CXLVIIIe entretien. De la monarchie littéraire & artistique ou
les Médicis (suite)
Pendant que ces meurtres s’accomplissaient dans le sanctuaire de la cathédrale, une
autre scène, plus confuse encore, avait lieu sur la place du Gouvernement, dans le
palais de la Seigneurie.
Le jeune archevêque de Pise, un des agents les plus envenimés du complot, certain qu’il
allait s’accomplir, et désirant ou en éviter l’horreur, ou en saisir plus vite
l’à-propos, avait pris le chemin du palais et montait à pas pressés l’escalier immense
et sombre de ce palais, semblable à une forteresse du moyen âge. Il était suivi de
trente hommes de son parti, marchant un peu en arrière, destinés à porter la main sur
les officiers de la Signoria. Il marchait le premier à une certaine distance.
L’intrépide défenseur de Prato, Petrucci, était en ce moment gonfalonier de Florence.
Ayant appris que l’archevêque de Pise était entré dans la première salle, il voulut
aller, par respect, au-devant de lui. L’archevêque se troubla à son aspect ; il rougit,
pâlit, et, cherchant à gagner du temps, il balbutia je ne sais quelle excuse de sa
démarche, disant à Petrucci que le pape lui envoyait par lui la permission d’un emploi
pour son fils ; mais il était si embarrassé dans sa prétendue explication, que Petrucci
observa qu’il changeait de couleur et qu’il jetait fréquemment des regards obliques vers
les portes, comme s’il eût attendu le secours de quelqu’un. Ses complices s’étaient
égarés dans le vaste palais ; ils étaient, par bonheur, fourvoyés dans une autre salle.
Petrucci, alarmé par le trouble évident de l’archevêque, venait d’entr’ouvrir la porte
des bureaux et d’appeler du monde à son aide. On accourut ; il rencontra d’abord Poggio,
un des complices de l’archevêque, le terrassa et le traîna par les cheveux. Les gens du
palais se saisirent de toutes les armes et de tous les ustensiles domestiques qu’ils
trouvèrent sous la main pour se défendre ou pour attaquer la suite de l’archevêque qui
s’enfuyait.
À ce moment, ils ouvrirent les fenêtres du palais sur la place et aperçurent Giacomo
Pazzi qui appelait le peuple à l’insurrection et annonçait l’assassinat du tyran dans
l’église. Petrucci, indigné du crime, fit pendre Poggio, son prisonnier, à une des
fenêtres, et saisir l’archevêque et les autres conjurés trouvés dans le palais. Tous
furent massacrés ou pendus, excepté un seul, qui avait trouvé un asile dans un lambris
et qui, après avoir échappé dans sa cachette pendant trois jours, se découvrit à la fin
et reçut sa grâce comme ayant assez souffert par le spectacle dont il avait été si
longtemps témoin. Le peuple de Florence, au lieu de répondre au cri de liberté,
poursuivit dans les rues Giacomo Pazzi et les siens, auteurs d’un crime odieux et qui
s’étaient trompés d’heure et de victimes.
Laurent, informé de ces justices populaires, envoya délivrer le jeune cardinal Riario,
neveu du pape, qui s’était réfugié à l’ombre de l’autel et qui jurait de son innocence.
Il affecta de le croire pour ne pas augmenter le nombre de ses ennemis et pour se
ménager la réconciliation avec le pape. Tout le reste périt par la colère du peuple.
Florence n’était qu’une scène de carnage où l’on portait à la pointe des lances les
têtes des conjurés. Francesco Pazzi fut découvert couché dans un lit pour y étancher le
sang de sa blessure. Son cousin Giacomo Pazzi parvint à s’évader de la ville ; mais,
reconnu dans un village, il fut ramené par les paysans irrités, qu’il conjura en vain de
lui donner la mort pour lui éviter le supplice. Salviati, pendu à côté de lui dans ses
habits pontificaux, s’attacha avec les dents au corps nu de Pazzi et ne cessa de le
déchirer qu’en cessant de vivre.
Un pauvre jeune homme innocent nommé René Pazzi fut confondu avec ses parents, et
expira pour le nom et pour le crime de ses oncles. Laurent ne fut pour rien dans ces
vengeances, le peuple fit tout. Médicis eut beaucoup de peine à lui inspirer sa
magnanimité. Les cadavres des Pazzi, déterrés par le peuple, furent jetés hors des murs
et livrés aux oiseaux de proie. Les deux prêtres réfugiés dans le couvent des
bénédictins furent découverts et mis en pièces. Les bénédictins eux-mêmes faillirent
payer de leurs vies cette hospitalité suspecte. Montesiero, qui fut arrêté, confessa la
complicité du pape et subit un supplice moins mérité. Bandini, le premier des assassins,
s’échappa jusqu’à Constantinople. Le sultan, par égard pour Laurent, le renvoya au
supplice.
Une foule immense assiégeait d’acclamations le palais de Laurent. Il demanda
généreusement grâce pour ses ennemis. Le peuple entendit, admira, applaudit, mais
n’accorda rien qu’à sa rage.
Julien avait reçu dix-neuf coups de poignard de Bandini et de Pazzi ; on lui fit des
funérailles expiatoires à San-Lorenzo.
Politien, son ami, le décrit comme un homme d’une beauté accomplie : taille élevée,
constitution solide et souple, force à la lutte, habileté à manier les coursiers,
bravoure modèle, goût de tous les arts, passion pour la poésie, grâce pour les femmes,
discrétion dans ses amours, tel fut son éloge ratifié par son temps. Ce ne fut qu’après
sa mort que l’abbé Antonio de Sangullo révéla confidentiellement à Laurent l’existence
d’un enfant né, un an auparavant, des amours de Julien avec mademoiselle Irma, personne
de la famille des Goxini.
Laurent courut chercher l’enfant et l’adopta. Cet enfant célèbre fut pape sous le nom
de Clément VII, et contribua à sauver l’Église. Machiavel écrivit son histoire.
Le corps de troupes que le pape avait fait marcher s’arrêta et se retira après
l’assassinat manqué. Laurent ne se fia ni à cet acte, ni aux dispositions du roi de
Naples, dont le fils, duc de Calabre, faisait trembler l’Italie. Laurent amnistia tous
les parents des coupables. Le frère de l’archevêque de Pise, Salviati, fut appelé par
lui, et il lui donna sa fille en mariage. Il reconquit de même par le pardon et des
bienfaits le frère de son assassin Maffei de Voltini ; le pape Sixte, auquel il avait
renvoyé son neveu Riario, qui resta pâle toute sa vie par suite de sa terreur pendant
l’exécution du crime, l’excommunia pour toute reconnaissance. Le poëte Alfieri fit
mentir la tragédie, comme Sixte avait fait mentir l’excommunication contre Laurent,
coupable d’avoir échappé au poignard !
Une armée papale assiégea Arezzo pendant deux ans, jointe à l’armée de Naples. Les
Médicis rallièrent à leur cause Malateste, Constantin Sforza, le duc de Mantoue et enfin
les Vénitiens. Des revers et des succès signalèrent cette guerre inique, mais les
Florentins commençaient à murmurer, quand un acte héroïque de Laurent émut tous les
cœurs et changea les esprits.
Il s’évade une nuit de son palais, prend la route de Naples, s’arrête à San-Miniato,
ville de Toscane, et publie inopinément une lettre aux états florentins.
