Montesquieu
« Il allait souvent à Marseille, dit le baron Walckenaer dans la Biographie universelle, visiter madame d’Héricourt. Se promenant un jour sur le port, pour prendre le frais, il est invité par un jeune matelot de bonne mine, à choisir de préférence son bateau pour aller faire un tour en mer. Dès qu’il est entré dans le bateau, Montesquieu croit s’apercevoir, à la manière dont ce jeune homme rame, qu’il n’exerce pas ce métier depuis longtemps. Il le questionne et apprend qu’il est joaillier de profession ; qu’il se fait batelier les fêtes et les dimanches pour gagner quelque argent et seconder les efforts de sa mère et de ses sœurs ; que tous quatre travaillent et économisent dans le but d’amasser deux mille écus pour racheter leur père esclave à Tétouan. « Montesquieu, touché du récit de ce jeune homme et de l’état de cette famille intéressante, s’informe du nom du père, du nom du maître auquel il appartient ; il se fait conduire à terre, donne au batelier sa bourse qui contenait seize louis d’or et quelques écus, et s’échappe… Six semaines après, le père revient dans sa maison. Il juge bientôt à l’étonnement des siens qu’il ne leur doit pas sa liberté comme il l’avait cru d’abord, et il leur apprend que, non-seulement on l’a racheté, mais qu’encore, après avoir pourvu aux frais de son habillement et de son passage, on lui a remis une somme de cinquante louis. Le jeune homme alors soupçonna un nouveau bienfait de l’inconnu et se mit en devoir de le chercher. « Après deux ans d’inutiles démarches, il le rencontre par hasard dans la rue, se précipite à ses genoux, le conjure, les larmes aux yeux, de venir partager la joie d’une famille au bonheur de laquelle il ne manque que de pouvoir jouir de la présence de son bienfaiteur et de lui exprimer toute sa reconnaissance. Montesquieu reste impassible, ne veut convenir de rien, et s’éloigne à la faveur de la foule qui l’entourait. « Celle belle action serait toujours demeurée ignorée, si les gens d’affaires de Montesquieu n’eussent trouvé, après sa mort, une note écrite de sa main, indiquant qu’une somme de sept mille cinq cents francs avait été envoyée par lui à M. Main, banquier anglais à Cadix ; ils demandèrent à ce dernier des éclaircissements : M. Main répondit qu’il avait employé cette somme pour délivrer un Marseillais, nommé Robert, esclave à Tétouan, conformément aux ordres de M. le président de Montesquieu. La famille de Robert a raconté le reste. »
« Si, dans le nombre infini de choses qui sont dans ce livre, il y en avait quelqu’une qui, contre mon attente, pût offenser, il n’y en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je n’ai point naturellement l’esprit désapprobateur. Platon remerciait les dieux de ce qu’il était né du temps de Socrate ; et moi je rends grâces à Dieu de ce qu’il m’a fait naître dans le gouvernement où je vis, et de ce qu’il a voulu que j’obéisse à ceux qu’il m’a fait aimer. « Je demande une grâce que je crains qu’on ne m’accorde pas : c’est de ne pas juger par la lecture d’un moment d’un travail de vingt années, d’approuver ou de condamner le livre entier, et non pas quelques phrases. Si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, on ne peut le bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage. « J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. « J’ai posé les principes, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes ; les historiens de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d’une autre plus générale. « Quand j’ai été rappelé à l’antiquité, j’ai cherché à en prendre l’esprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différents, et ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables. « Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses. « Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu’après qu’on aura vu la chaîne qui les lie à d’autres. Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails mêmes, je ne les ai pas tous donnés ; car qui pourrait dire tout sans un mortel ennui ? « On ne trouvera point ici ces traits saillants qui semblent caractériser les ouvrages d’aujourd’hui. Pour peu qu’on voie les choses avec une certaine étendue, les saillies s’évanouissent ; elles ne naissent d’ordinaire que parce que l’esprit se jette tout d’un côté et abandonne tous les autres. « Je n’écris point pour censurer ce qui est établi, dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; et on en tirera naturellement cette conséquence : qu’il n’appartient de proposer des changements qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un État. « Il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé. Les préjugés des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation. Dans un temps d’ignorance on n’a aucun doute, même lorsqu’on fait les plus grands maux ; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu’on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore les abus de la correction même. On laisse le mal, si l’on craint le pire ; on laisse le bien, si l’on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble ; on examine toutes les causes pour voir les résultats. « Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois, qu’on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays et dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l’on se trouve, je me croirais le plus heureux des mortels. « Si je pouvais faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connaissances sur ce qu’ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirais le plus heureux des mortels. « Je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J’appelle ici préjugés non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même. « C’est en cherchant à instruire les hommes que l’on peut pratiquer cette vertu générale, qui comprend l’amour de tous. L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe. « J’ai bien des fois commencé et bien des fois abandonné cet ouvrage ; j’ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j’avais écrites ; je sentais tous les jours les mains paternelles tomber ; je suivais mon objet sans former de dessein ; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions ; je ne trouvais la vérité que pour la perdre. Mais, quand j’ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi ; et dans le cours de vingt années, j’ai vu mon ouvrage commencer, croître, s’avancer et finir. « Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté de mon sujet ; cependant je ne crois pas avoir totalement manqué de génie. Quand j’ai vu ce que tant de grands hommes en France et en Allemagne ont écrit avant moi, j’ai été dans l’admiration, mais je n’ai point perdu le courage : Et moi aussi, je suis peintre ! ai-je dit avec le Corrége. »
« Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; et dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois. La Divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l’homme a ses lois. « Ceux qui ont dit « qu’une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde » ont dit une grande absurdité ; car quelle plus grande absurdité qu’une fatalité aveugle qui aurait produit des êtres intelligents ? « Il y a donc une raison primitive ; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux. « Dieu a du rapport avec l’univers comme Créateur et comme Conservateur ; les lois selon lesquelles il a créé sont celles selon lesquelles il conserve : il agit selon les règles parce qu’il les connaît ; il les connaît parce qu’il les a faites ; il les a faites parce qu’elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance. « Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont faites ; mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites. Avant qu’il y eût des êtres intelligents, ces êtres étaient possibles ; ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. « L’homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables. Comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu’il établit lui-même. Il faut qu’il se conduise, et cependant il est un être borné, il est sujet à l’ignorance et à l’erreur, comme toutes les intelligences finies ; les faibles connaissances qu’il a, il les perd encore ; comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvait à tous les instants oublier son Créateur ; Dieu l’a rappelé à lui par les lois de la religion. Un tel être pouvait à tous les instants s’oublier lui-même ; les philosophes l’ont averti par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles. « Avant toutes ces lois sont celles de la nature, ainsi nommées parce qu’elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. Pour les connaître bien, il faut considérer un homme avant l’établissement des sociétés. Les lois de la nature seront celles qu’il recevrait dans un état pareil. « Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l’idée d’un Créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance, et non pas dans l’ordre de ces lois. L’homme dans l’état de nature aurait plutôt la faculté de connaître, qu’il n’aurait des connaissances. Il est clair que ses premières idées ne seraient point des idées spéculatives : il songerait à la conservation de son être avant de chercher l’origine de son être. Un homme pareil ne sentirait d’abord que sa faiblesse ; sa timidité serait extrême : et si l’on avait là-dessus besoin de l’expérience, l’on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages ; tout les fait trembler, tout les fait fuir. « Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse ; l’égalité qui était entre eux cesse, et l’état de guerre commence. « Chaque société particulière vient à sentir sa force, ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur force ; ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux avantages de cette société, ce qui fait entre eux un état de guerre. « Ces deux sortes d’états de guerre font établir les lois parmi les hommes. Considérés comme habitants d’une si grande planète qu’il est nécessaire qu’il y ait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux ; et c’est le droit des gens. Considérés comme vivant dans une société qui doit être maintenue, ils ont des lois dans le rapport qu’ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés ; et c’est le droit politique. Ils en ont encore dans le rapport que tous les citoyens ont entre eux ; et c’est le droit civil. « Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien et dans la guerre le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts. « L’objet de la guerre, c’est la victoire ; celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens. « Toutes les nations ont un droit des gens. Les Iroquois mêmes, qui mangent leurs prisonniers, en ont un. Ils envoient et reçoivent des ambassades ; ils connaissent des droits de la guerre et de la paix ; le mal est que ce droit