Alfieri. Sa vie et ses œuvres (3e partie)
« La mort d’Alfieri ouvre une période nouvelle dans la vie de Mme d’Albany. Si douloureuse que fût l’heure de la séparation, cette mort, il faut bien le dire, était un affranchissement pour la comtesse. Il paraît certain qu’elle avait aimé Fabre avant qu’Alfieri fût descendu au tombeau ; il est certain aussi que la misanthropie toujours croissante du poète l’avait condamnée pendant ces derniers temps à une solitude bien contraire à ses goûts. Elle se résignait sans doute, car elle était débonnaire et soumise ; elle demandait à l’étude des consolations, elle passait des journées entières plongée dans ses lectures. Qui oserait dire pourtant que sa résignation fût complète ? qui oserait affirmer qu’à la mort de son amant, au milieu de sa douleur et de ses larmes, elle ne se sentit pas, sans se l’avouer à elle-même, plus légère, plus à l’aise, et comme débarrassée d’une chaîne pesante ? Toutes ces Maintenons, occupées à distraire des rois malheureux et irrités, finissent toujours par laisser éclater leur ennui. Mme d’Albany, une fois séparée de son poète, ne prononce pas un mot, n’écrit pas une ligne qui puisse nous faire soupçonner le fond de son âme ; mais sa conduite nous révèle la vérité tout entière beaucoup plus clairement qu’on ne le voudrait. Quelques mois à peine sont écoulés, et déjà le peintre a pris la place du poète dans l’hôtel du Lung’ Arno ; la casa di Vittorio Alfieri est aussi désormais la maison de François-Xavier Fabre. Quant à ces salons où la royale comtesse était si impatiente d’avoir sa cour et que la sauvagerie d’Alfieri tenait si obstinément fermés, ils vont enfin s’ouvrir : grands seigneurs et grandes dames, hommes de guerre et hommes d’État, écrivains et artistes, y affluent bientôt de toutes parts ; c’est le foyer littéraire de l’Italie du nord, c’est un des rendez-vous de la haute société européenne. Voilà comment furent célébrées les funérailles d’Alfieri ! « Nous voudrions qu’il nous fût possible de voiler ce triste épisode. À Dieu ne plaise qu’on nous accuse d’avoir cédé ici à l’indiscrète curiosité de notre temps ! Les commérages de l’histoire intime ne sont pas de notre goût ; nous ne cherchons pas le scandale, nous ne scrutons pas les mystères de la vie privée. Ce sont là, par malheur, des choses devenues publiques. Et qui donc est coupable de cette publicité ? Mme d’Albany a étalé elle-même une partie de ses fautes dans cette Vita d’Alfieri qu’elle a imprimée librement après la mort du poète, et, pour ce qui concerne ses relations avec Fabre, elle n’y a pas, dans son insouciance, apporté plus de réserve. D’ailleurs on a tant parlé de ces singuliers incidents, on a tant discuté le pour et le contre, que notre silence sur un point si délicat serait plus grave encore qu’une condamnation expresse. Comment supprimer tout à fait un épisode qui renferme la conclusion du drame ? Des romanciers se sont plu à mettre en scène la femme de quarante ans, et ils ont eu beau se montrer sympathiques pour des souffrances qui ne dépendent pas du nombre des années, on voit percer une secrète ironie dans leurs peintures. De quel ton les plus complaisants pourraient-ils raconter ces dernières aventures de la comtesse ? Mme d’Albany avait cinquante et un ans lorsque Alfieri mourut, Fabre n’en avait que trente-sept ; la jeunesse de Fabre, jointe à un mérite qu’on ne peut nier, fut peut-être ce qui captiva le plus l’amante si longtemps soumise du misanthrope Alfieri. N’oublions pas cependant que sur un point si délicat des opinions bien diverses se sont produites, et peut-être suffira-t-il de mettre ces opinions en présence pour concilier les devoirs de l’historien avec les justes égards dus à une femme célèbre, dont les dernières années ont laissé un souvenir honorable. « Il n’est pas du tout prouvé, disent les défenseurs de la comtesse, que personne ait remplacé Alfieri dans son cœur. Qu’était-ce que Fabre, en effet, pour lui inspirer une passion si vive et si impatiente ? Le peintre de Montpellier, si estimable à tant d’égards, n’avait d’ailleurs aucune des qualités qui peuvent séduire un cœur enthousiaste. Je ne parle pas seulement de l’impression qu’il a laissée à ceux qui l’ont connu dans les dernières années de sa vie : la goutte le tourmentait alors depuis longtemps, et son caractère, assez peu aimable déjà, était devenu singulièrement âpre. Sans avoir en 1803 cette humeur chagrine et bourrue, Fabre, esprit sérieux, intelligent, causeur instruit et plein de ressources, connaisseur du premier ordre en matière d’art, ne brillait ni par le charme ni par l’élévation du talent. Aucune flamme chez lui, pas la moindre étincelle de ce génie qui faisait pardonner à l’auteur de Marie Stuart ses brusqueries farouches. Une âme honnête et droite pouvait animer les traits vulgaires de son visage ; il n’y fallait chercher aucune grâce, aucune finesse, nulle expression délicate et poétique. Les personnes qui ont vu à Montpellier le portrait de Fabre tel qu’il l’a peint lui-même se demandent comment la veuve de Charles-Édouard, l’adorata donna d’Alfieri, aurait pu effacer comme à plaisir, par cet inexplicable attachement, la poétique auréole qui entourait son nom. « — Prenez garde ! a-t-on répondu. Il faudrait, pour être tout à fait juste envers Fabre, se demander si la comtesse elle-même, en 1803, n’était pas un peu atteinte de cette vulgarité qu’on reproche au successeur d’Alfieri. Elle avait eu et gardé longtemps un merveilleux éclat de jeunesse, un teint éblouissant, quelque chose de ces fraîches carnations de Rubens, son compatriote et son peintre favori. À cinquante et un ans, sa beauté n’existait plus, et si les adorateurs de la comtesse, ceux qui ne la connaissent que par les Mémoires d’Alfieri, s’étonnent qu’elle ait pu aimer après lui le moins poétique des hommes, les amis de Fabre peuvent s’étonner à leur tour qu’il ait pu aimer, jeune encore, la vieille comtesse alourdie par l’âge. “J’ai connu Mme d’Albany à Florence, écrit M. de Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe ; l’âge avait apparemment produit chez elle un effet opposé à celui qu’il produit ordinairement : le temps ennoblit le visage, et, quand il est de race antique, il