Les chansons de geste
1. Origines de l’épopée française. Formation des chants épiques. — 2. Fin de
l’inspiration épique. La Chanson de Roland. Raoul de Cambrai. Les
Lorrains. — 3. Transformation de l’épopée en roman : trouvailles et
erreurs du goût individuel. Remaniements et manipulations diverses des sujets
épiques. Les cycles. Le comique. Avilissement progressif de
l’épopée.
Les premiers monuments de notre littérature sont, comme on l’a vu, d’inspiration
cléricale : il ne faut pas s’en étonner, les clercs seuls écrivaient. Mais la société
laïque, l’aristocratie féodale avait pourtant déjà ses poèmes qui l’enchantaient, des
chansons, et surtout des récits de caractère épique : seulement on ne les écrivait
pas. La floraison de la poésie lyrique fut plus tardive : l’épopée se développe la
première dans notre littérature10.
Voilà qui lui suffit pour définir ses caractères. Mais s’il ne fouille pas, il dessine : son trait est sec, mince, mais juste. Ses personnages ne sont pas analysés, ils sont, ce qui vaut mieux. Ils se meuvent, ils ont l’intérieure mobilité des vivants. Je ne sais trop pourquoi Ganelon trahit ; par orgueil, je suppose : mais je lui sais gré de devenir traître, et de ne pas l’être par destination première, par emploi, comme tant de traîtres des chansons de geste, ancêtres de ceux des mélodrames. Roland, aussi, n’est pas à la fin du poème ce qu’il était au début : l’orgueilleux et colérique baron s’apaise aux approches de la mort ; il se dépouille insensiblement de sa basse humanité, et, par une ascension merveilleuse et vraisemblable, il atteint au sommet de l’héroïsme chrétien : son agonie est d’un saint. On pourrait presque dire que l’insuffisance, l’absence de l’art sont un bonheur ici. Nulle intention littéraire, nul souci de l’effet ne gâtent l’absolue simplicité du récit. Le style, tel quel, purement déclaratif, ne s’interpose pas entre l’action et les vers : nulle invention verbale, nulle subjectivité personnelle n’adhère aux faits. Détachés à l’instant des mots qui nous les apportent, leur image réelle subsiste seule en nous : ils s’ordonnent d’eux-mêmes en une vision étrangement nette et objective : on ne lit pas, on voit. Et nulle âme, que l’âme même des faits, ne nous parle et ne nous émeut. Ils surgissent l’un après l’autre, évoqués par le développement simple et direct de l’inartificieux trouvère, depuis la préparation de la trahison, à travers la symétrie un peu gauche de la bataille, jusqu’à la riche, ample et lente narration de la mort du héros : les adieux de Roland et d’Olivier, la dernière bénédiction de Turpin. Roland essayant de briser son épée, battant sa coulpe, tendant son gant à Dieu son Seigneur, et rendant enfin son âme aux mains de saint Gabriel : toute cette partie est d’un pathétique naturel, élevé, sobre, vraiment puissant. Je ne fais pas de comparaison : cela est simplement beau. Il n’est pas jusqu’à la forme que le mouvement et la grandeur du récit n’emportent et n’élèvent. Et surtout le rythme sans art est expressif : ce n’est pas le déroulement magnifiquement égal de l’alexandrin homérique : distribuée à travers ces couplets qui la laissent tomber et la reprennent, rétrogradant et redoublant sans cesse pour se continuer et se compléter, la narration s’avance inégalement et, de laisse en laisse, d’arrêt en arrêt, monte comme par étages ; et cette discontinuité même devait, semble-t-il, communiquer une dramatique intensité à la déclamation du jongleur. La Chanson de Roland exalte les deux plus purs sentiments qui fussent dans les cœurs en leur proposant les plus hauts objets où ils pouvaient s’adresser : Charlemagne à servir, l’infidèle à combattre. Et dans cette exaltation arrive à se dégager spontanément comme une âme nationale, un profond et encore inconscient patriotisme, qui devance la réalité même d’une patrie. Par-là elle est unique parmi nos chansons de geste : rien n’y ressemble et rien n’en approche. Raoul de Cambrai 24 nous ramène à la vulgaire humanité, nous jette en pleine vie féodale. Ils ont vécu, ce Raoul qui, se faisant adjuger par le roi Louis l’héritage de Herbert de Vermandois, envahit le pays qu’il veut posséder, saccage et brûle, un vendredi saint, la ville d’Origny, avec son monastère et ses nonnes, qu’il promettait tout à l’heure d’épargner, qui, tout échauffé de cette atroce exécution, tout joyeux et de grand appétit, n’ose manger de la viande, quand son sénéchal en se signant lui remémore qu’« il est carême » ; ce Bernier, écuyer de Raoul, fils d’un des quatre fils de Herbert, qui, fidèle à la loi féodale, suit son maître contre son frère et ses oncles, voit sa mère brûlée sous ses yeux dans le monastère où elle s’est retirée, et renonce seulement son hommage quand Raoul, échauffe par le vin, l’a à demi assommé pour avoir trop haut regretté l’incendie de son pays et la mort de sa mère. Ils ont vécu, et non pas seulement de cette vie individuelle qu’enregistre l’histoire : ils ont vécu en cent lieux, sous cent noms ; ce sont des types. Et jamais la force de l’honneur et du serinent féodal n’a plus fortement apparu qu’en ce Bernier : quand, sa mère morte, blessé lui-même, il a renoncé l’hommage, si, dans le premier moment de colère, il refuse