cxxxviie
entretien.
Un intérieur ou les pèlerines
de Renève
Tous mes biens sont vendus ou engagés jusqu’au dernier centime de leur valeur pour
payer mes dettes. J’en habite encore quelques parties provisoirement et par la
complaisance de mes créanciers, jusqu’au jour où un revenu insuffisant, une maladie, un
accident, une grêle, une récolte manquée, me réduira au néant de mes ressources et où un
huissier, impitoyable comme le destin, viendra me dire sans réplique, ce qui m’a été dit
plusieurs fois : « Payez ou sortez, j’évalue cette poussière de vos pas à tant ; ne secouez pas trop fort vos souliers en vous en allant, de peur de
diminuer d’un grain le chiffre de mes honoraires.
— Mais, monsieur, en travaillant jour et nuit, en escomptant mes récoltes sur pied, en
hypothéquant les racines de mes vignes, en retranchant à mes parents les plus chers, à
mes amis les plus nécessiteux leurs pensions les plus sacrées et aux mendiants eux-mêmes
leurs plus restreintes oboles, je touchais au moment désiré, j’allais dire mon Nunc dimittis, lorsque des actes que je ne veux pas qualifier, parce que
je ne sais pas comment on nomme l’acte qui dérobe l’espérance au malheureux, me
rejetaient dans vos mains.
— Tout cela est très-bon, Monsieur, mais ce ne sont pas des phrases qu’il me faut,
c’est de l’argent ; encore une fois, payez ou sortez !
Je connaissais l’inflexibilité de la loi et je me préparais à m’exécuter coûte que
coûte.
Mais pour un moment mettez-vous à ma place. C’était l’heure des adieux suprêmes à tout
ce qu’on a vu, touché, aimé, vénéré dans la vie. Ce n’était pas, hélas, nouveau pour
moi ! J’avais déjà dit, il y a quelques années, cet adieu au cher Milly, terre et maison
de mon enfance. J’y avais baisé, en m’en séparant, les marques des pieds de mon père, de
ma mère, de mes sœurs sur le sable. Depuis ce jour je n’y puis plus penser, et quand, en
allant à Saint-Point, je ne puis m’empêcher de passer sur la route où la colline aride
surmonte avec son clocher et ses maisons le paysage, et où les sept sycomores font
trembler leurs branches sur l’angle presque invisible du toit, je suis obligé de
détourner la tête pour cacher mes larmes. Je me dis, en voyant le damier des cultures
sur le flanc des collines, et les prés toujours verts le long du ruisseau de Milly :
voilà ce qui a fait partie de moi-même pendant la première aube de mes jours ! Voilà la
montagne où notre mère nous menait prier Dieu au coucher du soleil ! Voilà les bois
retentissant dès le matin des voix des chiens courants de mon père ! Voilà les dernières
vignes que j’ai plantées, là-haut au bord des buis, en défrichant ce coin rocailleux de
la montagne ! Voilà celles que cultivaient Pierre Pernet et Claude Chanut, mes amis
d’enfance ; voilà le grand pré où les têtes chauves des saules prêtaient un peu d’ombre
en été aux jolies et diligentes filles du hameau, dont les regards plus tard me
faisaient rougir quand je les voyais laver leurs pieds roses dans les eaux de la
rivière. Hélas ! que sont devenus ces compagnons et ces compagnes de ma vie ? J’aperçois
dans les vignes quelques chapeaux qui se lèvent au bruit du sabot de mon cheval sur les
pierres et quelques gestes affectueux et tristes qui me disent : « Nous reconnaissons de
loin, nous aimons toujours notre ancien maître ; pourquoi la rigueur du ciel nous en
a-t-elle séparés ? On a pu vendre nos ceps, on ne pourra pas vendre nos cœurs ! Ce ne
sera plus lui avec qui nous partagerons nos vendanges, mais la séve de nos vignes sera
toujours à lui, car c’est lui qui les a enracinées avec nous dans le roc. »
Et je passe.
Mais je suis triste tant que je me souviens de ce village entrevu.
Ah ! pourquoi me suis-je précipité dans cet abîme dont il est si difficile de sortir
avec honneur ? Non-seulement les hommes, mais les animaux eux-mêmes me demandent compte
de leur nourriture ; voilà la prairie où depuis quinze ans j’avais, comme à un brave et
pauvre invalide, rendu la liberté sans service à mon cheval, pour qu’il pût, dans sa
vieillesse, errer oisif parmi les herbes de la montagne, et hennir auprès de son
compagnon frappé d’une balle aux barricades de Juin, sous Pierre Bonaparte, qui
combattait ce jour-là à mes cotés ! Qui aura l’ingratitude et le courage de lui ôter
aujourd’hui la vie avec la faim ?
Car voilà aujourd’hui où j’en suis ; Milly vendu, Saint-Point est engagé ainsi que
Monceaux ; ces engagements satisfaits, il ne restera rien à leur possesseur et vous
viendrez vainement me mettre à la porte, moi et ceux et celles que je suis obligé de
nourrir.
— Vous travaillerez, me dites-vous.
— Mais je vieillis, le courage et les forces s’usent ; vous ne savez pas ce qu’il en
coûte à un homme malade, qui est presque découragé, de reprendre la plume et de donner
jusqu’à son dernier jour, d’un côté quelques gouttes d’encre, de l’autre côté quelques
gouttes de vie à ses abonnés ; il faut se dire tous les matins : levons-nous et
travaillons, car peu importe que je meure aujourd’hui ; ce que j’aurai gagné, salaire de
plus de ma journée, autant de moins qui me suivra dans un autre monde.
Voici l’état où j’étais le 20 septembre dernier, et pour me consoler, le même jour une
lettre de Paris m’annonçait les difficultés inattendues d’un ami qui s’était engagé à
payer pour moi pendant cet été une soixantaine de mille francs qu’il devait verser à mon
imprimeur, pour que mon journal de littérature ne fît pas défaut à mes généreux amis et
abonnés.
Ce n’est pas tout encore, au moment où je me croyais prêt à me libérer et à payer à mes
créanciers ma dernière goutte de sueur, une dernière adversité me rejeta dans
l’impossible. L’Angleterre me refuse le payement rapproché de 340,000 francs, dont elle
me paye les intérêts, dont elle reconnaît me devoir le capital, mais dont elle renvoie à
des époques lointaines le remboursement. Le ministre de l’intérieur, en France, me
refuse l’autorisation d’une loterie de souscription qui m’avait été accordée il y a deux
ans, et dont j’avais rendu la moitié au gouvernement, disant : « Je n’en ai pas besoin,
je ne désire pas m’enrichir, mais payer strictement mes dettes. Si ce que je reçois ne
suffit pas, je demanderai de nouveau une autorisation au ministre. » Je fais valoir
cette considération, mais l’heure est passée ; l’autorisation avec elle. C’est peu ;
j’ai l’habitude de payer tous les ans à la Saint-Martin les créanciers de l’année en
leur donnant le quart du capital de leurs vins et les intérêts de l’année. Je prends
cette somme sur le prix de la récolte de mes vignobles, et sur le prix de mes
abonnements à mon journal littéraire qui, grâce à la complaisance de mes amis, s’élève
toujours à environ 140 ou 160,000 fr. Je fais ce réabonnement ordinairement dans les
premiers jours de novembre, il arrive en janvier dans ma caisse. Le malheur veut, que
cette année, l’époque de ce réabonnement coïncide avec la malheureuse crise de
l’épidémie de Paris et qu’on m’écrive que presque tous mes abonnés sont absents et que
je ne puis pas compter de deux à trois mois sur eux. Je suis donc obligé d’attendre
cette date pour avoir recours à eux. Enfin la maison de commerce de Paris, avec laquelle
j’avais contracté un marché de dix ans, m’écrit qu’elle désire résilier son contrat. Je
pouvais la contraindre à l’exécuter : ma récolte était très-belle en excellent vin ; je
consens à résilier sans difficulté, ne voulant pas que d’honorables négociants soient
contraints, contre leur convenance, à l’exécution d’un contrat qui les contrarie. J’ai
tous mes vins dans mes caves et je n’en trouve plus un prix prochain qui me permette
d’en faire le solde de mes créanciers d’ici à quelques mois. Enfin je m’adresse aux
banquiers de mon pays pour leur demander de m’avancer environ 200,000 fr. pour mes
payements. Ils sont bons, ils sont obligeants, mais ils ne peuvent pas faire de
placements si considérables sur une seule signature. Je le reconnais moi-même et je suis
forcé d’y renoncer.
Je n’ai rien ; que feriez-vous à ma place ?
Ce que je fais ; vous écririez à vos braves créanciers : ne venez pas d’ici à trois ou
quatre mois. Je ne puis pas vous donner un sou ; attendez, je vais à Paris, et je vous
rapporterai en mars ce que j’aurai pu récolter de tant de peines et de travaux.
C’est ce que je fais.
Mais jugez avec quelle angoisse et quelles difficultés. Si nous étions au temps des
Romains, où le suicide était religieux et honorable aux hommes politiques malheureux, je
me tirerais d’affaire comme un lâche, en fuyant dans un autre monde ; mais cette fuite
serait une improbité envers le sort. Je n’en admets pas même la pensée.
Or tel était l’état de mes affaires et de mon esprit, le 20 septembre, au matin.
