CLXVIe entretien.
Biographie de Voltaire
Voltaire, poëte, historien, philosophe, est l’homme le plus universel de l’Europe au
dix-huitième siècle ; l’universalité est surtout le caractère de son génie.
L’antiquité, sous ce rapport, ne peut lui comparer qu’un seul homme, Cicéron. Ces deux
écrivains ont à eux seuls occupé l’espace de tout leur siècle ; ils ont tellement
confondu leur nom avec le nom même de leur patrie qu’on ne peut dire Cicéron sans que
Rome tout entière se présente à l’imagination du lecteur, et qu’on ne peut dire Voltaire
sans que la France apparaisse avec toutes ses grandeurs littéraires, tous ses talents et
tous ses défauts, à l’esprit de l’Europe.
Ces deux hommes universels, Cicéron et Voltaire, ont d’autant plus de rapports entre
eux que l’un et l’autre ont été plus que des poëtes, des écrivains, des orateurs ; ils
ont été des hommes dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire qu’ils ont agi en même
temps qu’ils ont écrit ou parlé, et qu’ils ont participé, dans une proportion immense,
l’un au grand mouvement des choses romaines par l’éloquence, l’autre au grand mouvement
de l’esprit humain par la littérature et par la philosophie actives du monde
moderne.
Quoique leurs talents, aussi supérieurs chez l’orateur romain que chez le poëte et le
prosateur français, fussent d’un ordre très-différent, ils se ressemblent plus qu’on ne
pense par ces trois caractères de leur génie : la justesse, l’universalité et l’action. À ce titre, je n’ai jamais
pu penser à Cicéron sans penser à Voltaire, et je n’ai jamais pu lire Voltaire sans
penser à Cicéron. À un autre titre encore, ils se rappellent sans se ressembler : c’est
par la vaste et longue influence qu’ils exercèrent sur leur pays et sur le monde. Ce
sont deux conquérants pacifiques qui ont planté le drapeau de leur langue et de leurs
idées bien au-delà des limites de leur nation et de leur langue. Universels par leur
gloire, ce sont les César et les Alexandre de la littérature ; ils ont asservi de vastes
provinces de la pensée humaine. Cicéron vivant fut égorgé par ses ennemis politiques ;
Voltaire mort fut assassiné dans sa mémoire et traîné mille fois par son nom aux
gémonies des ennemis de la philosophie et de la renommée ; ce sont encore deux
ressemblances entre les deux destinées de ces deux grands hommes. Le temps de la justice
et de l’apothéose est venu pour Cicéron, le temps de l’impartialité n’est pas venu et ne
viendra pas de plusieurs siècles encore pour Voltaire. Essayons de le devancer en
présentant ici un portrait véridique du philosophe français.
François-Marie Arouet naquit à Châtenay, petit village des environs de Paris, le 20
février 1694. Il ne prit qu’à vingt-cinq ans le nom de Voltaire d’un petit fief de sa
mère dans l’Anjou. Son père était un des membres de la haute bourgeoisie de Paris. Des
fonctions honorables, l’élégance des mœurs, la fortune et les lumières rapprochaient
cette classe de l’aristocratie : il était trésorier de la Chambre des comptes. La
Chambre des comptes, corps presque parlementaire, exerçait le contrôle de la
comptabilité du royaume. Sa mère, Catherine Daumart de son nom, était une femme d’une
grande beauté, d’un esprit délicat et cultivé, centre d’une société choisie d’écrivains,
de diplomates étrangers et de courtisans qui recherchaient dans son salon les charmes de
sa figure et de son entretien. C’est de cette mère enivrante et gracieuse que l’enfant
reçut avec le sang le don de la grâce, le don le plus naturel de l’esprit de Voltaire.
Son génie, en effet, commença par la grâce, ce don féminin qui est la jeunesse de
l’esprit. Sa mère, à l’époque de la naissance de ce fils, était liée d’amitié avec un
seigneur napolitain de haute naissance qui avait été également lié avec la mère du duc
de Richelieu, l’ami futur et inséparable de Voltaire. Cette liaison du diplomate italien
avec ces deux femmes, l’une de la cour, l’autre du parlement, et la ressemblance des
deux enfants, de visage et de caractère, a fait rechercher sans preuve par quelques
écrivains curieux des indices de parenté indirecte entre Voltaire et le duc de
Richelieu. La verve étincelante et facétieuse de l’Italie méridionale aurait expliqué
ainsi par sa source l’originalité étrangère et quelquefois burlesque de l’imitateur
futur d’Arioste. Mais rien ne motive cette rumeur du temps que ces chuchotements de
salon qui sont les vengeances de l’envie contre l’esprit et la beauté des femmes
célèbres. On trouvera de meilleures explications de la ressemblance des deux amis dans
la fréquentation des mêmes sociétés spirituelles, élégantes et licencieuses qui furent
le berceau de leur esprit.
L’enfant reçut une éducation soignée dans le collége des jésuites de Paris ; le Père
Porée, son professeur de rhétorique, présagea un grand homme dans son élève. L’élève, à
son tour, devenu grand homme, conserva un penchant de cœur pour l’éducation libérale des
jésuites, et une reconnaissance filiale pour son maître, le Père Porée.
Après ses études classiques, prématurément achevées avec une facilité qui dévorait les
difficultés de l’étude, son père, riche et facile, sans préoccupation de fortune pour
son fils, le rappela dans sa maison pour lui laisser le choix réfléchi d’une carrière à
suivre. Un abbé de cour, d’une société lettrée et licencieuse, qui avait brigué
autrefois les préférences de la belle trésorière, qui était resté l’ami de la famille et
qui était le parrain du jeune homme, dirigea ou égara plutôt ses premiers pas dans le
monde. Cet abbé était l’abbé de Châteauneuf ; il s’honorait, comme l’abbé de Chaulieu,
de fréquenter les courtisanes politiques d’Athènes. Il présenta le jeune Voltaire chez
la vieille et célèbre Ninon de Lenclos, reste de beauté, de vice et d’esprit qu’un
siècle transmettait à l’autre comme un scandaleux héritage. Ninon avait été l’amie
d’occasion de madame de Maintenon, devenue depuis l’épouse de Louis XIV et
l’inspiratrice de Bossuet. Ninon sourit à la figure et à la vivacité d’esprit de l’élève
de l’abbé de Châteauneuf, elle lui légua dans son testament deux mille livres pour
acheter des livres. Les livres que la courtisane, enrichie par ses vices, léguait ainsi
à l’enfant poëte, n’étaient certainement pas des livres de théologie ou de piété.
Voltaire connut chez Ninon l’abbé de la Fare, l’abbé Courtin, l’abbé Servieu, le prince
de Conti, le duc de Vendôme, toute cette école de voluptueux débauchés de cour et
d’église que l’hypocrite austérité de la vieille cour de Louis XIV avait refoulés. Cette
école de philosophie du plaisir entretenait l’esprit d’opposition dans le désordre des
mœurs et dans l’impiété ; mais c’était en même temps l’école de toutes les délicatesses
de l’esprit et de toutes les grâces nues de la poésie, magister
elegantiarum. Excusable peut-être pour des vieillards libertins, elle était la
corruption en précepte et en exemple pour un jeune homme. Voltaire s’y souilla
l’imagination pendant qu’il s’y formait le talent. Ses premiers vers furent des
sacrifices à ces indécences d’esprit. Son père s’en alarma, il s’en plaignit à l’abbé de
Châteauneuf : l’abbé, pour apaiser la famille, envoya le jeune Voltaire en Hollande, en
le recommandant comme une espérance de la diplomatie à son frère le marquis de
Châteauneuf, ambassadeur de France à la Haye. Il y avait alors à la Haye une femme de
lettres et d’intrigues, madame Dunoyer, vivant de libelles et d’aventures ; cette femme
avait plusieurs filles d’une extrême jeunesse et d’une naissante beauté. Voltaire devint
éperdument amoureux de l’aînée de mesdemoiselles Dunoyer. La jeune fille partagea la
passion du jeune attaché d’ambassade. La figure de Voltaire, séduisante de physionomie,
son esprit plus séduisant encore que sa figure, les vers qu’illustrait l’amour,
l’extrême jeunesse des deux amants les entraînèrent à des projets d’enlèvement
surveillés par la mère ; elle saisit la correspondance, elle ébruita la prétendue
séduction, elle demanda avec éclat une vengeance à l’ambassadeur de France, elle imprima
les lettres, elle donna à cette aventure innocente encore la célébrité d’un scandale
intéressé. M. de Châteauneuf renvoya le jeune homme à sa famille ; il partit en jurant
fidélité et protection à celle qu’il avait involontairement compromise. Le vent et la
légèreté de l’âge, la mauvaise renommée de la mère emportèrent ces serments ; mais
Voltaire conserva toujours le tendre souvenir de ce premier attachement, et retrouva
plus tard avec un tendre intérêt mademoiselle Dunoyer mariée au baron de Winterfeld. Le
père de Voltaire refusa de le recevoir dans sa maison. Un des amis de la famille,
M. de Caumartin, lui donna asile dans le château de Saint-Ange, aux environs de la forêt
de Fontainebleau ; il y conçut dans la solitude le plan d’un poëme épique, la Henriade.
