(1864) Cours familier de littérature. XVII « CIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (1re partie) » pp. 313-408

CIe entretien.
Lettre à M. Sainte-Beuve (1re partie)

I

Mon cher Sainte-Beuve,

Je reçois et je relis, avec un plaisir égal à celui de ma jeunesse, ces deux charmants volumes que vous avez pensé à m’adresser à Saint-Point.

La vieillesse réconcilie l’homme avec sa jeunesse. Tout ce qu’il y a eu entre ces deux âges de la vie disparaît ; il ne reste que l’intrinsèque des hommes. Nous nous sommes beaucoup plu et beaucoup aimé quand en 1827 nous nous connûmes ; je connaissais déjà vos premiers vers, et je les avais mis à part dans mon souvenir et dans ma bibliothèque dépareillée de ce pauvre Saint-Point. Ils y sont encore souvent lus, souvent feuilletés par moi et par mes amis. Saint-Point était alors un port tranquille où je laissais en partant ce que j’espérais retrouver intact dans mes jours de repos. Maintenant Saint-Point est une barque flottante à tous les vents, engagée à mes créanciers, qui peuvent m’y chercher tous les mois, et je la radoube grâce à mes amis, tous les jours, pour gagner un port aventuré. Sans le dévouement d’une nièce chérie j’y serais seul ; ma mère, ma femme, mes deux enfants, m’attendent au bout du jardin dans le cimetière de la paroisse. Je me sens plus léger depuis que je porte, isolé, le poids de l’existence. La mort n’est que le sentiment de ce qui se quitte. J’ai, comme un voyageur attardé, envoyé mes trésors avant moi ; qu’ai-je à quitter ? une âme, une âme seule qui jettera un peu de sable humide de ses larmes sur ma poussière, et qui mettra en ordre ce que je laisserai ici-bas pour que nul ne dise : « Il m’a emporté en mourant quelque chose de ce qui était à moi » ; mais plutôt : « Il est mort pauvre, mais il n’a appauvri personne. »

Quant à l’éternelle réunion de ces âmes chéries dans le sein du maître doux, clément et miséricordieux, je ne m’en inquiète pas, je m’y fie comme l’enfant se fie à sa mère, et ma confiance même est ma preuve d’immortalité. Dieu ne voudrait pas permettre, pour son honneur, à sa créature d’imaginer une Providence éternelle plus belle que la sienne ; nous serons bien étonnés là-haut de trouver un monde de morts plus beau cent fois que nous n’avons rêvé ! que d’êtres adorés nous y retrouverons !

Laissez donc ces nouveaux prêcheurs du néant croire à la stérilité de la mort, plus qu’à la divinité de la vie ! Cela n’est pas poétique, encore moins philosophique, indigne de nous !

II

Entre nos jeunesses et vieillesses nous fûmes, à mon grand regret, souvent séparés. Les événements nous ballottèrent d’un bord à l’autre. Vous aimiez la révolution de 1830, bien que vous ne l’eussiez pas préparée ; je ne l’aimais pas, elle ne me semblait pas loyale et pas complète. J’aurais voulu que Louis-Philippe acceptât le rôle réparateur de lieutenant général de Charles X, avec la tutelle de son petit-neveu Henri V. Sa situation était honorable et logique, deux mandats, l’un du peuple vainqueur, l’autre du roi vaincu, lui donnant une base inébranlable. Il aurait laissé quelques jours peut-être sa belle villa de Neuilly, mais au bout de peu de semaines, l’armée, toujours fidèle au bon sens, serait revenue à lui, et la doctrine toujours fidèle au vent qui se lève, lui aurait restitué le trône. Alors la France était effectivement sauvée, et Louis-Philippe très fort, de son désintéressement, l’aurait reçue en dépôt. C’est 1830 qui a engendré 1848. On me dit : Pourquoi, vous-même en 1848, n’avez-vous pas pratiqué contre la république ce que vous conseilliez en 1830 au roi Louis-Philippe ? Je réponds : « Parce que Mme la duchesse d’Orléans n’était que la belle-fille de ce roi de l’illégitimité, parce que le comte de Paris n’était que le petit-fils de l’usurpation, parce que le mot de république ne préjugeait rien et apaisait tout jusqu’à l’Assemblée constituante nommée au suffrage universel pour déclarer la volonté du pays ! Sans cela j’aurais certainement ramené la duchesse d’Orléans et son fils aux Tuileries ; je n’avais qu’à les indiquer, au peuple indécis ! Mais il m’était évident aussi que la ramener aux Tuileries, c’était la ramener au Capitole déjà conquis, et au bas duquel était la roche Tarpéienne pour elle, l’anarchie pour nous !  Voilà pourquoi ! »

III

Vous-même, peu de temps après 1830, vous combattîtes Louis-Philippe dans le National, cette Satire Ménippée du temps ; je ne vous suivis pas. Une république de fantaisie me paraissait coupable ; j’attendis l’heure d’une république de nécessité. Je m’y jetai alors, et la république sauva tout, tant qu’elle ne se transforma pas en Montagne et ne menaça pas la France de spoliation et d’échafaud. Moi-même elle m’avait répudié comme un homme d’ordre, et mes dix nominations de 1848 m’avaient remplacé par dix montagnards !

L’armée alors joua le tout pour le tout, et accomplit son mouvement d’où sortit un homme. Comme républicain fidèle et sensé, je m’affligeai mais je ne m’étonnai pas : entre une épée et un échafaud, la France n’hésitera jamais !

Je me retirai pour toujours alors ; ma page était écrite ; l’honneur me condamnait à un éternel ostracisme.

Vous n’aviez, vous, ni les mêmes devoirs, ni les mêmes antécédents, ni les mêmes points d’honneur ; vous pouviez transiger et choisir ; vous parûtes vous rallier à un second dix-huit brumaire, bien supérieur, selon moi, au premier. Je ne peux pas et je ne veux pas le juger ici.

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L’histoire jugera dans quelques années ; je n’ai pas d’humeur contre l’histoire. La France peut se ranger d’un autre parti que moi. La France, c’est la France ! nous ne sommes que des Français ; elle a toujours raison de se sauver quand il lui est démontré qu’elle se sauve !  Passons !  

IV

Depuis cet exil volontaire à l’intérieur, je me suis retourné tout entier vers le passé ; je ne me suis plus occupé de la politique de l’avenir, pas même par la pensée. Il ne faut pas regarder ce qu’on ne veut pas toucher. J’ai envisagé courageusement mon passé, et j’ai été effrayé un moment de l’abîme de mes affaires personnelles. Une dette énorme pesait sur moi ; elle ne m’était point personnelle : quand on se dévoue corps et bien pour son pays, on brûle ses vaisseaux, on prend de l’argent partout où les braves gens vous en offrent. J’ai trouvé beaucoup de braves gens qui ne comptaient pas plus avec moi que moi avec eux. En 1850, ma dette passait deux millions. J’ai travaillé, j’ai vendu, j’ai engagé des terres, berceau, tombeau, tout, pour gagner du temps ; bref, en y comprenant les fonds nécessaires à mes publications, mes dettes totales ont bientôt atteint cinq millions. Je suis parvenu à en payer jusqu’à quatre aujourd’hui ; il m’en reste un et demi à faire, et, si j’y parviens avant de mourir, je mourrai en paix, sauf Milly, mon cher berceau, que j’ai été obligé de jeter au naufrage ! (Sacrifice que je ne pardonnerai jamais à mes compatriotes de m’avoir imposé.)

Trois fois le chef du gouvernement, de qui je n’ai personnellement pas à me plaindre, m’a envoyé offrir les deux millions nécessaires à ma libération. J’ai cru devoir le remercier. J’ai désiré seulement que l’administration ne s’interposât pas entre moi et le public pauvre, mais empressé de m’offrir son obole, pour m’aider, par sa subvention volontaire, à me libérer d’une dette qui n’était pas toute à moi. C’est ainsi qu’en continuant encore deux ans à recevoir pour d’autres cette subvention individuelle, et grâce au travail, j’espère mourir pauvre, mais probe. N’en parlons plus ! J’ai donc eu recours à tout, même au hasard. Espérons ! Le hasard est Dieu !

V

Pendant ce temps-là, bien que vous m’eussiez vu à l’œuvre, et, entre autres jours, le 16 avril 1848, le plus beau jour, le jour du salut, le jour encore mystérieux de ma vie publique, le jour que des calomnies qui seront confondues à leur heure ont cherché à tourner contre moi et dont ils ont voulu me dérober l’honneur et la résolution, bien que ces calomniateurs n’en sachent pas même encore la cause et le secret ; bien que, reconnu par vous au moment où, déguisé, j’échappais à mon triomphe, vous m’ayez dit à l’oreille, enlevé par l’enthousiasme de la bienveillance, un de ces mots que je n’ai jamais oubliés, jamais cités, et qui prouvaient plus que de la justice pour moi dans votre cœur, que faisiez-vous ?

Vous ne demandiez ni asile, ni pardon, ni emploi à la république sauvée et fondée le 16 avril 1848 ; mais vous préfériez aller fonder dans une université de Belgique un enseignement littéraire indépendant, malgré mes instances pour vous retenir. Vous portiez un talent grandi par la liberté et qui grandissait encore. Dès votre retour de Belgique, quelque temps après, vous allâtes achever de grandir en Suisse, dans cette ville de Lausanne que Voltaire avait choisie pour en faire la colonie de la liberté entre la persécution et les cours. Vous y trouviez, comme Voltaire lui-même, un beau ciel, un beau lac, de l’étude et des amitiés.

VI

Rappelé en France par des temps plus tranquilles, vous y parûtes un homme nouveau, retrempé et renouvelé par l’exil volontaire et par des études impartiales. La France littéraire, pervertie par l’esprit de parti et distraite par ses orages, avait besoin de vous. Mme Récamier, M. de Chateaubriand, vos deux amis du passé, étant morts, vous ne deviez rien à personne ; il nous fallait un grand critique, plus qu’un critique, un moraliste littéraire qui ne se bornât pas à la langue, mais qui étudiât l’homme et l’humanité dans l’écrivain, un La Harpe d’après, mais très supérieur à La Harpe d’avant, homme de collège, qui n’apprit que les mots, quand Sainte-Beuve apprécie les choses. Les Soirées du lundi, plus approfondies que La Harpe, plus littéraires que Grimm, devinrent la correspondance, non plus avec tel ou tel prince d’Allemagne, mais avec la postérité. Votre style, souvent embarrassé de l’abondance de vues et de l’excès d’esprit de l’auteur, ressemblait dans le commencement à un fil d’or mal dévidé, qui se noue dans sa trame et qu’on regrette de ne pas trouver toujours sous la main. La richesse est souvent un embarras pour l’écrivain, une énigme pour le lecteur ; on s’y retrouvait, mais il fallait chercher son chemin. Votre route avait trop de sentiers ! on lisait avec charme pourtant. Maintenant l’excès s’est dépouillé, il n’y a plus que le charme. L’éblouissement des rayons trop nombreux sur lesquels le jour éclaboussait s’est changé en lumière unie, franche et vraie, qui attire les yeux, qui les fixe et qui les repose ! C’est parfait.

Je lis assidûment les admirables articles qui font du Constitutionnel du lundi le premier des livres littéraires de haute critique de la France. On n’a pas besoin d’attendre le retour d’Allemagne, et l’impression en recueil de ces correspondances avec des impératrices de Russie, des rois de Prusse, des électeurs de Hesse ou de Bade, qui portaient le génie de la France au dix-huitième siècle partout. On ouvre le Constitutionnel du lundi ; l’on sait ce qu’a pensé l’Europe, ce qu’elle pense et ce qu’elle pensera dans ce siècle.  L’esprit de parti ne jette plus ni ombre, ni tache, ni prévention sur la page. L’esprit de parti n’est que le lieu commun des sots qui se font passer un certain temps pour des hommes d’esprit ; l’immortalité ne les connaît pas. Aussi voyez combien d’hommes soi-disant supérieurs, mais en réalité très médiocres, de 1789 à 1863, ont occupé l’attention trompée de leur siècle, et disparu tout entiers sous la poussière de la vogue qui les avait soulevés,  depuis M. Necker jusqu’à messieurs tels ou tels que je ne veux pas nommer pour ne pas faire rougir leurs partisans devant la taille vraie de leurs idoles successives ! Voltaire,  Mirabeau Danton ; le premier des Bonaparte, comme homme de guerre ; Louis XVIII, quoique détestable écrivain ; Rossini, quoique exclusivement dieu de la musique ; Thiers, quoique plus orateur et historien qu’homme d’État ; le second des Bonaparte, quoiqu’il soit l’homme où l’esprit de parti aveugle ait eu la main heureuse en le choisissant pour dictateur ;  ces hommes, nés d’eux-mêmes, et vraiment remarquables, rapetissent tout ce qui est faussement grand autour d’eux. On n’a qu’à fermer les yeux pendant une ou deux générations, et, en regardant après devant soi, on n’aperçoit plus qu’une ou deux grandes figures debout de toute leur hauteur. Le reste a disparu.