Après une nuit sans sommeil, je me levai avant le jour pour essayer de travailler
encore, car le travail est le devoir de celui qui doit ; je prenais déjà la plume quand
on vint me dire que quatre femmes venant de Milly se promenaient sur la terrasse de
Monceau attendant mon réveil, pour me voir et pour me parler ; je maudis leur obligeante
curiosité qui allait me coûter une matinée de travail ; mais je rejetai loin de moi la
plume et je descendis sous les grands arbres qui flanquent le château, et dont l’ombre
aurait sans doute attiré les matinales visiteuses ; en les apercevant, en effet, assises
sur un banc de pierre, je fus saisi de respect et d’admiration par leur extérieur
empreint de modestie et de grâce. Je m’avançai vers elles avec timidité et un coup d’œil
me fit pressentir à qui j’avais affaire. C’était évidemment une mère et ses filles. La
mère se leva et, s’avançant pour prendre la parole, me dit en rougissant et, avec une
pudeur visible dont l’heure, l’indiscrétion et l’épuisement étaient l’excuse, qu’elles
étaient là à une heure si indue non pour demander, mais pour m’apercevoir de loin à
l’heure du déjeuner où je sortirai du château pour venir avec ma famille et ma société
goûter un moment la fraîcheur de cette salle d’arbres et le loisir du milieu du jour.
Elle ajouta qu’elle était la mère de ces trois jeunes personnes qu’elle me demandait la
permission de me présenter. L’aînée se présenta alors ; elle s’appelait Aglaé. Sa
figure, d’une beauté un peu plus mûre que celle de ses sœurs, accusait dix-sept à
dix-huit ans par une ressemblance plus grave avec celle de sa mère. La seconde, moins
âgée d’un an, paraissait aussi réfléchie et moins timide ; elle avait l’air d’une pensée
éclose tout fraîchement, mais qui jouit de se sentir, et qui dit à ses sœurs : « Voyez,
comme ceci est semblable à ce que j’avais imaginé. » C’est ma seconde fille, me dit sa
mère, elle sait par cœur tout ce qui intéresse votre famille ; dans le volume des
Confidences, que nous avons lu en commun depuis que ce volume est tombé
dans nos mains, votre mère, vos aimables sœurs, votre… Elle baissa la voix, craignant de
faire saigner ma douleur, trop rapprochée de la perte ; les filles inclinèrent leurs
fronts vers le gazon et nous restâmes un moment en silence.
— Enfin, voilà ma troisième fille, Marie, reprit la mère en me présentant la plus
jeune. C’était presque une enfant, quatorze ans, silencieuse, rougissante, modeste, mais
qui semblait se contenir plus par la convenance de son âge que par l’ignorance des lieux
et des choses. Elle ne dit rien, comme si le son de sa voix lui eût fait peur ; elle se
retira promptement dans le groupe de ses sœurs.
Leur toilette était uniforme, simple, et pourtant convenable. La mère portait une robe
de soie noire, et les trois jeunes filles portaient de plus sur le cou un fichu de
diverses couleurs, noué négligemment sous le menton et sur la poitrine. Tout cela était
de la plus exquise propreté ; seulement, quelques gouttes de sueur brillaient comme une
rosée de printemps au bout des mèches des cheveux noirs ou blonds des jeunes personnes,
et quelques taches de poussière blanche de la grande route trahissaient la marche et
blanchissaient les bords de leurs souliers.
Après les avoir poliment reçues, je les priai non pas d’entrer, il faisait trop chaud,
et l’ombre légèrement ventilée de ces grands arbres était le salon le plus naturel et le
plus rafraîchissant de la saison, mais de s’asseoir sur le banc où je les avais
surprises ; j’en pris un moi-même en face d’elles et, m’adressant à la mère, je lui
demandai à quoi je pouvais lui être agréable, pensant que quelque intérêt de famille
avait pu seul les amener à une pareille heure. — Oserai-je vous demander, dis-je à la
mère, à qui j’ai l’honneur de parler et le motif de votre visite ?
— Mais monsieur, me répondit-elle d’une voix douce, sensible et un peu tremblante, il
n’y a que vous qui ne puissiez pas le deviner : nous n’en avons point d’autre que celui
que nous accomplissons en ce moment ; vous voir, et ne pas même vous déranger pour vous
entretenir de nous. Nous n’avons rien à demander à personne ; mais mes filles sont
jeunes, comme vous voyez, et pendant que vous êtes encore sur la terre, elles étaient
heureuses de se ménager, en vous voyant, un souvenir. Quoique d’un âge bien plus mûr,
monsieur, ajoute-t-elle, je viens avouer que je rougissais dans mon cœur de vivre à si
peu de distance du pays que vous habitez, Saint-Point, Milly, Monceau, sans avoir
cherché, pendant que vous vivez encore, à voir un homme dont nos contemporains ont tant
entendu parler et dont la postérité dira peut-être à son tour : « L’avez-vous par hasard
rencontré sur les chemins de la Bourgogne, soit dans la maison de son enfance, à Milly,
soit dans la masure de Saint-Point, soit dans son château paternel de Monceau, noms
familiers à nos oreilles ? »
Je la remerciai de cette obligeante curiosité qui vient du cœur.
— Mais qui êtes-vous donc, madame ? lui dis-je, et laissez-moi le plaisir de mettre, à
mon tour, un nom sur une famille qui se confond par les souvenirs avec la mienne. Nous
sommes tous parents par le cœur, la curiosité est un titre de famille.
— Oh ! monsieur, ce titre est peut-être une preuve d’amour, mais non de sang ; le nôtre
est bien humble, mais notre cœur est au niveau de tout ce que Dieu a créé pour sentir et
aimer les belles choses. Notre voyage en est la preuve.
— Il est surtout la preuve de votre bonté gratuite et de votre candeur, répliquai-je.
J’ai fait quelques vers médiocres dans ma jeunesse, et cette célébrité de jeune homme
m’ayant appelé à de hautes dignités, dans un âge plus mûr j’ai conquis la bienveillance
du pays en vivant et en parlant à l’écart des partis passionnés pour ou contre la
révolution de 1830 ; et le jour ayant sonné, et la France périssant dans l’hésitation,
j’ai vu l’anarchie sanguinaire prête à s’emparer du pouvoir et j’ai proclamé la
souveraineté des peuples et la République conservatrice de la société. La France m’a
entendu et a été sauvée, moi perdu, et voilà tout. Je ne voulais pas autre chose.
Depuis, la Révolution a été perdue elle-même. Un autre régime a été adopté par mon pays.
Je suis rentré dans mon obscurité natale sans redemander la parole. Trop honnête pour
défendre la Montagne, trop ami de l’ordre pour attaquer l’Empire, respectant trop mon
passé pour me démentir, travaillant en paix pour tirer mes braves créanciers des pertes
où ils s’étaient généreusement jetés pour moi, je croyais mon œuvre accomplie dans deux
ans, quand des accidents d’affaires nous rejettent entre les écueils d’où le ciel nous
sauvera peut-être encore, ou bien nous mourrons insolvables, non faute de travail, mais
faute de bonne fortune, Dieu le sait ; je suis en ce moment dans sa main, résigné à
tout, excepté à la ruine du dernier de mes braves amis.
— « Nous ne savions rien de tout cela, monsieur, si ce n’est qu’on disait chez nous que
la République inspirée par vous avait sauvé la France en 1848. À cette occasion nous
avons entendu parler de vous à cette époque, pour vos actes et depuis pour vos livres.
Nous n’étions pas assez riches pour nous les donner, mais de temps en temps il nous en
tombait quelques volumes dans les mains, et c’est alors qu’un voyageur, passant par
Renève, auprès de Mirebeau, dans la Côte-d’Or, voyant notre enthousiasme, nous en laissa
un volume intitulé : les Confidences, où nous lûmes toutes sortes de
détails sur votre famille, et votre histoire si touchante de Graziella
que ces demoiselles savent par cœur. C’est là, monsieur, tout ce que nous connaissons de
vous. Mais quel malheur ! Aglaé, qui portait le volume, l’a laissé tomber à Charnay,
notre dernière halte dans la petite auberge où nous avons couché en venant à Milly et
nous espérons le retrouver au retour, car ces pauvres hôtes de la campagne avaient l’air
de bien honnêtes gens.
— Ah ! oui, monsieur, dit Aglaé, nous sommes bien sûres qu’ils nous l’auront gardé, car
ils ont bien pu voir, le soir à la veillée, que c’était notre manuel de voyage que nous
consultions toujours devant eux.
— Je voudrais bien vous en offrir un autre exemplaire, dis-je aux jeunes filles, mais
le malheur veut que je n’en aie point ici, qui n’est qu’un lieu de vendanges.
— Oh ! monsieur, nous le portons tous les quatre dans notre mémoire, s’écrièrent-elles,
nous ne l’accepterions pas, nous savons l’usage que vous en faites depuis quatorze ans
pour conserver encore l’image des lieux de votre enfance.
— N’en parlons pas, répondis-je, le temps approche où tout me sera ravi ; mais je
montrerai au moins que j’ai assez travaillé pour que personne ne puisse m’accuser de sa
ruine. Attendons encore.
— Mais comment, ajoutai-je, êtes-vous venues de Renève coucher au petit village de
Charnay, qui n’est qu’à deux pas d’ici et où personne ne s’arrête à moins de voyager à
pied ?
