CXXIVe entretien
Fior d’Aliza
(suite)
Ce serait en dire assez ; mais on dira plus. Lors même que
M. de Lamartine aurait écrit en son propre nom, et comme l’expression de ses propres
impressions, ce qu’il n’a écrit que sous le nom d’Harold ; lors même qu’il penserait
de l’Italie et
de ses peuples autant de mal que le supposent
gratuitement ses adversaires, le fragment cité ne mériterait aucune des épithètes
qu’on se plaît à lui donner. En effet, une chose qui, par sa nature, n’offense ni un
individu ni une nation, n’est point une injure ; jamais une vague déclamation contre
les vices d’un siècle ou d’un peuple n’a offensé réellement une nation ou une
époque ; et jamais ces déclamations, quelque violentes, quelque injustes qu’on les
suppose, n’ont été sérieusement reprochées à leurs auteurs ; l’opinion, juste en ce
point, a senti que ce qui frappait dans le vague était innocent, par là même que
cela ne nuisait à personne.
Plaçons ici une observation plus personnelle. Si le chant de Childe
Harold était le début d’un auteur complètement inconnu, si la vie et les
ouvrages de M. de Lamartine étaient totalement ignorés, on comprendrait plus
aisément peut-être l’erreur qui lui fait attribuer aujourd’hui les sentiments qu’il
désavoue. Mais s’il perce dans tous ses écrits précédents un goût de prédilection
pour une contrée de l’Europe, à coup sûr c’est pour l’Italie : dans vingt passages
de ses ouvrages, il témoigne pour elle le plus vif enthousiasme ; il ne cesse d’y
exalter cette terre du soleil, du génie et de la beauté :
Tout ce qui fut grand dans le
monde !
d’en appeler à ses immortels souvenirs :
de célébrer sa gloire et même ses ruines : voyez le morceau intitulé Rome, dédié à la duchesse de Devonshire. Si du poète nous passons à l’homme,
nous voyons que M. de Lamartine a passé en Italie, et par choix, les premières
années de sa jeunesse ; qu’il y est revenu sans cesse à différentes époques ; qu’il
y revient encore aujourd’hui. Qu’on rabaisse son talent poétique tant qu’on voudra,
il n’y attache pas lui-même plus de prix qu’il n’en mérite ; mais si on veut bien
lui accorder au moins le bon sens le plus vulgaire et le plus usuel, comment
supposera-t-on que si la haine qu’on lui impute était dans son cœur, que s’il avait
prétendu
exhaler ses propres sentiments en écrivant les imprécations
d’Harold, il eût au même moment demandé à être renvoyé dans ce pays qu’il abhorrait,
et qu’enfin il fût venu se jeter seul au milieu des ennemis de tout genre que la
manifestation de ces sentiments aurait dû lui faire ? Qui ne sent l’absurdité d’une
pareille supposition, et quel homme de bonne foi, en comparant les paroles du poète
et ses actions, en opposant tous les vers où il exprime sous son propre nom ses
propres impressions à ceux où il exprime les sentiments présumés de son personnage,
quel homme de bonne foi, disons-nous, pourra suspendre son jugement ?
Quelle que soit, au reste, la peine que puisse éprouver M. de Lamartine de voir ses
intentions si amèrement inculpées, il doit peut-être de la reconnaissance aux
auteurs des différents articles où on l’accuse, puisqu’ils le mettent dans la
nécessité d’expliquer sa pensée méconnue, et de désavouer
hautement les
sentiments aussi absurdes qu’injurieux qu’on s’est plu à lui prêter. De ce qu’il y a
quelques traits de vérité dans le fragment d’Harold, on veut
conclure que ce ne sont point des sentiments feints, et qu’ils expriment la pensée
de l’auteur plus que la passion du héros. Oui, sans doute, il y a quelques traits de
vérité : et quel peuple n’a pas ses vices ? quelle époque n’a pas ses misères ?
L’Italie seule voudrait-elle n’être peinte que des traits de l’adulation ? Il y a
quelques traits de vérité ; mais l’ensemble du tableau est faux, outré, comme tout
tableau qui n’est vu que sous un seul jour, comme toute peinture où l’imagination
n’emploie que les couleurs de la prévention et de la haine. Oui, le tableau est faux
pour M. de Lamartine. Dans sa fiction, son héros et lui parlent de principes trop
opposés pour se rencontrer jamais dans un jugement semblable.
Mais peut-on admettre, d’ailleurs, que le poète qui a pu faire les vers de Childe Harold soit en même temps assez absurde et assez aveugle à
toute évidence pour ne pas rendre une éminente justice à ce que tout le monde entier
reconnaît et admire ? pour maudire une terre à laquelle la nature et le ciel ont
prodigué tous leurs dons, dont l’histoire
est encore un des trophées du
genre humain ? pour dédaigner une langue qu’ont chantée le Dante, Pétrarque et le
Tasse ; une terre où, dans les temps modernes, toute civilisation et toute
littérature ont pris naissance et ont produit la splendeur de Rome sous les Léon X,
la culture et l’éclat de Florence sous les Médicis, la puissance merveilleuse de
Venise et les plus imposants chefs-d’œuvre que nos âges puissent opposer au siècle
de Périclès ? comprendre enfin, dans une exécration universelle, le climat, le
génie, la langue, le caractère de dix nations des plus heureusement douées par le
ciel, et chez lesquelles tant de grands écrivains, tant de nobles caractères
semblent renouvelés de siècle en siècle pour protester contre la décadence même de
cet empire du monde qu’aucun peuple n’a pu conserver ?
Mais c’est assez. Quelle que soit l’estime que l’on porte à un homme ou à un
peuple, le moment de le louer n’est pas celui où l’on est injustement accusé par
lui ; la justice même en pareil cas ressemblerait à de la crainte. Quoique
M. de Lamartine rejette à bon droit ce rôle d’insulteur public qu’on a voulu lui
faire jouer malgré lui, il ne veut pour personne, pas même pour une nation,
s’abaisser
au rôle de suppliant ou à celui d’adulateur : l’un lui
messied autant que l’autre. Satisfait d’avoir répondu aux injustes inculpations
qu’un de ses écrits a pu malheureusement autoriser jusqu’à ce qu’il se fût expliqué
lui-même, il se taira maintenant. Les esprits impartiaux rendront justice aux
sentiments de convenances personnelles et politiques qui lui imposent désormais le
devoir de ne répondre aux fausses interprétations que par le silence, aux injures
littéraires que par l’oubli, aux insultes personnelles que par la mesure et la
fermeté que tout homme doit retrouver en soi, quand on en appelle de son talent à
son caractère.
Florence, le 12 janvier 1826.
