CXLVIIe entretien. De la monarchie littéraire & artistique ou
les Médicis
Un des plus étranges phénomènes du monde politique, c’est cette monarchie spiritualiste
fondée, sans le secours des armes, au centre de l’Italie, dans le quatorzième siècle,
par la famille des Médicis.
L’Italie, à cette époque, était (ce qu’elle est encore aujourd’hui) une contrée en
formation, un recueil vivant de municipalités tendant à se constituer en nation :
républiques maritimes, comme à Venise et à Gênes ; républiques militaires, comme à Pise,
Lucques, Sienne, etc. ; monarchies féodales, comme à Ferrare, Ravenne, Bologne ;
théocraties, comme à Rome ; royautés ou vice-royautés, comme à Naples et en Sicile ;
tyrannies, enfin, comme en Lombardie et en Piémont.
Des familles puissantes, telles que les Visconti, les Scala, les Borgia, la maison
d’Este, régnaient passagèrement sur ces diverses contrées. Cours lettrées et élégantes à
Ferrare, immortalisées par le Tasse et l’Arioste ; démocraties féroces à Florence et à
Pise, soulevant l’empire par des assassinats ou s’écroulant dans des anarchies
turbulentes : telle alors était l’Italie.
En dehors de ces États mal assis, Rome, enrichie par ses alliances pontificales et
fortifiée par ses alliances temporelles, tenait d’une main habile la balance de la
politique italienne ; elle croissait en force et en ascendant sur le monde. Rome luttait
avec l’Allemagne, tantôt lui résistant comme parti guelfe au nom de l’indépendance
sacrée de l’Italie, tantôt s’unissant à elle comme parti gibelin, au nom de l’ordre dans
la Péninsule. C’est ce qui fait encore aujourd’hui que les plus grands esprits de
l’Italie, tels que le Dante, bannis de leur patrie comme partisans de l’empire, sont
vénérés comme patriotes, quoique ayant trahi leur pays en faveur des Gibelins, partisans
de l’empereur.
Confusion et non-sens partout.
Au milieu de ce dédale d’hommes et de choses où chacun se trompe, en appliquant aux
idées du présent les dénominations d’hier, une seule nation véritablement indépendante
conservait une forte individualité : c’était la Toscane.
Les Toscans, la moelle de l’Italie proprement dite, avaient précédé les Romains de
Romulus dans la civilisation de l’Italie, sous le nom mystérieux d’Étrusques. Leur
existence, mystérieuse aussi, est restée un mystère, malgré les savantes recherches des
historiens les plus érudits. Leur architecture dite cyclopéenne, où la
main de l’homme conserve dans ses ouvrages l’empreinte monumentale et divine de la force
des temps et de la rusticité de la nature, l’élégance dorienne de leurs ruines de
temples, le dessin inexpliqué de leurs vases, plus grecs que la Grèce elle-même, et
aussi naïfs que l’âge primitif de l’homme, tout cela atteste qu’une science inconnue de
l’humanité civilisée a coulé aux bords de l’Arno des rochers de la Toscane.
Tout ce qu’on sait, c’est que les Étrusques, d’abord conquis, ont adouci les Romains et
donné à leurs mœurs et à leur langue ce raffinement prématuré qui fait l’élégance des
races.
Les Romains les entraînèrent aisément dans leur courant de force et de gloire.
On les revoit, sous Catilina, prendre part aux guerres civiles et aux grandes séditions
de la fin de la république ; un grand nombre d’entre eux périrent héroïquement avec le
chef des insurgés. Cicéron, consul alors, les foudroyait de son éloquence ; César,
indécis encore, les ménageait ; il voulait profiter de la victoire sans se compromettre
dans le combat.
Au commencement de leur établissement en Italie, les Toscans bâtirent dès lors Fiésole,
village fortifié, sur la colline qui borde l’Arno. Puis ils descendirent dans la vallée
et construisirent Florence sur les deux rives du fleuve. Le commerce et les arts s’y
installèrent avec eux. Ils ne s’y donnèrent d’autre gouvernement que leurs mœurs, une
espèce de république d’abeilles humaines, où le travail et la fortune firent les rangs,
où l’autorité et le peuple démocratique luttaient quelquefois, s’entendaient le plus
souvent, dans des élections turbulentes et où la popularité flottante créait et
renversait tour à tour les grands citoyens et leurs partis.
C’était une république indécise, cherchant son aplomb et ne le trouvant plus. Pise,
Sienne, Lucques, cités voisines, quelquefois alliées, plus souvent jalouses,
combattaient tantôt pour, tantôt contre les Florentins. Rome aurait voulu les englober ;
la puissance et la politique des papes les menaçaient ou les caressaient à l’envi ; mais
le nerf républicain de Florence contenait les Romains des papes, et la fière
indépendance des Toscans subsistait sous la déférence ecclésiastique.
Le commerce, qui faisait les riches, ne devait pas tarder à faire les rois.
Dès l’année 1424, la famille des Médicis, alliée au pape Jean XXIII, apparaît dans
l’histoire de Florence comme quelque chose de plus grand qu’un citoyen. Le pape se fit
accompagner au concile de Constance par Côme de Médicis, dont la présence et le crédit
devaient imposer le respect à ses ennemis. Il échoua dans sa brigue et revint découronné
à Florence, où Côme lui donna néanmoins une généreuse hospitalité jusqu’à sa mort.
Côme, immensément enrichi par l’économie et la modération héréditaire de sa maison,
inspira de la jalousie à quelques magistrats principaux de la république ; ils
l’emprisonnèrent, puis le délivrèrent eux-mêmes en convertissant sa prison en exil de
dix ans à Venise, ou à une distance de cent soixante et dix milles de Florence.
Moins d’un an après cet exil, Côme fut rappelé par l’inconstance ordinaire du peuple.
Il rentra dans sa patrie, avec un grand nombre de savants ou de poëtes, fanatiques
partisans des lettres grecques, et entre autres de Platon, le grand spiritualiste de
l’antiquité. Il fonda une académie à Florence, et s’attacha ainsi la faveur des hommes
de lettres de sa patrie. Les bibliothèques de Florence datent de lui.
Sa vie s’avançait dans ces douces occupations ; il la voyait s’écouler avec une
philosophique indifférence, il vivait surtout à la campagne.
Je suis allé souvent visiter ces simples monuments de son loisir champêtre, Careggi et Caffagiolo, deux maisons carrées
d’architecture presque rustique où rien ne sent le prince, mais le simple citoyen.