— C’est que nous ne sommes pas riches, et que pour nous procurer le plaisir de vous
voir ou du moins de visiter Saint-Point et Milly, les villages pleins de vous, nous
n’avions que la petite somme d’économies que notre excellent père a mise de côté depuis
trois ans pour donner à toute la famille et à lui-même la récréation de cœur qu’il nous
promettait aussitôt que notre sœur Marie serait en âge de nous accompagner ; les chemins
de fer, les voitures, quelque économiques qu’elles soient, nous auraient pris la moitié
au moins de notre petit viatique. Nous aimions mieux le prendre sur nos jambes. Nous
avons donc marché de village en village, et nous sommes arrivées, grâce à la
complaisance des paysans, jusqu’ici. On a été touché partout de notre simplicité, et du
motif de notre voyage à pied, et le peuple hospitalier nous a traitées en amies. Aglaé
tenait la bourse, Mathilde portait son volume des Confidences, et chacune
de nous portait son petit paquet à la main, dans un foulard. »
J’étais pénétré d’étonnement et de sensibilité : cela était dit si naturellement et si
simplement qu’on n’y sentait pas l’ombre d’intention. C’était la nature prise sur le
fait.
— Mais comment avez-vous fait, dis-je à la mère, pour savoir où vous alliez, et qui
vous a informées de ma résidence ?
— Monsieur, me dit-elle, tout le monde vous connaît dans ce pays-ci ; nous l’aurions
demandé aux pierres qu’elles nous l’auraient dit ; d’ailleurs, Aglaé se souvenait du nom
de Bussières, de votre ami dans votre enfance, ce pauvre abbé Dumont, sur qui, dit-on,
vous avez pris le modèle de Jocelyn, un de vos poëmes que nous n’avons pas lu, mais dont
on nous a souvent parlé. Elle nous dit, il est mort, mais il a certainement un
successeur dans ce hameau de Bussières. Ce doit être un digne homme ; car il succède à
un homme sensible, adoré de ses paroissiens. Je vais lui écrire sans savoir son nom ; je
lui demanderai s’il connaît M. de Lamartine, que nous avons l’intention d’aller visiter,
et s’il pourrait nous dire que nous le trouverions à Saint-Point ou à Milly ? M. le curé
nous dit dans sa réponse qu’étant depuis peu de jours à Bussières et M. de Lamartine
ayant vendu Milly pour payer ses créanciers d’autant, il n’avait pas le plaisir de le
connaître ; mais qu’il avait appris par les paysans de Milly qu’il devait être à
Saint-Point ou à Monceau où nous le trouverions certainement. Il nous donnait des
renseignements sur la route avec beaucoup de politesse et de promptitude. C’est munies
de ces renseignements, que nous nous mîmes en route. Mais hélas ! notre pauvre père qui
se faisait une fête de ce pèlerinage étant tombé un peu malade, fut forcé d’y renoncer
et de nous laisser partir seules. Nous lui promîmes de lui raconter, au retour, toutes
les circonstances du voyage et toute la physionomie du pays. Nous partîmes par une belle
matinée semblable à celle-ci. Les gens de notre village de Renève nous accompagnèrent
très-loin. Les uns portaient de notre petit bagage une chose, les autres une autre ;
puis les femmes nous embrassèrent et nous continuâmes à marcher.
Nous marchâmes en tricotant jusqu’au soir. Nous vîmes une belle ville couronnée de
flèches aiguës. C’étaient les clochers de Saint-Bénigne. Nous entrâmes dans un cabaret
que tenait une pauvre femme. Nous mangeâmes ce que nous avions apporté le matin de la
maison, nous bûmes de l’eau ; nous fîmes notre prix pour une petite chambre sur le
derrière ; c’était très-peu ; d’un lit nous en fîmes deux en étendant les matelas par
terre. Nous priâmes Dieu comme à la maison, moi avec Mathilde, la petite Marie avec
notre mère. Cela ne nous avait presque rien coûté. La pauvre hôtesse avait eu égard à
notre modestie. Nous partîmes avant que le jour éclairât les rues et nous prîmes, en
disant toutes les notes de notre chapelet, la route de Châlon. Les personnes qui
passaient comme le vent soit en chemin de fer, soit en cabriolet, nous jetaient à peine
un coup d’œil et nous prenaient sans doute pour une famille du voisinage qui allait à la
promenade. Nous nous assîmes dans un pré sous les saules, aux environs de Milly et nous
mangeâmes ce qui nous restait du pâté de la veille, puis nous nous endormîmes au murmure
du ruisseau qui nous avait donné à boire. Après plusieurs heures de repos, nous
profitâmes de l’ombre du soir pour aller coucher dans les environs de Beaune. Nous n’entrâmes pas dans la ville, nous prîmes notre gîte dans une
petite maison du faubourg à gauche, dont le maître et la maîtresse nouvellement mariés,
et qui n’avaient pas encore d’habitués ni de meubles, étonnés de notre voyage à pied,
crurent que nous manquions de tout, et voulant signaler leur maison par une charité,
nous donnèrent presque gratuitement du meilleur lait de leur vache, du pain blanc et une
omelette au lard. Nous les remerciâmes bien et nous promîmes de nous arrêter chez eux à
notre retour.
Là nous prîmes un chemin de traverse sur la droite, et nous arrivâmes bien fatiguées
sans passer par Châlon à Sennecey. Nous n’eûmes pas la force d’aller jusqu’à la ville et
nous nous arrêtâmes avant le faubourg, chez un sabotier, marchand de fromages, dont
l’enseigne disait qu’il logeait à pied et à cheval. Nous y fûmes très bien à dix sous
par tête et nous allâmes le lendemain, par des routes détournées, jusqu’au-delà de
Mâcon. Le soir nous nous arrêtâmes sur la route de Mâcon à Bussières, au village de
Charnay, chez la femme d’un scieur de long dont un fagot de buis indiquait la porte.
Elle jouait sous un gros arbre à moitié descié près de la porte ; trois jolies petites
filles et un tout petit garçon jouaient avec de la sciure de bois sur leur porte. La
mère nous regarda d’abord avec une certaine surprise, quand Marie lui demanda si elle ne
pourrait pas nous donner à coucher. Puis, voyant ma mère et ses filles. « À coucher.
Oui, nous dit-elle, mais à souper bien mal, car nous n’avons qu’un morceau de petit salé
et de fromage de gruyère que mon mari et son garçon mangent le soir pour reprendre des
forces aux bras.
— Oh ! le souper nous importe peu, dit ma mère, pourvu que la chambre et le lit soient
propres.
— Eh bien ! entrez, mesdames, dit la jeune femme, vous verrez si vous pouvez vous
accommoder du logement.
Elle laissa sur le seuil ses trois enfants les plus avancés d’âge et prenant le petit
de trois mois sur son sein, elle lui donna la mamelle et pendant qu’il tétait, elle
monta devant nous vers un escalier de bois qui menait aux chambres. Nous la suivîmes. Au
moment où elle allait en ouvrir la porte, le scieur de long, beau et fort jeune homme
d’environ vingt-cinq ans, rentra, et voyant nos robes de soie traîner sur les marches de
l’escalier, cria à sa femme :
— À quoi penses-tu, Claudine ! Est-ce que nos chambres sont faites pour des dames ? Nos
planchers ont-ils jamais résonné que sous des sabots, et que leur donneras-tu à souper ?
Nous n’avons rien à la maison.
— Je le leur ai dit, fit-elle ; mais puisqu’elles veulent voir la grande chambre et
qu’elles ne s’inquiètent pas de ce qui se mange, puis-je les en empêcher ? »
En parlant ainsi, elle ouvrit la porte et nous fûmes étonnées de la bonne odeur de
raisins et de maïs qui remplissait l’appartement, bien que les fenêtres fussent
ouvertes. C’était l’odeur de quelques maïs dorés qui formaient le plancher supérieur de
la chambre et de quelques corbeilles de raisins aussi qui étaient sur la couverture des
deux lits de la double alcôve.
Le paysage magique du soir semblait entrer tout entier par la fenêtre, dans la chambre,
avec les derniers rayons du soleil couchant. Ce paysage était formé, d’abord, par les
trois mamelons de Fuissé, Solutré et Vergisson qui s’élèvent comme des coins dans le
ciel. Ces trois sommets, comme des points d’écueils dont les vagues se sont retirées, se
penchent avant du même côté comme pour regarder la mer qui s’enfuit. Ces trois plateaux
élevés qui les séparent, forment trois vallées hautes qui forcent à lever la tête pour
les regarder ; on s’imagine voir les flots de la Méditerranée. Derrière elles, en les
regardant, ces trois vallées réunies en une, et meublées de villages, de fermes, de
châteaux disséminés depuis les montagnes bleues de Saint-Point jusqu’aux bords de la
Saône, s’étendent à gauche jusqu’aux Alpes et aux collines de Lyon. On croit contempler
une belle vallée de la Lombardie italienne ; au pied de la fenêtre de la chambre, le
pays que l’on voit tout entier, se creuse en larges vallons pleins de hameaux et de
fumées de cheminées de paysans, qui traînent sur les prés et sur les vignes, on voit que
les paysannes préparent à leur famille le souper du soir. Nous restâmes enchantés et
immobiles devant ce beau spectacle.
Eh bien nous ne vous demandons pas autre chose que cet asile pour la nuit, dîmes-nous
toutes les quatre à la fois, un peu de pain bis et de fromage de vos chèvres que nous
avons vu en haut de votre escalier, nous suffit ; quant au vin, nous sommes d’un pays où
il n’y en a pas, nous n’en demandons pas. Aglaé et ses sœurs commencèrent à défaire leur
petit paquet de nuit sur les deux lits de la grande alcôve. La paysanne était toute
rouge de honte de ne pouvoir nous offrir que ce qu’elle avait à la maison ; nous fûmes
obligées de la contenter en paraissant très-contentes nous-mêmes.