Quelques satires qu’on lui attribua injustement le firent enfermer par le duc
d’Orléans, régent, à la Bastille. Il y écrivit les premiers chants de son poëme. Ce
poëme, reçu dans le temps comme une œuvre du génie épique de la France, n’avait rien de
la véritable épopée que le titre et la forme. Ce n’est qu’une chronique de la Ligue et
de la conquête du royaume de France par le roi de Navarre, Henri IV ; mais le sujet du
poëme était national, le héros était populaire, les épisodes touchants, les vers dignes
de lutter par l’élégance et l’harmonie avec les chants de Virgile, du Tasse, de Camoëns.
Le succès fut soudain, immense, universel ; la langue de Racine était retrouvée et
appliquée à l’histoire de France. Cette œuvre éleva du premier coup le jeune poëte à une
hauteur de renommée qui l’isola dans une gloire précoce et unique. La France crut que
son poëte avait enfin répondu pour elle à ce défi de produire un poëme épique dont on
l’humiliait tous les jours. Elle se sentit vengée ; elle mit sa gloire nationale dans la
Henriade : de plus, le patriotisme qui s’attachait au nom de
Henri IV s’attacha au poëme où il était célébré, ce fut presque un blasphème qu’une
critique contre cette épopée. Aujourd’hui ce poëme est rentré dans la foule de ces
œuvres de circonstance qu’un siècle emporte avec lui comme un monument de ses
engouements plus que de ses immortalités. Homère, Virgile, Tasse, Dante, Milton, Camoëns
vivent, la Henriade est morte en moins de cent ans ; mais Voltaire vit
éternellement, non dans la Henriade, non dans ses tragédies, mais dans
l’universalité de son nom. Le monument de Voltaire, c’est lui-même ; son véritable
ouvrage, c’est l’esprit humain étendu, reclassé, modifié par son génie.
Il sortit de la Bastille par l’intervention du duc d’Orléans, régent du royaume, dont
il devint le poëte favori. La réaction nationale de la licence contre l’intolérance
sénile et dévote de la fin du règne de Louis XIV jetait l’esprit dans le désordre des
mœurs et dans l’indépendance sans limites. Le régent donnait le signal et l’exemple de
tous les débordements, son interrègne était le règne de la jeunesse contrastant avec le
règne de la caducité.
La cour et la France se vengeaient de leur servitude aux lois de madame de Maintenon,
Esther surannée d’un roi persécuteur des consciences, inspiratrice des plus cruels
attentats contre les cultes indépendants. L’athéisme et le libertinage, comme il arrive
toujours, remplaçaient l’orthodoxie forcée et la piété de convenance ; la littérature
impie ou légère succédait au molinisme ou au jansénisme, qui avaient enrôlé Boileau et
Racine dans des partis scolastiques pour lesquels ces poëtes n’étaient pas nés. Les
plaisirs du régent étaient des scandales, la cour une orgie ; Voltaire, tantôt caressé
par les complaisances poétiques de cette cour, tantôt réprimé par quelques semaines de
captivité pour ses insolences de favori, était le poëte de cette jeunesse. Il luttait de
grâce et de licence avec l’abbé de Chaulieu, l’Horace de cette cour ; s’il ne l’égalait
pas encore en souplesse, il le dépassait en force. Son génie ambitieux de tous les
succès le porta au théâtre, il fit représenter Œdipe, sa première
tragédie. Ce n’était qu’une belle imitation de Sophocle, on crut avoir retrouvé Racine ;
il en avait bien l’imagination, il était loin d’en avoir le style. Cette œuvre lui fit
plus de renommée et plus d’ennemis, il irritait l’envie, au lieu de la désarmer ; il
n’était point méchant, mais il avait ces malignités spirituelles de l’épigramme, petite
monnaie de la repartie, qui font plus d’ennemis que des perversités en action. Un lâche
affront qu’il éprouva alors de la part d’un grand seigneur de la maison de Rohan le
força à demander réparation les armes à la main ; la réparation lui fut indignement
refusée ; il ne crut pas pouvoir rester plus longtemps dans une patrie qui lui
interdisait de venger son honneur, il se retira en Angleterre, il y passa deux ans dans
un petit village nommé Mandworth, aux environs de Londres. Cette époque fut la véritable
crise de ses croyances religieuses, de ses opinions politiques et de son génie.
L’Angleterre fut l’école de son âge mûr, il y respira la liberté de penser ; la liberté
de railler était la seule qu’il eût encore respirée en France. Newton, qui venait de
mourir, pour les sciences physiques ; Bacon, pour la philosophie réaliste et
rationnelle ; Shaftesbury, pour l’audace de ses négations religieuses ; Bolingbroke,
l’homme d’État célèbre, retiré en France et avec lequel Voltaire avait été lié
précédemment en Touraine, pour son mépris des révélations ; le grand poëte anglais Pope
pour l’éclectisme élégant de ses poésies didactiques, furent ses maîtres dans la pensée
et dans le style. Il ne pouvait en avoir un plus accompli que Pope, qui honora le jeune
Français de son amitié. Retiré à Twickenam, dans le voisinage de Londres, aux bords
arcadiens de la Tamise, ce grand poëte, lié avec toute l’aristocratie politique et
lettrée de son temps, rappelait Horace à Tibur ; comme Horace, il entendait de là le
bruit de la Rome britannique ; favori de la cour, consulté par les orateurs du
Parlement, oracle des hommes de génie dans ses Épîtres, fléau des
médiocrités littéraires dans ses Satires, philosophe dans l’Essai sur l’homme, distrait par le badinage classique dans la Boucle de cheveux enlevée, Pope, centre d’une société d’hommes de
lettres secondaires mais excellents, fut évidemment le modèle d’élégance attique sur
lequel Voltaire aurait voulu mouler sa vie, si la France eût été libre dans ses opinions
comme l’était l’Angleterre. C’est sous les auspices de Pope qu’il se perfectionna dans
la connaissance de la langue anglaise, et qu’il lut les tragédies de Shakespeare.
Shakespeare est la grande originalité de l’Angleterre saxonne. Ses œuvres sont une
littérature tirée d’elle-même, des mœurs, des histoires, des passions du moyen âge.
Cette littérature puissante et rude comme le climat et comme le temps, n’a rien de
commun avec la littérature grecque ou latine, encore moins avec les molles et perverses
imitations de la Grèce ou de Rome par l’Italie moderne, par l’Espagne ou par la France
jusqu’à Corneille. Voltaire, bien qu’il fût violemment choqué par l’étrangeté
quelquefois barbare de cette scène shakespearienne, en sentit néanmoins la moelle
humaine, les proportions gigantesques, l’audace politique, la profondeur, l’élévation,
l’étendue. Ce fut une autre nation qui les révéla à ses yeux. Il sentit à cet aspect
qu’on pouvait donner à la scène française moins de convention, de déclamation, et plus
de vérité en se rapprochant du modèle anglais ; il ébaucha sur ce type moitié anglais,
moitié romain, ses deux tragédies politiques de Brutus et de la Mort de César. On y sent le souffle mâle de la liberté respiré depuis
deux ans en Angleterre.
Il comprenait que l’indépendance d’esprit a pour condition dans tous les pays
l’indépendance de situation. En homme d’un sens pratique prématuré, il s’occupa de sa
fortune. Son poëme de la Henriade, imprimé par souscription en
Angleterre, lui produisit une somme considérable pour le temps. L’aristocratie anglaise,
au milieu de laquelle il avait été introduit et soutenu par Bolingbroke et Pope,
concourut libéralement à cette souscription en faveur du poëte français. Voltaire plaça
les fonds provenant de cette munificence de la nation anglaise dans les opérations de
finances et de fournitures d’armée du fameux Pâris du Vernet, le plus habile et le plus
heureux des spéculateurs du temps en France. Ces opérations, surveillées au bénéfice de
Voltaire par les frères Pâris, ses bienfaiteurs et ses amis, élevèrent sa fortune au
niveau de ses pensées les plus ambitieuses d’indépendance. La fortune assez
considérable, héritée en même temps de son père et de son frère, fut placée également
par Voltaire en spéculations très-lucratives. Résolu à ne pas se marier, afin de donner
moins de gages encore à la persécution, il dispersa tous ses capitaux en rentes viagères
sur des maisons nobles de France et sur des princes d’Allemagne afin d’avoir un asile
partout. Ces revenus, avant l’âge de trente-sept ans, s’élevaient à deux cent mille
livres de rente. Cette fortune n’était point pour Voltaire une ostentation de luxe, mais
une mesure de prudence ; il en dépensait une partie considérable en bienfaits plus qu’en
plaisirs. Aucun des hommes de lettres de son temps, même parmi ses ennemis, n’avait
recours en vain à ses libéralités cachées ; il était à la fois le Virgile, l’Horace et
le Mécène de la France.
Rentré en France après deux ans de cet exil volontaire à Londres, il excita les
ombrages de l’autorité et du clergé par une élégie touchante et indignée sur la mort de
mademoiselle Lecouvreur. C’était une actrice tragique dont le talent et les charmes
avaient séduit la France et Voltaire. On lui avait refusé une sépulture décente en terre
consacrée ; sa dépouille mortelle avait été jetée nuitamment dans une voirie humaine.
Voltaire regrettait surtout en elle l’actrice éloquente et tendre à laquelle il
destinait le rôle de Zaïre. Cette tragédie toute romanesque fut une
innovation sur la scène française, consacrée surtout jusque-là à des scènes historiques.