imprime quelque chose de sa race sur le front qu’il a marqué. La comtesse d’Albany, d’une taille épaisse, d’un visage sans expression, avait l’air commun. Si les femmes des tableaux de Rubens vieillissaient, elles ressembleraient à Mme d’Albany à l’âge où je l’ai rencontrée. Je suis fâché que ce cœur, fortifié et soutenu par Alfieri, ait eu besoin d’un autre appui.” Les souvenirs que consigne ici le célèbre écrivain se rapportent à l’année 1812 ; il est probable cependant que dès l’année 1803 la veuve du dernier Stuart, la vieille amie de l’ardent poète piémontais, avait déjà cette physionomie sans jeunesse, ces allures sans légèreté, que Chateaubriand nous signale. Qu’il y ait dans ces lignes un sentiment de fatuité mondaine, que l’auteur soit heureux d’opposer secrètement à la Béatrice un peu déformée d’Alfieri la Béatrice toute gracieuse et tout idéale de l’Abbaye-aux-Bois, nous n’essayerons pas de le nier ; ce n’est pas une raison pour récuser un témoignage confirmé par des juges plus bienveillants. M. de Lamartine, qui vit la comtesse d’Albany en 1810, c’est-à-dire à une époque très rapprochée de la date qui nous occupe, la représente à peu près dans les mêmes termes. “Rien, dit-il, ne rappelait en elle, à cette époque déjà un peu avancée de sa vie, ni la reine d’un empire, ni la reine d’un cœur. C’était une petite femme dont la taille, un peu affaissée sous son poids, avait perdu toute légèreté et toute élégance. Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucunes lignes pures de beauté idéale.” Il est vrai qu’il ajoute ce correctif précieux, oublié ou dédaigné par Chateaubriand : “Mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une intelligence et une grâce d’expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses manières sans apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de suite ceux qui l’approchaient à son niveau. On ne savait si elle descendait au vôtre, ou si elle vous élevait au sien, tant il y avait de naturel dans sa personne.” « Ici les défenseurs de la comtesse d’Albany, qui ne peuvent nier son attachement pour le jeune artiste de Montpellier, essayent de soutenir qu’ils étaient secrètement mariés. Non, répliquent leurs adversaires. Mme d’Albany installa Fabre auprès d’elle, elle en fit le compagnon de sa vie, elle le fit accepter par le monde de l’Empire et de la Restauration ; elle le présenta familièrement à l’aristocratie européenne ; elle l’emmena dans tous ses voyages, à Paris en 1810, à Naples en 1812 ; elle vécut enfin sans scrupule et sans embarras comme la femme du peintre, mais elle ne songea pas un seul jour à l’épouser. Nous avons sur ce point un renseignement assez curieux. Le premier volume du Supplément de la Biographie universelle, publié en 1834, contient un article sur la comtesse d’Albany, article signé du nom de Meldola, et dans lequel on lit ces paroles : “Quelques biographes ont prétendu que Mme d’Albany s’était unie par un mariage secret à Alfieri, et qu’après la mort de ce poète elle avait épousé M. Fabre. Ce dernier fait est démenti par M. Fabre lui-même, qui regarde le premier comme également controuvé.” Or, comme si cette dénégation imprimée ne suffisait pas au successeur d’Alfieri, il l’inscrivit de sa main sur l’exemplaire qui lui appartenait. Ces mots, elle avait épousé M. Fabre, sont soulignés par lui au crayon, et d’une main brusque il a écrit à la marge : “C’est faux.” Ce volume ainsi annoté a été donné par Fabre à la bibliothèque de Montpellier, et chacun peut y lire cette singulière protestation. Pourquoi donc une telle insistance ? Au nom de quel sentiment a-t-il protesté de la sorte ? Que craignait-il en laissant s’accréditer le bruit d’un mariage secret entre la comtesse et lui ? Il ne craignait rien et ne se souciait de rien ; toutes ces délicatesses lui étaient complètement inconnues. Véridique autant que bourru, il avait son franc-parler sur toutes les choses, et il n’a songé en cette circonstance qu’à dire la vérité, brutalement ou non, peu importe. »
« le feuillage n’a de grâce que sur l’arbre qui le porte ». On éprouve en essayant à les lire toute la peine qu’Alfieri a éprouvée en les écrivant. Le style en est classiquement beau et fort, mais d’une beauté morte et d’une force enragée qui ne se détend jamais. Les vers blancs sans rime dans lesquels il écrit ses tragédies sont une prose cadencée, qui ne donne pas même à l’oreille le plaisir de la difficulté vaincue et de la complète harmonie des mots. C’est une prose concassée en fragments égaux, âpres, durs, secs, dont la brièveté, fruit de la réflexion, est le seul caractère, et qui exclut presque tout développement des sentiments et du drame ; sorte d’algèbre en vers blancs, qu’un géomètre littéraire écrirait, non pour faire sentir, mais pour faire comprendre en peu de signes sa pensée ; le contraire de l’éloquence, qui ne vous entraîne qu’en s’épanchant, et du drame, qui ne vous saisit, comme la nature, que par ses développements. Aussi ses tragédies ne méritent-elles pas ce nom ; ce sont des dialogues des morts, où trois ou quatre acteurs causent ensemble avec une passion furieuse, et finissent au cinquième acte par s’entre-tuer : voilà les tragédies de ce grand homme de volonté, quelquefois éloquent par tirades, mais toujours fastidieux par sécheresse. Une admirable actrice italienne, rivale plus débordante de feu que Mlle Rachel, Mme Ristori, est venue à Paris et à Londres représenter devant le pays de Racine et de Shakespeare quelques scènes de ces tragédies toscanes d’Alfieri. Comme on déclame en pays étranger, devant un peuple curieux, les balbutiements d’un écolier de rhétorique, on a applaudi la magique beauté, le geste neuf et pathétique, la sublime diction de la tragédienne ; mais la tragédie ? Non ; personne n’a été tenté de traduire pour nous ces drames avortés, excepté M. Legouvé, par complaisance de talent, pour que l’actrice universelle eût le plaisir d’émouvoir en français les Français. Myrrha a fait pleurer sur son amour néfaste, mais Myrrha tout entière n’était qu’une scène, un dialogue entre la passion et l’impossible dont le coup de poignard est le seul dénouement, une métaphysique en conversation, une frénésie en vers blancs.