des gens n’est pas fondé sur les vrais principes. « Outre le droit des gens, qui regarde toutes les sociétés, il y a un droit politique pour chacune. Une société ne saurait subsister sans un gouvernement. La réunion de toutes les forces particulières, dit très-bien Gravina, forme ce que l’on appelle l’état politique. « La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine. « Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très-grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre. « Il faut qu’elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu’on veut établir ; soit qu’elles le forment, comme font les lois politiques ; soit qu’elles le maintiennent, comme font les lois civiles. « Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat, glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin, elles ont des rapports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies ; c’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer. « C’est ce que j’entreprends de faire dans cet ouvrage. J’examinerai tous ces rapports, ils forment tous ensemble ce que l’on appelle l’esprit des lois. « J’examinerai d’abord les rapports que les lois ont avec la nature et avec le principe de chaque gouvernement ; et, comme ce principe a sur les lois une suprême influence, je m’attacherai à le bien connaître ; et si je puis une fois l’établir on en verra couler les lois comme de leur source. Je passerai ensuite aux autres rapports qui semblent être plus particuliers. »
« Nos missionnaires, dit-il, nous parlent de la Chine comme d’un gouvernement admirable, qui mêle ensemble, dans son principe, la crainte, l’honneur et la vertu. « J’ignore, ajoute-t-il ironiquement, ce que c’est que cet honneur dont on parle chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu’à coups de bâton ! »Ceci serait plus digne des Lettres persanes que de l’Esprit des lois. M. de Montesquieu ne peut ignorer que le gouvernement chinois est un régime où le bâton n’est que le signe du mandarin qui rend la justice et qui frappe dans certains cas spécifiés le coupable avec sa baguette. M. de Montesquieu qui, à la page suivante, peint l’Angleterre comme le type du gouvernement parfait, ignore-t-il que le bâton appliqué à la discipline de l’armée y joue un rôle mille fois plus habituel que la baguette du mandarin dans le Céleste Empire, et cependant déshonore-t-il les institutions de la Grande-Bretagne parce qu’elles préfèrent, dans leur logique, cette peine disciplinaire à la prison ?
« Le climat de la Chine est tel qu’il favorise prodigieusement la propagation de l’espèce humaine ; les femmes y sont d’une fécondité si grande que l’on ne voit rien de pareil sur la terre. »Montesquieu ignore-t-il donc que l’empire de la Chine renferme tous les genres de climats depuis le printemps éternel de Canton jusqu’aux glaces perpétuelles de la Tartarie, et qu’en conséquence on ne peut attribuer à la douceur du climat l’immense population de l’empire ?
« Ne pourrait-il pas se faire que les missionnaires auraient été trompés par une apparence d’ordre ; qu’ils auraient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d’un seul par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, et qu’ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes, parce que, n’y allant que pour y faire de grands changements, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu’ils peuvent tout faire, que de persuader aux peuples qu’ils peuvent tout souffrir ?Enfin, il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes. Des circonstances particulières, et peut-être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qu’il devrait l’être. Des causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces de prodiges. La Chine, comme tous les pays où croît le riz, est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre ; il se forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs. La plupart sont d’abord exterminés ; d’autres se grossissent, et se font exterminer encore. Mais, dans un si grand nombre de provinces, et si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d’armée, va droit à la capitale, et le chef monte sur le trône. Telle est la nature de la Chine, que le mauvais gouvernement y est d’abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux manque de subsistances. Ce qui fait que, dans d’autres pays, on revient si difficilement des abus, c’est qu’ils n’y sont pas des effets d’abord sensibles ; le prince n’y est pas averti d’une manière prompte et éclatante comme il l’est à la Chine. Il ne sentira point, comme nos princes, que s’il se gouverne mal, il sera moins heureux dans l’autre vie, moins puissant et moins riche dans celle-ci. Il saura que, si son gouvernement n’est pas bon, il perdra l’empire et la vie. Comme, malgré les expositions d’enfants, le peuple augmente toujours à la Chine, il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir. Cela demande du gouvernement une attention qu’on n’a point ailleurs. Il est à tous les instants intéressé à ce que tout le monde puisse travailler sans crainte d’être frustré de ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil qu’un gouvernement domestique. Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme ; mais ce qui est joint avec le despotisme n’a plus de force. En vain ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s’enchaîner ; il s’arme de ses chaînes, et devient plus terrible encore.