L’inattendu des situations, le contraste des mœurs, le pathétique de l’amour,
l’éloquence de la passion et de la religion en lutte dans le drame lui valurent un de
ces succès qui se prolongent à travers tout un siècle. Voltaire, à dater de ce poëme,
fut sans rival au théâtre. Son style scénique n’est ni si mâle et si tendu que celui de
Corneille, ni si parfait et si harmonieux que celui de Racine ; ce style, qui sent trop
l’improvisation, la facilité, la négligence, n’a point cette solidité qui résiste au
temps dans l’œuvre des beaux vers ; mais le mouvement, l’éclat, l’héroïsme, la
tendresse, toutes ces qualités de surface qui séduisent l’œil et l’oreille, lui donnent
un caractère voltairien indéfinissable par un autre nom que par le nom de l’auteur.
C’est le brillant de la pièce fausse égal à la splendeur du diamant, auquel la foule
charmée se trompe, et que les lapidaires du style peuvent seuls discerner. Une série de
tragédies écrites d’année en année avec la rapidité de l’imagination, depuis Zaïre jusqu’à Mérope, l’Orphelin de la
Chine, Tancrède, ne cesse pas de rappeler, pendant soixante ans de sa vie,
l’intérêt, la passion, l’admiration des siècles sur le poëte. C’étaient les actes de son
règne par lesquels il rappelait à propos qu’il était roi. Ces succès, habilement
combinés comme des éléments de popularité renaissante, intimidèrent la persécution
chaque fois que le gouvernement, le parlement ou le clergé en prenaient ombrage. C’était
son appel au peuple et son appel à la gloire.
C’est à peu près dans le même temps qu’il publia sous le nom de l’abbé de Chaulieu,
récemment mort, l’Épître à Uranie, son premier poëme philosophique.
L’Épître à Uranie ressemble à un fragment de Lucrèce retrouvé dans une imagination française à dix-huit cents ans de
distance. C’est une profession de dédain contre les opinions populaires en matière de
divinité. Cette audace d’esprit fort devint le symbole de l’impiété théologique contre
toutes les révélations. Caché sous le faux nom de l’abbé de Chaulieu, Voltaire échappa à
la vengeance de l’Église et du gouvernement. On le soupçonna, on ne put le convaincre.
Il publia aussi alors ses Lettres sur les Anglais, dans lesquelles il
faisait connaître et goûter à la France les institutions libres, l’éloquence virile, la
science pratique, et la littérature neuve de la Grande-Bretagne. Il fut le premier après
Saint-Évremond, le Voltaire du dix-septième siècle, qui colonisa les idées anglaises sur
le continent ; le détroit de la Manche alors séparait deux mondes.
Ces études, ces publications, ces représentations théâtrales, ces activités d’esprit
dans tous les sens, ces correspondances s’associaient en lui au goût des plaisirs dans
des sociétés d’élite. Une jeune femme de la cour, plus éprise de la gloire personnelle
que du rang, la marquise du Châtelet, s’était attachée à lui comme à son maître dans
l’art de penser et d’écrire. Cette liaison d’étude, autant que de sentiment, faisait
l’orgueil et le charme de sa vie. Madame du Châtelet s’élevait au-dessus des occupations
de son sexe par ses travaux sur l’astronomie et par son sur
Newton ; mais elle n’avait ni le pédantisme, ni la sécheresse qu’on attribue aux
femmes savantes ; l’envie seule cherchait à la défigurer pour se consoler d’une
supériorité de cœur, de charmes et d’esprit qu’on ne pouvait atteindre. Ses lettres,
récemment découvertes et publiées, dévoilent une âme aussi féminine et aussi tendre que
si l’amour avait été sa seule passion ; on ne peut douter en lisant ces lettres, souvent
pathétiques et tracées de larmes, que madame du Châtelet ne fût bien supérieure à son
ami en amour et en dévouement. Cette liaison, qui devait se dénouer douloureusement
après vingt ans, s’était transformée en froide amitié avant sa mort ; mais cette
froideur, trop motivée par celle de Voltaire, ne fut dans madame du Châtelet que le
juste ressentiment d’un cœur négligé.
Cet attachement, décent aux yeux du monde et autorisé par les mœurs du temps, était
alors dans toute sa force : travail, plaisirs, sciences, amusement, société, maison
même, tout était commun entre l’amie et l’ami. Trop distraits à Paris, tantôt par les
salons, tantôt par la gloire, tantôt par les menaces de persécution qui planaient sur le
nom de Voltaire, ils résolurent de prévenir le bannissement par un exil doux et
volontaire dans la solitude des champs.
La marquise du Châtelet possédait à l’extrémité de la Champagne le château de Cirey. Le
nom illustre de son mari et les agréments de la société faisaient de cette magnifique
résidence la capitale rurale des deux provinces. C’est là que Voltaire, dans la
plénitude de son génie, passa plusieurs années, les plus douces et les plus fécondes de
sa vie, dans le sein de l’amitié qui double les forces de l’âme. Il y étudia la
physique, la chimie, la géométrie transcendante, et il entremêla ces études des
inspirations les plus variées de l’imagination. Il y nourrit sa poésie de l’histoire, de
la philosophie, de la science ; ses vers ne furent que la forme de ses connaissances et
de ses idées. De temps en temps, il s’échappait de sa retraite pour aller à Paris
apporter un nouveau chef-d’œuvre au théâtre. Le plus éloquent de ces chefs-d’œuvre fut
sa tragédie de Mahomet. Le drame en est terrible, le style inspiré, le
vers oriental comme le site et le soleil d’Arabie. Malheureusement, l’allusion
perpétuelle qu’il voulait faire comme philosophe au fanatisme persécuteur des premiers
temps du christianisme fit dévier le poëte du véritable caractère de Mahomet. Il en fit
un Machiavel, un hypocrite ambitieux, un Tartufe armé du glaive exterminateur.
Historiquement, cela est faux, poétiquement cela est banal : Mahomet, apôtre et martyr
très-sincère du dogme de l’unité de Dieu, n’était que le seïde du Dieu unique contre les
superstitions de cette partie alors barbare de l’Arabie. Il eût été mille fois plus beau
de représenter ce grand caractère du martyr inspiré, persécuté et triomphant que de
représenter dans Mahomet un incrédule de sa propre religion qui se moque de Dieu et des
hommes. La tragédie de Mahomet, ainsi conçue, n’aurait rien perdu en
intérêt, elle aurait gagné en vérité, en héroïsme et en enthousiasme. Celui qui concevra
la tragédie de Mahomet comme l’histoire, reproduira un des plus beaux
phénomènes de l’esprit humain, une foi sincère dans une âme héroïque, bravant le martyre
et s’élevant par le martyre à l’empire d’un continent entier.
Mais, malgré la fausse conception du Mahomet de Voltaire, cette
tragédie arabe est peut-être la page du théâtre où le talent s’est le plus rapproché du
génie. Les accents sont prophétiques, seulement c’est le prophète des ambitieux au lieu
du prophète des vrais croyants.
Ce fut dans un intervalle d’études, d’inspirations tragiques, de loisirs et d’amours,
que Voltaire conçut et ébaucha le poëme facétieux de la Pucelle
d’Orléans, son crime d’imagination et de badinage. Il adorait Arioste, il fut
tenté d’imiter ce qu’il admirait : le Roland furieux, moitié
burlesque, moitié héroïque, lui inspira la malheureuse idée de chercher dans l’histoire
de France une page qui se prêtât par sa nature aux deux genres. Il prit Jeanne d’Arc, il
eut deux fois tort : premièrement, parce que Jeanne d’Arc, malgré l’étrangeté des
crédulités populaires qui se rattachaient à sa légende, était consacrée dans
l’imagination des peuples par son patriotisme et par les flammes de son bûcher ;
secondement, parce qu’en souillant cette chaste figure par ses licences de style, il
profanait tout à la fois la vierge et l’héroïne dans la femme. Il eut un troisième tort,
c’est de se tromper sur la nature de son propre génie. Il n’avait de l’Arioste que la
malignité, il n’en avait ni l’intarissable imagination, ni la franche gaieté, ni la
naïveté d’enfant qui s’amuse lui-même de ses propres contes. Voltaire égratigne, Arioste
caresse. On ricane avec l’un, on sourit avec l’autre. De plus, l’Arioste est amoureux,
Voltaire n’est que libertin dans son poëme ; aussi le succès de la
Pucelle ne fut-il qu’un succès de libertinage. Cette gloire même ressembla au
sacrilége ; elle laissa une tache indélébile sur sa vie littéraire.
La philosophie, qui est la suprême convenance de la vie, ne commence pas décemment par
l’impudeur ; Rabelais n’est pas le germe de Platon.
Cependant cette diversion malséante à des travaux multiples et sérieux en poésie, en
histoire, en érudition de tout genre, n’empêcha pas Voltaire de grandir en tout sens.
Aussi, pendant cette retraite auprès de madame du Châtelet, qui dura près de vingt ans,
sa renommée rayonna de là sur le monde entier. L’envie était conjurée par son absence de
Paris. Les princes d’Allemagne se disputaient l’honneur de sa correspondance.