VII

Quoi qu’il en soit, continuez ; vous élevez un monument aux autres et à vous-même. Déblayez courageusement les routes du temple ! Vous étiez fait pour mieux ; vous êtes comme moi, pour le grand, condamné au moindre. La nature nous avait bien doués, les événements nous ont mal servis : tant pis pour eux.

Je ne sais plus en quelle année exacte de ce siècle, autour de 1820, je crois, il parut un petit livre de poésie extrêmement original, intitulé : les Poésies de Joseph Delorme. Joseph Delorme était un pseudonyme, un jeune poète imaginaire dessiné sur le type de Werther. On lui arracha le masque bientôt, et sous ce masque maladif on reconnut un autre jeune homme blond, frais, fin et profond de physionomie, Allemand plus que Français d’apparence.

Le peu de personnes qui prétendaient vous connaître disaient que vous sortiez d’une de nos villes maritimes du Nord, où vous aviez marqué dans votre éducation très distinguée. On n’en savait pas davantage. Une mère que je connus plus tard vous était le monde tout entier. Cette mère n’avait que vous pour passé, pour présent, pour avenir ; j’aime à me la retracer dans ce petit jardinet de la rue Notre-Dame des Champs, où je causais souvent avec elle en attendant que vous fussiez rentré quand j’allais vous voir ; sa modestie, sa grâce naturelle, sa bonté maternelle, son sourire fin et attendri, le timbre enchanteur de sa voix émue en causant de vous, me rappelaient cette Monique, mère d’Augustin, si bien peinte par Scheffer, quand, dans son geste double, elle presse ici-bas des deux mains les mains de son fils, tandis que ses deux beaux yeux levés au ciel et tournés à Dieu ont déjà oublié la terre et enlèvent l’âme de son enfant dans un regard. Une maternité si complète éclate dans cette ravissante figure qu’on ne sait pas où est le père et qu’on ne s’en inquiète pas.

VIII

Voici comment vous peigniez vous-même Joseph Delorme, cet autre vous-même sous le nom duquel vous vouliez entrer alors dans notre monde :

« Joseph était poète, parce qu’il était amoureux.  Mais, dans la crainte de s’emprisonner dans une affection trop étroite, il avait cessé de rendre visite à une jeune personne pour laquelle il éprouvait trop d’inclination.

« Son premier amour pour la poésie se convertit alors en une aversion profonde ; il se sevrait rigoureusement de toute lecture trop enivrante, pour être certain de tuer en lui son inclination rebelle. Il en voulait misérablement aux Byron, aux Lamartine, comme Pascal à Montaigne, comme Malebranche à l’imagination, parce que ces grands poètes l’attaquaient par son côté faible.

« Un jour, c’était un dimanche, le soleil luisait avec cet éclat et cette chaleur de printemps qui épanouissent la nature et toutes les âmes vivantes. Au réveil, Joseph sentit pénétrer jusqu’à lui un rayon de l’allégresse universelle, et naître en son cœur comme une envie d’être heureux ce jour-là. Il s’habilla promptement, et sortit seul pour aller s’ébattre et rêver sous les ombrages de Meudon. Mais, au détour de la première rue, il rencontra deux amants du voisinage qui sortaient également pour jouir de la campagne, et qui, tout en regardant le ciel, se souriaient l’un à l’autre avec bonheur. Cette vue navra Joseph. Il n’avait personne, lui, à qui il pût dire que le printemps était beau, et que la promenade, en avril, était délicieuse. Vainement il essaya de secouer cette idée, et de continuer quelque temps sa marche : le charme avait disparu ; il revint à la hâte sur ses pas, et se renferma tout le jour.

« Les seules distractions de Joseph, à cette époque, étaient quelques promenades, à la nuit tombante, sur un boulevard extérieur près duquel il demeurait. Ces longs murs noirs, ennuyeux à l’œil, ceinture sinistre du vaste cimetière qu’on appelle une grande ville ; ces haies mal closes laissant voir, par des trouées, l’ignoble verdure des jardins potagers ; ces tristes allées monotones, ces ormes gris de poussière, et, au-dessous, quelque vieille accroupie avec des enfants au bord d’un fossé ; quelque invalide attardé regagnant d’un pied chancelant la caserne ; parfois, de l’autre côté du chemin, les éclats joyeux d’une noce d’artisans, cela suffisait, durant la semaine, aux consolations chétives de notre ami ; depuis, il nous a peint lui-même ses soirées du dimanche dans la pièce des Rayons jaunes. Sur ce boulevard, pendant des heures entières, il cheminait à pas lents, voûté comme un aïeul, perdu en de vagues souvenirs, et s’affaissant de plus en plus dans le sentiment indéfinissable de son existence manquée. Si quelque méditation suivie l’occupait, c’était d’ordinaire un problème bien abstrus d’idéologie condillacienne ; car, privé de livres qu’il ne pouvait acheter, sevré du commerce des hommes, d’où il ne rapportait que trouble et regret, Joseph avait cherché un refuge dans cette science des esprits taciturnes et pensifs. Son intelligence avide, faute d’aliment extérieur, s’attaquait à elle-même, et vivait de sa propre substance comme le malheureux affamé qui se dévore.

« Cependant, au milieu de ces tourments intérieurs, Joseph poursuivait avec constance les études relatives à sa profession. Quelques hommes influents le remarquèrent enfin, et parlèrent de le protéger. On lui conseilla trois ou quatre années de service pratique dans l’un des hôpitaux de la capitale, après quoi on répondait de son avenir. Joseph crut alors toucher à une condition meilleure : c’était l’instant critique ; il rassembla les forces de sa raison et se résigna aux dernières épreuves. S’il parvenait à les surmonter, et si, au sortir de, comme on le lui faisait entendre, un patronage honorable et bienveillant l’introduisait dans le monde, sa destinée était sauve désormais ; des habitudes nouvelles commençaient pour lui et l’enchaînaient dans un cercle que son imagination était impuissante à franchir ; une vie toute de devoir et d’activité, en le saisissant à chaque point du temps, en l’étreignant de mille liens à la fois, étouffait en son âme jusqu’aux velléités de rêveries oisives ; l’âge arrivait d’ailleurs pour l’en guérir, et peut-être un jour, parvenu à une vieillesse pleine d’honneur, entouré d’une postérité nombreuse et de la considération universelle, peut-être il se serait rappelé avec charme ces mêmes années si sombres ; et, les renvoyant dans sa mémoire à travers un nuage d’oubli, les retrouvant humbles, obscures et vides d’événements, il en aurait parlé à sa jeune famille attentive, comme des années les plus heureuses de sa vie. Mais la fatalité, qui poursuivait Joseph, tournait tout à mal. À peine eut-il accepté la charge d’une fonction subalterne, et se fut-il placé, à l’égard de ses protecteurs, dans une position dépendante qu’il ne tarda pas à pénétrer les motifs d’une bienveillance trop attentive pour être désintéressée. Il avait compté être protégé, mais non exploité par eux ; son caractère noble se révolta à cette dernière idée. Pourtant des raisons de convenance l’empêchaient de rompre à l’instant même et de se dégager brusquement de la fausse route où il s’était avancé. Il jugea donc à propos de temporiser trois ou quatre mois, souffrant en silence et se ménageant une occasion de retraite.

« Ces trois ou quatre mois furent sa ruine. Le désappointement moral, la fatigue de dissimuler, des fonctions pénibles et rebutantes, la disette de livres, un isolement absolu, et, pourquoi ne pas l’avouer ? une vie misérable, un galetas au cinquième et l’hiver, tout se réunissait cette fois contre notre pauvre ami, qui, par caractère encore, n’était que trop disposé à s’exagérer sa situation. C’est lui-même, au reste, qu’il faut entendre gémir. Le morceau suivant, que nous tirons de son journal, est d’un ton déchirant. Quand son imagination malade se serait un peu grossi les traits du tableau, faudrait-il moins compatir à tant de souffrances ?

 

« Ce vendredi 14 mars 1820, dix heures et demie du matin.

« Si l’on vous disait : Il est un jeune homme, heureusement doué par la nature et formé par l’éducation ; il a ce qu’on appelle du talent, avec la facilité pour le produire et le réaliser ; il a l’amour de l’étude, le goût des choses honnêtes et utiles, point de vices, et, au besoin, il se sent capable de déployer de fortes vertus. Ce jeune homme est sans ambition, sans préjugés. Quoique d’un caractère inflexible et d’airain, il est, si on ne l’atteint pas au fond, doux, tolérant, facile à vivre, surtout inoffensif ; ceux qui le connaissent veulent bien l’aimer, ou du moins s’intéresser à lui ; tout ce qu’ils lui peuvent reprocher, c’est d’être excessivement timide, peu parleur et triste. Il entre aisément dans les idées de tout le monde, et pourtant il a des idées à lui, auxquelles il tient, et avec raison. Ce jeune homme a toujours, depuis qu’il se connaît, reçu des éloges et des espérances : enfant, il a grandi au milieu d’encouragements flatteurs et de succès mérités ; depuis, il n’a jamais dérogé à sa conduite première, et il est resté irréprochable. Sa pureté est même austère par moments, quoique pleine d’indulgence envers autrui. Ce jeune homme a gardé son cœur, et il a près de vingt ans, et ce cœur est sensible, aimant ; c’est le cœur d’un poète. Il respecte les femmes ; il les adore quand elles lui paraissent estimables ; il ne demande au ciel qu’une jeune et fidèle amie, avec laquelle il s’unisse saintement jusqu’au tombeau. Ce jeune homme a de modestes besoins ; le froid, la fatigue, la faim même, l’ont déjà éprouvé, et le plus étroit bien-être lui suffit. Il méprise l’opinion ou plutôt la néglige, et sait surtout que le bonheur vient du dedans. Il a une mère tendre enfin. Que lui manque-t-il ? Et si l’on ajoutait : Ce jeune homme est le plus malheureux des êtres. Depuis bien des jours, il se demande s’il est une seule minute où l’un de ses goûts ait été satisfait, et il ne la trouve pas. Il est pauvre, et jusqu’aux livres de son étude, il s’en passe, faute de quoi. Il est lancé dans une carrière qui l’éloigne du but de ses vœux ; dans cette carrière même, il s’égare plutôt qu’il n’avance, dénué qu’il est de ressources et de soutien. Sa mère pour lui s’épuise, et ne peut faire davantage. Lui travaille, mais travaille à peu de lucre, à peu de profit intellectuel, à nul agrément. Ses forces portent à vide ; la matière leur manque ; elles se consument et le rongent. Les encouragements superficiels du dehors le replongent dans l’idée de sa fausse situation, et le navrent. La vue de jeunes et brillants talents qui s’épanouissent lui inspire, non pas de l’envie, il n’en eut jamais ! mais une tristesse resserrante. S’il va un jour dans ce monde qui lui sourit, mais où il sent qu’il ne peut se faire une place, il est en pleurs le lendemain ; et s’il se résigne, car il le faut bien, c’est la douleur dans l’âme et en baissant la tête. Qu’on ne lui parle pas de protecteurs, ils se ressemblent tous, plus ou moins : ils ne donnent que pour qu’on leur rende, ou, s’ils donnent gratuitement, c’est qu’il ne leur en coûte nulle peine ; leur indifférence n’irait pas jusque-là. Sa fierté à lui, honorable et vertueuse, s’accommoderait mal de ces transactions coupables ou de ses méprisantes légèretés. Oh ! qui ne le plaindrait, ce jeune et malheureux cœur, si on y lisait ce qu’il souffre ! qui ne plaindrait cet homme de vingt ans (car on est homme à vingt ans quand on est resté pur), en le voyant, sous la tuile, mendier dans l’étude une vaine et chétive distraction ; non pas dans une étude profonde, suivie, attachante, mais dans une étude rompue, par haillons et par miettes, comme la lui fait le denier de la pauvreté ? Qui ne le plaindrait de cette cruelle impuissance où il est d’atteindre à sa destinée ? et quel être heureux, s’il n’avait souffert lui-même, ne sourirait de pitié à ces petites joies que l’infortuné se fait en consolation d’une journée d’ennui et de marasme ; joies niaises à qui n’a point passé par là, et que dédaignerait même un enfant : prendre dans la rue le côté du soleil ; s’arrêter à quatre heures sur le pont du canal, et, durant quelques minutes, regarder couler l’eau, etc., etc. Quant à ce besoin d’aimer qu’on éprouve à vingt ans mais moi, qui écris ceci, je me sens défaillir ; mes yeux se voilent de larmes, et l’excès de mon malheur m’ôte la force nécessaire pour achever de le décrire Miserere ! »