« Florence, 24 novembre 1803. « Vous pouvez juger, mon cher Baldelli, de ma douleur par la manière dont je vivais avec l’incomparable ami que j’ai perdu. Il y aura samedi sept semaines, et c’est comme si ce malheur m’était arrivé hier. Vous qui avez perdu une femme adorée, vous pouvez concevoir ce que je sens. J’ai tout perdu, consolation, soutien, société, tout, tout. Je suis seule dans ce monde, qui est devenu un désert pour moi. Je déteste la vie, qui m’est odieuse, et je serais trop heureuse de finir une carrière dont je suis déjà fatiguée depuis dix ans par les circonstances terribles dont nous avons été témoins : mais je la supportais, ayant avec moi un être sublime qui me donnait du courage. Je ne sais que devenir ; toutes les occupations me sont odieuses. J’aimais tant la lecture ! Il ne m’est plus possible que de lire les ouvrages de notre ami, qui a laissé beaucoup de manuscrits pour l’impression. Il s’est tué à force de travailler, et sa dernière entreprise de six comédies était au-dessus de ses forces… Il a succombé en six jours sans savoir qu’il finissait, et a expiré sans agonie, comme un oiseau, ou comme une lampe à qui l’huile manque. Je suis restée avec lui jusqu’au dernier moment. Vous jugerez comme cette cruelle vue me persécute ; je suis malheureuse à l’excès. Il n’y a plus de bonheur pour moi dans ce monde, après avoir perdu à mon âge un ami comme lui, qui, pendant vingt-six ans, ne m’a pas donné un moment de chagrin que celui que les circonstances nous ont procuré à l’un et à l’autre. Il est certain qu’il y a peu de femmes qui puissent se vanter d’avoir eu un ami tel que lui ; mais aussi je le paye bien cher dans ce moment, car je sens cruellement sa perte. Je regrette bien votre absence ; votre âme sensible et en même temps forte aurait relevé la mienne, qui est anéantie. J’ai trouvé du courage dans toutes les circonstances de ma vie : pour celle-ci, je n’en trouve pas du tout ; je suis tous les jours plus accablée, et je ne sais pas comment je ferai pour continuer à vivre aussi malheureuse. »Pour que rien ne manquât à l’exactitude et aussi à la moralité de cette histoire, il fallait entendre les cris de douleur que pousse la comtesse d’Albany. Écoutez encore ses gémissements et ses sanglots dans cette lettre à M. d’Ansse de Villoison. Je le répète, au moment où elle trace cette page, elle est sincère. On ne joue pas de cette façon avec la douleur et les larmes ; on n’imite pas ainsi le désespoir. Oui, elle est sincère encore, à cette date, quand elle se voit seule dans un désert, quand elle parle de son impuissance de vivre. Le grand helléniste qui savait apprécier Alfieri a écrit à la comtesse ses compliments de condoléance. Voici ce qu’elle lui répond :
« Florence, le 9 novembre 1803. « J’étais bien sûre, mon cher monsieur, que vous prendriez un grand intérêt à la perte horrible que j’ai faite. Vous savez par expérience quel malheur affreux c’est de perdre une personne avec qui on a vécu pendant vingt-six ans, et qui ne m’a jamais donné un moment de déplaisir, que j’ai toujours adorée, respectée et vénérée. Je suis la plus malheureuse créature qui existe… Le plus grand bonheur, et le seul qui puisse m’arriver, ce serait d’aller rejoindre cet ami incomparable. Il s’est tué à force d’étudier et de travailler. Depuis dix ans qu’il était à Florence, il avait appris le grec tout seul. Il a traduit en vers une tragédie de chaque auteur grec, les Perses d’Eschyle, Philoctète de Sophocle, Alceste d’Euripide, et il a fait une Alceste à son imitation, ainsi qu’une tragi-mélodie d’Abel, qui est moitié tragédie et moitié pour chanter, afin de donner aux Italiens le goût de la tragédie : ce seront les premières choses que je ferai imprimer pour finir son théâtre. Il a traduit les Grenouilles d’Aristophane, tout Térence, tout Virgile en vers, c’est-à-dire l’Énéide, — la Conjuration de Catilina. Il a fait dix-sept satires, un tome de poésies lyriques. Il a écrit toute sa vie jusqu’au 14 mars de cette année, et puis il a fait depuis deux ans six comédies qui ont été la cause de sa mort, y travaillant trop pour les finir plus vite, et malgré cela il n’a pu en corriger que quatre et demie ; il est tombé malade à la moitié du troisième acte de la cinquième. Il se portait très bien le 3 octobre au matin, et il travailla à son ordinaire ; je rentrai à quatre heures pour dîner, et je le trouvai avec la fièvre : la goutte s’était fourrée dans les entrailles, qu’il avait très affaiblies depuis quelque temps, ne pouvant quasi plus manger… Enfin le samedi 8, après avoir passé une nuit moins mauvaise que les précédentes, il s’affaiblit, il perdit la vue, et mourut sans fièvre, comme un oiseau, sans agonie, sans le savoir. Ah ! monsieur, quelle douleur ! J’ai tout perdu : c’est comme si on m’avait arraché le cœur ! Je ne puis pas encore me persuader que je ne le reverrai plus. Imaginez-vous que depuis dix ans je ne l’avais plus quitté, que nous passions nos journées ensemble ; j’étais à côté de lui quand il travaillait, je l’exhortais à ne pas tant se fatiguer, mais c’était en vain : son ardeur pour l’étude et le travail augmentait tous les jours, et il cherchait à oublier les circonstances des temps en s’occupant continuellement. Sa tête était toujours tendue à des objets sérieux, et ce pays ne fournit aucune distraction. Je me reproche toujours de ne l’avoir pas forcé à faire un voyage : il