CXLIVe entretien.
Mélanges
M. de Genoude et ses fils
C’est vers 1820 que je connus très-intimement un assez grand nombre d’hommes et de
femmes, ou illustres, ou célèbres, qui eurent par la suite une certaine influence sur ma
vie. J’aime à me les rappeler et à revivre avec eux, comme si toutes les années qui se
sont écoulées entre ces moments et ceux où j’écris ressuscitaient tout à coup pour eux
et pour moi, et nous replaçaient dans les mêmes rapports. C’est vivre deux fois ;
admirable effet des dons de la mémoire, qui nous permet de revivre les temps que nous
avons déjà vécus !
Il faut dire d’abord, pour expliquer l’empressement que tant de personnages, si
au-dessus de moi par l’âge, le rang, la naissance, l’illustration, mettaient à me
connaître, que, grâce au comte de Virieu, mon camarade des gardes du corps, et à
quelques pièces de vers rapportées de Milly et récitées par mes amis dans les sociétés
de Paris, je jouissais déjà d’une sorte de renommée à demi-voix dans le monde. Mon
extérieur distingué et ma figure agréable, quoique mélancolique, n’y gâtaient rien ; on
parlait de moi comme d’un jeune homme bien né et bien pensant, venu à Paris avec les
jeunes gentilshommes de sa province pour servir le roi, mais que les dons de Dieu, dont
il paraissait comblé, ne tarderaient pas, malgré sa modestie, à tirer de l’obscurité et
à faire éclater au grand jour. Cette fleur de renommée dont on ne voit pas l’éclat, mais
dont on devine le parfum comme un mystère, semble être la possession secrète de tous
ceux qui la respirent ; on se passionne pour elle comme pour un trésor secret qui mettra
bientôt dans l’ombre tous les talents alors en lumière. Telle était au juste ma
demi-célébrité dans un monde où elle m’avait pour ainsi dire devancée ; cela me valait
un accueil peu répandu, mais charmant.
M. de Genoude fut un des premiers à se faire présenter à moi par un beau et excellent
jeune homme de son pays, qui faisait avant moi des vers très-agréables: c’était
M. Rocher, de la Côte-Saint-André, que j’avais connu dans mes courses en Dauphiné ; il
débutait à Paris dans la magistrature et dans les lettres ; il devint plus tard
sous-secrétaire d’État du ministère de la justice, sous la République. Je le retrouvai à
Bourges, président du jury national chargé de juger l’insurrection étourdie à laquelle
on a donné le nom de M. Ledru-Rollin. J’y fus appelé comme témoin.
M. Rocher m’amena donc un matin son compatriote, qui traduisait alors les magnifiques
Psaumes de David de l’hébreu en français ; il savait par cœur quelques vers de moi,
qu’il avait entendu réciter par hasard ; il en était ou en paraissait enthousiaste. Il
me témoigna une bienveillance et un dévouement extrêmes. Il était d’une figure
prévenante et empressée, comme ces hommes heureux de rendre service. Né à Grenoble,
d’une honorable famille qui tenait une petite auberge où l’on vendait de la bière aux
jeunes gens du pays, sa mère, femme pieuse et intelligente, lui avait fait donner par
les ecclésiastiques de Grenoble une éducation lettrée, dont elle espérait un jour tirer
parti pour son avancement dans le monde. Elle ne s’était point trompée. Il ne rougissait
point de sa médiocrité en entrant dans la vie. Un de mes anciens amis, M. de Mareste,
homme d’esprit, très-au-dessus des préjugés vulgaires, le rencontrait quelquefois chez
moi. Il lui témoignait estime et bienveillance. Il me racontait que, quelques années
auparavant, cet enfant, faisant ses études à Grenoble, d’une figure agréable et
spirituelle, en aidant sa mère dans les soins de sa petite hôtellerie, servait souvent
la chopine de bière mousseuse et le petit verre de ratafia de Grenoble à lui et à ses
amis, sans que cette modeste apparence de servilité banale nuisît en rien à l’estime que
la jeunesse de Grenoble témoignait à ce jeune homme dévoué à sa famille. Après avoir
terminé ses études en Dauphiné, il fut recueilli à Paris, je ne sais sous quelle
dénomination, dans la maison de M. Lenoir-Laroche, sénateur de l’Empire, qui lui donna
asile et protection. M. de Genoude y fit connaissance de M. de Chateaubriand, de
M. de Lamennais et de la plupart des hommes de lettres de l’époque appartenant alors au
parti religieux et royaliste, auquel sa mère lui avait recommandé d’être fidèle ; il
semblait se destiner à la prêtrise. La décence de sa conduite, ses traductions de la
Bible, ses liaisons particulières avec les hommes pieux, la modestie de sa physionomie,
les habitudes régulières de sa vie avaient quelque chose des jeunes lévites. Il ne se
cachait pas du penchant qu’il avait pour cette profession, même parmi nous, jeunes gens
très-profanes, et cela le faisait accepter par les hautes notabilités de Paris comme un
futur ministre de l’Église. Mais, soit nature, soit habileté politique, il ne se
prononçait pas nettement encore avec le parti des saints de ses amis. Il se bornait à
leur donner de l’espérance. On vit bientôt pourquoi.
Quelques jours après cette connaissance sommaire, il vint un matin me revoir en sortant
de chez l’abbé de Lamennais. Je ne connaissais l’abbé de Lamennais que par
l’enthousiasme que m’avait inspiré, pour son style véritablement supérieur, son premier
volume de l’Essai sur l’Indifférence en matière de religion. Je l’avais
reçu à Milly pendant l’été précédent. J’y étais seul, pendant un séjour que mon père, ma
mère et mes sœurs étaient allés faire en Bourgogne, chez l’abbé de Lamartine, dans sa
terre auprès de Dijon. Ma solitude me prédisposait à l’admiration. Le volume m’était
arrivé, sans nom d’auteur, par la poste. Les premières pages me transportèrent à
d’autres temps, et, bien que je ne fusse pas dévot à la manière de l’auteur, ses
doctrines exaltées et passionnées, la nouveauté et la perfection de son style me firent
croire pendant quelques jours que l’auteur anonyme de ce livre, encore inconnu pour tout
le monde, ne l’était pas pour moi. Je me figurai que ce volume était le coup d’essai du
baron Louis de Vignet, neveu du comte de Maistre. Louis de Vignet était mon camarade de
collége chez les jésuites de Belley. Plus je lisais, plus je me confirmais dans cette
supposition. Il aura voulu, me disais-je, essayer sur moi la portée de son génie. Il en
avait ; c’étaient les mêmes idées violentes et hardies, les idées
inflexibles, me disais-je, exprimées avec cette hauteur de parole et cette
insolence de conviction du prophète de Chambéry, qui n’admettait le doute que comme une
impiété. Supposer que Dieu lui-même eût pu avoir une autre idée que celle d’un
montagnard de Savoie lui eût paru un blasphème impardonnable de notre risible orgueil.
