Chapitre III
Littérature didactique et morale
Comme on ne sait trop où arrêter la poésie lyrique du moyen âge, les frontières de
la poésie narrative sont, de même assez indécises. Sont-ce des fabliaux, sont-ce des
morceaux didactiques que ces dits où l’on énumère toutes les
diverses sortes de marchandises que vendent les diverses catégories de marchands, ou
bien toutes les choses que l’on peut acheter pour une maille ? Le dit de l’outillement au vilain
86 nous fait défiler
sous les yeux tout ce qui compose un ménage rustique, jusqu’à la vache dont le lait
empêchera le marmot de crier la nuit. Le fondement du plaisir ; que procurent ces
pièces, c’est qu’elles évoquent pour l’auditeur l’image des choses familières :
elles utilisent la vie réelle en jouissances d’art, et portent vilains ou bourgeois
à la contemplation désintéressée du monde vulgaire où leur existence de désirs et de
peines est enclose.
Au même principe se ramènent bien des pièces qu’on serait d’abord tenté de ranger
parmi les poèmes moraux ou satiriques des dits, des débats des États du siècle ou du monde.
Mais, en effet, la satire ou la moralité ne sont qu’un assaisonnement, et l’auteur
ne prêche ou ne raille que pour introduire la mention des objets familiers ou des
actions quotidiennes de la vie populaire. Ne prenons pas le change sur le cadre ou
sur le ton : tant d’énumérations moralisées ou satiriques que nous rencontrons, ne
sont qu’une forme originale de littérature réaliste, dont le caractère essentiel est
de réveiller chez l’auditeur la sensation des réalités qui lui sont prochaines : et
comme cette littérature s’adresse à des imaginations vierges, non blasées encore, ni
réfractaires par un trop long usage à l’action suggestive des mots, les noms soûls
des choses, sans descriptions, sans épithètes, sans tout le mécanisme compliqué du
style intense, les noms tout secs sont puissants : le poète se contente d’appeler, pour ainsi dire, chaque objet, aussi le voilà présent, en
sa concrète et naturelle image, aux esprits de ceux qui l’entendent. Si bien que
toutes ces énumérations chères aux écrivains du xiiie
siècle, où défilent sur le même plan, en monotone et interminable procession, toutes
sortes d’objets, nous représentent comme un effort pour évoquer une partie de la vie
réelle sans le mélange d’une fiction romanesque, sans le lien d’une action
inventée.
Cependant d’autres dits, d’autres débats,
d’autres États du siècle ou du monde, ont un
caractère vraiment moral, et forment entre la poésie lyrique et la poésie narrative
un corps considérable de poésie didactique. Il était impossible qu’à la longue il
n’en fût pas ainsi. La littérature de langue française ne pouvait rester
indéfiniment sevrée de réflexion sérieuse et de pensée philosophique, indéfiniment
livrée aux hasards de la sensation et aux caprices de la fantaisie. L’esprit des
laïcs ne pouvait rester indéfiniment fermé à la science des clercs.
Les laïcs étaient demeurés d’abord étrangers à ce puissant mouvement d’idées, qui
du xie
au xive
siècle
se produit dans les écoles et les couvents, et dont les résultats principaux
s’enregistrent dans les grandes œuvres latines et scolastiques du xiiie
siècle, le Spéculum majus de Vincent de
Beauvais, la Summa theologica de saint Thomas d’Aquin, l’Opus
majus de Roger Bacon. Les auditeurs de Roland et des
Lorrains, ceux du Jugement de Renart ou de
Richeult ne s’inquiétaient guère du problème des universaux ni de savoir quel est le principe
d’individuation. Leur religion les faisait jeûner et ouvrir leur bourse à
l’Église ou aux pauvres, elle ne leur inspirait pas de réfléchir sur la Trinité ou
sur le mode d’union de l’âme au corps. C’étaient des enfants, et qui n’aimaient qu’à
entendre des histoires.
Cependant peu à peu la curiosité de ces enfants s’éveilla : des rois, des
princesses, des seigneurs, ayant reçu une instruction supérieure pour le temps,
aperçurent l’intérêt de ces études cléricales : des clercs ne désespérèrent pas
d’être utiles à leur prochain, ou à eux-mêmes, en communiquant quelque chose de la
science que jusque-là la langue latine avait dérobée à la connaissance du vulgaire.
Des infiltrations, en quelque sorte, se produisirent de la littérature savante dans
la littérature populaire, et l’on commença de mettre en français dès le xiie
siècle toute sorte d’ouvrages didactiques, ouvrages
d’histoire naturelle, de physique, de médecine, de philosophie, de morale, livres de
cuisine ou de simple civilité.
Parmi les plus anciens écrits scientifiques en langue vulgaire se rencontrent un
lapidaire, un bestiaire, compilations de
récits merveilleux et puérils sur les pierres précieuses et sur les animaux :
science plus fantastique, plus stupéfiante que toutes les aventures des chevaliers
de la Table ronde. D’autres lapidaires, d’autres bestiaires suivront, attestant et le succès du genre et l’ineptie
scientifique des lecteurs, d’autant plus que la description des choses
naturelles s’y mêlera davantage de moralisations allégoriques.
Dès le xiie
siècle aussi, le laïc ignorant pourra
lire en anglo-normand la Consolation de Boèce, un des ouvrages
fondamentaux, comme on sait, de la science scolastique, un de ces classiques que l’on expliquera, dans les écoles jusqu’à la
Renaissance87. On traduira plus tard l’Éthique d’Aristote.
Dès le xiie
siècle encore, et même avant (car le
Poème de la Passion est du xe
), on
fit passer en langue vulgaire tantôt par des traductions, tantôt par des imitations,
tantôt, et d’abord, en vers, tantôt, et de bonne heure, en prose, les principaux
récits de la Bible et de l’Évangile : au point que l’Église s’inquiéta parfois de
voir les sources du dogme trop libéralement ouvertes à l’ignorance téméraire des
laïcs. Elle condamnera aussi les ouvrages de théologie que David de Dinant, disciple
d’Amaury de Rêne, écrivit en langue vulgaire.
