CXXVIe entretien.
Fior d’Aliza
(suite)
— J’avoue, monsieur, que je n’y avais jamais pensé et que je restai muet
à cette réponse ; mais si ma parole ne pouvait repousser sa raison, toute ma vie en
moi protestait contre cette iniquité de l’homme de loi.
Magdalena et Fior d’Aliza alors, qui n’avaient jamais, plus que moi,
pensé seulement qu’on pouvait nous abattre le châtaignier sur la tête, ne cherchaient
pas de raisons, mais des supplications contre cet homicide.
Tombées à genoux aux pieds de l’homme noir, elles levaient leurs mains vers ses
mains, le conjurant de nous laisser vivre, et lui expliquant, ainsi qu’aux bûcherons,
que nos quatre vies tenaient aux racines et aux branches de ce toit nourricier de
leurs pères. Ah ! si vous les aviez entendues, monsieur, demander aux bûcherons avec
quoi elles me nourriraient dans cette cabane, désormais sans le moindre champ à
cultiver autour des murs ? sur quoi, elles coucheraient leur pauvre petit troupeau,
dont les feuilles du châtaignier étaient la nourriture et toute la litière ? Il y
avait de quoi fendre le tronc de l’arbre, mais non le cœur de l’homme de loi.
Cependant il faut être juste, les bûcherons semblaient attendris en voyant cette
belle jeune fille, inondée de larmes jusqu’au bout des mèches de ses cheveux épars sur
son sein d’enfant. Ils se regardaient entre eux, ils comprenaient cette misère, ils
regardaient la masse, la magnificence et
la verte vieillesse féconde de
l’arbre ; ils détournaient le tranchant de leurs haches sur lesquelles quelques
gouttes de leurs yeux tombaient silencieusement.
— Allons, à l’ouvrage ! dit l’homme de loi.
Les bûcherons semblaient hésiter à obéir : l’un dit qu’il ajuste le manche de sa
hache, l’autre que les dents de sa scie ne mordent pas.
Pendant cette hésitation des bûcherons, Calamayo, l’homme noir, feignit de se laisser
attendrir par les larmes de la mère et de l’enfant ; il tira un peu à l’écart
Magdalena, et lui dit à voix basse quelques mots à l’oreille avec un faux air de
bonté :
— Peut-être, lui dit-il, y aurait-il encore un moyen de sauver le châtaignier, si
vous étiez une femme d’esprit et une mère raisonnable ? Le capitaine des sbires a le
cœur sensible, quoiqu’il ait déjà la barbe un peu grise ; il est garçon, il est
riche, il est ennuyé de vieillir seul, sans joie dans sa maison, sans
enfant après lui pour hériter de ses scudi et de son domaine ; il a
été ébloui, à ses voyages dans la montagne, de la beauté de votre fille et de son
innocence. Qui sait, si vous lui envoyiez Fior d’Aliza, avec un panier de figues et de
châtaignes à son bras, lui demander la grâce du châtaignier et des figuiers, s’il ne
vous accorderait pas à cause d’elle la vie de l’arbre et même la restitution du
domaine tout entier de vos pères ? Tout dépendrait de vous, j’en suis sûr ; on ne
refuse rien à une sposa qui donne son cœur en échange d’un morceau
de terre sur la montagne. Que dites-vous de mon idée ? Voyons, pensez un peu ; je vous
donne pour réfléchir le temps que l’ombre de cette branche mettra à se replier jusqu’à
ses racines.
Magdalena resta immobile, pétrifiée, muette à ces paroles dont elle comprit bien la
malice. L’idée
de dépayser ma fille de la cabane où elle ne faisait
qu’une avec nous trois ; l’idée de la séparer d’Hyeronimo, dont elle n’avait jamais
été désunie depuis la mamelle qui les avait nourris l’un et l’autre ; l’idée de jeter
cette âme, qui rayonnait semblable au soleil de tous nos matins sur notre fenêtre,
comme un misérable tas de baïoques de cuivre à un étranger, en
échange de la place qu’il nous laisserait ainsi pour végéter sur la montagne, lui
souleva le cœur.
— Moi, monsieur, donner Fior d’Aliza pour quoi que ce soit, même pour ma pauvre vie
en ce bas-monde ! Ah ! si c’est là le prix qu’exige le ciel pour nous épargner, qu’il
nous tue tout de suite ; qu’il nous ensevelisse tous les quatre ensemble dans le tronc
de l’arbre que ces bourreaux de bûcherons vont abattre sur nos têtes ! Mille fois
plutôt mourir que de céder ma fille à cet homme dur ! Quand ce serait même le prince
de Lucques, il n’aurait pas assez de son duché pour la payer à sa tante, à son père et
à Hyeronimo ; c’est comme si vous me disiez qu’on va payer à quelqu’un le souffle de
sa respiration ; quand la somme serait comptée, l’homme serait mort.
Elle fondit en larmes et elle devint rouge comme
une feuille morte de
notre treille coupée, de douleur et de honte de ce qu’on osait seulement lui faire une
si offensante proposition.
— Eh bien ! voilà l’ombre de la branche qui touche aux racines, dit Calamayo en la
regardant d’un regard de cruelle interrogation. Allons ! à vos haches et à vos
pioches ! cria-t-il aux bûcherons.
Ils levèrent leurs haches, et je les entendis retomber sur le tronc près des racines
avec un bruit sourd, tout semblable au bruit des pelletées de terre pierreuse que
j’entendis tomber sur la bière de mon frère et de ma jeune femme quand nous allâmes
les ensevelir, il y a treize ans, là-haut, au cimetière des Camaldules ; les éclats
d’écorce de bois volèrent sous l’acier jusqu’à nos pieds. Nous perdîmes la raison à ce
bruit ; il nous sembla que chaque coup du tranchant des haches nous emportait un
morceau de nos cœurs. Magdalena, Fior d’Aliza et moi, nous tombâmes à terre, et nous
nous traînâmes sur nos genoux vers le châtaignier en lui faisant un
rempart de nos mains étendues, en l’embrassant de nos bras, de nos poitrines, de nos
bouches, comme si l’on avait voulu tuer notre père et notre mère.
Les bûcherons s’arrêtèrent, leurs haches levées, de peur de nous blesser en les
laissant retomber contre le pied de l’arbre.
— Écartez ces misérables insensés, s’écria l’homme de loi, qui font violence à la
justice !
À ces mots, il prit Fior d’Aliza par l’épaule et la jeta rudement en arrière sur une
racine, où son front évanoui toucha rudement, et où la veine de sa tempe jeta quelques
gouttes de sang qui rougit sa joue et ses beaux cheveux blonds ; puis, aidé par deux
des plus robustes bûcherons, il repoussa violemment Magdalena et moi du tronc de
l’arbre.
Pendant ce temps, il faisait signe aux autres de frapper plus fort sur l’entaille
déjà ouverte dans
le tronc du châtaignier, et les éclats de l’écorce et
du bois saignant jonchaient l’herbe aux pieds des ouvriers.
Presque évanouis tous les trois de douleur et de la secousse qui nous avait
précipités à terre, nous entendîmes les coups redoublés comme d’un autre monde, et le
petit chien Zampogna, qui avait cessé d’aboyer, léchait, tout haletant, le sang rose
sur la tempe de sa jeune maîtresse, Fior d’Aliza.
— Tenez, monsieur, on voit, à ce qu’on dit, encore la marque, ajouta l’aveugle en
promenant le doigt sur la joue de la jeune sposa.
À ce moment, continua-t-il, Hyeronimo, qui descendait des hauteurs des Camaldules
avec un énorme fagot de genêts sur le cou, entendit les aboiements de Zampogna, les
coups de hache des bûcherons, les voix larmoyantes de sa mère, de Fior d’Aliza et de
moi ; à travers une clairière, il vit Calamayo et ses hommes qui nous arrachaient
avec violence du tronc de l’arbre, et qui nous rejetaient sans pitié sur
les pierres et sur les racines arrosées du sang du visage de sa cousine. Il jeta son
fagot pour courir plus vite, et, tenant à la main le hacheron qui lui servait à couper
les genêts et les bruyères pour le feu de l’hiver prochain, en trois bonds, avec de
grands cris qui nous réveillèrent de notre demi-mort tous les trois, il s’élança entre
nous, l’arbre et les bûcherons, et, brandissant sa hachette sur leurs têtes, il les
écarta, tous étonnés et tous tremblants, à une certaine distance, groupés autour de
Calamayo.