Nous sortîmes de la chambre pendant qu’elle faisait les lits, le mari nous servit sur
une nappe bien blanche son pain bis, bien frais, de froment, un morceau de fromage de
gruyère tout ruisselant de pleurs et des grappes de raisin noir et blanc qui n’avaient
pas encore perdu leur fleur ; pendant que nous soupions ainsi, la mère redescendit, et
nous causâmes ensemble pendant qu’elle donnait des soins à son gras nourrisson, et que
le père balançait les deux petites filles sur chacun de ses genoux avec un mouvement
d’escarpolette.
— Quel est, lui demandai-je avec curiosité, le nom de ce gros village à l’église neuve,
qui s’étend là-bas, du côté du soleil couchant, dans la plaine, et qui semble regarder
un beau château blanc avec une balustrade au-dessus ?
— Ce village, dit-il en regardant, est celui où je suis né, on l’appelle Prissé ; le
château en face est celui de Monceau ; il appartient à M. de Lamartine, fort aimé dans
le pays parce que, bien qu’il ait un beau château pour demeure, il a, dit-on, le cœur
d’un paysan. Aussi toutes les fois que nous le voyons passer sur la grande route dans
une mauvaise voiture, lui qui avait autrefois de si beaux chevaux, il faut voir comme
tous les bonnets se lèvent, on dirait qu’il est le parent de tout le monde. Tenez,
voyez, continua-t-il, il paraît qu’il est à Monceau pour faire ses vendanges, car les
fenêtres sont ouvertes sur sa terrasse et l’on aperçoit d’ici la rangée de tonneaux le
long de ses pressoirs.
— Mes filles se levèrent à ces mots, regardant juste ici, monsieur, comme si c’eût été
une porte d’or. Elles chuchotaient je ne sais quoi tout bas.
— Vous le connaissez donc ? leur dit-il ; cela n’est pas étonnant, on dit qu’il est
connu bien loin du pays et qu’il a été un des maîtres de la France ; mais à présent,
c’est bien la France qui est maîtresse de lui, et quoiqu’il soit bien tranquille et ami
de tous les honnêtes gens, il a bien de la peine à rester maître de sa maison à force de
dettes, car tout le monde qui le peut s’empresse à lui prêter, non pas de l’argent
qu’ils n’ont pas, mais du vin qu’ils récoltent et que lui vend ensuite pour se
soutenir.
Alors nous prîmes dans le sac de Mathilde le volume de Confidences et
nous lûmes à demi-voix tout ce qui concernait les villages de Milly et de Bussières qui
ne faisaient qu’une paroisse du temps de votre première enfance. Nous autres, nées et
habitant à la campagne, comme vous, monsieur, cela nous touchait plus que tout le reste.
Pauvre Milly, disais-je à mes filles tout bas, quel dommage que la France n’ait pas pu
te racheter, pour que cet homme ait au moins pleuré où il a souri ! — Et où est donc
déjà la ferme du scieur de long, le village de Milly et celui de Bussières ?
— Suivez mon doigt de l’œil, dit le jeune homme : vous voyez ici le château de Monceau,
là la route de Mâcon se diviser en deux ; l’une continue dans la vallée basse.
Saint-Sorlin, grand village riche, capitale rurale du pays ; l’autre se détourne à
gauche et gravit une montée douce qui s’élève sur une crête de vignobles à peu près en
face d’ici, puis redescend en pente douce jusqu’à un clocher grisâtre qui marque la
paroisse de Bussières. C’est donc là que vous voulez aller ? Eh bien, vous n’avez qu’à
descendre demain ce grand chemin, passer devant les pavillons de Monceau, prendre alors
à gauche, monter la colline et redescendre : vous serez bientôt au pied du clocher de
Bussières que vous cherchez, et tout près du village sec de Milly qu’habitait, il y a
peu d’années, M. de Lamartine. Ou vous y mènera en moins de quelques minutes ; ce n’est
pas la même commune, mais c’est la même paroisse, le même curé leur chante la messe. Un
peu plus loin, vous voyez de grosses montagnes noires où il n’y a plus de passage pour
les yeux, ce sont les montagnes de Saint-Point à deux ou trois lieues de Milly. On vous
montrera bien le sentier élevé au travers du bois de châtaigniers où vous aurez à monter
et à descendre pendant environ deux heures avant d’arriver sur les bords de la profonde
vallée de Saint-Point, dominée par son château et par son clocher que tant de voyageurs
vont voir.
— Mille remercîments, dîmes-nous au jeune homme. Nous allons nous coucher pour être
reposées demain et pour commencer notre route ; dites-nous ce que nous vous devons, afin
de ne pas vous réveiller trop matin.
— Oh ! ce que vous voudrez, dit la femme, je crois que deux sous par lit pour la
blanchisseuse, c’est bien payé et comme vous couchez deux ensemble, cela fait quatre
sous, et six sous de pain et de grappes c’est bien payé, cela fera dix sous en tout ;
nous n’accepterons pas davantage, et nous vous prions d’excuser notre mauvaise
réception, mais ce n’est pas notre faute ; vous êtes bien bonnes de vous en contenter et
d’avoir parlé avec nous. Si le travail continue, un temps viendra où nous pourrons avoir
une servante, mais aujourd’hui nous n’avons que nos petits qui ne servent personne et
qu’il faut garder et amuser encore, dit le jeune père en les descendant de ses jambes
pour que sa femme allât les coucher.
Nous eûmes beau leur offrir et les raisonner, ils ne voulaient accepter que leurs dix
sous, encore fallut-il accepter nous-mêmes un fromage blanc de leur chèvre et de belles
grappes de raisin pour notre déjeuner le lendemain à notre départ. Vous comprenez,
monsieur, qu’avec de pareilles gens et dans un si bon pays, notre bourse de voyage ne
baissait pas vite ; mon mari, qui nous l’avait préparée à force d’économie sou par sou,
depuis trois ans, était bien loin de compte avec nous. Si cela continuait ainsi, c’était
nous qui lui rapporterions de la surprise.
Le lendemain matin, mes filles avaient dit adieu à la mère et embrassé les enfants dans
le berceau et nous étions déjà devant l’avenue de Monceau et devant ses vignes pleines
de vendangeurs et de vendangeuses. Elles chantaient en cueillant les grappes avant que
le soleil réchauffât l’air du matin. Nous ne tardâmes pas beaucoup, toujours en face du
même spectacle, à entrer dans les premières maisons de Bussières. Ce fut alors qu’Aglaé
chercha son volume de Confidences pour trouver le chemin de la cure. Elle
ne le trouva plus et se mit à pleurer. « Faut-il être malheureuse, disait-elle à ses
sœurs, pour avoir perdu son guide au but du chemin. » Mais Marie, la plus jeune, fut la
plus raisonnable. « Qu’est ce que cela fait, dit-elle, je sais toutes les lignes du
volume par cœur et cette brave famille du scieur de long de Charnay est trop honnête
pour ne pas nous le garder pour notre retour. Je gage que nous le trouverons dans la
corbeille de raisins sur le lit où tu l’auras laissé tomber en embrassant les enfants.
Voyons, que veux-tu savoir ? Veux-tu que je vous conduise à l’entrée du jardin de
l’ancienne cure où M. de Lamartine, descendant de Milly, attachait son cheval à la porte
auprès de la plate-bande de tulipes de son ami l’abbé Dumont, plus tard Jocelyn ? » —
« Oh oui, dîmes-nous toutes à la fois, fions-nous à sa mémoire, elle est infaillible et
présente comme celle d’un enfant. Voyons si elle ne se trompe pas. » Marie sourit comme
quelqu’un qui est sûr de son fait et alla marcher devant nous.
Elle tourna à droite aux premières maisons de paysans du village. Elle suivit la petite
vallée de prairies domestiques où paissaient les vaches des bonnes demoiselles Bruys,
jadis les protectrices aimées du village, puis, tournant à droite, sans hésitation, à
l’angle d’un mur en ruines, elle tira un morceau de fil de fer caché dans une fente de
la muraille intérieure, la porte s’ouvrit et nous nous trouvâmes dans le jardin de
l’abbé Dumont, à côté de l’allée des tulipes.
Nous nous avançâmes d’un pas discret d’allée en allée dans le castel du curé comme on
l’appelle encore, jusqu’à une galerie bâtie à neuf, car la maison avait changé plusieurs
fois de maître, et un vieux serviteur qui fendait du bois au pied de la galerie, dans
l’écurie, nous raconta toutes ces métamorphoses.
— Vous êtes entrées, nous dit-il, par la porte de M. Alphonse quand il était jeune.
C’est moi qui prenais son cheval, qui le conduisais par la bride aux tours qui servaient
alors d’écurie, qui lui donnait du foin pour l’amuser pendant les longues heures que les
deux amis passaient à causer et à souper ensemble ; je voudrais bien vous faire voir les
chambres, mais je n’en ai plus les clés, et la maison, entièrement changée ainsi que les
habitants, ne sert plus qu’à regarder par les fenêtres la tombe du curé que M. Alphonse
lui a fait tailler et coucher à terre, là, auprès du chœur de son église. — Où est-elle,
dîmes-nous toutes à la fois. — Venez, nous répondit le fendeur de bois, descendez
l’escalier qui conduit à la porte d’entrée de la maison, je vais vous y conduire en
trois pas, car il n’a pas eu un long voyage à faire pour aller de son lit de bois à son
lit éternel de terre.