Il faudrait signaler encore comme une émanation de l’esprit clérical, et comme un
des moyens d’action par où les clercs modifièrent l’esprit de la société laïque, les
sermons prononcés dès le ixe
et le xe
siècle en langue vulgaire, et dont nous aurons occasion
de parler ailleurs. En dehors de ces sermons qui sont des actes du sacerdoce, nombre
de clercs avec ou sans mission, de laïcs même frottés de science et chauds de zèle,
prêchèrent, endoctrinèrent, exhortèrent, gourmandèrent le peuple en langue vulgaire,
par des écrits de toute dimension et de toute forme. Un des lieux communs de cette
morale chrétienne, c’est le Débat du corps et de l’âme, qu’on trouve
en latin et en français dès le premier tiers du xiie
siècle : on peut y rattacher une belle Apostrophe au Corps
88, qui est comme un réquisitoire
vigoureux et souvent éloquent contre le corps, instrument de l’avilissement et de la
damnation de l’âme ; cette pièce peut donner une idée du genre. La morale souvent,
comme on peut aisément le comprendre, tournera en satire, et la description parfois
fort vive du monde réel, des occupations et inclinations ordinaires des hommes,
viendra donner une saveur toute particulière aux enseignements moraux.
D’autres fois les préceptes de courtoisie et de belle morale se grefferont sur les
commandements de la morale chrétienne, comme dans ce curieux Châtiement des
dames de Robert de Blois, que je ne nommerais pas, si l’on n’y voyait
comment peu à peu, dans la comparaison inévitable du fait et de la règle, le moyen
âge a fait à la longue son éducation psychologique, comment aussi, dans ce temps
d’abstractions et de formules, l’observation précise de la vie s’inscrit en
préceptes généraux.
Dans la langue vulgaire, comme dans la langue latine, le xiiie
siècle est le siècle des Sommes et des
Encyclopédies : les unes plus scientifiques
(entendez le mot des sujets, non de la méthode), comme l’Image du
monde de Gautier de Metz, ou le fameux Trésor de Brunetto
Latino (1205), d’autres purement morales et religieuses, connue la Somme des
vertus et des vices, dédiée à Philippe le Hardi en 1279 par le frère
Lorens, d’autres où la description satirique de la vie se mêle à la morale, et prend
même le dessus sur elle, comme la Bible, peu religieuse, et parfois
impudente, de Guyot de Provins. Le xiiie
siècle aussi
est le siècle îles allégories : en ce genre se distingua Raoul de
Houdan, avec sa Voie de Paradis et son étrange Songe
d’Enfer, où, à la table de Lucifer, il mange de bel appétit les gras
usuriers et les vieilles pécheresses à toute sorte de sauces symboliques89. C’est le tour d’esprit, ce
sont les procédés intellectuels et les habitudes de raisonnement qui produisent
aussi la Divine Comédie : il n’y manque que l’âme et l’art de Dante.
Il n’y a chez notre Français, comme chez tous ses émules, que bizarrerie travaillée
et ineffaçable platitude.
C’étaient les clercs qui avaient introduit l’allégorie dans les écrits en langue
française. Elle avait eu de tout temps leur faveur, comme un procédé éminemment
propre à la fois à éluder les plus insolubles difficultés et à faire saillir la
subtilité de l’esprit individuel. Appliquée dans les écoles de philosophie ancienne
à sauver les chefs-d’œuvre de la poésie et les mythes de la vieille religion de la
condamnation inévitable que la conscience morale de l’humanité, chaque jour plus
éclairée, eût portée contre leur primitive grossièreté, l’allégorie fut reprise par
les chrétiens, d’abord pour autoriser l’étude de la littérature païenne, puis pour
justifier aux yeux des fidèles maints passages des saintes Ecritures, dont leur
simple honnêteté se fût scandalisée, enfin pour exposer sous une forme plus
attrayante et plus vive les vérités dogmatiques de la religion et de la morale. De
saint Basile, à qui Ulysse abordant à l’île des Phéariens représentait la vertu
toute nue, auguste et vénérable dans cette nudité même, de Fulgentius Planciades, à
qui l’Enéide racontait les voyages de l’âme chrétienne, de Prudence,
qui faisait battre les vertus et les vices dans sa Psychomachie de
Martianus Capella, qui mariait en justes noces Mercure et la philologie, l’allégorie
passa aux clercs scolastiques qui en firent leur instrument favori d’interprétation
et de recherche, l’explication allégorique d’un texte fut légitime et nécessaire
ainsi que l’explication littérale, et même au-dessus d’elle. Ainsi, dès que les
clercs écrivent en langue vulgaire, dès le Poème de la Passion, ils y
transportent l’allégorie : de leurs physiologues, où l’histoire
naturelle est tournée en allégories, sortent les bestiaires. Ce
sont eux qui inondent la littérature de songes, de voyages, de batailles où éclate
un symbolisme laborieux et parfois puéril : c’est leur esprit qui inocule la fureur
allégorique aux romans bretons d’intention mystique, comme au lyrisme savant et
galant.
La part des clercs et de l’esprit clérical dans la littérature française devient de
plus en plus grande, à mesure que la bourgeoisie prend de l’importance, réfléchit,
s’éclaire, à mesure aussi que les écoles, et l’Université de Paris surtout,
définitivement organisée au commencement du xiiie
siècle, jettent dans le monde et comme sur le pavé une foule de clercs
qui ne sont plus ou sont à peine d’Église : ces clercs sans mission ni fonction
répandront hors des écoles et des couvents, hors de la langue latine aussi, les
idées, les connaissances, les habitudes intellectuelles, les procédés logiques du
monde qui les a formés.
Tout ce travail aboutit au Roman de la Rose et s’y résume.
Malgré la continuité de la fiction, le Roman de la Ros
e
90 forme, à vrai
dire, deux ouvrages distincts, qui ne sont ni du même temps, ni du même auteur, ni
du même esprit. Des 22 817 vers qui le composent dans l’édition de Fr. Michel, les 4
669 premiers ont été composés dans le premier tiers du xiie
siècle par Guillaume de Lorris ; le reste a été écrit environ
quarante ans plus tard par Jean de Meung (vers 1277). Il faut traiter chacune de ces
parties comme une œuvre indépendante.
Quel qu’ait pu être Guillaume de Lorris, noble, bourgeois ou vilain, il avait
étudié, et il adressait son poème à la société aristocratique, à celle qu’avait
ravie Chrétien de Troyes et pour qui chantait précisément en ce temps-là le comte
Thibaut de Champagne. Le Roman de la Rose, dans l’intention de son
premier auteur, devait être un art d’aimer, et le code de l’amour
courtois. Mais ce sujet fait pour plaire aux fins seigneurs et aux dames délicates,
Guillaume de Lorris le traita avec la méthode et l’esprit des clercs.