« La Chine est donc un État despotique dont le principe est la crainte. Peut-être que, dans les premières dynasties, l’empire n’étant pas si étendu, le gouvernement déclinait un peu de cet esprit ; mais aujourd’hui, cela n’est pas. »
« Ainsi, dit-il, il est contre la nature des choses qu’une république conquière ! » Et il oublie que la république romaine, qu’il exalte, a cessé de vivre le jour où elle a cessé de conquérir ! « La monarchie ne peut être conquérante. Elle ne peut conquérir que pendant qu’elle reste dans les limites naturelles de son gouvernement. » Le bon sens lui répond : — Mais quelles sont ces limites naturelles au gouvernement d’une monarchie ? Y a-t-il une monarchie qui ne se soit formée par conquêtes ou agglomérations successives ? Que serait la monarchie espagnole sans Charles-Quint ? Que serait la monarchie britannique sans le pays de Galles, l’Écosse, l’Irlande, les deux Indes et les flots de la mer sans cesse conquis ? Que serait la Prusse sans Frédéric II ? Que serait la Russie sans Pierre Ier et Catherine ? Que serait l’Autriche sans la Hongrie ? Que serait la France sans la Bretagne, la Guyenne, l’Alsace, la Franche-Comté ? Qui lui aurait dit dans le passé et qui lui dira dans l’avenir : « Tes limites naturelles sont là, et tout ce que tu y ajouteras t’affaiblira ? »Mauvaise généralité, inappliquée et inapplicable, qui n’est ni sensée ni morale, parce qu’elle n’est pas vraie. La loi de croissance, loi naturelle et par conséquent divine, s’applique aux nations comme aux individus. Les grands fleuves absorbent les petits cours d’eau. La conquête, dans certains cas, est légitime comme la vie… République comme Rome, ou monarchie de quatre cents millions d’hommes comme la Chine.
« Il est encore contre la nature de la chose qu’une république démocratique conquière des villes qui ne sauraient entrer dans la sphère de sa démocratie. Il faut que le peuple conquis puisse jouir des priviléges de la souveraineté, comme les Romains l’établirent au commencement. On doit borner la conquête au nombre des citoyens que l’on fixera pour la démocratie. « Si une démocratie conquiert un peuple pour le gouverner comme sujet, elle exposera sa propre liberté, parce qu’elle confiera une trop grande puissance aux magistrats qu’elle enverra dans l’État conquis. « Alexandre fit une grande conquête. Voyons comment il se conduisit. On a assez parlé de sa valeur, parlons de sa prudence. « Les mesures qu’il prit furent justes. Il ne partit qu’après avoir achevé d’accabler les Grecs ; il ne se servit de cet accablement que pour l’exécution de son entreprise ; il ne laissa rien derrière lui contre lui. Il attaqua les provinces maritimes, il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer pour n’être point séparé de sa flotte ; il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre ; il ne manqua point de subsistances ; et s’il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire. « Voilà comme il fit ses conquêtes ; il faut voir comme il les conservera. « Il résista à ceux qui voulaient qu’il traitât les Grecs comme maîtres et les Perses comme esclaves. Il ne songea qu’à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu. Il abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui avaient servi à la faire. Il prit les mœurs des Perses, pour ne point désoler les Perses, en leur faisant prendre les mœurs des Grecs. C’est ce qui fit qu’il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de Darius, et qu’il montra tant de continence ; c’est ce qui le fit tant regretter des Perses. Qu’est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu’il a soumis ? Qu’est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu’il a renversée du trône verse des larmes ? C’est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant se puisse vanter. « Rien n’affermit plus une conquête que l’union qui se fait des deux peuples par des mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu’il avait vaincue ; il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi ; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons permirent ces mariages ; les Visigoths les défendirent en Espagne, et ensuite ils les permirent. Les Lombards ne les permirent pas seulement, mais ils les favorisèrent. Quand les Romains voulurent affaiblir la Macédoine, ils y établirent qu’il ne pourrait se faire d’union par mariages entre les peuples des provinces. « Alexandre qui cherchait à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques. Il bâtit une infinité de villes, et il y cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu’après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta. « Pour ne point trop épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs ; il ne lui importait quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu’ils lui fussent fidèles. »