Je lus avec admiration les phrases, avec douleur les principes ; le radicalisme
insultant à la bonne foi ne m’allait pas, mais la forme de ce style m’enchantait.
Quand j’eus fini, j’écrivis à Louis de Vignet que je l’avais reconnu et que je le
priais de m’avouer son subterfuge ; on m’écrivit de Paris quelques jours après, pour me
nommer l’auteur de cette belle diatribe. C’était un jeune ecclésiastique récemment
converti, né à Saint-Malo, pays de M. de Chateaubriand, et qui était égal à son
compatriote, non en sensibilité, mais en éloquence. M. de Genoude, lui ayant parlé à
Paris de mon admiration pour son talent, lui inspira le désir de me connaître ; un
matin, la conversation étant tombée entre eux sur la poésie, à propos des
Psaumes, Genoude se prit à lui réciter une Méditation, de moi, sur le
même sujet, que je venais de lui adresser à lui-même à propos de sa traduction. J’y
prenais tour à tour le ton de tous les prophètes, et je finissais par Job, le plus poëte
de tous. L’abbé de Lamennais, qui était encore dans son lit, fut tellement ravi de cet
essai de mon talent, qu’il jeta à terre sa couverture et ses draps, et s’écria que ce
jeune garde du corps était le barde sacré de ce temps-ci, et qu’il voulait que Genoude,
sans perdre un moment, le conduisît immédiatement chez lui. Je les vis entrer, peu
d’instants après, l’un et l’autre dans ma chambre, et de ce jour l’abbé et moi nous
fûmes liés. Cette liaison, toutefois, qui fut assez constante, ne fut jamais tendre: le
goût de la haute littérature nous unissait, la différence de nos caractères tendait sans
cesse à nous désunir.
L’abbé de Lamennais, devenu depuis si célèbre, n’avait rien à mes yeux d’attachant. Son
extérieur était celui d’un séminariste enragé de théologie, plutôt que d’un saint nourri
de piété tolérante. Il paraissait plus haineux que sensible. Son costume de prêtre
étriqué ne relevait pas son extérieur. Ses gros souliers, ses bas de laine noire mal
étirés sur ses jambes grêles, sa redingote étroite et râpée suivait et dessinait la
charpente de ses côtes. Sa tête, constamment penchée en avant et un peu de côté,
s’harmoniait bien avec son regard mobile et indirect. Il était de la taille d’un enfant
de chœur, petit, maigre, chancelant sur ses pieds, une ébauche d’homme. Mais le feu de
ses yeux et l’ardeur de son soliloque quand il parlait, et il parlait presque toujours
sans écouter les réponses, fixaient sur lui tous les regards. Alors il se levait tout à
coup et se mettait à marcher en zigzag dans son appartement avec une volubilité
passionnée, mais monotone, qui interdisait la possibilité et même l’idée de le
contredire. Ses paroles, entrecoupées d’un rire nerveux et hostile, étaient presque
toujours des plaisanteries sarcastiques très-amères contre les absents, auxquels il ne
pardonnait pas le moindre dissentiment avec lui ou avec le parti dont il était alors ;
puis il lançait, en regardant ses auditeurs, un éclat de rire saccadé et bruyant qui
ressemblait à l’écho de son âme. Rien de tout cela ne me plaisait, mais je le regardais
comme un homme d’une autre chair et d’une autre âme, destiné à jouer un grand rôle dans
un monde à part ; ce monde de la haine et de la colère, le jacobin
noir de la révolution posthume du dix-neuvième siècle. Car, quand on a lu comme
moi avec attention les diatribes des premiers jacobins et les incroyables absurdités
qu’ils vociféraient dans les séances de 1791, contre la cour et l’aristocratie, on les
retrouve toutes dans les conversations de l’abbé de Lamennais contre les démocrates de
1818 et de 1820. C’était sur eux alors que tombaient ses sarcasmes.
Il ne tarda pas, moitié par la passion de la propagande religieuse, moitié par
l’autorité de son talent royaliste, à se former, dans un petit appartement d’un faubourg
de Paris, une espèce de cour de jeunes gens fanatiquement dévoués à ses opinions
changeantes, mais toujours extrêmes, qui lui faisait un cénacle. Il les menait l’été à
la Chesnaye, maison de campagne solitaire où il composait ses ouvrages en tenant ses
jeunes acolytes dans une espèce de couvent rural et religieux ; il revenait à Paris
l’hiver. Il n’était rien moins que partisan de l’Église gallicane à cette date de sa
vie ; car, en 1820, quelques jours avant mon départ pour Naples, il me fit prier par
M. de Genoude de me rendre à une conférence secrète qui devait avoir lieu chez
M. de Bonald pour fonder une Revue littéraire. Le but était de m’offrir des articles
purement politiques à rédiger ; mais le sens principal de cette Revue était de combattre
les principes de l’Église gallicane comme attentatoires à la liberté du souverain
pontife et à la spontanéité de la foi catholique en France. Je m’y rendis, car bien
qu’éloigné des sentiments de Lamennais en matière religieuse, j’étais et je suis
toujours très-ennemi du concordat de Bonaparte assujettissant le prince aux volontés du
pape, et le pape aux ordres du prince. L’abbé de Lamennais parla dans le sens contraire,
ainsi que M. de Bonald et M. de Genoude. Je fus chargé, en dehors de toute controverse
religieuse, de faire un article sur Voltaire dans un des premiers numéros de la
Revue. Je le commençai très-modéré ; blâmant les excès de plume de ce
grand artiste et louant son merveilleux talent. Mais, forcé de partir inopinément, je
laissai à Genoude cet article à peine commencé. Il le finit, ou il le fit finir par une
main inconnue, et je fus très-étonné, en arrivant de Naples, de le lire tout autrement
conçu et autrement rédigé qu’il n’était dans mon esprit et signé de moi. Je ne réclamai
pas contre une erreur qui ne venait que d’une complaisance, et ayant fait paraître
moi-même alors les premières pages de mes poésies, attaquées et défendues avec
acharnement, j’abandonnai la Revue à elle-même avant de l’avoir
commencée. J’écrivis seulement à Genoude de ne plus compromettre mon nom dans des causes
qui n’étaient pas selon mes opinions, et tout fut dit.
Mais il m’avait rendu un grand service quelques semaines avant l’apparition de mes
premières poésies. Je lui devais de l’amitié et de la reconnaissance. Je ne l’oubliai
jamais. Enthousiaste passionné de mes vers, il se chargea, par pur dévouement pour moi,
de la recherche d’un éditeur et de toutes les fastidieuses démarches qui précèdent
l’apparition d’un livre de vers ; il s’adressa à M. Charles Gosselin, éditeur des
traductions françaises de Walter Scott qui commencèrent sa brillante fortune.
