Chapitre II
Le lyrisme bourgeois
1. Comment la réalité et la nature s’introduisent dans la poésie lyrique. La poésie
bourgeoise ; mélange d’éléments, du lyrisme et de la satire. Naissance de la poésie
personnelle. — 2. Rutebeuf : son caractère, son inspiration. Originalité pittoresque ;
vigueur oratoire ; sentiments lyriques.
La poésie courtoise fut pour nos trouvères un utile exercice, où leur esprit
s’affina, développa certaines facultés de raisonnement et d’abstraction, qui n’avaient
guère pu s’éveiller dans la grossière matérialité des chansons de geste et des
fabliaux, et prit enfin certain goût des formes curieusement achevées. Mais les
sentiments et idées qu’elle produisait n’étaient pas une atmosphère où pussent vivre
constamment des gens tels que nos Français, pourvus d’instincts très positifs, chez
qui rien ne parvenait à oblitérer tout à fait le sens commun et la fine intuition îles
réalités. Aussi, pendant la plus grande vogue de la poésie courtoise, voit-on se
maintenir ou apparaître des genres plus vulgaires, dont l’avantage est de raffermir au
contact de la terre et de la vie les esprits étourdis de leur ascension dans les
régions éthérées de la dévotion sentimentale.
Nous rencontrons d’abord la pastourelle, qui fait contraste avec la chanson : elle
ragaillardissait nos aïeux de sa naturelle et saine grossièreté ; la simple
franchise des amours champêtres les délassait de tant de pâles et respectueux amants
qui n’osaient pas dire leur désir, ni même désirer. Avec les bergères, au moins,
point n’était besoin, comme avec les dames, d’allégorie ni de métaphysique. Les
sentiments étaient si naturels, que les personnages finirent par être vivants :
bergers et bergères devinrent de vrais paysans. Il y eut des poètes qui, des
conventions traditionnelles du genre, repassèrent aux réalités correspondantes et
prochaines. Certaines pastourelles qui parfois ne gardent même pas le thème
fondamental de la rencontre d’un chevalier et d’une bergère, sont de charmants
tableaux de genre avec leurs rythmes alertes et leurs refrains joyeux ou
goguenards ; elles nous montrent tout un côté de la vie rurale : les jeux, les
danses, la gaieté bruyante du village, les coquetteries et les jalousies, les
cadeaux idylliques de gâteaux et de fromages, la séduction des souliers à la mode et
des fines cottes neuves, les gros rires et les lourds ébats terminés en rixes, coups
de poing, musettes crevées, dents cassées. Toutes ces scènes si vivement esquissées,
surtout dans des pastourelles picardes, nous révèlent des esprits à qui la vulgaire
réalité a fait sentir son charme, et qui ont essayé de la rendre81.
Volontiers aussi les faiseurs de chansons se regardaient eux-mêmes et disaient leur
vie, ses joies et ses misères ; les pauvres diables qui attendaient leur subsistance
de la libéralité des nobles patrons ou des auditeurs populaires, étaient amenés à se
prendre pour sujets de leurs chansons comme de leurs fabliaux. De bonne heure, dès
que la société se fut constituée dans une forme régulière ils y apparurent comme des
irréguliers, des déclassés, et, comme tels, ils excitèrent la curiosité du public
honorable et rangé, sur qui la vie de bohème a toujours exercé une fascination
singulière, Ils surent exploiter ce sentiment, ils se peignirent à leurs
contemporains, avec un mélange curieux de servile bouffonnerie et de-touchante
sincérité, qui était fait pour exciter un peu de pitié parmi beaucoup de mépris, et
délier les cordons de la bourse des gens qui avaient ri. Il y a dans ce genre une
exquise pièce d’un jongleur champenois, Colin Muset, le plus gentil quémandeur que
nous connaissions avant Marot : il fait une peinture spirituellement naïve de son
ménage à certain comte devant qui il avait « viellé » sans en rien recevoir82.