Nous descendîmes avec respect le vieil escalier de pierres tremblantes qui menait du
jardin dans la cour. — Tenez ! le voilà, les mousses le recouvrent déjà, dit le
vieillard, en nous ouvrant la porte à deux battants de bois vermoulu qui séparait la
cour de la maison du cimetière. Nous nous précipitâmes vers l’endroit qu’il nous
indiquait, nous tombâmes à genoux devant la pierre de taille et nous lûmes l’épitaphe en
deux mots du pauvre curé et plus bas deux autres mots en petites lettres gravées :
Alphonse de Lamartine à son ami. Nous pleurâmes en silence toutes les
quatre en présence du premier sentiment et des premières douleurs de Lamartine. Nous
entrâmes ensuite dans l’église. Le fendeur de bûches était en même temps le sonneur,
nous priâmes avec componction devant un simple autel du bon saint où vous aviez appris à
servir la messe du vieux curé de Bussières, parent et prédécesseur de l’abbé Dumont dans
la paroisse. Nous étions déjà récompensées de nos peines, puisque, en présence de la
mort, nous avions retrouvé les deux amis.
— Et maintenant, dîmes-nous au marguillier, pourriez-vous, si vous n’avez rien de
pressé à faire, nous montrer le chemin de Milly, par où M. Alphonse descendait tous les
soirs d’été chez son ami l’abbé Dumont ?
— Si vous n’êtes pas pressées et que vos jeunes jambes, dit-il à mes filles, puissent
s’accommoder au pas un peu ralenti d’un vieillard, bien volontiers, nous dit-il. Cela me
fera même plaisir, bien que M. Alphonse n’y soit plus et que ses compagnons d’enfance
qu’il aimait tant soient dispersés en partie, mais les familles y sont encore. Je vous
conduirai moi-même où j’allais si gaiement dans ma jeunesse, tantôt pour porter un
livre, tantôt une lettre, tantôt une invitation de l’un à l’autre. Madame de Lamartine,
sa mère, vivait encore alors, et en me voyant entrer dans sa cour pour porter ceci ou
cela à son fils, elle me souriait avec son air si aimable de bonté et me disait :
« Entrez donc, Besson, un moment à la cuisine, et prenez donc un verre de vin blanc pour
vous rafraîchir pendant que mon fils va répondre à M. le curé. » Ah ! c’était une
incomparable dame, une dame du bon Dieu, allez ! La charité même, on ne la voyait jamais
sans quelque chose à la main pour ses vignerons ou pour les malades, ou pour les
pauvres. Ils ont bien tort de dire que le peuple est ingrat ; un accident l’a enlevée il
y a trente ans et plus à ses bonnes œuvres ; eh bien, elle est aussi présente dans
toutes les familles de dix lieues à la ronde que quand elle passait à pas vifs sur la
bruyère de cette montagne, pour aller porter secours à un pauvre homme qui venait de se
casser la jambe en tombant d’un noyer !
Tout en parlant ainsi nous suivions le fendeur de bois dans une étroite vallée formée
d’un côté par des vignes en pente, et de l’autre par une étroite lisière de prés, où
paissaient le long de la haie de vagabondes chèvres blondes. Au milieu de ce chemin il y
avait un lavoir plein de belle eau bleue et bordé de cinq ou six jeunes et belles filles
de Milly. Nous les saluâmes poliment, et il y en eut une qui dit à Besson : « Où
menez-vous donc ces jeunes et belles demoiselles ? — Je les mène à Milly, dit-il. — Ah !
ce n’est pas étonnant qu’elles soient si jolies, dit la plus âgée des laveuses, elles
nous ont parlé avec la douceur et la gracieuseté de notre ancienne dame. — Nous ne fîmes
pas semblant d’entendre et Besson nous rejoignit lentement.
À la cime de la montée nous vîmes quelques toits gris et de pierres moussues s’élever
sur la vigne et assombrir le paysage. Un clocher gris aussi formait une espèce de
pyramide au milieu d’un groupe de maisonnettes et d’écuries. Quelques vaches maigres
broutaient l’herbe poudreuse au pied des murailles, deux femmes tricotaient assises sur
le seuil de la porte. — Qu’est-ce que cela, dis-je à Besson. — C’est ce que vous
cherchez, me répondit-il, c’est Milly. — Et la maison de la famille de M. Alphonse, où
est-elle donc ? nous croyions voir un château ? — Oh ! il n’y a point de château dans le
village, reprit-il. Tenez, là, en bas du chemin où nous sommes, vous voyez bien une
grande porte à deux battants réparée par morceaux et peinte en vert-jaune, eh bien,
c’est la porte de Milly.
Nous précipitâmes nos pas et nous fûmes bientôt en face du portail. Aglaé ouvrit et
nous nous jetâmes toutes dans la cour comme un troupeau de génisses effarouchées.
— Ce n’est pas possible, dit Aglaé, qu’une si petite demeure ait produit et nourri une
si remarquable famille. Mais cela ressemble tout simplement à la maison de Renève où
notre père instruit les quinze enfants de Mirebeau.
— C’est pourtant cela, nous dit Besson en ôtant son bonnet.
Alors nous restâmes immobiles et nous regardâmes sans rien dire pour bien nous entrer
dans les yeux la cour, la maison et le jardin dont nous apercevions un coin par une
grille de bois cassée sur la droite.
La cour était formée par une rangée de hangars et par une ligne d’écurie basses d’un
côté, un long bâtiment à couvert en dalles de pierres noires vieilles comme le temps,
très-basses et sur lesquelles des plantes saxifrages et même des arbres rabougris
avaient pris racine. Ce bâtiment, qui était un pressoir, s’étendait de la porte de la
cour jusqu’à l’angle de la maison de maître. Il en était séparé seulement par un étroit
espace vide qu’occupait la grille de bois menant au jardin.
— Entrons-y, dit Marie, et ne faisons pas de bruit pour que personne de la maison ne
vienne effaroucher nos souvenirs.
Nous entrâmes en silence.
— Oh ! c’est bien cela, dit Mathilde. Voilà la mare creusée dans le roc vif au pied du
toit pour recueillir l’eau des pluies et arroser le jardin l’été !
— Voilà les platanes plantés autour par madame de Lamartine pour suspendre aux branches
les berceaux successifs de ses filles et travailler à l’ombre pendant les chaleurs.
— Et les petits espaces de plate-bande entourés d’œillets rouges, dit Marie, ce sont
sans doute les vestiges du petit jardin d’enfant qu’on leur donnait pour récompense et
où M. Alphonse cultivait ses laitues comme le vieux Dioclétien à Salone.
— Mais venez voir, s’écrie tout bas Aglaé, voilà le cabinet de charmille entremêlé de
sureau que le vent de ses premiers rêves agite encore, et voilà le tronc de chêne
tortueux qui lui servait d’appui quand il commençait à écrire ses vers. — Nous
accourûmes et nous entrâmes toutes recueillies sous l’ombre obscure du cabinet. Moi,
monsieur, je me représentai le chagrin que M. Alphonse avait dû éprouver en abandonnant
ce petit asile où son âme était née avec son goût en lisant pour la première fois
Fénelon. Nous ne pûmes nous empêcher de pleurer quand Marie nous récita ce passage. Nous
y restâmes ensuite un moment pour sécher nos yeux après avoir lu les dates, les lettres
et les mots gravés avec la pointe d’un couteau sur le bois et sur les troncs des
arbres.
Enfin nous nous levâmes à la douce vois d’une femme jeune qui entrait dans l’ombre et
qui nous demanda pardon de nous déranger dans notre pèlerinage. Elle nous pria d’entrer
à la maison et d’accepter à déjeuner avec elle. Il pouvait être midi, mais la force de
nos émotions nous avait empêchées de remarquer l’heure.
Cette dame était si gracieuse et si obligeante que nous ne pûmes refuser. C’était
Madame D…, la femme du notaire qui avait acheté Milly. Il aimait lui-même beaucoup
M. de Lamartine ; il avait revendu pour six ou sept cent mille francs du domaine, et il
habitait ce qui en restait, ayant offert lui-même à M. de Lamartine de lui rendre la
maison de son père et quelques vignes alentour, au prix coûtant, si la fortune, qui lui
était si sévère, lui permettait de songer à y rentrer, et ce procédé d’homme de cœur
annonçait le plus aimable et le plus sensible des acquéreurs.
Nous entrâmes dans le vestibule avec reconnaissance et recueillement.
— Rien, nous dit Madame D…, n’avait été changé dans l’ameublement de la pauvre maison
pour conserver religieusement les vestiges de madame de Lamartine, de ses filles et de
son fils. On entrait par un vestibule au bout duquel était une vieille horloge de
campagne qui avait si souvent sonné les heures de l’heureuse famille alors ; une rangée
de sacs de farine pour la maison était debout d’un côté, une large cuisine s’ouvrait du
côté opposé, pleine de bruit, de feu, de domestiques, de mendiants et de malades, comme
du temps de M. et de madame de Lamartine. On entrait ensuite dans la salle à manger qui
avait été autrefois votre salle d’études quand vous appreniez à écrire sous
M. de Vaudran. Le papier peint en était taché d’encre et déchiré, pour bien rappeler son
ancien usage, puis, dans une pièce ouvrant sur le jardin au nord, sur le midi et sur la
cour d’un autre côté. C’était ce que madame de Lamartine avait autrefois pour lit dans
une grande alcôve ; on repassait ensuite dans la salle à manger qui vous conduisait dans
deux petites chambres au couchant sur le jardin. On voyait de là les chèvres et les
moutons paissant sur les bruyères de la montagne de Craz dont vous connaissiez toutes
les touffes. Elle venait aboutir en pente roide jusqu’au jardin.