M. Gosselin lui remit pour moi la modique somme de six cents francs, prix de ma première
édition. Elle fut écoulée en deux ou trois jours, et M. Gosselin continua à des prix
tout différents à éditer pendant plusieurs années l’auteur qu’il avait créé. Je
contribuai à sa fortune et on voit qu’il l’avait mérité. Le deuxième volume des
Méditations confirma le succès du premier. Quelques semaines avant
1830, je lui vendis à un prix considérable les deux volumes des Harmonies
religieuses et poétiques. L’ouvrage parut au tocsin de la révolution de
Juillet. Je n’étais pas à Paris. Rentré en France quelques jours après, je me hâtai, en
passant à Paris pour me rendre en Angleterre, de remettre à M. Gosselin une partie du
prix considérable des Harmonies qu’il m’avait payé. Je lui demandai
seulement sur sa seule parole de me rendre ce qu’il voudrait de cette somme importante,
quand le mauvais effet de la révolution de Juillet aurait laissé mon ouvrage reprendre
son cours naturel ; deux ans après, il me rapporta de lui-même les 25,000 francs dont
j’avais cru devoir l’indemniser. Nous n’avons jamais eu ensemble que des rapports pleins
de loyauté et de délicatesse. Nous en avons été récompensés l’un et l’autre par une
honorable fortune et une honorable amitié. Sa femme très-distinguée, et ses enfants,
étaient dignes de lui. Mais revenons à M. de Lamennais.
Il resta quelque temps le coryphée du parti légitimiste et ultra-religieux ; puis,
après la révolution de 1830, il alla à Rome avec M. de Montalembert et quelques autres
jeunes gens de ce parti, offrir au souverain pontife on ne sait quelle alliance
équivoque. Le pape déclina tout pacte avec ces hommes de talent, qui pouvaient
compromettre l’Église dans des factions humaines. Ils reculèrent tous, avec
M. de Montalembert, devant la résistance du sacré-collége. L’abbé de Lamennais espérait,
dit-on, rapporter de Rome la dignité de cardinal ; il n’en rapporta que le
mécontentement du peu de considération qu’on lui avait montré. Aigri et humilié, il
écrivit, à son retour à Paris, une brochure irritée et irritante contre le catholicisme.
C’était le signal de sa rupture avec l’Église. Ses amis lui firent des représentations,
s’affligèrent et le quittèrent, mais sans éclat et sans reproche ; la prudence et la
décence furent de leur côté, il faut en convenir. Quant à lui, une fois lancé, il ne
s’arrêta plus. Pour moi, membre alors de la Chambre des députés, je ne lui témoignai ni
affection, ni plaisir ; ses tergiversations ne m’étonnaient plus. Je le voyais
très-rarement.
Un jour, cependant, on me l’annonça de bonne heure, et, avant d’ouvrir la bouche pour
m’entretenir du motif de sa visite , il me dit qu’il mourait de faim et
qu’il me priait de lui faire servir un morceau de pain et un verre de vin pour reprendre
des forces.
Quand nous fûmes assis ; il tira de sa poche un petit rouleau de papier écrit en
très-mince caractère et me dit: « J’ai confiance en vous, voici un ouvrage manuscrit de
moi qui, dans l’état actuel des affaires, pourrait produire une émotion dangereuse dans
le peuple, et renverser peut-être ce misérable gouvernement. Je vous prie de le lire et
de me dire votre avis d’ici à trois jours ; je pars le quatrième jour et je me conduirai
d’après ce que vous m’aurez dit. Vous ne tenez pas plus que moi à l’ordre de choses sous
lequel nous avons le bonheur de vivre ; mais vous ne voudriez pas, je le sais, jeter le
pays dans une révolution mal préparée et dangereuse, qui retomberait sur votre
responsabilité. Ni moi non plus, ajouta-t-il. Ainsi lisez-moi. Si le livre vous semble
dangereux, vous ne me dénoncerez pas. S’il vous semble utile, nous le corrigerons
ensemble. Adieu donc ; je vous reverrai le jour indiqué. »
Il dit, et me laissa le manuscrit du Livre du peuple.
Il ne fut pas plutôt sorti que je m’empressai de lire. C’était aisé, son écriture était
très-belle et très-lisible ; elle ressemblait à celle de Voltaire, quoiqu’un peu plus
fine. Dans ce manuscrit, chaque pensée principale formait un chapitre, chaque phrase un
alinéa. On voyait du premier coup d’œil que c’était écrit à la manière hébraïque, où
chaque verset porte avec lui son idée ou son image. Cela pouvait être très-beau, mais la
forme indiquait une imitation. C’était, en effet, le défaut du livre. Nous n’étions pas
dans le temps des prophètes ; l’abbé de Lamennais en avait le style, mais le temps n’en
avait pas l’esprit. Je compris tout de suite que c’était un peu biblique et que la
parodie dans la forme lui ôtait du sérieux dans le fond.
Je lus et je me confirmai dans ma pensée ; c’était superbe, mais cela ne portait que
sur l’imagination.
Ce jacobinisme par versets bibliques, c’était Babeuf en Ephod
hébraïque, Proudhon socialiste faisant un tremblement de terre pour égaliser tout le
monde par la ruine de tout ce qu’on appelait société, un chaos de débris pour un monde
réformé par le radicalisme. Rien n’est plus facile au radicalisme, avec l’ombre du
talent, que la réforme imaginaire de l’univers. Tout le monde sent les vices de la
société, il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour les voir et les montrer, et un cœur pour les
sentir. Mais trouver le moyen de les corriger sans détruire du même coup, par
l’impraticable utopie, toutes les réalités nécessaires à la vie sociale, l’abbé de
Lamennais n’y avait jamais pensé, et le Livre du peuple en était la
preuve.
Je remis le livre dans mon tiroir et j’attendis son retour. Il revint le matin du
quatrième jour. « Voilà votre roman, lui dis-je. Je n’ai pas besoin de vous dire avec
quelle admiration je l’ai lu, mais aussi avec quelle sévérité de jugement je vous le
rends. C’est un baril de poudre qui ferait sauter en l’air tout l’établissement social.
Je ne doute pas que vous ne le sentiez vous-même et que vous n’ayez jamais songé à
l’imprimer sans lui avoir enlevé tout le venin d’une publication pareille.
« — Oh ! certainement, me répondit-il, jamais une pareille idée ne s’est présentée à
mon esprit. Je me regarderais comme aussi insensé que coupable s’il en était autrement.
Ceci n’est que l’ébauche d’une critique générale de l’œuvre sociale écrite au courant de
la plume, et destinée à être revue et corrigée à loisir avant de permettre qu’on
l’imprime. C’est pour cela même que j’ai voulu vous la soumettre. Soyez bien persuadé
que pas une ligne n’en paraîtra avant d’avoir subi les retouches que ma conscience et
vos conseils jugeront propres à enlever à ce livre les dangers qui vous ont frappé.