Sa fureur redoubla en voyant le sang de sa cousine. En deux mots, nous lui racontâmes
la scène qui venait de se passer.
— Misérables lâches ! cria-t-il à Calamayo et à ses acolytes, vous n’aurez la vie du
châtaignier qu’avec ma vie ! L’arbre est la vie de ma mère, de mon oncle, de ma
cousine, de nos pères et de nos enfants ; tuez-nous tout de suite si vous voulez le
tuer, mais vous ne le tuerez pas, moi vivant !
À ces mots, il s’approcha, avec un geste désespéré et pitoyable, les bras en l’air,
de l’entaille déjà profonde de l’arbre, et, tout pâle de douleur,
il
pleura un moment en silence comme on pleure sur la blessure d’un homme mourant d’un
coup de feu.
Cependant un dialogue terrible et menaçant s’était établi à distance entre Hyeronimo
et Calamayo, abrité, contre le jeune homme, derrière le groupe armé de ses
bûcherons.
— Vous êtes témoins, disait l’homme de loi, que ce jeune insensé s’est opposé avec
violence, et une arme à la main, à l’abattement de l’arbre, et qu’il fait opposition à
la justice. Nous cédons à ses menaces pour ne pas ensanglanter le débat, nous prenons
acte de son délit et nous réservons les droits à l’exécution de l’ordre, auquel nous
sommes délégués, pour les faire exécuter en leur temps par la force publique.
Calamayo et ses ouvriers se retirèrent après cette protestation en nous faisant des
gestes et en poussant des clameurs de vengeance. Ma pauvre
sœur, prenant
la tête ensanglantée de Fior d’Aliza sur ses genoux, étancha le sang que sa chute sur
la racine faisait égoutter de sa tempe. Hyeronimo alla puiser de l’eau dans le creux
de ses deux mains pour laver et démêler ses beaux cheveux blonds, humides de sang et
poudrés de terre.
Ce fut alors que nous pleurâmes tous les quatre, comme nous n’avions jamais pleuré.
Hélas ! nous étions restés vainqueurs, grâce à l’apparition et au courage
d’Hyeronimo.
L’entaille de l’arbre, quoique saignante, n’était pas mortelle : en plaquant de la
terre humide sur la blessure et en la recouvrant de morceaux d’écorce reliés autour du
tronc par des lianes, nous pouvions le guérir et vivre encore de ses dons d’automne
tous les hivers ; notre petit troupeau de chèvres et de cabris nous alimenterait
pendant la belle saison, nos figues sèches nous remplaceraient les raisins disparus
avec la vigne ; mais nous ne nous dissimulions pas que le châtaignier n’avait pas
longtemps à vivre, puisque le sbire et son conseiller avaient juré de nous réduire à
la mendicité et de nous expulser par la faim de notre pauvre nid sur la montagne.
Ma sœur nous raconta l’amour du capitaine des sbires pour sa belle
enfant, la condition que l’avocat avait mise tout bas à la vie du châtaignier et à la
restitution de nos petits champs, troqués contre la cousine d’Hyeronimo. À cette
confidence, Hyeronimo, sans rien dire, devint plus rouge et plus resplendissant de
colère contenue, que quand il s’était jeté, sa hachette à la main, seul contre dix
hommes armés. Fior d’Aliza ne le vit pas, mais elle devint pâle comme un linge et se
colla convulsivement contre le sein de sa mère.
Quant à moi, je mis ma tête aveugle entre mes deux mains, sur mes genoux tout
tremblants, et je pressentis confusément de grands malheurs. Hélas ! pourquoi ces
seigneurs pèlerins de Lucques nous avaient-ils découverts dans notre pauvre cabane, et
pourquoi Fior d’Aliza les avait-elle éblouis, comme une étoile dans un ciel de nuit,
sur nos montagnes, éblouit l’œil et fait rêver à mal le berger !
Ces pressentiments n’étaient que trop fondés, monsieur ; pourtant nous
fûmes bien tranquilles pendant un certain temps après l’événement du châtaignier ;
nous guérissions avec beaucoup de soins sa blessure, comme vous voyez ; tous les jours
Hyeronimo et Fior d’Aliza apportaient au pied de l’arbre des mottes de terre humide,
enlevées au bord de la grotte, pour rafraîchir l’arbre et pour le panser comme on
panse un malade. Nous nous flattions qu’on nous avait oubliés là-bas, dans ce coin de
rocher, où nous ne faisions point d’autre mal que de respirer, de nous aimer et de
vivre.
Mais l’amour d’un débauché qui a vu une innocente, et qui pense l’emmener dans sa
maison, est
un charbon ardent qui brûle la main et qui ne laisse pas
dormir celui qui ne craint pas Dieu plus que le feu dans ses veines. La maudite beauté
de l’enfant ne sortait plus de l’œil du sbire. Il avait résolu, par les conseils de
Calamayo, sans doute, de nous entraîner dans la misère, d’éteindre notre foyer, de
nous contraindre à aller mendier notre pain dans les rues de Lucques, de nous y
ramasser ensuite comme des vagabonds, de nous jeter, ma sœur et moi séparément, dans
un hôpital, de forcer Hyeronimo à s’expatrier dans les Maremmes ou sur quelque
felouque de pêcheur ; de faire enfermer, à cause de sa jeunesse et de sa beauté, Fior
d’Aliza dans un couvent, pour l’y faire élever en dame et pour l’épouser ensuite comme
par charité, grâce à l’abbesse qui était sa parente et sa complaisante.
Le frère Hilario, qui connaissait la malice du monde de la ville, nous a raconté
ensuite toute la chose ; mais encore, de quoi pouvions-nous douter ? Et quand même
nous nous serions doutés de quelque complot de ce genre, comment pouvions-nous nous en
défendre ? Nous n’avions de notre côté que la Providence ; mais il y a des temps où
elle se cache comme pour épier jusqu’où va la patience
des bons et la
perversité des méchants. En ce temps-là, elle paraissait nous avoir entièrement
oubliés.
Un jour que nous étions sans défiance, ma sœur auprès de sa quenouille sur le seuil
de la cabane ; moi occupé à tresser des nattes de sparteria avec des
joncs devant la porte, assis au soleil ; Hyeronimo à retourner les figues qui
séchaient sur le toit ; Fior d’Aliza et le chien, à garder ses chèvres et ses
chevreaux, bien loin derrière les châtaigniers, dans les bruyères qui touchent à notre
ancien champ de maïs, sa chèvre entraîna par son exemple ses chevreaux à descendre du
rocher dans le maïs et à brouter les mauvaises herbes entre les cannes déjà mûres ;
cela ne faisait aucun mal, monsieur, car les feuilles des cannes étaient déjà jaunes
et sèches, et les chevreaux ne les mordillaient seulement pas ; le petit chien
Zampogna s’amusait innocemment à courir à travers les cannes après les alouettes,
et à revenir tout joyeux vers Fior d’Aliza qui lui jetait des noisettes
pour les lui faire rapporter dans son tablier.
Tout à coup, cependant, voilà qu’elle s’aperçut que les chèvres s’égaraient, par
habitude, hors de la bruyère, sous les châtaigniers qui étaient à nous ; elle lança de
la voix et du doigt le petit chien après les animaux pour qu’il les ramenât, comme il
avait coutume, à leur devoir. Mais, au moment où Zampogna atteignait la chèvre et ses
petits et aboyait autour d’eux pour les faire sortir du maïs, voilà six coups de feu
qui résonnent comme des tonnerres derrière les sapins, de l’autre côté du champ, et
trois sbires, leurs fusils fumants à la main, qui sortent avec de grands cris de la
sapinière et qui se jettent comme des furieux à travers les cannes.