La voici :
« Si je ne vous ai pas confié la cause de mon départ avant de quitter la ville, ce
n’est pas sans doute par oubli du respect qui vous est dû, mais parce que j’ai pensé
que, dans les circonstances critiques où se trouve notre patrie, il était plus
nécessaire d’agir que de délibérer. Il me semble que la paix est devenue d’une
nécessité indispensable pour nous ; et comme tous les autres moyens de l’obtenir ont
été jusqu’ici sans succès, j’ai mieux aimé m’exposer moi-même à quelque danger, que de
laisser la ville dans la détresse où elle se trouve : je prétends donc, si vous le
permettez, me rendre directement à Naples ; espérant que, puisque c’est contre moi
personnellement que sont dirigés les coups de nos ennemis, je pourrai, en me livrant
entre leurs mains, rendre la paix à mes concitoyens. Ou le roi de Naples n’a que des
intentions favorables à la république, comme il l’a souvent assuré, et comme
quelques-uns l’ont cru, et il aspire même par sa conduite hostile envers vous à vous
rendre service, plutôt qu’à vous priver de votre liberté ; ou, dans le fait, il veut
la ruine de Florence. S’il est favorablement disposé à votre égard, il n’y a pas de
meilleur moyen pour éprouver ses intentions que de me livrer moi-même entre ses
mains ; c’est, j’ose le dire, la seule manière de nous procurer une paix honorable.
Si, au contraire, les projets du roi sont d’anéantir notre liberté, nous nous en
apercevrons bientôt ; et il vaut mieux acquérir cette lumière par la ruine d’un seul
que par celle de tous… D’un autre côté, comme j’ai joui au milieu de vous de plus
d’honneurs et de considération sans doute que je n’avais droit d’en attendre, et que
peut-être on n’en a accordé à aucun simple citoyen, je me crois plus particulièrement
obligé qu’aucun autre à servir les intérêts de mon pays, même aux dépens de ma propre
vie. Je suis parti dans cette intention ; et peut-être est-ce la volonté de Dieu, que,
comme cette guerre a commencé par le sang de mon frère et par le mien, elle se termine
aujourd’hui par mon intervention. Si le succès de cette démarche répond à mes vœux, je
me réjouirai d’avoir rendu la paix à mon pays, et recouvré la sécurité pour moi-même.
Si la fortune en décide autrement, du moins mon malheur sera adouci par l’idée qu’il
était nécessaire au bien public : car si nos ennemis ne veulent que ma ruine, je serai
entre leurs mains. Si leur ambition menaçait la liberté publique, je ne doute point
que mes concitoyens ne s’unissent pour la défendre jusqu’à la dernière extrémité, et,
je l’espère, avec autant de succès que nos ancêtres l’ont fait autrefois. Tels sont
les sentiments avec lesquels je vais poursuivre l’exécution de mon dessein, suppliant
le ciel de m’accorder dans cette occasion la grâce de faire tout ce que chaque citoyen
doit être prêt à entreprendre dans tous les instants pour le bonheur de sa
patrie. »
De San-Miniato, le 7 décembre 1479.
Ce départ était un de ces actes subits d’honneur que le cœur tente avant que la
réflexion l’ait mûri ; il étonna amis et ennemis dans Florence. C’est le propre de ces
coups : ils déroutent, et c’est leur force. La politique a ses illuminations comme le
champ de bataille. Peu de mois auparavant cependant, le roi Ferdinand de Naples passait
pour avoir fait précipiter d’une fenêtre le fameux Piccini, à qui François Sforza, duc
de Milan, venait de donner sa fille Druziane en mariage.
Laurent s’embarqua à Pise. Son arrivée, quoique inopinée, lui parut de bon augure. Il
fut surpris de se voir attendu. Le fils et le petit-fils du roi étaient venus au-devant
de lui sur la darse ; et la foule se portait sur la route d’un homme si célèbre. Dès la
première entrevue avec le roi, Médicis se montra ce qu’il était, grand politique. Il fit
comprendre à Ferdinand le contre-sens qu’il y avait pour les voisins d’un pontife
ambitieux à affaiblir la Toscane, alliée naturelle et nécessaire de Naples. Il lui
raconta dans ses détails secrets l’horrible conjuration à laquelle il venait d’échapper
et qui l’avait privé d’un frère. Le roi fut convaincu et surtout touché : vixit præsentia famam. Il ne promit rien, mais il fit tout pressentir.
Laurent gagna les ministres et séduisit le peuple par ses fêtes et ses libéralités. Il
partit enfin, au bout de trois mois de séjour, emportant un traité d’alliance. Mais, à
peine en mer, le roi lui expédia un vaisseau pour le ramener, sous prétexte que le pape
voulait signer aussi la réconciliation. Laurent, heureux de sa témérité, ne voulut pas
en risquer le prix par une imprudence inutile ; il continua sa navigation. Politien, son
ami, célébra ce retour par un salut poétique.
Les mouvements de Mahomet II contre l’Italie, où il vint assiéger Otrante, obligèrent
le pape à changer de dessein et à lever l’interdit qui frappait la Toscane.
Ainsi le génie de Laurent, secondé par la fortune, le rendait cher à son pays ; une
conjuration sanglante avait été le sacre de sa maison. Il faut une émotion au peuple
pour que son cœur et son imagination s’attachent à un homme nouveau.
Du moment où leur sang eut coulé, les Médicis furent rois sans couronne. Julien, en
succombant sous les coups des Pazzi, avait légué le sceptre à son frère.
L’absence d’ambitions froissées, dans Laurent, et ses goûts littéraires et
philosophiques donnaient à la Toscane la sécurité qu’elle désirait. Il briguait le trône
par son désintéressement même. La paix qu’il venait de rapporter à son pays lui laissait
le loisir de se livrer aux arts et aux lettres.
Il écrivait à Marcile Ficino, son ami et son correspondant intime : « Quand mon âme est
lasse du fracas des affaires publiques, et que mes oreilles sont assourdies par les cris
tumultueux des citoyens, comment supporterais-je une pareille gêne si je ne trouvais un
délassement dans l’étude ! »
Pic de la Mirandole, le prodige lettré d’Italie, dans ses Mémoires, disait que le génie
de Laurent était à la fois si énergique et si souple, qu’il paraissait avoir été formé
pour triompher dans tous les genres. « Ce qui m’étonne surtout, ajoutait ce juge si
compétent, c’est qu’au moment où il est le plus engagé dans les affaires de la
république, il peut ramener l’entretien sur des sujets de littérature et de philosophie
avec autant de liberté et de facilité que s’il était le maître de son temps comme de ses
pensées. »
Il écrivait des sonnets, restés classiques, et s’excusait en ces termes de se livrer à
la poésie, crime illustre dont on l’accusait :
« Il y a quelques personnes, dit-il, qui m’accuseront peut-être d’avoir perdu mon
temps à écrire des vers et des sur des sujets amoureux, précisément
lorsque j’étais plongé dans des occupations très-graves et très-multipliées. Je
réponds à cela que sans doute je serais très-condamnable, si la nature avait accordé
aux hommes la faculté de pouvoir s’occuper dans tous les instants des choses qui sont
le plus véritablement dignes d’estime ; mais comme cette faculté n’a été donnée qu’à
un petit nombre d’individus, et que ceux-là mêmes ne trouvent pas souvent dans le
cours de leur vie l’occasion d’en faire usage, il me semble, en considérant
l’imperfection de notre nature, que l’on doit accorder le plus d’estime aux
occupations dans lesquelles il y a le moins à reprendre. — Si les raisons que j’ai
apportées déjà ne paraissaient pas suffire à ma justification, ajoute-t-il ensuite, je
n’ai plus qu’à me recommander à l’indulgence de mes lecteurs. Persécuté comme je l’ai
été dès ma jeunesse, peut-être me pardonnera-t-on d’avoir cherché quelque consolation
dans ce genre de travail. »
Dans la suite de ses , il a cru devoir donner quelques détails sur sa
situation particulière.