« — Rien n’est plus facile, lui dis-je alors, sans rien sacrifier des magnificences de
détail dont votre livre est plein. Vous n’ayez qu’à changer l’adresse du livre, et tout
le venin dont il est rempli deviendra à l’instant vertu. Au lieu de l’appeler le
Livre du peuple et de le lancer à cette partie déshéritée, souffrante
et irritée de la société, adressez-le, sous un autre titre, à la partie aisée,
privilégiée, heureuse et jouissante de l’humanité, et montrez-lui les moyens pratiques
d’améliorer sans le renverser l’état social. Au lieu d’appeler le peuple à la colère et
la vengeance contre une partie de lui-même, qui sont les riches et les heureux du
siècle, vous le porterez à respecter dans les uns ce qui sera un jour leur propre sort ;
vous montrerez à ces riches et à ces heureux du siècle la nécessité de pourvoir par
bonne volonté au bien-être physique et moral de toutes les classes. En un mot, au lieu
de faire une révolution par la haine et par l’envie, vous ferez la révolution sociale
par la charité. Ce sera la seule révolution durable, la révolution de la vertu ! »
L’abbé de Lamennais parut convaincu, me promit de suivre ces conseils et me laissa
parfaitement persuadé qu’il était résolu à les suivre à son retour de la campagne. Nous
nous séparâmes en paix.
Je partis pour l’Italie quelques jours après, et, à mon retour à Paris, au mois de
novembre, j’entendis beaucoup parler d’un nouvel écrit de lui qui devait paraître
incessamment et dont on craignait l’effet incendiaire sur la population déjà agitée.
« Tranquillisez-vous, dis-je aux conservateurs qui m’en parlaient, je connais l’ouvrage,
je l’ai eu dans mon secrétaire. J’ai fait à l’auteur les observations que vous faites
vous-mêmes, il les a consenties et vous pouvez être rassurés. Les beaux morceaux de
style prophétique dont il est plein ne sont que des allusions éloquentes à la
longanimité du peuple et à la bienfaisance du riche. C’est un livre de concorde et nullement de guerre civile.
Je le croyais sincèrement ainsi. L’idée ne me venait pas qu’un l’homme qui portait
encore l’habit sacerdotal eût pu donner l’autorité de son génie, de ses principes et de
son habit à des pages qui ne pouvaient produire que du sang.
Quelle ne fut pas ma surprise, quand l’abbé de Lamennais étant venu me voir le
lendemain: « Eh bien, lui dis-je, votre livre paraît donc ? — Oui, me répondit-il avec
un air d’embarras et en détournant les yeux. — Mais vous m’aviez promis qu’il ne
paraîtrait qu’après que vous me l’auriez fait relire à moi-même, et sans doute vous
l’avez rendu aussi inoffensif que nous en étions convenus et vous en avez changé
l’adresse et le titre ? — Hélas ! non, reprit-il ; vous connaissez les exigences des
libraires et combien il est difficile d’y échapper. Le livre était resté dans les mains
d’un éditeur qui n’a pas attendu mon retour, et j’ai été obligé de consentir à sa
publication telle quelle. — Ainsi, lui répliquai-je avec un peu d’amertume, des
convenances de librairie vont être la cause que la société aura reçu par votre génie un
des coups les plus mortels que vous puissiez lui porter ! Je comprends votre prétendue
nécessité, mais je ne puis vous dire que je l’excuse. »
Il s’éloigna sans me répondre, et je le laissai partir sans le rappeler et sans croire
à ces prétendues nécessités de librairie. Je ne crus qu’à des nécessités d’amour-propre
et de respect humain qui lui faisaient augurer de la publication telle quelle du
Livre du peuple un effet plus entier et plus bruyant sous sa première
forme que sous une forme innocente. Je le revis très-rarement avant les événements de
1848. Il s’était plongé de plus en plus dans le radicalisme révolutionnaire. Ma
répugnance à la coalition qui avait réuni tous ces tronçons pour
attaquer le gouvernement qu’elle avait elle-même constitué, m’en éloignait de plus en
plus. Je ne m’en rapprochai, par la nécessité de diriger et de modérer la révolution
triomphante, qu’après qu’elle fut consommée, et que le départ de la famille royale lui
eut livré en quelques minutes le terrain des affaires.
Mais alors je cherchai de l’œil avec anxiété tous les hommes de popularité honnête et
de confiance libérale, capables d’influencer le peuple par leurs exemples et par leurs
écrits dans le sens de la modération et de l’ordre. L’abbé de Lamennais se présenta le
premier. Il rédigeait alors, sous le nom du Peuple constituant, un
journal auquel son nom et son talent devaient donner une influence décisive sur
l’opinion républicaine. Les doctrines du socialisme y étaient combattues avec une ironie
puissante. Je ne comprenais pas pourquoi. L’abbé de Lamennais me paraissait un homme
versatile et ambitieux de bruit, tout prêt à profiter de la circonstance pour lancer le
peuple dans le désordre à tout risque, pourvu qu’il eût son nom dans les bouches. Je fus
prodigieusement étonné en lisant quelques-uns de ses numéros de le trouver au contraire
aussi ferme que raisonnable dans ses principes, tout à fait dans mes idées, et
persuadant de toute son éloquence au peuple agité que pousser la révolution à la guerre
à l’extérieur et à la terreur au dedans, c’était la perdre par une réaction prompte et
inévitable, et que les hommes d’ordre étaient les vrais révolutionnaires. Je rendis
grâces à Dieu du secours inespéré qu’il m’envoyait dans le péril. Je désirai voir
M. de Lamennais pour le féliciter et pour m’entendre avec lui. Je le vis, je fis
quelques sacrifices d’argent pour soutenir son journal, et je lui donnai rendez-vous
secret à dîner une fois par semaine chez une femme de beaucoup d’esprit et de beauté,
déjà célèbre, madame d’***, avec laquelle j’avais été lié plusieurs années avant la
révolution et qu’il voyait assidûment lui-même. J’allai de nouveau chez cette
intermédiaire, si heureusement trouvée, pour lui faire part du désir que j’avais de
dîner confidentiellement avec M. de Lamennais chez elle un soir de la semaine. Elle y
consentit avec bonté, bien aise, sans doute, de fortifier, par cette rencontre, les
chances de la république acceptable et sage qui était à elle-même sa pensée.
L’Assemblée nationale que nous étions parvenus à atteindre, étant heureusement réunie,
s’occupait de choisir parmi ses membres les hommes les plus réfléchis pour lui préparer
un plan de Constitution. Ce n’était pas mon avis, je sentais le danger de discuter
indéfiniment un plan de Constitution dans un mouvement démocratique et de donner à des
passions qu’on ne pouvait pas satisfaire des solutions qu’on ne pouvait pas accepter.
