent les basochiens et les sots à jouer dans
leur hôtel : et c’est ainsi qu’au début du xviie
siècle on rencontre encore le Prince des Sots, quand on fait l’histoire de l’Hôtel
de Bourgogne.
La moralité remplit tout l’espace qui sépare le mystère de la sottie et de la farce.
Thomas Sibilet a écrit dans son Art poétique : « Si le français
s’était rangé à ce que la fin de la moralité fût toujours triste et douloureuse, la
moralité serait tragédie ». En effet elle est souvent
attendrissante, et parfois pathétique : c’est vraiment ce que nous appelons le
drame, avec toute la variété de tons et de dénouements que ce mot comporte, avec la
variété de sujets, qui tantôt sont historiques, tantôt légendaires, tantôt de pure
imagination, et tantôt d’origine religieuse. Mais dans ce dernier cas, le caractère
pieux disparaît devant l’intention morale. On a ainsi des moralités de
l’Enfant prodigue, du Mauvais Riche et du Ladre : on
a celle de l’Enfant ingrat, qui offre à son père un morceau de pain
bis, lorsqu’il a lui-même pour son repas un succulent pâté ; il en sort un crapaud
qui lui saute au visage, et ne se relire que par commandement du pape. Ou bien c’est
la jeune fille qui nourrit sa mère de son lait dans une prison, c’est la villageoise
qui aime mieux avoir la tête coupée par son père que de céder à l’amour de son
seigneur : c’est l’empereur qui tue de sa main un scélérat de neveu dont il a fait
son successeur. Il n’y a pas dans tout cela une œuvre qui ne soit médiocre. Ces
moralités sérieuses devinrent surtout fréquentes quand l’arrêt de 1548 obligea les
Confrères de la Passion et autres acteurs ordinaires de pièces sacrées à renouveler
leur répertoire. La moralité fut de plus en plus un drame pathétique, qui usurpa
parfois le nom de tragédie
154
1
, et devint
peut-être en quelque façon la tragi-comédie de Hardy.
Des moralités comiques se distinguèrent de la farce par un
dessein avoué de donner une leçon édifiante : telle est la moralité qu’André de la
Vigne mit en 1496 à la fin de son Mystère de saint Martin. Un boiteux
et un aveugle, qui craignent de perdre avec leurs infirmités leur gagne-pain, fuient
les reliques du saint dont on annonce les miraculeux effets. Par malheur ils
rencontrent la châsse où elles sont portées, et, malgré eux, ils sont guéris, à leur
grand dépit. Mais, par une bien fine distinction, tandis que le boiteux, à qui l’on
n’a enlevé que la souffrance et l’incommodité, peste toujours d’avoir désormais à
travailler, l’aveugle, qui voit la lumière, sent qu’il naît à une vie nouvelle et sa
paresse vaincue entonne un hymne d’action de grâces. Cette idée est jolie.
Il ne vaut pas la peine d’insister sur la trop nombreuse catégorie des moralités
allégoriques. On pourra, si l’on veut, lire dans les ouvrages spéciaux les analyses
ou les textes de l’Assomption, de Mundus, Caro, Daemonia, de
Bien advisé et Mal advisé, des Enfants de
maintenant, de la Condamnation de Banquet, et autres
moralités mystiques, morales, pédagogiques, qui sont toutes également traitées en
lourdes allégories. Ce fut le genre favori des grands
rhétoriqueurs : et leur froide et laborieuse fantaisie s’y donne carrière
jusqu’aux extrêmes limites de l’ et de l’insipidité.
Non moins allégoriques, mais parfois plus vivantes, et du moins plus intéressantes
par leurs sujets, animées par quelques éclats de sentiment sincère et de malice
spirituelle, sont les moralités politiques : celles surtout où le sentiment
patriotique et populaire s’exhale en vives satires. Ici la moralité confine à la sottie et à la farce, et il est difficile de
savoir pourquoi Mieux que devant ou les Gens
nouveaux, qui sont les plus agréables pièces du genre, sont qualifiées de farce morale ou bergerie morale : ce sont purement
et simplement des moralités. Les querelles religieuses du xvie
siècle, comme on peut penser, eurent leur écho au théâtre : sur 59
moralités que catalogue M. Petit de Julleville, 15 sont des
œuvres de polémique, presque toutes enflammées des passions de la Réforme. Il y faut
joindre diverses farces, dont la plus fameuse et la plus âpre, celle des
Théologastres, a tous les caractères d’une moralité.
Le théâtre sous Charles VII, Louis XI et Charles VIII s’était risqué à dire son mot
sur les affaires du temps : il en avait coûté parfois aux auteurs et aux acteurs.
Sous François Ier, ils sentirent de nouveau la main du pouvoir.