« Là il s’occupait du soin d’améliorer ses terres, dont il tirait un revenu
considérable ; mais ses plus heureux moments étaient ceux qu’il consacrait à l’étude
des lettres et de la philosophie, ou au commerce et à la conversation des savants.
Quand il faisait un séjour de quelque temps à sa maison de Careggi, il se faisait
ordinairement accompagner par Ficino, dont il était devenu le disciple dans l’étude de
la philosophie platonicienne, après avoir été son protecteur. Ficino avait entrepris,
pour son usage, ces laborieuses traductions des ouvrages de Platon et de ses
disciples, qui furent ensuite achevées et publiées pendant la vie et par les soins
généreux de Laurent. Parmi les lettres de Ficino, on en trouve une de son vénérable
protecteur, dans laquelle la trempe d’esprit de ce grand homme, et son ardeur à
acquérir des connaissances, même dans l’âge le plus avancé, se peignent avec une
grande vivacité. « Hier, dit-il, j’arrivai à Careggi, non pas tant avec le projet
d’améliorer mes terres que de m’améliorer moi-même. — Venez me voir, Marsile, aussitôt
que vous le pourrez, et n’oubliez pas d’apporter avec vous le livre de votre divin
Platon sur le souverain bien. — Je présume que vous l’aurez déjà
traduit en latin, comme vous me l’aviez promis ; car il n’y a pas d’occupation à
laquelle je me dévoue avec autant d’ardeur qu’à celle qui peut me découvrir la route
du vrai bonheur. Venez donc, et ne manquez pas d’apporter avec vous la lyre
d’Orphée. »
Quels que fussent les progrès de Côme dans la doctrine de son philosophe favori, il y a
lieu de croire qu’il appliquait à la vie active et réelle les préceptes et les principes
qui étaient pour les subtils dialecticiens de son siècle une source si abondante de
disputes interminables. Quoique sa vie eût été si pleine et si utile, il regrettait
souvent le temps qu’il avait perdu. Midas n’était pas plus avare de son or, dit Ficino,
que Côme ne l’était de son temps.
« L’influence et les richesses que Côme avait acquises l’avaient, depuis longtemps,
rendu l’égal des plus puissants princes de l’Italie, avec lesquels il aurait pu
contracter des alliances par le mariage de ses enfants ; mais, craignant qu’une
pareille conduite ne le fît soupçonner d’avoir des projets contraires à la liberté de
l’État, il aima mieux étendre son crédit parmi les citoyens de Florence par
l’établissement de ses enfants dans les familles les plus distinguées de cette
ville.
« Pierre, l’aîné de ses fils, épousa Lucretia Tornabuoni, de laquelle il eut deux
enfants : Laurent, né le 1er janvier 1448, et Julien, né en 1453.
Pierre eut aussi deux filles : Nannina, qui épousa Bernard Rucellai ; et Bianca, qui
fut mariée à Guglielmo, de la famille des Pazzi. Jean, le second fils de Côme, épousa
Cornelia d’Alessandri, dont il eut un fils qui mourut très jeune, et auquel lui-même
ne survécut pas longtemps : il mourut en 1461, à l’âge de quarante-deux ans. Comme il
avait toujours vécu sous l’autorité de son père, son nom ne se montre que rarement
dans les pages de l’histoire : mais les mémoires littéraires attestent que, par ses
talents naturels et par ses connaissances acquises, il ne dérogeait pas à cette ardeur
pour les études, à cet attachement pour les hommes d’un savoir éminent qui avaient été
l’apanage constant de sa famille.
« Outre ses enfants légitimes, Côme laissa aussi un fils naturel, Charles de Médicis,
qu’il fit élever avec soin, et qui, par les vertus dont il donna l’exemple, effaça la
tache de sa naissance. On pourrait excuser sur les mœurs de ce siècle une circonstance
qui paraît démentir la gravité du caractère de Côme de Médicis : mais lui-même
dédaigna une pareille apologie, et, reconnaissant les erreurs de sa jeunesse, il
voulut réparer auprès de la société l’atteinte qu’il avait portée à des règlements
salutaires, en s’occupant avec intérêt de donner à son fils illégitime des principes
de vertu et une existence honorable. Charles devint, par l’appui de son père, chanoine
de Prato, et l’un des notaires apostoliques ; et comme il résidait ordinairement à
Rome, son père et ses frères eurent souvent recours à lui pour se procurer, par ses
soins et par ses conseils, les manuscrits anciens et les autres précieux restes de
l’antiquité, dont la possession était l’objet de leurs désirs.
« La mort de Jean de Médicis, sur lequel Côme avait placé ses principales espérances,
et la faible santé de Pierre, qui le rendait incapable de supporter le travail des
affaires publiques dans une ville aussi agitée que Florence, faisaient vivement
craindre à ce grand homme qu’après son trépas la splendeur de sa famille ne s’éteignît
tout à fait. Cette pensée répandait l’amertume sur ses derniers jours ; et peu de
temps avant sa mort, comme on le portait dans les appartements de son palais, au
moment où il venait de recevoir la nouvelle de la mort de son fils, il s’écria avec un
soupir : Cette maison est trop grande pour une famille si peu
nombreuse ! Ces inquiétudes étaient justifiées, à quelques égards, par les
infirmités qui affligèrent Pierre pendant le petit nombre d’années qu’il fut à la tête
du gouvernement de la république ; mais les talents de Laurent dissipèrent bientôt ces
nuages d’un moment, et élevèrent sa famille à un degré d’illustration et d’éclat dont
il est probable que Côme lui-même avait eu peine à se former l’idée. »
Bien qu’il fût âgé de soixante et quinze ans, sa taille élevée, la majesté de ses
traits, la grâce de son visage, si conforme au titre de Père de la patrie
que les Florentins avaient d’eux-mêmes ajouté à son nom, la bienveillance de son
accueil, la cordialité de son amitié le rendaient aussi agréable que dans sa belle
jeunesse.