Les exemples à suivre ne lui manquaient pas. Les clercs, en effet, aussitôt que la
conception de l’amour courtois avait été apportés dans la France du Nord, s’étaient
piqués de s’y connaître, et bien mieux que les barons et les poètes : c’est ce
qu’attestent une foule de pièces latines et françaises, véritables débats où la préférence est donnée à l’amour des clercs sur l’amour des
chevaliers. Et comment les clercs ne se fussent-ils pas regard’s comme supérieurs ?
Ils avaient l’esprit et la faconde, une mémoire bien garnie qui les faisait disposer
de l’esprit et de la faconde des autres : et ils lisaient le livre, qui donne la
science, ils lisaient l’Art d’aimer. Par une de ces méprises dont le
moyen âge est coutumier, le libertin Ovide devint le maître de l’amour courtois.
Les clercs portèrent naturellement dans la matière de l’amour toutes leurs
habitudes d’esprit. Ce furent eux surtout qui contribuèrent à constituer en face de
la théologie chrétienne une véritable théologie galante, assignant au Dieu d’amour
la place de Jésus-Christ, formant son séjour délicieux à l’image de l’Éden, édictant
en son nom un Décalogue, organisant enfin tout un dogme et tout un culte, et comme
une Église des amants, qui avait ses fidèles et ses hérétiques, ses saints et ses
pécheurs. Ils appliquèrent aussi à l’amour courtois, que son caractère idéal et
factice y prédisposait d’avance, leur manie d’abstraction et leur tendance
didactique, et sous leur influence les arts prirent la place des
chansons et des romans : au commencement du xiiie
siècle parut le sec et pédantesque traité d’André le Chapelain,
De arte honeste amandi véritable encyclopédie systématique de
l’amour. Ce précieux manuel fut traduit en français par un clerc libéral. On ne
refusa point non plus aux dames et aux barons la connaissance du livre précieux
d’Ovide. Pour la direction des consciences du monde poli, l’Art
d’aimer fut mis souvent en français : Chrétien de Troyes même s’y était
essayé91.
Le goût des abstractions et des formules didactiques ne laissait d’issue à
l’imagination que du côté de l’allégorie : et ce fut là en effet qu’aboutirent tous
les clercs qui, en latin ou en français, cherchèrent dans l’amour une matière de
poésie. Ce procédé seul permit d’éluder la sécheresse de la codification et de
colorer la maigreur des abstractions.
Guillaume de Lorris ne se fit pas scrupule de mettre à profit l’œuvre de ses
devanciers. Voulant traduire en faits les préceptes de l’Art d’aimer,
et faire un roman didactique, il se souvint d’un poème latin du siècle précédent, le
Pamphilus, où le poème d’Ovide est mis en action par quatre
personnages, Vénus, le jeune homme, la jeune fille et la vieille : il prit à un
Fabliau du dieu d’Amours le cadre du songe qui transporte l’amant
dans le jardin du Dieu ; et, forcé par la tradition de donner un nom de convention à
sa belle, il trouva, dans l’usage de donner poétiquement des noms de fleurs aux
dames, plus précisément encore dans un Carmen de Roua et dans un
Dit de la Rose, l’idée de représenter l’amante sous la figure de la
Rose, c’est-à-dire l’allégorie fondamentale de l’œuvre, qui entraînait
nécessairement toutes les autres allégories et personnifications. Il avait ainsi la
forme générale de son poème : Macrobe, Ovide, Chrétien de Troyes l’aidèrent à en
développer toute la matière.
Et voici l’histoire qu’il avait entrepris de conter, tournée en langage moderne :
l’amant, en son jeune âge, suivant la pente de sa vie oisive et libre, rencontre la
dame jeune et belle, dont il s’éprend. Elle l’accueille courtoisement d’un visage
gracieux : encouragé, il se hasarde à dire son désir. Mais cette hardiesse
prématurée éveille chez la belle l’orgueil, le souci de sa réputation, la honte, la
peur : son visage ne rit plus, et elle bannit l’amant de sa présence. Bientôt
cependant elle s’adoucit, ayant le cœur généreux et pitoyable ; de nouveau elle fait
bonne mine au jeune homme, et, par une compensation logique, efface d’un baiser
qu’elle se laisse prendre le souvenir de sa dureté. Mais tout se sait : on médit de
leur accord ; les parents ou un mari gourmandent la trop facile dame, excitent son
orgueil, lui font honte ou peur ; pour plus de sûreté, on la flanque d’une duègne ;
plus de gracieux abord : l’amant est banni plus sévèrement et plus loin que jamais.
Il se désole et… Et maître Guillaume de Lorris n’eut pas le temps d’en écrire
davantage.
On voit d’abord le caractère de cette fiction : c’est en quelque sorte la figure
schématique des formes, phases, accidents et progrès île l’amour. Tout élément
individuel est soigneusement éliminé : il ne reste que l’amant et
l’amante, types irréels : mais, la dame étant identifiée à la
rose, il faut projeter hors d’elle tous les sentiments qui appartiennent à son
personnage. Ainsi se dressent entre l’amant et l’amante deux groupes contraires, les
alliés, Courtoisie, Bel Accueil, les ennemis, Danger (l’orgueil de la pureté
féminine), Honte, Peur. Hors de l’amant, pareillement, se réalise dame Oiseuse,
conseillère d’amour. Et tout le monde extérieur, ennemi naturel de la joie des
amants, se ramasse en deux groupes symboliques, la curiosité maligne et bavarde des
indifférents, Malebouche, et l’hostilité soupçonneuse de ceux qui ont puissance sur
la femme, Jalousie. Au-dessus de ces simulacres d’humanité planent les dieux, Amour,
Vénus, qui semble émanée de l’âme de la daine comme Amour de l’âme du galant, enfin
Raison, autre dédoublement de la personne morale du héros, qui lui déconseille la
douloureuse carrière de l’amour.