la réparation que Raoul offre une fois revenu à lui, jamais cependant il n’aura le cœur en paix : il combattra Raoul de tout son courage, il le tuera, mais toujours l’idée de son serment violé le tourmentera : toujours il rappellera ses griefs, sa mère « arse », sa tête cassée ; il maintiendra « son droit », mais il sera inquiet. À peine vainqueur, il songera à aller servir « au Temple » à Saint-Jean d’Acre ; et le médiocre continuateur du vieux poème a bien dégagé l’idée-mère du sujet, quand il montre Bernier usant sa vie sur les chemins, en pèlerinages lointains, pour expier, jusqu’au jour où le roux Ceri, oncle de Raoul, lui casse la tête d’un coup de son lourd étrier sur le lieu même où jadis il a tué son seigneur. Le remanieur de la fin du xiie siècle, à qui M. Meyer lui-même refuse le talent, a eu le bon esprit d’être modeste : il n’a pas cherché à étouffer iti à embellir la rude légende du xe siècle. A travers la diffusion banale et molle de ce style, qui du moins ne tire pas l’œil et se laisse oublier, la vraie et primitive épopée transparaît. On pourrait dire même que Bertolai (si jamais Bertolai a vécu et mis le poème en sa première forme), on pourrait dire que Bertolai avait l’instinct du développement épique, au meilleur sens du mot : il savait faire rendre à une situation ce qu’elle contenait d’émotion et d’intérêt. Je n’en veux pour preuve que le morceau, si souvent cité et avec raison, de la mort de Raoul : cet Ernaut de Douai qui fuit devant Raoul, la main coupée, demandant grâce à son impitoyable ennemi, secours à tous les amis qu’il rencontre, reprenant haleine, chaque fois qu’un baron de son parti arrête Raoul, piquant son cheval avec désespoir, dès qu il voit son défenseur abattu, cette poursuite sans cesse interrompue et reprise, acharnée, haletante, puis Bernier enfin s’interposant, le combat de Bernier contre Raoul, et la mort de Raoul, combat et mort décomposés en chacun de leurs moments avec une vigoureuse précision, la tristesse du vainqueur, et la rage féroce d’Ernaut qui, se voyant sauvé, se venge de ses terreurs récentes sur son ennemi abattu, voilà, à coup sûr, une scène neuve, rare, émouvante. Batailles générales ou combats singuliers ne portent guère bonheur à nos trouvères, même dans le Roland : ils ont à peine à sortir d’une monotone banalité, parce que peut-être la réalité était monotone et banale. Mais ici tout est original. Raoul de Cambrai est un épisode des luttes féodales : la geste des Lorrains 25 est un monde. Ces trois poèmes de Garin, Girbert et Anséis, qui sont, le premier surtout, la partie ancienne, épique, et comme le cœur de la geste, ont le caractère de réalité le plus saisissant, bien qu’on n’ait pu encore leur trouver aucun fondement dans l’histoire. Ce ne sont que rixes et meurtres, chevauchées, combats, sièges, massacres, pillages, fausse paix et traîtresses attaques : toute la France, des Landes jusqu’en Lorraine et de Lyon à Cambrai, est remuée, divisée, dévastée par la rivalité qui anime les familles de Hardré le Bordelais et Hervis le Lorrain. De génération en génération, comme de province en province, la haine et la guerre s’étendront, faisant ruisseler le sang, jetant cadavre sur cadavre : depuis le vieil Hardré, depuis Bègue et Garin, fils de Hervis, jusqu’aux petits-enfants de Hervis et de Hardré, qu’une paix plâtrée fait naître d’un funeste mariage en mêlant le sang des deux familles, et qui périront sous les coups les uns de leur oncle maternel et les autres de leur propre père. Toutes ces horreurs sont racontées, dans Garin surtout, d’un style étrangement bref et sec, où pourtant le trait caractéristique est appuyé de façon à prendre une intense énergie d’expression : ainsi le monotone refrain des villes détruites ou incendiées par Bègue dans sa course en Bourgogne, finit par évoquer, avec une netteté singulière, je ne sais quelle image simplifiée et comme le symbole horrible de la guerre, de la guerre abstraite, d’une contrée imprécise où tout est ruine ou flammes. Les discours sont courts, durs, d’un relief parfois bien vigoureux dans leur sécheresse enflammée ou brutale : comme cette réplique fameuse de ce Fauconnet qu’on somme de rendre son château de Naisil :
Les mœurs sont féroces : non pas de cette férocité de décadence, par laquelle les héros deviendront des ogres et des fous furieux ; mais d’une saine et fière férocité, qui reste humaine, et se mêle encore de loyauté et de bonté naturelles. Garin, et son frère Bègue, surtout, sont les caractères sympathiques du poème, mais Fromont n’est pas odieux : orgueilleux ; emporté, ambitieux, rusé au besoin, il n’est pas insensé ni scélérat, il a le respect du lien féodal et de la foi jurée ; il est entraîné plutôt qu’il ne se jette de gaieté de cœur dans l’inexpiable guerre : souvent il voudrait faire la paix ; il la voudrait maintenir ; il blâme les trahisons des siens, et les défend parce qu’il est leur chef ; il ne se réjouit pas de la mort de Bègue son ennemi. Bègue, de son côté, n’est pas une idéale figure, loyal, ayant la justice dans le cœur, prêt à vivre en paix, dès que lui-même ou un des siens est attaqué, le voilà fou de combats, forcené, téméraire, féroce, et je ne sais si, dans cette