La chèvre laitière était tombée morte du coup, sur le corps d’un des deux chevreaux
blancs qu’elle allaitait ; l’autre, blessé d’une chevrotine au cou, tout près des
oreilles, perdait tout son sang et était venu se réfugier, par instinct, entre les
pieds nus de Fior d’Aliza ; le petit chien, une jambe de devant à demi coupée par une
balle, hurlait, en traînant sa jambe, derrière elle ; la pauvre petite, atteinte
elle-même de quelques gros grains de plomb qui avaient ricoché, aux deux
bras, jetait des cris déchirants, non sur ses blessures qu’elle ne sentait pas, mais
sur le carnage de sa chèvre, de ses chers chevreaux et du pauvre Zampogna ; elle
courait vers nous en emportant le chevreau expirant sur son sein, suivie de Zampogna
qui marchait sur trois pattes et qui arrosait l’herbe de son sang.
À ces coups de feu, à ces cris, à cette vue, monsieur, nous nous étions tous levés en
sursaut, comme à un coup de feu du ciel, pour courir au-devant de notre enfant ; la
mère nous devançait les bras tendus, les cheveux épars ; moi-même je courais au bruit
sans mon bâton, comme si j’y avais vu clair, à la seule lueur de mon cœur ; Hyeronimo,
s’élançant du toit d’un seul bond, avait décroché du mur, en passant, l’espingole de
son père, qui n’avait pas été déchargée depuis sa mort ; il courait comme le feu du
ciel au secours de Fior
d’Aliza, à la fumée des six coups de feu,
flottant comme un brouillard sur les cannes de maïs. Arrivé à quelques pas de sa
cousine, à la vue de son sang et à la voix du sbire, il avait tiré au hasard son coup
de feu sur ces assassins ; un d’eux, soutenu par ses compagnons, s’enfuyait avec eux
frappé d’une balle à l’épaule.
— Scélérat ! criaient-ils en s’éloignant, dernière portée d’un nid de brigands ! tu
as été pour ton malheur plus adroit que tu ne croyais l’être. Va ! tu t’es tué
toi-même en frappant notre sergent : vie pour vie, sang pour sang ; ce sera ton
premier et dernier crime.
Et nous les entendîmes, cachés par les sapins, casser et couper des jeunes tiges pour
en faire un brancard sur lequel ils emportèrent leur camarade mourant à la ville.
Nous étions si troublés des blessures aux bras de la jeune fille, de la mort de tout
notre pauvre
troupeau, notre nourricier, et de la jambe coupée du pauvre
chien, mon seul guide dans la montagne, que nous ne pensâmes seulement pas que ces
hommes pouvaient remonter en force, après avoir laissé leur sergent blessé ou mort à
leur caserne et déposé en justice contre nous. D’ailleurs, qu’avions-nous à nous
reprocher que d’avoir rendu feu pour feu, en défendant la vie ou en vengeant le sang
de notre innocente contre des assassins qui l’avaient frappée en traître, et qui
avaient répandu un sang plus pur que celui d’Abel ?
Le chevreau qu’elle portait encore, la tête renversée sur son épaule, expira sur ses
genoux en entrant à la maison. Hyeronimo arracha avec ses dents les six gros grains de
plomb qui étaient entrés sous sa peau, aussi tendre qu’une seconde écorce de
châtaigne ; sa mère lava les filets de sang qui en sortaient et pansa ses bras avec
des feuilles de larges mauves bleues, retenues sur la blessure avec des étoupes
fines.
Hyeronimo arrêta le sang que perdait Zampogna en entourant l’os de sa pauvre jambe
coupée d’une terre glaise, et en retenant cette terre humide autour de l’os nu avec
une bande arrachée de sa manche de chemise. Vous voyez que la pauvre petite
bête est bien guérie, monsieur, dit l’aveugle en m’indiquant de la main le
petit chien, aussi alerte que s’il avait eu ses quatre jambes, et, une fois guéri, il
m’a conduit tout aussi bien dans les plus mauvais pas avec ses trois pattes qu’avec
quatre.
Un boiteux, monsieur, ajouta-t-il en souriant et en caressant de la main la soie de
Zampogna, n’est-ce pas assez pour un aveugle ?
Cependant je vis une larme mouiller ses yeux sans regard, en caressant son ami
estropié, le pauvre Zampogna.
— Quelle nuit nous passâmes ! monsieur. Magdalena, debout, allant sans cesse écouter
si Fior d’Aliza respirait aussi doucement qu’à l’ordinaire ; Hyeronimo, le chien sur
sa poitrine, pour l’empêcher de faire un mouvement qui dérangeât son appareil de terre
et de chanvre ; moi, assis contre la porte avec le chevreau mort entre mes pieds,
pensant à la chèvre et à la nourriture de la maison qui avait tari pour
jamais avec sa mamelle percée de balles ! Qu’allions-nous devenir avec de l’eau au
lieu de lait pour assaisonner nos châtaignes sèches et nos figues coriaces ? Comment
soutiendrions-nous tous les quatre notre pauvre vie ? Nous n’avions plus ni raves, ni
maïs, ni goutte de vin, plus rien que les salsifis sauvages, les chicorées amères et
l’oseille acide, qui poussaient çà et là dans les lagunes humides aux creux des hautes
montagnes ; il ne restait plus un seul baïoque de notre dernière
récolte de soie, depuis que les mûriers donnaient leurs feuilles au fermier du sbire ;
et puis comment sortirais-je pour aller à la messe, le dimanche, aux Camaldules, si le
pauvre Zampogna, que j’entendais respirer en haletant, venait à ne pas réchapper de
son coup de feu ? Ah ! Dieu préserve mon pire ennemi d’une nuit comme celle que nous
passâmes entre ces deux désastres de la cabane ! Il n’y avait que l’innocente Fior
d’Aliza qui dormait, quoique blessée, aussi tranquillement que l’agneau qui a laissé
de sa laine dans les dents du loup.
Tout étourdis que nous étions par les événements de la journée, et tout
abattus par la terreur qui nous enlevait jusqu’à la pensée du lendemain, cependant
nous ne pouvions pas attendre le grand jour pour soustraire Hyeronimo au danger qui le
menaçait et aux menaces que les sbires avaient proférées en s’éloignant.
— Il faut te sauver aux Camaldules, lui dit sa mère ; tu appelleras du pied du mur,
le frère Hilario, et tu le supplieras de t’ouvrir la chapelle où le bandit de San Stefano a vécu jusqu’à quatre-vingt-dix ans dans un asile
inviolable à tous les gendarmes de Lucques, de Florence et de Pise, protégé par la
sainteté du refuge. Les dimanches, après la messe, nous irons, ton père, Fior d’Aliza
et moi, te porter ton linge et ta nourriture de la semaine.
— Bénie soit l’idée de ta mère, m’écriai-je en embrassant Hyeronimo, qui pleurait en
regardant
sa cousine endormie.… Allons, courage, mon pauvre garçon, lui
dis-je ; le seul moyen de les revoir et de nous revoir tous dans de meilleurs jours,
c’est de suivre le conseil de ta mère ; c’est l’âme de ton père qui l’inspire. Ne
perds pas un instant ; embrasse-nous et recommande-toi à Dieu et à ses saints. Voilà
la lune qui se baigne déjà à moitié dans la mer de Pise, pour laisser place au
soleil ; tu n’as plus qu’une demi-heure de nuit pour monter invisible, à travers les
bois, aux Camaldules. Si le sbire que tu as blessé est mort, les sbires seront ici en
même temps que le jour. La vengeance des hommes irrités est matinale.
En parlant ainsi je tenais le loquet de la porte de la cabane pour le pousser dehors,
tout en pleurant comme lui ; sa mère et sa cousine, réveillées par le bruit de mes
sanglots et des siens, sanglotaient de leur côté dans l’ombre. Un dernier rayon de la
lune, à travers les feuilles mortes de la vigne, éclairait ces mornes adieux ; les
bras se détachaient pour se resserrer encore.
Ah ! elle en a entendu, cette nuit-là, des lamentations, cette voûte,
ajouta avec force l’aveugle ; elle en a entendu autant que le jour où les cercueils de
ma femme et de mon frère furent cloués à nos oreilles par le marteau du fossoyeur des
Camaldules ! Quatre cœurs qu’on arrache à la fois les uns des autres, ça fait du bruit
autant que quatre planches qu’on scie et qu’on cloue pour ensevelir quatre vies !
