cxxxive
Entretien.
Réminiscence littéraire. Œuvres
de Clotilde de Surville
Il y a une inspiration ineffaçable dans certains lieux, dans certains climats, dans
certaines impressions de jeunesse et dans certaines mémoires qui nous reportent plus
tard à ces premières caresses de la vie. C’est la rosée du matin que le soleil du jour
n’a pas encore pompée, et qui même après qu’elle a été bue par les rayons, laisse au
fond du calice quelques gouttes mal séchées qui gardent encore un arrière-goût de rose
mouillée.
Souvenez-vous des hautes et vastes collines, du vieux manoir à tourelles démantelées,
jetant son ombre aux pieds des forêts sur les prés de la pente, du ruisseau qui coulait
à voix basse sous la rangée de saules, dans le vallon auprès du château, des troupeaux
de moutons sous la conduite du vieux berger qui montaient après que l’humidité malsaine
était évaporée sur la colline élevée ; souvenez-vous des attelages luisants de bœufs qui
descendaient pour labourer la glèbe dans les terres qui dominaient les prairies fumantes
du paysage. Écoutez les voix lentes des paysans qui se répandent avec leurs chiens, leur
hache sur l’épaule, parmi les sentiers creux de la montagne pour aller étrancher les
chênes ; souvenez-vous des éclats joyeux des jeunes filles et des enfants qui ramassent
les fagots et qui les traînent avec toutes leurs feuilles jusqu’aux foyers où ils
cuiront le pain de seigle de la chaumière. Regardez les bras demi-nus de belles jeunes
demoiselles à moitié vêtues, écartant d’un geste encore endormi les volets de leur
chambre haute pour voir le beau matin du jour qui se lève et pour écouter la cloche de
l’église rustique convoquant tout le monde à l’angélus.
Lancez vos regards plus loin : voyez cette longue chaîne de montagnes du Forez et du
Vivarais qui serpente sous un beau ciel bleu vers le midi, chassant sur ses flancs, à
mesure qu’elle se déroule, les vapeurs nocturnes comme la proue d’un navire l’écume de
l’océan. Un fleuve rapide et immense, le Rhône roule à leurs pieds ses eaux
majestueuses, tantôt étincelantes dans de larges bassins semblables à des lacs, tantôt
resserrées par les rochers et disparaissant sous les caps sombres d’où le murmure
grandiose de son cours s’élève seul pour attester qu’il n’est pas englouti. La
transparence du lointain où il va s’abîmer dans un horizon de lumière, emporte votre
pensée au pays du soleil. Voilà le paysage à la fois rustique, féodal, gracieux par les
détails, austère par l’ensemble, religieux par l’impression, amoureux par le frisson
qu’il communique à l’âme. C’est là que je vivais à quinze ans entre un père militaire,
une mère jeune encore et belle comme la mémoire mal voilée de son matin, et cinq sœurs
groupées autour d’elle selon leurs âges différents comme des anges échelonnés sur les
degrés de l’échelle de Jacob. L’escalier tournant du château sur lequel elles étaient
éparses la moitié du jour nous rappelait sans cesse cette image biblique. Ô temps ! où
es-tu ? Et pourquoi égrènes-tu si vite tout ce qui te pare ?
Je commençais une vie orageuse dans le calme de cette demeure. Le domaine paternel,
détaché des immenses domaines de mon grand-père, n’était pas considérable par son
étendue, mais nous possédions en réalité tout le pays circonvoisin et toutes les
familles rurales par la vieille affection qu’on portait au nom de mon père, aux vertus
de ma mère, aux grâces naissantes de mes sœurs. Pas un pauvre qui n’eût son pécule de
réserve déposé dans sa besace de toile chez nous ; pas un infirme qui n’y eût son
hospice, son médecin, ses remèdes. La Providence avait ainsi rapproché le soulagement de
tous les malheureux. Aussi nous aimait-on comme les chefs de toutes ces familles. La
Révolution de 89 n’y pouvait rien, la démocratie industrielle n’était pas encore née. On
ne pouvait se figurer que la féodalité si odieuse de loin était si douce et si
providentielle de près. Nous étions les parents, les frères, les sœurs de tout le monde.