C’était le goût des nobles qui maintenait surtout à la poésie lyrique son caractère
d’irréalité convenue. La classe bourgeoise, en l’adoptant, la fit servir à des
usages pour ainsi dire domestiques et lui procura ainsi, notamment dans les villes
du Nord, une plus robuste vitalité. Ainsi, les thèmes consacrés de l’amour courtois
continuaient d’être traités, et, à l’imitation des concours institués d’abord au
Puy-en-Velay en l’honneur de la Vierge, il s’établissait un peu partout, sous le nom
de puis, en Picardie, Normandie, Flandre, des concours de poésie
par lesquels l’art provençal du xiiie
siècle se
transmit en se dégradant aux chambres de rhétorique du xve
. Mais au-dessous des compositions subtiles et savantes, en partie
par réaction contre leur essentielle inanité, en partie par leur influence qui fit
reconnaître la dignité des vers, et à l’aide de leurs procédés de facture, on vit se
développer une poésie plus matérielle, qui donnait satisfaction à l’esprit bourgeois
des auteurs et du public. A vrai dire, il n’est pas sûr que ce soit une poésie
lyrique : elle se mêle de toutes sortes d’éléments et revêt mille formes. Elle tient
au lyrisme par des rythmes et un mouvement de chansons : elle s’imprègne fortement,
de satire, tantôt personnelle comme dans les ïambes des anciens Grecs, tantôt
sociale ou politique, comme dans les comédies d’Aristophane, et tantôt purement
morale, comme dans les satires d’Horace ou de Juvénal.
Entre les œuvres nettement caractérisées qui se classent dans les genres définis,
entre les fabliaux, les poèmes didactiques et le lyrisme courtois, s’étale une masse
confuse de pièces, chansons, complaintes, dits, disputes, congés,
qu’on est souvent embarrassé de classer, où ne domine aucun caractère exclusivement
narratif, moral ou lyrique. Mais ces pièces ont en général ceci de commun, qu’elles
sont d’actualité, nées des circonstances et d’une particulière émotion des esprits.
Il en est qui sont anonymes et impersonnelles, et qui reflètent les sentiments d’un
siècle et d’une classe, parfois avec une singulière intensité : comme cette
virulente complainte de Jérusalem (vers 1214), qui n’est qu’un cri de haine contre
la richesse du clergé et la corruption de Rome. On croirait à la lire être à la
veille des événements qui se firent attendre les uns plus de trois siècles, et les
autres près de six, surtout si l’on songe que de toutes parts, dès le xiiie
siècle, la même clameur s’élève. Avec ses inégalités et
ses petits effets de rimes, cette complainte est un assez beau morceau de satire
lyrique83.
Malgré cette pièce et d’autres de même ordre, on pourrait désigner toute cette
poésie d’origine bourgeoise sous un nom qui, en la distinguant de la poésie lyrique,
marquerait bien le rapport qui les unit l’une à l’autre : on pourrait l’appeler
poésie personnelle. Car ce sont leurs sentiments, leurs
affections, leurs haines, leurs prospérités et plus souvent leurs malheurs, dont les
poètes bourgeois font la matière de leurs vers : et ainsi leur œuvre est lyrique,
par accident, peu ou prou, juste dans la mesure où leur tempérament est capable
d’émotion lyrique.
Colin Muset parlait une fois de son ménage : dans ces remuantes communes picardes,
où les têtes sont chaudes, rien ne passionne plus les poètes du cru que les affaires
locales, la vie de la cité, du quartier, du foyer, ils nous parlent d’eux, de leurs
femmes, de leurs compères, raillant, invectivant, aimant, regrettant selon
l’événement qui les inspire ou selon le vent qui souffle. L’un d’eux, Jean Bodel, un
talent universel, épique, lyrique, dramatique, fut atteint de la lèpre, et obligé,
selon le règlement de police qui était en vigueur, d’aller s’enfermer dans une
léproserie ; avant de partir, il fit ses adieux au monde, à sa ville d’Arras, à tous
ses amis et voisins, en quarante et une strophes de douze vers, triste et le cœur
dolent, comme on peut penser, mais trouvant encore la force de sourire, et faisant
en somme belle contenance. Ce Congé eut du succès, et par suite
des imitateurs. Maître Adam de la Halle n’était pas lépreux, et des querelles
locales le contraignaient à partir : aussi prend-il congé avec plus de colère que de
tristesse, et lançant contre Arras quelques invectives qui — de fort loin — font
songer aux amères salutations que Dante exilé envoyait à sa patrie.
Hors du groupe picard, le xiiie
siècle nous offre
presque un grand poète. Je veux parler de Rutebeuf, le poète parisien84. Il a touché à tous les
genres, hormis les chansons de geste et les romans : il a fait un miracle
dramatique, un monologue bouffon, deux vies de saints, des fabliaux, des complaintes
dévotes, funèbres, satiriques, des chansons, des dits satiriques ou didactiques, des
descriptions allégoriques : son œuvre pourrait se distribuer dans trois chapitres et
plus de cette histoire. Mais c’est ici le lieu de parler de lui : pour la première
fois, nous rencontrons dans l’histoire de notre littérature une individualité
fortement caractérisée, qui se retrouve dans les ouvrages les plus divers.