Eh bien ! monsieur, ce n’était rien que cette séparation de quelques jours ou de
quelques années, avec l’espérance de se revoir à travers les barreaux de la chapelle
du refuge des Camaldules tous les dimanches, et de se dire, de la bouche et des yeux,
ce qui chargeait le cœur. Le malheur était plus près que nous ne pensions. À peine
avais-je posé le doigt sur le loquet et entrebâillé la porte, sans rien entendre,
excepté le vent de l’aurore pleurant doucement dans les branches des sapins, que la
porte, cédant violemment aux épaules de douze ou quinze soldats
embusqués, muets autour de la cabane, me renversa tout meurtri jusque sur la cendre du
foyer ; et ces soldats, s’engouffrant dans la chambre et faisant résonner les crosses
de leurs carabines sur les dalles, se jetèrent sur Hyeronimo, le précipitèrent à leurs
pieds dans la poussière, et lui lièrent les mains derrière le dos avec les courroies
de leurs fusils ; ils lui attachèrent une longue chaînette de fer à une de ses jambes,
comme on fait à la bête de somme aux bords des fossés pour la laisser paître sans
qu’elle puisse pâturer plus loin que sa chaîne ; puis, le relevant de terre à coups de
pieds et à coups de crosses :
— Marche, brigand, lui crièrent-ils, on va te confronter avec le cadavre de ta
victime, et tu ne pourriras pas longtemps dans le cachot qui t’attend. Et quant à toi,
petite couleuvre aux écailles luisantes, dis adieu à ton trou dans les racines du
châtaignier, tu n’y resteras pas longtemps ; les religieuses de la maison des novices
ne tarderont pas à t’envoyer prendre pour te donner une éducation moins sauvage. Pour
toi, misérable taupe de rocher, et pour ta vieille Parque de sœur, ne vous inquiétez
pas de votre pain ; il y a des hôpitaux dans le
duché pour les aveugles
et pour les veuves sans secours, et deux grabats ne vous y manqueront pas pour
mourir.
En nous jetant ces insultes pour consolation, ils chassèrent devant eux Hyeronimo
enchaîné, dont les anneaux de fer résonnaient sur les roches, sans nous permettre même
de l’embrasser pour la dernière fois. Je les suivis de l’oreille et du cœur aussi
longtemps que je pus entendre le bruit des pas de l’escorte. Magdalena, étendue à
terre sur le seuil de la porte, mordait l’herbe et les pierres en appelant éperdument
son fils.
Hélas ! il était déjà bien loin sur le chemin de la mort et il ne pouvait entendre la
voix de sa mère.
À moi, du moins, ma fille me restait. Je voulus rentrer dans la maison pour
m’assurer, en la touchant sur ses cheveux, que je n’étais pas sans Providence sur la
terre ; depuis le grand cri qu’elle avait jeté en se roulant sur le pavé, quand on
avait
terrassé et enchaîné son cousin, nous n’avions pas entendu
seulement soupirer dans la cabane. À la faible lueur de jour naissant qui me reste
dans les yeux, j’étendis la main du côté où je l’entendais remuer, pour démêler, comme
à l’ordinaire, ses beaux cheveux avec mes doigts, et pour approcher de son front ma
bouche.
Jésus Maria ! miséricorde ! monsieur, qu’est-ce que je devins ? Je devins pierre
comme la statue de la femme de Noé quand, au lieu de tomber sur ses belles tresses de
soie blonde qui partaient du faîte de son front et qui se déroulaient jusque sur ses
deux épaules, je sentis sous ma main une tête toute ronde et tout frais tondue, qui
cherchait à se dérober à mon attouchement comme quelqu’un qui a honte et qui baisse le
visage ; je crus rêver. Ma main glissa du front sur le cou ; ce fut bien une autre
surprise, monsieur : au lieu de cette douce peau blanche d’enfant qui caressait la
main comme une feuille lisse et fraîche de muguet, quand je touchai ses épaules à
l’endroit où elles sortent du corsage de laine, je sentis le rude poil velu d’une
veste de bure, comme celle des pifferari des Abruzzes, et, en
descendant plus bas vers la taille, une ceinture de cuir à boucles de
laiton, de larges braies et de grosses guêtres boutonnées sur des souliers ferrés
qui résonnaient comme des marteaux sur l’enclume.
Je poussai un cri de surprise et d’horreur ; la mère accourut, se signa et tomba à la
renverse à l’aspect de ma fille ainsi défigurée. La pauvre enfant, surprise dans sa
mue, tomba de son côté, à demi habillée, sur le bord du lit, couvert de sa robe, du
corsage et des cheveux qu’elle venait de dépouiller.
Un grand silence remplit la cabane.
— Malheureuse ! qu’as-tu fait et que voulais-tu faire ? m’écriai-je, en même temps
que sa tante Magdalena levait les bras en l’air pour s’étonner et se désespérer.
La jeune fille fut longtemps sans répondre ni à moi ni à sa tante ; elle tenait sa
tête entre ses mains et se cachait les yeux avec les belles tresses
coupées de ses cheveux d’or, qui dégouttaient de ses larmes.
Parle donc ! mais parle donc ! lui dîmes-nous à l’envi.
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Mais ici, monsieur, il faut qu’elle nous dise elle-même ce qui s’était
passé dans sa tête et dans son cœur si soudainement, en voyant son cousin traîné à la
mort par les sbires, et tout ce qui se passa ensuite entre elle et lui à Lucques après
que nous fûmes séparés les uns des autres pendant ces six mortels mois, plus longs que
toute une vie d’homme.
Allons, Fior d’Aliza, continua-t-il en s’adressant à la jeune et rougissante sposa, conte au seigneur ton idée en faisant ce que tu fis, et comment
la grâce de Dieu a tout fait tourner, malgré tant de transes, au profit de l’amour.
Regardez ce bel enfant de trois mois qui dort, tout rose, sur sa coupe
blanche et toujours pleine ; c’est pourtant un fruit d’une veille de mort. Qui le
dirait à le voir.
La jeune mère regarda en dessous le visage endormi de son beau nourrisson et sourit
de souvenir en s’envermeillant de pudeur ; puis elle raconta, sans lever une seule
fois les yeux, et comme par pure obéissance à son père, ce qu’on va lire. Cela sortait
de sa bouche sans chaleur, sans exclamation, sans style, sobrement, simplement, sans
bruit, sans couleur, comme la lumière sort de la lampe quand on l’allume. Le
crépuscule, qui commençait à tomber et à assombrir l’air dans la cabane, la vêtissait
d’une brume de Rembrandt, dans l’angle, entre l’âtre et la fenêtre ; ce demi-jour,
presque nuit, rassurait sa timidité un peu sauvage ; et puis on voyait qu’elle
attendait quelqu’un à chaque minute (c’était Hyeronimo), et qu’elle avait besoin de
parler fiévreusement de lui et d’elle pour dévorer par des paroles l’amoureuse
impatience de ce cher retour.
Quant à l’enfant, il continuait à dormir sur le blanc oreiller, pendant que la jeune
femme allait raconter comment il était venu au monde, entre deux rosées de sang et de
larmes.
— Faut-il tout dire au seigneur étranger ? demanda froidement Fior
d’Aliza.
— Oui, dis hardiment tout, répondit la mère ; il n’y a point de honte à s’aimer quand
on s’aime honnêtement comme toi et lui.
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— Je ne savais pas que j’étais amoureuse d’Hyeronimo, dit-elle un peu honteusement
alors, et comment l’aurais-je su ? Nous n’étions pas deux,
nous n’étions
qu’un, moi et lui ; lui et moi, c’était tout le monde. Pour savoir si on aime
quelqu’un, il faut comparer ce qu’on éprouve pour celui-là avec ce qu’on ressent pour
un autre. Il n’y avait jamais eu d’autre entre lui et moi, tellement, ma tante, que
lui et moi ça ne faisait pas deux ; et comme aussi nous n’avions jamais été séparés ni
même menacés d’être désunis l’un de l’autre, nous ne pouvions pas savoir combien il y
avait de lui dans moi et de moi dans lui, et combien il manquerait tout à coup de moi
en moi et de lui en lui si on venait jamais à nous arracher d’ensemble.