« J’avais le projet, dit-il en faisant l’exposition de ce sonnet, de rapporter les
persécutions que j’ai éprouvées ; mais la crainte de paraître orgueilleux et plein
d’ostentation me détermine à passer rapidement sur ces circonstances : véritablement,
il est difficile d’éviter ces imputations lorsqu’on parle de soi. Le marin qui nous
raconte les dangers qu’il a courus dans sa navigation a plutôt en vue de nous faire
admirer ses talents et sa prudence, que les faveurs dont il est redevable à sa bonne
fortune ; et souvent, il lui arrive d’exagérer ses périls pour augmenter notre
admiration : de même les médecins ne manquent guère à présenter la situation de leur
malade comme beaucoup plus alarmante qu’elle ne l’est en effet, afin que, s’il vient à
mourir, ce malheur soit plutôt attribué à la force de la maladie qu’à leur défaut
d’habileté ; et que s’il en réchappe, le mérite de la cure paraisse encore plus grand.
Je me bornerai donc à dire que j’ai éprouvé des angoisses cruelles, car j’avais pour
ennemis des hommes dont l’habileté égalait la puissance, et bien décidés à consommer
ma ruine par tous les moyens dont ils pourraient disposer ; tandis que, d’un autre
côté, n’ayant à opposer à de si formidables ennemis que ma jeunesse et mon
inexpérience (et, je dois le dire aussi, l’assistance que je tirais de la bonté
divine), je me vis réduit à un tel degré d’infortune, que j’eus en même temps à
supporter la terreur religieuse d’une excommunication et le pillage de mes propriétés,
à résister aux efforts qu’on faisait pour me dépouiller de mon crédit dans l’État,
mettre le désordre dans ma famille, et me priver de la vie par des attentats sans
cesse renouvelés, en sorte que la mort même me paraissait le moindre des maux que
j’avais à éviter. Dans une situation si déplorable, on ne s’étonnera pas, sans doute,
que j’aie tâché de détourner ma pensée sur des objets plus agréables, et que j’aie
cherché à me distraire un moment de tant d’inquiétudes, en célébrant les charmes de ma
maîtresse. »
C’était le superflu de sa grande âme, le luxe de son génie.
Ici, vous oubliez que vous lisez l’histoire du fondateur d’une grande dynastie et vous
croyez lire l’histoire d’un grand poëte. Pétrarque était mort en 1374, Boccace en 1375.
Tout se taisait, on balbutiait ; Laurent, amoureux comme Pétrarque, écrivit comme lui
ces sonnets qui immortalisent les flammes du cœur. La vigueur de son imagination et la
pureté de son style le distinguaient de tous ceux, excepté Politien, qui vivaient alors
dans sa familiarité à Florence. Il fut le second restaurateur de la belle poésie
italienne, en sorte que s’il n’eût pas été Médicis, il eut été un second Pétrarque. Les
descriptions dont il embellit ses pensées sont comparables aux plus pittoresques de
Virgile lui-même.
(L’olivier, dans quelque douce plaine sauvage, paraît, selon le vent qui agite ses
feuilles, sombre ou verdoyant.)
Les Selve d’amour, autre genre de composition pastorale, ne
présentent pas de moins douces images :
« Au retour des temps doux, le pasteur sollicite son troupeau à quitter les étables,
à gagner les hautes montagnes et les bords des ruisseaux rafraîchissants. Le troupeau,
bondissant de joie, le précède et l’agneau suit les traces de sa mère, et si quelqu’un
d’eux vient de naître à l’instant sur le sentier, le berger l’emporte dans ses bras,
pendant que le chien fidèle veille sur tous et leur fait escorte. »
De telles images sont d’un vrai poëte. On y reconnaît le cœur de l’enfant qui suivait
Côme, son père, dans les pâturages de Coreggio. Ce n’est pas la cour, c’est la nature
qui fait les poëtes, ces hommes de grand air !
« Souvent, dit-il dans un de ces sonnets, où il montra la charité produisant l’amour,
souvent Apollon, le dieu de la flamme, cueille ses rayons dorés sur les monts glacés
du Nord. »
Et dans un autre sonnet, sur les larmes de sa Beauté :
« Qu’elles étaient belles, grands dieux ! ces larmes que fit couler le désir
impatient d’une dure contrainte, lorsque la juste douleur dont le cœur était pénétré
éleva un nuage de pleurs sur des astres de l’amour ! Elles coulaient, ces larmes
divines, sur des joues où le lis semble mêlé d’une teinte légère d’incarnat ; elles
coulaient sur cette peau délicate et tendre, comme ferait un clair ruisseau dans une
prairie émaillée de fleurs blanches et roses. L’amour satisfait recevait cette pluie
amoureuse, comme l’oiseau brûlé par l’ardeur du soleil reçoit avec joie les gouttes de
la rosée si longtemps désirée. Puis en pleurant dans ces yeux où il a fixé son asile,
l’amour faisait sortir de ces larmes si belles et si touchantes de brillantes et
douces étincelles. »
Mais le sonnet n’est qu’un soupir, court et fugitif comme lui ; c’est vrai, cependant
il résume une passion en un mot, et ce mot est immortel. Quel poëte mettez-vous
au-dessus de Pétrarque ; il n’a fait que des sonnets et des canzoni. Les canzoni (odes)
sont mortes, le sonnet vit et a donné la vie à Laure. Les Selve d’amor de
Laurent sont un poëme plus long. Un autre poëme de lui, intitulé Umbra,
du nom d’un ruisseau qui coule encore auprès de sa maison de campagne de Poggio à
Cajano, lui fournit un autre genre de succès. C’est le poëme de toutes ses amitiés ;
Politien y tient le premier rang. Cela ressemble à Horace à Tibur ou dans son voyage en
Campanie, doux, gai, varié comme le délassement de ce maître.
Mais, à mesure qu’il mûrissait, son génie devenait plus grave. Il remontait à Platon et
à Dieu.
« Ranime, ô mon esprit, tes facultés endormies ; chasse de tes yeux ce sommeil
perfide qui leur dérobe la vérité ; réveille-toi enfin, et reconnais combien est
vaine, inutile et trompeuse toute action qui n’est pas dirigée par une raison
supérieure à nos désirs. Ah ! pense au faux éclat dont nous éblouissent les honneurs,
les richesses et les plaisirs qu’on croit les plus propres à nous rendre heureux.
