Aristote.
Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (2e partie)
« Les mots dans la parole ne sont que l’image des modifications de l’âme, et l’écriture n’est que l’image des mots que la parole exprime. « De même que l’écriture n’est pas identique pour tous les hommes, de même les langues ne sont pas non plus semblables. Mais les modifications de l’âme, dont les mots sont les signes immédiats, sont identiques pour tous les hommes, comme les choses, dont ces modifications sont la représentation fidèle, sont aussi les mêmes pour tous. « Le nom est un mot qui signifie une chose, sans spécifier de temps. « Le verbe est un mot qui embrasse l’idée de temps, et dont aucune partie isolée n’a de sens par soi-même. »Toute la grammaire philosophique est ainsi définie. Passons encore ! Ou plutôt passons tout, car le tout n’est que la grammaire du raisonnement. On admire Aristote comme on admire Euclide ; mais le suivre, ce serait le refaire. On ne peut le refaire qu’en chiffres : les chiffres ne se démontrent pas. Ils sont la sensation du vrai. Leur inventeur est plus qu’un homme. Telle est l’opinion qu’on a d’Aristote après avoir étudié sa Logique. C’est l’échafaudage de toute vérité. Mais, la vérité de la démonstration obtenue, on renverse l’échafaudage, et l’on passe sur le pont que l’architecte a construit.
« Quel homme qu’Aristote, qui trace les règles de la Tragédie de la même main dont il a donné celles de la Dialectique, de la Morale, de la Politique, et dont il a levé, autant qu’il a pu, le grand voile de la nature ! Peut-on s’empêcher de l’admirer, quand on voit qu’il a connu à fond tous les principes de l’éloquence et de la poésie ? Où est le physicien de nos jours chez qui l’on puisse apprendre à composer un discours et une tragédie ? Aristote fit voir après Platon que la véritable philosophie est le guide secret de l’esprit de tous les arts. Les lois qu’il donne sont encore aujourd’hui celles de nos bons auteurs. »Au dix-huitième siècle, les plus grands et les plus exacts des historiens de la philosophie se taisent sur la Poétique d’Aristote. Brucker et Tennemann, sans parler de Tiedemann, la passent dédaigneusement sous silence. De nos jours même, M. Henri Ritter ne suppose pas davantage qu’elle soit digne d’un regard. On dirait vraiment que c’est la chose la plus simple du monde et la plus indifférente qu’un philosophe législateur du goût, et que les exemples en sont si vulgaires, qu’il n’est pas besoin de mentionner celui-là. Voltaire a pleine raison quand il établit que c’est l’esprit philosophique qui conduit tous les arts, guidés par lui secrètement et à leur insu. Mais on peut s’étonner que ce soit un homme de lettres qui revendique ce titre pour une science qui n’était pas précisément la sienne, et qu’un tel titre ait été omis par les annalistes savants et laborieux de la philosophie. Ce n’est pas cependant pour la philosophie un mince honneur ; et, toute riche qu’elle peut être, elle aurait bien tort de négliger rien de ce qui étend et embellit son domaine. Le beau, sous toutes ses formes, est une des idées qu’elle approfondit et qu’elle cultive légitimement, et elle a le droit de suivre cette idée jusqu’à un certain point dans ses applications. Elle n’est pas tenue sans doute d’étudier la poétique comme elle étudie la psychologie, la morale ou la métaphysique ; mais, quand elle traite des beaux-arts, comme le fait Aristote, en posant les principes généraux et essentiels, c’est un service de plus qu’elle rend à l’esprit humain, et qu’elle seule est capable de lui rendre. La poésie, non plus que les autres arts, n’a pas le secret de ses propres charmes et de sa puissance. Bien plus, si elle recherche ce secret, elle s’abdique et se perd en voulant se connaître. Il est fort heureux qu’Homère n’ait point pensé à se rendre compte de son génie ; car probablement, détourné par ce soin, il ne nous eût point donné l’Iliade ; mais il est fort heureux aussi que d’autres nous apprennent pourquoi l’Iliade est si parfaite et si belle ; et cette découverte des principes n’appartient qu’à la philosophie, qui fonde et dirige la critique. Loin donc de blâmer Aristote d’avoir composé un traité de poétique, il faut l’en remercier ; car, depuis deux mille ans passés, ce traité a fait loi sur presque tous les points qu’il touche et qu’il a réglés définitivement. Il a beau être inachevé, incomplet ; le texte, que nous en a transmis une tradition trop peu attentive, a beau être altéré de mille manières, la pensée n’en est pas moins en général éclatante et sûre. Elle se fait jour à travers ces ruines et ces ténèbres ; et, quand on l’étudie comme elle le mérite, elle apparaît, dans les bornes où elle se renferme, comme le code du bon sens et du bon goût. Aristote n’a pas tout dit certainement ; et, depuis lui, l’esprit humain n’a pas laissé que de marcher et de faire de grands progrès ; mais presque tout ce qu’il a dit est incontestable ; et, comme la vérité ne change pas, toutes celles qu’il a découvertes et démontrées sont de nos jours aussi jeunes, aussi belles que de son temps. Voltaire ne se trompait point, en croyant avec Corneille qu’il commentait, et même avec Lessing, son adversaire, que s’écarter des règles d’Aristote, c’était courir grand risque de s’égarer. Il est possible qu’une telle assertion, surannée et audacieuse tout ensemble, provoque encore plus d’un sourire à l’heure qu’il est. Notre siècle, il y a moins de trente ans, a institué de grandes discussions littéraires, dont le retentissement n’a point encore tout à fait cessé. Je me garderai bien de ranimer les querelles des romantiques et des classiques, tout en reconnaissant volontiers et en regrettant ce qu’avaient d’honorable et d’élevé ces passions intellectuelles, remplacées par de moins dignes et de moins innocentes. Mais, pour tous les juges compétents, la question a été décidée en faveur des règles, qu’attaquaient si violemment des esprits plus téméraires que sensés. On se fiait beaucoup à ses forces, sans avoir assez réfléchi à l’emploi qu’on en devait faire. On voulait marcher par des voies nouvelles, et l’on n’y rencontrait que des précipices. Les œuvres qu’on tentait étaient monstrueuses, au lieu d’être parfaites ; et elles valaient moins encore, s’il est possible, que le système hautain et vide qui prétendait les inspirer. À bout de faux pas, d’expériences avortées, il a fallu revenir à ces routes qu’on trouvait si monotones et si plates ; il a fallu se soumettre à ce joug qui semblait si lourd et si gênant, parce qu’on ne savait pas le porter ; et les règles sont sorties plus claires et plus fermes de ces conflits où on les avait tant maltraitées et tant obscurcies. Naturellement, Aristote n’avait pas été plus épargné que ces règles. Il passait pour en être le père et le rigide défenseur. Il eut sa part des colères qu’elles excitaient ; et son nom, tout vieux qu’il était, fut un des plus souvent invoqués par les deux camps. On le citait en sens contraire, et l’on voulait de part et d’autre s’abriter sous cette grande autorité. Par malheur, on le comprenait fort mal ; et l’Aristote de notre temps, dont Corneille, il faut bien l’avouer, était bien un peu coupable, ne ressemblait guère plus au véritable Aristote que celui de la scolastique. Les trois unités qu’on lui attribuait si gratuitement, pour les lui reprocher ou pour l’en féliciter, n’étaient pas de lui. D’autres principes non moins respectables qu’on lui prêtait encore, ne lui appartenaient pas davantage ; et la tradition qui se dénature si vite, sans devenir tout à fait fausse, n’était guère plus fidèle de notre temps qu’elle ne l’avait été dans le moyen âge et la renaissance. Elle avait inventé des axiomes en poétique, comme elle en inventait jadis en métaphysique et en psychologie. Aristote en était responsable, bien qu’il n’y eût jamais songé et qu’il fût impossible de les découvrir dans ses écrits. De nos jours on connaît mieux son œuvre, et l’on peut être aisément plus équitable, en même temps qu’on est plus exact. En étudiant directement Aristote, on ne lui fera dire que ce qu’il a dit. Mais on peut être assuré qu’on l’admirera tout autant. Réduit aux proportions qui sont les siennes, il n’en sera pas moins grand ; il ne diminuera point, parce qu’on lui enlèvera quelques théories contestables qui ne sont pas son bien.