Au fil de cette action ainsi distribuée par personnages se rattachent aisément tous
les préceptes de l’amour courtois, tantôt traduits en faits, tantôt promulgués
dogmatiquement par un des acteurs, surtout par Amour qui, comme suzerain, dicte ses
lois à l’amant. On méconnaîtrait le caractère de la courtoisie du xiiie
siècle, si l’on ne se rappelait que les commandements
d’amour comprennent même la civilité. « Lave tes mains et tes
dents cure », dit Amour à son vassal ; point de parfait amant avec des ongles en
deuil. De beaux habits, des manières libérales, des talents d’agrément sont choses
également requises ; l’amour est un sentiment aristocratique. Il n’est pas à la
portée des vilains. Aussi faut-il voir avec quelle méprisante dureté le dieu parle
du vilain :
On a peut-être exagéré la valeur psychologique de l’œuvre de Guillaume de Lorris.
Il a en somme peu d’originalité : tous les sentiments qu’il décrit avaient été avant
lui étudiés dans leur nature et leurs progrès, définis, étiquetés, classés,
décrits : il nous fait plutôt l’effet d’un vulgarisateur que d’un inventeur.
Cependant ses abstractions, personnifications, commandements et définitions ne
semblent être réellement pour lui qu’un procédé d’exposition. Je crois que derrière
les allégories scolastiques qu’il fait mouvoir, il aperçoit et s’efforce d’atteindre
la réalité concrète de la vie. Parfois cette vérité éprouvée et sentie éclate dans
son œuvre d’une façon charmante ; et tant pis, ou plutôt tant mieux, si elle
bouscule et dérange les symboles laborieusement combinés. Comme lorsque Amour expose
le devoir d’un amant, qui est de ne pas dormir en son lit la nuit, et d’aller rêver
à la porte de sa belle,
maître Guillaume, emporté par la situation, met une parenthèse humoristique et
réaliste, qui tranche avec le caractère abstrait et idéal du morceau. A la place de
la dame irréelle, il voit une vraie femme, qui remplira sa nuit bourgeoisement,
prosaïquement, qui, dit-il,
Il n’y a pas grande merveille non plus dans les descriptions des dix images peintes
en dehors sur les murs du verger d’Amour ; mais une chose frappe dans ces
portraits : c’est la simplification hardie et juste des éléments moraux, et la
précision minutieuse, nette, pittoresque des apparences physiques qui les revêtent
et les expriment. Ce talent éclate dans les peintures de la frileuse Vieillesse et
de la Pauvreté honteuse, mieux encore dans celle de la doucereuse Papelardie. Il y a
là un art d’individualiser par l’extérieur les caractères généraux, qui est au fond
identique à l’art de La Bruyère. Il faut ajouter, à l’honneur du poète, que sa
continuelle allégorie n’est jamais tout à fait sèche, languissante, ennuyeuse, que
dans les endroits où nulle réalité ne peut le soutenir et le guider, comme lorsqu’il
décrit les souffrances conventionnelles de l’amour courtois.
Guillaume de Lorris est un lettré, et à certains traits de son œuvre on reconnaît
comme une première impression de l’éloquence latine sur la façon encore informe de
notre langue. L’auteur s’essaye parfois à conduire une période, à étendre un lieu
commun : on en trouvera un exemple dans le portrait de la vieillesse, cette longue
tirade sur le temps, avec ses six reprises du sujet de la phrase, à intervalles de
plus en plus rapprochés.
Malgré tout, Guillaume de Lorris est plus poète qu’orateur, et plus peintre que
moraliste. Deux hommes ont certainement eu grande influence sur lui, Ovide et
Chrétien de Troyes : de cette double influence s’est dégagée son originalité. Il y
a, dans ses descriptions du jardin d’Amour, dans ce mélange d’abstractions morales,
de mythologie païenne, et de mièvres paysages, il y a je ne sais quelle sincérité de
joie physique, une allègre et fine volupté. A travers beaucoup de prolixité et de
fadeurs, à travers ses interminables énumérations d’arbres et de plantes, et le
monotone défilé de ses dames toutes si parfaitement belles et blondes et généreuses
qu’on ne saurait les distinguer, il y a dans Guillaume de Lorris quelque chose de
plus que dans Chrétien de Troyes. Celui-là a aimé la lumière, les eaux, les fleurs,
les ombrages ; il a noté quelque part, sans ombre de libertinage, les blancheurs de
« la chair lisse ». Quelque chose de païen s’éveille en lui. L’œuvre est d’un art
bien insuffisant : mais dans l’âme de l’homme point comme une obscure lueur, aube de
la Renaissance encore lointaine.
À certaines comparaisons, du reste, toutes fraîches et prises en pleine nature, on
devine que les sens de ce maître ès arts de l’amour conventionnel se sont ouverts
aux impressions du inonde extérieur. Aussi renouvelle-t-il par sa sensation directe
certaines des plus banales et traditionnelles métaphores. Ainsi, quand il peint dame
Oiseuse, dont la gorge est blanche,
n’est-ce pas une sensation personnelle et toute frissonnante encore qu’il fixe dans
cette jolie image ? Et c’est pareillement un coin d’idylle qui fleurit en pleine
aridité de la métaphysique amoureuse, quand le poète fait dire à son amant :
Jean Clopinel, de Meung-sur-Loire, était aux enviions de l’an 1300 un grave et sage
homme, des plus considérés, riche, possédant une maison dans la rue Saint-Jacques et
le jardin de la Tournelle, estimé des plus nobles et meilleurs seigneurs ; il avait
traduit de savants ouvrages, la Chevalerie (De re militari) de
Végèce, la Consolation de Boèce ; il avait fait un
Testament en vers français, très pieux, où le prud’homme
réprimandait fortement les femmes elles moines. Il était mort, semble-t-il, avant la
fin de l’an 1305. Il serait tout à fait oublié aujourd’hui, lui et son œuvre, si,
vers 1277, âgé de vingt-cinq ans ou environ, au sortir des écoles, il n’avait donné
une fin au poème de Guillaume de Lorris, qui depuis tantôt un demi-siècle restait
inachevé.
Il ajouta un peu plus de 18000 vers aux 1669 de son devancier. Je n’exposerai point
par quels enchaînements d’incidents, par quelle suite de péripéties l’amant arrive à
cueillir le tant aimé, tant désiré bouton de rose dans le verger d’Amour. Aussi bien
n’importe-t-il guère, et l’auteur à chaque moment oublie, suspend et nous fait
perdre de vue sa fiction. L’action allégorique que Guillaume de Lorris avait
entrepris de déduire, devient, entre les mains de Jean de Meung, une sorte de roman
à tiroirs, roman philosophique, mythologique, scientifique, universitaire, ou, pour
parler plus justement, roman encyclopédique : car cette seconde partie du
Roman de la Rose est en effet une encyclopédie,
une somme, comme on disait alors, des connaissances et des idées
de l’auteur sur l’univers, la vie, la religion et la morale.