Quant à moi, mon cheval et mon chien, compagnons de ma vie, me suffisaient pour remplir
mes journées de courses vagues dans les sentiers des bois ou dans les blés noirs de la
montagne. Mes premières rêveries, ombres avancées de la vie future, m’emportaient de
site en site plus haut et plus vite que les sabots de mon coursier. Je rentrais vers le
soir pour me réunir à la famille, autour de la lampe qui éclairait le piquet de mon père
et de ma mère et mes lectures silencieuses jusqu’à l’heure du sommeil.
Et qu’est-ce que je lisais ? Tout ce que je trouvais sous la main dans la petite
bibliothèque très-expurgée et très-dépouillée de la chambre haute où les vieux livres de
la maison gisaient épars sur les rayons. Quelquefois aussi j’avais la permission
d’entrer dans la chambre de mon père et de lire les volumes contenus dans une ancienne
cassette de toilette, qu’on nous envoyait de la ville voisine les jours de marché.
C’était le plus souvent de délicieux romans d’Auguste Lafontaine, un
auteur très à la mode alors, traduits de l’allemand, et tout mouillés de larmes de
famille par les lecteurs des environs. Les scènes de ces drames innocents étaient les
matériaux sur lesquels mon imagination brodait ses plus doux rêves. Les idylles de
Gesner, ce Théocrite suisse, avaient aussi alors le plus grand attrait pour nous. Ce
petit monde de convention, qu’on trouverait bien fade maintenant, nous charmait par ses
couleurs pastorales, tellement que quelques années après je fis un pèlerinage à la
maison de Gesner dans une pittoresque vallée de Zurich, comme j’en fis un aux
Charmettes de J. J. Rousseau, dans le jardin de madame de Warens.
L’enthousiasme ne sait pas choisir, il va où l’engouement de son temps le pousse, et le
monde des idées est plus mobile encore que celui des réalités. L’idéal est un pays où
l’on se perd, comme les faits sont un pays où l’on s’embrouille. Avis à ces réalistes
que nous adorons depuis quelque temps ! Il n’y a de durable que le vrai bien choisi, il
n’y a d’éternel que la nature épurée par le goût. Ne faisons pas de théorie sur le beau,
laissons le temps porter et reporter ses arrêts, lui seul est juge. J’ai vu dans moins
d’un demi-siècle vénérer Gesner comme le patriarche de la nature, et puis
je l’ai vu railler comme l’écran de la niaiserie. J’ai vu régner Dorat et Parny préféré
à Tibulle, et puis je les ai vu reléguer sans souvenir au nombre des poëtes à
fantaisies, jouets d’un peuple sans mémoire ; j’ai vu couronner Chateaubriand vêtu de la
pourpre de son style : j’ai vu mourir Béranger dans sa gloire aux sons de ses grelots
bachiques et politiques ; j’ai vu, et pour peu que je vive, j’en verrai bien d’autres
encore : ne nous faisons pas nos dieux éternels, car ce sont les dieux du temps qui
souvent n’a pas de lendemain ; jouissons de tout ce qui nous charme dans les différents
chefs-d’œuvre dont nos contemporains nous charment ; mais ne répondons ni d’eux ni de
nous devant la postérité. Le monde passe et change en passant, à chaque petit hasard
industriel qui apprend à coudre sans dé et sans main ou à faire un nœud servant de tête
à un clou ou de tête à une épingle. Je vois des braves gens émerveillés, pleurer
d’enthousiasme, sur ce qu’ils appellent à bonne foi le progrès indéfini de l’espèce
humaine. Je ne demande pas mieux, mais Homère, qui règne depuis quatre ou cinq mille ans
sur l’intelligence et sur le cœur humain, n’a pas encore trouvé un rival, et la morale
des grands apôtres de religion n’a pas encore reçu un démenti !… Dieu a fait de
l’espérance un des aliments de l’esprit humain ; ne le nions pas, soyons-en soutenus sur
notre route afin de marcher, mais n’en soyons pas ivres de peur de tomber comme des fous
dans le délire du mieux. Tout commence et tout finit dans ce bas monde. Montrez-moi une
chose qui n’ait pas subi cette loi, ou montrez-moi un mortel qui y ait échappé ?