Pendant le mois que je passai dans mon lit à me guérir de ma blessure,
les personnes les plus distinguées de Florence se firent écrire à ma porte, et je
compris, par cet empressement, que le pays était satisfait et que la réconciliation
était complète. Après ma convalescence, je rendis ces visites ; M. Demidoff, le père,
qui vivait alors à Florence dans une opulence sans limites, entretenait dans son
palais une troupe de comédiens français très distingués, et un orchestre italien
réunissait, une fois par semaine, chez lui, tout ce que la cour, la ville et le corps
diplomatique renfermaient de spectateurs. J’y fus particulièrement bien reçu, et son
fils, Anatole Demidoff, enfant alors, m’a conservé
et témoigné depuis des
sentiments survivant à toutes les circonstances heureuses ou malheureuses de ma
vie.
L’ancien ambassadeur de Prusse, Luchesini, homme d’une finesse et
d’une grâce qui voilaient son habileté consommée, me rappelait au-delà des Alpes et
des Apennins la figure et la sagacité du prince de Talleyrand. Le marquis de Bombelles
était ambassadeur d’Autriche. Fils de M. de Bombelles, émigré français rentré avec le
roi et devenu, depuis la mort de sa femme, évêque d’Amiens, il était resté au service
de l’empereur François. C’était un homme d’un esprit très expert et d’un caractère
très agréable, mais d’autant plus hostile à la France que, étant lui-même Français
d’origine, il avait plus à cœur de paraître servir son souverain allemand par une
opposition innée à tout ce qui pouvait rappeler la constitution semi-révolutionnaire
dans le gouvernement de Louis XVIII. Il avait épousé et amené à Florence une jeune et
belle Danoise, la fameuse Ida Brown, devenue comtesse de Bombelles,
aussi bonne que belle, douée d’une voix et d’un talent musical égaux peut-être aux
charmes de madame Malibran, rassemblant presque tous les jours dans son salon les
admirateurs passionnés
de sa personne et de son art. On en sortait
enivré. Sa simplicité candide la défendait contre l’enthousiasme qu’inspiraient sa
jeunesse, sa beauté et sa voix. Elle n’éprouvait et n’inspirait que l’amitié. Elle en
conçut une très vive pour ma femme et pour moi.
Nous dûmes à cette prédilection de la comtesse de Bombelles de la voir quelquefois
dans le merveilleux exercice du talent, ou plutôt de l’inspiration qui lui avait valu
l’enthousiasme de madame de Staël dans son dernier voyage à Hambourg : les Attitudes. Elle était née grande tragédienne par le geste. Dès l’âge de
dix à douze ans, elle avait compris d’elle-même qu’il y avait un langage
souverainement expressif dans les poses et dans les attitudes du corps, comme il y en
a un dans les sons. La contemplation des tableaux des grands peintres ou des statues
des grands sculpteurs, qui gravent, en immortelles attitudes, leur pensée dans l’œil
de leurs admirateurs, avait convaincu la jeune fille que l’effet de la
beauté vivante ne serait pas moins impressionnant que celui de la beauté morte, et que
la chair était au moins l’égale de la pierre, ou du bronze, ou du marbre.
Une révélation de son génie inné lui avait fait imiter sans efforts l’expression des
fortes sensations : effroi, amour, contemplation, tristesse, deuil, désespoir, sur le
visage et dans la pose du corps, pour produire sur l’œil ce que la poésie dramatique
ou épique la plus éloquente produit sur l’imagination la plus sensible.
Pour rendre cet effet aussi agréable qu’il était puissant, il fallait que l’artiste
ajoutât à l’intelligence la suprême beauté, afin que l’imagination ravie ne pût pas
rêver plus beau que l’image reproduite à ses yeux. La nature en cela n’avait rien
laissé à désirer dans les yeux, dans la chevelure, dans les traits, dans les bras,
dans tout le galbe enfin de madame de Bombelles. L’inspiration même, qui manquait
quelquefois à la figure au repos, reparaissait en elle aussitôt qu’elle oubliait le
monde pour s’abandonner à son génie plastique. Ce n’était plus une femme, c’était une
passion sous l’idéale beauté ; elle ne se livrait à cette inspiration
des
attitudes que dans l’intimité la plus confidentielle. Le prestige d’une telle
exhibition de soi-même eût été trop expressif en public. Le génie lui-même a sa
pudeur, surtout quand il a pour organe une femme. Je n’ai jamais vu ailleurs que
devant ces statues animées de madame de Bombelles le prodige des attitudes, et je ne
l’ai jamais oublié. Son mari est mort, et elle vit maintenant retirée du monde dans
quelque asile religieux d’Allemagne. Si elle y pense à ses amis des jours heureux, que
mon nom lui revienne et qu’elle se souvienne à son tour de ceux qui l’ont le plus
aimée. Le souvenir est la résurrection des jours évanouis.
J’en trouvai en ce temps-là une autre à Florence dans la présence inattendue de la
comtesse Léna, qui était venue passer quelques mois chez son frère,
en Toscane, et visiter ses anciens amis. Un long silence l’avait éloignée de moi
depuis mon
mariage. Elle pensait pouvoir renouer un attachement,
passionné d’une part, mais combattu de l’autre. C’était la plus belle et la plus
gracieuse des femmes qui m’eût jamais apparu dans ma vie. (Voir sous le nom de Régina
le deuxième volume des Confidences.) Telle elle était encore ; telle
elle fut jusqu’au dernier jour de sa vie, à l’heure où le choléra l’emporta, en 1851,
dans sa retraite des environs de Venise où elle s’était réfugiée. Connaissant mes
revers après la révolution de 1848, elle m’écrivit pour m’offrir un asile dans le
séjour solitaire que sa fidèle amitié me gardait. J’avais des devoirs rigoureux à
remplir avant de penser à un repos délicieux, mais coupable. J’étais parti pour
Constantinople et Smyrne quand cette invitation m’arriva. Je lui répondis pour la
remercier et pour ajourner l’acceptation de son offre. Elle était morte quand ma
réponse parvint à son sépulcre.
Elle prit un appartement à Florence, où nous passâmes quelques mois ensemble dans une
intimité douce, mais irréprochable, au milieu du petit cercle d’amis et d’admirateurs
de sa merveilleuse beauté. Nous nous séparâmes douloureusement quand elle repartit
pour Rome. Il y a
ainsi dans la vie des apparitions qui auraient pu
enchanter l’existence, mais qu’on ne rencontre que trop tôt ou trop tard. La comtesse
Léna ne se retrouvera que dans le ciel ; elle était trop belle
pour cette terre.
Le marquis de la Maisonfort quitta Florence au printemps, au moment où la cour de
Toscane allait habiter, suivant son usage, Livourne et Pise, où elle avait ses palais.
J’y allai moi-même, et je pris à Livourne, non loin du bord de la mer, une belle villa
dans un faubourg, entourée de vastes jardins plantés de citronniers et de figuiers. La
grande-duchesse allait tous les soirs se promener en voiture à l’Ardenza ; cette promenade, la seule qu’il y eût à Livourne, était alors sans
ombre, et on ne pouvait y aller qu’au soleil couchant, à l’heure où la brise de mer
soufflait la fraîcheur humide des flots sur la plage.