Rutebeuf est un contemporain de saint Louis et de Philippe le Hardi. Si l’on
pouvait, en évitant la confusion, suivre la chronologie sans distinguer les genres,
il faudrait introduire Rutebeuf entre les deux parties du Roman de la
Rose : car il écrit après Guillaume de Lorris, dont les allégories
visiblement l’enchantent et l’inspirent. Mais il écrit avant Jean de Meung, qui
n’est pas aussi sans l’avoir lu. On ne sait où il naquit. L’important, c’est qu’il
vécut à Paris : la grande ville lui donna son esprit et son âme. L’incessante
fermentation de cette population immense et hétérogène, barons hantant la cour du
roi, bourgeois dévots et caustiques, écoliers batailleurs et disputeurs, prompts de
la langue et de la main, et tout ce qui s’y remuait d’idées et de passions dans le
conflit des esprits et des intérêts, étaient éminemment propres à susciter une
poésie sinon très haute, du moins très vivante : le poète, cette fois, ne manqua
pas.
C’était un pauvre diable de ménestrel, que la malechance poursuivit toute la vie,
beaucoup de légèreté aidant, et un peu de vice. Il prit deux fois femme ; et la
deuxième au moins, laide, vieille et pauvre — mais pourquoi l’épousait-il ? par
quelle fantasque humeur, ou quelle fâcheuse nécessité ? — la deuxième donc ne lui
apporta que misère et chagrin. Sans pain, sans feu, de la paille pour lit, entre une
femme qui gémit, une nourrice qui veut ses gages, et un propriétaire qui réclame son
loyer, voilà en quel état se présente à nous le triste Rutebeuf, qui trouve pourtant
moyen de rire. A la nourrice près, c’est l’image de toute sa vie. Il eut quelques
bienfaiteurs et beaucoup de créanciers : l’argent de ses bienfaiteurs n’allait pas à
ses créanciers ; les dés en faisaient rafle. Il quémandait auprès des grands, il
hantait la domesticité, jongleurs, maîtres d’hôtel, panetiers, race joviale,
impudente, tumultueuse. Il hantait surtout l’innombrable armée des joueurs, hâves,
pelés, « deschaux », un peu ivrognes.
Il aimait beaucoup les écoliers : il ne le fut peut-être jamais. Sa science n’est
pas cléricale : il sait le roman de Renart et l’œuvre de G. de
Lorris85. Tout au plus, étant dévot, a-t-il attrapé les lieux communs et
les procédés de développement des serinons qu’il a entendu prêcher : il en étoffe sa
poésie. C’est un ouvrier avisé, qui sait son métier, et qui le fait comme un
métier : il est difficile de ne pas voir dans son Miracle de
Théophile, dans ses deux vies de Saints, dans ses
Complaintes funèbres des travaux de commande, faits pour des
communautés pieuses ou pour d’illustres familles. Il s’est fait un art, des
procédés : il a ses figures, ses allusions, ses comparaisons, ses allégories
favorites, qui sont comme sa marque et sa signature dans ses œuvres. Il a renoncé à
la puérile et laborieuse variété de rythmes du lyrisme courtois : il a ses mètres,
peu nombreux, mais bien choisis, expressifs, qu’il répète sans scrupule, mais manie
en perfection, une petite strophe de trois vers, dont le dernier, plus court, rime
avec les deux premiers de la strophe suivante (aab, bbc, cccl,
etc.), une strophe de douze octosyllabes (aabaabbbabba), deux
strophes de huit octosyllabes (abababab et ababaaab), une strophe de quatre alexandrins monorimes ; il emploie aussi
volontiers les octosyllabes continus rimant par paires. Il prend à la poésie savante
quelques-uns de ses jeux de rimes : mais de cet exercice fastidieux et froid, sa
gaminerie parisienne fait une sorte de jonglerie cocasse, un jaillissement
drolatique de calembours. Il s’y complaît au reste, et il n’y a sujet si grave où il
ne suive librement sa fantaisie : voyez par quelle cascade d’homonymes, Marie, mari, marri, Marion, marié, se clôt la dévote narration et la
pénitence de Marie l’Égyptienne.
