De la littérature de l’âme.
Journal intime d’une jeune personne.
Mlle de Guérin
« Puisque tu le veux, mon cher Maurice, je vais donc continuer ce petit journal que tu aimais tant ; mais, comme le papier me manque, je me sers d’un papier cousu. »Pauvre fille ! qui n’a pas même les feuilles blanches nécessaires à l’expansion de son cœur pour elle et pour un enfant de quatorze ans ! Elle lui annonce la mort d’un bon ami de la famille à Gaillac.
« De pauvres femmes disaient, en allant à son agonie : — Celui-là n’aurait pas dû mourir. — Et elles priaient en pleurant pour sa bonne mort. Voilà qui donne à espérer pour son âme : des vertus qui nous font pleurer des hommes doivent nous faire aimer de Dieu ! »
« Mimi1 m’a écrit. Cette chère Mimi me dit de charmantes et douces choses sur notre séparation, sur son retour, sur son ennui, car elle s’ennuie loin de moi comme je m’ennuie sans elle. À tout moment, je vois, je sens qu’elle me manque, surtout la nuit où j’ai l’habitude de l’entendre respirer à mon oreille. Ce petit bruit me porte sommeil. Ne pas l’entendre me fait penser tristement. Je pense à la mort, qui fait aussi tout taire autour de nous, qui sera aussi une absence. « Ces idées de la nuit me viennent un peu de celles du jour. On ne parle que de maladies, que de morts ; la cloche d’Andillac n’a sonné que des glas ces jours-ci. C’est la fièvre maligne qui fait ses ravages comme tous les ans. Nous pleurons tous une jeune femme de mon âge, la plus belle, la plus vertueuse de la paroisse, enlevée en quelques jours. Elle laisse un tout petit enfant qui tétait. Pauvre petit ! C’était Marianne de Gaillard. « Dimanche dernier j’allai encore serrer la main à une agonisante de dix-huit ans. Elle me reconnut, la pauvre jeune fille, me dit un mot et se remit à prier Dieu. Je voulais lui parler, je ne sus que lui dire ; les mourants parlent mieux que nous. On l’enterrait lundi. « Que de réflexions à faire sur ces tombes fraîches ! Oh ! mon Dieu ! que l’on s’en va vite de ce monde ! Le soir, quand je suis seule, toutes ces figures de mort me reviennent. Je n’ai pas peur, mais mes pensées prennent toutes le deuil, et le monde me paraît aussi triste qu’un tombeau. Je t’ai dit cependant que tes lettres m’avaient fait plaisir. Oh ! c’est bien vrai ; mon cœur n’est pas muet au milieu de ces agonies, et ne sent que plus vivement tout ce qui lui porte vie. « Ta lettre donc m’a donné une lueur de joie, je me trompe, un véritable bonheur, par les bonnes choses dont elle est remplie. Enfin ton avenir commence à poindre ; je te vois un état, une position sociale, un point d’appui à la vie matérielle. Dieu soit loué ! c’est ce que je désirais le plus en ce monde et pour toi et pour moi, car mon avenir s’attache au tien, ils sont frères. J’ai fait de beaux rêves à ce sujet, je te les dirai peut-être. Pour le moment, adieu ; il faut que j’écrive à Mimi. »
« Je suis furieuse contre la chatte grise. Cette méchante bête vient de m’enlever un petit pigeon que je réchauffais au coin du feu. Il commençait à revivre, le pauvre animal ; je voulais le priver, il m’aurait aimée, et voilà tout cela croqué par un chat ! Que de mécomptes dans la vie ! « Cet événement et tous ceux du jour se sont passés à la cuisine ; c’est là que je fais demeure toute la matinée et une partie du soir depuis que je suis sans Mimi. Il faut surveiller la cuisinière ; papa quelquefois descend, et je lui lis près du fourneau ou au coin du feu quelques morceaux des Antiquités de l’Église anglo-saxonne. Ce gros livre étonnait Pierril. Qué de mouts aqui dédins 2 ! Cet enfant est tout à fait drôle. Un soir il me demanda si l’âme était immortelle ; puis après, ce que c’était qu’un philosophe. Nous étions aux grandes questions, comme tu vois. Sur ma réponse que c’était quelqu’un de sage et de savant : “Donc, Mademoiselle, vous êtes philosophe.” Ce fut dit avec un air de naïveté et de franchise qui aurait pu flatter Socrate, mais qui me fit tant rire que mon sérieux de catéchiste s’en alla pour la soirée. « Cet enfant nous a quittés un de ces jours, à son grand regret ; il était à terme le jour de la