Aidez-moi donc, ma tante ; je ne sais pas dire, je m’embrouille dans lui et dans moi
sans pouvoir les démêler dans mes paroles, comme je n’aurais pas su les démêler dans
notre inclination l’un pour l’autre ; enfin, c’est comme si mon cœur avait battu dans
son sein, et comme si son cœur avait battu dans ma poitrine, ou plutôt, non, ce
n’étaient pas deux cœurs, c’était un seul cœur en deux personnes. Tellement, mon père
et ma tante, dit-elle en se tournant à demi vers eux, que vous croyez que c’est moi
qui suis ici seule avec vous ; eh bien ! pas du tout, il y est tout entier avec moi ;
je le vois, je le sens, je l’entends, je lui parle. De
même que ses
gardiens là-bas croient qu’il est seul enchaîné sur le banc de sa galère ; eh bien !
non, j’y suis tout entière avec lui et en lui, aussi présente que vous croyez me voir
ici, dans la cabane ; c’était, c’est encore et ce sera toujours ainsi. L’amour, à ce
qu’il paraît, est un mystère.
Tout cela n’est que pour vous dire que je ne me doutais seulement pas que j’aimais
d’amour Hyeronimo, et que lui non plus ne se doutait pas qu’il m’aimait d’amour
jusqu’au moment où les sbires, en l’emmenant à la mort, nous apprirent que l’un ne
pouvait pas respirer sans l’autre. Ni Dieu ni ses anges n’y pouvaient trouver à
redire, n’est-ce pas, puisque nous étions aussi innocents que ces deux gouttes de lait
qui se fondent en une seule goutte en tombant du bout de mes deux seins sur les lèvres
du petit innocent que voilà ?
L’image dont cette naïve jeune mère ne soupçonnait pas même la candeur ne fit sourire
ni l’aveugle, ni la vieille tante, ni moi ; tout était pureté dans cette bouche pure,
vierge d’âme, quoique avec son fruit d’innocence sur son sein.
— Aussi, vous le savez bien, mon père, et vous, ma tante, nous n’avions
jamais deux volontés, lui et moi. Quand il me disait : Allons ici ou là, j’allais ;
quand je l’appelais, il venait partout où j’avais fantaisie d’aller moi-même ; nous ne
savions jamais qui est-ce qui avait pensé le premier, mais nous pensions toujours la
même chose : à la source, pour puiser l’eau de la maison ; sur les branches, pour
battre les châtaignes ; aux noisetiers, pour remplir lui sa chemise, moi mon corset de
noisettes vertes ; au maïs, pour sarcler les cannes ou cueillir les grains jaunis par
l’été ; à la vigne, aux figuiers, pour couper les grappes ou pour sécher les figues
mûres ; à l’étable, pour traire les chèvres, pendant qu’il les tenait par les cornes ;
dans le ravin, où il y a l’écho de la grotte, pour nous apprendre à remuer les doigts
sur les trous du chalumeau de la zampogna, à chercher à l’envi l’un
de l’autre des airs nouveaux dans l’outre du vent
qui s’enflait et se
désenflait de musique sous notre aisselle ; ici, là, enfin partout, toujours deux,
toujours ensemble, toujours un ! Quand vous en appeliez un, mon père ou ma tante, il
en venait toujours deux, car votre appel ne trouvait jamais l’un sans l’autre.
Ce fut ainsi jusqu’à l’approche de mes quatorze ans ; jusque-là, ni moi ni lui nous
n’avions senti le moindre ombrage l’un de l’autre ; nous nous regardions tant qu’il
nous plaisait dans le fond des yeux, sans que le regard de l’un troublât le moins du
monde l’œil de l’autre, pas plus que le rayon de midi ne trouble l’eau de la grotte
quand il la regarde à travers les feuilles du frêne, et qu’il la transperce jusqu’au
fond, sans y voir seulement sombrir autre chose que son image. Nous nous regardions
quelquefois ainsi par badinage jusqu’à ce que l’eau du cœur nous montât de fatigue
dans les yeux ; mais cette eau était aussi pure que celle de la grotte au soleil.
Cependant, peu de temps avant le malheur du châtaignier blessé, du
troupeau tué, du plomb sur mes bras et du coup de fusil tiré innocemment par Hyeronimo
pour me défendre contre les sbires, je commençais à changer sans savoir pourquoi, à
n’être plus si bonne, si gaie et si prévenante qu’à l’ordinaire avec le pauvre garçon,
à l’éviter sans raison, à trembler comme d’un frisson quand j’entendais son pas ou sa
voix, à rentrer à la maison pour filer à côté de ma tante quand j’aurais pourtant
mieux aimé à être dehors au soleil ou à l’ombre auprès de lui, à me retirer toute
seule avec mes chèvres et mes moutons dans les bruyères les plus écartées, à me cacher
derrière les oseraies au bord de l’eau courante et à regarder sans voir je ne sais
quoi dans le ruisseau le jour, ou dans le firmament le soir. J’étais bien aise qu’il
ne sût pas où j’étais, et bien fâchée de ce qu’il ne venait pas me surprendre ; le
moindre saut d’un petit poisson
hors de l’eau, la moindre branche d’osier
qu’un oiseau faisait tressauter en s’envolant me faisaient tressaillir ; quelquefois
même je pleurais sans savoir de quoi, puis je riais quand il n’y avait pas sujet de
rire ; enfin une quenouille emmêlée de contradiction, quoi ! tellement que je ne me
comprenais pas moi-même, et que ma tante disait à mon père, qui ne m’entendait plus si
folâtre : « Ne t’inquiète pas, mon frère, c’est la mue. L’oiseau fait ses ailes, la
chevrette fait ses dents, l’enfant fait son cœur. » Et je les entendais rire tout
bas.
Mais Hyeronimo, qui ne comprenait rien à mes changements, à mes silences et à mes
éloignements de lui, paraissait lui-même malade de cœur et d’humeur, de la même fièvre
et de la même langueur que moi ; à mon dépit, il semblait à présent moins me chercher
que me fuir ; il ne me regardait plus en face et jusqu’au fond du regard comme
auparavant ; il frissonnait comme la feuille du tremble
quand, par
hasard, il fallait que sa main touchât la mienne en jetant les panouilles de maïs dans
mon tablier ou en retournant les figues dans le même panier sur le toit ; nous ne nous
parlions plus que de côté, quand il fallait absolument se parler pour une chose ou
pour une autre, et pourtant, nous ne nous haïssions pas, car, à notre insu, nous
étions aussi habiles à nous chercher qu’à nous fuir, tellement qu’on aurait dit que
nous ne nous fuyions que pour nous retrouver, et que nous ne nous retrouvions que pour
nous fuir.
Je me disais : « Est-ce que je ne l’aime pas ? Mais qu’est-ce qu’il m’a fait pour le
haïr ? » Ou bien : « Est-ce qu’il ne m’aime pas ? Mais qu’est-ce que je lui ai fait
pour qu’il me haïsse ? »
Ce fut le temps où je me cachai de ma tante elle-même pour m’habiller, toute seule,
derrière la porte de la maison, les dimanches, et où je me regardai pour les premières
fois dans le morceau de miroir cassé encadré dans le mur contre la cheminée. Il
semblait que je voulusse me faire belle pour mon ange gardien, car, quand les pèlerins
passaient par hasard près du châtaignier, et qu’ils regardaient, en se parlant entre
eux, mon visage, cela me faisait honte au lieu de me faire plaisir ; ce
n’était pas pour eux que je désirais voir mes cheveux reluire comme de l’or au
soleil.
Pourtant je vis bien qu’Hyeronimo n’avait rien contre moi quand il s’élança à mon
secours, comme un saint Michel dans le tableau, contre les sbires,
et qu’il tira, à la vue de mon sang, son tromblon contre la gueule de six fusils
braqués sur sa poitrine. Je dois même dire que je me réjouis en moi-même de voir
couler mon sang sur mes bras, puisque ces grains de plomb qu’il m’arracha de la peau
avec ses dents lui étaient entrés plus avant qu’à moi dans le cœur.