« la philosophie des arts devait naître dans la Grèce, parce qu’en suivant le mouvement libre de la nature et les inspirations d’un goût infaillible, les poètes et les artistes de cet heureux pays réalisaient la théorie du beau, avant que personne n’en eût encore tracé les lois. Le zèle prodigieux avec lequel furent cultivées l’épopée, la poésie dramatique et l’éloquence, ajoute Herder, éleva nécessairement l’analyse littéraire à une perfection inconnue parmi nous. Quelques fragments mutilés et les écrits d’Aristote, voilà ce qui nous reste de ce genre d’écrits. Ils suffisent pour montrer quelles étaient dans l’antiquité la pénétration et l’élégante délicatesse de la critique3 ». Ce jugement du grand historien de l’humanité serait équitable, s’il ne rabaissait pas un peu trop les modernes devant les anciens. Au temps de Herder, la critique, dont il était un des plus nobles représentants, n’était pas si impuissante qu’il a l’air de le penser, peut-être par un scrupule de modestie. Mais, quoi qu’il en soit, Herder a bien vu la haute importance des monuments de critique que la Grèce nous a légués. Dans le mouvement général de l’esprit humain, ces monuments tiendront toujours une place nécessaire, parce qu’ils marquent et assurent les lentes conquêtes de la réflexion à côté et à la suite des élans de l’inspiration et de la spontanéité des peuples. Il a été donné à la Grèce de réunir en une harmonie et une beauté égales ces deux extrémités de l’intelligence humaine. C’est un privilège dont elle seule a joui entre les nations qui ont brillé à l’origine des temps. On ne peut pas croire, sans faire d’exagération sacrilège, que la Poétique, si le génie d’Aristote avait pu l’achever, aurait en son genre valu l’Iliade, et que le critique se serait élevé au niveau du poète ; mais on peut affirmer que les ruines informes qui sont arrivées jusqu’à nous sont encore si précieuses et si éclatantes que leur gloire efface tant d’autres monuments plus complets, mais moins beaux, qui n’ont été possibles après elles qu’à la condition de les imiter en les perfectionnant.
« La poésie », dit Aristote, et il entend par là le poème épique, la tragédie, la comédie, le dithyrambe, musique et paroles, l’élégie,
« est un art d’imitation ». Il y a dans ces paroles une grande erreur. La poésie a une tout autre origine que le plaisir servile produit en nous par l’imitation ; elle est née de l’homme même. Nous voudrions savoir quel est, dans la Marseillaise, chant national des Français modernes, le plaisir de l’imitation. Non ; l’origine de la Marseillaise, musique et paroles, est d’une nature bien supérieure. C’est l’élan de l’âme du peuple attaqué dans ses droits, qui jouit de les défendre, et qui chante d’avance cette jouissance et cette gloire, par une poésie intime qui lui dicte ses accents. Il en est ainsi de toute poésie spontanée, qui n’est point un art, mais qui est l’exubérance des forces de la nature. — La nature chantée, voilà toute la poésie. Il divise tous les poètes en deux ordres : les poètes héroïques et les poètes comiques. Il paraît, en le lisant, qu’Homère lui donne, à lui seul, le modèle des deux : des poèmes héroïques dans l’Iliade et l’Odyssée ; des poèmes comiques dans son Margitès.
« La comédie est l’imitation du vice ou du ridicule. Le ridicule, en effet, suppose toujours un certain défaut et une difformité qui n’a rien de douloureux pour celui qui la subit. C’est ainsi qu’un masque provoque le rire dans celui qui le voit, sans que d’ailleurs ce soit un signe de souffrance. Elle vint de la Sicile en Grèce. « L’épopée tient à la tragédie en ce qu’elle est comme elle, sauf le mètre, une imitation des actions nobles à l’aide du discours. Mais une différence, c’est que dans l’épopée le mètre est toujours le même, et qu’elle est toujours un récit. « Une autre différence encore, c’est l’étendue. La tragédie s’efforce autant que possible de se renfermer dans une seule révolution du soleil, ou du moins de très peu sortir de ces limites ; l’épopée, au contraire, n’a pas de limite de temps ; et c’est là une différence essentielle, quoique dans le principe on se donnât cette facilité pour la tragédie aussi bien que dans la comédie. »
* * *
« La tragédie, continue-t-il, est selon moi l’imitation de quelque action sérieuse, noble, complète, ayant sa juste dimension et employant un discours relevé par tous les agréments qui, selon leur espèce, se distribuent séparément dans les diverses parties, sous forme de drame et non de récit, et arrivant, tout en excitant la pitié et la terreur, à purifier en nous ces deux sentiments. Quand je parle d’un discours relevé d’agréments, j’entends celui qui réunit le rythme, l’harmonie et le chant, et quand j’ajoute : séparément selon leur espèce, j’entends que certaines parties n’ont que des vers, tandis que les autres se complètent aussi par le chant et la musique. « Puisque c’est par l’action que la tragédie imite, une première conséquence, c’est qu’une partie de la tragédie est nécessairement la pompe du spectacle, et que la mélopée et les paroles ne viennent qu’ensuite. Car ce sont là les moyens d’imitation dont elle dispose. J’entends par les paroles la composition des vers ; et quant à la mélopée, chacun sait assez clairement tout ce qu’elle est. « La tragédie est donc l’imitation d’une action ; et cette action étant l’œuvre de personnages qui agissent, ces personnages ont nécessairement un caractère et un esprit qui les font ce qu’ils sont ; conditions qui, d’ailleurs, servent à qualifier aussi les actes humains. Or il y a deux causes qui déterminent naturellement toutes nos actions : ce sont l’esprit et le caractère, qui, dans la vie également, décident toujours de nos succès ou de nos revers. « C’est la fable qui est l’imitation de l’action ; et par fable, j’entends le tissu des faits. Le caractère ou les mœurs, c’est ce qui distingue les gens qui agissent et permet de les qualifier ; et l’esprit, c’est l’ensemble des discours par lesquels on exprime quelque chose, ou même on découvre le fond de sa pensée. « Ainsi, l’on peut compter dans toute la tragédie six éléments qui servent à déterminer ce qu’elle est et ce qu’elle vaut : ce sont la fable, les mœurs ou caractères, le style, l’esprit ou les sentiments, le spectacle et la mélopée. En effet, les moyens d’imitation comprennent deux de ces éléments ; la façon d’imiter en comprend un ; et ce qu’on imite comprend les trois autres. En dehors de ces termes, il n’y a plus rien. « D’ailleurs, ce ne sont pas quelques poètes en petit nombre et qu’on pourrait compter, qui ont employé ces six éléments ; toute pièce, sans exception, renferme à la fois spectacle, caractères, fable, style, musique et pensées. « Mettre à la suite les unes des autres ces sentences n’est point la tragédie, la fable et l’action bien tissues, c’est bien plus ; les pensées ne viennent qu’au troisième rang. »Ce genre de poésie doit finir par le malheur ; voyez Euripide :