En ce temps-là, ma famille voyait souvent des émigrés rentrer dans le pays, et
revendiquer leur domaine les uns de l’impartiale bienveillance du gouvernement nouveau,
les autres de leurs acquéreurs. La paix se faisait ainsi entre les choses et
prédisposait à la concorde entre les personnes. Plusieurs de nos parents, ainsi
rapatriés par des lois complaisantes, venaient de temps en temps nous demander
l’hospitalité. C’était une fête pour nous que leur arrivée. Il m’en est resté un grand
goût pour les émigrés. Il y avait parmi eux des hommes de tous les partis. Les 9
thermidor et 18 fructidor avaient atteint jusqu’aux membres du comité de salut public.
Carnot lui-même avait émigré comme royaliste, et avait reçu à Nyon, en
Suisse, l’hospitalité de M. de Noailles, émigré d’une autre cause et d’un autre
temps.
Les émigrés royalistes avaient suivi les princes fugitifs à l’étranger. La plupart
étaient très-jeunes et on les avait enrégimentés pour leur donner une occupation et une
solde, plus que pour les faire servir contre leur patrie ; auxiliaires volontaires ils
avaient très-peu servi en ligne contre leurs compatriotes. On les avait ensuite relégués
en Russie ; d’autres avaient passé sur les vaisseaux anglais dans la Vendée. Ils
rentraient en amis, et charmaient nos foyers aussi par les récits héroïques ou plaisants
de leurs aventures. C’était les soldats de la grande armée amusant les soirées des
chaumières par les contes soldatesques de l’incendie de Moskou ; chaque cause avait ses
héros et ses désastres. Si la France de 1815 avait eu un Homère, il aurait hésité à
chanter les bleus ou les blancs. Tous étaient au même rang, tous aventureux, tous
braves ; la fortune avait fait en France des vainqueurs et des vaincus, mais elle
n’avait fait ni coupables ni lâches. Le Tasse ou Cervantes
pouvaient également les chanter.
Un de ces jeunes émigrés arriva alors dans la maison de mon père, apportant toutes ces
qualités naturelles à ceux qui sortent de leur pays pour une cause politique. La
fidélité méritoire à ses princes, l’esprit d’aventure, le caractère assoupli aux
fortunes diverses de l’exil, et l’intarissable conversation qu’on y puise. Ses
entretiens faisaient le charme du château ; il se nommait M. de Davayé, il était le
cousin de mon père.
Dans un de ces entretiens, il nous raconta qu’il allait bientôt paraître un volume du
poésies dont il avait connu intimement l’auteur ou plutôt l’éditeur à Lauzanne. — Ce
chevalier français, nous dit-il, était lieutenant-colonel d’un régiment de cavalerie
émigré licencié, et vivait habituellement avec sa femme dans un modeste village des
environs de Liége. Les chances de la guerre ayant soumis la Belgique à
Custine ou à Dumouriez, il était venu plus récemment
chercher asile et sécurité à Lauzanne ; il se nommait M. de Surville, il était né dans
le Vivarais, sur une de ces montagnes qu’arrose et ravage l’Ardèche. C’était un pays de
royalistes, d’hommes aussi fidèles à leur foi qu’à leur souvenir, que le camp de Jalès,
longtemps recruté par les paysans fanatiques, avait plusieurs fois signalé à la haine
des républicains. M. de Surville était, nous disait M. de Davayé, un très-bel homme,
jeune encore, d’une taille haute et imposante, d’une physionomie profonde, d’une
expression de figure réservée et douce ; on ne lui parlait qu’avec déférence comme à
quelqu’un qui porte le respect devant lui. On le voyait rarement à Lauzanne. Il ne
quittait guère sa femme qu’il paraissait aimer tendrement ; il habitait à une certaine
distance, sur le penchant des montagnes de Vévey, un chalet au-dessus
du lac Léman. Il recherchait surtout à Lauzanne la conversation de quelques hommes et de
quelques femmes de lettres distingués, jetés là par la Révolution française ; il leur
communiquait des fragments d’un livre mystérieux dont il s’occupait dans sa retraite. Ce
livre qu’il déchiffrait et qu’il retouchait laborieusement était, disait-il, des
mémoires et des poésies d’une de ses aïeules, nommée Clotilde de Surville. Il ne
dissimulait pas ses efforts pour rendre à ces poésies de famille, obscurcies par la
vétusté de la langue romane et par l’obscurité des termes, la clarté et la fraîcheur du
langage moderne. C’était moitié traduction, moitié correction. Certaines pages
ravissaient ses confidents. Quelques-uns suspectaient bien un peu la fidélité littéraire
de M. de Surville, et croyaient qu’il voulait dérober au quinzième siècle sa naïveté
originale pour s’en parer lui-même, sous le nom de cette femme éminente qui avait alors
illustré sa maison ; mais cette naïveté même répondait victorieusement à ces soupçons,
car M. de Surville écrivait lui-même des poésies personnelles empreintes d’un tout autre
caractère. L’emphase, la rhétorique, la prétention de l’école de Thomas les surchargeait
et les déparait en croyant les embellir. En dépassant le naturel il arrivait souvent au
galimatias. Il était en tout l’opposé de sa grande aïeule. Ses amis l’avertissaient en
vain de cette tension, il ne sentait sa force qu’en l’exagérant.