C’est une compilation, tout d’abord. Notre écolier dégorge sa science avec
complaisance et même avec coquetterie. Il cite, traduit ou imite Platon92, Aristote, Ptolémée93, Cicéron, Salluste, Virgile, Horace, Tite-Live, Lucain,
Juvénal, Solin, saint Augustin, Claudien, Macrobe, Geber, Roger Bacon. Abailart,
Jean de Salisbury, André le Chapelain, Guillaume de Saint-Amour : ses livres de
chevet, où il puise sans cesse des idées, des sujets et des cadres de développement,
sont la Consolation de Boèce, le De planctu naluræ du
scolastique Alain de Lille, l’Art d’aimer et les
Métamorphoses d’Ovide. Sur 18 000 vers qu’il a écrits, on en a pu
rendre 12 000 à ses auteurs, dont 2 000 au seul Ovide. Il est pédant avec délices,
et tous les artifices de la pédanterie lui sontfamiliers : ici il traduit sans
citer, dérobant sans scrupule l’honneur de quelque doctorale argumentation ;
ailleurs il cite avec une minutieuse gravité, en vantant pesamment son auteur ;
ailleurs il cite Homère, ou quelque autre, pour faire croire qu’il l’a lu, quand il
a trouvé simplement sa citation dans un auteur du moyen âge.
Ce pédant est d’ailleurs un savant, d’une science étendue et solide : il n’est pas
nourri de fariboles, de romans et chansons. Sa science, c’est toute la science
cléricale du xiiie
siècle, l’antiquité latine, à peu
près telle94 (sauf quelques auteurs et surtout Tacite) que nous
la connaissons aujourd’hui, et puis tous les travaux de la pensée moderne, en
physique, en philosophie, en théologie. Rien ne lui a échappé : et il a jeté tout
cela, abondamment, confusément dans son poème, laïcisant, c’est-à-dire vulgarisant
la science des écoles, initiant les seigneurs et les bourgeois aux plus graves
problèmes, aux plus hardies solutions, aux plus téméraires inquiétudes, sollicitant
le vulgaire à savoir, à penser, par conséquent à s’affranchir, et faisant ainsi une
œuvre qu’on a pu comparer à celle de Voltaire. On ne saurait imaginer en effet de
combien de choses Jean de Meung trouve moyen de parler, tandis que son Amant
poursuit la conquête de la Rose. Le paupérisme, et l’inégalité des biens, la nature
du pouvoir royal, l’origine de l’État et des pouvoirs publics, la justice,
l’instinct, la nature du mal, l’origine de la société, de la propriété, du mariage,
le conflit du clergé séculier et du clergé régulier, des mendiants et de
l’Université, l’œuvre de création et de destruction incessantes de la nature, les
rapports de la nature et de l’art, la notion de la liberté et son conflit avec le
dogme et la prescience divine, l’origine du mal et du péché, l’homme dans la nature,
et son désordre dans l’ordre universel, toutes sortes d’observations, de
discussions, de démonstrations sur l’arc-en-ciel, les miroirs, les erreurs des sens,
les visions, les hallucinations, la sorcellerie et jusque sur certain phénomène de
dédoublement de la personnalité, voilà un sommaire aperçu des questions que traite
Jean de Meung, outre tous les développements de morale et de satire qui tiennent
plus directement à l’action du roman, etje ne sais combien de contes mythologiques
d’Ovide ou de Virgile, tels que les amours de Didon et l’histoire de
Pygmalion. Toutes ces choses s’amalgament, s’enchevêtrent, se lient comme elles
peuvent : c’est un incroyable fouillis, et l’on serait tenté de prime abord de dire
un épouvantable fatras.
De ce fatras se dégage immédiatement avec évidence un esprit général qui est tout
contraire à l’aristocratique délicatesse de Guillaumede Lorris : et ce n’est pas la
moindre singularité de l’ouvrage que cette absolue incompatibilité des deux
intelligences qui l’ont faite.
Jean Clopinel est un vrai bourgeois, qui n’entend rien aux raffinements de l’amour
courtois, ou qui n’y voit que ridicule fadaise : aussi, dès les premiers vers qu’il
écrit, imprime-t-il à sa matière un tout autre caractère, un caractère tout pratique
et positif. Et même lorsqu’il traduit les courtoises leçons d’André le Chapelain,
notre bourgeois, qui n’a pas un grain de chimère dans l’esprit, les interprète dans
le sens des plus matérialistes Fabliaux.
En bon bourgeois aussi, le collaborateur indigne de Guillaume de Lorris méprise les
femmes : et de ce mépris brutal et profond naît pour lui l’impossibilité de
comprendre l’amour courtois : comment peut-on perdre temps en propos ingénieux, en
grimaces dévotes, avec cet être fragile, vicieux, bavard, menteur, et qui ne sert
pour un prud’homme qu’à tenir le ménage et donner des enfants ? Une des plus
authentiques marques de bourgeoisie dans une œuvre littéraire, c’est l’effacement ou
l’abaissement de la femme : Jean de Meung donne à la règle une éclatante
confirmation. Jamais verve plus robuste n’a diffamé et dégradé la femme : Arnolphe
n’est que son descendant dégénéré et poli.
Un manque essentiel de respect, l’instinct de défiance et de médisance contre les
puissants, contre les gens en place, contre ceux surtout qui détiennent une part de
la richesse publique ou qui ont mission d’administrer la justice, contre ceux aussi,
baillis ou prévôts, dont le peuple souffre plus parce qu’ils sont plus près de
lui, voilà un autre trait de l’humeur bourgeoise ; et par là encore la seconde
partie du Roman de la Rose est d’inspiration bourgeoise.