sanglante geste ni dans aucune autre, acte plus cruel se rencontre que celui de ce bon et brave baron : quand il a vaincu en duel Isoré, irrité qu’il est de je ne sais quelle outrageante raillerie d’un Bordelais, il arrache le cœur du vaincu et en fouette le visage de l’insulteur. Le traître même n’est pas le traître légendaire et consacré que l’on connaît, monotone et raide réplique de Ganelon : ce félon Bernard de Naisil, dévoué à sa façon à sa race ou plutôt à la haine de sa race, toujours occupé à réveiller ou attiser la discorde, à rompre les accords ou à les prévenir, à machiner des ruses, des perfidies, des parjures, pour lancer ou retenir ses parents dans les affaires où ils perdront leurs fiefs, leur sang et leur vie, souple du reste lui-même et se tirant alertement de tous les mauvais pas où il se voit engagé, c’est lui qui donne le plus de fil à retordre à Bègue et à Garin. Ce n’est pas un traître d’occasion, par emportement, ou orgueil blessé, comme Ganelon : la ruse est son caractère naturel ; avec lui nous atteignons le temps où le mensonge et l’intrigue, c’est-à-dire l’intelligence, entrent en lutte contre la franche brutalité et la force physique, puis vont prendre insensiblement le dessus sur elles, et du même coup sur l’honneur et sur la loyauté. La femme tient dans le poème la place qu’elle peut tenir : la beauté de Blanchefleur, que Garin, Fromont et le roi veulent épouser, compte moins que son héritage. On n’inspire que des désirs brutaux. Cependant l’amour apparaît : un amour simple, intime, domestique, l’amour de Bègue et de sa femme, tendresse mêlée de protection chez l’un, de tremblement et d’admiration chez l’autre. Il s’explique à travers des scènes familières qui sont en vérité curieuses et captivantes : est-ce roman ? est-ce épopée ? Je ne sais trop : mais la vie domestique n’est-elle pas épique dans l’Odyssée ? et tout ici est simple et vrai, sans cesser d’être grand. L’embuscade dressée aux nouveaux mariés, le combat dans la lande tandis qu’il y a fête au château, Bègue laissé pour mort, sa jeune femme couchée sur son corps et se lamentant, la triste arrivée du cortège où le maître est porté sur une civière, le conseil des médecins, dont le plus vieux commande d’abord qu’on éloigne la jeune femme qui troublerait le malade : ce sont des scènes qui ont vie et mouvement. Mais la mort de Bègue est un récit d’un grand effet dans sa couleur grise, avec cette accumulation rapide de petits détails pressés d’une si exacte et précise notation : la vie paisible de Bègue dans son château de Belin, entre sa femme et ses enfants, l’ennui qui prend à la fin ce grand batailleur, sourde inquiétude, désir de voir son frère Garin qu’il n’a pas vu depuis longtemps, et son neveu Girbert qu’il n’a jamais vu, désir aussi de chasser un fort sanglier, fameux dans la contrée du Nord ; la tristesse et la soumission douce de la femme ; le départ, le voyage, la chasse si réelle avec toutes ses circonstances, l’aboi des chiens, le son des cors, la fuite de la bête, l’éparpillement des chasseurs, qui renoncent ; Bègue seul âpre à la poursuite, dévorant les lieues, traversant plaines et forêts et marais, prenant ses chiens par moments sur ses bras pour les reposer, jusqu’à ce qu’il se trouve seul, à côté de la bête morte, ses chiens éventrés, en une forêt inconnue, sous la pluie froide de la nuit tombante : il s’abrite sous un tremble, allume un grand feu, prend son cor et en sonne trois fois, pour appeler les siens. C’est là que les forestiers de Fromont le tuent, six contre un ; encore ne viendraient-ils pas à bout du grand baron, debout adossé à son arbre, sans un archer qui de loin lâchement le frappe : et le corps dépouillé reste là, les trois chiens hurlant auprès de lui dans la nuit. Il n’y a pas de scène de roman moderne qui ait une vérité plus simple et plus forte. Le poète qui a fait cela n’était pas un coloriste, mais jamais dessin ne donna plus l’illusion de la vie par la sure netteté des lignes. On pourrait poursuivre l’énumération, et retrouver d’autres fragments d’épopée encastrés dans l’amas confus des matériaux dont sont construites les chansons de geste. Aimeri promettant Narbonne à Charlemagne27, le duel d’Olivier et de Roland sont deux épisodes, que Victor Hugo a rendus populaires. Il faut seulement noter que le grand poète, en jetant sur ces vieilles légendes l’artistique perfection de sa forme, les a, si je puis dire, « sublimées » aux dépens du simple bon sens. Le duel surtout de Roland et d’Olivier est loin d’avoir dans Girart de Viane l’étrangeté fantastique que la Légende des siècles lui a prêtée. Le couronnement de Louis le Débonnaire, et la noble tristesse de Charles devant la puérilité biche de son héritier, le début du poème d’Aliscans, et la fière obstination de Guiboure qui, refusant de connaître son mari dans un fuyard, tient la porte d’Orange fermée et laisse Guillaume au pied des murs, exposé à tous les coups des Sarrasins, d’autres morceaux encore méritent d’être loués et lus. Mais, en somme, on ne retrouve nulle part, à mon sens, un ensemble pareil à celui que présente chacune des trois chansons dont j’ai parlé ; on n’a que des fragments à recueillir, non des œuvres à étudier.