Ces chefs-d’œuvre de madame de Surville lui avaient été révélés à lui-même à Viviers, petite ville du Vivarais, à son retour de la première
émigration en 1795. Il passa alors quelques mois dans cette ville, et ayant été investi
de l’héritage de sa famille dans la terre de Vessau, il y trouva de nombreux et curieux
manuscrits qui encombraient, depuis deux siècles, les archives du château. Ces
manuscrits de la main de madame de Surville, en langue moins française que romane,
étaient à peu près illisibles pour lui. Un vieil arpenteur du pays, accoutumé par état
de déchiffrer les registres et les documents féodaux, l’assista dans ces recherches et
lui remit dans les mains les mémoires et les poésies de Clotilde. Il emporta ces deux
trésors à Lauzanne en repartant pour son second exil. Les mémoires furent égarés par
lui ; on n’en a connu les principaux faits que par ses entretiens, et par les allusions
dont ses poésies sont pleines. Les voici :
Selon ces mémoires, il n’y avait jamais eu en France, depuis la célèbre Héloïse, amante
d’Abeilard, d’interrègne complet de la belle littérature en France. La langue seule
était flottante, empruntant tantôt à l’italien, tantôt au latin, tantôt au patois du
Midi l’instrument de sa pensée. Les magnifiques poésies de Mistral,
dignes souvenirs d’Homère, nous en sont une preuve récente. Béatrix d’Aragon, Agnès de
Bragelongue, Émélie de Montendre, Hélène de Grammont furent les femmes célèbres de cette
période. Justine de Lévis, mère de Pulchérie de Vallon, donna sa fille à Bérenger de
Surville, jeune gentilhomme du même pays, engagé à la cause royale du brave et infortuné
Charles VI. Clotilde venait de perdre sa mère, elle vivait dans sa terre de Vessau aux
bords de l’Ardèche. Elle y était entourée d’un groupe de jeunes amies lettrées et belles
parmi lesquelles on remarquait une jeune Italienne du nom de Rocca, sa plus tendre amie.
L’amour le plus précoce, le plus naïf et le plus passionné, comme on va le voir bientôt
dans les héroïdes à son mari pendant ses absences, entraîna l’un vers l’autre ces deux
jeunes amants. Clotilde le suivit même au camp de Charles VI au Puy-en-Velay, au milieu
de cette cour militaire composée de la jeune noblesse française. Sa beauté et ses
talents poétiques y brillèrent du plus doux éclat. La guerre continuant appela son mari
à la suite du roi au siége d’Orléans. Il y perdit la vie sept ans après son mariage.
Clotilde veuve regagna son manoir de l’Ardèche.
Des amis de l’intéressante veuve il ne lui restait plus que Tullie et Rocca ; Rosé de
Beaupuy s’était retirée dans un cloître après la mort du jeune de Liviers son amant ;
Louise d’Effiat avait épousé le vicomte de Loire. Tullie et Rocca se séparèrent même
bientôt de leur amie : Tullie, appelée à Constantinople par les Paléologues, dont elle
était l’alliée, périt au sac de cette capitale ; Rocca alla mourir à Venise, sans qu’on
nous apprenne ni les causes de son départ, ni les circonstances de sa mort.