J’y montais moi-même à cheval à cette heure,
et je galopais sur la roule
solitaire de la maison isolée, qu’avait habitée longtemps lord Byron. Je croyais y
revoir son ombre et celle de son amie, la comtesse Guicioli.
Quelquefois je partais le matin avant l’ardeur du jour, et j’allais jusqu’au
monastère célèbre de Montenero, lieu de pèlerinage, chez un matelot
de la Méditerranée ; je laissais mes chevaux de selle dans quelque auberge du Cap, et
je me perdais, un album sous le bras, dans les bois de caroubiers et de chênes verts
qui en couvraient les pentes. C’est là que j’écrivis en grande partie les Harmonies poétiques et religieuses, qui ne furent imprimées que huit ans
après. Le soir, quand je remontais à cheval pour regagner ma villa de Livourne, au
soleil baissant, je trouvais quelquefois les deux grandes-duchesses assises, avec
leurs enfants, dans le jardin de ma femme, et passant familièrement les heures intimes
de la soirée avec nous en causant de poésie et de littérature, comme elles avaient
fait avec Schiller et Goethe, à Weimar.
Après tout un été passé ainsi dans l’intimité de ces princesses et du
prince, on conçoit aisément que je ne puisse être impartial sur le sort de ces
souverains, qui descendaient du trône pour s’entretenir avec un poète, et pour méditer
tout bas le bonheur des peuples qui leur étaient confiés. Cette vie cessa pour
reprendre à Florence, l’hiver suivant, après leur séjour à Pise et dans leur villa
impériale de Poggio Caiano, aux environs de Florence. J’y fus
souvent invité plus tard et j’y dînai dans la salle magnifique où la célèbre
Vénitienne Bianca Capello, devenue grande-duchesse par l’amour,
expia par le poison son bonheur et celui de son époux.
Le marquis de la Maisonfort m’avait invité à venir à Lucques, où il
voulait me présenter au duc de Lucques, fils de la reine d’Étrurie, que Napoléon avait
mise sur le trône de Toscane, puis détrônée et reléguée à Lucques. La Restauration y
avait rétabli son fils, en attendant le duché de Parme, après Marie-Louise, veuve de
Napoléon vivant relégué à Sainte-Hélène.
La duchesse de Parme, Marie-Louise, que j’avais vue en passant à Parme, m’avait paru
charmante et bien éloignée de l’affreuse image que les libéraux et les bonapartistes
français avaient faite d’elle à Paris. Sa figure aussi douce qu’intelligente, ses yeux
bleus, ses cheveux blonds, sa taille souple, sa physionomie heureuse sous un voile de
mélancolie paisible, plaisaient aux regards impartiaux. Le comte de Neiperg,
grand-maître de sa maison et son premier ministre, qu’elle passait pour aimer en
secret depuis son retour à Vienne (1814), avait
vis-à-vis d’elle la
déférence respectueuse qui convenait à sa situation officielle.
Après avoir dîné deux jours à sa table, dans son palais de Parme, elle reconnut en
moi en ami de la maison des Bourbons, et elle me conduisit elle-même dans les chambres
hautes de son palais pour m’y faire voir, avec une visible indifférence, les reliques
de sa grandeur impériale données par la ville de Paris à l’époque de son mariage et de
ses couches. Ces monuments de sa dignité forcée, couverts de la poussière du temps,
lui rappelaient évidemment des années de splendeur qu’elle eût voulu effacer de sa
vie. Je la quittai pour la revoir depuis, tous les ans, avec une impression très douce
et très admirative qui ne pouvait que s’accroître en la voyant familièrement. C’était
une femme pleine de grâce, de simplicité et d’agréments. Parme était heureuse sous
cette princesse qui cherchait à consoler ce petit peuple, par son gouvernement, des
splendeurs dont elle avait joui et dont elle était déchue en trois ans, d’un règne qui
n’avait été qu’un grand orage.
Je m’arrêtai à Pise pendant quelques jours pour y admirer les beautés de
la cathédrale et du Campo Santo, ce monument de marbre du
xiiie
siècle, et les quais magnifiques et
solitaires, témoins aujourd’hui muets d’une grandeur évanouie. J’y fis connaissance
avec un ami de madame de Staël, l’aimable professeur Rosini, auteur de la Monaca de Monza, avec lequel j’entretins depuis une amitié qui ne s’éteignit
qu’à sa mort.
De là, je me rendis à Lucques par une route entrecoupée de riants villages où les
pampres déjà jaunissants, suspendus en guirlandes, semaient les bords des fossés de
feuilles de vigne et d’oliviers.
Je ne fis que traverser la ville, et je descendis à Saltochio,
superbe villa antique qu’habitait le marquis de La Maisonfort, de l’autre côté de la
plaine, sur la route des bains. J’y pris possession d’un appartement que voulut bien
m’offrir le ministre de
France. Nous y fîmes ensemble plus de poésie que
de diplomatie. La sérénité limpide de ce beau ciel au commencement de l’automne
m’inspira ces mélancolies qui se répandent sur le bonheur même, comme le clair de lune
de ces climats sur la nuit d’un beau jour.
En voici une que j’écrivis dès les premiers jours de mon arrivée à Saltochio ; je la donne ici avec le qu’on retrouve dans mes œuvres
complètes :
Et quand je dis en moi-même
:
Je dis
: N’es-tu pas leur
voix ?
C’est une
sœur, c’est un frère
Tous ceux enfin dont la
vie,
S’ils nous disaient comment ils sont
heureux,
Ils furent ce que nous sommes
,
Ah
! ne les vois pas eux-mêmes
;
Cela fut écrit à la villa Ludovisi, dans la campagne de Lucques, pendant l’automne de
1825. La campagne de Lucques est l’Arcadie de l’Italie. En quittant Pise et ses
monuments de marbre blanc étincelant sous son ciel bleu, qui font de cette ville
un musée en plein soleil, on s’enfonce dans des gorges fertiles, où
l’olivier, le figuier, le grenadier, le maïs oriental, le peuplier, l’if poudreux, la
vigne grimpante, inondent la campagne de végétation. Bientôt ces vallées
s’élargissent, et deviennent un bassin de quelques lieues de circonférence, dont la
ville de Lucques occupe le centre. Ses remparts, ses clochers, ses tours, les toits
crénelés de ses palais jaillissent du sein des arbres, c’est une Florence en
miniature. Mais aussitôt qu’on a traversé la capitale, on découvre, sur le penchant
des montagnes, une nature infiniment plus accidentée, plus ombragée, plus arrosée,
plus creusée, plus étagée, plus alpestre, plus apennine, que la nature en Toscane :
les cimes, voilées de châtaigniers et dentelées de roches, se perdent en une hauteur
immense dans le ciel. Des ermitages, des couvents, des hameaux, des maisons de
chevriers isolées, éclatent de blancheur, au milieu des figuiers et des caroubiers
presque noirs, sur chaque piédestal de rocher, au bord écumant de chaque cascade.