Pense à la dignité de ton intelligence, qui ne t’a pas été donnée pour l’employer à la
poursuite d’un bien mortel et périssable, mais au moyen de laquelle le ciel même peut
devenir l’objet de ton ambition. Tu connais par expérience le prix de ce que le
vulgaire appelle des biens ; biens aussi éloignés du véritable bonheur, que l’orient
l’est de l’occident. Ces attraits de la beauté qu’Amour présentait à tes yeux, et qui
te séduisirent dès tes plus jeunes ans, t’ont privé de toute la paix et de tout le
bonheur dont tu devais jouir. Plaisir léger, volage, fugitif, qu’accompagnent mille
tourments, à travers l’éclat trompeur dont tu nous éblouis, tu caches des maux cruels,
et ta riche et brillante parure couvre des monstres hideux. Oh ! de quel bonheur nous
jouirions si la raison, qui doit régler toutes nos actions, avait eu sur nous plus
d’empire ! Si l’emploi de tant de temps, de génie, d’artifices, avait eu un plus juste
et plus digne objet, dans quel calme heureux et consolant tu verrais aujourd’hui
s’écouler ta vie ! Hélas ! si tu avais su t’aimer davantage toi-même, peut-être
qu’aujourd’hui tu distinguerais mieux ce qu’il y a de bon et de mauvais parmi les
objets qui flattent tes désirs et tes espérances. Tu as consumé sans fruit le
printemps de ton âge, et peut-être en sera-t-il ainsi du reste de ta vie, jusqu’à la
dernière soirée de ton hiver. Une illusion perfide te persuadera, sous mille faux
prétextes, que c’est à la fragilité de ton cœur que tu dois attribuer ce malheur.
— Ah ! brise enfin ces chaînes honteuses ; arrache tes bras de ces liens funestes dont
les a chargés une beauté trompeuse. Bannis de ton cœur la vaine espérance ; que la
partie plus noble et plus calme reprenne son empire sur tes sens ; armée d’une force
irrésistible et d’une prudence plus grande, qu’elle soumette à ses lois tout désir
contraire à sa volonté, et que ton funeste ennemi, désormais terrassé, n’ose plus
dresser contre toi sa tête venimeuse. »
C’est ainsi qu’il méditait en vers longtemps avant l’époque des
Méditations.
Il passa de là aux harmonies sacrées où Dieu remplit tout, et me montra à moi-même la
vraie route et le vrai but de toute poésie.
Politien, son ami et le précepteur de ses fils, composa alors le poëme
d’Orphée. Laurent, aussi soigneux de sa popularité que de son génie,
usa de la liberté du carnaval pour composer des poésies dansantes dont les belles filles
des campagnes de Florence venaient le remercier avec des guirlandes de fleurs en main
devant son palais. Toutes les classes lui devaient des loisirs et des joies ; la patrie
toscane adorait son souverain dans son poëte ; ce David de l’Arno dansait lui-même dans
ces fêtes populaires.
Le plus autorisé des critiques de la langue et de la littérature italiennes, le célèbre
Guicciardini en parle en ces termes :
« Mais dans cette décadence des lettres, après Dante, Pétrarque, il s’éleva un homme
qui les préserva d’une ruine absolue et sembla l’arracher du précipice prêt à
l’engloutir : c’était Laurent de Médicis, dans les talents duquel elle trouva l’appui
qui lui était devenu si nécessaire. Jeune encore, il fit briller, au milieu des
ténèbres de la barbarie qui s’étaient étendues sur toute l’Italie, une simplicité de
style, une pureté de langage, une versification heureuse et facile, un goût dans le
choix des ornements, une abondance de sentiments et d’idées, qui firent encore une
fois revivre la douceur et les grâces de Pétrarque. »
Si l’on ajoute à ces témoignages respectables les considérations suivantes, que les
deux grands écrivains dont on prétend établir la supériorité sur Laurent de Médicis
employèrent principalement leurs talents dans un seul genre de composition, tandis qu’il
exerça les siens dans une foule de genres différents ; que, dans le cours d’une longue
vie consacrée aux lettres, ils eurent le loisir de corriger, de polir, de perfectionner
leurs ouvrages, de manière à les mettre en état de supporter la critique la plus
minutieuse, tandis que ceux de Laurent, presque tous composés à la hâte, et, pour ainsi
dire, impromptu, n’eurent quelquefois pas l’avantage d’un second examen, on sera forcé
de reconnaître que l’infériorité de sa réputation comme poëte ne doit pas être attribuée
à la médiocrité de son génie, mais aux distractions de sa vie publique.
Jusqu’au grand Frédéric II, en effet, l’Europe moderne n’avait pas vu dans un même
homme une telle association de génies divers : l’universalité était la seule vocation de
Laurent, grand commerçant, grand politique, grand poëte.
Il mania, avec sa loyauté et son habileté honnête, le timon de la république entre
Naples, Venise, Rome, pendant quelques années. Celui-là même qui avait obtenu de Mahomet
II le renvoi d’un premier assassin, Bandini, de Constantinople à Florence, conspira
contre lui et fut exécuté. C’était Faccibaldi. Mais il finit par rétablir une troisième
fois la concorde de la paix en Italie.
Les affaires intérieures appelaient aussi sa prudence. La démocratie de Florence,
gouvernée par les corps de métiers et surtout par les ouvriers de la
laine, ne l’inquiétait pas au-dedans, mais l’inquiétait pour le gouvernement
extérieur, qui demande plus de suite que la multitude n’en met dans ses passions. Il y
remédia en créant un sénat, corps aristocratique plus empreint de l’intelligence du
gouvernement. Sa police était douce, mais attentive. Voici ce qu’en dit un historien
contemporain :
« On n’entend parler ici, dit-il, ni de vols, ni de désordres nocturnes, ni
d’assassinats ; de jour et de nuit, tout individu peut vaquer à ses affaires avec la
plus parfaite sécurité : on n’y connaît ni espions ni délateurs : on ne souffre point
que l’accusation d’un seul trouble la tranquillité générale ; car c’est une des
maximes de Laurent, qu’il vaut mieux se fier à tous qu’à un petit nombre. »
Son influence diplomatique en faisait le juge de paix de l’Europe. Le roi de France,
l’empereur, la reine d’Angleterre, le roi de Portugal, celui de Hongrie, le sultan
lui-même le comblaient d’égards et de présents. Guicciardini décrit ainsi son
règne :
« Depuis dix siècles entiers, l’Italie n’avait pas éprouvé un seul moment de
prospérité égale à celle dont elle jouit à cette époque. Alors on vit la culture la
plus active étendre ses bienfaits sur cette belle et fertile contrée : non seulement
ses plaines riantes et ses fécondes vallées furent couvertes de fruits, mais même le
sol stérile et ingrat des montagnes fut forcé de payer un tribut à l’industrie du
cultivateur ; et, sans reconnaître d’autre autorité que celle de sa noblesse et de ses
chefs naturels, l’Italie était heureuse à la fois par le nombre et la richesse de ses
habitants, par la magnificence de ses princes, par la grandeur et l’éclat imposant de
plusieurs de ses cités… Abondante en hommes distingués par leur mérite dans
l’administration des affaires publiques, illustres dans les arts et dans les
sciences ; elle jouissait au plus haut degré de l’estime et de l’admiration des
nations étrangères. Plusieurs causes concoururent à maintenir cette prospérité
, que diverses circonstances favorables avaient produite ; mais on
s’accorde généralement à l’attribuer en grande partie au génie actif et aux vertus de
Laurent de Médicis. Ce citoyen s’élève tellement au-dessus de la médiocrité d’une
condition privée, qu’il parvint à régler par ses conseils les affaires de la
république de Florence, plus considérable alors par sa situation, par le génie de ses
habitants et par la promptitude de ses ressources que par l’étendue de son territoire.