Clotilde, accablée de tant de pertes, isolée dans le Vivarais, et moins capable sans
doute de produire que de recueillir et de corriger, dut commencer à cette époque les
Mémoires dont nous parlons, et dont les premiers livres contenaient l’histoire de
l’ancienne poésie française : elle s’occupa aussi de revoir ses premiers ouvrages,
travail qu’elle continua toute sa vie, et qui peut expliquer leur perfection. Elle
songea en même temps à former des élèves. Sophie de Lyonne et Juliette de Vivarez sont
les premières que cite M. de Surville ; elles étaient même connues de Clotilde avant la
mort de Bérenger. Sophie était fille d’un seigneur champenois ; Juliette n’était qu’une
bergère obscure que Clotilde avait rencontrée dans les montagnes voisines de sa terre de
Vessau, et dont elle cultiva les dispositions heureuses. Sophie et Juliette se lièrent
bientôt de la plus étroite amitié ; elles consolèrent pendant quelque temps Clotilde de
ses pertes ; elles l’aidèrent dans l’éducation de Jean de Surville, son fils : mais des
passions malheureuses, que la religion seule pouvait vaincre, et dont l’objet leur était
peut-être commun, arrachèrent encore ces deux amies à leur protectrice ; elles se
retirèrent ensemble à l’abbaye de Villedieu.
Après plusieurs années d’un deuil inconsolable, Clotilde chercha quelque diversion dans
la poésie : elle entreprit deux grands poëmes dont il ne reste que des fragments. Après
avoir donné l’hospitalité à deux jeunes Écossaises qu’elle accueillit dans son château,
et auxquelles elle fit parcourir les beaux sites du Lyonnais, du Forez et du Vivarais,
elle unit prématurément le fils unique qu’elle avait eu de Bérenger à Héloïse de Goyon
de Verzy. Elle eut le malheur de le perdre peu d’années après. Sa petite-fille Camille
lui resta pour unique consolation. Elle porta son deuil avant de mourir elle-même. Son
génie survécut à toutes ces douleurs et la soutint jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix
ans. Elle mourut dans sa terre de Vessaux, et fut ensevelie près de son fils et de sa
petite-fille. La plupart de ses œuvres périrent avec elle, il n’en resta que la
renommée.
Jeanne de Vallon, le dernier descendant de son petit-fils, mourut jeune d’une maladie
de langueur. Ce fut elle qui, pendant les intervalles de ses douleurs, prépara pour
M. de Surville, son frère, les pièces les plus remarquables de sa grand’tante
Clotilde.
« Mais hélas ! écrivait-elle peu d’années avant la Révolution, pourquoi me
flatterais-je d’un tel espoir, tandis qu’un mal affreux me dévore (elle était attaquée
d’un cancer au sein) et me ravit jusques au calme du sommeil ? la tombe s’ouvre sans
pitié sous les pas de ma jeunesse ; et pendant que je suis en proie aux plus cuisantes
douleurs, je cherche à les tromper quelques heures en m’entretenant avec toi. Non, je le
sens trop ; non, je ne verrai jamais ton suffrage couronner mes efforts en faveur d’une
tante, gloire de ma famille, et d’une aïeule de mon époux ; non, j’ai beau me hâter, la
publication de cet unique essai ne devancera point la fin dont je suis menacée. J’eusse
bien voulu le rendre plus complet ; mais, reléguée en ce triste séjour, si voisin de ma
douce patrie, vainement j’ai revendiqué ces trésors de génie que mon enfance dévorait,
qu’une main chère et jalouse m’arrache, et dont j’espérai si longtemps d’hériter.