Ils ont surtout — et en cela ils semblent révéler l’aptitude éminente de la race — ils ont le sens du drame et du roman : sans poésie, sans style, leur art est là, dans le dessin des actions, et l’imitation de la remuante humanité. Il est si bien là que leurs dialogues ou discours sont supérieurs souvent à leurs récits : la logique d’un rôle, la nécessité d’une situation, l’instinct d’un effet les guident et les élèvent. Dans un poème du xiiie siècle, une mère, forcée de donner son fils, pour sauver son mari, prononce une plainte d’un accent juste et pénétrant29. Leur expression, telle quelle, diffuse ou sèche, plate éminemment, est un chiffre qui n’a pas de beauté par lui-même. Moins sobre, moins plein, moins sûr, c’est le même style que dans le Roland, lit, si l’on fait la différence des siècles, c’est le style de Dumas père ou de Scribe : le style enfin du dramaturge ou du romancier, qui n’est que cela. De là vient qu’à l’ordinaire les meilleures inventions des trouvères sont plus belles à imaginer qu’à relire. Jamais on n’a besoin et presque toujours on aurait tort de retenir ce qu’on appelle aujourd’hui « l’écriture » du poète ; quiconque voit les scènes dramatiques par lesquelles s’ouvrent Girart de Viane ou le Charroi de Nîmes 30 refaisant en langage quelconque les dialogues nécessaires, peut être assuré d’avoir extrait des ouvrages originaux toute la beauté qu’ils contenaient. Mais le talent est rare : et pour quelques heureuses trouvailles, qu’on peut porter au compte des remanieurs, la somme de leurs méfaits est prodigieuse. Le pis est que tous, et les plus ineptes, ont une intrépidité que rien ne déconcerte pour déranger et refaire l’ouvrage d’autrui. Une fois fixés par l’écriture, les poèmes homériques étaient sauvés : on a pu les rajeunir discrètement, mais qui eût osé en détruire la forme consacrée pour les amplifier à son goût ? Nos chansons de geste n’eurent, pas même fortune, et parce que leur forme insuffisamment belle n’imposait pas le respect, et parce que public et rédacteurs n’étaient aptes à voir que la matière : il ne leur paraissait pas importer que les mois fussent changés, si les choses subsistaient et même s’enrichissaient. Aussi n’y a-t-il pas de poème qui se soit maintenu à travers le moyen âge dans une forme fixe, et le moment où l’écriture leur assura une prolongation indéfinie d’existence lut non le terme, mais le commencement des pires aventures pour la plupart. Il n’est point de tortures que ces pauvres textes n’aient subies. Écrits en vers assonancés, ils sont rimés en consonances ; leurs dix syllabes sont étirées en douze, à grand renfort de chevilles, quand (vers 1200) l’alexandrin31 est à la mode. On revient un moment, par un goût archaïque, aux décasyllabes primitifs. Au xive siècle, on supprime les laisses et couplets, pour rimer les vers deux par deux. Cependant, de chantées avec accompagnement de vielle, ou violon, les chansons d’abord furent récitées, puis lues à haute voix ; et, comme il était naturel, plus on s’éloignait du chant, plus la versification devenait compliquée et curieuse. Puis l’instruction se répandit, on sut lire : on eut chez soi des manuscrits. On n’avait plus affaire des jongleurs et de leurs séances : ni du vers, puisqu’il n’était pas en effet un instrument esthétique. Le xve siècle mit donc en prose les narrations versifiées, et le passage fut achevé de la forme épique des âges primitifs à la forme du roman moderne. Il se faisait parallèlement, pour le fond, toute sorte d’étranges manipulations. La plus apparente fut la constitution des cycles qui fut la grande affaire des jongleurs au xiiie et au xive siècle. Un cycle est l’histoire d’une famille épique, la suite des poèmes qui en présentent les générations successives et les fortunes variées. De bonne heure s’était ébauchée l’organisation des cycles qui répond à un besoin naturel de l’esprit humain. Nous tendons à lier nos perceptions, nos idées : nous ne pensons connaître et nous ne croyons réel ou vrai que ce dont nous apercevons les relations. Une figure légendaire aura plus de consistance, plus d’être, si en elle nous apparaît le fils ou le père d’un héros, qui nous est connu. Les jongleurs, qui transportaient d’une province à l’autre les chansons de geste, savaient bien qu’enlevées à leur pays d’origine, elles perdaient l’intérêt local, si puissant élément de succès : pour compenser cette perte, il fallait les mettre en rapport avec celles dont la popularité était universelle, il fallait, en liant les sujets et les personnages, assurer aux