Sa vie avait été celle d’un philosophe, sa mort fut celle d’un sage. Quand les
premières atteintes de l’âge lui annoncèrent sa fin prochaine, il ne résista pas, il se
résigna avec sérénité aux lois de la nature, il repassa avec sa famille et ses amis
l’état de son immense fortune, noblement acquise, généreusement occupée pour la gloire
des arts et des lettres ; il indiqua à ses héritiers l’usage qu’il convenait d’en faire
après lui pour l’accroître et la conserver par sa destination au bien public. Sa mort ne
fut qu’un départ pour un séjour plus permanent. On ne peut pas dire qu’il mourut en
chrétien ; Platon était son Christ et la philosophie grecque était sa foi ; il
confondait dans cette foi la divinité de l’Évangile avec ces révélations de la sagesse
humaine, émanées des inspirés de Dieu, dont il avait le culte en Italie ; fidèle
aux formes du catholicisme, plus fidèle à l’esprit dont il les animait. C’est pour cela
qu’il avait consacré en Grèce et en Italie ses réserves commerciales, à faire arriver en
masse à Rome, à Florence, à Venise les débris du naufrage intellectuel de l’Ionie, et
les maîtres dépaysés du génie homérique et platonique : il était à lui seul la
Renaissance, il avait affrété la monarchie de l’esprit humain. C’est par là que sa
famille d’opulents parvenus, sortie d’un médecin célèbre, s’était insensiblement élevée
par le commerce et les arts au premier rang de la république.
Après avoir préparé son âme à attendre avec calme ce grand et terrible événement, ses
inquiétudes se portèrent sur le bonheur des personnes de sa famille qu’il laissait après
lui ; il désirait leur communiquer d’une manière solennelle le résultat de l’expérience
d’une vie longue et toujours active. Ayant donc fait appeler dans son appartement
Contessina, son épouse, et Pierre, son fils, il leur fit le récit de toute sa conduite
dans l’administration des affaires publiques, leur donna des détails exacts et
très-circonstanciés sur ses immenses relations de commerce, et s’étendit sur la
situation de ses intérêts domestiques. Il recommanda à Pierre la plus sévère attention
sur l’éducation de ses fils, dont les talents prématurés et les heureuses dispositions
méritaient ses éloges, et lui faisaient concevoir les plus favorables espérances. Il
exprima le désir que ses funérailles se fissent avec le moins de pompe qu’il serait
possible, et finit ses exhortations paternelles en annonçant qu’il était entièrement
résigné et prêt à se soumettre à la Providence, aussitôt qu’il lui plairait de
l’appeler. Ces avertissements ne furent pas perdus pour Pierre, qui, dans une lettre
adressée à Laurent et à Julien, leur fit part de l’impression qu’ils avaient faite sur
son âme. Ne pouvant en même temps se dissimuler l’état d’infirmité où il était lui-même,
il les exhortait à ne se plus considérer comme des enfants, mais comme des hommes ; car
il prévoyait que les circonstances où ils allaient se trouver les réduiraient bientôt à
la nécessité de mettre à l’épreuve leurs talents et leurs moyens personnels. « On attend
à toute heure l’arrivée d’un médecin de Milan, leur dit-il ; mais pour moi, c’est en
Dieu seul que je mets ma confiance. » Soit que le médecin ne fût pas arrivé, ou que le
peu de confiance que Pierre avait dans ses secours fût bien fondé, environ six jours
après, le premier jour d’août de l’année 1464, Côme mourut, à l’âge de soixante et
quinze ans, profondément regretté du plus grand nombre des citoyens de Florence, qui
s’étaient sincèrement attachés à ses intérêts, et qui craignaient que la tranquillité de
la ville ne fût troublée par les dissensions qui allaient probablement être la suite de
ce triste événement.
Côme, en mourant, laissa son héritage à Pierre de Médicis, son fils, et son génie à
Laurent de Médicis, son petit-fils. Pierre était sensé, mais infirme, il ne devait pas
vivre longtemps ; il cultiva l’esprit de Laurent par des voyages et l’initia promptement
aux grandes affaires. Les Pitti et les Acciajuoli, familles puissantes, tentèrent de
conspirer contre Pierre, mais furent abandonnés par le chef des conjurés, Luca Pitti,
qui retomba dans la misère et perdit tout crédit sur le peuple. Le magnifique palais
Pitti, qui ne garda que son nom, ne put être achevé alors et devint plus tard le palais
des Médicis.
Les Florentins, attaqués près de Bologne par la ligue des Sforzes, des Vénitiens et
autres États de la basse Italie, et secourus par le roi de Naples, livrèrent une
bataille, racontée par Machiavel, et dans laquelle personne ne perdit la vie. Les deux
partis se retirèrent pour aller prendre des quartiers d’hiver. Pierre, rassuré par la
paix, s’occupa de ce qui avait fait la gloire et la puissance de son père, Côme. Ses
deux fils, Laurent et Julien de Médicis, donnèrent à Florence de magnifiques tournois,
célébrés par les poëtes et particulièrement par Politien, très jeune homme dont les vers
révélèrent le génie antique. Julien et son frère se rencontrèrent peu de temps après
dans les bois et dans le monastère de Camaldoli, solitude à la fois solennelle et
gracieuse, voisine de Valombreuse, avec d’autres poëtes et philosophes toscans. Leur
rencontre et leurs entretiens rappellent les doux loisirs de Boccace pendant la peste
qui consterna Florence.
Landino, un des interlocuteurs, raconte ainsi cette entrevue sous le titre de
Conversations aux Camaldules :
Dans l’introduction de cet ouvrage, Landino nous apprend qu’étant parti de sa maison
de Cosentina, avec son frère Pierre, pour aller à un monastère dans le bois de
Camaldoli, il y trouva Laurent et Julien de Médicis, qui venaient d’arriver, avec
Alamanni Rinuccini, et Pierre et Donato Acciajuoli, tous hommes d’un savoir et d’une
éloquence distingués, et qui s’étaient singulièrement appliqués à l’étude de la
philosophie. Le plaisir qu’ils eurent d’abord à se rencontrer fut encore augmenté par
l’arrivée de Leo Battista Alberti, qui, en revenant de Rome, avait rencontré Marsile
Ficino, et l’avait engagé à passer avec lui le temps des chaleurs de l’automne dans la
retraite délicieuse de Camaldoli. Mariotto, abbé du monastère, présenta les uns aux
autres ses doctes amis ; et le reste du jour, car c’était vers le soir que cette
rencontre eut lieu, se passa à écouter les discours d’Alberti, dont Landino nous peint
le génie et les talents sous le jour le plus favorable.