« Aussi, l’on a grand tort de blâmer Euripide de suivre cette même combinaison dans ses pièces, et de faire finir beaucoup de ses tragédies par le malheur. Ce dénouement est excellent, comme j’ai essayé de le faire voir ; et la meilleure preuve, c’est que, sur la scène et dans les concours, ces sortes de pièces, si d’ailleurs elles sont bonnes, paraissent les plus tragiques de toutes. « La terreur et la pitié peuvent venir du spectacle qu’on met sous les yeux des assistants ; mais on peut faire sortir ces sentiments de l’intrigue même du drame, ce qui est bien préférable et annonce un poète plus habile. « La fable doit être composée de telle sorte qu’il suffise d’entendre les choses, même sans les voir, pour frissonner et s’attendrir au récit des événements ; et c’est bien ce qu’on éprouve rien qu’à entendre raconter l’histoire d’Œdipe. Chercher à produire ces effets en mettant les choses sous les yeux directement, est beaucoup moins digne de l’art, et il n’y faut que les frais de la représentation. « Quant à ceux qui visent à produire non la terreur par ce qu’ils font voir sur la scène, mais une épouvante monstrueuse, ils n’entendent rien à la tragédie ; car il ne faut pas lui demander toute espèce de plaisirs, mais seulement ceux qui lui sont propres. « Puisque le but du poète doit être de nous procurer le plaisir qui vient de la pitié et de la terreur, il est clair qu’il faut qu’on trouve ces émotions dans les choses même que son œuvre nous représente. Cherchons donc quels sont les objets qui excitent la terreur et la pitié dans les événements réels de la vie. « Il faut de toute nécessité que les actions capables de les produire se passent, ou entre des amis, les uns à l’égard des autres, ou entre des ennemis, ou enfin entre des gens qui ne sont ni l’un ni l’autre. « Qu’un ennemi tue son ennemi, il n’y a rien dans ce fait, soit qu’on l’accomplisse, soit qu’on le doive accomplir, qui puisse exciter la pitié, si ce n’est la catastrophe elle-même. Il n’y en a pas davantage, si les personnes ne sont ni amies ni ennemies. « Mais quand ces douloureux événements arrivent entre des personnes qui s’aiment, et que, par exemple, un frère tue ou doive tuer son frère, un fils son père, une mère son fils, un fils sa mère, ou qu’il se commet d’autres malheurs de ce genre, voilà les situations qu’il faut rechercher. »Suivent des exemples célèbres et choisis dans la tragédie grecque.
« Homère, dit-il,
est un dieu, quand on le compare à tous les autres poètes. »Il est aisé de voir qu’Aristote place dans sa pensée Homère au-dessus de toute comparaison avec ses successeurs ; et des rivaux, il n’en voit pas. Il est aisé aussi de conclure que cette Poétique n’est qu’une réunion de fragments décousus et non suffisamment réfléchis, reliés après coup par ses disciples. Horace et Boileau, dans leur Art poétique, sont plus parfaits, mais moins sagaces. Aristote termine au hasard, en donnant la supériorité à la tragédie sur le poème épique. C’est une erreur. Voici comment il essaye de la justifier sans y parvenir :
« On peut, en comparant la tragédie et l’épopée, se demander laquelle de ces deux espèces d’imitations est la plus parfaite. Si la moins grossière est la meilleure, et que ce soit celle qui s’adresse aux meilleurs esprits, on ne peut nier que le genre qui prétend imiter tout sans exception ne soit aussi le plus grossier des deux. « Quand on suppose que les gens ne vous comprendront pas, si l’on ne prend la peine de leur tout expliquer, on se donne beaucoup de mouvement, comme ces mauvais mimes qui pirouettent sur eux-mêmes pour imiter un disque qui tourne, ou qui tirent à eux le Coryphée quand ils jouent, aux sons de la flûte, la Scylla attirant les navires sur l’écueil. « La tragédie est donc à l’épopée comme les vieux acteurs croient que les nouveaux sont à leur égard. Myniseus traitait de singe Callipide, qui selon lui forçait trop son jeu ; il ne pensait pas mieux de Pindarus. La tragédie n’est pas à une moindre distance de l’épopée que ces acteurs subalternes ne sont par rapport aux autres. L’épopée s’adresse aux esprits distingués qui n’ont aucun besoin de tout cet attirail extérieur, tandis que l’art tragique ne s’adresse qu’à des gens d’un goût vulgaire. « Il semblerait donc démontré par là que l’imitation la plus matérielle est aussi la moins bonne. « Mais une première réponse à cette objection, c’est que cette critique ne porte pas sur la poésie, et qu’elle ne touche que l’art du comédien ; on peut exagérer les gestes, même en ne récitant que de simples rapsodies, comme faisait Sosistrate, et même en chantant, comme faisait Mnasithée d’Opunte. « En second lieu, on peut dire que toutes les espèces de gestes ne sont pas à blâmer, par exemple la danse, et qu’on ne doit réprouver que les gestes inconvenants. C’est le sens des reproches qu’on adressait à Callipide, et que d’autres acteurs méritent de notre temps, pour imiter la tenue des femmes déshonnêtes. « Il faut ajouter encore que la tragédie peut se passer du geste, tout aussi bien que l’épopée, pour produire son effet propre. Il suffit aussi de la lire pour la comprendre parfaitement ; et si elle est supérieure sous les autres rapports, l’accessoire de la représentation ne lui est pas absolument indispensable. « Ensuite, la tragédie peut paraître supérieure en ce qu’elle a tout ce qu’a l’épopée, dont elle emprunte même le vers, si elle le veut, et qu’elle a en outre, ce qui n’est pas un petit avantage, la musique et le spectacle, qui contribuent manifestement à procurer de vifs plaisirs. Elle a de plus pour elle les jeux de scène, qui frappent les yeux, soit quand il s’agit d’une reconnaissance, soit dans tout le cours de l’action. « Elle a encore cette supériorité, qu’elle atteint le but de son imitation avec de moindres développements ; or ce qui est condensé fait par cela même plus de plaisir que ce qui est délayé dans un long espace de temps ; et par exemple, je demande quel effet produirait l’Œdipe de Sophocle, si on l’allongeait en autant de vers que l’Iliade en compte. « L’épopée, quelle que soit son imitation, est moins une que la tragédie ; et la preuve, c’est que, d’une seule épopée, on peut tirer plusieurs tragédies. « Aussi, dans le poème épique, si l’on se borne à une fable unique, on tombera nécessairement dans un de ces deux inconvénients : ou avec une exposition concise, de paraître tronqué et de finir comme en queue de rat ; ou avec les dimensions ordinaires du poème épique, de paraître diffus et délayé. Que si l’on prend plusieurs fables au lieu d’une, c’est-à-dire si l’on combine dans son œuvre plusieurs actions, il n’y a plus dès lors d’unité. « L’Iliade même et l’Odyssée ont certaines parties qui, à elles seules, ont un grand développement ; cependant ces épopées sont aussi parfaites que possible dans leur composition, et l’on ne saurait pousser plus loin l’imitation d’une action unique. « Ainsi, la tragédie l’emporte par tous ces points, et en outre, par l’effet qu’elle produit dans les limites que l’art lui impose ; car l’épopée et la tragédie ne sont pas faites pour procurer un plaisir quelconque, mais seulement le plaisir que nous avons signalé. J’en conclus que la tragédie est évidemment supérieure à l’épopée, puisqu’elle atteint plus complètement le but qu’elle poursuit. « Mais bornons-nous à ce que nous venons de dire sur l’épopée et la tragédie, sur la nature de toutes deux, sur leurs formes et sur leurs parties, dont nous avons fixé le nombre et les différences, sur les causes de leurs beautés et de leurs défauts, et enfin sur les critiques dirigées contre la poésie et sur les réponses qu’on peut faire à ces critiques. »Cette comparaison de la tragédie avec l’épopée manque de justesse dans le fond comme dans la forme, car l’épopée, c’est la nature entière, et la tragédie n’en est qu’une partie : prenez les quatre-vingt-dix-sept tragédies d’Eschyle d’un côté et l’Iliade de l’autre, vous verrez Eschyle sombrer et Homère grandir. Il ne faut pas d’autre jugement.