nouveautés le bénéfice de la vogue des œuvres consacrées. Ainsi par une nécessité naturelle les grandes gestes tendaient à s’incorporer les petites, et les légendes provinciales à se fondre dans les nationales. De plus, à mesure que se multipliaient les chansons, on sentait le besoin de mettre un ordre dans cette abondance : or quoi de plus simple que de grouper les récits selon les rapports de parenté qui en unissaient les acteurs ? Enfin la méthode de classification pouvait facilement tourner en méthode d’invention : les trouvères le comprirent bien vite. Le public voulait du nouveau : quoi de plus simple, pour exciter son intérêt, et pour utiliser encore une part de ses émotions antérieures, que de lui présenter les pères ou les fils des héros qu’il aimait ? Les pères surtout : car, par une mystérieuse divination des lois de l’hérédité ou, plutôt tout niaisement, parce que, si l’on n’est pas toujours le père, on est forcément le fils de quelqu’un, la curiosité des auditeurs remontait plus volontiers aux ascendants des personnages favoris. De là ce facile bourgeonnement des légendes, ces développements généalogiques qui vont en sens inverse de la nature : car ici les fils engendrent les pères, et les aïeux naissent après les pères. On aurait une idée de la façon dont s’organisent les cycles, si l’on regardait cette vingtaine de poèmes qui forment la geste de Guillaume. Ou verrait la légendaire figure de ce comte Guillaume qui en 793 arrêta les Sarrasins sur les bords de l’Orbieu et mourut moine au monastère de Gellone qu’il avait fondé, on la verrait attirer à elle tous les vainqueurs régionaux des guerres musulmanes, et se constituer ainsi six frères avec un père ; on la verrait absorber tous les Guillaume du Nord, l’un comte de Montreuil-sur-Mer, un autre possesseur de ce surnom de Court-Nez qui nécessitera le coup d’épée du géant Corsolt, un troisième qui n’était pas un Guillaume, défenseur hautain du faible Louis ; pour s’assimiler ce dernier, elle est obligée d’émigrer, avec tout son cortège d’hommes et de faits, du règne de Charlemagne au règne de son successeur. On la verrait se rattacher le vaillant Vivien et le grotesque Rainouart, qui seront l’un neveu de Guillaume et l’autre frère de sa femme ; la famille se prolongera dans la descendance collatérale jusqu’à un petit-neveu de Guillaume. Mais en même temps se fera la rétrogradation ascendante : le moine de Gellone, le vainqueur de l’Orbieu se donnera une enfance. Il a six frères, un père : qu’ont-ils fait ? Les six frères et Aimeri de Narbonne auront leurs gestes. Mais Aimeri, qui est-il ? à qui tient-il ? Il prendra un père, et trois oncles, dont l’un est un double de Girart de Roussillon et dont un autre, père d’Olivier et d’Aude, raccorde le cycle de Guillaume au cycle royal. Enfin, à ces quatre frères il faut un père, ce sera Garin de Monglane dont les Enfances verront le jour au xve siècle ; l’aïeul sera né à la vie épique quatre ou cinq cents ans après ses petits-fils. Par ce procédé, la plus grande partie de la matière épique ou romanesque se trouva répartie à la fin du moyen âge en trois cycles principaux : la geste royale, consacrée à la triade carolingienne, Pépin, Charles et Louis ; la geste de Guillaume, que remplissaient surtout les luttes contre les Sarrasins en Languedoc et en Provence ; la geste enfin de Doon de Mayence, ou des traîtres, qui rassemble, preux ou lâches, parjures ou généreux, tous les vassaux rebelles et les ennemis implacables de la royauté. Un certain nombre de poèmes résistèrent à l’attraction des grands cycles et ne s’y laissèrent pas agréger : tels sont les poèmes des Lorrains, tel le poème de Raoul de Cambrai, et les débris de l’épopée bourguignonne conservés en plusieurs chansons. Je ne parle pas du cycle de la Croisade, dont il faudra dire un mot ailleurs. Dans le remaniement incessant de la matière poétique, le délayage était le moindre péché de nos trouvères : ils excellaient, comme les modernes feuilletonistes, à inventer une profusion de détails inutiles. La mort d’Aude, qui tient une trentaine de vers dans notre Roland, en fournit huit cents à un arrangeur du xiie siècle ; tant de ce chef que par la version nouvelle du supplice de Ganelon, et autres additions industrieuses, la chanson gagne deux mille vers en longueur, et la poésie perd à proportion. En général, le commencement de nos poèmes vaut mieux que la fin : c’est que le trouvère emploie d’abord autant qu’il peut le texte qu il remanie, par économie d’invention, et c’est pour allonger, pour éviter la cruelle