« Dans le feu des disputes entre les patriciens et les plébéiens, ceux-ci demandèrent que l’on donnât des lois fixes, enfin que les jugements ne fussent plus l’effet d’une volonté capricieuse ou d’un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le Sénat y acquiesça. Pour composer ces lois on nomma des décemvirs. On crut qu’on devait leur accorder un grand pouvoir, parce qu’ils avaient à donner des lois à des partis qui étaient presque incompatibles. On suspendit la nomination de tous les magistrats, et dans les comices ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouvèrent revêtus de la puissance consulaire et de la puissance tribunitienne. L’une leur donnait le droit d’assembler le Sénat, l’autre celui d’assembler le peuple. Dix hommes dans la république eurent seuls toute la puissance exécutrice, toute la puissance des jugements. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand Tarquin exerçait ses vexations, Rome était étonnée du pouvoir qu’il avait usurpé ; quand les décemvirs exercèrent les leurs, Rome fut étonnée du pouvoir qu’elle avait donné. « Mais quel était ce système de tyrannie produit par des gens qui n’avaient obtenu le pouvoir politique et militaire que par la connaissance des affaires civiles, et qui, dans les circonstances de ce temps-là, avaient besoin, au dedans, de la lâcheté des citoyens pour qu’ils se laissassent gouverner, et de leur courage, au dehors, pour les défendre ? « Le spectacle de la mort de Virginie immolée par son père à la pudeur et à la liberté fit évanouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre, parce que chacun fut offensé ; tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva père. Le Sénat et le peuple rentrèrent dans une liberté qui avait été confiée à des tyrans ridicules. « Le peuple romain, plus qu’un autre, s’émouvait par les spectacles. Celui du corps sanglant de Lucrèce fit finir la royauté. Le débiteur qui parut sur la place, couvert de plaies, fit changer la forme de la république. La vue de Virginie fit changer les décemvirs. Tour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du Capitole. La robe sanglante de César remit Rome dans la servitude. »
« Une maladie nouvelle s’est répandue en Europe ; elle a suivi nos princes, et leur a fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses redoublements, et elle devient nécessairement contagieuse : car sitôt qu’un État augmente ce qu’il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs, de façon qu’on ne gagne rien par là que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu’il pourrait avoir si les peuples étaient en danger d’être exterminés, et on nomme paix cet état d’efforts de tous contre tous. Aussi l’Europe est-elle si ruinée, que les particuliers qui seraient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n’auraient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses et le commerce de tout l’univers ; et bientôt à force d’avoir des soldats, nous n’aurons plus que des soldats et nous serons comme des Tartares. « Les grands princes, non contents d’acheter les troupes des plus petits, cherchent de tous côtés à payer des alliances, c’est-à-dire presque toujours à perdre leur argent. « La suite d’une telle situation est l’augmentation perpétuelle des tributs, et ce qui prévient tous les remèdes à venir ; on ne compte plus sur les revenus, mais on fait la guerre avec son capital. Il n’est pas inouï de voir des États hypothéquer leurs fonds pendant la paix même, et employer pour se ruiner des moyens qu’ils appellent extraordinaires, et qui le sont si forts, que le fils de famille le plus dérangé les imagine à peine. « La maxime des grands empires d’Orient, de remettre les tributs aux provinces qui ont souffert, devrait bien être portée dans les États monarchiques. Il y en a bien où elle est établie ; mais elle accable plus que si elle n’y était pas, parce que le prince n’en levant ni plus ni moins, tout l’État devient solidaire. Pour soulager un village qui paye mal, on charge un autre qui paye mieux ; on ne rétablit point le premier, on détruit le second. Le peuple est désespéré entre la nécessité de payer, de peur des exactions, et le danger de payer, crainte des surcharges. « Un État bien gouverné doit mettre pour le premier article de sa dépense une somme réglée pour les cas fortuits. Il en est du public comme des particuliers, qui se ruinent lorsqu’ils dépensent exactement les revenus de leurs terres. »