Mon idée, que j’avais communiquée à l’Assemblée à la fin de mon discours en lui
remettant la dictature, était que je pensais et je pense encore qu’il fallait voter cinq
ou six articles d’un régime provisoire, comme nous nous étions si bien trouvés d’être
nous-mêmes un gouvernement exécutif provisoire, avec l’espérance de plus et les
discussions de moins, et remettre à un temps plus éloigné la Constitution définitive à
voter de sang-froid. Chaque article de cette Constitution serait, selon moi, un texte de
division dans un moment où l’essentiel était d’agir d’accord. Les dispositions de
l’Assemblée étaient excellentes, il fallait en profiter pour fonder une république forte
et raisonnable. Mais les corps collectifs sont toujours poussés à prendre dans leurs
antécédents les règles de leur avenir, M. de Lamennais fut nommé membre de la commission
de Constitution: il se mit à l’ouvrage et chercha par la logique brutale du nombre à
fonder sa société comme une troupe de sauvages sortis des bois ; il fonda les communes,
puis il réunit toutes ces communes, et de leur réunion il fonda l’État, en sorte que
l’État social matérialiste et se comptant par chiffre, et non par capacité ni par droits
héréditaires et acquis, était l’expression seule du nombre et de l’impôt, abstraction
faite de tout le reste, c’est-à-dire de la société tout entière.
En entendant chez madame d’*** la lecture de ce rêve de démagogie, je ne doutai pas
qu’il ne fût rejeté à l’unanimité par des hommes sortis d’un autre œuf que de celui de
ce rêve ; je ne voulais pas en décourager trop vite l’auteur, et je me bornai à lui
faire quelques critiques sommaires sur son système, en lui présentant le nombre
innombrable d’exceptions que la société bien constituée pouvait opposer à cette
comptabilité absurde des droits numériques de tous les hommes ; mais je n’insistai pas
trop pour lui laisser l’illusion de son système. Je n’en avais pas besoin, ce système
fut écarté par tous ; à la première lecture, on reconnut que ce législateur en phrases
était le dernier en sens commun. Il sortit furieux et disposé à la plus radicale
opposition à toute autre organisation. Cela ne rompit pas cependant nos entrevues
politiques. Je me flattai encore quelques jours de le ramener à la raison, aidé par le
discrédit qui commençait à atteindre son nom. Mais, soit qu’il voulût trouver dans un
parti contraire l’appui qu’il cherchait vainement dans le mien et qu’il désirât se lier
avec M. Ledru-Rollin, soit que madame d’*** désirât elle-même réunir chez elle les deux
membres du gouvernement provisoire qui lui paraissaient les plus capables de fonder un
système mixte de république, j’appris, le dimanche suivant, qu’elle avait invité
M. Ledru-Rollin à notre dîner hebdomadaire ; il n’y était pas venu par délicatesse, je
lui en sus gré, mais comme M. Ledru-Rollin avait, de son côté, chez lui un conciliabule
de républicains extrêmes qui tâchaient de l’engager dans un parti opposé au mien, je
sentis l’inconvenance de faire partie d’un cénacle confidentiel dans lequel le feu et
l’eau délibéreraient ensemble l’un contre l’autre. Je ne dis pas à madame d’*** les
vrais motifs de mon mécontentement, pour ne pas lui confier mes sentiments de réserve
envers mon collègue, et je cessai de me rendre chez elle. Elle dut comprendre de même
mes motifs. Le silence et l’abstention m’étaient d’autant plus commandés, que je passais
alors (ce qui était faux) pour avoir conclu avec Ledru-Rollin un traité secret d’action
commune pour nous partager le gouvernement de la république sous le titre de deux
consuls, l’un de l’extérieur, l’autre de l’intérieur, s’entendant ensemble pour
administrer les ressorts de l’État. Je ne voulais pas donner de la vraisemblance à cette
supposition par des rapports intimes avec lui.
Ce qu’il y a avait de vrai était qu’ayant été depuis le 27 février en position et en
mesure de connaître M. Ledru-Rollin, chef des journalistes radicaux, et ayant, malgré
ses amis, reconnu en lui des facultés de parole et des puissances de conception
très-grandes avec des intentions non déguisées contre le socialisme subversif, notre
ennemi commun, j’avais conçu pour lui une secrète estime, et je n’étais pas loin
d’espérer que le concours d’un homme aussi bien doué ne pût être, sous une forme ou sous
une autre, très-utile à la république ; depuis, il suivit légèrement une émeute sans
portée qu’il devait répudier courageusement ou conduire ; il se réfugia en Angleterre
par une fausse porte, mais il parut de ce jour-là se retirer de la politique, et il
vécut en mort de ses souvenirs, de ses regrets et peut-être de son mépris pour les
vivants. Nous n’eûmes plus un seul rapport ensemble, soit en Angleterre, soit en France.
Je ne m’occupai, après le coup d’État, que de payer mes dettes, que je puis appeler
honorables.
M. de Lamennais, mécontent sans doute du refus de la commission parlementaire
d’accepter son plan inacceptable de Constitution, changea subitement de conduite et de
politique. Une nuit, quelques vociférateurs allèrent crier sous ses fenêtres, dans la
rue de l’Université: Vive Ledru-Rollin ! Il prit ces vociférations
pour une menace personnelle ; et sortit en sursaut de sa demeure. Quand il y rentra, le
ton de sa polémique était changé: les doctrines conservatrices qui l’avaient signalé
avaient fait place aux doctrines radicales et socialistes. Il disparut bientôt après. Il
voulut s’essayer devant l’Assemblée, son éloquence ne put supporter le tumulte d’une
mêlée. Il quitta la Chambre et il suivit dans tous ses excès les différentes phases de
l’opinion qu’il avait adoptée. On sait comment il mourut, luttant contre les opinions
religieuses pour lesquelles il avait écrit plus jeune, martyr du doute pour avoir trop
affirmé dans tous les sens ; on ne put l’accuser, du moins, d’une mort intéressée, car
il mourut avec constance dans son incrédulité. Il avait fait le tour des idées sans
s’arrêter jamais dans la modération. Juif errant de la foi et de la politique, il ne
restera rien de lui qu’un nom illustré par des versatilités illustres et des essais
démentis par des essais contraires. Homme de recherches qui avait marché toujours sans
rien trouver que le doute.
Parlons maintenant de M. de Genoude.