« Le lendemain, toute la compagnie, après l’accomplissement des devoirs religieux, se
rendit, à travers les bois, sur le sommet d’une colline, et arriva bientôt dans un
lieu solitaire, où les branches étendues d’un hêtre touffu ombrageaient une source
d’eau transparente. Là, Alberti commença l’entretien en remarquant qu’on peut regarder
comme jouissant d’un bonheur solide et réel ceux qui, après avoir perfectionné leur
esprit par l’étude, peuvent se soustraire de temps en temps au fardeau des affaires
publiques et à la sollicitude des intérêts privés, et, dans quelque retraite
solitaire, se livrer sans contrainte à la contemplation de l’immense variété d’objets
que présentent la nature et le monde moral. « Mais si c’est une occupation convenable
aux hommes qui cultivent les sciences, elle est encore plus nécessaire pour vous,
continua Alberti en s’adressant à Laurent et à Julien ; pour vous, que les infirmités
toujours croissantes de votre père mettront probablement bientôt dans le cas de
prendre la direction des affaires de la république. En effet, mon cher Laurent,
quoique vous ayez donné des preuves d’un mérite et d’une vertu qui semblent à peine
appartenir à la nature humaine ; quoiqu’il n’y ait point d’entreprise, si importante
qu’elle soit, dont on ne puisse espérer de voir triompher cette prudence et ce courage
que vous avez développés dès vos plus jeunes années ; et quoique les mouvements de
l’ambition, et l’abondance de ces dons de la fortune qui ont si souvent corrompu des
hommes dont les talents, l’expérience et les vertus donnaient les plus hautes
espérances, n’aient jamais pu vous faire sortir des bornes de la justice et de la
modération, vous pouvez néanmoins, pour vous-même et pour cet État dont les rênes vont
bientôt vous être confiées, ou plutôt dont la prospérité repose déjà en grande partie
sur vos soins, tirer de grands avantages de vos méditations solitaires ou des
entretiens de vos amis sur l’origine et la nature de l’esprit humain : car il n’y a
point d’homme qui soit en état de conduire avec succès les affaires publiques, s’il
n’a commencé par se faire des habitudes vertueuses, et par enrichir son esprit des
connaissances propres à lui faire distinguer avec certitude pour quel but il a été
appelé à la vie, ce qu’il doit aux autres et ce qu’il se doit à lui-même. »
Alors commença entre Laurent et Alberti une conversation dans laquelle ce dernier
s’attache à montrer que, comme la raison est le caractère distinctif de l’homme,
l’unique moyen pour lui d’atteindre à la perfection de sa nature, c’est de cultiver son
esprit, en faisant entièrement abstraction des intérêts et des affaires purement
mondaines. Laurent, qui ne se borne pas à jouer un rôle passif dans cet entretien,
combat des principes qui, poussés à la rigueur, isoleraient l’homme et le rendraient
étranger à ses devoirs ; il soutient qu’on ne doit pas séparer la vie contemplative de
la vie active, mais que l’une doit servir de base et de moyen de perfection à l’autre.
Il appuie son opinion par une telle variété d’exemples, qu’il est aisé d’apercevoir que,
bien que le but de Landino, sous le nom d’Alberti, fût d’établir les purs dogmes du
platonisme, c’est-à-dire que la contemplation abstraite de la vérité constitue seule
l’essence du vrai bonheur, Laurent avait élevé des objections auxquelles l’ingénuité du
philosophe, dans la suite de l’entretien, n’ôte presque rien de leur force. Le jour
suivant, Alberti, continuant de traiter le même sujet, explique à fond la doctrine de
Platon sur le but et la véritable destination de la vie humaine, et il s’attache à
l’éclaircir par les opinions des plus célèbres sectateurs de ce philosophe. Enfin,
Alberti consacre les entretiens du troisième et du quatrième jour à un sur
l’Énéide, et il tâche de démontrer que, sous le voile de la fiction, le
poëte a prétendu représenter les dogmes principaux de cette philosophie qui a été le
sujet des discussions précédentes. Quoi qu’on puisse penser de l’exactitude d’un pareil
jugement, il est certain qu’il y a dans ce poëme beaucoup de passages qui paraissent
fortement appuyer cette opinion. Au reste, l’idée mise en avant par Alberti est appuyée
d’une érudition si étendue et si variée, que son dut être extrêmement
amusant pour ses jeunes auditeurs.
« Il ne faut pas pourtant s’imaginer qu’au milieu de ses études et de ses occupations
sérieuses, Laurent fût insensible à cette passion qui, dans tous les temps, a été
l’âme de la poésie, et qu’il a représentée dans ses propres écrits avec tant de
philosophie et sous des aspects si variés. L’amour est en effet le sujet auquel il a
consacré une grande partie de ses ouvrages : mais il est un peu étrange qu’il n’ait
pas cru devoir, dans aucune circonstance, nous apprendre le nom de sa maîtresse ; il
n’a pas même voulu lui donner un nom poétique, et satisfaire au moins jusque-là notre
curiosité. Pétrarque avait sa Laure, et Dante sa Béatrix ; mais Laurent s’est appliqué
avec soin à cacher le nom de la souveraine de ses affections, laissant aux mille
descriptions brillantes qu’il a faites de sa rare beauté et de ses perfections le soin
de la faire connaître. Ordinairement, c’est l’amour qui fait les poëtes ; mais, chez
Laurent il paraît que ce fut la poésie qui fit naître l’amour. Voici les circonstances
de cet événement, telles qu’il les a rapportées lui-même : « Une jeune dame douée de
grandes qualités personnelles et d’une extrême beauté mourut à Florence : comme elle
avait été l’objet de l’amour et de l’admiration générale, elle fut universellement
regrettée ; et cela n’était pas étonnant, puisque, indépendamment de sa beauté, ses
manières étaient si engageantes, que chacun de ceux qui avaient eu occasion de la
connaître se flattait d’avoir la première place dans son affection. Sa mort causa la
plus vive douleur à ses adorateurs ; et comme on la portait au tombeau, le visage
découvert, ceux qui l’avaient connue pendant sa vie s’empressaient d’attacher leurs
derniers regards sur l’objet de leur adoration, et accompagnaient ses funérailles de
leurs larmes15.
Dans ses traits enchanteurs la mort paraissait belle.
« Cette perte cruelle fut déplorée par tout ce qu’il y avait à Florence d’hommes
spirituels et éloquents ; ils s’empressèrent de célébrer, soit en vers, soit en prose,
la mémoire d’une personne si accomplie. Je composai aussi quelques sonnets sur ce
sujet ; et pour les rendre plus touchants, je m’efforçai de me persuader que j’avais
perdu moi-même l’objet de mon amour, et de faire naître dans mon âme tous les
sentiments qui pouvaient me rendre capable d’émouvoir la compassion des autres.