« L’air froid resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps ; cela augmente leur ressort et favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue la longueur de ces mêmes fibres, il augmente donc encore par là leur force. L’air chaud, au contraire, relâche les extrémités des fibres et les allonge ; il diminue donc leur force et leur ressort. « On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L’action du cœur et la réaction des extrémités des fibres s’y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force, plus grande, doit produire bien des effets : par exemple, plus de confiance en soi-même, c’est-à-dire plus de courage ; plus de connaissance de sa supériorité, c’est-à-dire moins de désir de la vengeance ; plus d’opinion de sa sûreté, c’est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruses. Enfin, cela doit faire des caractères bien différents. Mettez un homme dans un lieu chaud et enfermé : il souffrira, par les raisons que je viens de dire, une défaillance de cœur très-grande. Si, dans cette circonstance, on va lui proposer une action hardie, je crois qu’on l’y trouvera très-peu disposé ; sa faiblesse présente mettra un découragement dans son âme ; il craindra tout, parce qu’il sentira qu’il ne peut rien. Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens. « Si nous faisons attention aux dernières guerres, qui sont celles que nous avons le plus sous nos yeux, et dans lesquelles nous pouvons mieux voir de certains effets légers, imperceptibles de loin ; nous citerons bien que les peuples du Nord transportés dans les pays du Midi, n’y ont pas fait d’aussi belles actions que leurs compatriotes, qui, combattant dans leur propre climat, y jouissaient de tout leur courage. « La force des fibres des peuples du Nord fait que les sucs les plus grossiers sont tirés des aliments. Il en résulte deux choses : l’une, que les parties du chyle ou de la lymphe, sont plus propres par leur grande surface à être appliquées sur les fibres et à les nourrir ; l’autre, qu’elles sont moins propres, par leur grossièreté, à donner une certaine subtilité au suc nerveux. Ces peuples auront donc de grands corps et peu de vivacité. « Les nerfs qui aboutissent de tous côtés au tissu de notre peau sont chacun un faisceau de nerfs ; ordinairement, ce n’est pas tout le nerf qui est remué, c’en est une partie infiniment petite. Dans les pays chauds où le tissu de la peau est relâché, les bouts des nerfs sont épanouis et exposés à la plus petite action des objets les plus faibles. Dans les pays froids, le tissu de la peau est resserré et les mamelons comprimés, les petites houppes sont en quelque façon paralytiques ; la sensation ne passe guère au cerveau que lorsqu’elle est extrêmement forte et qu’elle est de tout te nerf ensemble. Mais c’est d’un nombre infini de petites sensations que dépendent l’imagination, le goût, la sensibilité, la vivacité. « J’ai observé le tissu extérieur d’une langue de mouton, dans l’endroit où elle paraît, à la simple vue, couverte de mamelons. J’ai vu, avec un microscope, sur ces mamelons, de petits poils ou espèce de duvet ; entre les mamelons étaient des pyramides qui formaient, par le bout, comme de petits pinceaux. Il y a grande apparence que ces pyramides sont le principal organe du goût. « J’ai fait geler la moitié de cette langue, et j’ai trouvé, à la simple vue, les mamelons considérablement diminués ; quelques rangs même des mamelons s’étaient enfoncés dans leur gaîne ; j’en ai examiné le tissu avec un microscope, je n’ai plus vu de pyramides. À mesure que la langue s’est dégelée, les mamelons, à la simple vue, ont paru se relever, et au microscope, les petites houppes ont commencé à reparaître. « Cette observation confirme ce que j’ai dit, que dans les pays froids les houppes nerveuses sont moins épanouies : elles s’enfoncent dans leurs gaînes, où elles sont à couvert de l’action des objets extérieurs. Les sensations sont donc moins vives. « Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême. Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourrait les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité. J’ai vu les opéras d’Angleterre et d’Italie : ce sont les mêmes pièces et les mêmes acteurs ; mais la même musique produit des effets si différents sur les deux nations, l’une est si calme et l’autre si transportée, que cela paraît inconcevable ; ce n’est pas la même musique. « Il en sera de même de la douleur ; elle est excitée en nous par le déchirement de quelques fibres de notre corps. L’Auteur de la nature a établi que cette douleur serait plus forte à mesure que le dérangement serait plus grand : or, il est évident que les grands corps et les fibres grossières des peuples du Nord sont moins capables de dérangement que les fibres délicates des peuples des pays chauds ; l’âme y est donc moins sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment. « Avec cette délicatesse d’organes que l’on a dans les pays chauds, l’âme est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l’union des deux sexes ; tout conduit à cet objet. « Dans