Le bruit se répandit tout à coup dans Paris qu’il avait renoncé au sacerdoce et qu’il
allait épouser la fille d’une princesse de l’ancien régime ; dotée par elle, et élevée
par une honorable famille de la Touraine, cette jeune personne était accomplie. Ses
parents putatifs étaient liés avec la maison de la Roche-Jaquelein, qui lui montrait une
grande amitié. Je n’en ai jamais su plus long sur sa naissance. La duchesse de B***
passait pour sa mère. Elle l’avait eue d’un mariage secret dans le temps où elle était
exilée, comme membre de la famille royale, en Espagne. La famille qui lui avait donné ou
prêté son nom était digne de ce patronage. Le mariage se fit à Paris. Dès ce jour,
M. de Genoude fut considéré comme un transfuge qui passait des bras de la Piété dans les
bras de l’Amour. Ses premiers amis, tels que le duc de Rohan et ses fidèles, le
répudièrent et se plaignirent d’avoir été trompés dans leurs espérances. Genoude,
pourtant, n’avait trompé personne ; mais, cherchant fortune sur la route du monde, il
avait d’abord été lié avec des groupes d’ecclésiastiques ; puis, ayant rencontré des
groupes de royalistes qui lui offraient la naissance, la fortune et l’amour dans l’union
d’une jeune personne inespérée, il s’était laissé séduire et avait abandonné ses
premiers patrons, mais il avait gardé l’estime de ceux qui étaient plus sensibles à
l’amitié qu’à l’esprit de parti. Il me présenta à sa femme, que je trouvai charmante.
Celle-ci me fit faire connaissance avec la marquise de L…, qui était la fille aînée de
la duchesse de D…, amie de M. de Chateaubriand. Elle avait épousé le prince de T…, dont
elle fut veuve de très-bonne heure. Le général marquis de L…, ancien sous-officier de
l’armée de Bonaparte, puis colonel des gendarmes de la garde, fut choisi par elle pour
son second mari. Un coup de sabre qu’il avait reçu en Russie l’avait balafré à la façon
d’un héros ; cette éclatante blessure relevait sa mâle beauté. J’avais connu son frère
en 1805 ; il était mort en 1815 dans le premier combat de la Vendée essayant de
renaître ; il commandait l’armée royaliste. Son sang éteignit la guerre.
Madame la marquise de L… me présenta à la vieille princesse de T…, sa première
belle-mère, pour laquelle elle avait conservé les sentiments d’une fille. J’y connus les
hommes principaux du parti royaliste. Je restai jusqu’en 1830 respectueusement lié avec
la marquise de L…, une des plus belles et des plus aimables femmes du siècle. À l’époque
de la malheureuse expédition de madame la duchesse de Berri en Vendée, elle alla
combattre avec la princesse. Elle avait emmené une jeune personne, mademoiselle de
Fauveau, célèbre pour son rare talent de sculpteur, qu’elle continua de perfectionner à
Florence. J’étais alors en Orient, où je passai deux ans séparé de la France. Je lus un
jour, en Syrie, dans les journaux français, que nos troupes s’étaient emparées de deux
femmes errantes qui paraissaient être du parti de la duchesse de Berri, mais dont on
n’avait pu encore découvrir le nom, qu’elles cachaient avec soin à leurs persécuteurs ;
que l’une de ces femmes inconnues portait un poignard attaché à sa jarretière, avec
lequel elle s’était défendue. « Oh ! dis-je à mes amis, M. de Parseval, M. de Capmas et
M. de Laroyère, qui m’accompagnaient, quoique nous soyons si loin des nouvelles de
Nantes et de Paris, je puis par hasard vous dire le nom de ces deux héroïnes: l’une est
la marquise de L…, et celle qui portait un poignard passé dans sa jarretière est
mademoiselle de Fauveau. — Et comment le savez-vous, me répondirent mes trois amis,
puisque nous n’avons depuis trois mois d’autres nouvelles de France que ces feuilles de
journaux dont les auteurs ignorent eux-mêmes les noms de ces héroïques aventurières ? —
Voici pourquoi je le suppose, repris-je avec assurance: quelque temps après la
révolution de Juillet, j’allai, à mon retour d’Angleterre, visiter l’atelier de
mademoiselle de Fauveau, déjà célèbre, et que j’avais quelque temps auparavant présentée
à la marquise de L… sur la demande de M. de Beauregard, son cousin, un des amis de
M. de Genoude. Ces dames se lièrent intimement. En repassant à Paris, il y a deux ans,
mademoiselle de Fauveau, ardente royaliste, me dit en plaisantant, en présence de son
oncle, qu’elle ne craignait rien des orléanistes, et qu’elle ne marchait jamais sans
précaution contre leur police et leurs gendarmes. En parlant ainsi, elle releva
légèrement le bord de son tablier de sculpteur et me laissa entrevoir la pointe d’un
poignard dont le manche était passé sous sa jarretière et qui pendait jusqu’à son
cou-de-pied. Nous rîmes de la précaution. Ne trouvez donc pas étrange que je la
reconnaisse à son armure, et qu’en voyant sa belle compagne anonyme, j’y devine madame
la marquise de L… Notre reconnaissance dans ce désert ne peut leur faire aucun tort en
France. » Les journaux suivants que nous trouvâmes à notre retour de Balbek, nous
apprirent que j’avais eu raison. Voilà comment une plaisanterie devenait un indice.
Un long emprisonnement et un procès mémorable, où l’illustre avocat et député
M. Janvier plaida en chevalier plus qu’en avocat pour ces dames, rendit leur cause
retentissante. Madame de L… revint à Paris. J’y étais alors et je l’appris par Janvier,
à la Chambre. Je n’eus rien de plus pressé que d’aller avec lui la féliciter de sa
libération ; nous allâmes à un hôtel garni des Champs-Élysées, nous donnâmes nos noms et
nous demandâmes à voir madame de L… Après avoir attendu longtemps dans l’antichambre,
une femme vint prier M. Janvier d’entrer seul, et quant à moi elle m’annonça que sa
maîtresse ne pouvait pas me recevoir. Je me retirai et je me promis de ne jamais revenir
dans une maison où l’homme qui avait protesté le plus énergiquement contre l’usurpation
de Juillet, et qui venait de passer deux ans en Orient pour n’avoir aucun rapport avec
le gouvernement, était apparemment regardé comme un transfuge, pour avoir été nommé
député par la nation, et pour avoir refusé au roi la moindre concession à son nouveau
titre. C’est la seule blessure que j’aie jamais reçue dans ma vie, et par une femme à
qui je venais offrir mes services. Depuis ce jour, je ne me présentai plus chez madame
de L…
J’avais continué à voir M. de Genoude à chacun de mes retours en France. Il avait eu
quatre fils de son mariage ; l’aîné mourut en bas âge pendant que j’étais à Paris. C’est
la sensibilité plus qu’humaine d’une chienne danoise qui a fixé cette date dans ma
mémoire. J’entrai chez madame de Genoude peu de jours après la perte qu’elle avait
faite. Elle pleurait au coin de sa cheminée. Cette belle chienne, assise devant elle,
les yeux sur ses yeux, la regardait avec un air d’attendrissement et de pitié qui n’est
jamais sorti de mon âme. Elle ne vint point quand j’entrai me flairer et me caresser
gaiement, comme d’ordinaire, mais en regardant pleurer sa maîtresse à côté du berceau
vide de son enfant, elle posa la tête sur les genoux de la pauvre mère, et en
contemplant le berceau, elle se mit elle-même à verser de grosses larmes qui mouillèrent
mes mains étonnées. La pauvre bête semblait dire: Ce berceau, vide pour vous, l’est
aussi pour moi !