Louis XII leur donna toute licence : son règne fut le bon temps pour les basochiens
et les sots ; il leur abandonna ses courtisans, ses ministres, un peu même de sa
personne. Il en fit ses alliés, les confidents de sa politique, chargés de guider et
de préparer l’opinion publique. Le bon roi usa du théâtre comme de plus modernes ont
usé de la presse.
Cette politique donna un moment d’éclat au genre, du reste assez obscur, de la sottie. En 1511, au Mardi gras, Gringore, étant Mère Sotte, fit
représenter aux Halles le Jeu du prince des Sots, suivi d’une
moralité et d’une farce. Sottie et moralité étaient dirigées contre Jules II : la
moralité l’introduisait sous le nom de l’Homme obstiné entre
Peuple italique et Peuple français. La sottie
soulevait l’opinion publique contre la fureur et l’ambition de l’Église romaine,
sous les habits de qui se découvrait à la fin Mère Sotte. Ce fut là le meilleur jour
de la sottie : et l’œuvre de Gringore est, des 26 sotties que compte M. Picot, la
plus agréable à lire. La fameuse sottie, intitulée le Monde, Abus, les
Sots, vaut surtout par sa liste de personnages : Sot Dissolu, habillé en
homme d’Église, Sot Glorieux, habillé en gendarme, Sot Corrompu, habillé en
marchand, Sot Ignorant, habillé en vilain, et Sotte Folle, en femme. Tout le comique
de la pièce est dans ces attributions de caractères. Le principe générateur de la
sottie pouvait être fécond : mais il eût fallu plus que le génie
dramatique, il eût fallu le génie de la poésie symbolique et lyrique pour en tirer
des chefs-d’œuvre. Il eût fallu la puissante fantaisie qui a créé les
Oiseaux d’Aristophane.
La moralité allégorique et la sottie sont des
efforts pour dégager les qualités générales, l’essence des caractères et des
conditions. La farce nous ramène au particulier, aux faits, aux individus, à
l’accident sans portée à qui l’on ne demande que de faire rire. Le domaine de la farce est immense et confus : elle n’a de limites que l’expérience
et la sensation du peuple à qui elle doit procurer, comme dit Sibilet, « un ris
dissolu ». Car il n’appartient qu’aux époques de réflexion raffinée de goûter
l’imitation des mœurs étrangères ou inconnues : l’instinct spontané de la foule
inculte ne réclame que l’imitation des mœurs connues et familières. Ainsi, selon les
milieux, la farce se diversifie : la farce judiciaire, parodie de la procédure et du
jargon de la chicane, amusera les basochiens ; les écoliers feront leurs délices du
jargon latin et des calembours ou drôleries pédantesques ; le paysan ne se lassera
pas de se voir en scène, lui, son ménage, femme, voisins, M. le curé, le frère
quêteur du couvent prochain, parfois le magister de son village,
ou le charlatan à qui il demande une drogue quand sa femme ou lui sont bien malades,
souvent le soldat, qui est son ennemi naturel. La forme pareillement sera variable,
d’autant que nulle idée d’art ne restreint la liberté de l’imitation. Telle farce
inclinera à la comédie ; telle autre se composera de deux ou trois scènes sans
action ; telle sera un monologue. Tout ce qui fait rire du « ris dissolu » est farce : ainsi le sermon joyeux. Ce peut être à
l’origine une farce de gens d’Église, comme un plaidoyer ridicule sera une farce de
gens de Palais. Mais comme le paysan assiste règlement au prône, il s’amusera
sûrement d’une harangue grossière, où il retrouvera les phrases, les citations, le
ton de son curé : et plus le sujet sera libre et ordurier, plus le contraste de la
forme dévote lui paraîtra piquant.
M. Petit de Julie ville enregistre dans son catalogue environ 120 farces et une
quarantaine de sermons joyeux et monologues, dont six ou sept n’ont sans doute pas
été faits pour la scène. Mais ces 150 pièces ne représentent qu’une partie
infiniment petite de la production comique des xve
et
xvie
siècles. Si l’on songe que de ces 150
pièces, 61 nous sont connues par le recueil imprimé du British Muséum, et 72 par le
manuscrit La Vallière, que les premières semblent s’être jouées dans la région
lyonnaise, et les autres en Normandie, qu’enfin la plupart de ces pièces ne sont
pas, dans leur forme conservée, antérieures au xvie
siècle, on concevra qu’il n’y a guère d’induction à tirer, de l’ensemble des œuvres
que nous avons, sur révolution du théâtre comique. Ou sait qu’on jouait des farces
dès le xiiie
siècle, nous l’avons dit : on en a joué
plus que jamais aux xve
et xvie
siècles. Il semble que la farce a hérité du public des fabliaux.