Entraîné par cette illusion, je me mis à considérer combien était cruelle la destinée
de ceux qui l’avaient aimée ; ensuite j’examinai s’il y avait dans cette ville quelque
autre dame qui méritât tant d’honneurs et de louanges, et je pensai à la félicité dont
jouirait un mortel assez heureux pour rencontrer un objet si digne de ses vers. Je
cherchai donc pendant quelque temps, sans avoir la satisfaction de rencontrer une
personne qui méritât, du moins autant que j’en pouvais juger, un attachement constant
et sincère ; mais, comme j’étais près de renoncer à tout espoir de succès, le hasard
me fit rencontrer ce qui jusque-là s’était refusé à mes recherches les plus obstinées,
comme si le dieu d’amour eût voulu choisir ce moment pour me donner une preuve
irrésistible de sa puissance. Il se fit une fête publique à Florence, et tout ce qu’il
y avait de noble et de beau dans la ville s’y trouvait. J’y fus entraîné malgré moi,
en quelque sorte, par plusieurs de mes compagnons, et sans doute aussi par ma
destinée : car depuis un certain temps j’évitais ces sortes de spectacles, ou si
quelquefois je m’y rendais, c’était moins par goût pour ces amusements que par égard
pour l’usage. Parmi les dames que cette fête avait rassemblées, j’en remarquai une
dont les manières étaient si douces et si séduisantes, que je ne pus m’empêcher de
dire en la regardant : Si cette dame a l’esprit, la délicatesse et les
perfections de celle qui mourut il n’y a pas longtemps, il faut avouer qu’elle lui
est bien supérieure par l’éclat de sa beauté.
……….
« M’abandonnant donc à ma passion, je cherchai, par tous les moyens possibles, à
découvrir si les charmes de sa conversation répondaient à ceux de sa figure ; et alors
je trouvai un assemblage de qualités si , qu’il était difficile de dire
si les grâces de son esprit l’emportaient sur celles de sa personne. Ses traits
étaient, comme je l’ai déjà dit, d’une beauté ravissante, et elle avait le teint d’une
fraîcheur admirable. Son maintien était sérieux sans être sévère ; ses manières
affables et pleines d’amabilité, sans être légères ni communes. Ses yeux, d’un éclat
doux et majestueux, n’annonçaient ni orgueil ni mélancolie ; sa taille était si
parfaitement proportionnée, qu’on la distinguait, au milieu des autres femmes, par un
air de dignité imposante, exempt néanmoins de toute espèce de prétention ou
d’affectation. À la promenade, à la danse et dans les autres exercices propres à
développer les charmes extérieurs, tous ses mouvements étaient pleins de grâce et de
décence. — Ses idées étaient toujours justes et frappantes, et m’ont fourni le sujet
de quelques-uns de mes sonnets ; elle parlait toujours à propos, toujours avec tant de
convenance, qu’il n’y avait rien à ajouter, rien à retrancher à ce qu’elle avait dit.
Quoique ses observations fussent souvent fines et piquantes, elle y mettait tant de
réserve et de modération, que jamais on ne s’en offensait. Son esprit l’élevait
au-dessus de son sexe, mais sans lui donner la plus légère apparence de vanité ou de
présomption ; et elle s’était garantie d’un défaut trop commun parmi les femmes, qui,
lorsqu’elles se croient de l’esprit et de la pénétration, deviennent pour la plupart
insupportables. Le détail de toutes ses qualités brillantes m’entraînerait trop loin
du but que je me suis proposé. Je finirai donc en affirmant qu’il n’y a rien de ce
qu’on peut désirer dans une femme d’une beauté et d’un mérite accomplis qui ne se
trouvât en elle au plus haut degré. Ces rares perfections me captivèrent au point, que
bientôt il n’y eut pas une puissance ou une faculté de mon corps ou de mon âme qui ne
fût asservie sans retour ; et je ne pouvais m’empêcher de considérer la dame dont la
mort avait causé tant de douleurs et de regrets comme l’étoile de Vénus, dont l’éclat
du soleil éclipse et fait disparaître entièrement les rayons. » Telle est la
description que Laurent nous a laissée de l’objet de sa passion, dans le
qu’il a fait sur le premier sonnet qu’il écrivit à sa louange16 ; et à moins que l’on n’en
mette une grande partie sur le compte de l’amour, toujours partial dans ses jugements,
il faut avouer qu’il y a eu bien peu de poëtes assez heureux pour trouver un objet
aussi propre à exciter leur enthousiasme, et à justifier les transports de leur
admiration.
« Les effets de cette passion sur le cœur de Laurent furent tels qu’on pouvait les
attendre d’une âme jeune et sensible. Au lieu de se plaire, comme auparavant, au
milieu des fêtes magnifiques, du tumulte de la ville et des embarras des affaires
publiques, il sentit naître en lui un attrait inconnu pour le silence et la solitude ;
et il se plaisait à associer l’idée de sa maîtresse aux impressions que produisait sur
son âme le spectacle varié de la nature champêtre17. Cette passion devint le sujet habituel de ses vers, et
il nous reste de lui un nombre considérable de sonnets de canzoni,
et d’autres compositions poétiques, dans lesquels, à l’exemple de Pétrarque, tantôt il
célèbre la beauté de sa maîtresse et les qualités de son esprit en général, tantôt il
s’arrête sur une des perfections particulières de sa figure ou de son âme, d’autres
fois il s’attache à décrire les effets de sa passion ; il les peint et les analyse
avec toute la finesse et toute la grâce possibles, jointes à une grande perfection de
poésie et quelquefois même à une philosophie profonde.
« Après le tableau que nous venons de faire de la passion de Laurent, on peut se
permettre sans doute de demander quel était l’objet d’un amour si délicat, quel était
le nom de cette femme qu’il adore sans la désigner autrement que d’une manière vague,
qu’il célèbre sans la nommer. Heureusement que les amis de Laurent ne se piquèrent
pas, sur ce point, d’autant de discrétion que lui : Politien, dans son poëme sur
Julien, a célébré la maîtresse de Laurent sous le nom de Lucretia ; et Ugolino Verini,
dans sa Fiammetta, a adressé à cette dame un poëme latin, en vers
élégiaques, dans lequel il plaide avec beaucoup de chaleur en faveur de Laurent, et il
prétend que, quelles que puissent être ses rares perfections, elle trouve en lui un
amant digne de toute sa tendresse. Valori nous apprend que Lucretia était de la noble
famille des Donati, qu’elle était également distinguée par sa beauté et par sa vertu,
et qu’elle descendait de ce Curtio Donato que ses hauts faits militaires avaient rendu
célèbre dans toute l’Italie18.