Frédéric II, poëte avant d’être conquérant, s’honorait du titre de disciple et d’ami du
solitaire de Cirey. La petite cour élégante, amoureuse, lettrée, du roi de Pologne
Stanislas, père de la reine de France, le recevait avec madame du Châtelet tous les
hivers à Nancy, tous les étés à Commercy. Cette cour était une école de belles-lettres,
ornée de femmes charmantes et entremêlée de fêtes spirituelles. Une image de la Grèce de
Sapho, d’Anacréon, de Sophocle, de Platon, se retrouvait dans un coin de la Lorraine ;
excepté l’impiété affichée, tout était permis par ce prince dévot, mais voluptueux, à
ses courtisans. La mort presque soudaine de la marquise du Châtelet, qui mourut en
couches à quarante-deux ans, changea en deuil ce bonheur, et dispersa ce cénacle de
plaisirs et d’études.
La gravité de l’histoire ne permet pas de scruter anecdotiquement les contes sur la
mort de l’amie de Voltaire. Entre madame du Châtelet et lui, l’amour était éteint, mais
l’amitié la plus tendre survivait. La mort de cette compagne de sa jeunesse, de ses
travaux, de sa gloire, à laquelle il avait consacré sa vie, le plongea, sinon dans un
désespoir, au moins dans un vide éternel.
Il ne retourna un moment à Cirey que pour en déménager ses livres, ses manuscrits, ses
habitudes, ses souvenirs. Il revint s’enfermer complétement seul à Paris dans la maison
vide de la rue Traversière, qu’il avait habitée longtemps avec son amie. Il s’y livra
pendant deux ans à une mélancolie sans distraction et sans remède, qui protestait assez
contre la prétendue insensibilité de son âme. Deux de ses nièces, madame de Fontaine et
madame Denys, quelques amis de son enfance tels que Thiriot, d’Argental, étaient seuls
admis dans sa retraite. Il écrivait à peine, l’histoire seule l’occupait encore ; ce fut
le temps où il rédigea son premier livre historique, la vie du roi de Suède Charles XII.
Le roi de Pologne Stanislas lui en avait donné les matériaux. Ce genre d’histoire
anecdotique était inconnu jusque-là dans la littérature sérieuse. Elle tenait du roman
par les aventures, de la conversation par la vivacité, de la critique par la clarté, de
la comédie par les caractères, de l’érudition par la science des événements et des
textes, de la philosophie par la haute moralité des conclusions et par le mépris pour
les sottises humaines. Mais, malgré toutes ces qualités très-remarquables du style
historique de Voltaire, dans la Vie de Charles XII comme dans le Siècle de Louis XIV, ses deux monuments, ce style ne dépasse jamais
l’agrément et ne s’élève pas au sublime, qui est la région élevée de la grande histoire.
Un livre de Thucydide poétise plus les événements et les hommes, une page de Tacite
reflète plus d’éclairs sur l’abîme des caractères. On feuillette Voltaire, on grave
Thucydide et Tacite dans sa mémoire.
Mais la France avait eu si peu d’historiens lisibles et véridiques jusque-là qu’on
plaça Voltaire au premier rang, parce qu’il avait remplacé, le premier, la chronique par
l’histoire. Son coup d’œil d’ensemble généralisait bien les détails, et sa critique,
plus sûre qu’on ne le croyait, popularisait bien l’érudition.
Des libelles calomnieux, écrits contre lui par des hommes de lettres ingrats, comblés
de ses dons, tels que l’abbé Desfontaines, ne respectèrent ni sa douleur, ni sa gloire,
ni sa retraite. Ces libelles étaient des armes que ces envieux fournissaient et
tendaient au gouvernement pour frapper d’exil ou de prison leur bienfaiteur. Un poëte
impie, médiocre et trivial, nommé Piron, qui avait fait par hasard une comédie de
premier ordre, la Métromanie, et qui ne faisait plus que des
épigrammes, ces chefs-d’œuvre des esprits courts et des mauvais cœurs, harcela Voltaire
depuis ce moment jusqu’au tombeau. Il affecta la pitié pour colorer l’envie et la haine.
Un critique partial et injurieux, mais d’un goût plus classique et plus sûr que Piron,
l’auteur de l’Année littéraire, Fréron, s’acharna à toutes les
publications du grand poëte. Voltaire méprisa Piron, il eut le tort de relever par des
injures les critiques de Fréron. Le génie a toujours tort de répondre à l’envie ; il a
son refuge dans son élévation, et il ne faut pas qu’il en descende ; lors même qu’il se
défendrait par un coup de foudre, la foudre s’éteindrait dans la boue. Un hasard
préserva Voltaire de la persécution sollicitée contre lui.
Frédéric II, l’ami de Voltaire, venait de monter du cachot au trône ; la France avait
intérêt à l’attirer dans son alliance. Voltaire s’offrit pour porter au jeune roi des
paroles secrètes de paix. Voltaire échoua dans sa négociation, mais il y montra un
talent de rédaction diplomatique qui le fit remarquer du roi, de madame de Pompadour, sa
favorite, et des ministres. Il écrivit plusieurs manifestes sous leur dictée. Ses
connaissances et son style décoraient leur faiblesse politique. Il aspirait vivement
alors à un rôle diplomatique, auquel ses antécédents l’avaient préparé. Il fut écarté
par les préventions du jeune roi Louis XV et par la jalousie de ses maîtres. Quelques
complaisances poétiques pour madame de Pompadour, pour la cour, pour le Dauphin, lui
valurent la place de gentilhomme de la chambre du roi, d’historiographe, d’académicien,
et une pension du roi. Il méprisait ces vanités, mais il les briguait comme une garantie
contre les persécutions de ses ennemis. Sa faveur, cependant, n’alla jamais plus loin
que l’antichambre du roi et le boudoir de la favorite de Louis XV. Ce roi voulait bien
une corruption, mais il ne voulait pas une philosophie. Il n’adressa jamais la parole à
son chambellan ; son esprit tout sensuel ne s’élevait pas à la hauteur d’une idée, il
n’aimait de la royauté que ses vices, une réforme aurait dégradé le trône à ses yeux.
Les courtisans de la vérité, qu’on appelle les philosophes, ne pouvaient avoir qu’une
place avilie et peu sûre à sa cour. Madame de Pompadour elle-même sacrifia Voltaire
qu’elle aimait à l’antipathie du roi. Elle protégea au-delà de la justice le vieux poëte
tragique Crébillon, talent âpre et sauvage, prétendit l’opposer à Voltaire pour effacer
Zaïre, Mérope, Mahomet sous l’ombre de Crébillon. Crébillon,
très-supérieur à son compatriote Piron, était de Dijon ; cette ville fournissait ainsi
la France d’antagonisme et d’envie contre un vrai grand homme. Vilain rôle pour une
province qui avait enfanté Bossuet et Buffon. Voltaire sentit vivement l’injure.
Frédéric saisit l’instant du dégoût, l’appela à sa cour. Voltaire y trouverait,
indépendamment de l’amitié d’un roi philosophe, la liberté de penser, le droit de penser
tout haut devant son siècle, les honneurs de la cour auxquels il n’était pas insensible,
une place de chambellan, une pension de vingt mille francs, un logement dans les palais
du roi et l’intimité d’un homme supérieur à son trône. Voltaire accepta secrètement ces
propositions ; il prit congé de la cour de France comme pour une absence momentanée ; on
ne lui reprocha rien, on le laissa partir avec dédain, mais on garda contre lui le
profond ressentiment d’une désertion de Versailles à Berlin.
La cour de Berlin ressemblait à celle de Denys de Sicile : un roi jeune, vainqueur,
absolu, très-élevé par le génie et par l’instruction au-dessus de son peuple, aimable
quand il avait intérêt à être aimé, terrible quand il fallait être craint, prince grec
au milieu des Teutons demi-barbares, joignant aux élégances d’Athènes les mœurs
suspectes de la Grèce, philosophe par mépris des hommes, poëte par contraste avec son
rang, réunissait autour de lui une société nomade d’aventuriers d’esprit, fuyant leur
patrie et cherchant fortune. Voltaire, en arrivant, effaçait de son nom toute cette
foule ; on le vit arriver avec envie. Le roi le combla de faveurs, de priviléges,
d’amitié ; il se fit le disciple de son ami. Les leçons de philosophie et de poésie, la
correction des œuvres littéraires de Frédéric, l’amitié cultivée des princesses ses
sœurs, les voyages de cour, les résidences dans les différentes demeures de plaisance de
Sans-Souci et de Postdam, les soupers libres, les conversations sans frein, les
entretiens par-dessus la tête des peuples, l’étude enfin, ce premier des plaisirs pour
Voltaire, remplirent les premières années de cet exil auprès de Frédéric. La langueur
finit par amortir le sentiment même de cette liberté ; la perversité morale du roi
détacha le poëte ; les vices honteux de cet Alcibiade de caserne scandalisèrent même la
tolérance de l’homme de goût ; le despotisme du roi admiré de loin, mais pesant de près
jusque dans son Académie de Berlin, la jalousie du président de cette Académie
Maupertuis, des querelles d’abord sourdes, puis éclatantes, des factions dans cette
intimité, le climat rude, la santé atteinte, la monotonie, pédantisme allemand,
désenchantèrent trop tard Voltaire. Il demanda son congé ; il renvoya, avec des vers
d’une affection équivoque, ses croix de chambellan, ses honneurs, ses pensions. On se
brouilla, on se réconcilia, on se brouilla de nouveau ; enfin Voltaire quitta presque
furtivement cette Prusse où il tremblait à chaque tour de roue d’être retenu par force ;
sa nièce, madame Denys, était venue chercher son oncle comme pour imprimer par sa
présence plus de respect au tyran du génie. Parvenus à Francfort, ville libre de nom,
mais dominée par l’ascendant de la Prusse, l’oncle et la nièce y furent arrêtés et
retenus par force aux arrêts, dans leur auberge, jusqu’à ce que le consul de Prusse eût
obtenu de Voltaire la restitution de quelques poésies manuscrites du roi. Cette exigence
brutale et cette petite persécution d’un poëte couronné envers un poëte désarmé et
fugitif firent jeter à Voltaire des cris d’indignation qui retentirent dans toute
l’Europe. L’ancienne amitié fut oubliée, et les outrages de plume succédèrent aux
caresses. Le monde fut initié aux scandales de cette rupture entre Voltaire et Frédéric.