 

« On voit, par quelques mots de cette méditation, que la vieille colère de Joseph contre la poésie s’était déjà beaucoup apaisée ; il s’y glorifie d’avoir un cœur de poète ; et en effet, durant ses heures d’agonie, la Muse était revenue le visiter. Un soir qu’il avait par hasard entendu un opéra à Feydeau, et qu’il s’en retournait lentement vers son réduit à la clarté d’une belle lune de mars, la fraîcheur de l’air, la sérénité du ciel, la teinte frémissante des objets, et les derniers échos d’harmonie qui vibraient à son oreille, agirent ensemble sur son âme, et il se surprit murmurant des plaintes cadencées qui ressemblaient à des vers. Ce fut pour lui comme un rayon de lumière saisi au passage à travers des barreaux. Dans ses longs tête-à-tête avec lui-même, sa morgue philosophique était bien tombée. Il avait compris que tout ce qui est humain a droit au respect de l’homme, et que tout ce qui console est bon au malheureux. Il avait relu avec candeur et simplicité ces mélodieuses lamentations poétiques dont il avait autrefois persiflé l’accent. L’idée de s’associer aux êtres élus qui chantent ici-bas leurs peines, et de gémir harmonieusement à leur exemple, lui sourit au fond de sa misère et le releva un peu. L’art, sans doute, n’entrait pour rien dans ses premiers essais. Joseph ne voulait que se dire fidèlement ses souffrances, et se les dire en vers. Mais il y a dans la poésie même la plus humble, pourvu qu’elle soit vraie, quelque chose de si décevant, qu’il fut, par degrés, entraîné beaucoup plus loin qu’il n’avait cru d’abord. Pour le moment, son importante affaire était de recouvrer sa liberté. Après quatre mois de silence, il n’hésita plus ; un mot la lui rendit. Cela fait, incapable de rien poursuivre, renonçant à tout but, s’enveloppant de sa pauvreté comme d’un manteau, il ne pensa qu’à vivre chaque jour en condamné de la veille qui doit mourir le lendemain, et à se bercer de chants monotones pour endormir la mort.

« Il reprit un logement dans son ancien quartier, et s’y confina plus étroitement que jamais, n’en sortant qu’à la nuit close.commença de propos délibéré, et se poursuivit sans relâche, son lent et profond suicide ; rien que des défaillances et des frénésies, d’où s’échappaient de temps à autre des cris ou des soupirs ; plus d’études suivies et sérieuses ; parfois, seulement, de ces lectures vives et courtes qui fondent l’âme ou la brûlent ; tous les romans de la famille de Werther et de Delphine ; le Peintre de Saltzbourg, Adolphe, René, Édouard, Adèle, Thérèse, Aubert et Valérie ; Sénancour, Lamartine et Ballanche ; Ossian, Cowper, etc.

« En nous efforçant d’arracher cette humble mémoire à l’oubli, continue-t-il, et en risquant aujourd’hui, au milieu d’un monde peu rêveur, ces poésies mystérieuses que Joseph a confiées à notre amitié, nous avons dû faire un choix sévère, tel sans doute qu’il l’eût fait lui-même s’il les avait mises au jour de son vivant. Parmi les premières pièces qu’il composa, et dans lesquelles se trahit une grande inexpérience, nous ne prenons qu’un seul fragment, et nous l’insérons ici parce qu’il nous donne occasion de noter un fait de plus dans l’histoire de cette âme souffrante. Après avoir essayé de retracer l’enivrement d’un cœur de poète à l’entrée de la vie, Joseph continue en ces mots :

Ainsi je rêvais à quinze ans ;
À l’aube de l’adolescence,

Mais la gloire n’est pas venue ;
Mon amante auprès d’un époux
De moi ne s’est plus souvenue,
Et de ma folie inconnue

Moi, malheureux, je rêve encore,
À l’autel du Dieu que j’adore,
Sous la cendre je me dévore,

Avez-vous vu, durant l’orage,
L’arbre par la foudre allumé ?
Longtemps il fume ; en long nuage

Oh ! qui lui rendra son jeune âge ?
Qui lui rendra ses jets puissants,
Les rendez-vous sous son ombrage,

Quel prisme à ma vue effacée
nageaient la terre et les cieux ?

Était-ce une blanche atmosphère,
Ou cette pâleur de bergère
Dont Phœbé nuance son teint ?

Était-ce la couleur de l’onde
Quand son cristal profond et pur
Ou l’œil bleu de la beauté blonde
Luisait-il d’un si tendre azur ?

Mais bleue encore est la prunelle ;
Mais l’onde encore est un miroir ;
Phœbé luit toujours aussi belle ;
Chaque matin l’aube est nouvelle,
Et le ciel rougit chaque soir.

Et moi, mon regard est sans vie ;
D’y revoir la lueur ravie
Qui d’abord l’avait éclairé.

Sans l’œil de l’âme, que voit-on ?
Ô ciel ! ôte-moi ta lumière,
Mais rends-moi ma flamme première ;
Aveugle-moi comme Milton !
* * *
N’use point ta jeunesse à sécher dans le deuil ;
Il est pour les humains un plus noble partage
       Avant de descendre au cercueil !

Qui, sur ses longs fuseaux se pâmant à loisir,
       Au récit de son déplaisir.

Achille, loin de toi cette robe aux longs plis !
Renaud, ne livre plus aux guirlandes d’Armide

Tu rêves, je le sais, le laurier des poètes ;
Mais Pétrarque et le Dante ont-ils toujours rêvé
En ces tempsluisait, dans leurs nuits inquiètes,
       Des partis le glaive levé ?

Pareille à l’Océan qui s’irrite et bondit,
Loin d’elle rejetait la race impopulaire
       Du tyran qu’elle avait maudit ?

Et les sonnets d’amour dits à l’écho des bois ;
Il fallut, m’arrachant à mes douces tristesses,
       Corps à corps combattre les rois.

Pouvais-je errer en paix dans tes bosquets pieux,
Quand Albion pleurait, quand le cri de mes frères
       Avec leur sang montait aux cieux ?

Je croyais voir alors l’Ange à la torche sainte :
Et, debout à la porte, il en gardait l’enceinte,
       Ainsi qu’il la garda jadis.

Sur moi, quand je fuyais, il secoua sa flamme ;
Sion, quel chaste amour en moi fut allumé !
Dans tes embrassements je répandis mon âme,
       De Sion enfant bien-aimé.

Sur Sion qui gémit la voix du Seigneur gronde ;
Il vient la consoler par ces terribles sons ;
       Silence aux profanes chansons !

Non, la lyre n’est pas un jouet dans l’orage ;
Le poète n’est pas un enfant innocent,
       Dans les bras de sa mère en sang.

Dans la poussière tombe, elle l’a pour soutien :
Par le glaive il la sert, quand sa lyre est voilée ;
       Car le poète est citoyen.

Ainsi parlait Milton ; et ma voix plus sévère,
Par degrés élevant son accent jusqu’au sien,
Après lui murmurait : « Oui, la France est ma mère,
       Et le poète est citoyen. »

« Tout ce discours de Milton révèle assez quelle fièvre patriotique fermentait au cœur de Joseph, et combien les souffrances du pays ajoutèrent aux siennes propres, tant que la cause publique fut en danger. C’était le seul sentiment assez fort pour l’arracher aux peines individuelles, et il en a consacré, dans quelques pièces, l’expression amère et généreuse. Plus d’un motif nous empêche, comme bien l’on pense, d’être indiscret sur ce point. À une époque d’ailleurs où les haines s’apaisent, où les partis se fondent, et où toutes les opinions honnêtes se réconcilient dans une volonté plus éclairée du bien, les réminiscences de colère et d’aigreur seraient funestes et coupables, si elles n’étaient avant tout insignifiantes. Joseph le sentait mieux que personne. Il vécut assez pour entrevoir l’aurore de jours meilleurs, et pour espérer en l’avenir politique de la France. Avec quel attendrissement grave et quel coup d’œil mélancolique jeté sur l’humanité, sa mémoire le reportait alors aux orages des derniers temps ! En nous parlant de cette Révolution dont il adorait les principes et dont il admirait les hommes, combien de fois il lui arrivait de s’écrier avec lord Ormond dans Cromwell :

Combien doivent leur faute à leur sort rigoureux,
Et combien semblent purs qui ne furent qu’heureux !

Et qu’il enviait au divin poète d’avoir pu dire, parlant à sa lyre tant chérie :

Ne t’inspira point tour à tour :
Aussi chaste que la pensée,
Nul souffle ne t’a caressée,
Excepté celui de l’amour !

« Par ses goûts, ses études et ses amitiés, surtout à la fin, Joseph appartenait d’esprit et de cœur à cette jeune école de poésie qu’André Chénier légua au dix-neuvième siècle du pied de l’échafaud, et dont Lamartine, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Émile Deschamps, et dix autres après eux, ont recueilli, décoré, agrandi le glorieux héritage. Quoiqu’il ne se soit jamais essayé qu’en des peintures d’analyse sentimentale et des paysages de petite dimension, Joseph a peut-être le droit d’être compté à la suite, loin, bien loin de ces noms célèbres. S’il a été sévère dans la forme, et pour ainsi dire religieux dans la facture ; s’il a exprimé au vif et d’un ton franc quelques détails pittoresques ou domestiques jusqu’ici trop dédaignés ; s’il a rajeuni ou refrappé quelques mots surannés ou de basse bourgeoisie, exclus, on ne sait pourquoi, du langage poétique ; si enfin il a constamment obéi à une inspiration naïve et s’est toujours écouté lui-même avant de chanter, on voudra bien lui pardonner peut-être l’individualité et la monotonie des conceptions, la vérité un peu crue, l’horizon un peu borné de certains tableaux ; du moins son passage ici-bas dans l’obscurité et dans les pleurs n’aura pas été tout à fait perdu pour l’art : lui aussi, il aura eu sa part à la grande œuvre, lui aussi il aura apporté sa pierre toute taillée au seuil du temple ; et peut-être sur cette pierre, dans les jours à venir, on relira quelquefois son nom.

« Paris, février 1829. »

IX

Comme de juste, les premiers vers de Joseph Delorme ou de vous étaient amoureux. L’amour est l’aurore de la nature. Qui n’aime pas ne voit rien. Jusqu’à ce que ce soleil du cœur se lève, tout est ténèbre et par conséquent tout est froid. Les plus grands poètes sont ceux qui ont le plus aimé de l’amour de l’âme. Voici comment vous aimiez, c’est-à-dire comment vous chantiez votre premier air : c’était chaste, par conséquent amoureux, car là, la chasteté n’est que le respect de ce qu’on aime.

PREMIER AMOUR.

Printemps, que me veux-tu ? Pourquoi ce doux sourire,
Ces fleurs dans tes cheveux et ces boutons naissants ?
Pourquoi dans les bosquets cette voix qui soupire,
Et du soleil d’avril ces rayons caressants ?

De biens évanouis tu parles à mon cœur ;

Un seul être pour moi remplissait la nature ;
En ses yeux je puisais la vie et l’avenir ;
Vers un plus frais matin je croyais rajeunir.

Oh ! combien je l’aimais ! et c’était en silence !
De sa bouchenageait tant d’heureuse indolence,

Par instants j’espérais. Bonne autant qu’ingénue,
Elle me consolait du sort trop inhumain ;
Je l’avais vue un jour rougir à ma venue,
Et sa main par hasard avait touché ma main.

Que de fois, étalant une robe nouvelle,
Et sembla s’applaudir de l’espoir d’être belle,
Préférant le ruban que j’avais préféré !

Sur l’ovale d’ivoire avait peint ses attraits,
Le velours de sa joue, et sa fleur de jeunesse,
Et ses grands sourcils noirs couronnant tous ses traits :

Ah ! qu’elle aimait encor, sur le portrait fidèle
Et m’entendre à loisir parler d’elle près d’elle !