se serait distrait par force. Son âme ardente ne pouvait pas exister davantage dans un corps qu’elle minait continuellement. Il est heureux, il a fini de voir tant de malheurs ; sa gloire va augmenter : moi seule, je l’ai perdu, il faisait le bonheur de ma vie. Je ne puis plus m’occuper de rien. Mes journées étaient toujours trop courtes, je lisais au moins sept ou huit heures, à présent je ne puis plus ouvrir un livre. Pardonnez-moi de vous entretenir de mon chagrin. Je sais que vous avez de l’amitié pour moi et que vous aimiez cet ami incomparable : c’est ce qui fait que je me livre avec vous à ma douleur. « … Vous me feriez grand plaisir de me donner de vos nouvelles, de vous et de vos occupations littéraires. Je sais que vous enseignez le grec moderne à l’Institut. On me dit qu’on imprime l’Énéide de M. Delille ; je serais charmée de la lire, si ma tête peut un jour se calmer. Je n’ai aucun projet de déplacement ; je vis au jour la journée, heureuse quand j’en ai fini une, et au désespoir d’en recommencer une autre. La mort serait pour moi un véritable bonheur ; je déteste la vie, le monde, et tout ce qui s’y fait et s’y voit. Je ne vivais que pour un seul objet, et je l’ai perdu. Adieu, mon cher monsieur ; plaignez-moi, car je suis bien malheureuse. Je ne puis m’arracher de ces lieux où j’ai vécu avec lui, et où il reste encore. »Quoi de plus touchant ? Chateaubriand, attaché alors à l’ambassade de Rome, venait d’arriver à Florence au moment où Alfieri rendait le dernier soupir ; il le vit coucher au cercueil, il lut les deux inscriptions funéraires, il fut touché de cet immense amour, de ce dernier rendez-vous donné au sein de la mort ; ces images devaient frapper l’auteur du Génie du Christianisme, et ce qu’elles avaient d’un peu théâtral n’était pas pour lui déplaire. Il s’apprêtait donc à en parler en poète, comme il l’a fait trois mois après, sous l’impression toute récente de ce douloureux épisode, quand se produisit un incident assez singulier, un incident qui aurait pu le mettre en défiance, s’il y eût arrêté sa pensée. François-Xavier Fabre, le jeune peintre de Montpellier, qui était déjà pour Mme d’Albany un confident intime, écrivit de la part de la comtesse à M. de Chateaubriand pour le prier de ne rien publier qui pût être défavorable à la mémoire d’Alfieri. Qu’est-ce à dire ? D’où viennent ces alarmes ? Pourquoi ces précautions ? Le sens de cette démarche, qui dut paraître si extraordinaire alors, n’est plus un secret pour nous aujourd’hui : on craignait que Chateaubriand, ayant visité Florence, n’eût appris bien des choses qui pouvaient nuire un peu à l’idéale peinture des amours d’Alfieri et de la comtesse. On craignait que cette consécration poétique, cette transfiguration merveilleuse de la réalité ne souffrît quelque atteinte dans l’esprit du brillant écrivain, s’il prêtait l’oreille à des confidences indiscrètes. On le suppliait enfin, avec la diplomatie du cœur, de ne pas altérer la légende ; on lui fournissait même des notes pour entretenir son enthousiasme. La Vita di Vittorio Alfieri, scritta da esso, n’avait pas encore été publiée ; il importait que Chateaubriand connût au moins les pages enflammées où le Dante piémontais glorifie sa royale Béatrice. C’est à cette demande, à ces préoccupations, à ces inquiétudes inattendues, que répondait Chateaubriand, quand il adressait à Fabre la lettre que voici :
« Monsieur, « J’ai reçu votre obligeante lettre, ainsi que le paquet que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer par Son Éminence monseigneur le cardinal de Consalvi. Je vous prie seulement de m’adresser directement à l’avenir ce que vous pourriez avoir à me faire passer. Les moyens les plus simples sont toujours les plus prompts et les plus sûrs. « J’ignore encore le moment, monsieur, où je pourrai faire usage de votre excellente notice. Ma tête est tellement bouleversée par des chagrins de toute espèce, que je ne puis rassembler deux idées4. J’espère que mon ami sera arrivé sans accident à Venise. L’air de Florence et surtout celui de Rome lui étaient tout à fait contraires. Les marais de Venise ne sont pas sans inconvénients, mais il faut bien prendre son parti. En général, toutes les personnes qui ont la poitrine délicate se plaignent beaucoup de ce pays, et c’est ce qui me forcera moi-même à l’abandonner. « Au reste, monsieur, soyez sûr que je ne publierai rien sur le comte Alfieri qui puisse vous être désagréable, et surtout à son admirable amie, aux pieds de laquelle je vous prie de mettre mes respects. Si les circonstances me le permettent, je vous soumettrai mon travail avant de l’envoyer à l’imprimerie. « J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur, Chateaubriand. « P.-S. Je reçois l’arrêté de ma promotion à une autre légation. Je pars pour Naples, et j’espère être à Florence du 15 au 20 janvier. J’aurai sûrement l’honneur de vous y saluer. « Je prends la liberté de vous adresser cette lettre chez Mme la comtesse d’Albany, faute d’avoir votre adresse directe : j’espère qu’elle voudra bien me le pardonner. « Rome, mercredi 28 décembre 1803. »Ce scrupule d’inquiétude de Mme d’Albany prouve qu’elle redoutait quelques vérités pénibles racontées dans le public européen par un mot indiscret de Chateaubriand, dont elle sollicitait le silence. Le silence fut accordé, et rien ne troubla les obsèques du grand homme ni la paix de son amie.