Au-dessous, cinq ou six villas majestueuses sont assises sur des
pelouses entourées de cyprès, précédées de colonnades de marbre entrevues derrière la
fumée des jets d’eau ; elles
dominent la plaine de Lucques d’un côté, et
de l’autre elles s’adossent aux flancs ombragés des montagnes. Des chemins étroits,
encaissés par les murs des podere et par le lit des torrents, mènent
en serpentant à ces villas, où les grands seigneurs de Florence, de Pise, de Lucques,
et les ambassadeurs étrangers passent dans les plaisirs les mois d’automne.
J’habitais un de ces magiques séjours ; je gravissais souvent, le matin, les sentiers
rocailleux qui mènent au sommet de ces montagnes, d’où l’on aperçoit les maremmes de
Toscane et la mer de Pise. Rien n’était triste alors dans ma vie, rien vide dans mon
cœur ; un soleil répercuté par les cimes dorées des rochers m’enveloppait ; les ombres
des cyprès et des vignes me rafraîchissaient ; l’écume des eaux courantes et leurs
murmures m’entretenaient ; l’horizon des mers m’élargissait le ciel, et ajoutait le
sentiment de l’infini à la voluptueuse sensation des scènes rapprochées que j’avais
sous les pieds ; l’amitié, l’amour, le loisir, le bonheur, m’attendaient au retour à
la villa Ludovisi. Je ne rencontrais sur les bords des sentiers que des spectacles de
vie pastorale, de félicité rustique, de sécurité et de paix. Des paysages de
Léopold Robert, des moissonneurs, des vendangeurs, des
bœufs accouplés ruminant à l’ombre, pendant que les enfants chassaient les mouches de
leurs flancs avec des rameaux de myrte ; des muletiers ramenant aux villages lointains
leurs femmes qui allaitaient leurs enfants, assises dans un des paniers ; de jeunes
filles dignes de servir de type à Raphaël, s’il eût voulu diviniser la vie et l’amour,
au lieu de diviniser le mystère et la virginité ; des fiancés, précédés des pifferari (joueurs de cornemuse), allant à l’église pour faire bénir
leur félicité ; des moines, le rosaire à la main, bourdonnant leurs psaumes comme
l’abeille bourdonne en rentrant à la ruche avec son butin ; des frères quêteurs, le
visage coloré de soleil et de santé, le dos plié sous le fardeau de pain, de fruits,
d’œufs, de fiasques d’huile et de vin, qu’ils rapportaient au couvent ; des ermites
assis sur leurs nattes au seuil de leur ermitage ou de leur grotte de rocher au
soleil, et souriant aux jeunes femmes et aux enfants qui leur demandaient de les
bénir, voilà les spectacles de cette nature ; il n’y avait là rien pour la tristesse
et la mort. Qu’est-ce qui me ramena donc à cette pensée ? Je n’en sais rien ;
j’imagine que ce fut précisément le contraste,
l’étreinte de la volupté
sur le cœur qui le presse trop fort, et qui en exprime trop complètement la puissance
de jouir et d’aimer, et qui lui fait sentir que tout va finir promptement, et que la
dernière goutte de cette éponge du cœur qui boit et qui rend la vie, est une larme.
Peut-être cela fut-il simplement la vue d’un de ces beaux cyprès immobiles se
détachant en noir sur le lapis éclatant du ciel, et rappelant le tombeau.
Quoi qu’il en soit, j’écrivis les premières strophes de cette harmonie aux sons de la
cornemuse d’un pifferaro aveugle, qui faisait danser une noce de
paysans de la plus haute montagne sur un rocher aplani pour battre le blé, derrière la
chaumière isolée qu’habitait la fiancée ; elle épousait un cordonnier d’un hameau
voisin, dont on apercevait le clocher un peu plus bas, derrière une colline de
châtaigniers. C’était une des plus belles jeunes filles des Alpes du midi qui eût
jamais ravi
mes yeux ; je n’ai retrouvé cette beauté accomplie, à la fois
idéale et incarnée, que dans la race grecque ionienne, sur la côte de Syrie. Elle
m’apporta des raisins, des châtaignes et de l’eau glacée pour ma part de son bonheur ;
je remportai, moi, son image. Encore une fois, qu’y avait-il là de triste et de
funèbre ? Eh bien ! la pensée des morts sortit de là. N’est-ce pas parce que la mort
est le fond de tout tableau terrestre, et que la couronne blanche sur ses cheveux
noirs me rappela la couronne blanche sur un linceul ? J’espère qu’elle vit toujours
dans son chalet adossé à son rocher, et qu’elle tresse encore les nattes de paille
dorée en regardant jouer ses enfants sous le caroubier, pendant que son mari chante,
en cousant le cuir à sa fenêtre, la chanson du cordonnier des Abruzzes :
« Pour qui fais-tu cette chaussure ? Est-ce une sandale pour le moine ? est-ce une
guêtre pour le bandit ? est-ce un soulier pour le chasseur ?
« C’est une semelle pour ma fiancée, qui dansera la tarentelle sous la treille, au
son du tambour orné de grelots. Mais, avant de la lui porter chez son père, j’y
mettrai un clou plus fort que les autres, un baiser sous la semelle de ma
fiancée !
« J’y mettrai une paillette plus brillante que toutes les autres, un
baiser sous le soulier de mon amour !
« Travaille, travaille, calzolaïo ! »
Ce n’est pas un poème, ce n’est pas non plus un roman, c’est le récit
d’une promenade que je fis, cette année, dans les montagnes de Lucques. Je l’écrivis
alors en note dans mes souvenirs de poète pour faire peut-être un jour un sujet vrai
de poème d’une aventure réelle, telle que Graziella, qu’on a tant
aimée, ou que Geneviève, qui a fait verser tant de larmes aux cœurs
simples.
Je dois avouer aussi que la beauté candide, et cependant incomparable, de la jeune
fille ou femme qui fut, bien à son insu, l’héroïne de cette histoire, me resta
profondément gravée dans les yeux, que mes yeux ne purent jamais l’oublier, et que
toutes les fois qu’une apparition céleste de jeune fille ici-bas
me
frappa depuis, soit en Italie, soit en Grèce, soit en Syrie, je me suis demandé
toujours : « Mais est-elle aussi délicate, aussi virginale, aussi impalpable que Fior
d’Aliza, de Saltochio ? » Voilà pourquoi les temps et les événements m’ayant enlevé le
loisir d’écrire en vers, comme Jocelyn, cette simple et touchante
aventure, je l’écris en prose, et je demande pardon à mes lecteurs de ne pas en avoir
fait un poème ; mais, vers ou prose, tout s’oublie et tout s’anéantit en peu d’années
ici-bas, il suffit d’avoir noté, à quoi bon écrire ? On voit bien, du reste, que rien
ici ne sent l’effet ou la prétention de l’invention, et que cela est vrai comme la
nature. Laissez-moi donc l’insérer tel quel dans mes confidences de cette année. Ce
qui nous émeut fortement, ce qui revient perpétuellement dans notre mémoire, fait
partie de notre vie. Voici la chose.