Un soir, je lui trouvai de moins vives couleurs :
Sous ses plis transparents dérobait quelques pleurs ;
Bientôt elle chanta ; c’était un chant d’adieux.
Oh ! comme, en soupirant la plaintive romance,

Le lendemain un autre avait reçu sa foi.
Par le vœu de ta mère à l’autel emmenée,
Sois heureuse par lui, sois heureuse sans moi !

Mais que je puisse au moins me rappeler tes charmes ;
Que de ton souvenir l’éclat mystérieux
Descende quelquefois au milieu de mes larmes,
Comme un rayon de lune, un bel Ange des cieux !

Qu’en silence adorant ta mémoire si chère,
Je l’invoque en mes jours de faiblesse et d’ennui ;
Tel un fils orphelin appelle encor sa mère.

Puis vient une série de pièces en vers où respire un souffle à la fois antique et moderne. Quelque chose de Virgile et d’André Chénier.

Mais une pièce étrange, et cependant au fond très originale, très belle et très triste, intitulée les Rayons jaunes, attira sur ce remarquable volume les regards et les moqueries des critiques du temps. Je n’étais pas critique alors, je n’étais que sensible. Je me souviens que les Rayons jaunes, cette nuance non encore caractérisée du soir dans nos villes ou dans nos étages élevés de nos chambres à la campagne, me frappa comme une nouveauté des yeux, du cœur, de l’expression, et m’arracha des larmes. Je me dis : Voilà un jeune homme qui s’attache trop à un détail, mais le détail est pittoresque, et son expression restera dans le dictionnaire de nos tristesses. J’ai mille fois senti ces rayons jaunes. Je n’aurais pas osé les décrire, ce jeune homme est plus poète que moi ! du premier coup il déchire le voile des fausses convenances, et pénètre dans la nature vraie comme un conquérant dans son domaine.

LES RAYONS JAUNES.

Les dimanches d’été, le soir, vers les six heures,
                 Et va s’ébattre aux champs,
                 Joyeux bourgeois, marchands,

Un livre est entr’ouvert, près de moi, sur ma chaise :
                 Je lis ou fais semblant ;
Plus jaunes ce soir-là que pendant la semaine,
                 Teignent mon rideau blanc.

J’aime à les voir percer vitres et jalousies ;
                 Un flot d’atomes d’or ;
Puis, m’arrivant dans l’âme à travers la prunelle,
Ils redorent aussi mille pensers en elle,
                 Mille atomes encor.

Ce sont des jours confus dont reparaît la trame,
Des souvenirs d’enfance, aussi doux à notre âme
                 Qu’un rêve d’avenir :
C’était à pareille heure (oh ! je me le rappelle)
Qu’après vêpres, enfants, au chœur de la chapelle,
                 On nous faisait venir.

La lampe brûlait jaune, et jaune aussi les cierges ;
                 Jaunissait leur blancheur ;
Courbait un front jauni, comme un épi qui penche
                 Sous la faux du faucheur.

Oh ! qui dans une église, à genoux sur la pierre,
N’a bien souvent, le soir, déposé sa prière,
                 Comme un grain pur de sel ?
Qui n’a du crucifix baisé le jaune ivoire ?
Qui n’a de l’Homme-Dieu lu la sublime histoire
                 Dans un jaune missel ?

Mais où la retrouver, quand elle s’est perdue,
Cette humble foi du cœur, qu’un Ange a suspendue
                 En palme à nos berceaux ;
Qu’une mère a nourrie en nous d’un zèle immense ;
Dont chaque jour un prêtre arrosait la semence
                 Au bord des saints ruisseaux ?

Peut-elle refleurir lorsqu’a soufflé l’orage,
Et qu’en nos cœurs l’orgueil debout a, dans sa rage,
                 Mis le pied sur l’autel ?
On est bien faible alors, quand le malheur arrive,
Et la mort faut-il donc que l’idée en survive
                 Au vœu d’être immortel !

J’ai vu mourir, hélas ! ma bonne vieille tante,
L’an dernier ; sur son lit, sans voix et haletante,
                 Elle resta trois jours,
Et trépassa. J’étais près d’elle dans l’alcôve ;
J’étais près d’elle encor quand sur sa tête chauve
                 Le linceul fit trois tours.

Le cercueil arriva, qu’on mesura de l’aune ;
J’étais là puis, autour, des cierges brûlaient jaune,
                 Des prêtres priaient bas ;
Mon œil était sans larme et ma voix sans prière,
                 Car je ne croyais pas.

Elle m’aimait pourtant ; et ma mère aussi m’aime,
Et ma mère à son tour mourra ; bientôt moi-même
                 Dans le jaune linceul
Je l’ensevelirai ; je clouerai sous la lame
Ce corps flétri, mais cher, ce reste de mon âme ;
                 Alors je serai seul ;

Seul, sans mère, sans sœur, sans frère et sans épouse ;
Car qui voudrait m’aimer, et quelle main jalouse
                 S’unirait à ma main ?…
Mais déjà le soleil recule devant l’ombre,
Et les rayons qu’il lance à mon rideau plus sombre
                 S’éteignent en chemin

Non, jamais à mon nom ma jeune fiancée
Ne rougira d’amour, rêvant dans sa pensée
                 Au jeune époux absent ;
Jamais deux enfants purs, deux anges de promesse,
                 Le poêle jaunissant.

Non, jamais, quand la mort m’étendra sur ma couche,
Mon front ne sentira le baiser d’une bouche,
                 Ni mon œil obscurci
N’entreverra l’adieu d’une lèvre mi-close !
Jamais sur mon tombeau ne jaunira la rose,
                 Ni le jaune souci !

Ainsi va ma pensée, et la nuit est venue ;
Je descends, et bientôt dans la foule inconnue
                 J’ai noyé mon chagrin :
Plus d’un bras me coudoie ; on entre à la guinguette,
                 Chevrote un gai refrain.

Ce ne sont que chansons, clameurs, rixes d’ivrogne,
                 Et publiques faveurs ;
Je rentre : sur ma route on se presse, on se rue ;
Toute la nuit j’entends se traîner dans ma rue

X

Le nom de Sainte-Beuve avait éclaté ; il était devenu plus hardi, il ne demandait conseil qu’à lui-même, il osa livrer une pièce du même ton, intitulée : Promenade. Relisez-la, mon ami. C’est encore vous à vingt ans :

PROMENADE.

S’il m’arrive, un matin et par un beau soleil,
Et si, pour mieux jouir des chants et de moi-même,
De bonne heure je sors par le sentier que j’aime,
Rasant le petit mur jusqu’au coin hasardeux,
Sans qu’un fâcheux m’ait dit : « Mon cher, allons tous deux ;
Lorsque sous la colline, au creux de la prairie,
Je puis errer enfin, tout à ma rêverie,
Comme loin des frelons une abeille a son miel,
Et que je suis bien seul en face d’un beau ciel ;
Alors oh ! ce n’est pas une scène sublime,
Flotte comme une mer, ni le front sourcilleux
Des vieux monts tout voûtés se mirant aux lacs bleus !
À vingt ans s’élancer en d’immenses savanes,
Un bâton à la main, et ne rien demander
Ou mugir le lion dans les forêts superbes,
Et bientôt, se couchant sur un lit de roseaux,
S’abandonner pensif au cours des grandes eaux.
En un même horizon, et des blés blondissants,
Pareils à des points noirs dans les verts pâturages,
Et plus haut, et plus près du séjour des orages,
Le soleil au-dessus et les Alpes au fond.
Qu’aussi Victor Hugo, sous un donjon qui croule,
Et le Rhin à ses pieds, interroge et déroule
Les souvenirs des lieux ; quelle puissante main
Comme fait son fuseau de lin la filandière ;
Que du fleuve qui passe il écoute les voix,
Et que le grand vieillard lui parle d’autrefois !
Bien ; il faut l’aigle aux monts, le géant à l’abîme,
Moi, j’aime à cheminer et je reste plus bas.
Quoi ! des rocs, des forêts, des fleuves ?… oh ! non pas,
Mais bien moins ; mais un champ, un peu d’eau qui murmure,
L’étang sous la bruyère avec le jonc qui dort ;
Voir couler en un pré la rivière à plein bord ;
Quelque jeune arbre au loin, dans un air immobile,
Quelque sentier poudreux qui rampe et qui s’enfuit ;
Ou si, levant les yeux, j’ai cru voir disparaître
Au détour d’une haie un pied blanc qui fait naître
Tout d’un coup en mon âme un long roman d’amour,
C’est assez de bonheur, c’est assez pour un jour.
Et revenant alors, comme entouré d’un charme,
Plein d’oubli, lentement, et dans l’œil une larme,
Croyant à toi, mon Dieu, toi que j’osais nier !
Heureux d’un lendemain qu’à mon gré je décore,
Je sens et je me dis que je suis jeune encore,
Que j’ai le cœur bien tendre et bien prompt à guérir,
Pour m’ennuyer de vivre et pour vouloir mourir.

XI

En voici une qui m’alla au cœur comme une voix de mère :

Toujours je la connus pensive et sérieuse :
Enfant, dans les ébats de l’enfance joueuse
Elle se mêlait peu, parlait déjà raison ;
Et, quand ses jeunes sœurs couraient sur le gazon,
Elle était la première à leur rappeler l’heure,
À dire qu’il fallait regagner la demeure ;
Qu’elle avait de la cloche entendu le signal ;
Qu’il était défendu d’approcher du canal,
De passer en jouant trop près de la volière :
Et ses sœurs l’écoutaient. Bientôt elle eut quinze ans,
Un parler sobre et froid, et qui plaît cependant ;
Une voix douce et ferme, et qui jamais ne tremble,
Le devoir l’animait d’une grave ferveur ;
Elle ne rêvait pas comme la jeune fille,
Et du bal de la veille au bal du lendemain
Pense au bel inconnu qui lui pressa la main.
Jamais on ne la vit suivre à travers l’ombrage
Puis cacher tout d’un coup son front dans son mouchoir.
Mais elle se disait qu’un avenir prospère
Avait changé soudain par la mort de son père ;
Qu’elle était fille aînée, et que c’était raison
Des ennuis dont soupire et s’émeut l’innocence.
Il réprima toujours les attendrissements
Maîtresse d’elle-même aux instants les plus doux,
En embrassant sa mère elle lui disait vous.
Les jeunes gens oisifs étaient perdus chez elle ;
Mais qu’un cœur éprouvé lui contât un chagrin,
Et donnait des conseils comme une jeune mère.
Aujourd’hui la voilà mère, épouse, à son tour ;
Mais c’est chez elle encor raison plutôt qu’amour.
Son époux déjà mûr serait pour elle un père ;
Elle n’a pas connu l’oubli du premier mois,
Et la lune de miel qui ne luit qu’une fois.
Et son front et ses yeux ont gardé le mystère
De ces chastes secrets qu’une femme doit taire.
Heureuse comme avant, à son nouveau devoir
Elle a réglé sa vie Il est beau de la voir,
Libre de son ménage, un soir de la semaine,
Sans toilette, en été, qui sort et se promène,
Et s’asseoit à l’abri du soleil étouffant,
Vers six heures, sur l’herbe avec sa belle enfant.
Ainsi passent ses jours depuis le premier âge,
Comme des flots sans nom sous un ciel sans orage,
D’un cours lent, uniforme, et pourtant solennel ;
Car ils savent qu’ils vont au rivage éternel.

Et moi qui vois couler cette humble destinée
Sans le vouloir, hélas ! je retombe en tristesse ;
Je songe à mes longs jours passés avec vitesse,
Turbulents, sans bonheur, perdus pour le devoir,
Et je pense, ô mon Dieu ! qu’il sera bientôt soir !
* * *

L’ENFANT RÊVEUR.

Abandonnant tout à coup mes jeunes compagnons, j’allais m’asseoir à l’écart pour contempler la nue fugitive, ou entendre la pluie tomber sur le feuillage.

À mon ami ***

Où vas-tu, bel enfant ? tous les jours je te vois,
Au matin, t’échapper par la porte du bois,
Et, déjà renonçant aux jeux du premier âge,
Et le soir, quand, bien tard, nous te croyons perdu,
Qu’as-tu fait si longtemps ? tu n’as pas dans leurs nids
Sous la mère enlevé les petits réunis ;
* * *

À M. A DE L (LAMARTINE).

Ces chantres sont de race divine : ils possèdent le seul talent incontestable dont le Ciel ait fait présent à la terre.