« Paris, 1801. « Combien je vous remercie, ma chère amie, de l’intérêt touchant que vous nous accordez, à Bonaparte et à moi ! Une amitié distinguée comme la vôtre offre des consolations au milieu des idées affligeantes qui naissent des dangers continuels auxquels on est exposé, et l’on regrette moins de les avoir courus quand ils excitent les témoignages d’une estime aussi pure que celle que vous nous laissez voir. « Joséphine Bonaparte, née La Pagerie. « P.-S. Je vois souvent ici M. de Lucchesini, dont j’estime beaucoup l’esprit et le caractère. Nous parlons de vous fréquemment, et je l’aime à cause de l’attachement qu’il vous porte. — Dites, je vous prie, de ma part, à Mme de Bernardini tout ce que vous pouvez imaginer d’aimable. Adieu, chère princesse. »Mme de Staël, qui l’avait beaucoup connue et cultivée à Paris, de 1789 à 1793, lui écrivit un billet de condoléance. Elle l’appelait sa chère souveraine, et ce nom, où la familiarité s’unissait au respect, flattait les deux femmes :
« Bologne, 22 mars 1805. « Je ne sais, madame, si j’ai su vous exprimer comme je le sentais mon respect pour vous et pour votre malheur. Je ne suis jamais entrée sans émotion dans votre maison ; je ne vous ai jamais vue sans l’intérêt le plus tendre ; je me persuade que nos amis sont réunis, et je vous demande de penser quelquefois au mien, qui a partagé un grand nombre des opinions de celui qui vous fut si cher. Oh ! je ne puis croire qu’un jour nous ne nous retrouverons pas tous. L’affection serait sans cela le plus trompeur des sentiments naturels… Mes compliments à vos dames, et pour vous, madame, le plus tendre et le plus respectueux attachement. « Necker de Staël-Holstein. »
« Madame, « Permettez-moi de me rappeler à votre souvenir en vous envoyant les deux premiers volumes de mon histoire. Si votre noble ami avait vécu, c’est à lui que j’aurais voulu les présenter, c’est son suffrage que j’aurais ambitionné d’obtenir par-dessus tous les autres. Son âme généreuse et fière appartenait à ces siècles de grandeur et de gloire que j’ai cherché à faire connaître. Né comme par miracle hors de son siècle, il appartenait tout entier à des temps qui ne sont plus, et il avait été donné à l’Italie comme un monument de ce qu’avaient été ses enfants, comme un gage de ce qu’ils pouvaient être encore. Il me semble que l’amie d’Alfieri, celle qui consacre désormais sa vie à rendre un culte à la mémoire de ce grand homme, sera prévenue en faveur d’un ouvrage d’un de ses plus zélés admirateurs, d’un ouvrage où elle retrouvera plusieurs des pensées et des sentiments qu’Alfieri a développés avec tant d’âme et d’éloquence. Avant la fin de l’été, je compte aller à Florence vous rendre mes devoirs et entendre de votre bouche, madame, votre jugement sur mes Républiques. « Il y a quinze jours que j’ai quitté Mme de Staël à Coppet ; elle avait chargé son libraire de vous faire parvenir sa Corinne, et elle se flattait que vous l’aviez reçue. Si cependant elle ne vous est pas parvenue encore, je pourrai vous en envoyer un exemplaire ; je serai sûr, en le faisant, de l’obliger, car elle désirait sur toute chose que cet ouvrage fût de bonne heure entre vos mains, et qu’il obtînt votre approbation. Je me flatte qu’elle sera entière, et que, si la France a été juste pour elle, l’Italie sera reconnaissante. — Vous aurez su, madame, que notre amie a éprouvé de nouveaux désagréments. Vous en aurez su même davantage, car la malignité publique s’est plu à en exagérer les rapports. On lui avait laissé acheter une campagne dans la vallée de Montmorency, en lui donnant des espérances trompeuses, et, au lieu de lui permettre ensuite de l’habiter, on avait confirmé l’exil à trente lieues ; c’est alors qu’elle est revenue à Coppet où j’ai passé un mois auprès d’elle. Aujourd’hui je m’éloigne d’elle de nouveau, et pour une année entière ; mais j’espère voir bientôt ici un autre de nos amis communs, M. de Bonstetten, qui doit avoir eu, il y a peu de mois, l’avantage de vous voir, et qui m’annonce par sa dernière lettre son retour prochain de Rome. Peut-être vous l’arrêterez quelque temps à Florence, et nous nous le disputerons… « J.-Ch.-Léon Simonde Sismondi. « Pescia, 18 juin 1807. »Nous voici, dès cette première lettre, introduits dans le monde de Mme de Staël. Entre le château de Coppet et le palais du Lung’ Arno, Sismondi sera désormais un intermédiaire actif et dévoué. Plus d’un curieux détail, ignoré des biographes les mieux informés, des historiens littéraires les plus pénétrants, va nous être révélé dans ses messages. Pourquoi n’avons-nous pas les lettres de Mme d’Albany ? Le tableau serait bien autrement complet ; profitons du moins des pages qui nous restent. Mme d’Albany a dû répondre immédiatement à la lettre que nous venons de citer, et sans doute elle regrettait de ne pas avoir encore reçu la Corinne de Mme de Staël, dont la publication toute récente avait causé une émotion si vive.