En ***, je passai l’été à Saltochio, délicieuse et pompeuse villa des
environs de Lucques, qu’on avait louée à l’ambassadeur de France, à ***. J’en sortais
souvent seul, le matin, pour aller, dans les hautes montagnes de ce pays enchanté,
chercher des points de vue et des paysages ; je ne m’attendais certainement pas à
rencontrer de point de vue sur le cœur humain, ni des poèmes en nature ou en action
qui me feraient penser toute ma vie, comme à un songe, à la plus divine figure et à la
plus mélancolique aventure qu’un poème eût jamais fait lever devant moi. C’est
pourtant ce qui m’arriva.
Un jour d’été, de très grand matin, je sortis du parc, des lits d’eau, des grands
bois de lauriers de Saltochio, et je gravis les collines opulentes qui portent les
gros et riches villages du pays de Lucques ; mon chien me suivait par amitié, et je
portais mon fusil par contenance, car dès ce temps-là
je ne tuais pas ce
qui jouit de la vie. La beauté sereine du temps m’engagea à monter beaucoup plus haut,
jusque dans la montagne. J’abandonnai les villages, les maisons, les champs cultivés
et je m’égarai pendant trois heures dans les ravins pierreux, dans le lit sec des
torrents, puis j’en sortis pour monter encore. J’apercevais loin de toute route, en
apparence, une cahute entièrement solitaire sur le penchant d’un étroit vallon vert,
sous d’énormes châtaigniers. J’avais besoin de me reposer un moment, et de m’abreuver
à une source. J’entendais un léger suintement d’eau filtrer dans les rochers au bas de
la cabane. Je voyais les grandes ombres noires des châtaigniers velouter un peu le
rocher, derrière la maison ; j’y montai pour jouir de deux bienfaits inespérés de la
saison : de l’eau et du frais.
En tournant sans bruit le site de la maison, bâtie à moitié dans le rocher, je
m’arrêtai comme frappé
d’une apparition soudaine : c’était une figure de
jeune femme, bien plus semblable du moins à une jeune fille, qui donnait à téter à un
bel enfant de cinq ou six mois. Non, je n’essayerai pas de vous la décrire ; il n’y a
pas de pinceaux, même ceux du divin Raphaël, pour une pareille tête. Elle était
debout, les pieds nus, plus blancs et plus délicats que les cailloux qui sortent de la
source ; sa robe, à gros plis noirs perpendiculaires, tombait avec majesté sur ses
chevilles ; son corset rouge à demi délacé laissait l’enfant sucer le lait et le
répandre de sa bouche rieuse, comme un agneau désaltéré qui joue avec le pis de la
brebis, ou comme un enfant qui trouble la source avec ses petites mains après avoir
bu. Elle ne me voyait pas, caché à demi que j’étais par l’angle du rocher sur lequel
était bâtie la maison. Je retenais ma respiration pour mieux contempler cette divine
figure ; elle ressemblait à une belle villageoise le matin du dimanche, qui va faire
sa toilette à la source, au lever du jour, derrière le jardin. Elle faisait semblant
d’allaiter l’enfant d’une sœur plus âgée qu’elle (je le supposais du moins). Puis elle
peignait négligemment les longues tresses blondes de ses cheveux, tantôt recouvrant
l’enfant et elle
comme d’un voile, tantôt relevés et rattachés à son
front, avec des bouquets d’œillets rouges et de giroflées autour de sa tempe.
Quand cette première toilette, qui annonçait un jour de fête, fut finie, elle s’assit
à terre, sous le grand châtaignier, et roulant avec des éclats de rire mutuels son bel
enfant nu sur le lit de feuilles, elle jouait avec lui comme une biche avec son faon
nouveau-né. Toute la voûte des feuilles résonnait de leurs cris, car ils se croyaient
seuls dans la nature :
chantait-elle en entrecoupant son air de baisers et d’éclats de rire,
comme quelqu’un qui pense à revoir et à être revue avec une égale ivresse, le soir de
ce beau jour qui commence si bien.
À ce moment où je me noyais en silence dans l’admiration de cette jeune
fille, la plus séduisante que j’eusse encore vue, déjà semblable à une mère, à un âge
où elle devait grandir encore, et réunissant sur sa figure l’amour badin de la sœur à
la tendre sollicitude de la mère, mon chien, qui revenait d’un arrêt, se précipita
avec fougue vers moi et me fit apercevoir de la jeune fille. Elle jeta un cri, se leva
d’un bond en emportant son enfant, et voulut s’enfuir.
— Ne fuyez pas, lui dis-je avec respect, c’est à moi de m’éloigner, puisque ma
présence inattendue dans ce lieu trouble vos yeux et aussi ceux de ce bel enfant à qui
ma vue fait détourner la tête vers votre épaule.
— Non, seigneur, me répondit-elle en rajustant son corset rouge sur sa poitrine ;
pardonnez, je me croyais seule et je faisais participer mon nourrisson
au
bonheur qui nous attend ce soir. Je passais le temps qui sera si long
aujourd’hui !
Elle me pria d’entrer pour me rafraîchir un moment, m’assurant que son père aveugle
et sa tante seraient heureux dans un tel jour de pouvoir m’offrir l’hospitalité.
— Car les hôtes de ces solitudes sont bien rares, et il faut bien s’en défier,
ajouta-t-elle avec grâce ; mais il y en a dont l’arrivée porte bonheur à une
maison.
En parlant ainsi, elle tourna l’angle du petit jardin, et, m’annonçant à son père,
elle me fit entrer dans la masure.
Après les premiers compliments et les premières excuses, ces braves
gens, chez qui tout respirait un air d’indigence, mais un air de fête, m’offrirent,
sur une table de bois très propre, un repas champêtre : de belles châtaignes
conservées en automne dans leur seconde écorce et bouillies dans du lait de chèvre, du
fromage, du pain de couvent très blanc et très savoureux, de l’eau de la source.
J’avais une gourde dans mon havresac, j’en voulus faire goûter à la jeune mère ; elle
y trempa ses lèvres avec complaisance, et, les détournant bientôt avec
répugnance :
— Je n’ai jamais bu que de l’eau, dit-elle, cela aigrirait le lait de mon enfant.
Je n’osai pas l’interroger sur sa maternité précoce ; mais on voyait qu’elle n’avait
pas à rougir. Le vieillard but à sa place.
— Il y a longtemps que j’en ai perdu le goût, dit-il.
— Vous n’êtes donc pas riches ? lui dis-je.
— Oh ! non, dit-il, mais nous ne sommes pas pauvres.
— Oh ! nous l’avons été, s’écria la mère.