« Quand on veut étudier la nature, c’est aux êtres complets qu’il convient de s’adresser, ce n’est point aux êtres inférieurs ? »(Voir la Politique, liv. I, ch. II, § 10.) Mais passons. Après avoir montré tout ce qu’a d’important l’étude de l’âme, Aristote indique, avec sa concision habituelle et avec la sûreté de son coup d’œil, les questions principales qu’il convient d’agiter. L’âme est-elle une substance ? N’est-elle qu’une qualité ? Est-elle simplement en puissance ? ou est-elle une réalité complète ? Plus tard, il soutiendra qu’elle est une substance, qu’elle est en acte et non pas seulement en puissance ; mais nous verrons en quel sens il prête à l’âme la substantialité et l’énergie. Puis il se demande si l’âme possède quelque affection qui lui soit propre, ou si plutôt toutes ses affections ne lui sont pas communes avec le corps. La sensation a besoin du corps évidemment ; la pensée n’en a pas moins besoin, bien qu’elle semble plus propre à l’âme que la sensibilité. L’âme est donc indissolublement unie au corps : elle ne peut pas plus être séparée de lui qu’on ne peut séparer d’un objet quelconque la forme qui le limite et le détermine. Les passions de l’âme, Aristote le remarque avec toute raison, sont toujours accompagnées de certaines modifications du corps ; et de cette observation, qui est vraie et qu’eût approuvée Descartes, mais qui est incomplète, puisqu’il y a dans l’âme autre chose que des passions, que conclut Aristote ? Que l’étude de l’âme appartient exclusivement au naturaliste, ou, comme nous le dirions aujourd’hui, au physiologiste. Et de peur qu’on ne s’y méprenne, Aristote explique ce qu’il entend par le naturaliste, et, pour parler grec, le physicien : c’est celui qui étudie les phénomènes en tant qu’ils sont unis à la matière ; c’est celui qui, en étudiant l’âme par exemple, ne la sépare point du corps auquel elle est jointe. Le physicien est, à cet égard, au-dessous même de quelques artistes, de l’architecte, du médecin, qui étudient certaines modifications de la matière, indépendamment de la matière même ; au-dessous du mathématicien, qui étudie abstraitement d’autres modifications ; fort au-dessous, par conséquent, du métaphysicien, qui étudie plus abstraitement encore les propriétés générales de l’être. Sur ce point, il est impossible d’être plus clair que ne l’est Aristote. Suivant lui, l’étude de l’âme n’est qu’une partie de l’histoire naturelle ; elle n’appartient en rien à la métaphysique, à la philosophie première. Ceci est une conséquence parfaitement rigoureuse de la définition posée dès le début. Si l’âme est le principe des êtres vivants, il faut l’étudier dans les êtres vivants ; l’homme apparemment n’est pas le seul être qui vive, le seul être animé et organisé. Adjugeons donc à la science qui étudie l’organisation des êtres l’étude du principe sans lequel les êtres ne seraient pas. Mais ici admirons Aristote : il vient de montrer toute l’étendue de son sujet ; il en a fixé les détails et les limites ; il en a déterminé la méthode, par la nature même de la science à laquelle il l’attribue. Cette science, l’histoire naturelle, il la possède comme personne ne l’a possédée avant lui, comme depuis lors personne peut-être ne l’a possédée. Il est aussi parfaitement sûr de ses forces que du chemin dans lequel il doit marcher, et pourtant il ne veut pas s’en remettre à lui seul. D’autres avant lui ont parcouru la même carrière4; il les interrogera, à la fois pour leur emprunter loyalement la vérité, s’ils l’ont découverte, et pour éviter prudemment leurs erreurs, s’ils en ont commis. Réserve bien rare dans le génie, qui croit en général immodérément à lui-même, et qui serait cependant bien plus puissant encore, s’il était plus modeste et s’il s’appuyait sur la tradition ! Aristote s’adresse donc à ses devanciers, et s’il les combat, ce n’est qu’après les avoir longuement consultés : il se sépare d’eux, mais il ne les omet pas. Depuis Thalès jusqu’à Timée, Platon, Xénocrate, il étudie et critique ses prédécesseurs, ses maîtres, ses condisciples. Deux facultés de l’âme ont surtout attiré leur attention : la sensibilité et le mouvement. Mais Aristote trouve qu’ils ne les ont bien expliquées ni l’une ni l’autre. Ces philosophes, trop peu instruits, ont cherché à définir le mouvement dans l’âme, comme ils le définissaient dans l’univers, ne voyant pas que dans l’âme (l’âme humaine sans doute, malgré ce qu’en a dit plus haut Aristote), le mouvement tient surtout à cette force qu’on appelle la volonté et la pensée. En outre, ils ont pris les modifications de l’âme pour des mouvements en elle : sentir, penser même, s’attrister, se réjouir, espérer, craindre, s’indigner, ce ne sont pas des mouvements de l’âme ; ce sont des mouvements qui n’appartiennent qu’au corps, se développant avec lui, se flétrissant et mourant avec lui. Quant à l’intelligence proprement dite, elle donne si peu le mouvement, qu’elle est « un principe impassible », tout divin, tout indestructible qu’il est. L’intelligence même ne pense, ne sent, n’aime, ne se souvient, qu’en compagnie du corps. Les modifications de l’âme, qu’on prend pour des mouvements, ne sont donc pas proprement à elle. Si les philosophes antérieurs ont commis cette erreur, c’est qu’ils n’avaient pas assez étudié le corps ; ils ne s’étaient pas assez rendu compte des conditions qu’il doit remplir pour être uni à l’âme. Ils n’ont pas mieux compris la sensibilité. L’âme, pour connaître les choses, n’a pas besoin d’être semblable aux choses, ni surtout, comme l’ont imaginé quelques esprits grossiers, d’être les choses mêmes. Il n’y a point entre l’âme et les êtres qu’elle connaît cette insoutenable identité. De plus, Aristote, comme son maître dans le Phédon, fait justice de cette opinion que l’âme est l’harmonie du corps, métaphore inexacte donnée pour une explication scientifique. Il n’est pas moins sévère pour cette autre métaphore plus vide encore, qui fait de l’âme un nombre qui se meut lui-même. Enfin, il termine cet examen rapide des théories qui ont précédé la sienne, en les accusant d’être incomplètes, parce qu’elles n’ont pas étudié l’âme dans toute sa généralité. La sensibilité, le mouvement, n’épuisent pas les facultés de l’âme. La plante a une âme puisqu’elle se nourrit, et pourtant elle ne sent ni ne se meut. Certains animaux, qui sentent, sont immobiles. Leur refusera-t-on une âme ? Et s’ils en ont une, pourquoi l’a-t-on oubliée dans des systèmes qui ont la prétention d’expliquer l’âme tout entière ? À ces théories insuffisantes il faut en substituer une plus vaste et plus exacte. Et, d’abord, Aristote s’occupe de donner la définition de l’âme. Quelle est cette définition ? On peut, d’après ce qui précède, le deviner presque sans peine. Tout être, toute substance se compose de trois éléments, qu’y peut distinguer la raison : la matière d’abord, qui n’est par elle-même rien de déterminé, et n’est qu’une simple puissance ; la forme, qui détermine l’être, lui donne un nom, le fait ce qu’il est ; puis, en troisième lieu, l’être lui-même, composé de la matière et de la forme, l’être tel que nos sens nous le montrent. Que peut donc être l’âme ? Évidemment elle ne peut être que la forme du corps, non pas du premier corps venu, comme l’ont dit les Pythagoriciens et quelques autres, mais d’un corps formé par la nature, et doué par elle d’organes qui le rendent capable de vivre. L’âme, en venant se joindre à la matière organisée, lui apporte donc actuellement la vie. De la simple puissance, elle la fait passer à