« Il est assez difficile de savoir si les assiduités de Laurent et les prières de ses
amis parvinrent, à la fin, à fléchir la fierté avec laquelle il y a lieu de croire que
Lucretia reçut ses premiers hommages. À en juger par les sonnets qu’il fit à cette
occasion, il éprouva tous les degrés et toutes les vicissitudes de l’amour : il
triomphe, il se désespère ; il brûle, et la crainte le glace ; il célèbre avec
ravissement des jouissances ineffables, trop grandes, trop au-dessus d’un simple
mortel, et il ne saurait s’empêcher d’applaudir à cette vertu sévère que ses plus
ardentes sollicitations ne peuvent ébranler. Que conclure de tant de témoignages
contradictoires ? Laurent nous a donné lui-même le mot de cette énigme inconcevable.
On peut juger, d’après le récit qu’il a fait de l’origine de sa passion, que Lucretia
était la maîtresse du poëte, et non de l’homme : il cherchait un objet propre à fixer
ses idées, à leur donner la force et l’effet nécessaires à la perfection de ses
productions poétiques, et il trouva dans Lucretia un sujet convenable à ses vues, et
digne de ses louanges ; mais il s’arrêta à ce degré de réalité, et laissa à son
imagination le soin d’embellir et d’orner l’idole à son gré. Tous les mouvements, tous
les sentiments de sa dame occupent sans cesse sa pensée : elle sourit, ou elle
s’irrite ; elle refuse, ou elle est près de céder ; elle est absente, ou présente ;
elle s’introduit le jour dans sa solitude, ou elle lui apparaît dans ses songes de la
nuit, précisément au gré du caprice de l’imagination qui le guide. Au milieu de ces
illusions délicieuses, Laurent fut obligé de redescendre aux tristes réalités de la
vie. Il était alors dans sa vingt et unième année, et son père pensa qu’il était temps
de l’attacher au lien conjugal ; dans cette vue, il avait négocié un mariage entre
Laurent et Clarice, fille de Giacopo Orsini, de la noble et puissante famille de ce
nom, qui avait si longtemps disputé à Rome la prééminence à celle des Colonne. Soit
que Laurent désespérât du succès de son amour, ou qu’il crût devoir faire céder ses
sentiments à la voix de l’autorité paternelle, il est certain que, dès le mois de
décembre de l’année 1468, il fut accordé avec une femme que probablement il n’avait
jamais vue, et la cérémonie du mariage se fit dans le mois de juin de l’année
suivante. Il paraît incontestable que le cœur de Laurent n’eut aucune part à la
conclusion de ce mariage, à en juger par la manière dont il s’exprime à ce sujet dans
ses Mémoires, où il nous apprend qu’il prit ou plutôt qu’on lui donna
Clarice Orsini pour femme
19. Malgré cette indifférence apparente, on
peut penser qu’ils eurent l’un pour l’autre une affection sincère ; et tout nous
autorise à croire que Laurent eut toujours pour elle des égards et une estime
particulière. Leurs noces furent célébrées avec une grande magnificence. On donna deux
fêtes militaires, dont l’une représentait un combat de cavalerie, et l’autre l’attaque
d’une citadelle fortifiée.
Cependant l’état maladif de Pierre de Médicis, aggravé par les embarras du pouvoir et
par les exigences de ses partisans, amena sa mort, en 1469. Sa veuve Lunegite lui
survécut.
Tout était en paix. Alphonse d’Aragon régnait à Naples. Son règne était triomphant.
Galéas Visconti gouvernait Milan, par ses vices plus que par ses vertus. Pie II,
majestueux pontife, donnait à ses neveux les lambeaux des États voisins de Rome.
Florence ne pouvait se maintenir et s’élever que par la politique et la
littérature.
Laurent, que la faiblesse et l’infirmité de son père avaient mêlé au gouvernement,
fut accompagné au Palais-Vieux, siège du pouvoir de la république, par les nombreux
amis de sa maison. Ils le conjurèrent de prendre la direction du gouvernement comme de
son patrimoine ; il sentit qu’il ne pouvait impunément l’abdiquer. Un abîme était
derrière lui, une audace devant ; il préféra l’audace, mais il la voila de modestie et
de légalité. Il n’usurpa rien ; il reçut tout et se prépara à conquérir davantage de
l’estime de ses concitoyens. Sans jalousie pour son frère Julien, jeune homme de
dix-sept ans, très-distingué et déjà très-populaire par son goût pour les arts et pour
les lettres, il lui donna les maîtres les plus éminents pour achever son éducation.
L’amitié des deux frères servit d’exemple aux grands. Une légère insurrection de
Bernardo Nardi, réprimée par Petrucci et par Ginori, citoyen de Florence, écrasa dans
l’œuf cette première tentative des ennemis des Médicis. Une ligue contre les Turcs,
fomentée par le pape, rallia Florence aux Vénitiens. Son commerce avec l’Orient accrut
ses richesses à la proportion d’un grand État. Laurent fonda Livourne et la marine
toscane, et mit sous les auspices de la religion le commerce de son pays ; il plaça
sur la flotte douze jeunes gens des premières familles de Florence, et séduisit les
grands seigneurs ottomans par la magnificence de ses présents : l’Égypte et ses
trésors s’ouvrirent ainsi devant lui ; il prit à bail toutes les mines d’Italie et
s’empara ainsi, en bénéfice, de tous les immenses revenus intérieurs.
Ses comptoirs couvrirent Rome, Naples, Gênes, Venise et toute l’Italie. Son monopole,
acquis par les voies loyales de trafic, fut reconnu et servi même par ses ennemis.