nécessité de finir son histoire, qu’il fouille dans son sac, et met toutes ses rubriques en œuvre. Un des procédés les plus commodes consiste à intercaler dans un poème tout ou partie d’un autre : l’histoire de Raoul de Cambrai pénètre ainsi dans la geste des Lorrains. Ou bien l’on démarque des traditions étrangères pour les rendre au sujet que l’on traite : ainsi le chien de Montargis, vieux conte qu’on trouve déjà dans Plutarque et dans saint Ambroise, vient se mêler aux aventures de la reine Sibille, une des incarnations de l’épouse innocente et calomniée. Comme les faits, les caractères se dénaturent, se transportent et se transposent : les traîtres sont stéréotypés d’après Ganelon ; Vivien n’est qu’une seconde épreuve de Roland. L’invention abondante et pauvre des trouvères fait songer à la basse littérature de nos jours, à cette masse de romans et de drames manufacturés en hâte pour la consommation bourgeoise et pour l’exportation. Depuis les formules du langage jusqu’au dessin général de l’action, toutes les pièces d’une chanson de geste sont jetées dans les mêmes moules. Le défi du vassal rebelle, ou la colère du vassal fidèle contre l’empereur ingrat, la princesse infidèle qui s’éprend d’un baron français, le combat de deux barons, ou d’un baron contre un géant païen, voilà des thèmes qui sont repris cent fois. Pour les caractères, on a le brave, le violent, le traître, le lâche, et tout le contenu de chacun est épuisé par l’épithète, qui crée comme une nécessité permanente d’actes uniformes, dont la répétition a quelque chose de mécanique. Un type banal de héros s’établit : sans fatigue et sans peur, bravache, impatient, il a toujours le poing levé, il écrase des nez, fracasse des cervelles, traîne les femmes par les cheveux dès qu’on le contredit ; tenons compte des mœurs, c’est le beau gentilhomme, héroïque, impertinent, fine lame, qui passe, la moustache en croc, le poing sur la hanche, à travers nos mélodrames : c’est le d’Artagnan du xiiie siècle. En somme, nos chansons de geste, selon M. P. Rajna, sont
« aussi pauvres de types que riches d’individus », et M. Léon Gautier a dû écrire
qu’elles « sont composées pour les dix-neuf vingtièmes d’une série de lieux communs ». Encore si l’on s’en était tenu à la banalité : mais on y ajoutait l’extravagance. Esclaves de la mode, les trouvères jetèrent au milieu de la matière épique les aventures incroyables des romans bretons et le fantastique insensé du roman d’Alexandre. Ce ne furent plus que voyages lointains, pays fabuleux, une Asie de niaise féerie, avec ses « soudans » et ses « amiraux » cocassement naïfs ou formidables, avec son histoire et sa géographie folles : il n’est pas jusqu’à Roland, le vaillant homme occis à Roncevaux, qui n’aille un beau jour se faire le chimérique gouverneur d’une vague « Persie »32. Ce ne furent plus que géants hideux à plaisir, nègres cornus, et même cornus « derrière et devant », enchanteurs et magiciennes, Maugis33, Orable34, auprès de qui pâlissent et sont délaissés Renaud et Guillaume : mais surtout Auberon le petit homme, fils de Jules César, neveu d’Arthur et frère jumeau de saint Georges35. Et quelle cascade de prodiges, tandis que Huon de Bordeaux, chargé de talismans, s’en va, pour mériter le pardon de l’empereur, arracher quatre dents et la barbe à l’amiral de Babylone ! Choses et bêtes s’en mêlent ; voici le cor d’Auberon qui est fée, et voici le bon cheval Bayard, qui est fée aussi. Mais le meilleur, le plus complaisant des enchanteurs, c’est Dieu : il a toujours un miracle au service du preux en danger, ou du poète dans l’embarras. Il fait tomber les murs des villes, et les passions dans les cœurs : il arrête le soleil dans le ciel, l’épée dans la main du guerrier. Il est le grand machiniste de l’épopée : il empêche Ogier de tuer Charlot, fils de l’empereur, parce que le poète qui l’a fait trop obstinément féroce a laissé passer l’occasion de le fléchir ; il arrête le duel d’Olivier et de Roland, parce que le poète ne saurait pas faire un vaincu sans l’amoindrir36. Dès que l’auteur est à bout d’art ou de psychologie, la main de Dieu paraît. Dans cet emploi de Dieu et du miracle, pas plus que dans celui des magiciens et des enchantements, je n’aperçois la fraîche naïveté des âmes primitives : ce sont presque toujours des ficelles de littérateurs sans conscience et sans génie. Tout cela du reste amuse les hommes, encore plus les dames, dont le suffrage a plus de poids dès qu’on n’a plus souci que d’amuser. Une fois surtout que l’histoire, la chronique en vers, puis