Mais hélas ! mon père et ma tante, le moment où les sbires l’enchaînèrent, le
lendemain, là, sur le plancher, et l’entraînèrent à la prison de Lucques en
l’accablant d’outrages et de menaces de mort, m’en apprit bien vite plus que je n’en
aurais su en trois ans. Je sentis que mon cœur s’en allait tout entier avec lui et que
la chaîne de fer qui lui garrottait
les membres me tirait en bas aussi
fort que si j’en avais été garrottée moi-même.
Ce ne fut point une illusion, monsieur, je le sentis comme je vous vois ; ce fut
comme un poids qui fait, bon gré mal gré, trébucher une balance. Je sautai du lit, à
demi-nue, et je me dis : « Ils en tueront deux ou je l’arracherai de leurs mains ;
allons !… » Son ange gardien était entré en moi, il avait pris ma figure.
Ma tante et mon père étaient dehors de la porte à écouter les pas des sbires qui
entraînaient Hyeronimo dans la nuit ; je m’habillai dans l’ombre, mais, quand je me
vis à moitié habillée, avec mes cheveux longs et bouclés, mal retenus par l’aiguille à
la pointe de clou au sommet de la tête, avec ma veste brodée de vert sur la poitrine,
mes bras nus sortant de ma chemise, mes manches de drap tombant vides le long de mon
corps, ma jupe courte, mes pieds nus dans mes sandales pailletées qui me
couvraient à peine les ongles des doigts, j’eus peur, et je me dis : « Que vas-tu
faire ? On te ramassera à la porte de la ville ou dans la boue des rues comme une
balayure de fille, et l’on te jettera dans un égout de Lucques pour y pourrir avec
celles qui ont vendu leur honneur, et à quoi lui serviras-tu alors, soit pour la vie
soit pour la mort ? Tu auras déshonoré son nom et celui de ta mère, voilà tout !
Mon Dieu ! que faire ? Et je me mis à pleurer et à prier Dieu en retombant, la tête
sur mon lit, noyée dans mes larmes.
En la relevant pour me renverser en arrière, dans mon désespoir, voilà qu’une idée me
frappe le front, comme une chauve-souris quand la lumière de la lampe l’éveille et lui
fait frôler les ailes contre mes cheveux.
Sans délibérer seulement une minute, j’arrache de mon corps les habits de femme,
j’ôte mes bras
de mes manches, mes pieds de mes sandales, je prends au
clou de la cheminée les grands ciseaux avec lesquels nous tondions la laine de nos
moutons au printemps, quand nous avions encore notre petit troupeau à l’étable. Je me
coupe les cheveux sur les tempes, sur le front, sur le cou jusqu’à la racine, et j’en
jette les poignées sur mon lit ; le coffre où ma tante conservait les habits, les
guêtres, les souliers, le chapeau, la zampogne de son pauvre jeune mari défunt, me
frappe les yeux au pied du lit de Magdalena ; je l’ouvre, j’en tire convulsivement
toutes ces hardes presque neuves : la chemise de toile écrue, avec la boucle de laiton
à épingle qui la resserre comme un collier au-dessous de la poitrine ; les larges
chausses de velours qui se nouent avec des boutons de corne au-dessous du genou ; la
veste courte à boutons de cuivre, les souliers à clous, les longues et fortes guêtres
de cuir qui en recouvrent les boucles et qui montent jusqu’au-dessus des genoux ; le
chapeau de Calabre, au large rebord, retombant sur les yeux, à la tête pointue, avec
sa ganse de ruban noir et ses médailles de la madone de Montenero, qui pendent et qui
tintent autour de la ganse. En un moment, je fus revêtue de tout cet habillement,
tantôt un peu trop court, tantôt un peu trop large pour ma taille ; mes
mains, adroites et promptes comme la fièvre qui me battait dans les tempes, les
ajustèrent si vite et si bien sur mes épaules, à ma ceinture, à mes jambes, à ma tête,
à mes pieds, qu’on aurait dit que je n’en avais jamais revêtu d’autres, et qu’ils
avaient été taillés pour moi.
Puis, prenant au fond du coffre la zampogne qui dormait silencieuse depuis sept
hivers, dégonflée et vide, auprès des habits de son maître, j’en passai la courroie
autour de mon cou et je la pressai du coude sous mon bras gauche, de manière à
ressembler trait pour trait à un jeune pifferaro des Abruzzes, qu’on
écoute au pied des croix et des niches des villages, et à qui on ne demande pas d’où
il vient.
Ma tante et mon père vous diront que nous nous étions appris dès notre tendre âge,
Hyeronimo et moi, à jouer aussi bien l’un que l’autre de cet instrument, et que mes
doigts connaissaient les trous du chalumeau aussi bien que les doigts de l’organiste
des Camaldules connaissent, sans qu’il les regarde, les touches obéissantes de son
orgue.
Je m’étais dis en moi-même, en m’habillant :
Prends aussi la zampogne, cela te servira de contenance, de gagne-pain,
de passeport, et, qui sait, peut-être de salut, à la recherche de Hyeronimo dans la
ville ; car le son, c’est plus pénétrant encore que les yeux, cela perce les murs, et
si je ne puis pas le voir, par hasard, il pourra m’entendre !
Enfin, ce fut une inspiration de quelqu’un de ces chérubins qu’on voit jouer de leurs
harpes dans les voûtes peintes du dôme des églises, sans doute, preuve que le ciel
même se plaît à la musique des pifferari, qui jouent le mieux la
prière de leurs cœurs, des pauvres vieillards ou des pauvres enfants, sur leurs
instruments.
Ainsi travestie, je poussai doucement la porte au crépuscule du matin, espérant que
mon père et ma tante, éloignés du seuil de la maison ou endormis dans les larmes, ne
s’apercevraient pas de mon dessein.
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Mais ils ne dormaient pas, et ils étaient assis en silence, à la claire
lueur des étoiles, sur le banc qui touche à la porte.
Le bruit du loquet fit tourner la tête à ma tante ; elle me reconnut et poussa un cri
de surprise et de désespoir, qui fit jeter, sans savoir pourquoi, le même cri
d’horreur à mon père aveugle.
Elle lui dit que je me sauvais, et dans quels habits !
Ils se jetèrent tous les deux, les bras étendus, entre la porte et le chemin pour me
retenir ; je tombai évanouie entre leurs bras.
Ils me reportèrent ensemble sur mon lit dans la cabane ; et quand ma tante vit mes
beaux longs cheveux coupés comme une toison d’agneau, jetés sous ses pieds au bord du
lit, elle jeta de tels cris qu’ils réveillèrent les corneilles sur les branches du
châtaignier.
Elle dit tout à mon père.
— Folle enfant ! s’écrièrent-ils d’une même voix, et que prétendais-tu
faire en te détruisant ainsi et en te sauvant tu ne sais pas où ? Et, en abandonnant
ton père et ta tante, sais-tu seulement où les sbires ont emmené ton cousin ? et pour
un enfant que nous avons perdu, veux-tu nous faire perdre encore le seul enfant que
Dieu nous laisse ?
— Je leur dis alors, comme on parle dans le délire de la fièvre, tout ce qu’on peut
dire quand on a perdu sa raison et qu’on n’écoute rien de ce qui combat votre folie
par des raisons, des caresses ou des menaces, que mon parti était pris ; que si
Hyeronimo devait mourir, il valait autant que je mourusse avec lui, car je sentais
bien que ma vie serait coupée avec la sienne ; que des deux manières ils seraient
également privés de leurs deux enfants ; que, vivant, il aurait peut-être besoin de
moi là-bas ; que, mourant, il lui serait doux de me charger au moins pour eux de son
dernier soupir et de
prier en voyant un regard de sœur le congédier de
l’échafaud et le suivre au ciel ; que la Providence était grande, qu’elle se servait
des plus vils et des plus faibles instruments pour faire des miracles de sa bonté ;
que je l’avais bien vu dans notre Bible, dont ma tante nous disait le dimanche des
histoires ; que Joseph dans son puits avait bien été sauvé par la compassion du plus
jeune de ses frères ; que Daniel dans sa fosse avait bien été épargné par les lions,
enfin tant d’autres exemples de l’Ancien Testament ; que j’étais décidée à ne pas
abandonner, sans le suivre, ce frère de mon cœur, la chair de ma chair, le regard de
mes yeux, la vie de ma vie ; qu’il fallait me laisser suivre ma résolution, bonne ou
mauvaise, comme on laisse suivre la pente à la pierre détachée par le pas des
chevreaux, qui roule par son poids du haut de la montagne, quand même elle doit se
briser en bas ; que toutes leurs larmes, tous leurs baisers, toutes leurs paroles n’y
feraient rien, et que, si je ne me sauvais pas aujourd’hui, je me sauverais demain, et
que peut-être je me sauverais alors trop tard pour assister le pauvre Hyeronimo.