L’or fut son premier sujet et lui enchaîna sans bruit tous les autres. Il reçut au nom
de la république et combla d’accueil et de fête Galéas Sforze, duc de Milan, et sa
femme Bona ; il s’attacha les premiers poëtes et les savants éminents de ses États,
tels que Pulci, mais surtout le jeune Politien, cet Ovide de la Toscane. Il en fit ses
hôtes et ses commensaux à Fiésole, à Carreggi, à Caffagiolio, ces Tiburs de sa
famille. Politien, génie vraiment antique et digne d’Horace ne s’enivra pas de cette
faveur ; il était né d’une bonne famille à Montepulciano, petite ville de la Toscane,
comme Flaccus, en Calabre ; c’est de là qu’il prit son nom. « Je ne me sens pas plus
enorgueilli des flatteries de mes amis, ou humilié des satires de mes ennemis,
disait-il, que je ne le suis par l’ombre de mon corps ; car, quoique mon ombre soit
plus grande le matin ou le soir qu’elle ne l’est au milieu du jour, je ne me
persuaderai point que je sois plus grand moi-même dans l’un ou l’autre de ces moments
que je ne le suis à midi. »
Le pape étant mort en ce temps-là, Laurent de Médicis fit un voyage à Rome, pour
recommander Julien, son jeune frère, à Sa Sainteté, dans le but de le faire élire au
cardinalat. Le nouveau pape était Paul III della Rovere.
Il accueillit bien d’abord Laurent et lui promit cette dignité pour son frère. Mais
ayant pressenti le danger de la faveur des Médicis pour les lettres, il conçut contre
le chef de cette famille une haine invincible et se livra contre lui à des entreprises
qui attestent cette inimitié.
La passion de Laurent pour les lettres et surtout pour Platon, apôtre de Socrate, se
mêlait à ses soins pour le gouvernement. Il la signala à cette époque par un poëme sur
le vrai bonheur, sous la forme d’un entretien champêtre entre un pasteur de Toscane et
un philosophe. Le philosophe était lui.
« Dis-moi quel sujet t’amène en ces lieux ? Pourquoi as-tu quitté les théâtres, les
temples, les palais magnifiques de la ville ? Pourquoi sembles-tu leur préférer notre
humble hameau ? Que regardes-tu dans ces bocages ? Viens-tu apprendre à priser
davantage les délices, la pompe et la splendeur de la ville, en comparaison de notre
pauvreté ? — Je lui répondis : Je ne sais s’il est des trésors plus précieux, un
bonheur plus doux et plus touchant que celui qu’on goûte ici, loin des discordes
civiles. Chez vous, heureux bergers, la haine, la perfidie, l’ambition cruelle n’ont
point établi leur empire. Vous jouissez sans envie du peu que vous possédez ; vous
vivez heureux dans une douce indolence. On ne sait point ici dire le contraire de ce
qu’on pense : dans ces estimables et paisibles retraites, au milieu de l’air pur qui
vous environne, on ne voit point le sourire sur la bouche de celui dont le cœur est
rongé de chagrins ; le plus heureux parmi vous est celui qui fait le plus de bien, et
la sagesse suprême ne consiste pas à savoir déguiser et dissimuler la vérité avec le
plus d’artifice. »
Cependant le berger ne paraît point convaincu de la supériorité que le poëte accorde
à la vie champêtre, et, dans sa réponse, il présente avec beaucoup de force les peines
et les nombreux travaux auxquels elle est inévitablement exposée. Au milieu de cette
contestation, on voit approcher le philosophe Marsile, et les deux antagonistes
consentent à lui soumettre la décision de leur différend. Cela lui donne occasion de
développer les dogmes philosophiques de Platon ; et après avoir soigneusement examiné
la valeur réelle de tous les biens d’un ordre inférieur, de tous les avantages
purement matériels et temporels, il conclut que ce n’est ni dans la condition
brillante et élevée de l’un, ni dans l’état humble et obscur de l’autre, qu’il faut
chercher le véritable et solide bonheur ; mais qu’on ne saurait le trouver, en
dernière analyse, que dans la connaissance et l’amour de la première cause, de l’Être
suprême et infini.
Pour donner plus de stabilité à ces études, Laurent et ses amis formèrent le projet
de renouveler avec un éclat solennel la fête annuelle qui avait été célébrée en
l’honneur de la mémoire de Platon, après la mort de ce grand philosophe, jusqu’au
temps de ses disciples Plotin et Porphyre, et qui depuis avait été interrompue pendant
l’espace de douze cents ans. Le jour de l’exécution de ce dessein fut fixé au 7
novembre, qu’on supposait être l’anniversaire non seulement de la naissance, mais
aussi de la mort de Platon. Il mourut, dit-on, dans un festin, au milieu de ses amis,
précisément à la fin de sa quatre-vingt-unième année. Laurent nomma pour présider à
cette fête, dans la ville de Florence, François Bandini, que son rang et son savoir
rendaient extrêmement propre à figurer dans cette circonstance ; et, le même jour, il
se fit à Careggi une autre réunion à laquelle il présidait lui-même. Dans ces
assemblées, où se rendaient les plus savants hommes de l’Italie, c’était la coutume
que quelqu’un s’occupât, après le dîner, de choisir certains passages des ouvrages de
Platon, qu’on soumettait à la discussion de la compagnie, et chacun des convives
entreprenait d’éclaircir et de développer quelque point important ou douteux de la
doctrine de ce philosophe. Cette institution, qui dura plusieurs années, soutint le
crédit de la philosophie platonicienne, et lui donna même un éclat tel, que ceux qui
la professaient furent considérés comme les hommes les plus respectables et les plus
éclairés de leur siècle. Tout ce que Laurent entreprenait de protéger devenait
l’admiration de Florence, et, par suite, de toute l’Italie. Il était devenu en quelque
sorte l’arbitre du bon ton ; et ceux qui avaient les mêmes goûts et les mêmes opinions
que lui, étaient sûrs d’avoir part à la gloire et aux applaudissements publics qui
semblaient s’attacher à toutes les actions de sa vie.
Pendant que Florence jouissait ainsi de la paix philosophique sous un citoyen digne
de rappeler Périclès, le reste de l’Italie était bouleversé par des crimes et des
assassinats. Galéas Sforze, seigneur et tyran de Milan, périssait assassiné sur le
seuil de la cathédrale, au milieu d’une procession solennelle, crime punissant un
crime. Le peuple, au lieu de courir à la liberté, tua sur place deux des principaux
conjurés qui croyaient s’armer pour la délivrance. Le plus jeune d’entre eux,
semblable à Brutus, fut chassé de la maison de son père, où il avait cherché asile. Il
se nommait Girolamo Olgiato et mourut en Romain sur l’échafaud ; dépouillé et nu
devant le bourreau, il prononça ces paroles latines qui retentirent dans beaucoup de
cœurs : Mors acerba, fama perpetua, stabit vetus memoria facti. — Mort
amère, éternelle mémoire ! le bruit de cet événement subsistera à jamais !