Lecteur, toujours présent à ma pensée, et qui peut-être n’existeras jamais pour moi, si
tu vois cet écrit après que j’aurais cessé d’être, donne quelques regrets à la mort
prématurée qui m’enlève au sein de mes plus beaux jours… »
Cette merveilleuse relique de notre passé littéraire devait passer ainsi comme un legs
funèbre de mourant en mourant dans nos mains. M. de Surville quitta une seconde fois sa
compagne chérie et son asile en Suisse pour aller chercher dans l’Ardèche quelques
débris de sa fortune. La mort révolutionnaire l’y épiait et l’y surprit. Il y fut
fusillé en 1795, sans doute comme un complice tardif des ennemis de la Convention ; il
mourut en héros, ne témoignant d’autres regrets que de laisser son sang inutile à son
roi toujours fugitif, et la gloire de son aïeule encore incomplète. Ses amis et sa
veuve, à Lausanne, recueillirent son héritage, et chargèrent plus tard M. de Vandenborg,
membre de l’Institut français, d’épurer encore et d’éditer les œuvres de Clotilde. Le
comte de Maistre, devenu si célèbre depuis, et qui entretenait des relations avec madame
de Polier, d’une famille distinguée de Lausanne, chargea cette dame de lui procurer des
relations et des documents sur la veuve de M. de Surville et sur les manuscrits dont
elle était en possession. Ainsi les exilés cherchaient à honorer la mémoire de ces
proscrits qui n’avaient à laisser à leur patrie que les échos du fleuve de Babylone —
Super flumina Babylonis sedimus et flevimus. — Cette négociation
dont nous avons la preuve n’eut point de résultats : la veuve de M. de Surville attendit
des temps plus sereins.
Qu’on juge de l’intérêt de curiosité que ces récits de M. de Davayé étaient de nature à
inspirer à toute la famille : les âges, les lieux, les circonstances politiques ont des
similitudes, des prédispositions, des impressions, des inspirations analogues. Il y a
une muse dans les sites, les mêmes points de vue donnent les mêmes sensations. Tout ce
que l’émigré nous racontait de la vie de Clotilde dans sa terre de l’Ardèche, et des
malheurs de son petit-fils M. de Surville, découvrait ces chefs-d’œuvre inconnus d’une
existence de son vieux château, de son long exil sur la terre étrangère, et de sa mort
héroïque couronnant une si noble existence, toute cette vie de son aïeule dans ce pays
reculé, sauvage, alpestre, au milieu des rochers, des torrents et d’une population
d’habitants dont elle était la sœur et la mère, enfin toute cette poésie si longtemps
ensevelie avec elle dans cet oubli, et ne ressortant que sous la pieuse et chevaleresque
curiosité d’un arrière-petit-fils, nous faisaient rêver à tous des destinées semblables.
Nous attendions avec impatience que M. de Vandenborg, ayant achevé son œuvre de critique
et d’enthousiasme, publiât enfin les poésies de Clotilde qu’on disait prêtes à voir le
jour.
L’été se passa ainsi. Au commencement de l’automne, la Gazette de France
nous apprit que les poésies de Clotilde avaient paru, et qu’une admiration unanime
accueillait cette résurrection du passé.
Un de mes oncles paternels qui demeurait à la ville l’attendait de Paris.
Ces chefs-d’œuvre sont courts. Au bout de peu de jours il nous l’apporta, déjà lu et
relu par lui. Après avoir laissé à ma mère et à mon père le temps de lire, je m’emparai
du petit volume et je l’emportai dans les bois, caché sous ma veste, comme un parfum que
j’aurais craint de laisser évaporer.
C’était en effet surtout un parfum, une espèce d’essence d’opium oriental dont on ne
pouvait pas se nourrir, tant il était contenu dans un petit vase, mais dont on pouvait
s’enivrer. Je ne me contentai pas de le lire, je l’appris par cœur, seulement en le
lisant. Aucune poésie moderne jusqu’à ce jour ne s’était si vite et si profondément
gravée dans ma mémoire.
Après avoir entrelu quelques rondeaux, chansons des jeunes et érudites amies de
Clotilde qui ouvrent le volume, comme on humecte les bords du vase avant d’y boire à
pleine coupe, j’arrivai à Clotilde et je lus sa première pièce à son premier-né. Toute
sa jeunesse et toute la passion qu’elle portait à Bérenger son père éclataient,
brûlaient. C’était le torrent de l’Ardèche changé en fleuve et en larmes à la vue de
l’enfant image de son père absent. J’eus à peine besoin de lire deux fois ces vers
délicieux pour les savoir à jamais. Il n’y avait point d’art, non, c’était la nature
faite art ; l’image et le son, cette musique de l’âme, y naissaient ensemble
indivisibles comme la voix et la sensation. Quel tort ne faisait-on pas à cette jeune
inspirée d’un chaste amour de la comparer à Sapho ?