Voltaire y perdit en dignité, Frédéric en considération. Les épigrammes
s’entrechoquèrent pendant plusieurs années entre les deux amis. Le temps et le repentir
de Frédéric adoucirent la blessure sans la cicatriser complétement. La liberté absolue
devint plus chère au poëte ; il résolut de ne plus la chercher à la cour des rois.
Il touchait à sa soixantième année ; sa santé toujours souffrante, quoique pleine de
cette éternelle séve d’esprit qui est la vie sous la forme de l’activité morale, lui
faisait un besoin de la solitude.
Il avait aigri contre lui le roi et la cour par ses éloges retentissants du roi de
Prusse. L’héroïsme de Frédéric le Grand était un reproche tacite de la mollesse de
Louis XV ; soit que les lettres qu’il recevait de Paris lui fissent redouter de vivre
trop près de Versailles, soit qu’un avertissement secret de la cour lui interdît de s’en
rapprocher sans exposer sa liberté, il résolut de chercher un asile hors de la portée de
ces arbitraires des rois. Sa fortune considérable, indépendante des caprices et des
confiscations des gouvernements, était en partie disponible, en partie placée en rentes
sur les différentes contrées de l’Europe ; elle s’élevait à deux cent mille livres de
rente ; ses besoins personnels bornés laissaient une grande partie de ce revenu à la
disposition de ses goûts pour des libéralités princières, le reste en économie pour les
éventualités extrêmes de sa vieillesse.
Arrivé à Strasbourg, triste, malade, humilié de sa disgrâce en Prusse, il parut hésiter
longtemps sur le choix de l’asile où il irait achever de vivre. Il n’osa pas, ou il ne
voulut pas se rapprocher de Paris. Il passa quelques mois d’hiver à Colmar, enfermé dans
sa chambre, occupé à rédiger les annales de l’empire germanique, travail ingrat et sans
gloire, qu’il s’était imposé pour complaire à une princesse, sœur de Frédéric II. Au
printemps, il alla passer quelques mois dans l’abbaye de Senones, auprès du savant dom
Calmet, religieux d’une érudition immense et indigeste, mais d’un caractère naïf et
tolérant, qui plaisait beaucoup à Voltaire. Le poëte et l’homme de cour y mena la vie
d’un bénédictin, mangeant au réfectoire des moines, assistant aux offices, veillant dans
la bibliothèque ; ce fut là surtout qu’il étudia, sous la direction de dom Calmet, ces
questions bibliques et théologiques qui donnèrent plus tard à ses controverses
religieuses les armes de l’érudition la plus inattendue dans un écrivain laïque.
Pendant cette hésitation et ces études, madame Denys, sa nièce, était allée à Paris
arranger les affaires de son oncle et déménager son établissement de la rue Traversière.
Elle revint en Alsace à la fin de l’été ; l’oncle et la nièce prirent alors ensemble la
route de la Suisse. Cette Scythie pastorale et libre de l’Europe souriait à
l’imagination du philosophe et du poëte. Genève lui offrait à la fois en perspective les
avantages d’une ville lettrée et l’indépendance d’une terre vierge des tyrannies des
rois et des ombrages de l’Église. L’accueil enthousiaste qu’il reçut en passant à Lyon
et la beauté des rives de la Saône et du Rhône le retinrent quelques semaines dans cette
capitale du commerce français. Il parut chercher une habitation dans le voisinage ; mais
la froideur de l’archevêque de Lyon, autrefois son ami, maintenant son observateur
hostile, et le saint murmure d’un clergé menaçant dans une ville fanatique, le forcèrent
à renoncer à ce périlleux séjour. Il poursuivit sa route vers Genève. L’aspect de cette
vallée de Cachemire de l’Occident éblouit ses regards, peu habitués jusque-là, par les
plaines de la Beauce ou par les sables de la Prusse, aux grandeurs et aux charmes de la
nature. Son âme s’éleva à la hauteur des Alpes devant le mont Blanc. Ces montagnes lui
parurent les degrés de l’enthousiasme et les remparts de la liberté. Il se hâta
d’acquérir viagèrement, aux portes de Genève, une maison de campagne appelée les
Délices. Le Rhône, en s’échappant du lac, en baigne les falaises ; les gorges sombres de
la Savoie en ombragent les jardins ; la ville et ses quais, ses ports, ses barques en
diversifient l’horizon, le mont Blanc en solennise la perspective ; le lac, semblable à
une mer intérieure, en étend jusqu’au Valais les derniers plans. Frappé de cette vue, il
éprouva plus qu’il n’avait éprouvé jusque-là la poésie de la nature inanimée. Il chanta
son lac dans des vers inspirés où le génie du paysage et le génie de la liberté se
confondaient pour exalter son âme au-dessus d’elle-même. Les Alpes, les flots, la
liberté helvétique glorieusement reconquise et sagement conservée par un peuple
guerrier, pastoral et industriel, lui révélèrent un enthousiasme lyrique inconnu
jusque-là dans ses odes.
Peu de temps après son installation aux Délices, il acheta en toute propriété la terre
de Ferney, qui a donné son nom à son long exil loin de Paris. Ferney,
petit village rapproché de Versoy, sur les rives du lac, était un territoire français du
petit pays de Gex, extrême frontière qui touchait par sa demeure au pays neutre de Gex,
par ses prairies au territoire de Genève, par ses bois au territoire de Berne, par le
lac à la Savoie, au Valais, à Lausanne, au gré de cet hôte cosmopolite de quatre ou cinq
gouvernements. Averti à temps d’un danger de persécution, soit du côté de Paris, soit du
côté de Genève, soit du côté de l’aristocratie de Berne, il pouvait échapper en une
heure à toutes les embûches ou à toutes les oppressions.
Cette considération l’attacha à Ferney ; il y bâtit un château sans faste, mais
élégant ; il y construisit une église pour l’usage des habitants catholiques, avec cette
inscription équivoque qui confessait le théiste dans l’œuvre du
citoyen : À Dieu par Voltaire.
Il y appela de Genève et des villes voisines des familles d’ouvriers horlogers,
auxquels il fournit libéralement des maisons, des capitaux, des matières premières, pour
exercer leur industrie sous ses auspices. Ferney devint la petite colonie de la
tolérance, de l’agriculture et de l’industrie rurale. Il rêvait une ville future de son
nom.
Non content de ces occupations économiques, il acheta successivement deux maisons de
plaisance à Lausanne, site plus méridional, au bord du lac. Il y passait les hivers, il
y faisait jouer la tragédie et la comédie sur des théâtres domestiques, il y rassemblait
la société élégante et lettrée de Lausanne, il y représentait lui-même avec un
remarquable talent les rôles de vieillard dans les grands drames anciens ou nouveaux. Il
retournait à Ferney, au printemps, jouir d’autres plaisirs utiles dans la culture de ses
champs, dans la surveillance de sa colonie, dans l’accueil des voyageurs illustres que
sa renommée attirait de toutes parts en pèlerinage à Ferney. La composition de
tragédies, de comédies, de romans philosophiques, tels que Candide,
Zadig, et d’épîtres, de satires, de contes plus chastes et plus spirituels que
ceux de Boccace et de La Fontaine, enfin une correspondance immense et qui s’étendait à
tous les sujets et à toute l’Europe, remplissaient les jours et les nuits de travail,
d’amusements, de bruit, d’amitié et de félicité. Il sentait vivement ce bonheur, et il
en rendait grâce à sa destinée dans toutes ses conversations et dans toutes ses
lettres.
Son intarissable gaieté d’esprit attestait la constante sérénité de son cœur ; c’était
l’optimisme en action ; pas une heure morose n’assombrissait sa vie.
Sa jeunesse avait eu ses tristesses, son âge mûr avait eu ses déceptions et ses
colères ; sa vieillesse, libre de toute passion, excepté de la passion désintéressée de
la raison publique, n’avait que la monotonie du bonheur humain.
Cette vieillesse, qui fut la saison de son repos, fut aussi la saison de sa fécondité.
Quand on lit ses œuvres presque infinies, on est frappé de la supériorité de talent qui
caractérise tout ce qu’il pense ou écrit depuis l’âge de soixante ans jusqu’à l’âge de
quatre-vingt-quatre ans, où la mort prématurée pour lui, même à cet âge, lui arracha la
plume de la main. Tout ce qu’il y a de plus immortel en lui, comme talent et comme
caractère, date de Ferney, à l’exception de Zaïre et de Mérope ; mais le Siècle de Louis XIV, le Dictionnaire philosophique, l’Essai sur l’histoire et sur les mœurs
des nations, cette véritable histoire universelle en fragments retrouvés sous des
ruines, l’Orphelin de la Chine, Tancrède, les romans philosophiques,
les contes en prose et en vers, les articles improvisés pour l’Encyclopédie, les épîtres
horatiennes, les satires légères sans modèle dans l’antiquité, les stances reposées
comme une eau limpide dans une coupe d’or, les lettres familières, où le vers accidentel
se mêle involontairement à la prose comme l’écume pétillante au vin généreux sur les
bords du verre, les sur Corneille et Racine, la Correspondance enfin, cette
véritable encyclopédie du cœur, de l’âme, de l’esprit, du bon sens, de l’amitié, du
charme, des passions de ce grand homme universel, tout cela date du bord du Léman, tout
cela est le fruit de ce qu’on appelle la caducité dans les hommes vulgaires.