La chambre de M. de Lamartine, votre père, était de ce côté. On y distinguait encore
les clous dans la muraille qui portaient jadis son fusil et son sabre de cavalerie, qui
lui rappelait son ancien état ; il y avait aussi sur la cheminée un vieil almanach de
l’état militaire de 1789, qu’il ne quittait jamais et qui lui rappelait les noms et les
fonctions au régiment de ses anciens camarades.
Madame D*** nous laissa visiter seules les pièces du second étage, conduites par sa
petite fille, pendant qu’elle allait commander le déjeuner. Pendant cette longue station
que nous fîmes dans votre chambre de jeune homme, occupées à déchiffrer et à copier des
lambeaux de notes au crayon noir à moitié effacées sur le plâtre blanc des murailles,
Besson qui buvait un coup à la cuisine racontait à cette aimable dame et aux femmes du
village ensuite ce qu’il savait de nous, et qui nous étions. Elles furent toutes
vivement touchées en apprenant que nous venions à pied de plus loin que Dijon pour faire
une espèce de pèlerinage à ce petit coin de Milly, et pour y voir seulement l’ombre de
leurs anciens maîtres. Cela leur tira des larmes des yeux. — Eh bien ! se dirent-elles
entre elles, il faut que nous participions à leur voyage puisque nous en sommes en
partie l’objet ; moi je leur ferai voir ceci, moi je leur montrerai cela, moi la
montagne, moi la vigne, moi le lavoir dans les prés ; et moi, se dirent-elles toutes
ensemble, je disputerai à madame D*** l’honneur de les coucher après leur avoir préparé
le lait de ma vache et le plat de courges de mon jardin cuites au four. Puisqu’elles
veulent aller à Saint-Point demain matin, nous ne les laisserons pas partir sans leur
avoir enseigné le chemin. Cela dit, elles coururent raconter leurs résolutions à leurs
voisines et à leurs maris, et elles chargèrent Besson d’en avertir tout bas madame
D***.
Il le fit, et nous n’en savions rien quand nous nous mîmes à table, qu’il était plus de
deux heures, pour déjeuner ; mais le temps ne nous avait pas paru long.
Madame D*** nous donna un dîner au lieu d’un déjeuner. Il y avait toute espèce de
légumes du jardin, des pigeons du colombier qui nous faisaient de la peine à manger
parce que c’étaient peut-être les enfants de ceux que les sœurs de M. Alphonse élevaient
à béqueter leurs cheveux et à boire sur leurs lèvres. Les beaux fruits et les belles
grappes ornaient la table du dessert ; mais, ce qui nous plaisait davantage, c’était
l’accueil si honnête de la maîtresse de la maison et les souvenirs touchants du temps
passé qui nous entretenaient de madame de Lamartine, de son mari, de sa fille, et de
M. Alphonse. La conversation ne finissait pas et le soleil baissait déjà dans le ciel
quand nous nous levâmes de table pour demander la route de Saint-Point.
À ce moment nous entendîmes un grand bruit de sabots dans le vestibule. C’étaient les
femmes des anciens vignerons de M. Alphonse, qui venaient, comme elles se l’étaient
promis, nous dire bonsoir et s’opposer à notre départ. « Non, c’est trop tard, nous dit
la plus âgée, qui avait été servante de l’abbé Dumont avant de devenir vigneronne ; on
ne monte pas la montagne de Craz à une pareille heure, on ne s’engage pas dans les bois
de l’autre côté, vous n’arriveriez pas à Saint-Point avant minuit, il n’y a pas de lune
aujourd’hui ; nous ne souffrirons pas que ces jeunes demoiselles s’exposent aux loups du
grand bois. Ce sera temps demain, et comme nous voulons que la peine et les frais de
votre voyage en l’honneur de nos anciens maîtres soient partagés entre tous ceux qui les
connaissent et qui se souviennent d’eux avec amitié, nous nous sommes partagé le plaisir
de vous recevoir dans nos pauvres chaumières pour la nuit ; chacun de nous en prendra
une à coucher. Ne vous inquiétez pas du souper non plus : nous ne sommes pas riches,
mais nous avons des raisins, des fruits, des courges qui sont déjà au four pour ce soir.
Ne nous refusez pas, cela nous ferait de la peine ; vous ne voulez pas laisser une
amertume dans le pays où vous êtes venues chercher de bons souvenirs. »
Madame D*** retenait mal ses larmes. Nous ne pûmes pas retenir les nôtres non plus ; il
fallut céder. Nous remerciâmes la bonne madame D***, et nous nous livrâmes à ces
excellentes amies. Les maris instruits par leurs femmes furent aussi obligeants
qu’elles. Tout le petit village eut un air de fête. Chacune de nous fut conduite par son
hôtesse à l’endroit que Marie retrouvait dans sa mémoire. Le pressoir, la vigne, le
noyer, le puits, le pré, la fontaine ; jamais livre ne fut calqué plus scrupuleusement
que ces Confidences d’enfant par le pas des visiteurs, il n’y manquait que la mère, le
père, les demoiselles et le fils. Chacune de ces femmes savait une anecdote sur la
famille dans chacun de ces lieux. Toute la journée se passa ainsi. Il était presque nuit
quand nous revînmes au village. Toutes les femmes étaient réunies sur la place du
hameau, c’est-à-dire sous le four banal, où les paysannes avaient fait cuire des
châtaignes, des pommes de terre, et les courges dorées ; des pots de crème en terre
rouge, et des raisins de différentes couleurs étaient épars autour de nous ; nos yeux
étaient enivrés d’avance de ce frugal et délicieux repas. Les femmes nous servaient à
qui mieux mieux. Mes filles auraient voulu que leur père eût pu nous voir recevoir ainsi
tout au long une si cordiale hospitalité en votre nom.
Enfin, le jour s’éteignit tout à fait, et on nous conduisit toutes les quatre aux
différentes maisons du village où l’on avait préparé nos lits. Ma mère avait le plus
beau chez la veuve de l’ancien maire ; le lit, gonflé de feuilles de blé de maïs, était
haut comme un monticule ; des buis bénits étaient suspendus à la muraille, un bénitier
en argent doré contenait de l’eau bénite ; une image coloriée du Juif-Errant donnant
cinq sous au bourgeois de Bruxelles, et une gravure représentant Bonaparte faisant grâce
de la vie à une dame de Berlin, dont le mari avait raconté dans une lettre à son roi
l’entrée triomphale de l’Empereur des Français dans sa capitale, avec des expressions de
respect pour le souverain de la Prusse, décoraient les murs. Ce trait de générosité
touchait vivement le peuple peu réfléchi de ces campagnes, qui croyait que la force
était le droit, et que c’était un crime que d’avoir un autre roi que le vainqueur.
On conduisit ensuite Aglaé dans une chaumière voisine, il n’y avait rien dans sa
chambre, excepté des raisins suspendus au plafond et des feuilles de noisetiers
répandues sur le plancher pour cacher la terre, et toutes les autres par rang d’âge dans
d’autres maisonnettes ; les familles s’étaient résignées à coucher avec les chèvres dans
les écuries des maisons.
Nous nous couchâmes avec reconnaissance dans ces lits bien blancs et nous fîmes nos
prières devant la sainte de toutes ces braves familles, puis nous nous endormîmes bien
fatiguées, mais bien heureuses d’une si longue journée.
La cloche de l’église de Bussières nous réveilla aux premières lueurs du crépuscule.
Nous nous rejoignîmes pour partir. Les femmes, après avoir reçu nos remerciements, se
rassemblèrent en groupes sous le four pour nous montrer le chemin de Saint-Point et nous
accompagner jusqu’au sommet de la montagne de Craz qui domine Milly, et d’où l’on voit à
peu près le chemin à travers les bois montueux qui mènent à la vallée de Saint-Point.
Nous y arrivâmes en peu de temps ; elles nous firent leurs adieux et nous leur promîmes
de venir par le même chemin le surlendemain soir reprendre nos lits et notre nourriture
chez elles. Vous allez voir que nous n’y avons pas manqué, car en ce moment même nous
venons de Milly.
La chaleur était étouffante dans ces gorges élevées de montagnes. À chaque instant le
courage manquait à l’une de nous. Elle s’arrêtait étouffée, sous l’ombre d’un chêne ou
d’un poirier sauvage, ou près d’une source entre des pierres noires, sous un large
châtaignier. Nous buvions un peu d’eau fraîche, et nous nous reposions à notre aisance,
car nous n’étions pas pressées, n’ayant que trois lieues à faire dans une longue
journée. Le pays devenait charmant de plus en plus, mais toujours aussi sauvage. On
n’entendait ni coq ni poule, on n’apercevait ni toit ni fumée dans l’étroite vallée ; un
merle seulement traversait de temps en temps le sentier, en jetant un cri d’effroi et en
laissant tomber quelques plumes. Nous ne voulions pas lui faire de mal, au contraire :
mais il était étonné que quelqu’un vînt troubler la solitude de son nid depuis cinq ou
six ans qu’on n’avait plus entendu le sabot de votre cheval. Ces haltes toujours si
fréquentes nous menèrent jusqu’au milieu de la soirée, et nous ne voyions toujours rien
devant nous qu’une haute chaîne de montagnes, noire de forêts ; mais ni église, ni
château, ni village ; cela nous trompa de route, monsieur. Au lieu de suivre notre
sentier qui nous conduisait comme s’il avait eu des yeux, craignant de nous égarer en
allant trop à droite, nous prîmes un autre sentier à gauche qui montait dans les bois et
qui paraissait redescendre ensuite dans une plus large vallée, dont nous n’apercevions
pas le bas. Après avoir marché environ une demi-heure, nous vîmes une légère fumée
s’élever au-dessus des bois, et nous nous en approchâmes pour demander notre chemin.