— Oh ! oui, reprit la jeune femme, nous l’avons été ; tenez, regardez ce champ de
maïs, ce petit enclos où les vignes et les figuiers rampent contre les pierres grises,
qui sortent de terre comme pour les supporter ; ce petit pré, au fond du ravin à
gauche, qui nourrit deux vaches, et ce bois de jeunes châtaigniers et de lauriers
sauvages, qui descend d’en haut vers le pré : tout cela a été à nous. Mais le rocher,
le châtaignier, la pelouse, aussi large que ses racines s’étendent et que son ombre
porte, et ce verger entre ces pierres grises avec ces vingt pas d’herbe autour de la
maison, et les trois figuiers, tout cela est à nous ; et cela nous suffit bien pour
nous cinq, tant que le bon Dieu et la Madone ne nous auront pas envoyé d’autres
petites bouches de plus pour sucer le rocher qui nous nourrit tous.
— Cinq ? dis-je à la jeune femme, mais je n’en vois que quatre en
comptant le petit enfant que vous allaitez.
— Oh ! oui, dit la vieille mère, mais il y en a un que vous ne voyez pas et que nous
voyons nous, tout comme s’il était là, et à qui nous laissons sa place vide autour de
la table.
À ces mots, la jeune mère se leva, pressa son enfant contre son cœur d’un mouvement
sensible et presque convulsif, tourna ses yeux humides du côté de la mer et les essuya
avec la manche de sa veste verte.
— C’est Hyeronimo qu’elles veulent dire, monsieur, dit le vieillard ; c’est mon fils
et mon apprenti. Il est en mer.
— Est-il donc matelot ? demandai-je.
— Oh ! non, monsieur ; il l’est et il ne l’est pas. Mais ce serait trop long à vous
raconter ; vous devez
avoir besoin de dormir. Ah ! le pauvre garçon, il
aime trop le châtaignier pour cela.
— Mais, à propos de châtaignier, dis-je, comment se fait-il que, si vous aimez tant
de père en fils cet arbre nourricier de la famille, vous ayez creusé à coups de hache
dans son tronc ce grand creux où l’on voit encore l’empreinte du fer dont vous l’avez
si cruellement frappé, au risque de le faire écrouler avec son dôme immense et ses
branches étendues sur votre chaumière ?
— Ah ! c’est une longue et triste histoire ; monsieur, me dirent-ils tous à la fois ;
le bon Dieu et la Madone l’ont sauvé par miracle, et il nous a sauvés avec lui, mais
cela n’importe pas plus que le nid de corneilles qui a été sauvé, ce soir-là, avec
l’arbre, et dont les petits seraient tombés à terre avec lui. N’en parlons plus ; cela
nous ferait trop serrer le cœur.
— Non, non ! dis-je avec une curiosité qui venait de bonne intention,
parlons-en, à moins que cela ne vous fasse trop d’angoisse. Je suis jeune encore, mais
j’ai toujours aimé, dès mon enfance, à pleurer avec ceux qui pleurent, plus qu’à rire
avec ceux qui rient ; si vous ne voulez pas me dire toute l’histoire aujourd’hui, vous
me la direz demain, car je n’ai rien qui me presse, et si j’étais pressé, quelque
chose encore me retiendrait ici que je ne puis pas définir.
En parlant ainsi, je jetai involontairement un coup d’œil à la dérobée sur
l’angélique figure de la jeune mère, qui était allée donner le sein à son enfant sur
le seuil de la cabane. Jamais beauté si pure et si rayonnante n’avait fasciné mes
yeux : une apparition du ciel à travers le cristal de l’air des montagnes, la
fraîcheur du matin, un fruit d’été sur une branche, une joie céleste à travers une
larme, une larme d’enfant devenue perle en
tombant des cils ; puis ces
quatre âges de la vie sous un même arbre : l’aïeule, le père, la jeune épouse,
l’enfant à la mamelle ; ces pauvres animaux domestiques : le chien, les chèvres, les
colombes, les poussins sous l’aile de la poule, les lézards courant avec un léger
bruit sous les feuilles sèches du toit. Cette scène me fascinait.
Nous soupâmes.
Après le souper, je demandai timidement, en regardant tour à tour l’aïeule, le père,
la fille, le récit qui m’avait été promis pour m’expliquer la profonde blessure du
châtaignier.
— Ah ! moi, je ne saurais pas dire, je pleurerais trop, dit la vieille femme.
— Ah ! moi, je n’oserais pas, je suis trop jeune pour tout savoir et trop innocente
pour savoir bien raconter, dit la sposa.
— Parlez donc, vous, père, dirent-elles toutes deux.
— Ah bien ! non, dit le père ; mais parlons chacun à notre tour, et
disons chacun ce dont nous nous souvenons ; ainsi le voyageur saura tout par la bouche
même de celui qui aura vu, connu et senti la chose.
— Bien ! dis-je. C’est donc à la vieille mère de parler la première, car elle a vu
passer bien des ombres du châtaignier sur la bruyère de la montagne, et tomber bien
des lits de feuilles mortes sur les racines et sur votre toit.
— Ah ! c’est bien vrai, que j’en ai bien vu tomber et renaître de ces chères feuilles
de notre gros arbre, dit-elle en écartant de sa main amaigrie les
mèches
de ses cheveux blancs, qui lui tombaient de son front sur les yeux. Que voulez-vous,
mon jeune monsieur, je l’ai entendu dire à mon père et au père de mon père : notre
famille est aussi vieille sur la montagne que le rocher fendu qui pleure de
vieillesse, comme mes yeux, et que les racines de l’arbre qui ont fendu la roche en se
grossissant sous terre. Ces deux braves hommes ne savaient pas quand nous y étions
venus pour la première fois. Ils disaient qu’ils avaient entendu dire, par le plus
vieux moine du couvent de là-haut, que les Zampognari, c’est notre
nom de famille, étaient descendus, dans le temps des guerres des Pisans contre les
Florentins, d’un jeune officier toscan prisonnier des Pisans, qui s’était sauvé de la
tour de Pise, où il attendait la mort, avec la jeune fille du capitaine geôlier de sa
tour, et qu’il s’était bâti, au plus haut de la montagne, alors déserte, une cabane
sous les châtaigniers pour y vivre de peu avec sa maîtresse.
Comme elle ne pouvait pas revenir à Pise chez son père, qu’elle avait trahi par amour
pour le beau prisonnier, lui, ne voulant pas non plus abandonner celle à qui il devait
la vie, avait oublié ici père, mère et patrie ; il avait défriché peu à peu
quelques petits arpents de terre autour des rochers, il avait été faire
bénir son mariage à un ermite de l’Ermitage, qui est aujourd’hui le couvent de San Stephano, là-haut, là-haut ; il avait fondé la famille dont les
fils et les filles étaient descendus les uns ici, les autres là, dans les villages de
la plaine, puis il était mort après sa femme.