J’avais indirectement contribué à faciliter le mariage de M. de Genoude. La famille
chez laquelle la prétendue fille de la duchesse de B… avait été élevée répudiait à
l’accorder à un homme d’une naissance inconnue. On voulait des preuves de noblesse,
M. de Genoude ne pouvait pas en fournir. Il vint un matin chez moi et m’avoua l’embarras
où il se trouvait. « N’êtes-vous pas lié, me dit-il, avec Pastoret, qui est poëte
distingué aussi et directeur du sceau des titres au ministère de la justice ? — Oui, lui
dis-je, et si vous me chargez de lui demander quelque chose qui puisse favoriser votre
mariage, je suis certain qu’il se fera un plaisir de vous l’obtenir, si cela lui est
possible. — Eh bien, reprit-il, je regarderais mon mariage comme assuré, s’il pouvait me
faire obtenir du roi des lettres de noblesse. —À cela ne tienne », lui répliquai-je ; et
j’écrivis à l’instant à Pastoret le désir de Genoude et les circonstances qui le
rendaient intéressant. Avant que la journée fût achevée, Pastoret me répondit que
c’était fait et que le roi Charles X ajoutait à cette grâce la dispense de payer au
sceau des titres les douze ou quinze mille francs qu’on payait ordinairement pour la
noblesse. Genoude reçut le soir même la lettre qui le faisait noble, et le mariage
n’éprouva plus d’obstacle de ce côté.
Mais, quelque temps après, il voulut encore confirmer dans le passé féodal la
possession de son nom par la possession d’une terre d’un nom à peu près pareil ; il me
demanda si je ne connaissais point quelque terre de ce genre qu’il pût acheter dans un
pays voisin du Dauphiné, sa patrie. Je lui répondis que je connaissais, en effet, auprès
de Mâcon et de Pont-de-Veyle, en Bresse, la terre de Genou possédée par un gentilhomme
de bonne maison et de médiocre fortune qui serait peut-être heureux de la vendre à
l’amiable pour cet usage. J’écrivis, en effet, à ce gentilhomme ; mais il me répondit
qu’il ne se déferait jamais de sa terre paternelle pour donner à une autre famille
l’illustration qui appartenait à la sienne. Tout en resta là, et Genoude fut obligé de
renoncer à la noblesse héréditaire pour se contenter de la noblesse de convention.
Après la naissance de ses quatre fils, il perdit sa jeune femme. Cette mort prématurée
m’inspira les vers suivants:
AUX ENFANTS DE MADAME L. DE GENOUDE.
M. de Villèle, ministre tout-puissant, avait donné à Genoude le privilége du journal
l’Étoile, dont il joignait la propriété à celle de la Gazette de
France. Il m’écrivit en Italie pour me proposer gratuitement la moitié de ce
don du ministre. Je le remerciai et je refusai, ne voulant pas m’enchaîner par un
intérêt quelconque au gouvernement que cependant j’aimais. « Je suis fâché, lui
répondis-je, de vous voir entrer dans cette voie, et je crains que cette
Étoile ne soit jamais l’astre de votre fortune et de votre bonheur. » Elle ne le
fut pas, en effet, mais la réunion de ces deux journaux dans sa main le rendit pendant
longtemps l’organe le plus puissant de la politique de M. de Villèle et de l’opinion
royaliste.
Il acheta alors une magnifique terre dans les environs de Provins ; et il pensa à
reprendre sa vocation ecclésiastique, qu’il avait abandonnée pour son mariage. Il
entreprit aussi, grâce aux annonces perpétuelles et sans frais de ses journaux, le
monopole de la traduction de la Bible et l’édition de plusieurs ouvrages mystiques. Il
prétendit fonder dans son château de Plessy-les-Tournelles une école d’élèves du
sacerdoce, qui n’exista jamais qu’en projet. Enfin, il rentra pour quelque temps au
séminaire et reprit l’habit ecclésiastique. Je suivais alors ma carrière diplomatique.
Je cessai tout rapport avec lui. Ce mélange de la sainteté sacerdotale avec les œuvres
industrielles ne me plaisait pas. Le prêtre, selon moi, ne devait être que prêtre. Il ne
pensait pas ainsi, car il donna en ce temps-là un dîner célèbre de coalition aux députés les plus illustres par leur éloquence, tels que Berryer,
Mauguin, etc., et il porta un toast au dessert dans lequel il dévoila sa pensée. « Du
reste, dit-il en terminant, et en buvant à la santé du cardinal de Richelieu, tout ceci
finira bientôt, non par un militaire, non par un orateur, mais par un cardinal. »
C’était se désigner lui-même comme le terme de la révolution. Un homme de beaucoup
d’esprit, M. de Lourdoueix, qui avait commencé sa carrière littéraire en 1825 par une
œuvre satirique contre les excès et les ridicules du royalisme, le soutenait dans une
illusion de bonne foi et rédigeait sous son inspiration la Gazette de
France. Genoude et lui commençaient leur journée en commun par la messe, que
l’un disait à l’autre, et par la communion que Genoude donnait à Lourdoueix. Ce
mysticisme et ce fanatisme réunis, qui protégeaient son ambition crédule, ne
protégeaient pas ses affaires. Il avait cependant marié richement ses fils, mais les
revenus de la Gazette ne suffisant pas à ses dépenses, il se fit nommer
député.
Quand la révolution de 1848 éclata, il voulut malheureusement se signaler par un coup
d’éclat à la tribune. Son habit et son caractère de prêtre auraient dû l’en détourner.
On se souvient que, pour presser le dénoûment de la catastrophe, un certain nombre de
membres de la gauche demandèrent que les ministres du roi fussent décrétés d’accusation.
C’était une motion de sang, de sang odieux à l’opposition peut-être, mais innocent. Ils
m’offrirent de signer cette demande, je la repoussai avec indignation. M. de Genoude
monta alors à la tribune et la soutint. Il n’y gagna rien que la répugnance visible de
l’Assemblée à entendre un prêtre emporté par la rancune politique se mêler à une
proposition téméraire qui pouvait, si elle eût prévalu, compromettre des têtes d’hommes.