Nous fûmes bientôt près de la masure. Deux femmes vêtues en religieuses s’en
approchaient du côté opposé. Nous nous assîmes pour les attendre, mais étant arrivées à
la masure, elles y entrèrent, et nous entendîmes parler d’une voix très-douce.
— Eh bien, ma pauvre fille, dirent-elles à quelqu’un que nous ne voyions pas dans la
chaumière, nous venons vous apporter une bonne nouvelle.
— Et quoi donc, ma mère ? répondit la pauvre ermite.
— C’est que, grâce à ce monsieur bienfaisant que vous avez vu au château le soir du
grand dîner de cent couverts sous les ormes de la basse-cour, M. le préfet de Mâcon
ayant eu pitié de vous vous a accordé une place gratuite à l’hospice des infirmes de
cette ville. Nous sommes chargées de vous y faire conduire par la première charrette qui
ira le samedi à cet hospice. Vous n’y serez plus seule, des hommes et des femmes y
seront avec vous et vous tiendront compagnie tout le jour ; vous aurez du pain, et
surtout vous n’aurez plus peur les nuits d’hiver des loups qui viennent gratter à votre
porte. Remerciez bien ce monsieur d’avoir été si bon, votre bonheur est assuré. Ce
monsieur s’appelle M. Edmond Texier ; il a beaucoup de talent pour attendrir les hommes
charitables. Personne ne lui avait parlé de vous, mais à la vue de votre maigreur, de
votre pâleur et des femmes qui vous parlaient à table, il a demandé qui vous étiez, et
ayant appris que pendant que votre père était à gagner son pain et le vôtre aux
moissons, vous restiez toute seule avec des pommes de terre souvent gâtées et la peur
des loups à la maison, il n’a point eu de repos, ainsi que ses charmantes filles, qu’il
ne vous ait obtenu ce changement d’état. Priez donc le bon Dieu pour lui et pour ses
jolies demoiselles, qu’il lui conserve son talent dont il fait un si bon usage.
— Oh Dieu ! dit une voit douce en pleurant, que le Seigneur bénisse ce monsieur, mon
vieux père, vous, mes sœurs, et madame Valentine qui a bien pensé à moi dans ma misère ;
que le bon Dieu leur rende le bien qu’ils vont me faire.
À ces mots, nous comprenions de quoi il s’agissait ; nous nous approchâmes à pas
discrets de la chaumière, la porte était ouverte et nous entrâmes. Jamais, monsieur,
même à Renève, nous n’avions vu une pareille misère. Les murs étaient en pierres sèches
sans ciment ; seulement, quelques genêts enfoncés entre les jointures des pierres les
fermaient un peu au vent ; le toit était formé de faisceaux de châtaigniers aux feuilles
lisses, mais qui s’amoncelaient en grosses bottes et qui s’infiltraient çà et là dans la
chambre par les déchirures du toit. Un petit réduit à côté servait de couchette au père
quand il y était ; quant à la fille, elle avait pour lit une vieille pétrissoire où elle
avait étendu quelques herbes desséchées par le soleil d’été, et de vieux lambeaux qui
lui servaient de couverture. L’hiver, sa chèvre lui tenait chaud la nuit, le père lui
ramassait dans le bois des racines. Un coq et trois poules nichaient aussi dans la
chambre ; ils mangeaient un peu de blé noir que la pauvre fille semait autour de la
cabane et qu’ils disputaient aux grives en automne. La porte était solide, mais elle
laissait passer le museau des renards et des loups dans la saison des neiges. Il y avait
une petite mare d’eau pleine d’herbes et de feuilles qui la tenaient chaude pendant
l’hiver. C’était la seule boisson du logis.
Quant à la jeune fille, elle était tellement boiteuse qu’elle ne pouvait sortir de son
lit ; elle tricotait tout le jour des bas pour son père, et le soir elle s’éclairait
avec des moelles de sureau qu’elle trempait dans des morceaux de chandelles que les
paysans de la Bresse donnaient à son père, quand il revenait de battre le froment en
grange.
Nous ne pûmes nous empêcher de pleurer en contemplant cette pauvre enfant.
Puis nous parlâmes aux religieuses de la charité qui ne pleuraient pas, mais qui
tiraient de leurs poches du pain blanc et du fromage de chèvre et une demi-bouteille de
vin qu’elles avaient apportée pour son père.
— Comment vous trouvez-vous là, mes sœurs ? leur dis-je.
— Il y a plusieurs années que nous sommes à Saint-Point, répondirent-elles ; seulement,
nous ne pouvons pas venir souvent jusqu’ici, parce que c’est trop loin et trop haut ;
madame de Lamartine qui élevait elle-même les cent petites filles de la paroisse, se
sentant mourir, voulut que sa bienfaisance ne mourût pas avec elle ; elle nous donna
alors une très-jolie maison que vous verrez tout à l’heure sur la terrasse du château,
non loin de l’église, et nous y installa pour instruire les enfants de Saint-Point, et
pour aller porter des secours et des consolations à tous les malades de la paroisse.
Nous sommes trois sœurs sous l’inspection du vénérable curé qui nous acquittons de ces
devoirs, et quelle que soit la distance, une d’entre nous va toujours au sommet des
montagnes porter la main de Dieu aux maladies humaines. Aussi, ce peuple est si
reconnaissant qu’il nous aime comme si nous étions des médecins ; il n’y en a point dans
le pays, mais nous tâchons d’y suppléer.
Mais puisque vous allez vous-mêmes voir la paroisse et le château, ayez donc la
complaisance de descendre avec nous par ces pentes rapides entre ces châtaigniers. Nous
vous conduirons sans vous perdre et en peu de temps au village. Nous allons le voir tout
à l’heure.
Nous laissâmes la pauvre infirme, isolée, tout en prières, et nous lui promîmes de
l’envoyer chercher par des femmes très-fortes pour l’aider, le lendemain, à descendre et
à remonter la route difficile jusqu’au château. Nous étions déjà bien loin de sa maison,
que nous l’entendions encore à travers les feuilles chanter un cantique de joie au
Seigneur !
Est-il possible qu’on éprouve une telle joie pour entrer dans un hôpital
d’incurables ?
Dieu est bon !
Tout d’un coup nous nous arrêtâmes et nous poussâmes un cri. Ce pays venait de nous
découvrir une autre face.
Ce n’étaient plus ni les rudes aspects de Milly, ni les longues forêts de châtaigniers
que nous avions traversées depuis ce matin. Tout était changé, comme si on avait tiré un
voile devant la nature, et tout paraissait si près qu’il semblait qu’on allait toucher
tous les hameaux de la paroisse. Mais ce n’était pas près, monsieur, c’était une
illusion ; le vallon était si profond qu’il semblait qu’on allait se heurter contre les
maisons ; pas du tout, monsieur, c’était très-loin. Les montagnes trompent comme la
mer.
On voyait d’abord une belle gorge remplie de troupeaux qui paissaient, tout à fait en
bas, avec des enfants qui jouaient et des jeunes femmes qui tenaient leurs nourrissons
sur leurs genoux. On ne pouvait se lasser de les regarder. Leur moindre bruit, leur plus
faible voix montait jusqu’à nous comme si nous eussions été dans une église, tant l’air
était pur et l’atmosphère limpide. Ensuite, l’œil se portait sur des vignes
émerveillantes en feuilles. Elles montaient rapidement vers les maisons. La première,
précédée d’une haute terrasse, et dont les fenêtres s’ouvrant toutes grandes au soleil
levant, laissaient entrer l’air dans toute la maison ; on entendait sortir un certain
murmure qui est sourd, comme des enfants qui apprennent leurs leçons. Quelques-uns
avaient déjà fini leur ouvrage du soir ; ils jouaient sur la terrasse sous quelques
tilleuls. C’était le couvent de ces bonnes sœurs. De là on montait par une pente plus
roide encore et toute verte de gazon sous un grand vieux château qui avait sur ses
flancs des tours, les unes rondes et grosses, les autres et pyramidales. Il y en
avait une qui se dressait comme une aiguille dans l’azur du ciel et qui était couverte
d’hirondelles. C’était votre demeure, monsieur. Nous ne la vîmes pas sans émotion, et
nous nous mîmes à parler tout bas comme si vous nous aviez entendues. L’église, avec son
clocher romain du treizième siècle, s’élevait seule au bout du jardin, et il y avait une
chapelle donnant sur le jardin. Nous comprîmes par les descriptions que nous avons lues,
que c’était l’endroit où votre mère, votre fille ramenée de Palestine, votre compagne
enfin de cette vie, avaient été ensevelies et où le sentimental sculpteur Salomon avait
élevé lui-même cette statue funéraire qui fait pleurer ceux qui la voient et qui fait
sourire ceux qui espèrent.