Enfin, de tout temps, le bourgeois a détesté l’hypocrisie et médit des « capots » :
et il définit hypocrisie ou cagotisme tout ce qui n’est pas la religion telle qu’il
l’entend et la pratique, accommodée à son usage, intérêts et préjugés. Hier c’était
au jésuite qu’il en avait : au xiiie
siècle, c’était
aux jacobins, aux cordeliers, en un mot aux ordres mendiants. Jean de Meung qui
admet le Temple et l’Hôpital, les chanoines de Saint-Augustin et l’ordre de
Saint-Benoît, est un des plus terribles ennemis que les moines mendiants aient
rencontrés. Guillaume de Lorris avait esquissé la figure hypocrite de
Papelardie, sans désigner personne : Jean de Meung, avec
emportement, brosse l’image horrifique de Faux-Semblant, richement enluminée de tons
crus et violents ; et de peur qu’on ne s’y trompe, il ajoute à l’image une légende
qui nomme les originaux. Ce bourgeois rangé, prudent, pieux, en veut aux mendiants
de leur vie quémandeuse et fainéante, de leurs richesses acquises sans travail ; il
leur eu veut de se substituer aux séculiers, de prêcher, de confesser et d’absoudre
dans les paroisses, au nez des curés désertés et affamés ; et ses rancunes d’écolier
irritant ses haines de bourgeois, il leur en veut de leur intrusion dans les chaires
de l’Université, de la défaite et de l’exil de Guillaume de Saint-Amour ; il prend à
celui-ci, qui peut-être avait été son maître, des chapitres entiers, notamment du
livre des Périls des derniers temps, et les tourne en vers français à
la confusion de l’ordre de Saint-Dominique et de tous ces nouveaux frères dont
l’oisiveté et l’hypocrisie menacent de perdre la Sainte Église. Il ne faut pas se
faire illusion sur la valeur de ces attaques : elles n’étaient pas nouvelles, ni en
France ni dans la chrétienté ; et il n’y avait pas longtemps que Rutebeuf,
précisément pour les mêmes motifs, avait dit les mêmes choses. Jean de Meung ne fait
pas plus que ses devanciers la psychologie de l’hypocrisie : il n’ajoute à leurs
satires que quelques degrés de virulence et de passion, et ses rares et fortes
qualités d’écrivain.
Mais Jean de Meung est autre chose qu’un bourgeois et qu’un écolier : il y a autre
chose dans son œuvre que des vivacités gauloises et des rancunes universitaires. Ce
serait le rapetisser infiniment, de n’y voir qu’un continuateur plus pédant de
Renart ou des Fabliaux, et même de Rutebeuf. Jean de
Meung est un original et hardi penseur, qui s’est servi de la science de l’école
avec indépendance : son Roman de la Rose enferme un système complet
de philosophie, et cette philosophie est tout émancipée déjà de la théologie ; ce
n’est pas la langue seulement, c’est la pensée qui est laïque dans ce poème.
Il est aisé de suivre l’enchaînement des idées de Jean de Meung et de voir comment
tout son système a pu s’attacher à la fiction du Jeune Homme amoureux de la Rose.
Renversant la doctrine de son prédécesseur, il se moque de l’amour courtois. Mais il
n’est pas de ces épicuriens qui poursuivent le plaisir, et bénissent toutes les
sources dont il sort. Notre philosophe méprise la volupté, il en connaît l’illusion,
et sait qu’elle n’est qu’un voile sous lequel la nature déguise ses fins, une amorce
par où elle nous y attire. Avec une netteté et une puissance d’expression
singulières, il voit la fuite incessante des phénomènes, l’écoulement universel de
tout ce qui a reçu être et vie. La mort chasse tous les individus, et finit par les
prendre. Rien ne reste, et l’humanité, le monde disparaîtraient bientôt, si les
espèces ne demeuraient : dans cette grande querelle des universaux qui a si
longtemps partagé les scolastiques, Jean de Meung, avec Alain de Lille, est
réaliste, mais d’un réalisme à la fois très élevé et très sensé. Les phénomènes
passent, les individus meurent : l’espèce seule a de la réalité, seule elle est, parce que seule elle reste. A la mort qui
tend sans cesse à l’éteindre, elle oppose la génération qui tend sans cesse à
l’accroître, et sa perpétuité se fonde sur l’équilibre des deux forces en conflit.
Ainsi l’amour est, selon l’intention de la nature, le vainqueur de la mort, c’est la
source, le fondement, le pivot de la vie universelle. Honni soit qui s’y dérobe ! il
est en révolte contre la nature, ennemi de Dieu, dont il aspire à détruire pour sa
part la création.
Que plus sage et plus vertueux est celui qui, en simplicité de cœur, suit
l’instinct de la nature ! Toutes les institutions, tous les usages qui, réglant les
rapports sociaux de l’homme et de la femme vont contre la nature, sont condamnés par
la raison. Au reste quiconque, en toute chose, ramènerait sa pensée et conformerait
ses actes aux commandements de cette toute bonne et puissante nature, celui-là
serait assuré de tenir et le vrai et le bien. Le critérium
universel et infaillible, c’est la nature : la raison n’en connaît pas d’autre.
La Nature n’a pas fait les rois : le roi est un homme comme les autres, ni plus
grand ni plus fort ; bien au cou traire,
Selon la nature, il n’a pas de droit sur ses semblables. Quel est donc le fondement
du pouvoir royal ? C’est l’intérêt public. Fatigués de la barbarie primitive, où la
lutte de tous contre tous est l’état naturel, où chacun ne prend et ne garde que
selon sa force actuelle, les hommes ont constitué l’État, le pouvoir civil, gardien
de la propriété et de la justice ; le roi n’est leur maître que pour leur service et
leur sûreté : c’est le gendarme de Taine :
Le plus
ossu de tant qu’ils furent
,
Le plus
corsu et le plus grand
:
Les impôts ne sont qu’une contribution destinée à fournir au prince les moyens de
faire sa fonction. Voilà le principe selon lequel on peut juger les puissances :
n’en voit-on pas les conséquences ?
La nature n’a pas fait davantage une hiérarchie sociale : selon la nature, la
noblesse n’existe pas. Ou plutôt elle existe, elle est personnelle. La noblesse, dit
Jean de Meung après Juvénal, la seule noblesse, c’est la vertu, c’est le mérite. La
raison ne distingue les individus que selon l’inégalité naturelle : la force
physique, que notre penseur est loin de mépriser, mais surtout l’intelligence et la
science, voilà ce qui élève les hommes et leur confère une dignité supérieure. Il
n’a que mépris pour le baron « qui court aux cerfs ramages »
; mais,
avec une hauteur remarquable de pensée, il ajoute que le vice est plus condamnable
chez les clercs que chez « les gens laïcs, simples et nices ».