Ce furent ses dernières paroles. Quelques heures après, la république innocente était
accomplie de nécessité, sans avoir porté à la France d’autres paroles que des paroles de
paix. Le roi et sa famille partaient sans être poursuivis. Les mouvements d’un grand
peuple bien compris sont presque toujours plus humains que les passions d’un parti ; il
n’a personne à craindre et personne à flatter. M. de Genoude rentra dans l’ombre et
chercha à s’abriter dans le suffrage universel, qu’il avait le premier et le plus
énergiquement soutenu. Mais sa politique et sa vie eurent bientôt le même terme, il
mourut en 1849, aux îles d’Hyères, et laissa ses fils sans fortune. Avant peu de mois,
tout fut vendu en justice. Cette prodigieuse existence ne laissa point de trace.
Il y a quelque temps, je cherchais à découvrir ce qui pouvait en subsister encore.
Rien. Les biens étaient évanouis, les fils étaient morts dans le dénûment. Un brave
homme, M. Aubry-Foucault, qui avait été la victime expiatoire des nombreux procès de la
Gazette et qui l’était encore, vint me voir à sa sortie de prison. Il
avait conservé pour M. de Genoude le dévouement qui était son métier, et la
reconnaissance qui était son caractère.
« Et que sont devenus ses enfants ? lui demandai-je. — Hélas ! me dit-il, ils sont tous
morts, et morts dans le plus complet dénûment ! — Mais quoi ! lui répondis-je, cette
magnifique terre de Plessis-les-Tournelles ? — Elle n’était pas payée et on en a vendu
les pierres pour en solder les murs. — Et ses fils, si richement mariés ? — Tous morts
ruinés, monsieur, pour rendre les dots à leurs femmes. — Mon Dieu ! m’écriai-je, quelle
destinée ! Quoi ! il ne reste rien de cette immense existence de parvenu qui faisait
envie à tout ce qui tenait une plume ? — Rien, me répondit-il en pleurant, excepté un
pauvre jeune homme, le cadet de ses fils, à qui ma femme et moi nous donnons la soupe
tous les soirs, et que nous vêtons de temps en temps pour lui donner le courage de
porter son nom sous ses haillons dans les rues de Paris. — Et que fait-il ? repris-je
avec une tendre pitié. — Rien non plus, me répondit M. Aubry-Foucault ; il a essayé de
tout et tout s’est brisé dans sa main ; il est depuis six mois abandonné de tout le
monde, excepté de ma femme qui lui raccommode ses habits, et de moi qui lui fais
partager mon pauvre repas, et de temps en temps les misérables économies que je tiens de
son respectable père. — Et n’y a-t-il personne qui s’intéresse à lui et qui vous aide ?
— Personne, monsieur, sauf quelques amis de son enfance, qui vivent en Auvergne et qui
l’invitent quelquefois à aller passer une semaine ou deux dans leur désert. — Envoyez-le
chez moi, je vais tenter un moyen de lui être utile. Je ne puis pas écrire au duc de
Bordeaux, bien que nous ayons chanté sa naissance et conservé nos fidèles respects à son
exil dans quelque situation où nous nous soyons trouvés depuis 1830. Mais j’ai un
généreux ami à Paris dont je puis emprunter la main pour recommander le fils de
M. de Genoude, si dévoué à la légitimité, à son dernier survivant en Europe. Allez, et
revenez dans cinq ou six jours. » La reconnaissance est la vertu des malheureux, parce
qu’ils savent l’amertume des pleurs et la joie de les essuyer. J’étais touché jusqu’aux
larmes de la compassion de ce vieux serviteur partageant son morceau de pain avec le
fils déshérité de son maître. Il sortit, et j’allai chez M. de Marcellus. Au premier mot
d’un service à rendre au fils de M. de Genoude, il fut à ma disposition ; il écrivit et
me remit une lettre pressante pour ce jeune homme à M. de Lévis, ministre des bienfaits
du prince. Le jeune fils de M. de Genoude vint la prendre. « Allez, lui dis-je, à la
cour exilée de ce jeune prince, dont votre père et moi nous avons célébré la naissance
et déploré les catastrophes. Il pourra peut-être, par quelque emploi près de lui, donner
une miette de pain à l’orphelin de ceux qui ont tant aimé sa famille. La somme pour le
voyage ne vous manquera pas. » Il me remercia, il fut touché, il partit. Quelques
semaines après, il revint.
« Auriez-vous de la répugnance, lui demandai-je, à entrer dans la diplomatie secondaire
sous le gouvernement de l’empereur ? Mon passé s’oppose à ce que j’aie des rapports avec
lui. L’honneur est une loi que je ne dois pas enfreindre. Je ne puis donc rien vous
promettre de sollicitations directes près de lui. Mais, en passant par le ministère des
affaires étrangères, j’ai conquis des amis qui, sans manquer à leur devoir vis-à-vis du
gouvernement monarchique, sont restés fidèles à leur sentiment. Pour moi, ils
s’estimeront heureux de vous être utile, et je vais les en prier, si vous le permettez.
— Rien ne s’y oppose », me répondit ce malheureux jeune homme. Je m’adressai à
M. Cintrat, le chef des archives, en le priant de chercher avec bienveillance un emploi
de chancelier consulaire, fût-ce même dans la cinquième partie du monde, dans cette
Océanie où l’Angleterre avait appelé à Sidney des consuls européens. Dans peu de jours,
l’admirable sollicitude de M. Cintrat eut instruit et intéressé le ministre, et
M. de Genoude fut nommé, pour partir à l’instant, chancelier du consulat de France à
Sidney. Son existence était assurée. Il partit en remerciant Aubry-Foucault, qui s’était
fait son second père. En arrivant, six mois après, à Sidney, il trouva le consul mort la
veille. C’était M. de Chabrillant, gentilhomme de mon pays, ruiné par quelque folie de
jeunesse à Paris. Il avait épousé l’actrice d’un petit théâtre, objet de sa passion, et
elle n’avait pas hésité à suivre au bout d’un autre monde la destinée qui s’était perdue
pour elle dans ce monde-ci. M. de Genoude, en arrivant, succéda dans ses fonctions et
dans ses appointements à M. de Chabrillant. Il m’écrivit de prolonger, s’il m’était
possible, ce provisoire inattendu, secourable pour lui. Je le fis et je lui en donnai la
nouvelle quand je reçus celle de sa mort. La destinée n’avait pas voulu qu’il restât
rien sur la terre de sa charmante mère et de son infortuné père. Mais il resta au pauvre
et généreux Aubry-Foucault le souvenir de sa fidélité jusqu’après la mort et d’une
reconnaissance qui mesure ses bienfaits non à ses actes, mais aux bons sentiments de son
âme. Que Dieu le récompense, ainsi que sa pauvre femme, du bien non qu’ils ont fait,
mais qu’ils ont voulu ! Quant à moi, je n’ai eu que des larmes stériles données trop
tard au nom de mes premiers amis.
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