les climats du Nord, à peine le physique de l’amour a-t-il la force de se rendre bien sensible ; dans les climats tempérés, l’amour, accompagné de mille accessoires, se rend agréable par des choses qui d’abord semblent être lui-même et ne sont pas encore lui : dans les climats plus chauds, on aime l’amour pour lui-même, et il est la cause unique du bonheur, il est la vie. « Dans les pays du Midi, une machine délicate, faible, mais sensible, se livre à un amour qui dans un sérail naît et se calme sans cesse, ou bien à un amour qui, laissant les femmes dans une plus grande indépendance, est exposé à mille troubles. Dans les pays du Nord, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du Nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. « Approchez des pays du Midi, vous croirez vous éloigner de la morale même ; des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés vous verrez des peuples inconstants dans leurs manières, dans leurs vices mêmes et dans leurs vertus : le climat n’y a pas une qualité aussi déterminée pour les fixer eux-mêmes. « La chaleur du climat peut être si excessive, que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattement passera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives ; la paresse y fera le bonheur ; la plupart des châtiments y seront moins difficiles à soutenir que l’action de l’âme, et la servitude moins insupportable que la force d’esprit, qui est nécessaire pour se conduire soi-même. « Nous avons déjà dit que la grande chaleur énervait la force et le courage des hommes, et qu’il y avait dans les climats froids une certaine force de corps et d’esprit qui rendait les hommes capables des actions longues, pénibles, grandes et hardies. Cela se remarque non-seulement de nation à nation, mais encore, dans le même pays, d’une partie à une autre. Les peuples du nord de la Chine sont plus courageux que ceux du midi ; les peuples du midi de la Gorée ne le sont pas tant que ceux du nord. « Il ne faut donc pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves, et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres. C’est un effet qui dérive de sa cause naturelle. « Ceci s’est encore trouvé vrai dans l’Amérique ; les empires despotiques du Mexique et du Pérou étaient vers la ligne, et presque tous les petits peuples libres étaient et sont encore vers les pôles. « Les relations nous disent que le nord de l’Asie, ce vaste continent qui va du 40e degré ou environ jusqu’au pôle, et des frontières de la Moscovie jusqu’à la mer Orientale, est dans un climat très-froid ; que ce terrain immense est divisé de l’ouest à l’est par une chaîne de montagnes qui laissent au nord la Sibérie et au midi la grande Tartarie ; que le climat de la Sibérie est si froid, qu’à la réserve de quelques endroits, elle ne peut être cultivée ; et que, quoique les Russes aient des établissements tout le long de l’Irtis, ils n’y cultivent rien ; qu’il ne vient dans ce pays que quelques petits sapins et arbrisseaux ; que les naturels du pays sont divisés en de misérables peuplades, qui sont comme celles du Canada ; que la raison de cette froidure vient, d’un côté, de la hauteur du terrain, et de l’autre, de ce qu’à mesure que l’on va du midi au nord les montagnes s’aplanissent ; de sorte que le vent du nord souffle partout sans trouver d’obstacles ; que ce vent qui rend la Nouvelle-Zemble inhabitable, soufflant dans la Sibérie, la rend inculte ; qu’en Europe, au contraire, les montagnes de Norvége et de Laponie sont des boulevards admirables qui couvrent de ce vent les pays du nord ; que cela fait qu’à Stockholm, qui est à 59e degrés de latitude ou environ, le terrain produit des fruits, des grains, des plantes ; et qu’autour d’Abo qui est au 61e degré, de même que vers les 63e et les 64e, il y a des mines d’argent, et que le terrain est assez fertile. « Nous voyons encore dans les relations que la Grande Tartarie, qui est au midi de la Sibérie, est aussi très-froide ; que le pays ne se cultive point ; qu’on n’y trouve que des pâturages pour les troupeaux ; qu’il n’y croît point d’arbres, mais quelques broussailles, comme en Islande ; qu’il y a, auprès de la Chine et du Mogol, quelques pays où il croît une espèce de millet, mais que le blé ni le riz n’y peuvent mûrir ; qu’il n’y a guère d’endroits, dans la Tartarie chinoise, aux 43e, 44e et 45e degrés, où il ne gèle sept ou huit mois de l’année ; de sorte qu’elle est aussi froide que l’Islande, quoiqu’elle dut être plus chaude que le midi de la France ; qu’il n’y a point de villes, excepté quatre ou cinq vers la mer Orientale, et quelques-unes que les Chinois, par des raisons de politique, ont bâties près de la Chine ; que, dans le reste de la Grande Tartarie, il n’y en a que quelques-unes placées dans les Boucharies, Turkestan et