Quelques farces, une dizaine peut-être, proviennent directement de fabliaux : mais
trop de farces sont perdues, et trop de fabliaux, pour qu’on puisse conclure sur le
rapport qui unit les deux genres. La prudence ne permet de rien dire de plus sur le
développement de la farce.
Mais ce qui ne laisse aucun doute, c’est le caractère du genre. Toutes les œuvres
conservées, si diverses qu’elles soient d’origine et de date, forment un ensemble
homogène. La farce n’est pas « de la littérature » : c’est un genre entièrement
populaire, et que l’esprit du peuple a créé à son image. La plupart de ces farces
sont d’une insoutenable grossièreté, d’une épaisseur de gaieté dont on ne peut avoir
idée. Elles ont parfois sur les curés et les moines une violence âpre de
plaisanterie qui étonnerait, si l’on n’y sentait moins la haine intense que
l’incapacité de sensations fines : on a affaire à des gens pour qui les bourrades
sont des caresses. Évidemment cet auditoire-là — bourgeois aussi bien que vilains —
se délecte dans l’ordure : les servitudes physiques de la nature humaine ont le
privilège de l’égayer toujours sans jamais le lasser.
Avec cela, il a trois parties sensibles : la peau, la bourse et la femme : être
rossé, volé, trompé, voilà les trois mésaventures qui le font rire quand elles
arrivent aux autres, parce qu’elles le fâcheraient si elles lui arrivaient, il est
peu sensible, il a peu d’idées : les peines morales et le tourment d’esprit n’ont
guère de prise sur lui. Mais il a peur du qu’en-dira-t-on : comme il aime à se
gausser d’autrui, il craint plus que le feu de donner prise aux rieurs. On ne lui en
fait guère accroire : il se connaît, et tels que lui-même, il estime les autres : il
soupçonne le mal volontiers, et se défie de tout le monde. Il croit que le juge,
l’avocat en ont à sa bourse, que le curé, le moine en veulent à sa femme. Il ne
croit pas aux vertus qu’il n’a pas. Comme il est peu guerrier, il se plaît à
supposer la secrète poltronnerie du soldat : c’est un moyen de se venger des airs
fendants qui l’humilient et l’intimident. Mais la fondamentale préoccupation de son
esprit, c’est sa femme, parce qu’en elle sont ramassées toutes les possibilités
désagréables qu’il envisage. Donc il la craint, il la méprise, il s’en méfie : il la
sent plus fine, mais il se sent plus fort. Aussi, pour la mater, ne croit-il qu’à
« Martin bâton ». De là le thème éternel de la farce, et son éternel trio, le mari,
la femme, l’amoureux. La femme est une rusée coquine : le spectateur reconnaît sa
femme et toutes les femmes. Le mari, en général, est un nigaud : la farce représente
toujours le ménage du voisin. L’amoureux est plutôt un état qu’un caractère : sa
séduction est d’être autre, et surtout de meilleure condition, que le mari. Ce trio
devient un quatuor par le valet niais ou rusé, doublure du mari ou de la femme.
Parfois l’amant reste à la cantonade : le couple alors se présente dans un
tête-à-tête sans tendresse, ou bien s’annexe la belle-mère, ou un autre couple, pour
aboutir toujours à la même morale.
Voilà, en somme, l’esprit des farces : un bon sens tout terre à terre, un manque
essentiel de confiance, de charité, de tendresse, une moralité réduite à peu près à
la honte d’être dupe, avec une instinctive sympathie pour les dupeurs en tout genre.
C’est le type inférieur de l’esprit français dans sa pure vulgarité.
Les farces du xve
et du xvie
siècle sont, au point de vue de l’art, presque toutes médiocres ou
mauvaises. Il y a bien quelques exceptions : parmi les pièces assez nombreuses qui
font la satire des gens de guerre, tout le monde a lu ce délicieux Franc
Archer de Bagnolet, qui figure toujours dans les œuvres de Villon, et que
nul aujourd’hui ne lui attribue. Il y a de la gaieté aussi dans la farce des
Trois Galants et Phlipot
155 : Phlipot est ce brave qui à Qui vive ?
répond : Je me rends, et qui crie à tour de rôle : « Vive France !