Jouissant de la confiance la plus entière du pontife de Rome, Innocent VIII, il rendit
son nom illustre, et lui donna la plus grande influence dans les affaires de
l’Italie ; mais, convaincu d’ailleurs que l’agrandissement de l’un quelconque des
États qui avoisinaient la république ne pouvait que devenir funeste à lui-même et à sa
patrie, il employa tous ses efforts à maintenir entre les puissances de l’Italie un
équilibre si parfait, que la balance ne pût pencher en faveur d’aucune d’elles en
particulier : ce qui ne pouvait se faire qu’en s’appliquant à conserver la paix entre
elles, et en portant la plus scrupuleuse attention sur tous les événements, les moins
importants en apparence. »
On ne peut s’empêcher de regretter que ces jours de prospérité aient été de si courte
durée. Semblable à ces moments de calme qui précèdent les ravages de la tempête, à peine
on avait commencé à en goûter les douceurs, qu’elles s’évanouirent sans retour,
l’édifice de la félicité publique, élevé par les travaux de Laurent et conservé par ses
soins assidus, ne demeura ferme et entier que pendant le peu de temps qu’il vécut
encore ; mais, à sa mort, on le vit s’abîmer comme ces palais enchantés que créa l’art
de la magie, et il entraîna pour un temps dans sa ruine les descendants mêmes de son
fondateur.
Il ne manqua à ce règne que la durée.
Les rapports passionnés que Laurent établit entre la Grèce et l’Italie, les livres dont
il enrichit sa patrie, les hommes célèbres auxquels il offrit un asile, furent le signal
de la Renaissance, époque brillante où un monde moral nouveau sort
tout à coup d’un monde qui s’éteint.
Politien chantait ce que Laurent faisait. Son Ode à Horace égale son modèle et rend à
Laurent l’honneur de cette résurrection :
« Poëte dont les accents sont plus doux que ceux du chantre de la Thrace ; soit
qu’épris d’admiration, les fleuves impétueux suspendent leur course pour t’entendre ;
soit que tu veuilles, par le charme de tes accords, adoucir la férocité des hôtes des
bois, ou attendrir les rochers mêmes qui leur servent d’asile ;
« Rival heureux des poëtes de l’Eolie, toi qui le premier sus tirer des sons
harmonieux de la lyre latine, dont le vers audacieux et sévère imprima l’opprobre et
la honte sur le front coupable des pervers,
« Quelle main propice a rompu tes indignes entraves, et, dissipant le nuage épais et
sombre où t’avaient enseveli des siècles de barbarie, te rend aux danses légères paré
de toutes tes grâces, et brillant d’une jeunesse nouvelle ?
« Le temps destructeur t’avait couvert de ses ombres affreuses ; la triste vieillesse
s’était appesantie sur toi, et voici que tu reparais à nos yeux avec un visage aimable
et riant, le front ceint de fleurs odorantes !
« Ainsi, lorsque le printemps, succédant aux glaces de l’hiver, rend à la terre sa
brillante parure, on voit le serpent, quittant son ancienne dépouille, étaler avec
joie sa robe éclatante aux yeux de l’astre du jour ;
« Ainsi Landino, ce digne émule de la gloire des anciens, t’a rendu ta grâce et les
doux accords de ta lyre ; tel on te vit sous les frais ombrages de Tibur faire
résonner les cordes de ton luth harmonieux.
« Livre-toi maintenant aux doux plaisirs et aux jeux folâtres ; tu peux te mêler aux
danses légères de la jeunesse, ou amuser les jeunes filles par tes aimables
chansons. »
« Non content de son intimité avec Politien, le Villemain de ce siècle, et qu’il
avait choisi pour le conseiller suprême de l’éducation de ses enfants, avec qui il se
promenait à cheval dans ses domaines, Laurent témoignait la même faveur au jeune Pic
de la Mirandole.
Pic était né à Mirandola. Après des études précieuses dans la maison du prince, son
père, il vint à Rome et offrit de soutenir une joute littéraire sur vingt-deux langues
et sur neuf cents questions philosophiques. « C’était, dit son rival Politien, un
homme ou plutôt un être , à qui la nature avait prodigué tous les
avantages du corps et de l’esprit. Sa taille était noble et élégante ; il y avait dans
toute son apparence quelque chose de divin ; doué d’une pénétration d’esprit
inconcevable, d’une mémoire infaillible, d’une ardeur infatigable au travail, parlant
avec autant d’éloquence que de netteté, on ne savait ce que l’on devait le plus
admirer, de ses talents ou de ses vertus. Ses connaissances profondes dans toutes les
parties de la philosophie étaient encore étendues et fortifiées par l’avantage de
posséder plusieurs langues, et par l’instruction qu’il avait sur toutes les sciences
dignes d’estime ; en sorte que l’on peut dire qu’il n’y a point d’éloges qui ne soient
au-dessous de son mérite. »
Il mourut jeune.
« Politien avait aimé Alessandra, fille de Bartolommeo Scala. C’était une beauté
ravissante, aussi célèbre par ses grâces que par ses talents. Mais Alessandra lui
préféra Marcellus, aussi savant et plus beau que lui. Les vers que Marcellus adresse,
en latin, au père de sa maîtresse ont été conservés comme preuve de son talent et de
la chasteté de ses amours :
« Politien entretenait aussi une correspondance amoureuse avec Cassandra Fidelis,
jeune et belle Vénitienne, aussi érudite qu’aimable. Il alla la visiter à Venise et
lui rendit l’hommage qu’elle méritait.
« Hier, écrivait-il à son illustre protecteur, hier j’allai voir la célèbre
Cassandra, à laquelle je présentai vos hommages ; c’est véritablement une femme
étonnante par la profonde connaissance qu’elle a de sa langue naturelle et de la
langue latine : je lui trouve une physionomie très agréable ; je l’ai quittée plein
d’admiration pour ses talents. Elle est extrêmement dévouée à vos intérêts et parle de
vous avec la plus grande estime : elle m’a avoué même qu’elle avait le projet d’aller
vous voir à Florence ; ainsi préparez-vous à la recevoir d’une manière digne de son
mérite. »
Mais Cassandra s’était mariée, comme la Laure de Pétrarque, et avait déjà plusieurs
enfants. Elle vécut près d’un siècle, et finit dans l’indigence.
Politien, à son retour, traduisit Homère tout entier. Son maître et son ami, Laurent de
Médicis, le voyant en disgrâce auprès de sa femme Clarisse, l’envoya résider à Pistoja,
auprès de ses enfants ; puis à Caffagiolo, maison des champs de Côme, son père.
« Ne pensez pas, écrivait Politien à un de ses amis, qu’aucun des savants qui
composent notre société, même ceux qui ont consacré leur vie tout entière à l’étude,
puisse prétendre à quelque supériorité sur Laurent de Médicis, dans tout ce qui tient
à la subtilité de la discussion et à la solidité du jugement, ou dans l’art d’exprimer
ses pensées avec autant de facilité que d’élégance. Les exemples de l’histoire lui
sont aussi présents que les amis qu’il admet à sa table, s’il m’est permis de
m’exprimer ainsi ; et lorsque le sujet le comporte, il sait répandre à pleines mains,
dans sa conversation, ce sel précieux que l’on dirait recueilli dans l’Océan où Vénus
prit naissance. »
Sa femme Clarisse et ses enfants étaient ordinairement les objets de ses plus
charmantes plaisanteries. Il adorait les femmes, mais il respectait son épouse ; trois
fils et quatre filles composaient cette famille. Il jouait, comme Henri IV, à ces jeux
familiers avec ses fils, dont l’un devait être pape, l’autre duc de Nemours. Politien
lui écrivait quelquefois de Pistoja pour se plaindre de sa trop sévère autorité sur eux.