En parlant ainsi, je m’efforçais de m’échapper violemment des bras de
mon père et de ma tante. Leurs sanglots et leurs larmes affaiblissaient la résistance
qu’ils opposaient à mes efforts.
— Eh bien ! tu me passeras donc sur le corps ! s’écria mon père en se couchant sur le
pas de la porte.
À la vue de mon pauvre père aveugle étendu ainsi sur le seuil et qu’il me fallait
franchir pour voler sur les pas de mon frère, les forces me manquèrent ; je crus voir
un sacrilège, et je tombai à mon tour à genoux et les bras étendus autour de son cou ;
ma tante, de son côté, se précipita tout échevelée sur nos deux corps palpitants, en
sorte que nous ne formions plus, à nous trois, qu’une seule masse vivante ou plutôt
mourante, d’où ne sortaient que des sanglots et des soupirs, étouffés par des
reproches et par des baisers.
J’étais vaincue, monsieur, et je demandais à Dieu
de mourir en cet
instant pour tous mes parents, afin de m’éviter l’horrible et impossible choix, ou
d’abandonner mon père et ma tante, ou d’abandonner mon cher et malheureux Hyeronimo,
lorsqu’une voix, comme si elle fût descendue du ciel, interrompant tout à coup le
silence de nos embrassements, dit d’un ton d’autorité à mon père et à ma tante :
« Ne résistez pas à Dieu, qui parle par le cœur des innocents, laissez Fior d’Aliza
courir sur les traces de son frère, la protection de Dieu la suivra peut-être dans la
foule, comme elle a suivi Sarah dans le désert. Partez, mon enfant, j’aurai soin de
ceux qui restent. »
À ces mots, qui nous firent tressaillir comme un coup de tonnerre, nous nous
relevâmes tous les trois de la poussière, et nous vîmes debout devant nous notre seul
ami sur la terre, le père Hilario.
Il jeta sur le plancher sa besace, plus pleine de provisions qu’à
l’ordinaire ; il en tira du pain, du caccia cavallo (fromage de
buffle des Maremmes), une fiasque de vin de Lucques, et dit à mes vieux parents :
— Ne vous inquiétez pas comment vous vivrez en l’absence de ces enfants, je vous en
apporterai toutes les semaines autant ; l’aumône est la récolte des abandonnés, je ne
fais que vous rendre ce que vous m’avez tant de fois donné dans vos jours de richesse.
Si je mendiais pour moi, je serais un voleur du travail des hommes ; mais en mendiant
pour vous, je ne serai qu’une des mains de Dieu qui reçoit du cœur pour rendre à la
bouche.
Il nous dit alors en peu de mots que le bruit des coups de feu de la veille dans les
châtaigniers, du massacre de notre troupeau, de mes blessures aux deux bras, de la
mort du brigadier des sbires et de l’emprisonnement de Hyeronimo, était
monté jusqu’aux Camaldules, de bouche en bouche, par les chevriers de San Stefano ;
qu’à cette nouvelle, il avait bien pensé que nous avions besoin de consolation ; qu’il
avait demandé au supérieur la permission de venir à notre aide et de prendre dans sa
besace ce qui était nécessaire à une pauvre famille privée du seul soutien capable de
pourvoir à ses nécessités.
Il ajouta qu’il s’était levé bien avant le jour, afin d’arriver à la cabane aussitôt
que le réveil dans nos yeux et le désespoir dans nos cœurs.
Il dit enfin que, caché en silence derrière la porte, la main sur le loquet, il avait
tout entendu de ma résolution de chercher les traces d’Hyeronimo, comme l’ombre celles
du corps, et des résistances de mon père et de ma tante.
— Cette pensée, mais c’est une pensée du cœur, dit-il, il faut la lui laisser
accomplir, car, quand la raison ne sait plus quoi conseiller aux hommes dans leur
situation désespérée, il n’y a que le cœur qui ait quelquefois raison contre tout
raisonnement ; laissez-le donc parler dans le cri de l’enfant, et qu’elle aille, à la
grâce de Dieu, là où le cœur la pousse.
Mon père et ma tante, déjà ébranlés par la violence de ma résolution et
par l’obstination de ma pensée, n’osèrent plus résister à cette voix du frère quêteur,
qu’ils étaient habitués à considérer comme l’ordre du ciel.
Je profitai de leur hésitation pour m’arracher de nouveau de leurs bras, qui me
retenaient plus faiblement, et pour m’élancer, sans plus de réflexion, sourde à leurs
cris, par le sentier qui descend dans la plaine.
Je descendis d’abord comme un tourbillon de feuilles sous un vent d’hiver qui les
roule de précipices en précipices, sans autre sentiment et sans
autre
idée que de me rapprocher d’Hyeronimo.
Puis, quand je n’entendis plus les cris de ma tante qui me rappelait, malgré le
frère, à la cabane, et que je fus parvenue au bord de la plaine, où les passants et
les chars de maïs commençaient à élever les bruits et la poussière du matin sur les
routes des villages et des villas, je tombai plutôt que je ne m’assis sur le bord du
sentier, à l’endroit où il va se rejoindre aux grandes routes, sous le petit pont sans
eau qui sert à passer le torrent pendant l’hiver pour aller de Lucques au palais de
Saltochio.
Là, sans pouvoir être vue de personne, j’essuyai mon front tout mouillé de sueur, mes
yeux obscurcis de larmes ; je repris mon haleine essoufflée et je me mis à réfléchir,
trop tard, hélas ! à ce que j’allais faire, toute seule ainsi et toute perdue, dans
les rues de la grande ville, d’où j’entendais déjà les cloches et les bruits
formidables monter dans l’air avec le soleil du matin.
Oh ! que j’avais peur, mon Dieu ! et que je sentais mon pauvre cœur devenir petit
dans ma poitrine ! Car la solitude, les bruits ou les silences des lieux solitaires,
les rugissements même des bêtes dans les bois ne m’ont jamais fait peur, voyez-vous !
Mais la foule d’une ville où tout le monde vous regarde, où personne ne
vous connaît, où l’œil du bon Dieu lui-même semble vous perdre de vue dans la
confusion de la multitude, les bruits confus et tumultueux qui sortent, comme des
chocs des feuilles ou des vagues, des hommes rassemblés, allant çà et là, sans se
parler, où leur pensée inconnue les mène. Oh ! c’est cela qui m’a toujours fait
trembler sans savoir de quoi, car l’homme, je crois, c’est plus perfide que la nuit,
c’est plus terrible que la mer de Livourne sur le rocher de la Meloria ; c’est plus intimidant que les sombres murmures des pins dans les
ténébreuses montagnes des Camaldules de Lucques !
Je pensai que je n’oserais jamais sortir de dessous l’arche du pont sur lequel
j’entendais déjà les pas des contadins qui portaient des raisins et des figues au
marché, et surtout que je n’aurais jamais le courage de passer devant les gardes des
portes, et d’entrer dans la terrible ville.
Et quand tu y seras, me disais-je en moi-même, que feras-tu ? où iras-tu ? que
diras-tu ? À qui oseras-tu demander où l’on a mené ton cousin, et dans quel cachot on
le retient ?