la réalité entière et complète. L’âme est donc l’achèvement du corps, sa perfection, son acte, et, pour parler la langue aristotélique, son entéléchie5. De là il résulte que l’âme ne se confond pas plus avec le corps, que la cire ne se confond avec l’empreinte qu’elle reçoit, pas plus que la matière d’une chose quelconque ne se confond avec cette même chose. L’âme est l’essence du corps qui sans elle n’est plus ce qu’il est, tout comme un œil de pierre, un œil en peinture n’est pas un œil véritable. L’âme n’est pas tout à fait le corps ; elle est quelque chose du corps ; mais elle n’en peut être séparée, et Aristote n’ose même pas dire qu’elle y soit distinctement, comme le marin est dans le vaisseau qu’il gouverne. Voilà donc la définition de l’âme ; et le philosophe qui a fait sur la définition en général la grande théorie déposée dans les Analytiques veut prouver que celle-ci est irréprochable. À ses yeux, elle remplit la condition essentielle de toute bonne définition : elle contient la cause. L’âme ainsi comprise est la cause du corps vivant ; c’est elle qui, en lui donnant la vie, le fait ce qu’il est. Elle la lui donne par quatre facultés diverses : la nutrition, la sensibilité, l’intelligence, la locomotion. Partout où l’on voit l’une de ces facultés, on peut affirmer qu’il y a vie, qu’il y a une âme. Ces facultés, du reste, se répartissent très inégalement entre les êtres vivants. Les uns n’en ont qu’une : ainsi, les plantes n’ont que la faculté de nutrition, n’ont que l’âme nutritive ; d’autres êtres jouissent de toutes les facultés réunies : tel est l’homme. Ajoutez que ces facultés se subordonnent entre elles dans une série parfaitement régulière. La nutrition peut être isolée de toutes les autres ; mais la sensibilité, qui est le caractère propre et premier de l’animal, ne va jamais sans la nutrition ; la locomotion suppose nécessairement la sensibilité, comme celle-ci suppose la nutrition. Enfin, l’intelligence implique toutes les facultés inférieures. Je n’insiste pas sur la grandeur et la vérité de ces considérations physiologiques. On sait assez ce qu’on peut attendre de l’auteur de l’Histoire des animaux. Tout ce qu’il convient de remarquer ici, c’est qu’Aristote fait de l’âme la cause directe de la nutrition et de la génération, destinées, l’une à conserver l’individu, l’autre à perpétuer la race. Il réfute les philosophes qui ont attribué au seul élément du feu ce grand acte de la nutrition. Certainement, sans la chaleur, la nutrition n’est pas possible ; et voilà pourquoi tous les êtres vivants sont pourvus d’une certaine chaleur. Mais c’est l’âme qui est la cause absolue de la nutrition. C’est elle qui nourrit le corps au moyen des aliments qu’elle lui assimile. C’est elle qui, tout en le développant, lui conserve néanmoins sa figure, tandis que le feu, s’il était seul chargé de cette fonction, accroîtrait cette figure sans règle et sans limites. Après la théorie de la nutrition vient la théorie de la sensibilité.
« Socrate, lui dit-il, n’as-tu rien à nous recommander, à moi et aux autres, sur tes enfants ou sur toute autre chose où nous pourrions te rendre service ? — « Ce que je vous ai toujours recommandé, Criton ; rien de plus ; ayez soin de vous ; ainsi, vous me rendrez service à moi, à ma famille, à vous-même, alors même que vous ne me promettriez rien présentement ; au lieu que si vous vous négligez vous-même, et si vous ne voulez pas suivre, comme à la trace, ce que nous venons de dire, ce que nous avons dit il y a longtemps, me fissiez-vous aujourd’hui les promesses les plus vives, tout cela ne servira pas à grand-chose. — « Nous ferons tous nos efforts, répondit Criton, pour nous conduire ainsi. Mais comment t’ensevelirons-nous ? — « Tout comme il vous plaira, dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas. Puis, en même temps, nous regardant avec un sourire plein de douceur : Je ne saurais venir à bout, mes amis, de persuader à Criton que je suis le Socrate qui s’entretient avec vous, et qui ordonne toutes les parties de son discours. Il s’imagine toujours que je suis celui qu’il va voir mort tout à l’heure, et me demande comment il m’ensevelira ; et tout ce long discours que je viens de faire pour prouver que, dès que j’aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous quitterai, et irai jouir de félicités ineffables, il me paraît que j’ai dit tout cela en pure perte pour lui, comme si je n’eusse voulu que vous consoler et me consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais d’une manière toute contraire à celle dont il a voulu être la mienne auprès de mes juges ; car il a répondu pour moi que je ne m’en irais point ; vous, au contraire, répondez pour moi que je ne serai pas plutôt mort que je m’en irai ; afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu’en voyant brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi, comme si je souffrais de grands maux, et qu’il ne dise pas à mes funérailles qu’il expose Socrate, qu’il l’emporte, qu’il l’enterre ; car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que parler improprement, ce n’est pas seulement une faute envers les choses, mais c’est un mal que l’on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c’est mon corps que tu enterres ; et enterre-le comme il te plaira, et de la manière qui te paraîtra la plus conforme aux lois7. »Sous l’impression d’exemples si frappants, devant de si vives leçons, dont la vérité d’ailleurs pouvait être à tout instant contrôlée par l’observation même des faits, on comprend sans peine que la distinction de l’âme et du corps dut apparaître à Platon comme une sorte d’axiome incontestable. Aussi, sans s’expliquer avec autant de netteté que, plus tard, Descartes a pu le faire, Platon a-t-il pris, comme lui, l’âme réduite à la seule pensée pour le principe suprême de toute philosophie. Quel est le devoir du philosophe ? C’est de s’examiner soi-même ; c’est de conserver pure de toute souillure cette partie de son être qui comprend le juste et l’injuste ; c’est de la perfectionner au péril même de sa vie. Mais le premier obstacle que le philosophe rencontre, c’est le corps qui l’empêche d’arriver au vrai et au bien. Les besoins du corps, ses passions, ses faiblesses, ses plaisirs et ses douleurs sont comme autant de clous par lesquels l’âme lui est rivée ; c’est par le corps qu’elle est entraînée dans ces régions inférieures et obscures où elle est en proie au vice et à l’erreur. Il faut donc que le philosophe, s’il veut atteindre à la vertu et à la vérité, sépare son âme du corps ; il faut qu’il la délivre du lien des sens dont elle se sert, et lui apprenne, dès cette vie, à mourir, en quelque sorte, si la mort est la séparation du corps et de l’âme. La philosophie sera donc comme un apprentissage et comme une anticipation de la mort véritable. Cette vie nouvelle de l’âme est la seule vie réelle, la seule vraiment digne de l’homme. L’âme recueillie en elle-même, au-dessus des troubles et des vertiges que le corps lui donne, quand elle reste unie à lui, se reconnaît alors pour un principe divin, immortel, intelligent, simple, indissoluble. Elle est invisible et immatérielle. Il n’y a que le corps qui puisse être perçu par les sens. Mais si l’âme échappe à la prise des sens, s’ils ne peuvent ni la voir ni la toucher, l’âme se voit et se touche elle-même. Elle se confond si peu avec le corps qu’elle se sent faite pour lui commander, le combattre, et, au besoin, l’anéantir. C’est elle qui anime le corps et qui le fait ce qu’il est ; car sans elle il n’est plus qu’un cadavre ; sans elle il se corrompt ; et l’homme a beau vouloir conserver cette vaine dépouille, tout l’art des Égyptiens n’y peut rien ; le corps tombe bientôt en dissolution, tandis que l’âme se sent réservée à des destinées toutes différentes8. Cette vie de l’intelligence et de la sagesse que la philosophie assure à l’âme, on sait assez ce qu’elle est dans le système de Platon. L’âme est alors en rapport avec les Idées, c’est-à-dire, avec les notions générales et universelles, dont elle ne voit dans le monde des sens que des cas particuliers et des ombres. Aristote a beaucoup combattu la théorie des Idées ; et je ne veux pas dire qu’elle soit inattaquable de tous points. Mais s’il a nié surtout que les Idées pussent exister à part et indépendamment des êtres que nos sens nous révèlent, il n’a jamais nié qu’elles existassent. Comment, en effet, aurait-il pu le nier ? Sa théorie de l’entendement n’est point autre à cet égard que la théorie même de son maître. L’universel est le seul objet de la science pour Aristote aussi bien que pour Platon. Mais, selon Aristote, les sens et le corps sont indispensables pour former l’universel, collection de ce qu’il y a de commun dans chacun des phénomènes. Suivant Platon, au contraire, le témoignage des sens n’est pour l’âme qu’une occasion de s’élever à la notion universelle qu’elle porte en elle, et qu’elle y doit retrouver, quand elle sait rentrer en soi sous la conduite de la philosophie. Après l’excitation toute passagère par laquelle le corps a provoqué l’âme, il n’a donc plus rien à faire dans le monde de l’intelligence. L’âme y est seule avec les Idées qu’elle comprend et qu’elle contemple, mais qu’elle ne fait pas, comme Aristote l’a pensé.
« qu’il ne serait pas approuvé par ceux qui prennent leurs sens pour la mesure des choses qui se peuvent connaître ». Et il ajoutait
« qu’à son avis, c’était faire grand tort au raisonnement humain que de ne vouloir pas qu’il allât au-delà des yeux ». Platon a vingt fois répété que, pour bien connaître la véritable nature de l’âme,
« on ne doit pas la considérer dans l’état de dégradation où la mettent son union avec le corps et d’autres maux ; et qu’il faut la contempler attentivement, des yeux de l’esprit, telle qu’elle est en elle-même, dégagée de tout ce qui lui est étranger ».
« Ceux qui verraient Glaucus le marin, disait-il encore, auraient peine à reconnaître sa première forme, parce que les anciennes parties de son corps ont été, les unes brisées, les autres usées et totalement défigurées par les flots, et qu’il s’en est formé de nouvelles de coquillages, d’herbes marines et de cailloux, de sorte qu’il ressemble plutôt à un monstre qu’à un homme tel qu’il était auparavant. Ainsi, l’âme s’offre à nos regards défigurée par mille maux. Mais voici par quel endroit il convient de la regarder. C’est par son goût pour la vérité. Considérons à quelles choses elle s’attache, quel commerce elle recherche, comme étant par sa nature de la même famille que ce qui est divin, immortel, impérissable. Considérons ce qu’elle peut devenir, lorsque, se livrant tout entière à cette poursuite, elle s’élève par ce noble élan du fond des flots qui la couvrent aujourd’hui, et qu’elle se débarrasse des cailloux et des coquillages qu’amasse autour d’elle la vase dont elle se nourrit, croûte épaisse et grossière de terre et de sable10. »Puis, dans cette sage conciliation que Platon a tentée entre le sensualisme ionien et l’idéalisme de Mégare, il employait la douce ironie qu’il avait apprise de Socrate, à se moquer
« de ces hommes semés par Cadmus, de ces vrais fils de la terre, qui soutiennent hardiment que tout ce qu’ils ne peuvent pas palper n’existe en aucune manière ; de ces terribles gens qui voudraient saisir l’âme, la justice, la sagesse, ou leurs contraires, comme ils saisissent à pleines mains les pierres et les arbres qu’ils rencontrent, et qui n’ont que du mépris, et n’en veulent pas entendre davantage, quand on vient leur dire qu’il y a quelque chose d’incorporel11 ». Platon n’est pas parvenu à convaincre tous ces profanes, comme il les appelait encore ; Descartes n’a pas davantage persuadé tous les profanes de son temps. Mais Platon et Descartes ont montré la route ; les esprits attentifs et sérieux n’ont plus qu’à les y suivre. Maintenant est-il besoin de dire que Platon a fait de l’âme une substance, au sens le plus rigoureux de ce mot ? Tout ce que l’on vient de voir ne le prouve-t-il pas assez ? Et pour l’immortalité, que dire encore, que tout le monde ne sache ? Disons toutefois que dans la philosophie de Platon, ce dogme a une importance et un caractère qu’il n’a point ailleurs. Les religions, même les plus positives et les plus éclairées, se contentent d’affirmer que l’âme est immortelle, tout comme elles affirment que Dieu est. La philosophie va beaucoup plus loin : elle ne se contente pas d’affirmer, elle démontre. Elle cherche des preuves, les classe, les discute, pour en faire ressortir, avec d’autant plus d’évidence, la vérité que doit accepter la raison après l’avoir soumise librement à son examen. Depuis le Phédon, la République et les Lois, l’esprit humain a-t-il trouvé des arguments nouveaux ? en a-t-il trouvé de plus solides ? Et est-il personne qui ne puisse adopter ceux qui donnèrent à Socrate son imperturbable foi devant une mort inique et cruelle ? Quel immense intérêt s’attachait donc, pour Platon, à cette question qui achève et comprend toutes les autres ? La vie de l’homme, telle qu’elle nous est faite ici-bas, lui apparut comme une énigme indéchiffrable, et digne de pitié plutôt que d’étude, si rien ne la suit. L’homme, s’il ne se rattache à rien de supérieur, s’il ne se rattache point à Dieu, lui apparut comme un être inexplicable et monstrueux. De là, dans son système, cette grande croyance de l’immortalité, qui fait du Platonisme une sorte de religion tout aussi inébranlable, et, sur quelques points, beaucoup plus complète que toute autre. En un mot, après Socrate et Platon, les siècles n’ont eu, sur ce dogme, absolument rien à faire, ils n’ont eu qu’à le sanctionner. Ceci nous explique sans la moindre peine pourquoi la morale de Platon est à la fois si vraie et si sublime, si profonde et si pratique. C’est une conséquence, quand une fois on a compris la vraie destinée de l’âme, de comprendre aussi, dans toute son étendue, la loi qui lui est imposée. Le philosophe n’a plus, comme le vulgaire, qu’à interroger sa conscience ; il y trouve la voix intérieure qui parlait si haut à Socrate, et que tout homme porte en lui, si d’ailleurs tout homme ne sait pas l’entendre aussi bien, et la suivre aussi docilement. Le philosophe n’a donc qu’à recueillir ces infaillibles oracles ; et mieux il les aura écoutés, plus son langage prendra de grandeur et d’autorité. Si Platon a mieux parlé de la morale que ne l’a fait Aristote, si surtout il a su l’inspirer mieux que son disciple, n’en cherchons pas d’autre cause. Platon a mieux compris la nature de l’âme, parce qu’en ne voyant en elle que la pensée, il l’a prise par son essence, et ne l’a point dénaturée en lui prêtant des facultés qu’elle n’a point. Platon même en ceci est bien plus grand que Descartes : parti d’un principe identique, il en tire des conséquences morales que le philosophe moderne a passées sous silence, conséquences qui n’avaient plus, il est vrai, au dix-septième siècle, la même importance qu’au sein du paganisme, mais que la science du moins réclamait comme un indispensable complément12.