Saint-Brice. Le voilà avec son petit cochon cherchant des truffes. S’il vient par ici, j’irai le joindre pour lui demander s’il me trouve toujours l’air philosophe. « Avec qui croirais-tu que j’étais ce matin au coin du feu de la cuisine ? Avec Platon : je n’osais pas le dire, mais il m’est tombé sous les yeux, et j’ai voulu faire sa connaissance. Je n’en suis qu’aux premières pages. Il me semble admirable, ce Platon : mais je lui trouve une singulière idée, c’est de placer la santé avant la beauté dans la nomenclature des biens que Dieu nous fait. S’il eût consulté une femme, Platon n’aurait pas écrit cela : tu le penses bien ? Je le pense aussi, et cependant, me souvenant que je suis philosophe, je suis un peu de son avis. Quand on est au lit bien malade, on ferait volontiers le sacrifice de son teint ou de ses beaux yeux pour rattraper la santé et jouir du soleil. Il suffit d’ailleurs d’un peu de piété dans le cœur, d’un peu d’amour de Dieu pour renoncer bien vite à ces idolâtries, car une jolie femme s’adore. Quand j’étais enfant, j’aurais voulu être belle : je ne rêvais que beauté, parce que, me disais-je, maman m’aurait aimée davantage. Grâce à Dieu, cet enfantillage a passé, et je n’envie d’autre beauté que celle de l’âme. Peut-être même en cela suis-je enfant comme autrefois : je voudrais ressembler aux anges. Cela peut déplaire à Dieu : c’est aussi pour en être aimée davantage. « Que de choses me viennent, s’il ne fallait pas te quitter ! Mais mon chapelet, il faut que je le dise, la nuit est là : j’aime à finir le jour en prières. »
« J’aime la neige : cette blanche vue a quelque chose de céleste. La boue, la terre nue, me déplaisent, m’attristent ; aujourd’hui je n’aperçois que la trace des chemins et les pieds des petits oiseaux. Tout légèrement qu’ils se posent, ils laissent leurs petites traces qui font mille figures sur la neige. C’est joli à voir, ces petites pattes rouges comme des crayons de corail qui les dessinent. L’hiver a donc aussi ses jolies choses, ses agréments. On en trouve partout quand on y sait voir. Dieu répandit partout la grâce et la beauté. « Il faut que j’aille voir ce qu’il y a d’aimable au coin du feu de la cuisine, des bluettes si je veux. Ceci n’est qu’un petit bonjour que je dis à la neige et à toi, au saut du lit. »……………………
« Je n’ai rien mis ici hier ; mieux vaut du blanc que des nullités. « J’étais lasse, j’avais sommeil ; aujourd’hui c’est mieux. « J’ai vu tomber et disparaître la neige ; du temps que je faisais moi-même mon dîner, un beau soleil s’est levé ; plus de neige à présent ; le noir, le laid, reparaissent. « Que verrai-je demain matin ? Qui sait ? « La face du monde change si promptement ! « J’ai passé ma soirée à la cuisine… Walter Scott a été négligé aujourd’hui. Il est dix heures, je vais dormir. »
« La journée a commencé radieuse : un soleil d’été, un air doux qui invitait à la promenade. Tout me disait d’y aller, mais je n’ai fait que deux pas dehors et me suis arrêtée à l’écurie des moutons pour voir un agneau blanc qui venait de naître. « J’aime à voir ces petites bêtes qui font remercier Dieu de tant de douces créatures dont il nous environne. Puis Pierril est venu ; je l’ai fait déjeuner et ai causé quelque temps avec lui, sans m’ennuyer du tout de cette conversation. De combien d’assemblées on n’en dit pas autant ! « Le vent souffle, toutes nos portes et fenêtres gémissent ; c’est quasi triste à l’heure qu’il est dans ma solitude : toute la maison est endormie ; on s’est levé de bonne heure pour faire du pain. Aussi ai-je été fort occupée toute la matinée aux deux dîners. Ensuite, du repos ; j’ai écrit à Antoinette. « C’est bien insignifiant, tout cela : autant vaudrait du papier blanc que ce que j’écris ; mais, quand ce ne serait qu’une goutte d’encre d’ici, tu aurais plaisir de la voir ; voilà pourquoi j’en fais des mots. « Je ne sais pourquoi, la nuit dernière, je n’ai vu en songe défiler que des cercueils. Je voudrais cette nuit un sommeil moins sombre. Je vais prier Dieu de me le donner. »Le 24 novembre, elle reprend son récit. On voit combien la pensée de son frère la possède.