Plus la mort semble approcher, plus le flot se clarifie, plus le crépuscule réfléchit
d’aurore matinale dans les splendeurs de ce soleil couchant. C’est que Voltaire, il faut
le reconnaître, ne vivait pas tant en lui-même que dans le monde toujours jeune qui ne
devait pas mourir après lui ; c’est qu’il était en réalité un homme collectif et par
conséquent un homme immortel. Il vivait par son immortalité dans le monde passé,
présent, futur, et le monde vivait en lui ; voilà pourquoi il était toujours jeune. Il
avait la passion de la vérité, la vérité ne vieillit pas ; la pensée qui s’y attache et
qui s’en nourrit n’a point de décadence ; chaque aurore lui rend son élasticité et sa
vigueur. Or, quelles que soient ses erreurs personnelles, on ne peut méconnaître dans
Voltaire cette passion désintéressée de la vérité.
Sa philosophie est quelquefois de la haine, mais elle est surtout l’amour du vrai, on
peut la définir l’amour de la lumière irrité par les ténèbres.
C’est peut-être aussi que le génie de Voltaire est le mouvement, que cet excès du
mouvement de l’esprit donnait quelquefois le vertige et l’ivresse à sa jeunesse : l’âge,
en ralentissant le mouvement excessif et désordonné de son âme, lui laissait plus de cet
équilibre nécessaire à la création des belles choses.
C’est peut-être enfin parce que toutes les autres passions étaient amorties en lui par
l’âge que les années ne laissaient plus prévaloir en lui qu’une seule passion, celle du
bon sens, qui est l’absence de toutes les autres passions, et que son talent ainsi
dégagé de toute préoccupation sensuelle l’élevait à une plus pure intellectualité. Ce
talent, peu pathétique de sa nature, n’était pas de ceux qui s’éteignent quand le cœur
se refroidit. Ce n’était pas un talent de cœur, c’était un talent d’intelligence. Ce
genre de talent là survit à l’homme sensitif et brille, comme le phosphore, d’une lueur
froide qui n’a pas besoin d’aliment.
Ce fut donc l’âge de la philosophie pour Voltaire. Le libertinage d’esprit avait
dissipé sa jeunesse ; la passion de la gloire avait occupé son âge mûr ; le zèle de la
vérité et de l’humanité se développa en lui dans sa verte vieillesse. La solitude où il
s’était relégué nourrit les pensées et recueille les forces. Sa vie véritablement
philosophique commença entre soixante et soixante-dix ans.
Quelle fut cette philosophie de Voltaire ? Fut-elle, comme on n’a pas cessé de
l’écrire, une simple impiété, impiété non-seulement anti-chrétienne, mais anti-divine,
confondant dans un même scepticisme et dans un même sacrilége toutes les manifestations
religieuses, qui sont l’instinct le plus sublime, le besoin le plus intellectuel, et
l’aspiration la plus sainte de l’humanité ; en un mot, Voltaire fut-il athée ? Non, ses
calomniateurs seuls ont cherché à déshonorer de ce nom ses doctrines ou plutôt ses
négations de doctrines religieuses. Il n’est que trop vrai qu’un petit nombre de
boutades d’esprit, éparses çà et là dans ses lettres au roi de Prusse, à d’Alembert, à
Diderot, à madame du Deffand surtout, semblent jeter quelques doutes ou quelques dédains
sur la nature et sur l’immortalité de l’âme, sur la personnalité et sur la providence de
cet être suprême et infini appelé Dieu, auteur de tous les êtres, sans lequel tous les
êtres seraient des effets sans cause ou des existences plus irrationnelles que le
néant ; mais ces crimes de la raison contre elle-même dans Voltaire sont de lâches
complaisances de plume, de honteuses concessions de bon sens faites par adulation à la
femme impie, au prince immoral, aux écrivains sceptiques à qui ses lettres étaient
adressées. Il les flattait dans leurs systèmes et dans leurs vices d’esprit pour les
captiver dans son parti philosophique ; il avait le respect humain de sa haute raison
avec les correspondants athées ; il leur livrait l’immortalité de l’âme et la providence
divine pour les enrôler par cette tactique détestable dans une coalition commune contre
les superstitions humaines. Mais à peine avait-il écrit ces lignes impies qu’il
rougissait de les avoir écrites et qu’il s’en vengeait en écrivant d’une main plus ferme
les pages les plus solides de pensée et les plus magnifiques d’expression sur
l’existence de Dieu dans ses œuvres, sur la conscience, ce code vivant de la morale une
et éternelle, sur la moralité ou sur l’immoralité des actes humains, moralité ou
immoralité qui suppose une peine ou une rémunération finale, et par conséquent une
immortalité. Le blasphème ne fut jamais en lui qu’un accident ou une manœuvre, la foi en
Dieu était sa nature. Il était anti-chrétien, parce que les dogmes du christianisme,
selon lui altérés et viciés par la crédulité populaire, lui paraissaient être une
usurpation de l’homme sur la divinité pure ; mais il abhorrait les symboles, les
regardant comme des ombres de Dieu présentés aux hommes pour Dieu lui-même. Voilà, avec
l’impartialité que l’on doit à la vérité et même à l’erreur, le vrai caractère de
Voltaire philosophe. Ce fut le dernier ou le premier des théistes. Le théisme est la
négation des symboles, mais il est l’affirmation de Dieu. Dans la plus anti-chrétienne
de ses poésies philosophiques : l’Épître à Uranie, il semble
caractériser lui-même les opinions religieuses que nous lui attribuons ici ; il va même
au-delà, et il touche au christianisme par une admiration pieuse des vertus de son
fondateur.
Les poésies philosophiques sont pleines de cette profession de foi du théiste, depuis
ce vers le plus beau de vérité de tous les vers :
Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer, jusqu’à ces vers si nombreux et si
proverbiaux de son poëme sur la loi naturelle :
Il s’élève jusqu’à la prière dans les derniers vers du poëme :
Ses dix-huit volumes de correspondance sont pleins des témoignages de sa foi dans
l’Être créateur, providentiel et rémunérateur, et de mépris contre les athées qui nient
la cause suprême faute de pouvoir l’expliquer. Dans les pages du Dictionnaire philosophique, où il laisse courir sa pensée sur tous les objets
avec la liberté d’une confidence à voix basse, il parvient par les seules forces de sa
raison jusqu’à des extases d’adoration et de vertu qui égalent le plus sublime
mysticisme de l’Inde ou du christianisme. Qu’on lise cette page sur l’essence du mot religion, mot impliquant à la fois la croyance et la morale :
« Cette nuit je méditais ; j’étais absorbé dans la contemplation de la nature,
j’admirais l’immensité, le cours, les rapports de ces globes lumineux infinis, que le
vulgaire ne sait pas admirer.
« J’admirais encore plus l’intelligence qui préside à ces vastes ressorts ; je me
disais : il faut être aveugle pour n’être pas ébloui de ce spectacle, il faut être
stupide pour n’en pas reconnaître l’auteur, il faut être en démence pour ne pas
l’adorer. Quel tribut d’admiration dois-je lui rendre ? Ce tribut ne doit-il pas être
le même dans toute l’étendue de l’espace, puisque c’est le même pouvoir suprême qui
règne également dans toute cette étendue ? Un être puissant, qui habite dans une des
étoiles de la voie lactée, ne lui doit-il pas le même hommage que l’être puissant qui
habite sur ce petit globe où nous sommes ? La lumière est uniforme pour l’astre de
Sirius et pour nous ; la morale, qui est la lumière de l’âme, doit être uniforme
aussi : si un être animé, sentant et pensant dans l’étoile Sirius,
est né d’un père et d’une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur, il leur
doit autant d’amour et de soins que nous en devons ici à nos parents. Si quelqu’un,
dans la voie lactée, voit un indigent estropié, s’il peut le soulager et s’il ne le
fait pas, il est coupable envers tous les globes ! Le cœur a partout les mêmes
devoirs, sur les marches du trône de Dieu, s’il a un trône, et au fond de l’abîme,
s’il y a un abîme !… »
Comment la calomnie de l’esprit de parti religieux a-t-elle pu taxer d’athéisme l’homme
qui a senti, pensé et gravé de pareilles lignes sur la face du firmament ?