Ô toi qui sais ce que la terre
Qui sais la vie et son mystère,

Toi qui sais l’âme et ses orages,
Comme un nocher son élément,
Comme un oiseau sait les présages,
Comme un pasteur des premiers âges
Savait d’abord le firmament ;

Qui sais le bruit du lactombe
Les bruits d’abeille et de colombe,
Et l’Océan avec sa trombe,
Et le Ciel aux immenses voix ;

Qui dans les sphères inconnues,
Ou par les montagnes chenues,
Ou dans l’azur flottant des nues,
Ou par les gazons émaillés,

Entends l’alcyon sur les ondes,
Ou l’astre qui chante : Hosanna !

Sais-tu qu’il est dans la vallée,
Que ta venue a consolée
Et qui sans parler te comprend ?

As-tu vu l’ombre de ton aile,

Est-ce assez pour moi que mon âme
Comme à l’ami qui la réclame,
Dans l’ombre elle réponde : Oui ;

Qu’aux voix qu’un vent du soir apporte
Elle mêle ton nom tout bas,
Et ranime son aile morte
À tes rayons si doux, qu’importe,
Hélas ! si tu ne le sais pas ?

Si dans ta sublime carrière
Tu n’es pour elle qu’un soleil
Comme un vainqueur fait la poussière
Aux axes de son char vermeil ;

Non pas un astre de présage
Un frère, un ange, une âme aussi !

Mais que tu saches qu’à toute heure
Je suis là, priant, éploré ;
Mais qu’un rayon plus doux m’effleure
Et plus longtemps sur moi demeure,
Je suis heureux et j’attendrai.

J’attendrai comme un de ces Anges
Jadis par des amours étranges,
Et pour ces profanes mélanges
De Dieu quelque temps oubliés.

Pour revoir de plus près le Ciel ;

Et si, plus prompt que la tempête,
Un Ange pur, au rameau d’or,
Vers un monde ou vers un prophète
Ou de l’Horeb ou du Thabor,

Au noble exilé de sa race
Et, tout suivant des yeux sa trace,
L’autre espérait qu’un mot de grâce
Irait jusqu’au trône de Dieu.

Que vouliez-vous répondre à ces vers, si ce n’est aimer ? Aussi je vous aimais d’une amitié plus tendre que toutes mes amitiés d’enfance.

Vous souvenez-vous de ces heures intimes et bien à nous, où j’allais le matin vous prendre dans votre petit appartement des environs du Luxembourg, vous enlever à votre mère et vous entraîner pour marcher, causer, rêver dans ce jardin adjacent des Capucins, qu’on commençait seulement à niveler pour agrandir le Jardin Royal ? Que de confidences amicales et poétiques ne nous sommes-nous pas faites ? Que cette longue allée qui suivait de son parapet les terrains fangeux des Capucins n’a entendu de ces confidences de nos âmes, qui sont les pressentiments de hautes actions ou de poésie en faits ! Vous étiez plus doux, plus modeste, plus triste que moi dans vos perspectives ! Il y avait plus de silence, de résignation, de spiritualisme dans votre attitude que dans la mienne ; mon vers avait plus d’écume que le vôtre ! J’étais plus âgé et moins lettré que vous ; ma poésie ne dépassait pas, dans son ambition, les années où je n’avais qu’elle pour occuper et pour évaporer mes longs loisirs ; mais vous vous en souvenez, et, je l’avoue, je rêvais autre chose dès cette époque que des mots cadencés et des soupirs mélodieux ! Je croyais me sentir plein d’éloquence à une tribune, mon idéal d’alors, et plein d’héroïsme en face des tyrannies ou des multitudes. D’une main je lançais un peuple, de l’autre main je découvrais ma poitrine et je réprimais une populace victorieuse et domptée, puis je retombais sans me plaindre dans l’humiliation de la misère ou dans le sang de mon échafaud ; le plus grand des bonheurs n’est-ce pas l’échafaud pour l’innocent ? Mon plus beau rêve fut toujours celui-là ! Ce ne fut pas ma faute si je ne l’obtins pas en 1848. Vous avez lu peut-être, quelques années après 1830, et bien des années avant 1848, la prophétie bien imprévoyable alors de lady Stanhope, pendant une nuit d’entretien avec elle dans les solitaires roches de Djioû, où elle me dit : « Je ne sais pas au juste ce qui vous attend à votre retour en Europe, mais quelque chose de grand vous y attend ; vous y retournerez, vous y jouerez un rôle élevé mais court, vous rendrez service à vos compatriotes et à l’Europe, puis vous reviendrez chercher un asile comme moi en Syrie, au pic du Liban ou du Taurus. Voilà ce que je vois comme je vous vois : mais derrière ce tronçon de votre existence, ne me demandez plus rien, je n’y vois plus ! »

Ceci fut dit en 1832, et imprimé en 1833 ; dix-sept ans avant les événements de 1848.

Ces éventualités du destin étaient déjà loin dans mes songes. L’homme a des rapports plus multiples et plus lointains qu’il ne pense avec l’avenir. Les prophéties sont naturelles, plus que surnaturelles. Retirez-vous comme lady Stanhope, dans la solitude d’un monde désert, regardez le monde qui passe, et qu’un jeune homme vous apparaisse tout à coup dans une nuit de surprise et d’anxiété ; causez une nuit entière avec lui, et vous verrez tout à coup le point de conjonction et la destinée de cet homme avec la destinée de son pays : sauf la date que Dieu s’est réservée, parce que les révolutions sont des horloges détraquées qui avancent ou qui retardent par une circonstance inappréciable à nos faibles intelligences. De même que, dans ce monde matinal, on voit de loin un objet qui s’avance, de même, dans le monde moral, on voit de loin celui qui doit les modifier. Ce n’est point prédire un événement qui n’est pas ; c’est dire les rapports de l’homme existant avec l’événement qui n’est pas encore. Ce n’est pas prédiction, c’est prescience.

XII

Peu de choses, dans le cours agité de ma vie, m’ont laissé pour un homme de plus attrayants souvenirs que ces conversations avec vous et notre époque, qu’on peut appeler notre âge d’innocence. Il y avait en vous tout ce qui séduit, tout ce qui attache, tout ce qui charme le plus ; je ne sais quel demi-mystère qui laisse deviner ce qu’on n’a pas interrogé. Vous n’aviez fait encore que peu de poésies, mais ces poésies révélaient un homme entièrement nouveau. Je jouissais de vous en mon particulier comme d’une découverte. Les vers de Joseph Delorme étaient le présage de quelque chose d’inconnu. Je vous quittai avec douleur quand il me fallut aller rejoindre mon poste diplomatique hors de France ; mais l’idée ne me vint jamais de chercher à vous engager dans cette même carrière positive ou dans une autre. J’aurais cru vous profaner en vous utilisant. Vous me paraissez de ces êtres qui vivent de parfums et non de pain. Je partis.

XIII

C’est alors, je crois, que vous vous liâtes par l’admiration avec Victor Hugo, seule manière de se lier avec lui ; votre liaison eut tous les caractères d’une passion ; vous ne quittiez plus la maison ; vous étiez comme ces jeunes Orientaux qui ont besoin de diviniser ce qu’ils admirent, et de pousser leur amour jusqu’à une servitude volontaire qui les identifie avec leur idole. Cela dura longtemps, je crois ; mais j’en ignore les détails et la fin. Quand je rentrai en France, vous étiez redevenu vous-même. Il vous fallait un Dieu pour ami. Je pense, sans le savoir à fond, que Chateaubriand vieilli, dégoûté, malheureux, consolant et consolé auprès de madame Récamier, devint le vôtre. Cette illustration des grâces d’un siècle était devenue un digne débris de votre culte ; c’est là du moins que je vous retrouvai, c’est-à-dire avec Ballanche, les deux Deschamps, Vigny, madame Émile de Girardin, Brifaut, chez madame Récamier, régnant par l’attrait universel sur l’universalité des talents. Je ne voyais pas M. de Chateaubriand, je n’avais fait que lui être présenté comme diplomate pendant qu’il gouvernait notre diplomatie. J’en avais été reçu assez froidement ; je n’insistai pas. Je l’admirais comme écrivain d’imagination, comme homme je l’honorais moins. Nos deux ombres ne se mêlèrent pas sur la muraille du même salon. Quant à vous, jeune entre ces deux vieillards, serviteur empêché de ces deux faiblesses, vous me parûtes un jeune Grec dévoué par bon goût à la vieillesse et au génie, entre Platon vieilli et une belle ombre d’Athénienne, recueillant sur les lèvres d’un siècle mourant les traditions du passé et les secrets de l’avenir. Au milieu de cette cour un peu surannée, vous aviez le beau rôle, fidélité désintéressée au passé, affection compatissante au présent, foi muette dans un mystérieux inconnu qui s’approchait sans dire son nom. Je ne vous admirais pas moins là que dans nos premières années.

XIV

Faisiez-vous des vers encore ? faisiez-vous de la prose ? faisiez-vous les deux ? Je ne pus le discerner ; je vous retrouvai plus retiré encore que jamais dans le même logement de philosophe sur un petit jardin, ombre de la campagne aux environs du Luxembourg, dans le sein de la même mère.

Bien qu’enthousiasmé un moment avec Hugo par la révolution avortée de 1830, vous n’aviez pas voulu des dépouilles ; vous me paraissiez peu ami du gouvernement amphibie, qui cherchait à faire accepter ses faveurs pour montrer à la France honnête d’illustres partisans ; vous écriviez contre lui, dit-on, dans des journaux dont les rancunes étaient devenues de l’antipathie. Vous aviez l’air pauvre, de cette pauvreté fière parce qu’elle est volontaire et ne se laisse ni caresser ni acheter. Vous avez toujours cette fine et douce expression intelligente et ces beaux cheveux blonds de notre jeunesse retombant en arrière comme une cascatelle du génie ; mais une redingote d’un drap sombre râpée, et dont les pans battaient les talons des souliers à la Dupin, un chapeau aux ailes usées et battues, désavouaient toute prétention à l’élégance extérieure, et n’en montraient que dans l’esprit.

Quoique votre enthousiasme momentané pour la révolution de 1830 eût dépassé un peu mon humeur contre cette usurpation de famille, je vous aimai ainsi : tout sied à la supériorité, même la déchéance extérieure ; l’homme négligé relève le costume. Achète un habit, fais retaper ton chapeau, ressemeler tes souliers, relève ton front, tu seras Alcibiade quand tu voudras ! Laisse-toi prendre pour un indigent, tu portes en toi ta richesse si tu ne dois rien à personne !

XV

Mais voilà sous ma main un second volume de poésies, intitulé les Consolations, qui me donne à peu près le secret de cette vie mystérieuse et séquestrée du monde. Ce volume parut à peu près en ce temps-là. Excusez-moi sur l’exactitude des dates ; je ne tiens pas registre de mes impressions, mais j’en tiens mémoire dans mon cœur.

Voici ce que vous en dites en 1863, en les réimprimant pour vous et pour nous :

« Je continue et j’achève, dans un court loisir qui m’est accordé, cette publication de mes Poésies sous leur forme dernière. Ceci en est la seconde partie, qui se distingue de Joseph Delorme par l’accent et par un certain caractère d’élévation ou de pureté. Si l’on cherchait le lien, le point d’union ou d’embranchement des deux recueils, j’indiquerais la pièce de Joseph Delorme :

Toujours je la connus pensive et sérieuse

comme celle d’où est née et sortie, en quelque sorte, cette nouvelle veine plus épurée. C’est ce côté que je n’avais qu’atteint et touché dans Joseph Delorme, qui se trouve développé dans les Consolations.

« Nous avons presque tous en nous un homme double. Saint Paul l’a dit, Racine l’a chanté. “Je connais ces deux hommes en moi”, disait Louis XIV. Buffon les a admirablement décrits dans l’espèce de guerre morale qu’ils se livrent l’un à l’autre. Moi aussi, me sentant double, je me suis dédoublé, et ce que j’ai donné dans les Consolations était comme une seconde moitié de moi-même, et qui n’était pas la moins tendre. Mais, devenu trop différent avec les années, il ne m’appartient aujourd’hui ni de la juger, cette moitié du moi d’alors, ni même d’essayer de la définir. Je dirai seulement, au point de vue littéraire, que les Consolations furent celui de mes recueils de poésies qui obtint, auprès du public choisi de ce temps-là, ce qui ressemblait le plus à un succès véritable ; on m’accusera d’en avoir réuni les preuves et témoignages dans un petit chapitre-appendice. Bayle a remarqué que chaque auteur a volontiers son époque favorite, son moment plus favorable que les autres, et qui n’est pas toujours très éloigné de son coup d’essai. Pour moi, quoique ma vie littéraire déjà si longue, et, pour ainsi dire, étendue sur un trop large espace, me laisse peu le plaisir des perspectives, il en a été cependant ainsi pendant un assez long temps ; et quand je m’arrêtais pour regarder en arrière, il me semblait que c’était en 1829, à la date où j’écrivais les Consolations, que j’aimais le plus à me retrouver, et qu’il m’eût été le plus agréable aussi qu’on cherchât de mes nouvelles. Je le dis de souvenir plutôt que par un sentiment actuel et présent ; car à l’heure où j’écris ces lignes, engagé plus que jamais dans la vie critique active, je n’ai plus guère d’impression personnelle bien vive sur ce lointain passé.