en prose, s’est détachée du tronc de l’épopée, les chansons de geste se vident en quelque sorte de leur solide substance historique ; elles perdent de plus en plus leur caractère de commémoration héroïque du passé pour devenir l’expression vulgaire du présent. Si extravagantes qu’elles soient, elles sont platement réalistes en un sens : elles sont inconsciemment le plat et réaliste roman d’une société qui manque de science et de sens. Elles en expriment les rêves avec la vie, l’idéal avec la réalité, comme la fiction du théâtre de Scribe est le plus fidèle portrait qu’on puisse trouver de la bourgeoisie française aux environs de 1840. Ce qui en fait la vérité, c’est l’absolue égalité, l’identité plutôt de l’auteur et du public, l’impossibilité où est celui-là de penser hors et au-dessus de la sphère où celui-ci enferme ses pensées. Toutes les transformations (les mœurs et du goût s’inscrivent au jour le jour dans nos chansons de geste : chaque génération y souffle son esprit moyen. Au lieu de la rude et sincère foi, de la barbarie saine et virile de l’ancienne épopée, s’étalent la courtoisie, l’amour : et quel amour ! A mesure que les dames tiennent plus de place dans les chansons, une galanterie plus polie, plus verbeuse surtout, enveloppe un amour de plus en plus cynique. Il n’y a point de milieu : ou la femme est l’ange de pureté, l’idéale et rarement vivante Geneviève de Brabant, stéréotypée dans sa douloureuse fidélité, banale réplique d’une des plus primitives traditions ; ou bien, et plus souvent, plus vivante aussi parfois, c’est l’impudente, la sensuelle, fille ou femme, qui d’un regard s’enflamme, et qui donnera pour être aimée, s’il le faut, la tête d’un père37. La première perfection, le signe éminent du héros, c’est de se faire rechercher par une princesse sarrasine, ou par l’impératrice, ou par la femme ou la fille de son hôte, qui s’est dit : « Car il est très bel homme ». Mais le Français aime à rire : parallèlement au romanesque, le comique s’insinue dans les chansons de geste, et y fait aussi tache d’huile. L’épopée avait son comique, simple, primitif, comme elle, et savoureux par-là dans sa grossièreté : le succès sans doute de ces épisodes lança les trouvères dans la recherche des effets plaisants : dénués de finesse comme ils étaient, ils avilirent la matière épique par la lourde et vulgaire outrance du comique sans observation qu’ils y jetèrent à profusion : comique de foire, dont les « bonnes farces », les têtes cassées et les larges ripailles sont les principaux moyens. Un roi qui déguise deux mille de ses soldats en diables noirs et cornus pour donner l’assaut à une ville assiégée38, un baron au contraire qui garnit les murs de son château assiégé de mannequins bien armés pour simuler une forte garnison39, un marmiton gigantesque, sot et colère, qui fait grotesquement d’héroïques exploits, et qui, voulant monter à cheval, se tourne tête en queue, comme nos clowns de cirque40 : voilà ce qui amusait infiniment nos bons aïeux. Ou bien on conte comment le petit Roland s’échappe avec quatre camarades, et comment ces gamins montent sur cinq grands chevaux, volés à des chevaliers bretons, pour s’en aller à la guerre avec l’empereur et ses pairs : toute une armée se met à la poursuite des cinq bandits41. Il y avait là une jolie idée, comique et romanesque à la fois : aussi retrouve-t-on plus d’une fois le brave enfant qui veut se battre et refuse d’étudier. Vivien a son petit frère qui demande à le venger, et l’enfant Guibelin, au siège de Narbonne, assomme son maître pour aller se jeter dans la mêlée, où il est tué par les Sarrasins42. Ce lieu commun vivace regermera chez nous à chaque époque, et, dans un siècle comme le nôtre, idolâtre de l’enfance, deviendra d’une culture très facile et rémunératrice. Naturellement les scènes grotesques ou familières eurent plus de succès à mesure que le public devint plus populaire. Dès le xie siècle, le goût des bourgeois de Paris qui visitaient la foire de l’Endit et les reliques de l’abbaye Saint-Dénis, imposait le ton du Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem, et ces étranges « gabs » qui, au temps même où la sévérité épique de Roland passionnait encore l’aristocratie féodale, faisaient déjà du poème la parodie inconsciente et bouffonne de l’épopée chrétienne. Il arriva, à la longue, que la noblesse se détacha de cette poésie nationale, créée pour elle, qu’elle préféra d’autres poèmes, d’autres genres, d’autres amusements. Elle se mit à lire, et n’ayant plus besoin, des jongleurs, elle donna