Et ailleurs, à l’article Théisme, dans le même ouvrage :
« Le théisme est une religion répandue dans toutes les religions comme un métal qui
s’allie avec tous les autres ; il y eut autrefois des athées, mais aujourd’hui, ce que
le chancelier Bacon avait dit se trouve vérifié littéralement : qu’un peu de
philosophie rend un homme athée, et que beaucoup de philosophie mène à la connaissance
de Dieu. Lorsqu’on croyait avec Épicure que le hasard fait tout, ou avec Aristote, et
même avec plusieurs anciens théologiens, que rien ne naît que de la corruption, et
qu’avec de la matière et du mouvement le monde va tout seul, alors on pouvait ne pas
croire à la Providence. Mais, depuis qu’on entrevoit la nature que les anciens ne
voyaient pas du tout, depuis qu’on s’est aperçu que tout est organisé, que tout a son
germe, depuis qu’on a bien vu qu’un champignon est l’ouvrage d’une sagesse infinie
aussi bien que tous les mondes, alors ceux qui pensent ont adoré ; là où leurs
devanciers avaient blasphémé, les physiciens sont devenus les héraults de la
Providence : un cathéchiste annonce Dieu à des enfants, et un Newton le démontre aux
sages ! »
Cependant une erreur déplorable et inexplicable dans cette métaphysique du bon sens de
l’esprit, d’ailleurs si juste et si logique, de Voltaire, obscurcissait cette religion
de la Providence. Voltaire admettait cette Providence pour les généralités de la
création ; pour les individualités, il supposait Dieu aussi faible que l’homme ; il
attribuait à l’intelligence infinie les procédés et les généralisations qui soulagent
l’intelligence bornée et l’attention restreinte de l’homme ; il soutenait que Dieu
gouverne par les ensembles et non par les détails ; c’était méconnaître la première des
attributions et des forces de Dieu : l’infini. Dieu sans limites dans son attention
comme dans sa providence est tout entier dans chaque parcelle de sa création, comme il
est tout entier dans le tout ; il n’y a pour lui ni nombre, ni grandeur, ni petitesse,
ni ensemble, ni détail, ni fatigue d’esprit pour tout créer, tout voir, tout gouverner ;
chaque atome est un monde aussi important pour lui que tous les mondes, la proportion
des choses n’est pas dans les choses, elle est en lui seul. Il est la règle, le nombre,
la mesure de tout ; l’infini est dans tous les points de son œuvre, comme il est en
lui ; attribuer à Dieu le besoin de ces généralisations, de ces lois, de ces règles qui
embrassent un ensemble faute de pouvoir embrasser les individualités dans cet ensemble
si composé, c’est assimiler Dieu à l’homme et l’infini au fini. Cette erreur
incompréhensible dans la métaphysique religieuse de Voltaire est un vice de raisonnement
ou un défaut de réflexion qui engendre en lui mille autres erreurs en physique. En
morale elle n’en engendre pas moins : car, si Dieu ne contemple, ne juge, ne rémunère
que l’espèce humaine dans son universalité, que devient la moralité de l’âme
individuelle, de chacune des myriades d’âmes dont cette universalité humaine est
composée ?
Elle n’a donc ni providence, ni juge, ni rémunérateur, ni vengeur dans le Dieu qui la
crée ? Elle est donc confondue dans l’espèce, et ses vertus ou ses crimes individuels
sont donc sans importance aux yeux de Dieu, sans criminalité ou sans mérite aux yeux du
sage suprême. Cette aberration de la métaphysique de Voltaire ne détruit pas moins la
conscience dans l’homme qu’elle ne détruit la véritable providence, c’est-à-dire
l’infini de l’omnipotence et de l’omniscience, en Dieu. C’était un théisme selon
l’imperfection humaine, ce n’était pas un théisme selon l’universalité, l’ubiquité et
l’infini de Dieu.
Voltaire employa les vingt-cinq dernières années de sa vie dans la solitude, tantôt à
ce combat de géant contre les superstitions humaines, contre l’autorité des traditions
bibliques et contre les dogmes du christianisme ; tantôt à maintenir sa renommée
politique par des œuvres dramatiques ; tantôt à des délassements de poésie légère ;
tantôt enfin à rallier contre le christianisme un parti philosophique capable de
contrebalancer la force alors régnante et souvent persécutrice des religions d’État.
Cette lutte, dans laquelle il échappait par l’anonyme, par le désaveu de ses ouvrages
les plus notoires, et par les démonstrations extérieures de religion les plus sacriléges
à la persécution toujours suspendue sur sa tête, fut une lutte de ruse autant que
d’audace. Il voulut être apôtre sans être jamais martyr ; il pensait qu’en combattant
masqué, il était plus utile à la cause de la philosophie qu’une victime. Il n’admettait
pas cette vérité de convention, admise très-légèrement de nos jours, que les
persécutions et les bûchers favorisent les doctrines qu’on tue ou brûle ; l’histoire
dément à toutes ses pages ce sophisme de l’impuissance des persécutions pour éterniser
ou pour ajourner les philosophies ou les religions nouvelles. Voltaire ne croyait, à cet
égard, qu’à l’histoire ; il ne méconnaissait pas l’influence considérable de la lâcheté
humaine sur l’esprit humain ; il savait combien l’épée a fait apostasier d’idées dans le
monde ; il pensait que le christianisme lui-même avait été considérablement favorisé
dans ses développements rapides par les armes de Constantin, tournées contre les restes
du polythéisme mourant. Cette résolution de Voltaire, d’éviter à tout prix la
persécution et le martyre par des professions de foi prononcées avec le rire de la
dérision sur les lèvres, donne à sa physionomie historique une expression de sarcasme,
moitié défi, moitié feinte, qui ajoute le ridicule à l’incrédulité, mais qui diminue la
dignité et la grandeur du philosophe.
Socrate mourant est plus beau que Voltaire riant à l’abri des Alpes et lançant des
flèches sans découvrir la main.
Le temps était propice : les superstitions populaires dont le moyen-âge avait obscurci
les sublimes vérités morales du christianisme ; les richesses démesurées du clergé, le
luxe et la corruption des pontifes, les scandales des évêques de cour ; le progrès des
sciences physiques rendant aux miracles le caractère de phénomènes naturels ; le nombre
des monastères d’hommes et de femmes possesseurs oisifs d’une partie du territoire ; les
priviléges et les exemptions d’impôts de ces corporations de célibataires substitués à
la famille, source et but de toute société durable, tout cela avait commencé contre les
mœurs du clergé une réaction qui devait aller jusqu’aux dogmes.
La cour, le parlement, la noblesse, le paysan, la bourgeoisie, le clergé inférieur
lui-même étaient les complices secrets de Voltaire dans cette réforme des idées et des
institutions religieuses qu’il avait le premier provoqué par le ridicule ; ensuite son
scepticisme flattait les impies, tandis que son théisme édifiait les sages et que son
esprit déridait tout son siècle.
En politique, au contraire, Voltaire rassurait les rois, les ministres, les cours, par
un respect de la monarchie, par un zèle pour l’autorité royale, par un goût pour les
aristocraties qui circonscrivaient ses agressions au christianisme seul. Il caressait
des rois jusqu’à leurs vices. Courtisan suranné de madame de Pompadour et de madame
Dubarry, favorites scandaleuses de Louis XV, il ne rougissait pas de leur adresser dans
sa vieillesse des vers qui flattaient leur vanité et qui justifiaient leur empire. Il
encensait jusqu’aux papes, aux cardinaux ; il semblait, avec un art habile, ranger les
personnes en dehors des lois de la guerre qu’il faisait aux choses. Il couvrait de grâce
les armes mortelles dont il frappait l’encensoir ; il neutralisait ainsi une partie des
combattants. Il ne semblait du reste nullement penser à convertir à sa cause la majorité
du genre humain. Il professait un profond mépris pour les masses du peuple, selon lui
dévolues à la superstition par l’ignorance. Il ne s’occupait que de ce qu’il appelait
les honnêtes gens, l’élite pensant de la société ; sa philosophie, qu’il ne croyait
jamais destinée à devenir populaire, était une sorte de maçonnerie du
sens commun propre à relier seulement les hautes classes de la société. Il était
aristocrate d’idées comme il l’était de mœurs. Il méprisait profondément l’esprit
démocratique de son antagoniste J.-J. Rousseau, qui rêvait une égalité niveleuse entre
les hommes prédestinés, selon Voltaire, à toutes les inégalités par la nature et par la
société. Les rêves de constitutions chimériques et contradictoires de ce philosophe
génevois lui semblaient, avec raison, aussi creux et aussi impratiques que ceux de
Platon et de Fénelon. Il était en politique de l’école expérimentale et historique de
Machiavel, de Montesquieu, du grand Frédéric. Il ne voulait affranchir que l’esprit
humain ; il jugeait les peuples en masse incapables de la liberté par leurs passions et
par leurs faiblesses ; tribun de la raison, il n’était pas tribun de la foule. La
Révolution française, à laquelle il toucha de si près par la date, l’aurait eu pour
adversaire et pour victime. C’était le génie des supériorités en tout genre. Une
république l’aurait scandalisé ; la place publique lui répugnait, il était fait pour la
cour ; l’élégance était selon lui la loi des lois ; il voulait du bon goût jusque dans
la vérité. Quelque chose de la grâce et des vices d’Alcibiade lui était resté de sa
jeunesse, de la cour, de la société, du théâtre. Depuis madame du Châtelet, madame du
Deffand, le maréchal de Richelieu jusqu’à Frédéric II, à Catherine de Russie, à
Saint-Lambert, à Thiriot, à Damilaville, au marquis de Villette, il choisissait ses
amitiés plus à l’agrément qu’à la vertu. Bon, honnête, fidèle de cœur cependant,
compatissant pour le malheur, la main large à la bienfaisance et à l’aumône, pitoyable
même à l’ingratitude, souvent irrité, jamais méchant. Il y avait en lui du bonhomme dans
le grand homme, et de l’enfant dans le vieillard.