« Ce 16 juin 1862. »

* * *

À VICTOR H.

 

« Mon ami, ce petit livre est à vous ; votre nom s’y trouve à presque toutes les pages ; votre présence ou votre souvenir s’y mêle à toutes mes pensées. Je vous le donne, ou plutôt je vous le rends ; il ne se serait pas fait sans vous. Au moment où vous vous lancez pour la première fois dans le bruit et dans les orages du drame, puissent ces souvenirs de vie domestique et d’intérieur vous apporter un frais parfum du rivage que vous quittez ! Puissent-ils, comme ces chants antiques qui soutenaient le guerrier dans le combat, vous retracer l’image adorée du foyer, des enfants et de l’épouse !

« Pétrarque, ce grand maître dans la science du cœur et dans le mystère de l’amour, a dit au commencement de son Traité sur la Vie solitaire : « Je crois qu’une belle âme n’a de repos ici-bas à espérer qu’en Dieu, qui est notre fin dernière ; qu’en elle-même et en son travail intérieur ; et qu’en une âme amie, qui soit sa sœur par la ressemblance. » C’est aussi la pensée et le résumé du petit livre que voici :

« Lorsque, par un effet des circonstances dures où elle est placée, ou par le développement d’un germe fatal déposé en elle, une âme jeune, ardente, tournée à la rêverie et à la tendresse, subit une de ces profondes maladies morales qui décident de sa destinée ; si elle y survit et en triomphe ; si, la crise passée, la liberté humaine reprend le dessus et recueille ses forces éparses, alors le premier sentiment est celui d’un bien-être intime, délicieux, vivifiant, comme après une angoisse ou une défaillance. On rouvre les yeux au jour ; on essuie de son front sa sueur froide ; on s’abandonne tout entier au bonheur de renaître et de respirer. Plus la réflexion commence : on se complaît à penser qu’on a plongé plus avant que bien d’autres dans le Puits de l’abîme et dans la Cité des douleurs ; on a la mesure du sort ; on sait à fond ce qui en est de la vie, et ce que peut saigner de sang un cœur mortel. Qu’aurait-on désormais à craindre d’inconnu et de pire ? Tous les maux humains ne se traduisent-ils pas en douleurs ? Toutes les douleurs poussées un peu loin ne sont-elles pas les mêmes ? On a été englouti un moment par l’Océan ; on a rebondi contre le roc comme la sonde, ou bien on a rapporté du gravier dans ses cheveux ; et, sauvé du naufrage, ne quittant plus de tout l’hiver le coin de sa cheminée, on s’enfonce des heures entières en d’inexprimables souvenirs. Mais ce calme, qui est dû surtout à l’absence des maux et à la comparaison du présent avec le passé, s’affaiblit en se prolongeant, et devient insuffisant à l’âme ; il faut, pour achever sa guérison, qu’elle cherche en elle-même et autour d’elle d’autres ressources plus durables. L’étude d’abord semble lui offrir une distraction pleine de charme et puissante avec douceur ; mais la curiosité de l’esprit, qui est le mobile de l’étude, suppose déjà le sommeil du cœur plutôt qu’elle ne le procure ; et c’est ici le cœur qu’il s’agit avant tout d’apaiser et d’assoupir. Et puis ces sciences, ces langues, ces histoires qu’on étudierait, contiennent au gré des âmes délicates et tendres trop peu de suc essentiel sous trop d’écorces et d’enveloppes ; une nourriture exquise et pulpeuse convient mieux aux estomacs débiles. La poésie est une nourriture par excellence, et de toutes les formes de poésie, la forme lyrique plus qu’aucune autre, et de tous les genres de poésie lyrique, le genre rêveur, personnel, l’élégie ou le roman d’analyse en particulier. On s’y adonne avec prédilection ; on s’en pénètre ; c’est un enchantement ; et, comme on se sent encore trop voisin du passé pour le perdre de vue, on essaye d’y jeter ce voile ondoyant de poésie qui fait l’effet de la vapeur bleuâtre aux contours de l’horizon. Aussi la plupart des chants que les âmes malades nous ont transmis sur elles-mêmes datent-ils déjà de l’époque de convalescence ; nous croyons le poète au plus mal, tandis que souvent il touche à sa guérison ; c’est comme le bruit que fait dans la plaine l’arme du chasseur, et qui ne nous arrive qu’un peu de temps après que le coup a porté. Cependant, convenons-en, l’usage exclusif et prolongé d’une certaine espèce de poésie n’est pas sans quelque péril pour l’âme ; à force de refoulement intérieur et de nourriture subtile, la blessure à moitié fermée pourrait se rouvrir : il faut par instants à l’homme le mouvement et l’air du dehors ; il lui faut autour de lui des objets où se poser ; et quel convalescent surtout n’a besoin d’un bras d’ami qui le soutienne dans sa promenade et le conduise sur la terrasse au soleil ?

« L’amitié, ô mon ami, quand elle est ce qu’elle doit être, l’union des âmes, a cela de salutaire, qu’au milieu de nos plus grandes et de nos plus désespérées douleurs, elle nous rattache insensiblement et par un lien à la vie humaine, à la société, et nous empêche, en notre misérable frénésie, de nier, les yeux fermés, tout ce qui nous entoure. Or, comme l’a dit excellemment M. Ballanche, “toutes les pensées d’existence et d’avenir se tiennent ; pour croire à la vie qui doit suivre celle-ci, il faut commencer par croire à cette vie elle-même, à cette vie passagère. Le devoir de l’ami clairvoyant envers l’ami infirme consiste donc à lui ménager cette initiation délicate qui le ramène d’une espérance à l’autre ; à lui rendre d’abord le goût de la vie ; à lui faire supporter l’idée de lendemain ; puis, par degrés, à substituer pieusement dans son esprit, à cette idée vacillante, le désir et la certitude du lendemain éternel. Mais indiquer ce but supérieur et divin de l’amitié, c’est assez reconnaître que sa loi suprême est d’y tendre sans cesse, et qu’au lieu de se méprendre à ses propres douceurs, au lieu de s’endormir en de vaines et molles complaisances, elle doit cheminer, jour et nuit, comme un guide céleste, entre les deux compagnons qui vont aux mêmes lieux. Toute autre amitié que celle-là serait trompeuse, légère, bonne pour un temps, et bientôt épuisé ; elle mériterait qu’on lui appliquât la parole sévère du saint auteur de l’Imitation : Noli confidere super amicos et proximos, nec in futurum tuam differas salutem, quia citius obliviscentur tui homines quam æstimas. Il ne reste rien à dire, après saint Augustin, sur les charmes décevants et les illusions fabuleuses de l’amitié humaine. À la prendre de ce côté, je puis répéter devant vous, ô mon ami, que l’amitié des hommes n’est pas sûre, et vous avertir de n’y pas trop compter. Il est doux sans doute, il est doux, dans le calme des sens, dans les jouissances de l’étude et de l’art, “de causer entre amis, de s’approuver avec grâce, de se complaire en cent façons ; de lire ensemble d’agréables livres ; de discuter parfois sans aigreur, ainsi qu’un homme qui délibère avec lui-même, et par ces contestations rares et légères de relever un peu l’habituelle unanimité de tous les jours. Ces témoignages d’affection qui, sortis du cœur de ceux qui s’entr’aiment, se produisent au dehors par la bouche, par la physionomie, par les yeux et par mille autres démonstrations de tendresse, sont comme autant d’étincelles de ce feu d’amitié qui embrase les âmes et les fond toutes en une seule21. Mais si vous tenez à ce que ce feu soit durable, si vous ne pouvez vous faire à l’idée d’être oublié un jour de ces amis si bons, ô Vous, qui que vous soyez, ne mourez pas avant eux ; car cette sorte d’amitié est tellement aimable et douce qu’elle-même bientôt se console elle-même, et que ce qui reste comble aisément le vide de ce qui n’est plus ; la pensée des amis morts, quand par hasard elle s’élève, ne fait que mieux sentir aux amis vivants la consolation d’être ensemble, et ajoute un motif de plus à leur bonheur.

« Si vous êtes humble, obscur, mais tendre et dévoué, et que vous ayez un ami sublime, ambitieux, puissant, qui aime et obtienne la gloire et l’empire, aimez-le, mais n’en aimez pas trop un autre, car cette sorte d’amitié est absolue, jalouse, impatiente de partage ; aimez-le, mais qu’un mot équivoque, lâché par vous au hasard, ne lui soit pas reporté envenimé par la calomnie ; car ni tendresse à l’épreuve, ni dévouement à mourir mille fois pour lui, ne rachèteront ce mot insignifiant qui aura glissé dans son cœur.

« Si votre ami est beau, bien fait, amoureux des avantages de sa personne, ne négligez pas trop la vôtre ; gardez-vous qu’une maladie ne vous défigure, qu’une affliction prolongée ne vous détourne des soins du corps ; car cette sorte d’amitié, qui vit de parfums, est dédaigneuse, volage, et se dégoûte aisément.

« Si vous avez un ami riche, heureux, entouré des biens les plus désirables de la terre, ne devenez ni trop pauvre, ni trop délaissé du monde, ni malade sur un lit de douleurs ; car cet ami, tout bon qu’il sera, vous ira visiter une fois ou deux, et la troisième il remarquera que le chemin est long, que votre escalier est haut et dur, que votre grabat est infect, que votre humeur a changé ; et il pensera, en s’en revenant, qu’il y a au fond de cette misère un peu de votre faute, et que vous auriez bien pu l’éviter ; et vous ne serez plus désormais pour lui, au sein de son bonheur, qu’un objet de compassion, de secours, et peut-être un sujet de morale.

« Si, malheureux vous-même, vous avez un ami plus malheureux que vous, consolez-le, mais n’attendez pas de lui consolation à votre tour ; car, lorsque vous lui raconterez votre chagrin, il aura beau animer ses regards et entrouvrir ses lèvres comme s’il écoutait, en vous répondant il ne répondra qu’à sa pensée, et sera intérieurement tout plein de lui-même.

« Si vous aimez un ami plus jeune que vous, que vous le cultiviez comme un enfant, et que vous lui aplanissiez le chemin de la vie, il grandira bientôt ; il se lassera d’être à vous et par vous, et vous le perdrez. Si vous aimez un ami plus vieux, qui, déjà arrivé bien haut, vous prenne par la main et vous élève, vous grandirez rapidement, et sa faveur alors vous pèsera, ou vous lui porterez ombrage.

« Que sont devenus ces amis du même âge, ces frères en poésie, qui croissaient ensemble, unis, encore obscurs, et semblaient tous destinés à la gloire ! Que sont devenus ces jeunes arbres réunis autrefois dans le même enclos ? Ils ont poussé, chacun selon sa nature ; leurs feuillages, d’abord entremêlés agréablement, ont commencé de se nuire et de s’étouffer : leurs têtes se sont entrechoquées dans l’orage ; quelques-uns sont morts sans soleil ; il a fallu les séparer, et les voilà maintenant, bien loin les uns des autres, verts sapins, châtaigniers superbes, au front des coteaux, au creux des vallons, ou saules éplorés au bord des fleuves.