Leur fils leur avait creusé une fosse en terre sainte, là où vous avez vu le terrain
bossué sous une croix de pierre taillée dans les blocs et rougie par les mousses, où
les hirondelles se rassemblent, la veille de leur départ, avant le coup de vent de mer
de septembre, quand les châtaignes tombent d’elles-mêmes au pied du châtaignier.
Les garçons d’en bas venaient aussi de temps en temps courtiser les filles de l’aîné
des Zampognari, réputées pour leur beauté et pour leur bonne renommée dans les
collines de Lucques, et c’est ainsi que nous avons bien des parents sans les
connaître, à présent, parmi les Lucquois, qui nous méprisent pour notre pauvreté
aujourd’hui. Est-ce que l’eau du Cerchio, qui brille là-bas sous
l’arche du pont de marbre de Lucques, se souvient des gouttes d’eau de notre source,
où boivent nos chèvres et
nos brebis ? Ce monde, monsieur, n’est qu’un
grand oubli pour la plupart ; je ne dis pas cela pour toi, notre Fior d’Aliza, qui ne
nous as jamais oubliés dans notre misère et qui as préféré la veste brune et le bonnet
de laine de ton cousin aux plus riches habits et aux chapeaux galonnés des villes.
Fior d’Aliza rougit, détourna la tête et regarda, appendue à la muraille, la zampogna de son cousin absent. L’enfant, en remuant ses petites mains
du fond de son berceau, toucha par hasard l’outre dégonflée de la zampogna, où dormait un reste de vent de l’haleine de son père ; la musette
rendit un petit son, comme la touche d’un clavier sur lequel un oiseau familier se
perche par hasard en voltigeant libre dans la chambre d’une jeune fille. L’enfant
effrayé retira sa main.
— On dirait que c’est Hyeronimo qui enfle son outre en montant la montagne pour nous
avertir de son approche, dit l’aïeule.
Le père soupira ; la jeune sposa ne dit rien, mais
elle se leva de table et inclina involontairement la tête hors de la porte, comme si
elle avait pu reconnaître, de l’oreille, les pas de son amant dans la nuit ; puis elle
rentra tristement, sourit à son enfant, lui fit couler deux ou trois gouttes de lait
sur les lèvres, et revint s’asseoir à côté de la vieille aïeule.
— Je ne sais pas autre chose de la famille, continua la tante. Que voulez-vous,
monsieur ? personne de nous ne sait ni lire ni écrire ; qui est-ce qui nous
l’apprendrait ? Il n’y a ni maître ni école, à cette distance des villages, sous les
châtaigniers ; les oiseaux ne le savent pas non plus, et cependant voyez comme ils
s’aiment, comme ils font leur nid, comme ils couvent leurs œufs, comme ils nourrissent
leurs petits.
— Et comme ils chantent donc ! ajouta Fior d’Aliza en entendant deux rossignols qui
luttaient
de musique nocturne au fond du ravin, près de l’eau.
— Mon père, reprit l’aïeule, fit ce que faisait son père ; il cultiva un peu plus
large de terre noire entre ces rochers. C’est son père qui avait planté quelques ceps
de vigne sur la pente en pierres au midi, et qui avait enlacé les sarments aux treize
mûriers qui nourrissaient ses vers à soie de leurs feuilles ; c’est son fils, mon
frère et son fils que voilà, dit-elle, en montrant du geste le vieil infirme, qui
défricha en vingt ans et qui sema le champ de maïs dont les grappes d’or, comme des
oranges sur le quai de Pise, brillent maintenant pour d’autres que pour nous sous les
vertes lisières du bois de lauriers.
Lui et son frère, qui est mort jeune, et qui était mon mari, s’occupaient l’hiver,
comme avaient fait leurs pères et leurs oncles, à façonner des zampognes, que les bergers de la campagne de Sienne, des Maremmes et des
Abruzzes, leur achetaient dans la saison des moissons, quand ils allaient se louer,
pour les récoltes, aux riches propriétaires de ces pays, pour rapporter de quoi vivre
l’hiver à la cabane.
On dit que les Calabrais eux-mêmes n’en fabriquent
pas de plus sonores
et de plus savantes que nous.
Mon mari taillait les chalumeaux, creusés et percés de dix trous, autant que de
doigts dans les mains, avec une embouchure pour le souffle ; il choisissait, pour ces
hautbois attachés à l’outre de peau de chevreau, des racines de buis bien saines et
bien séchées pendant trois étés au soleil.
Son frère Antonio coupait et cousait les outres et le soufflet, qui donne le vent à
la zampogne. Il laissait le poil du chevreau en dehors sur la peau,
afin qu’elle gardât mieux le son et que la pluie glissât dessus, comme sur la petite
bête, sans l’amollir, et de plus c’était lui qui en jouait le mieux et qui essayait
l’instrument en le corrigeant jusqu’à ce que l’air sortît aussi juste que la voix sort
des ténèbres.
— Tiens, ma fille, dit-elle à sa nièce en s’interrompant, ouvre donc le coffre de
bois, et montre à l’étranger les trois dernières zampognes qu’ils
ont fabriquées ainsi avant la mort de mon pauvre mari.
Ah ! monsieur, ajouta la vieille femme pendant que Fior d’Aliza tenait le coffre
ouvert pour me laisser voir ces trois chefs-d’œuvre, quels instruments !
et comme Antonio en jouait alors qu’il avait les doigts agiles et le souffle fort !
Non, jamais aucune Madone des coins de rues, à Lucques, à Pise, à Sienne, peut-être à
Rome, n’a entendu des sérénades pareilles pendant les nuits de la semaine de la
Passion ; on priait rien qu’à les entendre, les anges souriaient en pleurant et les
soirs d’été, après la moisson, quand elles jouaient des airs de danse, les chênes même
auraient bondi en cadence en les écoutant.
Le couvercle du coffre échappa à ces mots de la main de la pauvre nourrice, et
retomba avec un bruit sépulcral sur les zampognes désormais muettes.
Elle avait pensé à son amant.
— C’est vrai, dit l’aïeule, que le pauvre Hyeronimo en jouait encore mieux que mon
mari et que son père ! Et celle-ci, ajouta-t-elle en montrant Fior d’Aliza, monsieur,
elle en jouerait encore mieux que son mari si elle voulait ; mais depuis nos malheurs,
elle n’a plus le cœur à rien qu’à penser à lui, à l’attendre, à le pleurer et à
regarder son petit enfant pour retrouver Hyeronimo dans son visage.
Nous vivions ainsi, monsieur, dans le travail, en santé, en bon accord
et en joie, dans notre petit domaine indivis entre nous. La maison se composait de mon
mari, de moi, d’Hyeronimo, qui grandissait pour nous remplacer, d’Antonio, mon
beau-frère, sain et valide alors, qui avait épousé ma sœur, mère de Fior d’Aliza. Ah !
c’est celle-là qui était belle, voyez-vous ! On venait jusque de Pise pour la voir,
quand elle descendait à la foire de Lucques avec son mari. Pauvre sœur ! Qui aurait
dit qu’elle mourrait avant d’avoir fini d’allaiter son enfant, Fior d’Aliza, que vous
voyez devant vous.