Après ces paroles, les bourreaux l’écartelèrent avec ses complices.
Un enfant de huit ans, Jean Galéas, hérita de ce sang. Son infâme tuteur, Louis
Sforze, persécuta sa veuve pour usurper sur le fils la puissance ducale ; il fit périr
Simonetta, ministre intègre de la pauvre mère.
Laurent ne pouvait être indifférent à un crime qui le touchait de si près. L’exemple
d’un assassinat impuni menaçait sa vie et sa popularité.
Cette popularité des Médicis était presque souveraine en Toscane. Le peuple n’en
recevait que des bienfaits ; la jeunesse et la beauté de Laurent et de Julien y
ajoutaient le prestige de l’avenir, et la séduction de tous les cœurs. Rien ne
manquait à cette maison pour changer cet empire volontaire en sceptre. Il ne fallait
qu’un événement pour passionner l’enthousiasme de ce peuple et du sang pour sacrer
cette monarchie de l’opinion. Cet événement se préparait dans l’ombre.
La jalousie des grandes familles de Toscane, fomentée par la haine ambitieuse du pape
Sixte IV, de son neveu Riario et surtout de l’archevêque de Florence, les secondait.
Le principal ennemi des Médicis était François Pazzi, un des chefs de cette illustre
maison. Il habitait plus souvent Rome que Florence. Selon les mœurs de ce temps, il y
avait établi un comptoir qui rivalisait de pouvoir et d’opulence avec les comptoirs
des Médicis. Rien ne semblait autoriser cette haine des Pazzi contre Laurent et
Julien, si ce n’est quelques vieux démêlés de justice entre les deux familles, unies
en apparence cependant par des bienfaits et des alliances.
Le germe de cette fameuse conjuration fut couvé d’abord à Rome entre Francesco Pazzi
et le neveu du pape, Riario. Pazzi, dit-on, se flattait, après avoir abattu les
Médicis, de prendre leur place à Florence. Le pape se flattait d’y régner par lui.
L’archevêque de Pise, Salviati, élevé à cette dignité en dépit de Laurent, voulait se
venger. Ainsi l’ambition, l’envie, la vengeance, les passions les plus sanglantes des
hommes se coalisaient pour un crime commun. Ajoutez-y tout ce que la débauche,
l’esprit d’aventure, la cupidité à tous risques, présentait d’appât aux conspirateurs,
dans Salviati, neveu de l’archevêque ; dans Bandini, le plus licencieux des hommes ;
dans Montesicco, condottiere au service du pape ; dans Maffei, prêtre de Volterra, et
dans Bagnone, un des secrétaires apostoliques. Le pape ordonna secrètement au roi de
Naples, alors son allié, de faire avancer deux mille hommes vers les États toscans
pour seconder ses desseins lorsque la conjuration serait accomplie. Riario, neveu du
pontife, alla s’établir en attendant dans le palais des Pazzi.
Le plan du complot était dressé ; les complices n’avaient point reculé devant le
sacrilège uni à l’assassinat. Un seul, Montesicco, avec le reste de loyauté qui honore
toujours même le crime dans l’homme dévoué, ayant appris qu’il fallait frapper ses
victimes dans une église, au pied de l’autel, au moment de l’élévation qui courbe
toutes les têtes devant l’image de Dieu, se récusa, non pour le crime, mais pour le
lieu de la scène ; les deux prêtres, Maffei et Bagnone persévérèrent.
Le jeune Riario cependant exprima, comme envoyé du pape, son oncle, le désir
d’assister au sacrifice solennel, le dimanche 26 avril 1478. Laurent l’invita en
conséquence à venir le prendre dans son palais pour l’accompagner avec sa suite. La
cérémonie était commencée quand François Pazzi et Bandini, voyant que l’une des
principales victimes, Julien, était en retard et manquait au sacrifice, allèrent
au-devant de lui pour presser sa marche, et l’ayant trouvé en chemin, affectèrent
l’enjouement et la familiarité d’anciens compagnons de plaisirs, pour le prier de se
rendre à l’église et pour tâter, en l’embrassant, s’il n’avait point de cuirasse sous
ses habits ; ils badinèrent même avec lui en entrant dans l’église, pour prévenir tout
soupçon et l’empêcher de songer à revenir sur ses pas.
Julien entre sans ombrage ; il se place en avant de son frère ; l’office commence ;
les prêtres sont à l’autel. Le signal qui devait être donné par eux est attendu par
l’œil attentif des conjurés. Au moment où tous les fronts s’inclinent devant l’hostie
consacrée par le célébrant, et où les cloches qui retentissent occupent l’attention
des fidèles, Bandini s’élance et plonge son poignard dans la poitrine de Julien.
Julien fait quelques pas et tombe inanimé aux pieds de ses assassins. François Pazzi
se précipite sur lui pour l’achever, et, dans son impatiente fureur, se perce lui-même
la cuisse en cherchant à le frapper de son épée.
Les deux prêtres qui s’étaient chargés de l’immolation de Laurent furent moins
habiles ou moins résolus ; Maffei dirigea son poignard au cou de Laurent, mais ne fit
que l’effleurer derrière la nuque. L’intrépide Laurent déroula son manteau, qu’il
tenait du bras gauche, et, tirant son épée de la main droite, disputa sa vie aux
conjurés. Les deux prêtres, repoussés par ses domestiques, s’enfuirent. Bandini, plus
résolu, se jeta sur lui avec son poignard encore dégouttant du sang de Julien ; mais
il rencontra François Nori, un des familiers des Médicis, accouru au secours de son
maître, qui le fit tomber mort à ses pieds.
Cependant les amis les plus rapprochés des Médicis se groupèrent en foule autour de
lui, et, lui faisant un rempart de leurs corps, le poussèrent dans la sacristie, dont
Politien ferma les portes de bronze sur lui. Un de ses jeunes amis, craignant que
l’épée du prêtre Maffei ne fût empoisonnée, suça la blessure. Le tumulte, la
confusion, les cris d’horreur furent tels, autour du chœur, que les assistants crurent
à un tremblement de terre, et se réfugièrent, par toutes les issues, dans les cloîtres
et autour de Santa-Maria. La jeunesse florentine, un peu revenue de la première
terreur de l’événement, se forma d’elle-même en escorte autour de Laurent et le
conduisit à son palais par un détour, afin de lui éviter le spectacle du cadavre de
l’infortuné Julien.
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