Voici en quels termes il retrace les portraits de ces enfants :
« Pierre s’applique beaucoup. Nous faisons tous les soirs des courses dans le
voisinage. Nous visitons les nombreux jardins dont cette ville est embellie. Jean sort
à cheval pendant ce temps, et la foule s’amuse à le suivre. »
Ils allèrent passer l’hiver à Caffagiolo. Politien écrivit de là à la grand’mère de ses
élèves, Lucretia, qui l’aimait toujours. Le ton de ces lettres est triste comme les
événements de cette saison :
« Les seules nouvelles que je puisse vous apprendre d’ici, écrit-il à cette dame,
c’est que la pluie est si continuelle qu’il est impossible de quitter la maison, et
l’on est forcé de renoncer aux exercices de la campagne, pour se livrer, dans
l’appartement, à des jeux tout à fait puériles. Je reste constamment au coin du feu,
en pantoufles et en robe de chambre, et je pourrais représenter la Mélancolie assez au
naturel. À dire le vrai, c’est l’état où je suis dans tous les moments, et rien de ce
que je puis voir, entendre, ou faire, n’a le pouvoir de dissiper la sombre tristesse
que m’inspire la pensée des maux qui nous affligent ; que je dorme ou que je veille,
elle est incessamment présente à mon esprit. Il y a deux jours que nous étions au
comble de la joie, sur ce que nous avions ouï dire que la peste avait cessé ;
aujourd’hui, nous sommes retombés dans l’abattement en apprenant qu’il en reste encore
quelques symptômes. Si nous étions à Florence, nous éprouverions quelque consolation,
ne fût-ce qu’à revoir Laurent, lorsqu’il rentre chez lui ; mais ici nous sommes dans
une anxiété continuelle, et quant à moi, la solitude et l’ennui me tuent ; la guerre
et la peste sont sans cesse présentes à mes yeux : je déplore nos maux passés,
j’anticipe sur ceux de l’avenir, et je n’ai plus à mes côtés ma chère madame Lucretia,
dans le sein de laquelle je puisse épancher mes inquiétudes. »
À sept ans, Jean, depuis Léon X, dont la vocation était de devenir un grand pape,
recevait des bénéfices ecclésiastiques de Louis XI. Les conseils de Laurent respirent la
gravité de cette destinée.
Son repos était magnifique comme son caractère ; Laurent aimait surtout le palais des
champs qu’il venait de construire à Poggio-Caiano, sur les bords de l’Umbra, qui fut son
Tibur. Que de fois n’ai-je pas erré sur les traces de ce palais avec un digne successeur
de Laurent, le dernier grand-duc de Toscane, aujourd’hui mort en exil, en Bohême !
« N’oubliez pas que nous ne sommes que des citoyens de Florence ; mais son
chef-d’œuvre de sagesse est la lettre pleine de conseils paternels qu’il écrit au
jeune cardinal de Suza, se rendant alors à Rome ; la voici :
« Nous avons, ainsi que vous, de grandes grâces à rendre à la Providence, non
seulement pour les honneurs et les bienfaits sans nombre qu’elle a répandus sur notre
maison, mais plus particulièrement encore à cause qu’elle nous fait jouir, dans votre
personne, de la plus éminente dignité qui ait jamais été accordée à notre famille.
Cette faveur, si importante par elle-même, le devient plus encore par les
circonstances qui l’ont accompagnée, et particulièrement par la considération de votre
jeunesse et de notre situation dans le monde. Le premier sentiment donc que je
voudrais vous inspirer, c’est celui de la reconnaissance envers Dieu, et de vous
ressouvenir sans cesse que ce n’est ni à vos mérites, ni à votre prudence, ni à vos
soins que vous devez une si rare faveur, mais à sa bonté seule, dont vous ne pouvez
vous montrer reconnaissant que par une vie pieuse, exemplaire et pure ; et vous êtes
d’autant plus obligé de vous montrer rigide et scrupuleux observateur de ces devoirs,
que vos jeunes années ont donné une attente plus légitime pour les fruits de l’âge
mûr. Ce serait, en effet, une chose aussi humiliante pour vous que contraire à vos
devoirs et à mes espérances, si vous veniez à oublier les préceptes de votre jeunesse
et à quitter le sentier où vous avez marché jusqu’ici. Tâchez donc, par la régularité
de votre vie et par votre persévérance dans les études qui conviennent à votre
profession, de vous élever au niveau d’une dignité où vous avez été appelé de si bonne
heure. J’ai appris avec bien de la satisfaction que, dans le cours de l’année passée,
vous aviez souvent approché des sacrements de la confession et de la communion, de
votre propre mouvement ; et je ne connais rien qui soit plus capable d’attirer sur
vous les faveurs du ciel, que de vous habituer à la pratique de ces devoirs et autres
semblables.
« Je conçois bien qu’il vous sera plus difficile de mettre ces avis à profit, à Rome,
dans ce séjour de corruption et d’iniquité où vous allez vivre désormais. L’influence
de l’exemple est déjà un très grand danger, mais vous vous trouverez probablement avec
des gens qui tâcheront de vous corrompre et de vous porter au vice. Vous devez
comprendre vous-même que l’envie ne vous a pas vu avec indifférence parvenir si jeune
à une si éminente dignité, et ceux qui n’ont pu réussir à vous exclure de cet honneur
feront jouer toutes sortes d’intrigues pour le flétrir entre vos mains, en vous
faisant perdre l’estime publique, et tâchant de vous entraîner dans le gouffre de
turpitudes où ils sont eux-mêmes tombés ; et sur ce point la considération de votre
jeunesse redouble leur confiance. C’est à vous de lutter contre cet écueil avec
d’autant plus de fermeté, qu’il y a désormais moins de vertus dans vos frères du
collège des cardinaux. Je sais bien qu’il y en a parmi eux plusieurs qui sont à la
fois éclairés et vertueux, dont la vie est exemplaire, et je vous recommande
expressément de les prendre pour modèles de votre conduite. C’est en les imitant que
vous vous ferez connaître et estimer à mesure que votre âge et les circonstances
particulières de votre vie vous feront distinguer davantage entre vos collègues. Fuyez
néanmoins l’hypocrisie, comme vous fuiriez les écueils de Charybde et de Scylla ;
évitez l’ostentation, soit dans votre conduite, soit dans vos discours ; n’affectez ni
l’austérité ni une gravité outrée. Vous comprendrez, j’espère, ces avis, et vous les
mettrez en pratique lorsqu’il en sera temps, mieux que je ne puis vous les retracer
ici.
« Vous n’ignorez pas l’importance extrême du caractère dont vous êtes revêtu, car
vous savez très bien que le monde chrétien jouirait de la paix et du bonheur si les
cardinaux étaient ce qu’ils devraient être, puisque alors les papes seraient toujours
vertueux, et que le repos de toute la chrétienté est essentiellement dans leurs mains.