Les deux religieuses, en nous écoutant parler avec tant de connaissance de ce qui était
dans la chapelle et dans le château, comprirent que nous étions de la maison, et
s’attachèrent fortement à nous comme des personnes d’une même famille. À ce moment, la
cloche du soir sonna au clocher. Les enfants se turent sur la terrasse du couvent et
nous entrâmes dans les cours occidentales du château. Elles ne ressemblaient pas à des
cours, mais à une forêt d’arbres de haute futaie et à de vieux vergers mal défrichés qui
avaient laissé des troncs séculaires sur leurs ruines. L’avenue passait en circulant
parmi tout cela ; seulement il y avait au milieu trois ormes immenses couverts de paons
et d’oiseaux des Indes qui se rapprochaient pour monter un à un sur les branches en
jetant de longs cris aigus qui se confondaient avec le frémissement de leurs ailes. Tout
ce côté de l’ancien château ressemblait à une ruine qu’on a oublié de déblayer. On y
voyait de longues écuries, pleines autrefois de quatorze chevaux de trait, et maintenant
vides ; il n’y avait qu’un vieux cheval de selle irlandais qui vous a servi de cheval de
guerre et de triomphe dans les jours sinistres de la guerre civile ; vous lui avez donné
les invalides dans un pré voisin, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de rappeler son âme
dans les pâturages ossianiques de la verte Érin, le paradis des braves quadrupèdes.
Les religieuses nous ayant présentées à une brave fille, ancienne gouvernante du
château qui connaissait tous les secrets et toutes les bonnes œuvres de madame de
Lamartine, celle-ci nous présenta à son tour au mari et à la femme du paysan de Milly,
qui en gouvernent actuellement les vignes, la basse-cour et les chiens. C’étaient des
gens aussi doux que les maîtres. Tous, jusqu’à la bergère, semblaient être de la
famille. Quand ils surent que nous étions de pauvres pèlerins venus à pied de si loin
pour voir Saint-Point, ils nous introduisirent, accompagnés de tous les chiens
hospitaliers qui nous tiraient par les manches et par le bord de nos robes. Vous savez
ce que nous vîmes, monsieur, nous ne voulons pas le répéter. Les chambres, les salons,
les terrasses, les paons qui venaient comme des chiens ailés becqueter les vitres quand
on nous ouvrait les fenêtres, les hirondelles qui se préparaient à partir et qui
voltigeaient autour du toit comme pour faire leurs adieux à leur demeure ; enfin, les
belles peintures que madame de Lamartine et votre nièce ont prodiguées dans les
appartements, les portraits chéris de votre fille qui sortent partout des murailles
comme pour vous appeler à la revoir dans un autre monde… Nous ne pouvions penser à
enregistrer tout dans nos souvenirs ; mes filles prenaient des notes en silence, moi je
priais tout bas pour les habitants absents de ce lieu où l’on a tant aimé et tant
souffert.
Enfin, nous sortîmes sans pouvoir parler tout haut. Une religieuse était à la porte,
elle nous conduisit au bout du jardin, à la chapelle funèbre où le sculpteur Adam
Salomon était venu lui-même déposer sa statue, hommage d’une pure amitié ; c’est la mort
devenue immortalité ! La femme rend son dernier soupir, mais ce soupir emporte avec elle
tout ce qu’elle a aimé. On dit que c’est l’image littérale de cette sainte femme auprès
de laquelle tous les montagnards viennent prier. Nous priâmes aussi, car nous nous
sentions de la famille.
Mais, le château et le tombeau ne nous suffisaient pas, le pays tout entier était pour
ainsi dire partie de la maison ; nous voulûmes le visiter. Les religieuses nous
donnèrent pour guide une de leurs petites filles en lui disant de nous mener partout où
vous aviez eu l’habitude d’aller vous-même vous asseoir dans la campagne. Nous allâmes
d’abord en suivant un chemin étroit entre une vaste étendue de vignes qu’on vendangeait
et une grande prairie où paissaient votre ancien cheval et vos vaches, et un bois que
vous visitez, dit-on, tous les jours, il est creusé en vallon qu’ombragent de grands
chênes ; au sommet du vallon une belle pièce d’eau réfléchit dans une onde qui, limitée,
fait paraître noirs à force d’être limpide le ciel et les feuilles. Nous nous assîmes
sur les bords pour nous reposer. Nous crûmes respirer les images que vous y aviez
vous-même respirées en écrivant Jocelyn. Le murmure du vent dans les feuilles avait des
accents d’infini.
Après une longue station au bord de l’eau, la petite fille nous conduisit sur la rive
du bois, et un grand chêne qu’on appelle le chêne de Jocelyn, du nom du livre où ce
poëme fut écrit.
De là la petite fille nous fit tourner la vallée pour remonter du côté opposé des
montagnes par une large et profonde pente qu’on nomme le ravin. C’est un lieu qui nous
parut magnifique. Les sapins et les hêtres qui croissent à d’immenses profondeurs dans
le lit d’un torrent s’élèvent et forment des berceaux sombres dans les airs comme pour
chercher le soleil. On ne regarde pas sans terreur les flots noirs du ruisseau encaissé
qui baigne les racines, leurs oiseaux de nuit battent les deux bords de leurs ailes
effarouchées. Nous redescendîmes par un joli hameau champêtre appelé le village de la
Nourrice, du nom d’une pauvre femme qui donna son lait à votre charmante fille. Nous
passâmes toute la journée entière à marcher et à parler et à rêver, et à prier sur vos
traces. À notre retour au château nous trouvâmes le curé, homme de Dieu, et les deux
religieuses qui nous prièrent d’accepter l’hospitalité dans le couvent et qui nous
avaient préparé un frugal souper. Le curé qui le leur avait permis insista comme elles ;
nous ne pûmes pas leur refuser. Nous soupâmes en causant de tout le bien que ces secours
aux malades faisaient dans la vallée, et nous priâmes pour l’âme de madame de Lamartine.
Puissent nos prières être entendues !
Après un doux sommeil dans l’infirmerie dont les lits étaient vides, nous reprîmes le
jour suivant la route montagneuse de Milly, et nous retrouvâmes le soir la maison et le
lit du vigneron où nous avions été si bien reçues la veille. Nous en partîmes ce matin
et nous voici. Pardonnez-nous, monsieur, si on vous a dérangé si matin. Nous n’avons
plus qu’à vous remercier et à vous quitter en vous laissant tous nos vœux et tous nos
souvenirs.
— Non, mesdames, leur dis-je, vous ne nous quitterez pas avant le déjeuner que nous
vous supplions d’accepter et qui ne tardera pas beaucoup. Soyez assez bonnes pour
l’accepter et pour l’attendre pendant que je vais ordonner qu’on mette vos couverts. En
attendant, entrez dans ce petit salon qui ouvre sur cette salle d’arbres ou restez à
l’ombre sous ce salon en plein air, je ne tarderai pas à revenir. Elles préférèrent le
salon de Dieu, et après quelques difficultés elles ne purent refuser. Je m’éloignai.
Un quart d’heure après je leur présentai mes charmantes nièces, ces fleurs qui
croissent sur mes ruines et quelques hôtes du château qui étaient venus en charmer les
dernières bonnes heures. Le déjeuner était frugal, l’entretien roula sur l’aimable
empressement des paysans de Milly et des religieuses de Saint-Point, hélas ! et sur le
sort probable du château où nous les recevions encore aujourd’hui. Nous glissâmes sur
ces suprêmes douleurs de notre vie. — Non, cela n’est pas possible, dirent-elles toutes
à la fois. La France ne voudra pas que ses enfants périssent pour elle ! La France ne me
doit rien, répondis-je. Mon bonheur lui appartient comme ma vie. Seulement j’aurais
préféré qu’elle choisît une autre mort, car si j’ai été coupable envers elle, ma famille
est plus qu’innocente.
Leurs yeux se voilèrent de larmes ; on parla d’autre chose.
Et votre père, demandai-je aux jeunes personnes, que fait-il ? — Monsieur, me
répondirent-elles, il est maître de pension rurale dans notre village de Renève ; il
vous aime pour votre conduite dévouée en 1818, et son cœur est la source où nous avons
puisé nos sentiments. Il y a quatre ans qu’il nous a préparé la petite économie dont le
besoin était prévu pour notre voyage, il devait nous accompagner, une maladie l’a
retenu. Nous allons vite le rejoindre et lui rendre compte de l’accueil que vous nous
faites et de celui qu’on nous a fait en votre nom. Puisse la Providence s’en
souvenir !
On se leva de table. Nous retournâmes tous au jardin. Mes nièces menèrent les jeunes
filles causer dans les allées et cueillir les grappes et les fleurs sous les treilles ;
bientôt l’heure du départ sonna pour les aimables pèlerines. Elles reprirent leur
foulard dans la main, nous les accompagnâmes par l’avenue jusqu’à la grande route de
Mâcon. Nous les avions reçues en étrangères, nous les quittâmes en amies. — Voilà,
dis-je en les regardant marcher sur le grand chemin, de la célébrité en cœur et en âme ;
quand nous serons bientôt peut-être expulsés de notre dernière maison, souvenons-nous,
pour nous consoler, que la dernière visite que nous avons reçue était la visite de ces
pauvres pèlerines de Renève et que nos bénédictions pleuvent sur elles !
Puis nous revînmes tristement au château.
▲