« La plupart des amitiés humaines, même des meilleures, sont donc vaines et mensongères, ô mon ami ; et c’est à quelque chose de plus intime, de plus vrai, de plus invariable, qu’aspire une âme dont toutes les forces ont été brisées et qui a senti le fond de la vie. L’amitié qu’elle implore, et en qui elle veut établir sa demeure, ne saurait être trop pure et trop pieuse, trop empreinte d’immortalité, trop mêlée à l’ et à ce qui ne change pas ; vestibule transparent, incorruptible, au seuil du Sanctuaire éternel ; degré vivant, qui marche et monte avec nous, et nous élève au pied du saint Trône. Tel est, mon Ami, le refuge heureux que j’ai trouvé en votre âme. Par vous, je suis revenu à la vie du dehors, au mouvement de ce monde, et de là, sans secousse, aux vérités les plus sublimes. Vous m’avez consolé d’abord, et ensuite vous m’avez porté à la source de toute consolation ; car vous l’avez vous-même appris dès la jeunesse, les autres eaux tarissent, et ce n’est qu’aux bords de cette Siloé céleste qu’on peut s’asseoir pour toujours et s’abreuver :

Voici la vérité qu’au monde je révèle :
Du Ciel dans mon néant je me suis souvenu :
Louez Dieu ! La brebis vient quand l’agneau l’appelle ;
Vous avez dans le port poussé ma voile errante ;
Ma tige a reverdi de sève et de verdeur ;

« Dieu donc et toutes ses conséquences ; Dieu, l’immortalité, la rémunération et la peine ; dès ici-bas le devoir et l’interprétation du visible par l’ : ce sont les consolations les plus réelles après le malheur, et l’âme, qui une fois y a pris goût, peut bien souffrir encore, mais non plus retomber. Chaque jour de plus, passé en cette vie périssable, la voit s’enfoncer davantage dans l’ordre magnifique qui s’ouvre devant elle à l’infini, et si elle a beaucoup aimé et beaucoup pleuré, si elle est tendre, l’intelligence des choses d’au-delà ne la remplit qu’imparfaitement ; elle en revient à l’Amour ; c’est l’Amour surtout qui l’élève et l’initie, comme Dante, et dont les rayons pénétrants l’attirent de sphère en sphère comme le soleil aspire la rosée. De là mille larmes encore, mais délicieuses et sans amertume ; de là mille joies secrètes, mille blanches lueurs découvertes au sein de la nuit ; mille pressentiments sublimes entendus au fond du cœur de la prière, car une telle âme n’a de complet soulagement que lorsqu’elle a éclaté en prière, et qu’en elle la philosophie et la religion se sont embrassées avec sanglots.

« En ce temps-ci, où par bonheur on est las de l’impiété systématique, et où le génie d’un maître célèbre22 a réconcilié la philosophie avec les plus nobles facultés de la nature humaine, il se rencontre dans les rangs distingués de la société une certaine classe d’esprits sérieux, moraux, rationnels ; vaquant aux études, aux idées, aux discussions ; dignes de tout comprendre, peu passionnés, et capables seulement d’un enthousiasme d’intelligence qui témoigne de leur amour ardent pour la vérité. À ces esprits de choix, au milieu de leur vie commode, de leur loisir occupé, de leur développement tout intellectuel, la religion philosophique suffit ; ce qui leur importe particulièrement, c’est de se rendre raison des choses ; quand ils ont expliqué, ils sont satisfaits : aussi le côté inexplicable leur échappe-t-il souvent, et ils le traiteraient volontiers de chimère, s’ils ne trouvaient moyen de l’assujettir, en le simplifiant, à leur mode d’interprétation universelle. Le dirai-je ? ce sont des esprits plutôt que des âmes ; ils habitent les régions moyennes ; ils n’ont pas pénétré fort avant dans les voies douloureuses et impures du cœur ; ils ne sont pas rafraîchis, après les flammes de l’expiation, dans la sérénité d’un éther inaltérable ; ils n’ont pas senti la vie au vif.

« J’honore ces esprits, je les estime heureux ; mais je ne les envie pas. Je les crois dans la vérité, mais dans une vérité un peu froide et nue. On ne gagne pas toujours à s’élever, quand on ne s’élève pas assez haut. Les physiciens qui sont parvenus aux plus grandes hauteurs de l’atmosphère, rapportent qu’ils ont vu le soleil sans rayons, dépouillé, rouge et fauve, et partout des ténèbres autour d’eux. Plutôt que de vivre sous un tel soleil, mieux vaut encore demeurer sur terre, croire aux ondoyantes lueurs du soir et du matin, et prêter sa docile prunelle à toutes les illusions du jour, dût-on laisser la paupière en face de l’astre éblouissant ;  à moins que l’âme, un soir, ne trouve quelque part des ailes d’ange, et qu’elle ne s’échappe dans les plaines lumineuses, par-delà notre atmosphère, à une hauteur où les savants ne vont pas.

« Oui, eût-on la géométrie de Pascal et le génie de René, si la mystérieuse semence de la rêverie a été jetée en nous et a germé sous nos larmes dès l’enfance ; si nous nous sentons de bonne heure malades de la maladie de saint Augustin et de Fénelon ; si, comme le disciple dont parle Klopstock, ce Lebbée dont la plainte est si douce, nous avons besoin qu’un gardien céleste abrite notre sommeil avec de tendres branches d’olivier ; si enfin, comme le triste Abbadona, nous portons en nous le poids de quelque chose d’irréparable, il n’y a qu’une voie ouverte pour échapper à l’ennui dévorant, aux lâches défaillances ou au mysticisme insensé ; et cette voie, Dieu merci, n’est pas nouvelle ! Heureux qui n’en est jamais sorti ! plus heureux qui peut y rentrer !seulement on trouve sécurité et plénitude ; des remèdes appropriés à toutes les misères de l’âme ; des formes divines et permanentes imposées au repentir, à la prière et au pardon ; de doux et fréquents rappels à la vigilance ; des trésors toujours abondants de charité et de grâce. Nous parlons souvent de tout cela, ô mon ami, dans nos longues conversations d’hiver, et nous ne différons quelquefois un peu que parce que vous êtes plus fort et que je suis plus faible. Bien jeune, vous avez marché droit, même dans la nuit ; le malheur ne vous a pas jeté de côté ; et, comme Isaac attendant la fille de Bathuel, vous vous promeniez solitaire dans le chemin qui mène au puits appelé Puits de Celui qui vit et qui voit, Viventis et Videntis. Votre cœur vierge ne s’est pas laissé aller tout d’abord aux trompeuses mollesses ; et vos rêveries y ont gagné avec l’âge un caractère religieux, austère et primitif, et presque accablant pour notre infirme humanité d’aujourd’hui ; quand vous avez eu assez pleuré, vous vous êtes retiré à Pathmos avec votre aigle, et vous avez vu clair dans les plus effrayants symboles. Rien désormais qui vous fasse pâlir ; vous pouvez sonder toutes les profondeurs, ouïr toutes les voix ; vous vous êtes familiarisé avec l’infini. Pour moi, qui suis encore nouveau venu à la lumière, et qui n’ai, pour me sauver, qu’un peu d’amour, je n’ose m’aventurer si loin à travers l’immense nature, et je ne m’inquiète que d’atteindre aux plus humbles, aux plus prochaines consolations qui nous sont enseignées. Ce petit livre est l’image fidèle de mon âme ; les doutes et les bonnes intentions y luttent encore ; l’étoile qui scintille dans le crépuscule semble par instants près de s’éteindre ; la voile blanche que j’aperçois à l’horizon m’est souvent dérobée par un flot de mer orageuse ; pourtant la voile blanche et l’étoile tremblante finissent toujours par reparaître.  Tel qu’il est, ce livre, je vous l’offre, et j’ai pensé qu’il serait d’un bon exemple.

« De son cachet littéraire, s’il peut être ici question de cela, je ne dirai qu’un mot. Dans un volume publié par moi il y a près d’un an, et qui a donné lieu à beaucoup de jugements divers, quelques personnes, dont le suffrage m’est précieux, avaient paru remarquer et estimer, comme une nouveauté en notre poésie, le choix de certains sujets empruntés à la vie privée et rendus avec relief et franchise. Si, à l’ouverture du volume nouveau, ces personnes pouvaient croire que j’ai voulu quitter ma première route, je leur ferai observer par avance que tel n’a pas été mon dessein ; qu’ici encore c’est presque toujours de la vie privée, c’est-à-dire, d’un incident domestique, d’une conversation, d’une promenade, d’une lecture, que je pars, et que, si je ne me tiens pas à ces détails comme par le passé, si même je ne me borne pas à en dégager les sentiments moyens de cœur et d’amour humain qu’ils recèlent, et si je passe outre, aspirant d’ordinaire à plus de sublimité dans les conclusions, je ne fais que mener à fin mon procédé sans en changer le moins du monde ; que je ne cesse pas d’agir sur le fond de la réalité la plus vulgaire, et qu’en supposant le but atteint (ce qu’on jugera), j’aurai seulement élevé cette réalité à une plus haute puissance de poésie. Ce livre alors serait, par rapport au précédent, ce qu’est dans une spirale le cercle supérieur au cercle qui est au-dessous ; il y aurait eu chez moi progrès poétique dans la même mesure qu’il y a eu progrès moral.

« Décembre 1829. »

XVI

Il est aisé de voir que l’homme qui, dès ce temps-là, écrivait ainsi la prose, ne serait pas seulement un poète, mais un prosateur tout particulier. Nous entendons par ce mot un prosateur qui ne ressemble pas à un autre, et qui introduit dans la langue un genre inusité, étrange, familier et profond tout à la fois, un genre qui ne ressemblerait à rien, s’il ne ressemblait pas à Montaigne, oui, un Montaigne du dix-neuvième siècle.

Mais revenons d’abord au volume des Consolations :

Chateaubriand en fut très touché, et s’exprimait ainsi en écrivant à Sainte-Beuve, peu connu de lui encore :

« Je viens, Monsieur, de parcourir trop rapidement les Consolations ; des vers pleins de grâce et de charme, des sentiments tristes et tendres se font remarquer à toutes les pages. Je vous félicite d’avoir cédé à votre talent, en le dégageant de tout système. Écoutez votre génie, monsieur ; chargez votre muse d’en redire les inspirations, et, pour atteindre la renommée, vous n’aurez besoin d’être porté dans la casaque de personne.

« Recevez, monsieur, je vous prie, mes sentiments les plus empressés et mes sincères félicitations.

« Chateaubriand. »

Vous dites : Lamartine ne fut que médiocrement satisfait de Joseph Delorme.

Vous vous trompez ; mais c’est ma faute. Je vous écrivis en effet alors une épître en vers, qui exprimait très mal mes pensées, qui me donnait un air protecteur de critique, tandis qu’au fond de l’âme j’étais ému et enthousiasmé d’amitié et d’admiration. Je blâmais en pédagogue quelques formes aventurées de vers, pour dire comme tout le monde, mais je me mentais à moi-même ; j’étais ivre de cette poésie toute neuve. Je crois que vous prîtes trop au sérieux cette critique de complaisance d’un vétéran des nouveautés, et que l’imposture vous prédisposa à un peu d’amertume envers moi. Je ne sais si je me trompe. Nous nous éloignâmes, mais cela ne changea rien à mon tendre intérêt pour vous.

« Il estimait peu alors André Chénier », dites-vous. C’est vrai ; je l’avoue. Excepté dans la Jeune Captive, pièce teinte avec son sang au pied de l’échafaud, André Chénier me paraissait un pastiche du Grec plus qu’un Français. Je lui reproche encore aujourd’hui ce manque d’originalité vraie ; je goûtais mille fois mieux vos intimités novatrices de Joseph Delorme. Je fais bien peu de cas des copistes, malgré la rare perfection de leur faire. Le faire dans l’artiste est inséparable du concevoir. Que m’importe qu’on me copie un Raphaël, si c’est une copie ! J’ose effrontément vous avouer à vous-même aujourd’hui que je vous préférais à André Chénier, bien que vous n’eussiez pas fait l’inimitable Jeune Captive.

XVII

Et je n’étais pas seul à penser ainsi. Vous allez entendre des juges de plus d’autorité que moi.

« Lamartine, dites-vous encore, me l’écrivit en des termes plus indulgents pour moi que justes pour A. Chénier. Mais la première pièce des Consolations qu’il avait lue un jour manuscrite chez Victor Hugo, sur la marge d’un vieux Ronsard in-folio qui nous servait d’album, l’avait tout à fait conquis. Je le connus personnellement dans l’été de cette année 1829, et, en souvenir d’une promenade et d’un entretien au Luxembourg, je lui adressai la pièce qui est la VIe des Consolations. Il y répondit aussitôt, et le jour même où il la recevait, par une épître qu’il griffonna au crayon sur son album. Quelques jours après il me l’envoyait copiée, avec ce mot :

 

« Saint-Point, 24 août 1829.

« Je vous tiens parole, mon cher Sainte-Beuve, plus tôt que je ne comptais. Voici ces vers que je suis parvenu à vous griffonner en trois jours sur les idées que votre épître délicieuse m’avait inspirées quand je la reçus, et qui étaient ensevelis et effacés sur mon album au crayon

« Pardonnez-moi de vous répéter en vers mes injures poétiques sur quelques morceaux de Joseph Delorme ; vous verrez qu’elles sont l’ombre de la lumière qui environnera son nom. Et si ce sans-façon poétique vous déplaît, déchirez-les.