Tâchez donc de vous rendre tel que, si tous les autres vous ressemblaient, on pût
goûter ce bonheur universel. Il serait trop difficile de vous donner des instructions
précises sur ce qui regarde votre conduite et vos conversations ; je me bornerai donc
à vous recommander d’avoir avec les cardinaux et les autres personnes élevées en
dignité le langage du respect et de la déférence, sans néanmoins renoncer à vous
servir de votre propre raison, et vous laisser entraîner par les passions des autres,
qui peuvent être égarés par des motifs peu estimables. Soyez toujours en état de vous
rendre à vous-même ce témoignage, que jamais vous n’avez l’intention d’offenser
personne dans vos discours ; et si l’impétuosité du caractère vous porte à faire à
quelqu’un une offense involontaire, comme son inimitié sera sans fondement légitime,
elle ne saurait être de longue durée. Au reste, dans les premiers moments de votre
séjour à Rome, il vous conviendra plus généralement d’écouter les autres, que de
parler beaucoup vous-même.
« Vous êtes désormais consacré à Dieu et à l’Église, et pour cette raison vous devez
constamment aspirer à être un bon ecclésiastique, et montrer que vous préférez
l’honneur et l’état de l’Église et du saint-siége apostolique à toute autre
considération. Et tant que vous serez pénétré de ces principes, il ne vous sera pas
difficile de rendre à votre famille et à votre patrie des services importants ; au
contraire, vous pouvez devenir le lien heureux qui attachera plus étroitement cette
ville à l’Église et votre famille à cet État ; et, quoiqu’il soit impossible de
prévoir quels événements peuvent arriver un jour, je ne doute point que cela ne se
puisse faire avec un égal avantage pour tous, observant néanmoins que vous devez
toujours préférer les intérêts de l’Église.
« Non seulement vous êtes le plus jeune cardinal du sacré collége, mais encore le
plus jeune homme qui ait jamais été élevé à cette dignité, et c’est pour cela que vous
devez vous montrer à la fois le plus empressé et le plus humble dans toutes les
circonstances où vous aurez à vous trouver avec les autres, sans jamais vous faire
attendre soit à la chapelle, soit au consistoire, soit dans les députations. Vous
saurez bientôt quels sont ceux dont la conduite est plus ou moins estimée. Il faudra
éviter toute liaison intime avec ceux dont les mœurs sont décriées, non seulement pour
l’inconvénient de la chose en elle-même, mais aussi à cause de l’opinion publique,
qu’il est bon de se concilier ; parlez de choses générales avec chacun. Quant au train
de votre maison, j’aimerais mieux que vous fussiez en deçà qu’au-delà des bornes de la
modération, et je préférerais une maison noble et élégante, des domestiques mis
décemment et honnêtes, à une suite pompeuse et magnifique. Appliquez-vous à régler
votre maison, réduisant insensiblement les choses sur le pied de la décence et de la
modération, ce qui ne saurait être, dans ces premiers moments où le maître et les
domestiques sont encore nouveaux et étrangers les uns aux autres. Les bijoux et la
soie sont rarement bienséants aux personnes de votre état. J’aimerais mieux vous voir
mettre votre luxe à rassembler les restes précieux de l’antiquité, ou des livres
rares, à réunir autour de vous des hommes instruits et de bonnes mœurs, qu’à vous
entourer d’un nombreux domestique. Montrez-vous plus empressé à recevoir chez vous,
qu’à vous rendre aux repas où vous serez invité par d’autres, mais néanmoins sans
excès et sans affectation. Adoptez pour votre nourriture ordinaire des mets simples et
communs, et faites beaucoup d’exercice, parce qu’on est bientôt exposé à des
infirmités, dans l’état que vous avez embrassé, si l’on ne sait pas prendre les
précautions convenables. La dignité de cardinal n’offre pas moins de tranquillité que
de grandeur, d’où il arrive que l’on se livre à une sorte de négligence ; on croit
avoir tout fait quand on s’est élevé à ce poste éminent et que l’on n’a plus rien à
faire pour s’y maintenir, opinion aussi funeste à la vertu qu’à la véritable grandeur,
et dont vous devez avoir grand soin de vous garantir ; sur ce point, il vaut mieux
pécher par trop de défiance que de tomber dans l’excès contraire. Un usage que je vous
recommande surtout d’observer avec la plus scrupuleuse exactitude, c’est de vous lever
chaque jour de bonne heure, parce qu’indépendamment de l’avantage qui en résulte pour
la santé, on a le temps de penser à toutes les affaires de la journée et de les
expédier ; vous trouverez cette pratique extrêmement utile dans votre profession,
ayant à dire l’office, à étudier, à donner audience, etc. Une autre pratique encore
extrêmement nécessaire dans la situation où vous vous trouvez, c’est de penser chaque
soir, surtout dans les premiers temps, à ce que vous aurez à faire le jour suivant,
afin qu’il ne vous survienne aucune chose imprévue. Quant à vos opinions dans le
consistoire, je crois qu’il sera plus convenable et plus louable de vous en rapporter,
dans toutes les circonstances, aux sentiments et à l’avis de Sa Sainteté, alléguant
votre jeunesse et votre inexpérience, qui a besoin d’être guidée par sa prudence et sa
profonde sagesse. Probablement on vous priera, dans bien des circonstances, de parler
à Sa Sainteté et d’intercéder auprès d’elle pour des affaires particulières. Ayez
soin, dans ces commencements, de vous charger le moins possible de semblables
demandes, et de l’importuner rarement, parce que c’est le moyen le plus sûr de lui
être agréable. C’est une attention que vous devez avoir pour notre saint-père, que de
ne pas le fatiguer de prières indiscrètes, de ne l’aborder jamais qu’avec des choses
qui lui fassent plaisir ; ou, si vous vous y croyez obligé, une requête humble et
modeste lui plaira davantage et sera plus agréable à son humeur et à son
caractère. »
Voilà l’âme d’un père chrétien et politique unissant le ciel à la terre pour protéger
son fils.
Laurent avait choisi pour ami hors de ce monde le supérieur des augustins, l’abbé
Mariano, à qui il avait fait construire pour ses religieux un magnifique monastère, dans
lequel il se rendait quelquefois avec ses amis pour parler des choses plus hautes que la
terre. Mariano, selon le récit de Politien, était le prédicateur le plus remarquable de
ce temps.
« Dernièrement, dit-il, je me laissai entraîner à un de ses sermons, plutôt, à dire
le vrai, par curiosité que dans l’espoir d’y trouver un grand intérêt. Cependant son
extérieur me prévint en sa faveur. Son début était frappant et son regard plein
d’expression ; je commençai à m’intéresser sérieusement à ce qu’il allait dire. — Il
commence ; je suis attentif : une voix sonore, des expressions choisies, des
sentiments élevés. — Il établit les divisions de son sujet : je les saisis sans
peine ; rien d’obscur, rien d’inutile, rien de fade et de languissant. — Il développe
ses arguments ; je me sens embarrassé. — Il réfute le sophisme, et mon embarras se
dissipe. — Il amène un récit analogue au sujet ; je me sens intéressé. — Il module sa
voix en accents variés qui me charment. — Il se livre à une sorte de gaieté ; je
souris involontairement. — Il entame une argumentation sérieuse ; je cède à la force
des vérités qu’il me présente. — Il s’adresse aux passions ; les larmes inondent mon
visage. — Il tonne avec l’accent de la colère ; je frémis, je tremble ; je voudrais
être loin de ce lieu terrible. »
« Valori nous a laissé, sur les sujets particuliers qui occupaient l’attention de
Laurent et de ses amis dans leurs entrevues au couvent de San-Gallo, des détails qu’il
tenait de la bouche de Mariano lui-même. L’existence et les attributs de la Divinité,
la probabilité et la nécessité morale d’un état futur, étaient les objets favoris des
discours de Laurent. Il exprimait d’une manière très-positive son opinion sur ce
point : « Celui, disait-il, qui n’a pas l’espoir d’une autre vie est mort même dès
celle-ci. »
Un autre religieux d’un caractère enthousiaste, fanatique et populaire à la fois,
véritable Masaniello du cloître, Savonarole, avait conquis en ce temps-là l’oreille de
Florence. Laurent, trompé sur son mérite, l’avait appelé de Ferrare, sa patrie, à
Florence. Il se fit tribun, au lieu de rester prédicateur. Laurent n’osa pas se
compromettre avec l’Église, alors toute-puissante, en le réprimant. Il alla l’entendre
et affecta de l’écouter avec respect. Toutes les fois que Laurent allait dans les
jardins de son monastère, Savonarole se retirait par un respect religieux ou par une
pudeur monastique. Ses invectives dans la chaire contre Laurent respiraient la haine et
l’envie. C’était un des caractères les plus pervers et les plus ambigus qu’on pût haïr.