Lisez :
À MON PREMIER NÉ.
REFRAIN.
Ce quatrain isolé se lit au long d’une marge :
Mais non, ne vous bornez pas à les lire, apprenez-les comme moi de mémoire ; il n’y a
point d’édition qui vaille cette édition impalpable, invisible, inarticulée que nous
portons en nous jusqu’au tombeau et que nous retrouverons sans doute dans nos cendres au
ciel. On a fait bien des vers et des vers de grands poëtes à des enfants, mais aucuns,
pas même ceux de Reboul, à Nîmes, malgré leurs belles et touchantes images, n’égalent
cette naïveté de jeune mère, encore jeune fille, n’adorant dans son fils que le visage
et l’amour de son jeune mari absent, et lui tendant ces bras qu’elle a formés de lui
pour le rendre deux fois inséparable à son cœur.
Il ne faut pas oublier en lisant que ce jeune époux, ou plutôt ce jeune amant, était
alors au Puy en Velais, guerroyant, où il devait périr à la suite de son roi.
Mais bientôt après, le souvenir cher et brûlant de son époux Bérenger la reprend, et
elle lui écrit une lettre où l’amour de sa patrie, ravagée par les Bourguignons et les
Anglais, se mêle à l’amour pour Bérenger.
Écoutez : je retranche ce qui allongerait trop la pièce.
HÉROÏDE À SON ESPOULX BÉRENGER
Après cette touchante et héroïque invocation au héros qu’elle aime, elle écrit à la
belle Rocca sa douce amie une lettre en vers pleine des plus habiles leçons de poésie,
interrompues par des descriptions dignes de Pétrarque.
Telle que celle-ci :
CHANT D’AMOUR AU PRINTEMPS
Lisez encore ce chant d’amour aux quatre saisons de l’année.
Un orage d’été qui frappe d’un trait de foudre le ramier absent de son nid la ramène à
elle-même.
CHANT D’AMOUR EN AUTOMNE
L’hiver la rappelle à de plus triste pensées. Sa solitude lui pèse.
Que pour me dire
: « Ô
ciel ! s’il estoit là
! »
Telles sont ces délicieuses élégies que Tibulle et Properce ne dépassent pas, et la
langue de Racine n’était pas faite encore. Mais les langues ont leur
jeunesse ; c’est la naïveté et la passion ; la passion pure d’un amour sans remords qui
savoure ses larmes sans y trouver d’amertume et qui est fière de sa douleur parce
qu’elle est sûre d’être consolée. La brûlante naïveté de cette amoureuse et innocente
jeunesse de la langue déborde ici tellement que la plume se refuse à la copier
aujourd’hui.
Bérenger revient enfin échappé aux périls d’une longue guerre. On juge du bonheur que
son retour rapporta au cœur de Clotilde. Sa poésie alors change de ton et redevient
légère et badine : qu’on en juge par la charmante pièce des Trois plaids
d’union qui remplace un conte de Vallais des Trois Manoirs, et
qui, s’il faut tout dire, la dépasse encore en agrément.
On a prétendu dans le temps que ce conte était la preuve du caractère apocryphe de tout
l’ouvrage. Nous n’avons rien à répondre, si ce n’est qu’il y aurait deux Voltaire, car
nous prenons pour juges les connaisseurs les plus distingués en poésie et nous leur
demandons si aucun d’eux oserait donner la préférence à l’auteur des Trois
Manoirs ou à l’auteur des Trois Plaids. Jugez vous-mêmes :
Elle débute par un souvenir de son mari absent et guerroyant pour Charles VI.
Hilmide convoque un tournoi dont sa main donne le prix. Trois poëtes se présentent. Le
premier s’appelait Lygdamon : il raconte en vers délicieux que dans un combat, où il
allait périr, un héros se présente, renverse ses ennemis et le sauve ; que ce héros
blessé, qui est une femme, répand des flots de son sang, puis disparaît emporté par les
siens aux murs de Venise, où il va la rejoindre et l’épouser.