« S’il faut en croire une anecdote, dit M. Villemain, le dominateur de la France fut tellement blessé du bruit que faisait ce roman, qu’il en composa lui-même une critique insérée au Moniteur. »Cette critique amère et spirituelle, au jugement de M. Villemain, mais surtout si fort inattendue, n’aurait-elle pas été provoquée par le refus qu’opposa Mme de Staël à certaines insinuations du maître ? La lettre suivante, datée du 25 juin, peut jeter quelque jour sur ce singulier incident :
« Je me hâte de vous envoyer Corinne, c’était à vous que l’auteur voulait que son livre parvînt avant tout autre en Italie. Mme de Staël n’avait point attendu le voyage long et incertain de M. de Sabran, elle avait donné ordre à son libraire de vous expédier cet ouvrage au moment où il paraîtrait. Si cet exemplaire, qui vous était destiné, vous parvient enfin, je prendrai la liberté de vous le demander pour le faire passer à Naples à la place de celui-ci. Sans doute, madame, moi aussi j’aurais ardemment désiré que Mme de Staël eût assez de fermeté dans le caractère pour renoncer complètement à Paris et ne faire plus aucune démarche pour s’en approcher ; mais elle était attirée vers cette ville, qui est sa patrie, par des liens bien plus forts que ceux de la société ; ses amis, quelques personnes chères à son cœur, et qui seules peuvent l’entendre tout entier, y sont irrévocablement fixées. Il ne lui reste que peu d’attachements intimes sur la terre, et hors de Paris elle se trouve exilée de ce qui remplace pour elle sa famille aussi bien que de son pays. C’est beaucoup, sensible comme elle est, passionnée pour ce qui lui est refusé, faible et craintive comme elle s’est montrée souvent, que d’avoir conservé un courage négatif qui ne s’est jamais démenti. Elle a consenti à se taire, à attendre, à souffrir pour retourner au milieu de tout ce qui lui est cher ; mais elle a refusé toute action, toute parole qui fût un hommage à la puissance. Encore à présent, comme on la renvoyait loin de la terre qu’elle avait achetée, le ministre de la police lui fit dire que, si elle voulait insérer dans Corinne un éloge, une flatterie, tous les obstacles seraient aplanis et tous ses désirs seraient satisfaits. Elle répondit qu’elle était prête à ôter tout ce qui pouvait donner offense, mais qu’elle n’ajouterait rien à son livre pour faire sa cour. Vous le verrez, madame, il est pur de flatterie, et, dans un temps de honte et de bassesse, c’est un mérite bien rare. — Nous allons donc bientôt voir ceux où l’âme antique de votre ami s’exprime avec toute sa fierté, toute son énergie. Je n’en doute pas, madame, vous réussirez à obtenir une libre publication, puisque vous avez déjà été si avant. Ce succès ne pouvait être obtenu que par vous seule au monde ; il fallait les efforts, le courage, la persévérance d’une affection que la mort a rendue plus sacrée et qu’elle a presque transformée en culte. Parmi ces hommes qui comprennent si mal les hautes pensées et les sentiments généreux, il reste cependant encore une secrète admiration pour des vertus et un dévouement dont ils sont incapables. Vous les avez dominés, vous les dominerez encore par cette profonde vérité de votre caractère et de vos affections. Ils céderont, ils obéiront au grand nom d’Alfieri, parce que vous, en sentant toute la hauteur de son génie, toute la noblesse de son caractère, vous les forcez à le reconnaître. « J.-Ch.-L. Simonde Sismondi. « Pescia, 25 juin 1807. »
« Vous avez lu sans doute les Martyrs de Chateaubriand ; c’est la chute la plus brillante dont nous ayons été témoins, mais elle est complète : les amis mêmes n’osent pas le dissimuler, et, quoiqu’on sache que le gouvernement voit avec plaisir ce déchaînement, la défaveur du maître n’a rien diminué de celle du public. La situation de Chateaubriand est extrêmement douloureuse ; il voit qu’il a survécu à sa réputation, il est accablé comme amour-propre, il l’est aussi comme fortune, car il n’a rien. Il ne tient aucun compte de l’argent, et il a dépensé sans mesure ce qu’il comptait gagner par cet ouvrage, qui, au contraire, achève de le ruiner. J’en ai une pitié profonde ; c’est un si beau talent mal employé ! C’est même un beau caractère, qui, à quelques égards, s’est démenti. Comme il n’est rien qu’avec effort, comme il veut toujours paraître au lieu d’être lui-même, ses défauts sont tachés comme ses qualités, et une vérité profonde, une vérité sur laquelle on se repose avec assurance, n’anime pas tous ses écrits. Ainsi on assure qu’il est très indépendant de caractère, qu’il parle avec une grande liberté et un grand courage ; cependant il y a dans les Martyrs des passages indignes de ces principes, il y en a où il semble avoir cherché des allusions pour flatter. Il a pris la servilité pour le caractère de la religion, parce qu’il a appris cette religion au lieu de la sentir. « Nous sommes à présent réunis à Coppet. Mme de Staël a auprès d’elle tous ses enfants, mais l’aîné est sur le point de partir pour l’Amérique ; il va reconnaître les terres qu’ils y possèdent et prendre des arrangements pour le voyage de sa mère elle-même, car celle-ci veut dans une année chercher la paix et la liberté au-delà de l’Atlantique. Il m’est impossible de dire tout ce que je souffre de cette perspective et combien je suis abîmé de douleur en pensant à la solitude où je me trouverai. Depuis huit ou neuf ans que je la connais, vivant presque toujours auprès d’elle, m’attachant à elle chaque jour davantage, je me suis fait de cette société une partie nécessaire de mon existence : l’ennui, la tristesse, le découragement m’accablent dès que je suis loin d’elle. Une amitié si vive est bien au-dessus de l’amour, car il m’est arrivé plus d’une fois d’en ressentir pour d’autres femmes…, sans que les deux sentiments méritassent seulement d’être comparés l’un à l’autre. Nous avons ici Benjamin, M. de Sabran et M. Schlegel ; M. de Bonstetten y reviendra bientôt aussi ; il est à présent à Berne, où il n’avait, je crois, pas fait de voyage depuis la Révolution. On nous annonce pour l’été la plus brillante compagnie de Paris : à la bonne heure, je ne suis curieux de rien, et je ne voudrais pas ajouter au cercle que nous avons déjà. Je porte envie à votre calme, je porte envie à votre retraite dans les livres et la pensée, mais vous aussi avez connu les orages du cœur, et vous ne voudriez pas n’avoir pas eu cette intuition complète de la vie. »
« Je sais », lui dit-il, « quelle est votre influence sur la société florentine ; je sais aussi que vous vous en servez dans un sens opposé à ma politique ; vous êtes un obstacle à mes projets de fusion entre les Toscans et les Français. C’est pour cela que je vous ai appelée à Paris, où vous pourrez tout à loisir satisfaire votre goût pour les beaux-arts. »Elle n’y séjourna que quelques mois. L’empereur ne tarda pas à être convaincu de sa parfaite innocuité en Toscane, et l’y laissa retourner, vieillir et mourir !