Ce caractère lui rendit la vieillesse même gaie et heureuse : à plus de quatre-vingts
ans il écrivait des vers qu’Anacréon n’aurait pas désavoués. Il eut seulement la
faiblesse de poursuivre trop tard les vains succès de la scène, et de s’acharner après
les applaudissements de Paris qu’il n’entendait plus de si loin. Sa mort fut hâtée par
cette faiblesse ; l’envie, qui avait poursuivi sa jeunesse, était morte avant lui ;
pressé par sa nièce et par ses amis d’aller recueillir à Paris l’apothéose que la France
lui décernait à l’unanimité sur ses derniers jours, il quitta à regret sa douce retraite
de Ferney et se rendit à Paris. C’était le fantôme d’un autre siècle reparaissant hors
de saison parmi les vivants. La France entière se précipita sur ses pas. Logé à Paris
chez le marquis de Villette, son élève et son ami, il y tint pendant quelques mois la
cour du génie. Le peuple, sans le comprendre tout à fait, voyait dans ce vieillard le
précurseur d’on ne sait quel inconnu, dans les idées et dans les choses, qui devait être
la Révolution française ; les hommes de lettres saluaient en lui leur roi, l’Académie le
maître de la langue, les comédiens français le maître de la scène pendant soixante ans
de triomphe ; la cour venait adorer en lui la mode, cette seconde royauté de la France.
Jamais aucune royauté n’avait été si incontestée et si adulée que cette royauté du génie
multiple, en France, au moment où cet astre de l’esprit humain allait disparaître sous
l’horizon de la fin d’un siècle. Il apportait au théâtre une dernière tragédie, Irène, pièce peu digne de son génie, mais occasion de couronner dans
l’auteur tant d’autres gloires. Le jour de la représentation d’Irène,
il se rendit au théâtre à travers les flots d’un peuple ivre de son nom. Les
applaudissements l’étouffèrent sous l’écho de sa renommée ; on le couronna, non comme le
Tasse et Pétrarque dans une cérémonie de gloire convenue, mais spontanément dans le
délire de l’enthousiasme. La France semblait couronner en lui sa propre personnification
triomphale. Un peuple entier le reconduisit jusqu’à sa maison, et assourdit pendant
toute une nuit les deux rives de la Seine de ses applaudissements. Ce jour fut le
triomphe et la fin de sa vie. Les émotions et les fatigues de Paris avaient épuisé en
quelques jours une séve de vie qui aurait suffi encore à quelques années dans la
solitude et dans la paix de Ferney. Le clergé, jaloux d’obtenir de Voltaire mourant un
désaveu de sa mémorable impiété, observa ses dernières heures pour lui arracher
l’apparence au moins d’un acte de foi. Voltaire ne voulait pas plus de la voirie après
sa mort que de l’échafaud pendant sa vie. Il accorda au clergé, puis il retira, puis il
accorda de nouveau une demi-formalité d’orthodoxie chrétienne nécessaire alors à la
sépulture. Il expira enfin dans cette temporisation intérieure et dans cette négociation
apparente avec les ministres de la religion, mais il expira en réalité dans son théisme,
le 30 mai 1778, à onze heures du soir.
Le clergé, qui ne pouvait se déclarer satisfait de quelques déclarations incomplètes
d’orthodoxie du mourant, révoquées aussitôt que données aux prêtres de sa paroisse, ne
pouvait, sans se désavouer lui-même, lui donner les saints honneurs de la sépulture. Son
neveu, l’abbé Mignot, enleva nuitamment ses restes mortels, et les ensevelit dans
l’église de l’abbaye de Seillères, en Champagne. L’évêque de Troyes les fit enlever
comme une profanation de l’autel. Quelques années après, la philosophie, triomphante
avec la Révolution, les recueillit en triomphe et leur donna pour monument final le
Panthéon. Une troisième réaction les en proscrit encore, et cet homme dont le nom
remplissait la terre n’a pu trouver jusqu’ici une place stable pour son cercueil. Le
christianisme et la philosophie ne cesseront pas de se disputer ce cercueil, l’un pour
la malédiction, l’autre pour l’apothéose, tant que l’une ne l’aura pas définitivement
emporté sur l’autre, ou tant que l’une et l’autre ne se seront pas réconciliés dans une
philosophie chrétienne ou dans un christianisme philosophique.
L’influence alternative de Voltaire sur l’esprit humain a suivi depuis 1778 la destinée
de ce cercueil. Cette influence croissante pendant les dix ans qui précédèrent la
Révolution française, de 1778 à 1789, fut dépassée en 1793 par celle de J.-J. Rousseau,
qui produisit les utopies, les déceptions et les radicalismes sanguinaires de 1793.
L’influence de Voltaire reprit son ascendant sous le Directoire jusqu’au consulat de
Bonaparte, qui restaura une religion d’État comme base de sa monarchie future et comme
piédestal sacré de son trône. M. de Chateaubriand, cet Esdras du
temple rebâti par Bonaparte, porta par son livre du Génie du
Christianisme un coup éclatant à la philosophie et à l’influence de Voltaire. Le
libéralisme de 1815 à 1830 réveilla ce nom et cette influence par des éditions
innombrables et par une déification du philosophe, dont ce libéralisme, hostile aux
Bourbons, voulait faire le type de la démocratie parlementaire. Cette influence de
Voltaire resta vivante, mais inerte, sous le gouvernement de la maison d’Orléans, dont
on redoutait moins l’alliance avec le clergé. La République de 1848, en proclamant la
neutralité complète de l’État en matière de culte et la respectueuse liberté des
consciences, enleva à l’influence de Voltaire le point d’appui d’opposition qui la
soutenait au-dessus de son niveau naturel. Les prêtres furent d’autant plus respectés du
peuple qu’ils furent moins protégés par la force officielle de l’État. Le gouvernement
du second empire, par sa campagne de Rome en faveur du pouvoir temporel du pape et par
son alliance avouée à l’intérieur avec la religion d’État, atténua en apparence, mais
exalta en réalité l’influence future de Voltaire sur l’esprit français. Le monde tend
rationnellement à une indépendance mutuelle absolue de la conscience et du gouvernement,
de la foi et de la loi, de Dieu et du prince. Le jour où cette indépendance, qui ne peut
pas être éloignée et que les hommes de philosophie libre désirent ardemment, sera venue,
ce jour-là seulement l’influence définitive de Voltaire sera fixée, et il ne restera de
son nom et de son œuvre que ce qui doit en rester pour l’immortalité, c’est-à-dire :
Un poëte lyrique sans flammes, sans ailes, sans enthousiasme ;
Un poëte dramatique doué d’une certaine illusion théâtrale, mais d’un style au-dessous
de Corneille, de Racine, style de parterre, qu’on peut entendre avec plaisir, mais qu’on
ne peut relire avec admiration ;
Un poëte badin au-dessous d’Arioste ;
Un poëte familier égal à Horace ;
Un historien inférieur à Thucydide, à Tacite, à Gibbon, à Montesquieu, sans profondeur
dans les jugements, sans pathétique dans les sentiments, sans couleur et sans chaleur
dans le récit, mais clair, rapide, sensé, judicieux, élégant, sincère, instruisant
beaucoup, amusant toujours, ne trompant jamais son lecteur ;
Un écrivain de lettres familières, tel qu’il n’en parut jamais dans l’antiquité ou dans
les temps modernes, supérieur à Cicéron en facilité de style, égal en charme, en
souplesse, en naturel à madame de Sévigné elle-même, féminin par la grâce, viril par le
grand sens de ses lettres ; c’est là qu’il faut le chercher tout entier, ses
imperfections sont dans ses œuvres, son génie est dans sa correspondance ; homme à la
toise de beaucoup d’autres hommes si on le mesure quand il est vêtu, homme
incommensurable en déshabillé ;
Un polémiste dont on ne peut comparer l’éloquence aux éloquences de Cicéron, de J.-J.
Rousseau, de Mirabeau dans leurs lettres ou dans leurs controverses, mais un polémiste
incomparable par le don du rire comique ou du rire amer jeté comme le sel de la raison
sur les ridicules des hommes ou sur les erreurs de l’humanité, le plus grand dériseur de
l’esprit humain qui ait jamais vécu !
Enfin, le plus puissant critique d’idées qui soit jamais né depuis Aristote parmi les
hommes. Il n’a rien créé, mais il a tout éclairé : esprit et lumière, luire sur toute
chose fut sa création ; la lumière ne crée pas le monde, mais elle le manifeste ;
manifester, c’est créer pour les yeux. L’astre qui fit lever la première fois le jour
sur l’univers ne créa pas l’univers, mais il le reproduisit aux regards en l’éclairant.
Tel fut Voltaire ; les esprits français, préoccupés d’un étroit orgueil national,
ajouteront qu’il fut par sa justesse, par sa souplesse, par sa grâce, par son éclat, par
sa légèreté dans le sérieux, l’esprit le plus français qui ait brillé dans le monde ;
les esprits européens avoueront avec une plus haute appréciation qu’il fut l’esprit le
plus universel. Cet aveu n’est pas une médiocre louange, car l’universalité, ce n’est
pas seulement l’étendue des facultés, c’est leur justesse ; l’universalité, c’est
l’équilibre ; l’équilibre, c’est le bon sens ; le bon sens par excellence, c’est plus
que le sens du génie, c’est le sens de la vérité.
▲