Avec tous ses procédés et parfois ses artifices, Rutebeuf a fait une œuvre sincère.
Il fut en son temps une sorte de journaliste, pas toujours indépendant, mais
toujours original, toujours convaincu, soit qu’il travaillât sur commande, ou qu’il
fût l’écho des passions populaires. Qui veut connaître l’opinion de la bourgeoisie
parisienne sur le règne de saint Louis, n’a qu’à le consulter : c’est un témoin qui
dépose sans crainte et sans flatterie. Au gré de notre poète, tout n’est pas au
mieux sous le plus saint des rois : il paraît que le monde est déjà corrompu. Le
clergé est avare ; les chevaliers,
ni surtout cet Alexandre, qui savait donner aux ménestrels. Les baillis et prévôts
pillent le pauvre monde ; les marchands vendent cher de mauvaises denrées ; et pour
les ouvriers,
Ils veulent être bien
payés
Il n’y a que les écoliers qui valent quelque chose.
Le roi n’est pas à l’abri de la censure. Ce n’est pas Rutebeuf qui admirerait avec
Joinville comme saint Louis a « enluminé » son royaume de belles abbayes. Il n’est
pas ami des moines et des nonnes, et il faut l’entendre dénombrer, avec une
indignation qui s’échappe en mordantes épigrammes, tous les ordres que la protection
royale a installés dans la bonne ville de Paris, dotés de privilèges et de riches
revenus : Barrés, Béguines, Frères du sac, Quinze-Vingts, Filles-Dieu, la Trinité,
le Val des Écoliers, Chartreux, Frères prêcheurs, Frères mineurs, Frères Guillemins,
moines blancs, moines noirs, chaussés et deschanx, avec ou sans chemise, dont les
uns assiègent les mourants, pour leur arracher des testaments, et les autres s’en
vont criant par les rues :
Ce qui fâche le plus notre poète, c’est la pensée de tout l’argent qui s’en va là
alimenter la paresse et la gourmandise ! C’est surtout, la pensée de tout ce que
donne le roi, et il faut le voir annoncer que tout cela n’aura qu’un temps, il faut
l’entendre gronder à mots fort peu couverts : « Attendez, attendez ! quand le
roi ne sera plus là… ! »
Le roi aussi a tort de laisser au pape trop de pouvoir en France. Rutebeuf est un
« gallican » convaincu : il invoque toutes les lois et us du royaume, quand, à la
prière ou avec la permission de saint Louis, le pape Alexandre IV se permet d’exiler
Guillaume de Saint-Amour, qui enseignait dans l’Université de Paris. Cette affaire
mettait en jeu toutes les passions du poète : l’Université et son champion Guillaume
de Saint-Amour luttaient désespérément pour interdire aux religieux des ordres
mendiants, aux dominicains surtout, l’accès des chaires publiques, et pour défendre
les maîtres séculiers d’une concurrence redoutable. C’est la querelle qui se
renouvellera au xvie
siècle, quand un nouvel ordre
paraîtra, celui des jésuites ; c’est l’éternelle querelle de l’enseignement : tout
ce qui ne profite pas du monopole réclame la liberté. Rutebeuf fut, dans cette
chaude dispute, aux côtés de Guillaume de Saint-Amour : le théologien dans ses
sermons et ses écrits, le poète dans ses vers firent des charges également
vigoureuses et inutiles contre les jacobins envahisseurs : et quand on songe que
parmi ceux qu’ils voulaient renfermer dans leurs couvents, il y avait un saint
Thomas, ou ne peut qu’applaudir à leur défaite.
Il ne faudrait pas prendre cependant Rutebeuf pour un furieux « anticlérical », une
sorte de journaliste radical du xiiie
siècle. Ce
mécontent du règne de saint Louis, ce « mangeur » de moines, qui n’a laissé à
inventer aux pamphlétaires de l’avenir ni une supposition outrageante ni une
plaisanterie grivoise, était un homme dévot, craignant Dieu, qui humblement
s’accuse, en sa vie pécheresse, d’avoir « fait au corps sa volonté », qui, tout
contrit, recommande à Notre-Dame « sa lasse d’âme chrétienne », qui trouvé
d’étrangement tendres, ardentes, pénétrantes paroles pour dire les louanges de la
mère de Dieu :
Il aime et révère l’Église, il hait les vices qui l’obscurcissent. Il aime les
pauvres curés qui vivent de peu dans les villages en prêchant l’Évangile. Il hait
les moines oisifs, orgueilleux, luxurieux. Il hait les mendiants, aux mains de qui
vont toutes les richesses ; mais il rappelle les débuts des jacobins et des
cordeliers, la sainte, évangélique pauvreté, qui est l’esprit de leur
institution.