« Je l’avais placé sur le bord du Danube, la nuit qui précéda la bataille de Wagram. Je ne le retrouvai plus à son poste le lendemain, et j’appris qu’il était parti pour l’Italie, sans congé et sans avis ! C’était la deuxième ou troisième fois qu’il manquait ainsi par caprice et par indiscipline à ma confiance. — Je le remplaçai le matin de la bataille, et je ne pensai plus à un tel homme. »Paul-Louis Courier note dans ses œuvres une conversation très brillante qu’il soutint contre la comtesse d’Albany et Fabre dans cette occasion.
« Voilà donc, madame, le dernier acte de cette terrible tragédie commencé ! Selon toute apparence, nous marchons rapidement au dénouement. Le sénat assemblé à Paris sous les yeux des armées étrangères déposera l’empereur, il proclamera le roi, avec ou sans conditions, il acceptera au nom de la France la paix qu’on voudra bien lui donner, il attendra de la générosité des puissances coalisées qu’elles retirent leurs armées, ce qui pourrait bien n’être pas si prompt ; mais en attendant il sera obéi par les armées françaises et par toute la France. Ce météore flamboyant a éclaté. Le magicien a prononcé les paroles sacramentelles qui détruisent l’enchantement. Tout est fini. Il ne s’agit plus que de savoir comment Bonaparte mourra : il ne peut plus vivre. Dieu sait ce qui viendra ensuite, si ce sera le partage de la France, ou la guerre civile, ou le despotisme, ou l’anarchie, ou enfin la paix et la liberté, que les proclamations du jour feraient espérer. Il n’y a qu’une bonne chance contre un millier de mauvaises. C’était une grande raison à tous ceux qui aiment la France pour ne pas vouloir que ce terrible dé fût jeté ; il est en l’air, il ne reste plus à présent qu’à faire des vœux pour qu’il tombe bien. Sans doute l’intérêt bien entendu des coalisés serait encore aujourd’hui même d’accord avec celui de la France et de l’humanité ; mais est-ce une raison pour oser se flatter qu’il sera écouté ? Quidquid delirant reges… et pourquoi finiraient-ils de délirer ?… Quant à l’homme qui tombe aujourd’hui, j’ai publié quatorze volumes sous son règne, presque tous avec le but de combattre son système et sa politique, et sans avoir à me reprocher ni une flatterie, ni même un mot de louange, bien que conforme à la vérité ; mais au moment d’une chute si effrayante, d’un malheur sans exemple dans l’univers, je ne puis plus être frappé que de ses grandes qualités. Sa folie était de celles que la nôtre n’a que trop longtemps qualifiées du nom de grandeur d’âme. Les ressorts par lesquels il maintenait un pouvoir si démesuré, quelque violents qu’ils nous parussent, étaient modérés, si on les compare à l’effort dont il avait besoin et à la résistance qu’il éprouvait. Prodigue du sang des guerriers, il a été avare de supplices, plus non pas seulement qu’aucun usurpateur, mais même qu’aucun des rois les plus célèbres… »Il paraît que cette horreur de Sismondi pour la contre-révolution, et surtout cette impartialité d’historien, cet hommage au glorieux vaincu de la campagne de France, scandalisèrent profondément la comtesse. À la vivacité des répliques de Sismondi, on voit que la discussion avait pris un caractère passionné. Mme d’Albany ne pouvait comprendre qu’un ami de Mme de Staël pardonnât si facilement ; elle ne pouvait comprendre qu’on se préoccupât encore des idées de 89 après tant de si horribles malheurs, après des déceptions si cruelles, et, quand elle reprochait au grave historien son irréflexion, sa témérité juvénile, peu s’en fallait, en vérité, qu’elle ne l’accusât de passions révolutionnaires.