Le peuple, qu’il excitait par son talent, lui attribuait la sainteté qui n’était que
l’hypocrisie. Tartufe, tribun et fou, c’était la vraie définition de Savonarole. Il
prêchait non des crimes, mais la haine qui produit tous les crimes. Nous avons connu, de
nos jours, des hommes ainsi composés pour le peuple. Le peuple, trompé, les suivait à
l’autel et à l’échafaud. Il adorait ce vague déclamateur d’illusions qui recevait ses
rêves comme des révélations célestes. On le vit plus tard porter le défi au feu
lui-même, et jurer qu’il n’oserait pas le consumer ; puis, retirer son défi et demander
pour l’accomplir qu’il consumât son Dieu avec lui ; puis victime de ses honteuses
tergiversations, périr sous la vengeance du peuple qu’il avait fasciné.
La femme de Laurent, Clarisse Orsini, mère vertueuse de ses fils, charme de sa vie,
mourut alors, en 1488. Sa mélancolie redoubla ; la solitude du cœur, à un certain âge,
est la mort anticipée. Il s’y prépara.
Mais son ennemi acharné, le neveu du pape, Riario, périt avant lui. Il avait épousé une
sœur de Galéas Visconti, duc de Milan. Son déréglement de vie excita contre lui la haine
des troupes. Trois assassins conjurés pénétrèrent dans la salle où il soupait : le
premier le blessa au visage ; il se jeta sous la table ; le second l’y perça de son
épée ; il se releva encore pour s’enfuir par la porte ; le troisième l’en empêcha par un
dernier coup mortel. Les gardes ne parurent pas. On le dépouilla et on lança son cadavre
par la fenêtre. Toute la ville applaudit à ce meurtre, hormis un corps de troupes
enfermées dans la citadelle. Catherine obtint du peuple la permission d’aller parler aux
troupes. Elle ne leur parla que pour les affermir dans la révolte. Le peuple, irrité,
vint au pied des remparts pour l’outrager de paroles et pour menacer de mort ses
enfants. « Frappez-les ! s’écrie cette femme énergique en montrant son sein à la
multitude ; il me reste des sens capables d’en avoir d’autres. » On vint à son secours,
et sa générosité courageuse sauva sa patrie et ses jeunes fils.
Faenza, ville et principauté voisine de Florence, vit à peu près en même temps un crime
encore plus atroce. Laurent de Médicis avait fait conclure un mariage entre la belle
Francesca, fille de Jean de Bentivoglio, et Galeotto Manfredi, prince de Faenza. Un
jour, qu’elle écoutait furtivement un entretien secret de son mari avec son astrologue
confident, elle découvrit que le prince, déjà soupçonné d’infidélité conjugale,
conspirait, en outre, contre la vie de son propre père Bentivoglio. Manfredi, auquel
elle ne put cacher son indignation, répondit à ses reproches par des sévices et des
coups ; Bentivoglio, informé par sa fille de ces outrages, vint enlever violemment
Francesca et son fils à la violence de son gendre et les ramena à Bologne. Une
réconciliation fardée réunit de nouveau les deux époux. Laurent s’y employa, comme il
s’était employé au mariage. Mais, soit vengeance, soit nouvelle jalousie, Francesca
résolut de se délivrer de son époux. Elle feignit une maladie et fit prier Manfredi de
venir dans sa chambre. Quatre assassins cachés sous le lit de Francesca se précipitèrent
sur lui pour l’immoler ; sa vigueur corporelle allait en triompher, quand l’épouse,
inquiète et furieuse, s’élança de son lit, et saisissant une épée en perça elle-même le
cœur de son mari. Laurent partagea l’indignation de l’Italie contre ce crime ; mais il
intervint cependant pour Francesca auprès des citoyens de Forli, et obtint du pape
l’absolution de l’épouse coupable et de ses complices.
Bentivoglio fit valoir auprès de Laurent l’excuse, naïvement féroce : que,
d’ailleurs, il destinait à sa fille un autre époux.
Les Médicis avaient la fortune de coïncider, en Toscane, avec la renaissance des
lettres à laquelle ils avaient immensément concouru. Les arts les suivirent ; les plus
grands noms dans la sculpture, la peinture, la gravure des pierres précieuses,
l’architecture faisaient de Florence, de Rome, de Venise l’atelier de l’Europe. La Grèce
se sentait égalée et souvent surpassée. Cimabue, Giotto, à qui Laurent dédia un buste un
siècle après sa mort ; Mazaccio, Philippo Lippi, à qui il fit élever un monument dans sa
patrie Spoleto ; Guirlandaio, à qui il confia son portrait à faire, étaient autant de
clients de cette famille. Nicolo Pisani, Guiberti Donatello et plusieurs autres se
disputaient leur faveur. Leurs amis les plus dévoués, tels que Poggio, partageaient leur
goût.
On en trouve un exemple encore plus frappant dans le zèle avec lequel Poggio
poursuivait cet objet, dans une lettre de lui à un religieux nommé Francesco de Pistoie,
qui avait parcouru la Grèce pour y recueillir des antiques. « Par votre lettre de Chio,
lui dit-il, j’apprends que vous vous êtes procuré pour moi trois bustes, un de Minerve,
un autre de Jupiter et le troisième de Bacchus. Cette lettre me fait le plus grand
plaisir, car j’aime les morceaux de sculpture au-delà de toute expression ; je ne
saurais me lasser d’admirer l’habileté d’un artiste qui sait travailler le marbre au
point d’imiter la nature elle-même.
« Croyez-moi, mon ami, vous ne pouvez pas me faire de plus grand plaisir que de
revenir chargé de pareils ouvrages, qui comblent délicieusement tous mes souhaits. Les
hommes sont sujets à différentes manies : la mienne est une admiration profonde pour
les productions des grands sculpteurs, et peut-être en suis-je possédé plus qu’il ne
convient à un homme qui peut avoir quelque prétention à la science. La nature
elle-même est, sans doute, toujours supérieure à ces imitations ; cependant on est
excusable d’admirer un art qui sait donner à la matière morte tant de vie et
d’expression, qu’il semble qu’il ne faudrait que le souffle pour l’animer.
Appliquez-vous donc, je vous en conjure, à obtenir, soit par des prières, soit à prix
d’argent, tout ce que vous pourrez trouver qui ait quelque mérite : si vous pouvez
vous procurer une figure entière, triumphatum est ! »
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