Antonio, à ce souvenir, passa sa manche sur ses yeux, et Fior d’Aliza regarda son
enfant comme
si elle eût tremblé de ne pas le nourrir non plus jusqu’au
sevrage.
— Avant cette mort et avant celle de mon mari, poursuivit-elle d’une voix affaissée
par de tristes souvenirs, nous étions trop heureux ici, mon mari, moi, Hyeronimo, mon
fils, que je portais encore à la mamelle, Antonio, ma sœur et la petite Fior d’Aliza,
qui venait de naître.
Un jour, mon mari remonta de la plaine, après la moisson, dans les Maremmes de
Toscane. Il avait fait bien chaud cette année-là ; nous l’attendions tous les soirs du
jour où les moissonneurs et les zampognari rentrent dans les villages de la montagne
avec leur bourse de cuir, pleine de leur salaire, à leur ceinture ; un moine quêteur,
qui avait passé le matin en remontant au couvent de San Stephano, nous avait dit qu’il
l’avait rencontré et reconnu de loin, assis au bord d’une fontaine, sur la route de
Lucques à Bel-Sguardo. Cela m’avait étonnée, car ordinairement, quand il revenait au
grand châtaignier, il ne s’amusait pas à s’asseoir sur la route ; il était trop pressé
de me revoir et d’embrasser son petit sur les lèvres de sa mère. Le soir, nous
n’entendîmes pas, comme à l’ordinaire, sa zampogne à travers les
lauriers de la
montée ; nous n’entendîmes que le pas lent et lourd de ses
souliers ferrés sur les cailloux et le souffle d’une haleine haletante.
— Serait-ce bien lui ? me dis-je.
Et je m’élançai pour m’en assurer. Hélas ! c’était bien lui, mais ce n’était plus
lui ; il me tendit les bras, laissant tomber sa zampogne, et il
s’évanouit sur mes genoux.
Quand il fut revenu à lui :
— Couche-moi, me dit-il, je n’ai plus qu’à mourir ; la fièvre de Terracine m’a
tué.
Le bon air fin des collines ne fit que donner plus de force au poison qui était entré
dans ses veines avec les rayons du soleil des Maremmes. Nous l’ensevelîmes le
troisième jour après son retour ; il ne me resta de lui que Hyeronimo, que je nourris
plus de larmes que de lait.
C’est ainsi que nous ne restâmes plus que six à la cabane : notre vieille mère, qui
ne comptait plus les années de sa vie que par les pertes de son mari, de ses frères,
de ses sœurs, de ses filles mariées bien loin dans la plaine ; Antonio, que vous voyez
déjà aveugle et ne pouvant plus sortir qu’avec son chien de la cabane, pour aller à la
messe au monastère de San Stephano deux fois par an ; Hyeronimo,
mon fils
unique, et Fior d’Aliza, dont la mère était morte la semaine où elle était née ;
c’était la chèvre blanche qui l’avait nourrie. Aussi voyez comme elle l’aime et comme
elle a l’air jalouse quand Fior d’Aliza caresse son nourrisson, et comme elle frotte
ses cornes contre son tablier. On dirait qu’elle est jalouse de l’amour de la mère
pour l’enfant, et qu’elle regarde Fior d’Aliza comme son enfant à elle-même. Pauvres
bêtes, allez ! allez vous êtes bien de la famille. Les parentés sont dans le cœur,
monsieur ; il y a bien des chrétiens qui ne s’aiment pas tant que nous nous aimons,
nous, le chien, la chèvre et les moutons, sans compter le Ciuccio,
l’âne qui broute là, devant les chardons aux fleurs bleues du ravin.
Les deux enfants dont je devins la seule mère, puisque Fior d’Aliza n’en avait plus,
furent nourris du même lait par moi et par la chèvre, et bercés dans le même berceau.
De peur que les renards ou les écureuils ne leur fissent mal à terre, pendant que
j’allais sarcler le maïs ou retourner les meules de foin dans le petit pré, je
suspendais leur berceau sur la grosse branche basse et souple du châtaignier, et je
m’en rapportais au vent pour les balancer doucement dans leur nid ; n’est-ce
pas ainsi que font les oiseaux ? Moi, mes deux oiseaux n’avaient pas
d’ailes ; je ne craignais pas qu’ils s’envolassent pendant l’ouvrage. Ils se
ressemblaient tellement, qu’on ne connaissait pas la petite du petit autrement qu’à la
couleur de leurs cheveux, quand ils me tendaient les bras pour que je leur donnasse le
sein. Il n’y avait pas six mois d’âge entre eux deux, Hyeronimo étant né la même année
que Fior d’Aliza avait vu le jour.
Je disais souvent à mon beau-frère Antonio :
« Remarie-toi donc pour donner une autre mère à ta fille » ; mais il me disait
toujours non. « Je lui donnerais bien, à elle, une autre mère, mais qui est-ce qui me
donnerait, à moi, une autre femme ? »
Sa consolation était de ne jamais vouloir se consoler. Le chagrin qu’il nourrissait
et les larmes qu’il ne cessait pas de répandre en pensant à sa pauvre belle femme
morte, finirent par lui rétrécir le cœur et par le rendre aveugle, comme le voilà ; il
ne pouvait presque plus travailler aux zampognes ; d’ailleurs on
n’en commandait guère depuis que les Français dominaient à Rome et à Lucques ; les pifferari, joueurs de musette, ne sortaient plus des Abruzzes, et les
Madones, aux coins
des rues, n’entendaient plus de sérénades ni de
litanies la nuit, aux pieds de leurs niches abandonnées. On n’entendait que la musique
de cuivre des régiments, les tambours et le bruit de l’exercice à feu sur les remparts
de Lucques et dans les plaines. Nous avions perdu notre gagne-pain en hiver, et mes
faibles bras et les bras affaiblis du pauvre Antonio ne suffisaient qu’à peine à
cultiver un peu de maïs et de millet, assaisonné de lait de chèvre pour les petits.…
Qu’aurions-nous fait sans les châtaignes pour vivre, le pauvre infirme et moi ? Mais
les châtaigniers nous nourrissaient tout l’hiver, les figuiers tout l’été ; nous
faisions sécher les châtaignes au four et nous les conservions saines dans leur
seconde écorce ; nous faisions cuire les figues au soleil, sur le toit de la cabane,
et, saupoudrées d’un peu de farine de millet que je broyais moi-même dans le mortier,
sous le pilon de pierre dure, elles se conservaient, comme les voilà encore, d’un
automne à l’autre. Voyez, monsieur, quel bon goût elles ont ; on dirait du sucre ou
des morceaux de miel de nos trois ruches, durcis dans leur cire.
Lamartine.
▲