Il s’indigne que l’enthousiasme des croisades se refroidisse. La célèbre dispute du
Croisé et du Décroise, si gauche dans son
ordonnance, est parfaitement nette dans son intention : le poète veut écraser les
résistances de l’esprit mondain par les arguments impérieux de la foi. Il ne va pas
à la croisade, il est vrai : ce n’est pas son affaire, n’étant pas chevalier. Mais
il y pousse les chevaliers ; plus ardent que Joinville, sans doute parce que tout
s’arrête pour lui à la parole, il ne comprend pas que toute la chevalerie de France
ne suive pas le roi à Tunis. La prédication de la croisade, sur un ton tour à tour
passionné et satirique, est une notable partie de l’inspiration et de l’œuvre de
Rutebeuf.
Au service de ces idées et de ces sentiments, le poète met un talent original.
D’abord il a le sens du pittoresque : il voit, et fait voir. En tout sujet, quelque
idée qu’il manie, il aperçoit une réalité concrète : c’est un ancêtre de Régnier. La
satire et la morale tournent naturellement en images et en tableaux. Prêche-t-il la
croisade, il nous montre les gens qui se croisent :
Nulle idée d’une beauté noble, d’une forme pure et élégante ne vient réprimer
l’instinct tout réaliste de son imagination. Regardons comment ce poète voit Marie
l’Égyptienne au désert, toute nue, la chair noire, la poitrine moussue :
Qu’il y a loin de cette sainte hirsute et crasseuse aux belles pénitentes de la
Renaissance, aux corps exquis des Madeleines !
Un trait de Rutebeuf que j’ai déjà signalé, c’est qu’il aime les idées générales :
ce sont lieux communs aujourd’hui, ce ne l’étaient pas alors. Vivantes pour le
chrétien, nouvelles pour l’écrivain, à ce double titre les lieux communs de la
morale chrétienne sur la pauvreté, la charité, et surtout sur la mort, pouvaient le
séduire. C’est du fond de son cœur qu’il nous dit et répété :
La chose qui soit plus certaine
,
Mais surtout il développe ces idées avec un remarquable talent oratoire. Et en
général, quelque sujet qu’il touche, lieu commun de morale, hypocrisie ou vice des
moines, exhortation à la croisade, on ne saurait manquer d’admirer l’ampleur, le
mouvement, la vigueur de sa poésie. Qu’on prenne sa complainte du comte de
Nevers, ou sa complainte d’outre-mer, qu’on prenne le
dit des Jacobins ou le dit de la Vie du monde, la
phrase se détache, s’étale, c’est le ton d’un orateur, et le plus incontestable
mérite de cette poésie est l’éloquence.
Et il continue ainsi, incriminant tout le monde, et Rome surtout et les moines :
mais ne sent-on pas ce que le rythme même, cette strophe de quatre vers, avec son
allure régulière, sa forte vibration, sa solidité large, a de favorable à
l’expression oratoire de la pensée ?
Il y a pourtant aussi un lyrique dans Rutebeuf : un chansonnier d’abord,
constructeur de rythmes, de couplets, de refrains légers et piquants qui feront rire
le monde aux dépens des « papelarts et béguines » ; mais il y a plus et mieux. Il a
trouvé le lyrisme à sa vraie source : l’émotion personnelle et profonde. De sa
tendresse enfantine et mystique pour « la douce Vierge » ont jailli de beaux
cantiques, des dits aux strophes ardentes ou suaves. Et les
tristesses de sa misérable existence lui ont fait rencontrer parfois une poésie
intime, attendrie et souriante à la fois, dont la simplicité touche puissamment.
Pour dire son triste mariage, le manque d’argent, le froid, la faim, les amis « que
le vent emporte, et il ventait devant ma porte », il a des mots pénétrants, de
mélancoliques ironies qui vont au cœur. Voilà le bon et le vrai lyrisme : et c’est
pourquoi il ne fallait pas oublier le pauvre diable qui, le premier chez nous, dans
la laide et vulgaire réalité de cette vie, a recueilli un peu de pure émotion
poétique.
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