Suivre la nature, c’est la raison, et c’est la vertu. La nature
prescrit, à l’homme ses besoins, et par là lui prescrit aussi ses désirs : tonie
passion qui va au-delà du besoin naturel est factice et mauvaise. De là vient que
Jean de Meung s’emporte si âprement contre l’ambition et l’avarice : faut-il tant de
tracas, d’efforts, de misères, et surtout de misères infligées à autrui, pour
vivre ? Que demande donc la nature ? La bonne vie naturelle et, partant, le bonheur
ne sont-ils pas à la portée de tous ? Il faut voir notre poète peindre largement,
gravement, avec une sympathie chaude et joyeuse, la vie des ribauds qui « portent
sacs de charbon en grève » :
Jean de Meung est un des rares écrivains de notre littérature qui ne s’enferment
pas dans la vie bourgeoise et l’idéal bourgeois ; il est peuple, il aime le peuple,
sa vie dure, insouciante, toute à l’effort et au bien-être physiques : et c’est sans
doute en grande partie par là que ce contemplateur de l’universel écoulement des
apparences s’est préservé du pessimisme, où tant d’autres avant et après lui ont
sombré.
Enfin la nature même, comme de toute raison, de tout droit, de tout bien, est
l’unique principe de toute beauté : Jean de Meung n’est pas grand esthéticien,
n’entre pas en long propos sur le beau. Cependant d’un mot il a indiqué la nature
comme « la fontaine »
C’est ce franc naturalisme qui élargit les invectives que notre bourgeois lance
contre les moines. Les moines mendient : le travail est la loi de nature. Les moines
font vœu de célibat : la loi de nature, c’est l’amour. Mais l’institution monastique
est l’âme de l’Église : l’idéal chrétien ne se réalise à peu près que par
l’ascétisme des couvents, où s’épanouissent les saintes fleurs de pauvreté et de
pureté. L’Église (et non pas seulement les moines) est ennemie de la Nature : et
Jean de Meung, qui ne s’attaque qu’aux moines, le voit bien obscurément. Quand il
déclare la Nature « ministre de la cité mondaine », ou « vicaire et connétable de
l’empereur éternel », pourquoi donc lui donne-t-il les titres sur lesquels le chef
même de l’Église fonde son autorité ? Ne semble-t-il pas ainsi instituer en face du
vicaire de Jésus-Christ, qui siège à Rome, un autre vicaire divin qui réside en
chacun de nous, et dont les commandements intérieurs pourront faire échec aux
commandements de l’Église romaine ? Cependant Jean de Meung se contente de consacrer
la Nature au nom de Dieu : il laisse à un autre, qui viendra à son heure, à
Rabelais, la charge d’excommunier l’Église, Antiphysie, au nom de la Nature.
En effet, il ne peut sortir de son temps, et le temps n’est pas venu de n’être pas
chrétien. Jean de Meung n’aperçoit pas que sa pensée le met hors de l’Église, et en
ruine les fondements. Il est croyant et pieux, comme Rutebeuf : si l’on ne regardait
que l’élan du cœur, je dirais presque qu’il l’est comme Joinville. L’Évangile est sa
règle, il s’y tient, il le défend : il dispute contre ceux qui lui semblent s’en
éloigner, il se fait le champion de l’ancienne foi contre les nouveautés de
l’Évangile éternel, et c’est pour purifier la religion, qu’il fait une si rude
guerre à la corruption de l’Église, aux vices des ordres monastiques. Sa situation
est celle des premiers réformateurs du xvie
siècle,
de ces humanistes chrétiens qui croient servir Jésus-Christ en se servant de leur
raison, et qui très sincèrement, très pieusement, espèrent la réforme de l’Église du
progrès de la philosophie. Volontiers, comme ils feront souvent, il met toute
l’orthodoxie dans la foi ; et toute la foi dans la charité, la bonne volonté, la
vertu. Aimer le prochain, l’aimer activement, c’est être bon chrétien, et Dieu ne
demande pas autre chose. Aussi, au formalisme compliqué des pratiques, aux exigences
contre nature de la vie monastique, oppose-t-il, dans des vers d’une expression
originale et forte, la sainteté laïque qui gagne le ciel, l’idéal de la vie
chrétienne dans le monde, qui satisfait à la fois à l’Évangile et
à la raison :
Et notre poète a le droit en vérité d’ouvrir le ciel à ceux qui vécurent en ce
monde selon son commandement : malgré le cynisme de son langage et parfois de ses
idées, il prêche une haute et sévère morale ; il a su tirer toutes les vertus de son
naturalisme. L’instinct, de soi, n’est moralement ni bon ni mauvais : il n’est pas
mauvais, car l’acte qui en sort est bon ; il n’est pas bon, car l’acte qui en sort
n’est pas volontaire. Mais l’usage de l’instinct crée le mérite et le démérite :
l’homme est libre, et, selon sa science, choisit entre les actes que son instinct
lui suggère ; s’il suit la nature et l’Évangile, qui en termes différents lui font
le même commandement, la nature l’avertissant de travailler pour l’espèce,
l’Évangile lui enjoignant de se dévouer au prochain, il se désintéressera ; il
éloignera l’ambition, l’avarice, la volupté, l’égoïsme : il sera doux, humble,
charitable, et s’efforcera de vaincre par l’amour les misères sociales.
Par malheur, Jean de Meung n’a pas, comme Dante, créé une forme qui assurât à sa
pensée l’éternité des belles choses : il lui a manqué d’être un grand artiste. Les
plus apparentes et vulgaires beautés de l’art font défaut à son œuvre : il n’a ni
souci ni science de la composition, des proportions, des convenances. Ce roman de la
Rose est un fatras, un chaos, un étrange tissu des matières les plus hétérogènes :
les digressions, les parenthèses de cinq cents vers ne coûtent rien à l’auteur.
L’ouvrage est une suite de morceaux, qui s’accrochent comme ils peuvent, et se
poursuivent parfois sans se rejoindre.