vive Angleterre ! vive Bourgogne », jusqu’à ce que, menacé de toutes parts, et ne
sachant où se fourrer, il lâche ce mot grandiose : « Vivent les plus forts ! »
Mais, comme je l’ai dit, le thème fondamental de la farce, c’est l’antagonisme du
ménage : en ce genre, on a depuis longtemps cité, et on a eu raison de citer,
la Cornette
156 et le Cuvier
157. Là, en
effet, il y a comme un rudiment d’art, une manifestation au moins d’un certain sens
instinctif qui aurait pu transformer la farce en comédie. Car ces deux pièces nous
présentent chacune une idée comique, développée, retournée, prolongée, de façon à en
épuiser l’effet. Cette fois, les auteurs ne se sont pas contentés d’indiquer la
situation : ils ont pris la peine de la traiter. Dans la Cornette, un
vieux mari cajolé, berné, prévenu par sa femme, n’entend pas le mal que ses neveux
viennent lui en dire, et, grâce à un stratagème de la rusée coquine, prend pour
railleries sur sa cornette toutes les vérités qu’ils lui content de sa moitié ; dans
le Cuvier, un faible mari, opprimé par sa femme et sa belle-mère, a
accepté de faire le ménage, la lessive, balayer, cuire le pain, soigner le marmot,
etc. ; mais une bonne occasion s’offre de s’insurger sans péril, et de redevenir
maître chez lui du consentement de sa femme. Dans l’une et l’autre farce, la
fantaisie bouffonne de l’action et du dialogue enveloppe une certaine vérité
d’observation, qui n’est pas même dénuée de finesse.
Malgré ces deux farces auxquelles il faut faire une place à part, le théâtre
comique du xve
et du xvie
siècle ne pèserait pas lourd, si l’on n’avait
Patelin
158. Mais Patelin, malgré
son titre, est une comédie. Il y a là, dans des proportions que la farce ne connaît
pas, un développement des caractères et un maniement des situations qu’elle n’a pas
connus davantage. Dans ce sujet si simple — un marchand fripon, dupé par un avocat
fripon, que dupe à son tour un rustre fripon, auquel il avait donné secours pour
duper encore le marchand — dans ce sujet si mince, il y a un tel jaillissement de
gaieté, tant de finesse, tant d’exactitude dans l’expression des caractères, une si
délicate et puissante intuition de la convenance dramatique et psychologique des
sentiments, une vie si intense, et un style si dru, si vert, si mordant, ici une si
exubérante fantaisie et là une si saisissante vérité, souvent un si délicieux
mélange de la fantaisie au dehors et de la vérité au dedans, qu’en vérité la farce
de maître Pierre Patelin est le chef-d’œuvre de notre ancien théâtre,
et l’un des chefs-d’œuvre de l’ancienne littérature. Étant du xve
siècle, et profondément bourgeoise, l’œuvre manque manifestement
d’élévation morale : elle est plutôt prosaïquement insoucieuse de l’idéal moral,
qu’effectivement immorale. C’est moins parce qu’on rit des dupes que par la façon
dont on en rit, absolument de tout cœur et sans arrière-pensée, ni ombre de
restriction, que l’insuffisance morale de la pièce éclate. Pour celui qui l’a
écrite, pour ceux qui la voyaient, l’action de Patelin était une
folie, et l’esprit de Patelin était la vérité même, la raison et la
vie.
On ne sait par qui ni quand Patelin fut composé et joué : tous les
noms, toutes les dates qu’on a donnés ne s’appuient sur aucun fondement sérieux.
Voici le peu qu’on peut affirmer : la première édition imprimée est antérieure à
1490. Les allusions à la comédie et au caractère de Patelin se suivent jusqu’à
1470 : avant, il n’y a rien. L’auteur est inconnu : la nature du sujet fait
conjecturer qu’il était basochien et voulait amuser les gens du Palais. Agnelet
parle en paysan des environs de Paris, et la pièce est sans doute parisienne.
Il est visible que dans l’esprit de l’auteur anonyme, cette veine d’observation
exacte et d’expression des caractères que nous avons signalée dans la poésie
narrative ou didactique, s’est rencontrée pour la première fois avec la tradition
propre du théâtre comique. Du moins Patelin me paraît-il plus proche
de certains fabliaux, de certaines nouvelles, et du Roman de la Rose,
que de la farce, à la prendre même dans ses meilleurs échantillons.
Mais, et précisément pour cette raison, il ne faut pas juger du genre de la farce
par Patelin qui est resté unique, qui n’a rien continué, rien
commencé, que nous sachions, dans l’histoire de notre théâtre, qui par conséquent
est en dehors du cours normal de son développement. Patelin écarté,
il apparaît que la farce est restée stationnaire, sans faire de progrès, sans
s’étoffer, ni se remplir, ni se polir. Accidentellement elle a touché à la
littérature, à l’art ; elle n’y est jamais entrée tout à fait. Plus heureuse
pourtant que la sottie, tuée par la royauté absolue et policière, que la moralité,
absorbée ou étouffée par la tragédie, que les mystères, chassés au nom de la Réforme
et au nom de la Renaissance, la farce, indestructible comme le peuple, a subsisté.
Les provinces l’ont conservée ; à l’Hôtel de Bourgogne, les comédiens l’ont reçue
des Confrères, et Molière la trouvera pour fonder une comédie nationale.
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