leur place auprès d’elle aux hérauts, détenteurs de la science du blason, rédacteurs de chroniques, ordonnateurs de jeux et de pompes. L’art des jongleurs s’exerça surtout sur les places publiques, aux pèlerinages, aux foires. On vit alors, pour cette clientèle nouvelle, les barons accablés, protégés, éclipsés surtout par de petits nobles de campagne, par de bons bourgeois, par des vilains même : ridicules d’aspect par tradition, membrus, velus, trapus, larges d’épaules, courts de jambes, ayant sourcils broussailleux et mains énormes, les paysans sont vaillants, généreux, sublimes, et leur vertu caresse l’orgueil des foules que leur extérieur a gagnées. C’est le vavasseur Gautier, coiffé de son vieux chapeau, armé de sa lourde massue, monté sur sa jument à tous crins, qui, avec ses sept fils chevauchant des chevaux de charrue, s’en va défendre son seigneur Gaydon43. C’est le paysan Varocher44, garde du corps et champion de la reine Blanchefleur, c’est Simon le voyer, qui recueille la reine Berthe dans sa chaumière45. Si le vilain est le cavalier servant des reines calomniées, au bourgeois appartient la paternité putative ou réelle des preux. L’auditoire rit de bon cœur quand d’honnêtes marchands enseignent le commerce à un Vivien, à un Hervís46, les mettent à la vente, les envoient aux foires, étonnés de leurs répugnances, scandalisés de leurs bévues, comme d’honnêtes poules qui voudraient instruire de jeunes faucons à picorer sur un pailler. Il rit quand les jeunes apprentis, sentant bouillir leurs instincts de largesse et de bataille, rentrent à la maison sans marchandises, sans argent, montés sur quelque destrier fourbu, une vieille cuirasse au dos, un noble épervier sur le poing. Dans tout cela les types épiques deviennent ce qu’ils peuvent. Ils perdent toute dignité, toute grandeur, toute réalité, toute consistance aussi. L’élaboration de l’épopée s’était, faite en condensant dans la fixité d’un type héroïque diverses physionomies de personnages héroïques : dans la décomposition du genre, au contraire, chaque type se résout en plusieurs figures de fantaisie, graves ou ridicules, outrées de sublimité ou de bassesse, selon l’utilité particulière de chaque sujet. Ici Charlemagne, le grand empereur à la barbe fleurie, idéal exemplaire de la royauté chrétienne, à qui Dieu envoie son esprit et ses anges, Charlemagne s’associe à un voleur, et s’en va couper les bourses avec lui ; ailleurs le sage empereur devient un « vieillard qui est tout assotté »47. Et « l’autre soleil » de ce monde, le pape, n’est pas mieux traité : ne le voit-on pas, pour engager Guillaume d’Orange à son service, lui promettre, entre autres dons, de lui laisser épouser autant de femmes qu’il voudra48 ? Même le type du héros, que nous avons vu déjà dégradé, s’abaissent encore plus bas qu’on ne saurait dire : après les deux types épiques, dont le second est déjà moins grand, après le preux défenseur de la France ou de la foi, après le violent batailleur qui garde ou gagne des fiefs, on aura les types romanesques, le féroce baron, l’extravagant chevalier, tous les deux aimés des dames, et l’on aboutira au soudard ; le mauvais sujet, casseur de cours, bâtard et semeur de bâtards, vulgaire, jovial, et surtout fort comme Hercule ou Porthos, délices du populaire par le sans-façon de ses manières et parce qu’il dit son fait à la noblesse, c’est Baudouin de Sebourc49, dernier et indigne rejeton de la lignée de Roland. Mais à quoi bon insister ? Quelle idée prendrait-on de notre tragédie, si, mettant toutes les œuvres sur le même plan, on rassemblait l’Iphigénie en Aulide de Racine, l’Iphigénie en Aulide de Guimond de la Touche, l’Atrée de Crébillon et les Erinnyes de M. Leconte de Lisle, dans un cycle des Atrides, ou si l’on flanquait dans une geste de Rome le Cinna de Corneille d’une Mort de César de Scudéry ou d’un Triumvirat de Voltaire ? Les cycles sont factices : la critique littéraire doit briser ces cadres, où la médiocrité pullulante cache les chefs-d’œuvre. Quand tout était à exhumer, tout devait être examiné : mais aujourd’hui le but doit être de laisser doucement redescendre les neuf dixièmes des chansons de geste dans le bienfaisant oubli qui a reçu les neuf dixièmes des tragédies. Tout l’ennuyeux et tout l’extravagant doit périr à nouveau : ce qui mérite de vivre en sera plus au large, et la Chanson de Roland, deux ou trois autres poèmes, une douzaine d’épisodes discrètement détachés d’une centaine de poèmes, n’ont qu’à gagner à représenter seuls l’épopée française, qui y gagnera encore plus.