Il y a de ces morceaux qui sont admirables : mais, en dépit même de son
incohérence, l’ensemble du poème donne l’impression de quelque chose de vigoureux et
de puissant. Ce bouillonnement d’idées et de raisonnements qui se dégorgent
incessamment pendant dix-huit mille vers, sans un arrêt, sans un repos, cette verve
et cet éclat de style, net, incisif, efficace, souvent définitif, cette précision
des démonstrations, des expositions les plus compliquées et subtiles, cette
allégresse robuste avec laquelle le poète porte un énorme fardeau de faits et
d’arguments, le mouvement qui, malgré d’inévitables langueurs, précipite en somme la
masse confuse et féconde des éruditions scolastiques et des inventions hardiment
originales, tout cela donne à l’œuvre un caractère de force un peu vulgaire, qui
n’est pas sans beauté.
Puis, si l’artiste est médiocre, il y a certainement dans Jean de Meung un poète.
Il n’a qu’un trait de commun avec Guillaume de Lorris, et c’est précisément le
sentiment poétique d’une certaine antiquité, d’une antiquité raffinée, voluptueuse,
fastueuse, un peu mièvre, d’une sorte de xviiie
siècle gréco-romain, mythologique, ingénieux, rococo, que le
galant Ovide lui a révélée. Même à la Renaissance et même au xviii° siècle, ce sera
toujours cette antiquité qui sera la plus accessible à nos Français.
Mais de plus, Jean de Meung a le sens de la vie, surtout, il faut le dire, de la
vie basse et ignoble : il peint grassement les mœurs de la canaille. D’une certaine
vieille, que Guillaume de Lorris avait à peine présentée, Jean de Meung, détaillant
avec énergie le caractère du personnage, a fait la digne aïeule des Célestine et des
Macette, une figure hideusement pittoresque. Et à d’autres moments, par le regret
ému de sa belle jeunesse, dépassant la belle heaumière de Villon, la vieille du
Roman de la Rose atteint presque à la mélancolie de certains vers
de Ronsard.
Élevons-nous au-dessus de cette poésie triviale et populaire : voici de quoi nous
satisfaire. Au milieu des déductions arides et de la scolastique subtile, soudain
l’analyse tourne en synthèse, et les idées se dressent sous nos yeux, réalisées,
incarnées, individuelles. Jean de Meung nous démontre
et que le pouvoir du mari fait naître au lieu de l’amour l’indocilité chez la
femme. La démonstration devient une scène de comédie, une longue, puissante et
comique apostrophe du jaloux à la femme qu’il a par folie épousée : le caractère
dramatique se dégage du type abstrait et allégorique, par l’abondance des nuances,
des traits particuliers, finement inventés et vigoureusement expressifs. Ailleurs,
veut-il se plaindre de l’indiscrétion des femmes, autre scène de comédie : dans un
tableau très réaliste, un dialogue vif et fort de la femme et du mari, l’une par
ruse, caresse, menace, dépit extorquant le secret qu’elle publiera, l’autre, pauvre
niais ! résistant, mollissant, et cédant enfin pour son dam. Ces deux scènes sont de
remarquables morceaux de psychologie dramatique. C’est le geste, le mot, l’accent,
qui caractérisent un caractère, un état d’esprit : c’est l’expressionindividuelle de
l’universelle humanité, ou d’un des larges groupes qui la composent, d’une des
éternelles situations dont est faite son histoire morale. Le principe de la comédie
classique est là.
Enfin on ne saurait méconnaître que Jean de Meung a été poète par la puissance de
la vision symbolique. La grossièreté cynique de ses images ne doit pas nous
arrêter : il y a de la grandeur dans la façon dont il a traduit par le lourd
martèlement et l’insistance rude de son style l’effort de la nature réparant
incessamment la mort par la naissance. De même, quoi qu’il doive à Alain de Lille,
il a certainement vu d’une vision de poète, et rendu avec une fantaisie vigoureuse
cette grande allégorie de la Nature travaillant en sa forge, taudis que l’Art à ses
genoux s’efforce de lui dérober ses secrets et d’imiter son œuvre. Jean de Meung ne
s’est pas toujours contenté de mettre en vers la philosophie : il lui est arrivé de
faire vraiment de sa philosophie une poésie.
La conclusion de tout ce qui précède, c’est que Jean de Meung est un des plus
grands noms du moyen âge, même de notre littérature : on ne lui a peut-être pas
encore fait sa place assez grande. Son œuvre a subi de durs assauts : mais il semble
que les pieux esprits qu’il a scandalisés, Christine de Pisan, Gerson, aient été
frappés de certains détails apparents et extérieurs, propos cyniques, épisodes
immoraux, plutôt que du sens hardi et profond de l’ensemble. Et ce n’est pas
celui-ci non plus que les apologistes de Jean de Meung, les premiers représentants
de l’humanisme, comme Jean de Montreuil, ont défendu. Cependant on ne saurait
exagérer la gravité essentielle de l’ouvrage. Par sa philosophie qui consiste
essentiellement dans l’identité, la souveraineté de Nature et de Raison, il est le
premier anneau de la chaîne qui relie Rabelais, Montaigne, Molière, à laquelle
Voltaire aussi se rattache, et même à certains égards Boileau. Il ressemble surtout
à Rabelais : c’est la même érudition encyclopédique, la même prédominance de la
faculté de connaître sur le sens artistique, la même joie des sens largement ouverts
à la vie, le même cynisme de propos, le même fatras, la même indifférence aux
qualités d’ordre, d’harmonie, de mesure. Tous les deux nés aux bords de Loire, fils
du même pays, génies populaires, vulgaires et forts, il y a entre eux la différence
des temps : mais c’est au fond la même œuvre, à laquelle ils ont travaillé, presque
par les mêmes moyens. Rabelais est plus puissant, plus passionné, plus pittoresque :
mais en somme ce qu’il a été au xvie
siècle, Jean de
Meung le fut au XIIIe. Il clôt dignement le moyen âge par une
œuvre maîtresse, qui le résume et le détruit.
Reportons, avant de terminer, notre pensée vers le bon sénéchal de Champagne, qui
bientôt allait recueillir ses souvenirs du saint roi Louis IX : Joinville et Jean de
Meung, tout le xiiie
siècle tient en ces deux noms,
avec l’opposition de deux classes, le contraste de deux esprits. Leurs deux œuvres
nous font voir les deux faces de la civilisation du moyen âge.
Mais l’œuvre délicate de Joinville exprime surtout ce qui va périr, elle est déjà le
passé ; l’œuvre grossière de Jean de Meung exprime ce qui va germer et grandir, elle
contient l’avenir.
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