Et quand on te le dirait, à qui t’adresseras-tu pour qu’on t’ouvre les
portes de fer de sa cage ? Et alors même que tu parviendrais à le découvrir et que tu
te coucherais, comme une chienne sans maître, au pied de sa tour pour le voir un jour
mener au supplice et pour demander à mourir avec lui, qui est-ce qui te nourrira en
attendant, et où trouveras-tu, sans un baïoque seulement dans la main, un asile pour
reposer ta tête ?
Tout cela m’apparut pour la première fois à l’idée, monsieur, et me fit aussi froid
au front et au cœur, bien que ce fût en un beau jour d’automne, que si un vent de
neige avait soufflé sous l’arche du pont. Je fus tentée de remonter à la cabane ou
bien de rester là sans faire un pas de plus, pour mourir de faim sous le lit desséché
du torrent…
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Je ne sais pas au juste combien d’heures je restai
dans cette angoisse ;
mais quand je m’en réveillai, les rayons plus longs du soleil avaient pénétré à moitié
sous l’arche, échauffaient le sable et, en me rendant la chaleur, me rendaient la
pensée et le courage. Je me dis : Tu n’as pas à choisir, Hyeronimo est dans Lucques ;
il est là, soit pour vivre, soit pour mourir, là tu dois être pour mourir ou pour y
vivre le plus près de lui que Dieu le permettra. Entre sans trembler dans la ville. En
te voyant dans ce costume et avec la zampogna, dont tu sais jouer,
sous le bras, tout le monde te prendra pour le fils d’un de ces pifferari qui viennent dans la saison de la Notre-Dame de septembre donner la
sérénade aux Madones des carrefours ou aux jeunes fiancées sur leurs balcons, indiqués
secrètement par les amoureux, qui leur font la cour avec l’aveu de leurs mères ; les
âmes pieuses ou les cœurs tendres me jetteront quelques baïoques dans mon chapeau, ce
sera assez pour me nourrir d’un peu de pain et de figues ; les marches des églises ou
les porches des Madones me serviront bien de couche pour la nuit, enveloppée que je
serai dans le lourd manteau de mon oncle ; car j’ai oublié de vous dire, monsieur, que
j’avais trouvé aussi dans le coffre, et que j’avais emporté sur
mon bras
le manteau de peau de chèvre brune, qui sert de lit l’été, ou de couverture l’hiver
aux pifferari.
En vivant ainsi et en parlant avec l’un ou avec l’autre, quelque âme charitable
finira bien par me dire ce qui est advenu de Hyeronimo. Un malheur comme le sien (un
guaï), cela doit faire bien du bruit dans le pays ; quand je
saurai où on l’a jeté, soit dans les cachots, soit même dans les galères de Serra-Vezza, je finirai bien, par la grâce de Dieu, par me faire voir
ou par me faire entendre de lui. Qui sait, peut-être me laissera-t-on lui parler et
soutenir ses fers pour le soulager dans son travail ? Quand il saura que sa sœur
souffre avec lui, il souffrira la moitié moins, car une âme prend, dit-on, plus de la
moitié des maux d’une autre âme sur la terre, comme dans le purgatoire. Être plaint,
être regardé seulement par qui vous aime, c’est être à demi déchargé. Allons, et
fions-nous à l’ange de la Bible qui nourrissait les lions dans la fosse de Daniel,
pour qu’ils ne dévorassent pas l’innocent persécuté.
Tout en parlant ainsi en moi-même, je repris la zampogne, le manteau, le
bâton à pointe ferrée de mon oncle, et je me risquai à sortir, toute rougissante, mais
toute réconfortée, de dessous l’arche du pont.
C’était l’heure de midi : personne ne passait en ce moment sur la route, à cause du
grand soleil et de la grande poussière.
Quand je fus seule ainsi, sur le haut pont, je vis tout au sommet de l’arche du
milieu un pilier creusé en niche où rayonnait une Madone toute couverte d’or et
d’argent, de fleurs en papier, et de poussière sous sa grille. Je me sentis inspirée
de tomber à genoux devant elle et de lui jouer un air de montagne, afin de l’attendrir
sur mon sort, mais surtout sur celui d’Hyeronimo ; je me dis : Personne ne me voit ni
ne m’entend qu’elle, personne ne me donnera un pauvre baïoque ou un pauvre carlin (autre pièce de monnaie populaire
dans cette
partie de l’Italie) ; ce n’est donc pas pour le monde, c’est bien pour elle toute
seule que je vais jouer, elle m’en saura plus gré que si c’était par vanité ou par
intérêt ; elle ne pourra pas dire que c’est pour le monde.
Alors je m’agenouillai dans la poudre du chemin, sur le premier degré du palais de sa
niche, j’enflai la peau de chèvre si longtemps vide et muette qui donne le vent au
chalumeau d’où le vent sort en musique, selon qu’on ouvre on qu’on ferme plus
agilement avec les doigts les trous de la flûte, et je commençai à jouer un des airs
les plus amoureux et les plus dévots que nous avions composés par moitié, Hyeronimo et
moi, un beau soir d’été, au bord de l’eau, sous la grotte du pré.
Cet air coulait des lèvres et du hautbois comme l’eau coulait en cadence et en
glouglous mélodieux de la source cachée au fond de la voûte de l’antre ; puis il
s’épanchait, comme l’eau prisonnière, en murmures de paix et de contentement entre les
roseaux ; puis il imitait, en finissant par cinq ou six petites notes
décousues et argentines, le tintement des gouttes de rosée qui tombent par instants
des feuilles mouillées par la cascatelle dans le bassin, et qui la font chanter aussi,
on ne sait pas si c’est pour pleurer, on ne sait pas si c’est pour rire ; en sorte
que, quand le couplet était fini, on entendait comme un écho moqueur ce petit refrain
de notes insignifiantes, mais jolies à l’oreille ; elles avaient l’air de se moquer,
ou du moins de badiner avec le motif tendre et religieux du couplet de la zampogne :
c’étaient des Tyroliens passant en pèlerinage, pour aller à San Stefano des
Camaldules, qui nous avaient donné, avec leurs ritournelles à perte de voix, l’idée de
ce refrain vague et fou à la fin de notre air d’amour et de dévotion, près des
cascades. Notre père et notre oncle eux-mêmes en avaient été émerveillés en nous
l’écoutant jouer sur leurs zampognes.
— C’est drôle ! disaient-ils, ça donne envie de pleurer au commencement, et ça fait
presque rire à la fin ; c’est un air d’enfants qui ne peuvent pas tenir leur sérieux
jusqu’au bout, mais dont le sourire se mêle aux larmes comme le rayon de soleil à la
pluie du matin.
Eh bien ! monsieur, ce fut pourtant le premier air que je me sentis
inspirée de jouer devant la Madone du pont ; jamais les sons de la zampogne ne
m’avaient paru avoir une telle expression sous les doigts de mon père, de mon oncle,
d’Hyeronimo, de moi-même, ni de personne ; il me semblait que ce n’était pas moi qui
jouais, mais qu’un esprit du ciel, caché dans l’outre, soufflait les notes et remuait
les doigts sur le roseau à sept trous du chalumeau.
Si j’étais la Madone, pensais-je tout en jouant, il me semble que je serais flattée
et attendrie par un air. J’y mêlais des soupirs et des paroles tout bas dans mon cœur,
tout en jouant ; cela allait bien tant que l’air du couplet était sérieux, dévot et
tendre comme mon idée ; mais à la fin du couplet, quand il fallut jouer la
ritournelle, la ritournelle gaie, folle et sautillante comme les éclats de voix du
pinson ivre de plaisir, au bord de son nid sur
les branches, oh ! alors,
monsieur, je pus à peine achever, malgré la dissonance si je n’achevais pas, et,
malgré la peur de manquer ainsi à l’oreille de la Madone, j’achevai cependant, mais le
chalumeau s’échappa de mes doigts à la dernière note de gaieté qui contrastait trop
fort avec mon désespoir : mes larmes me coupèrent le souffle, la zampogne se dégonfla
dessous mon coude avec un long gémissement faux, comme de quelqu’un qu’on étrangle, et
je roulai évanouie sur le pont sans regarder, sans voir, jusqu’à ce qu’un char à
quatre bœufs, qui menait une noce de contadini, s’arrêta devant moi, à ce qu’on me dit
depuis.
Lamartine.
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