Charrisme ; que la raison de cette extrême froidure vient de la nature du terrain nitreux, plein de salpêtre et sablonneux, et de plus de la hauteur du terrain. Le P. Verbiest avait trouvé qu’un certain endroit, à 80 lieues au nord de la grande muraille, vers la source de Kavamhuram, excédait la hauteur du rivage de la mer près de Pékin de 3,000 pas géométriques ; que cette hauteur est cause que, quoique quasi toutes les grandes rivières de l’Asie aient leur source dans le pays, il manque cependant d’eau, de façon qu’il ne peut être habité qu’auprès des rivières et des lacs. « Ces faits posés, je raisonne ainsi : L’Asie n’a point proprement de zone tempérée, et les lieux situés dans un climat très-froid y touchent immédiatement ceux qui sont dans un climat très-chaud, c’est-à-dire la Turquie, la Perse, le Mogol, la Corée et le Japon. « En Europe, au contraire, la zone tempérée est très-étendue, quoiqu’elle soit située dans des climats très-différents entre eux, n’y ait point de rapport entre les climats d’Espagne et d’Italie, et ceux de Norvége et de Suède. Mais, comme le climat y devient insensiblement froid en allant du midi au nord, à peu près à proportion de la latitude de chaque pays, il y arrive que chaque pays est à peu près semblable à celui qui en est voisin ; qu’il n’y a pas une notable différence, et que, comme je viens de le dire, la zone tempérée y est très-étendue. « De là il suit qu’en Asie les nations sont opposées aux nations du fort et du faible ; les peuples guerriers braves et actifs touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux, timides : il faut donc que l’un soit conquis, et l’autre conquérant. En Europe, au contraire, les nations sont opposées du fort au fort ; celles qui se touchent ont à peu près le même courage. C’est la grande raison de la faiblesse de l’Asie et de la force de l’Europe, de la liberté de l’Europe et de la servitude de l’Asie ; cause que je ne sache pas que l’on ait encore remarquée. C’est ce qui fait qu’en Asie, il n’arrive jamais que la liberté augmente ; au lieu qu’en Europe, elle augmente ou diminue selon les circonstances. « Que la noblesse moscovite ait été réduite en servitude par un de ses princes, on y verra toujours des traits d’impatience que les climats du Midi ne donnent point. N’y avons-nous pas vu le gouvernement aristocratique établi pendant quelques jours ? Qu’un autre royaume du Nord ait perdu ses lois, on peut s’en fier au climat, il ne les a pas perdues d’une manière irrévocable. »
« Les nations qui ne cultivent pas la terre, ajoute-t-il, n’ont point de luxe. »Voyez, en démenti de cet axiome, le luxe prodigieux de Carthage, — et celui du Tyr ! — L’industrie et le commerce par la navigation produisent mille fois plus de richesses et de luxe (qui est l’abus des richesses) que la vie pastorale et agricole. Ne lisez Montesquieu que l’histoire à la main. Elle le dément presque à toutes les lignes. L’homme est ingénieux, mais il n’est pas sûr. De temps en temps, il voit juste, comme dans cette allusion à la France :
« S’il y avait dans le monde une nation qui eût une humeur sociable, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées ; qui fût vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrète, et qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d’honneur, il ne faudrait point chercher à gêner par des lois ses manières, pour ne point gêner ses vertus. Si, en général, le caractère est bon, qu’importe de quelques défauts qui s’y trouvent ? « On y pourrait contenir les femmes, faire des lois pour corriger leurs mœurs, et borner leur luxe ; mais qui sait si on n’y perdrait pas un certain goût qui serait la source des richesses de la nation, et une politesse qui attire chez elle les étrangers ? « C’est au législateur de suivre l’esprit de la nation, lorsqu’il n’est pas contraire aux principes du gouvernement ; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement et en suivant notre génie naturel. « Qu’on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l’État n’y gagnera rien, ni pour le dedans, ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses. »Plus loin, il rend justice au gouvernement chinois en montrant qu’il fut le seul gouvernement philosophique :
« Les législateurs de la Chine firent plus : ils confondirent la religion, les lois, les mœurs et les manières ; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce que l’on appela les rites. Ce fut dans l’observation exacte de ces rites que le gouvernement chinois triompha. On passa toute sa jeunesse à les apprendre, toute sa vie à les pratiquer. Les lettrés les enseignèrent, les magistrats les prêchèrent ; et comme ils enveloppaient toutes les petites actions de la vie, lorsqu’on trouva le moyen de les faire observer exactement, la Chine fut bien gouvernée. »