Un second poëte, nommé Tylphis, récite en termes légers et courts
l’aventure héroïque de Chloé sa maîtresse, qui, poursuivie par son tuteur jaloux,
triomphe de lui, l’enferme dans son cachot, se sauve à la nage sur le bord opposé du
Rhône et épouse Tylphis.
Tant
seur, après tout
, n’est du sien
;
Un jeune chevalier calabrais, nommé Colamor, parut ensuite.
COLAMOR.
Je passe à regret ici la sublime et touchante élégie que Clotilde survivante adresse à
Héloïse, sa belle-fille, morte avant elle en lui laissant ses trois petits enfants à
consoler. Je ne connais rien de plus tendre en aucune langue ancienne ou moderne. Mais
l’espace manque pour tout citer.
En 1495, près de sa mort, elle ravive sa verve héroïque et elle adresse au Rhône ces
strophes où revivent sa fidélité et son adoration pour Charles VIII, son roi et son
héros.
CHANT ROYAL À CHARLES VIII
1495.
ENVOY.
On doit s’imaginer l’impression que de pareils vers éclos du cœur d’une jeune femme et
retrouvés sur les lèvres d’une grand’mère en cheveux blancs faisaient sur moi. Malherbe
allait paraître ; mais s’il était plus correct, il n’était ni aussi naturel ni aussi
sensible. Le sceau des poésies de madame de Surville c’était la sensibilité. On ne
pouvait lire sans pleurer, ni pleurer sans se souvenir. Ce volume, malgré les chicanes
que quelques puristes jaloux et malveillants répandirent dans le public contre son
authenticité, à cause de quelques termes évidemment nouveaux insérés çà et là dans le
texte, triompha et triomphera de tout. Rien ne prévaut contre la nature. Les témoins les
plus irrécusables alors à Lauzanne, tels que le comte de Maistre et plusieurs autres
personnes, également incapables d’une supercherie littéraire, en affirment l’existence
entre les mains de M. de Surville longtemps avant son apparition, les traditions du Vivarais en certifient la réalité. Il faut beaucoup se défier des
incrédulités quand elles nient des chefs-d’œuvre. Les chefs-d’œuvre se certifient
d’eux-mêmes. De tels vers ne peuvent avoir été écrits que par une femme sublime, une
amante, une épouse, une mère, une veuve, une aïeule, un poëte, une amie des plus grands
hommes et des premières femmes de son temps ; la naïveté a des caractères qu’aucun
artifice ne peut imiter. Une seule pièce peut autoriser un doute, c’est le conte des
Trois Manoirs, si semblable à l’admirable conte de
Voltaire. Mais il y a une réponse bien difficile à réfuter, c’est que
le conte de madame de Surville est supérieur même à ce conte inimitable de Voltaire.
Lisez les deux et si vous avez le goût délicat du naïf, prononcez vous-même. Il est
possible que Voltaire ait eu connaissance du fabliau original et se soit
inspiré de ce délicieux pastiche, mais à coup sûr il ne l’a pas surpassé. Quant à tout
le reste, cela porte avec soi son certificat d’originalité. J’en excepte quelques vers
de royaliste et d’émigré de 1793, évidemment intercalés par M. de Surville. Mais ces
légères additions ne font que confirmer par leur couleur l’irrécusable authenticité du
reste.
Quant à moi, je n’ai pas un doute, et je dis, comme J.-J. Rousseau des
Évangiles dans le Vicaire savoyard j’y crois, car l’invention en serait plus merveilleuse que le héros.
Et quand mon esprit n’y croirait pas complétement, mon cœur y croirait toujours. Car on
invente des idées, mais on n’invente pas des sentiments. Or, les poésies de Clotilde de
Surville sont les plus belles et les plus naïves poésies et sentiment de toute la
littérature française. Elles ont et elles garderont dans ma bibliothèque le rang qu’un
souvenir garde dans ma mémoire et qu’une impression pathétique a dans mon cœur.
« Honni soit qui mal y pense ! »
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