« science toute rationnelle qui, sans invention des sens, s’élève à l’essence des choses », et les entend aussi parfaitement qu’il est donné à l’homme de les entendre : science supérieure à toutes les sciences physiques, supérieure même à toutes les sciences intelligibles, parce que c’est elle seule qui a le secret de toutes les autres et connaît leurs limites et leurs rapports. On peut dire que
« la dialectique est l’air dont les autres sciences ne sont qu’un vain prélude ». Elle est la plus vraie de toutes, parce qu’elle ne s’occupe que de ce qui ne passe point, et que la vérité ne se fonde que sur ce qui est. On a souvent représenté la dialectique platonicienne comme la méthode qui, des idées particulières, s’élève de degré en degré à des notions de plus en plus générales, pour aboutir par toutes les voies à cette idée suprême et universelle du bien,
« qui illumine le monde intelligible, comme le soleil éclaire le monde des sens ». La dialectique est bien cela sans doute ; mais elle est plus encore : elle est la méthode unique, applicable à tous les cas, aux plus humbles comme aux plus relevés : en un mot, elle est la méthode, au sens même où Descartes l’a plus tard entendu. De là vient que Platon déclare que le philosophe est le seul à posséder la dialectique, tout comme Descartes n’a demandé la méthode qu’à la seule philosophie. De là vient encore que Platon interdit la dialectique à la jeunesse, et qu’il veut qu’elle couronne, et non qu’elle précède la culture des sciences particulières. C’est qu’en effet, pour bien connaître et montrer le chemin, il faut d’abord l’avoir parcouru. Telle est la portée véritable de la dialectique platonicienne ; c’est là ce qui lui assigne le grand rôle qu’elle joue dans l’histoire de la philosophie. Elle est l’antécédent direct de la méthode cartésienne, laquelle est le fondement de toute la philosophie moderne. Comprendre autrement la dialectique de Platon, c’est la méconnaître. Aristote le premier l’a entièrement méconnue ; et, si l’on a bien compris pourquoi le système péripatéticien est sans méthode et sans base, on voit tout aussi clairement pourquoi le disciple n’a point accepté la méthode du maître : c’est qu’Aristote n’a point constaté dans l’âme ce grand fait de la réflexion sur lequel Platon a tant insisté. Aristote a rabaissé la dialectique presque au niveau de l’art des sophistes ; et bien d’autres après lui ont répété cet anathème. Peut-être la dialectique vulgaire de son temps ne valait-elle pas davantage ; peut-être même celle que Kant a voulu ressusciter ne vaut-elle pas beaucoup mieux ; mais on peut l’affirmer contre Aristote et contre Kant, ce n’est pas là la dialectique de Platon. Certes, je ne veux pas dire que la méthode platonicienne soit à l’abri de toute critique, ni qu’elle soit sans danger. Le demi-scepticisme des cinq Académies qui se sont succédé est un fâcheux symptôme. Le mysticisme des Alexandrins est encore plus déplorable, ainsi que l’idéalisme sorti de l’école cartésienne ; mais ce sont là des aberrations et des conséquences immodérées de la méthode ; ce n’en sont pas de légitimes applications. Il faut donc répéter que la méthode de Platon est la vraie méthode, et que qui ne l’adopte pas court le risque de ne point s’entendre complètement avec soi-même, et de parcourir la carrière sans la bien connaître, quel que soit d’ailleurs son génie. Aristote aurait donc pu apprendre de Platon d’abord ce qu’est la méthode philosophique, et de quelle faculté de l’âme elle ressort ; il aurait pu apprendre de lui quel est le vrai fondement de la morale ; il aurait pu apprendre de quelle importance est le dogme de l’immortalité, appuyé sur l’étude de la conscience humaine ; enfin, il aurait pu apprendre que ce dogme, cette morale et cette méthode reposent uniquement sur cette essentielle distinction de l’âme et du corps. Mais, certes, Aristote n’a rien ignoré de ce qu’enseignait Platon ; et s’il s’est décidé pour des solutions contraires, c’est à parfait escient. Malheureusement les siècles ont prononcé dans ces grandes controverses, et c’est à Platon qu’ils ont donné raison. Le témoignage même des siècles ne serait rien ; mais l’observation attentive des faits s’élève contre Aristote, et c’est la vérité qui dépose contre lui. Il faut le déclarer, quoi qu’il en coûte : Aristote, en contredisant Platon, a rétrogradé vers le passé ; il a rebroussé chemin à peu près jusqu’à l’Ionisme ; et malgré la sagacité des développements nouveaux qu’il a donnés à des principes surannés, le germe que contenaient ces principes n’a pas tarde à reparaître : si le maître lui-même a su échapper au sensualisme, son école presque tout entière y est fatalement tombée. C’est donc à une condamnation presque absolue d’Aristote que nous sommes arrivés en le comparant à Platon. Le jugement eût été le même si nous en avions appelé à Descartes ; la réponse n’aurait pas changé pour être donnée à deux mille ans de distance, parce que la vérité ne change point. Voilà, ce semble, ce grand Traité de l’âme bien abaissé ; voilà d’immenses erreurs et des lacunes non moins immenses. Par quels mérites se relèvera-t-il donc à nos yeux ? Ces mérites, les voici ; et s’ils sont moins élevés que nous ne l’eussions désiré, ils le sont bien assez encore pour justifier toute la gloire du péripatétisme. Rendons d’abord toute justice à la forme même de l’ouvrage et à sa composition. De toutes les œuvres d’Aristote, sans en excepter même la Logique ni l’Histoire des animaux, celle-ci est certainement la plus accomplie. Le plan est, comme on l’a vu plus haut, parfaitement simple et parfaitement suivi. Après une vue générale et rapide des parties principales de son sujet, Aristote s’enquiert de la tradition, qu’il examine assez longuement ; puis, traitant la question du point de vue qui lui est propre, il étudie l’une après l’autre les quatre grandes facultés qu’il reconnaît à l’âme ; et il termine par des généralités qui résument ce qui précède. La plupart des ouvrages aristotéliques ne nous sont arrivés que dans un état de désordre et de mutilation qui permet rarement d’en juger l’ensemble. Jusqu’à présent la sagacité des érudits a échoué devant la Métaphysique, que personne n’a pu restituer légitimement. On sait quelle est l’interversion des livres de l’Odyssée. On sait les lacunes de la Poétique, les