« Adieu, et mille amitiés à vous et à nos amis.

« Lamartine. »

 

« Ce fut dans l’été de 1830 que parurent les deux volumes des Harmonies, sur lesquels je fis des articles au Globe. Lamartine m’en remercia par une lettre qui exprime bien les préoccupations et les pensées de ce temps, et qui en fixe exactement la nuance. Il y mêle son jugement sur les Consolations, lequel est si favorable qu’il y aurait pudeur à le produire, si lui-même, bien des années après, n’avait dit les mêmes choses, et en des termes presque semblables, dans un de ses Entretiens familiers sur la littérature.

« Au château de Saint-Point, 27 juin 1830.

« Recevez mes biens vifs remercîments, mon cher Sainte-Beuve, pour toute la peine que vous a donnée le laborieux enfantement de mes deux volumes au jour. J’ai lu avec reconnaissance les deux articles du Globe. On m’a dit que le Constitutionnel même avait parlé assez favorablement. Le grand nombre de lettres particulières d’inconnus, que je reçois tous les jours, me font assez bien augurer pour l’avenir de cette publication

« Je suis enfin au lieu du repos ; les élections l’ont un moment troublé ; mais elles sont partout comme ici, si prononcées dans un sens hostile qu’il n’y a plus rien à faire qu’à s’envelopper de son manteau et à attendre les événements. Lorsque, comme nous, on déplore les sottises des deux partis, on passe sa vie à gémir. Tout marche à un renversement de l’État, provisoirement tranquille, où nous étions depuis quelques années. Hâtez-vous de faire entendre votre voix poétique pendant qu’il y a encore au moins le silence de la terreur ; bientôt peut-être on n’entendra plus que le cri des combattants. Les symptômes sont alarmants ; vos paisibles amis de Paris, qui font de la politique avec leur encre et leur papier dans la liberté des théories, verront à quels éléments réels ils vont avoir affaire. La plume cédera au sabre. Soyez-en sûr23

« Hier j’ai relu les Consolations pour me consoler de ce que j’entrevois ; elles sont ravissantes. Je le dis et je le répète ; c’est ce que je préfère dans la poésie française intime. Que de vérité, d’âme, d’onction et de poésie ! J’en ai pleuré, moi qui oncques ne pleure.

« Soyez en repos contre vos détracteurs ; je vous réponds de l’avenir avec une telle poésie : croissez seulement et multipliez.

« Adieu. Mille amitiés.

« A. de Lamartine. »

 

« Béranger, de son côté, avec une indulgence presque égale, mais aussi avec cette malice légère dont il savait assaisonner les éloges et en ne craignant pas de badiner et de sourire à de certains passages, m’écrivait :

« Mars 1830.

« Mon cher Delorme,

« Sachant que j’ai écrit à Hugo au sujet d’Hernani, peut-être, en recevant ma lettre, allez-vous croire que je veux me faire le thuriféraire de toute l’école romantique. Dieu m’en garde ! et ne le croyez pas. Mais, en vérité, je vous dois bien des remercîments pour les doux instants que votre nouveau volume m’a procurés. Il est tout plein de grâce, de naïveté, de mélancolie. Votre style s’est épuré d’une façon remarquable, sans perdre rien de sa vérité et de son allure abandonnée. Moi, pédant (tout ignorant que je suis), je trouverais bien encore à guerroyer contre quelques mots, quelques phrases ; mais vous vous amendez de si bonne grâce et de vous-même, qu’il ne faut que vous attendre à un troisième volume. C’est ce que je vais faire, au lieu de vous tourmenter de ridicules remarques.

« Savez-vous une crainte que j’ai ? c’est que vos Consolations ne soient pas aussi recherchées du commun des lecteurs que les infortunes si touchantes du pauvre Joseph, qui pourtant ont mis tant et si fort la critique en émoi. Il y a des gens qui trouveront que vous n’auriez pas dû vous consoler sitôt ; gens égoïstes, il est vrai, qui se plaisent aux souffrances des hommes d’un beau talent, parce que, disent-ils, la misère, la maladie, le désespoir, sont de bonnes muses. Je suis un peu de ces mauvais cœurs. Toutefois, j’ai du bon ; aussi vos touchantes Consolations m’ont pénétré l’âme, et je me réjouis maintenant du calme de la vôtre. Il faut pourtant que je vous dise que moi, qui suis de ces poètes tombés dans l’ivresse des sens dont vous parlez, mais qui sympathise même avec le mysticisme, parce que j’ai sauvé du naufrage une croyance inébranlable, je trouve la vôtre un peu affectée dans ses expressions. Quand vous vous servez du mot de Seigneur, vous me faites penser à ces cardinaux anciens qui remerciaient Jupiter et tous les dieux de l’Olympe de l’élection d’un nouveau pape. Si je vous pardonne ce lambeau de culte jeté sur votre foi de déiste, c’est qu’il me semble que c’est à quelque beauté, tendrement superstitieuse, que vous l’avez emprunté par condescendance amoureuse. Ne regardez pas cette observation comme un effet de critique impie. Je suis croyant, vous le savez, et de très bonne foi ; mais aussi je tâche d’être vrai en tout, et je voudrais que tout le monde le fût, même dans les moindres détails. C’est le seul moyen de persuader son auditoire.

« Qu’allez-vous conclure de ma lettre ? Je ne sais trop. Aussi je sens le besoin de me résumer.

« À mes yeux vous avez grandi pour le talent, et grandi beaucoup. Le sujet de vos divers morceaux plaira peut-être moins à ceux qui vous ont le plus applaudi d’abord ; il n’en sera pas ainsi pour ceux d’entre eux qui sont sensibles à tous les épanchements d’une âme aussi pleine, aussi délicate que la vôtre. L’éloge qui restera commun aux deux volumes, c’est de nous offrir un genre de poésie absolument nouveau en France, la haute poésie des choses communes de la vie. Personne ne vous avait devancé dans cette route ; il fallait ce que je n’ai encore trouvé qu’en vous seul pour y réussir. Vous n’êtes arrivé qu’à moitié du chemin, mais je doute que personne vous y devance jamais ; je dirai plus : je doute qu’on vous y suive. Une gloire unique vous attend donc ; peut-être l’avez-vous déjà complètement méritée ; mais il faut beaucoup de temps aux contemporains pour apprécier les talents simples et vrais ; ne vous irritez donc point de nos hésitations à vous décerner la couronne. Mettez votre confiance en Dieu ; c’est ce que j’ai fait, moi, poète de cabaret et de mauvais lieux, et un tout petit rayon de soleil est tombé sur mon fumier. Vous obtiendrez mieux que cela, et je m’en réjouis. À vous de tout mon cœur.

« Béranger. »

 

« Mais je dus à Beyle (Stendhal), le spirituel épicurien et l’un des plus osés romantiques de la prose, un des suffrages qui étaient le plus faits pour me flatter. Il était peu disposé, en général, en faveur des vers, et des vers français en particulier. Dans un premier écrit sur le Romantisme en 1818, il avait dit :

«  La France et l’Allemagne sont muettes : le génie poétique, éteint chez ces nations, n’est plus représenté que par des foules de versificateurs assez élégants, mais le feu du génie manque toujours ; mais, si on veut les lire, toujours l’ennui comme un poison subtil se glisse peu à peu dans l’âme du lecteur ; ses yeux deviennent petits, il s’efforce de lire, mais il bâille, il s’endort et le livre lui tombe des mains. »

« Quelle fut donc ma surprise quand je reçus de lui, avec qui je n’avais eu d’ailleurs que des relations assez rares et de rencontre, une lettre ainsi conçue :

« Après avoir lu les Consolations
trois heures et demie de suite, le vendredi 26 mars (1830).

« S’il y avait un Dieu, j’en serais bien aise, car il me payerait de son paradis pour être honnête homme comme je suis.

« Ainsi je ne changerais rien à ma conduite, et je serais récompensé pour faire précisément ce que je fais.

« Une chose cependant diminuerait le plaisir que j’ai à rêver avec les douces larmes que fait couler une bonne action : cette idée d’en être payé par une récompense, un paradis.

« Voilà, monsieur, ce que je vous dirais en vers si je savais en faire aussi bien que vous. Je suis choqué que vous autres qui croyez en Dieu, vous imaginiez que, pour être au désespoir trois ans de ce qu’une maîtresse vous a quittés, il faille croire en Dieu. De même un Montmorency s’imagine que, pour être brave sur le champ de bataille, il faut s’appeler Montmorency.

« Je vous crois appelé, monsieur, aux plus grandes destinées littéraires, mais je trouve encore un peu d’affectation dans vos vers. Je voudrais qu’ils ressemblassent davantage à ceux de la Fontaine. Vous parlez trop de gloire. On aime à travailler, mais Nelson (lisez sa Vie par l’infâme Southey), Nelson ne se fait tuer que pour devenir pair d’Angleterre. Qui diable sait si la gloire viendra ! Voyez Diderot promettre l’immortalité à M. Falconet, sculpteur.

« La Fontaine disait à la Champmeslé : Nous aurons la gloire, moi pour écrire, et vous pour réciter. » Il a deviné. Mais pourquoi parler de ces choses-là ? La passion a sa pudeur : pourquoi révéler ces choses intimes ? pourquoi des noms ? Cela a l’air d’une prônerie, d’un puff.

« Voilà, monsieur, ma pensée, et toute ma pensée. Je crois qu’on parlera de vous en 1890. Mais vous ferez mieux que les Consolations, quelque chose de plus fort et de plus pur. »

« Ce même Beyle, quelques mois après et au lendemain de la révolution de Juillet, nommé consul à Trieste, et se croyant prêt à partir (il n’obtint pas l’exequatur), m’écrivait cet autre billet tout aimable, qui me prouvait une fois le plus qu’il augurait bien de moi et qu’il ne tenait pas à lui que je ne devinsse quelque chose :

« 71, rue Richelieu, ce 29 septembre 1830.

« Monsieur, on m’assure à l’instant que je viens d’être nommé consul à Trieste. On dit la nature belle en ce pays. Les îles de l’Adriatique sont pittoresques. Je fais le premier acte de consulat en vous engageant à passer six mois ou un an dans la maison du consul. Vous seriez, monsieur, aussi libre qu’à l’auberge ; nous ne nous verrions qu’à table. Vous seriez tout à vos inspirations poétiques.

« Agréez, monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

« Beyle. »

« C’était aux Consolations et aux espérances qu’elles donnaient que je devais tous ces témoignages.

« Parmi mes amis du Globe ou qui appartenaient par leurs idées à ce groupe, il en est deux de qui je reçus des marques de sympathie accompagnées de quelques indications justes et dont j’aurais pu profiter. M. Viguier, l’un des maîtres les plus distingués et les plus délicats de l’ancienne École normale, à qui j’avais dédié l’une des pièces (la IIe) du Recueil, après m’avoir remercié cordialement, après m’avoir dit : “Ce n’est pas un livre, c’est encore cette fois une âme vivante que vous m’avez fait lire ; telle est votre manière : entre votre talent et votre manière morale il y a intimité” ; ajoutait ces paroles que j’aurais dû peser davantage et dont j’ai vérifié depuis la justesse :

 

« Voilà donc une phase nouvelle, un autre degré de l’échelle poétique et morale. Il faudra bien vous laisser dire que l’on ne voit pas assez clairement le point où vous arrivez dans la foi, ni celui où vous tendez ; que le désespoir, avec tous ses scandales, fait plus pour le succès et pour une certaine originalité qu’un premier retour à des pensées religieuses ; que vous paraissez menacé du mysticisme dévot, et qu’en attendant, le mysticisme d’une rêverie toute subjective ne laisse pas assez arriver dans ce sanctuaire toujours tendu de deuil l’air du dehors, le soleil, la vie du monde. Qu’importe ? ce n’est encore qu’une année de votre vie ! L’unité du ton, quand il est vrai, fort et animé, n’est point la monotonie. Ce n’est pas la popularité, c’est la durée qui doit faire votre succès. Vous n’avez qu’à vivre pour varier les applications d’un si beau talent. Vivez donc, mon cher Sainte-Beuve, et vivez heureux ! Que le bonheur vous inspire aussi bien que les chagrins et la pénitence : ce sera une double satisfaction pour ceux qui vous aiment. »

Lamartine.