« Notre dissentiment, répliquait Sismondi, avec son énergique bon sens, tient à ce que vous vous attachez aux personnes, tandis que je m’attache aux principes. Nous sommes fidèles chacun à l’objet primitif de notre attachement ou de notre haine, moi aux choses, vous aux gens. Moi, je continue à professer le même culte pour les idées libérales, la même horreur pour les idées serviles, le même amour pour la liberté civile et religieuse, le même mépris et la même haine pour l’intolérance et la doctrine de l’obéissance passive. Vous, madame, vous conservez les mêmes sentiments pour les hommes, dans quelque situation qu’ils soient. Ceux que vous avez plaints et révérés dans le malheur, vous les aimez aussi dans la prospérité ; ceux que vous avez exécrés quand ils exerçaient la tyrannie, vous les exécrez encore quand ils sont tombés… En comparant ces deux manières de fidélité, l’une aux principes, l’autre aux personnes, je remarquerai, quoi que vous en puissiez dire, que la vôtre est beaucoup plus passionnée, beaucoup plus jeune que la mienne… »
« Pise, 20 décembre 1815. « Combien je vous remercie, madame, de votre inépuisable bonté !… J’espère que le duc de Broglie pourra être ici le 1er de février ; alors nous irons tous à vos pieds, et je sortirai de mon exil de Pise. La princesse Rospigliosi, qui vous connaît et qui vous admire, est en femmes la seule avec qui j’aime à causer. Il y a deux ou trois hommes d’esprit et de sens : du reste, c’est une ignorance dans les nobles dont je ne me faisais pas l’idée. Vous dites avec raison qu’on est aussi libre ici que dans une république. Certainement, si la liberté est une chose négative, il ne s’y fait aucun mal quelconque ; mais où est l’émulation, où est le mobile de la distinction dans les hommes ? Je croirais avec vous que c’est un grand bonheur pour le monde que l’affranchissement de Bonaparte, et qu’un peu de bêtise dont on est assez généralement menacé vaut mieux que la tyrannie ; mais la France, la France, dans quel état elle est ! Et quelle bizarre idée de lui donner un gouvernement qui a de bien nombreux ennemis, en ôtant à ce pauvre bon roi qu’on lui fait prendre tous les moyens de se faire aimer, car les contributions et les troupes étrangères se confondent avec les Bourbons, quoiqu’ils en soient à beaucoup d’égards très affligés ! J’ai dit, quand à Paris la nouvelle de cet affreux débarquement de Bonaparte m’est arrivée : « S’il triomphe, c’en est fait de toute liberté en France ; s’il est battu, c’en est fait de toute indépendance », N’avais-je pas raison ? Et ce débarquement, à qui s’en prendre ? Se pouvait-il que l’armée tirât sur un général qui l’avait menée vingt années à la victoire ? Pourquoi l’exposer à cette situation ? Et pourquoi punir si sévèrement la France des fautes qu’on lui a fait commettre ? J’aurais plutôt conçu le ressentiment en 1814 qu’en 1815 ; mais alors on craignait encore le colosse abattu, et après Waterloo c’en était fait. Voilà ma pensée tout entière… Ai-je raison ? C’est à votre noble impartialité que j’en appelle. J’aurai beaucoup de plaisir à revoir M. et Mme de Luchesini, mais rien n’égalera celui que je sentirai près de vous. Mille respects. « N. de Staël. »Mme d’Albany, toujours sensée et modérée dans son hostilité, ne comprenait plus rien à ces inconséquences. Son salon, rouvert avec la paix, accueillait tous les voyageurs intéressants qui briguaient l’honneur de la voir. Ce fut alors qu’en 1820 j’y fus moi-même introduit par le comte Gino Capponi, qui vit encore ; c’était l’homme de l’Italie sagement libérale. M. de Reumont me cite dans la liste de ces adorateurs du génie, de la gloire, de la renommée.
« C’est la duchesse de Devonshire, la plus belle et la plus riche des Anglaises, avec laquelle j’étais lié, et qui me mentionne dans son testament d’amitié peu d’années après ; l’excellent cardinal Consalvi, ministre du cœur de Pie VII ; lord Byron ; Hoblouse, son ami ; Thomas Moore, le poète de l’Inde ; lord Russell, qui gouverne encore aujourd’hui l’Angleterre ; Lamartine, ajoute l’historien, non plus timide et tremblant, comme en 1811, mais levant déjà son front inspiré, et lisant à ce noble auditoire les strophes mélodieuses qui allaient renouveler la poésie en France. »Ce salon était un sommet serein de la pensée qui réapparaissait au-dessus des flots. On se sentait illustré en y posant le pied. La renommée est un prestige. On croyait y participer en adorant de près et familièrement la place où, en s’éteignant, elle avait laissé la plus belle et la plus chère moitié d’elle-même. On croyait sérieusement alors qu’Alfieri était mort grand homme. En se faisant illusion à soi-même, il l’avait fait aux autres. Tels étaient les sentiments dont j’étais animé à son égard et à l’égard de Mme d’Albany. J’étais encore à l’âge des belles illusions. Je serais entré à Ferney, que je n’aurais pas cherché avec plus de respect les traces encore chaudes du génie très réel de Voltaire. J’éteignais le bruit de mes pas sur chaque marche de l’escalier pour ne pas éveiller l’ombre de ce soi-disant poète. Mme d’Albany recevait avec grâce et bonté ces hommages qui la relevaient à ses propres yeux. Le 24 janvier 1824, elle s’éteignit aux premiers rayons de l’aurore. Elle n’avait point paru gravement malade. Elle mourut tout entière. Elle avait reçu avec décence les secours spirituels de la religion ; son testament était en faveur de Fabre. Ses legs, soigneusement spécifiés, étaient le registre de ses amitiés. Sa mère, qui vivait encore, la duchesse de Berwick, sa sœur aînée, y eurent les principales parts. Fabre, après avoir accompli tout ce qu’il devait à son amie et à la ville de Florence, obtint du prince l’autorisation de se retirer, avec tous ses trésors d’art et de littérature, dans la patrie de son enfance ; il vint mourir à Montpellier, se faisant de sa ville natale une famille, et léguant son nom au musée qu’il y forma, en sanctifiant ainsi sa bonne fortune. Ainsi la mort seule dénoua ce drame et congédia les trois acteurs. Alfieri ne laissa pas une œuvre mais un nom ; Mme d’Albany alla dormir à l’ombre de ce nom dans le mausolée de son amant. Fabre, comme un personnage épisodique, disparut humblement dans l’obscurité de sa ville des Gaules, et tout fut dit.