doubles et triples rédactions de la Rhétorique et de la Morale. L’Histoire même des animaux n’est point terminée ; et le dixième et dernier livre, qui n’appartient point à Aristote, ne nous donne pas, et nous ne trouvons point ailleurs, le grand résumé qui devrait compléter des théories aussi vastes et les relier entre elles. La Physique n’est pas davantage à l’abri de toute critique. La Logique même, tout admirable qu’en est la composition, présente quelques taches : les parties diverses de cette construction colossale ne se tiennent pas assez entre elles ; et, bien que les rapports de subordination qui les unissent incontestablement se révèlent à une étude patiente, les meilleurs esprits ont pu s’y tromper, dans l’antiquité comme dans les temps modernes. La biographie d’Aristote, on le sait, peut nous expliquer fort bien les défauts qui nous choquent dans ses œuvres. Élève de Platon jusqu’à l’âge de quarante ans à peu près, plus tard mêlé aux affaires politiques de l’Asie Mineure et de la Macédoine, précepteur d’Alexandre, Aristote, selon toute apparence, ne publia pas un seul de ses ouvrages avant cinquante ans. À cette époque même, livré tout entier à l’enseignement d’une nombreuse école, il ne paraît pas qu’il ait pu donner à cette publication tous les soins nécessaires. L’exil et la mort vinrent le surprendre à soixante-deux ans, avant qu’il eût pu mettre la dernière main à aucun de ses travaux ; et ses manuscrits, confus et inachevés, devinrent l’héritage d’un élève bien capable de les comprendre, mais qui ne prit pas la peine de les classer, laissant ce soin pieux à des mains moins habiles et moins éclairées. Par une exception peut-être unique, le Traité de l’âme, s’il n’a pas reçu toute la perfection qu’un auteur plus minutieux pourrait donner à ses écrits, a reçu cependant toute cette perfection qu’Aristote prétendait, à ce qu’il semble, donner aux siens. C’est dans le Traité de l’âme, plus que partout ailleurs, qu’on peut bien voir ce qu’est toute sa manière, cette ordonnance grandiose et lucide des pensées, ce style concis et ferme jusqu’à l’obscurité et à la sécheresse axiomatiques, sans ornements d’aucun genre qu’une admirable justesse, une incomparable propriété d’expressions, une vigueur sans égale, et, au milieu d’une apparente et réelle négligence, des allures où éclate toujours la puissance du génie. Ce sont là les qualités extérieures du style aristotélique ; il en a d’autres plus profondes, dont la philosophie lui doit plus particulièrement tenir compte. La forme que la science y revêt est celle même qu’elle a depuis lors conservée, et qu’elle ne changera point. Nous ne savons pas au juste ce qu’était la forme adoptée par la philosophie antérieurement à Platon. Je ne parle pas de cette philosophie qui écrivait en vers et conservait, au grand préjudice de la pensée, les indécisions de la poésie, sans en garder les grâces. Mais les ouvrages de Démocrite, dont le génie a tant de rapport avec celui d’Aristote, ne sont point parvenus jusqu’à nous ; et les rares fragments qui nous en restent ne permettent pas d’en porter un jugement bien précis. Les Sophistes n’ont pu rien faire pour la science, parce qu’ils ne la prenaient point au sérieux. Quant à la forme du dialogue adoptée par Platon, c’est une exception absolument inimitable, d’abord par la perfection où Platon a su le porter, et ensuite par l’insuffisance même du procédé. On peut voir ce que le dialogue a fourni à Leibniz et même à Malebranche. Entre les mains du disciple de Socrate, il a produit des chefs-d’œuvre qu’Aristote avait essayé d’imiter, bien vainement sans doute. Platon non plus, tout grand artiste qu’il est, n’aurait certainement pas choisi de lui-même une telle forme, et son génie livré à lui seul n’en eût pas tiré un tel parti. Mais Socrate avait posé trente ans devant lui. Le dialogue, la discussion, avait été toute sa puissance et tout son enseignement. En voulant reproduire l’esprit, si ce n’est tout à fait les doctrines de Socrate, Platon n’avait pas à choisir. Le récit aurait glacé ces vivantes démonstrations ; et cela est si vrai, bien que Xénophon ne s’en soit pas aperçu, que Platon n’a été ni le seul, ni même le premier à reproduire ces conversations qui avaient instruit Athènes, et l’avaient charmée tout en l’irritant. Que devenaient ces conversations, du moment que Socrate cessait d’y figurer en personne ? L’art a fait beaucoup sans doute pour les dialogues de Platon, mais la réalité a fait encore plus. Si les Platons sont bien rares, les Socrates le sont davantage. Le dialogue platonicien ne serait désormais possible qu’à la condition d’un nouveau personnage aussi merveilleux, et peut-être même à la condition d’une catastrophe aussi lamentable. La philosophie s’interdira donc à jamais le dialogue, sous peine de se laisser entraîner à une imitation vaine. Que le dialogue reste le monopole éternel de Platon, puisqu’il n’a été donné qu’à lui seul d’avoir un Socrate pour maître. Que ce soit pour lui un titre de gloire aussi incontestable, s’il est moins grand, que la théorie des Idées. Mais le dialogue ne peut être la forme vraie de la science, malgré les services qu’il lui a rendus une fois. Aristote peut donc légitimement passer à nos yeux pour avoir donné à la philosophie la forme qui lui est propre. Il semble bien que d’autres sciences, la médecine, par exemple, avaient déjà trouvé la leur. Mais la philosophie s’ignorait encore. Aristote le premier lui fit tenir le langage qui lui convient ; et le Traité de l’âme est son chef-d’œuvre, de même qu’avec la Métaphysique, il renferme ses théories les plus importantes.
« l’âme ne peut être aperçue que des yeux de l’esprit ». Aristote, sans engager une polémique directe, avait essayé d’étudier l’âme surtout par l’observation ordinaire et le témoignage des sens, comme tout autre objet extérieur. Les deux points de vue étaient diamétralement opposés. Je ne sais si Platon a bien connu la pensée de son disciple, et s’il y a fait quelque allusion en réfutant les philosophes ioniens. Mais Aristote, qui a certainement connu celle de son maître, ne semble pas en avoir tenu le moindre compte. Soit dédain, soit inattention, il prit une route contraire, et, redisons-le, une route absolument fausse ; nous en avons pour garants, avec Platon et Descartes, les faits eux-mêmes.