« Trois jours de lacune, mon cher ami. C’est bien long pour moi, qui aime si peu le vide ; mais le temps m’a manqué pour m’asseoir. Je n’ai fait que passer dans ma chambrette depuis samedi ; à présent seulement je m’arrête, et c’est pour écrire à Mimi bien au long et deux mots ici. Peut-être ce soir ajouterai-je quelque chose, s’il en survient. « Pour le moment tout est au calme, le dehors et le dedans, l’âme et la maison : état heureux, mais qui laisse peu à dire, comme les règnes pacifiques. « Une lettre de Paul a commencé ma journée. Il m’invite à aller à Alby, je ne lui promets pas ; il faudrait sortir pour cela, et je deviens sédentaire. Volontiers, je ferais vœu de clôture au Cayla. Nul lieu au monde ne me plaît comme le chez moi. Oh ! le délicieux chez moi ! Que je te plains, pauvre exilé, d’en être si loin, de ne voir les tiens qu’en pensée, de ne pouvoir nous dire ni bonjour ni bonsoir, de vivre étranger, sans demeure à toi dans ce monde, ayant père, frère, sœurs, en un endroit ! Tout cela est triste, et cependant je ne puis pas désirer autre chose pour toi. Nous ne pouvons pas t’avoir ; mais j’espère te revoir, et cela me console. Mille fois je pense à cette arrivée, et je prévois d’avance combien nous serons heureux. »
« Je regarde par ma fenêtre avant de me coucher, pour voir quel temps il fait et pour en jouir un moment, s’il est beau. « Ce soir, j’ai regardé plus qu’à l’ordinaire, tant c’était ravissant, cette belle nuit ! Sans la crainte du rhume, j’y serais encore. Je pensais à Dieu qui a fait notre prison si radieuse ; je pensais aux saints qui ont toutes ces belles étoiles sous leurs pieds ; je pensais à toi qui les regardais peut-être comme moi. Cela me tiendrait aisément toute la nuit ; cependant il faut fermer la fenêtre à ce beau dehors et cligner les yeux sous des rideaux ! « Éran m’a apporté ce soir deux lettres de Louise. Elles sont charmantes, ravissantes d’esprit, d’âme, de cœur, et tout cela pour moi ! Je ne sais pourquoi je ne suis pas transportée, ivre d’amitié. Dieu sait pourtant si je l’aime. « Voilà ma journée jusqu’à la dernière heure. Il ne me reste que la prière du soir et le sommeil à attendre. Je ne sais s’il viendra, il est loin. « Il est possible que Mimi vienne demain. À pareille heure, je l’aurai ; elle sera là, ou plutôt nous reposerons sur le même oreiller, elle me parlant de Gaillac, et moi du Cayla. »
« Avant le jour, écrit-elle, j’avais les doigts dans les cendres, cherchant du feu pour allumer la chandelle. Je n’en trouvais pas et allais retrouver mon lit, lorsqu’un petit charbon que j’ai rencontré du bout du doigt m’a fait voir du feu : voilà ma lampe allumée. « Vite la toilette, la prière, et nous voilà avec Mimi dans le chemin de Cahuzac. Ce pauvre chemin, je l’ai fait longtemps seule, et que j’étais aise de le faire à quatre pieds aujourd’hui ! Le temps n’était pas beau. »Puis une réflexion naïve et digne de Tibulle ou de Virgile.
« Oh ! qu’il est doux, lorsque la pluie à petit bruit tombe des cieux, d’être au coin de son feu, à tenir des pincettes, à faire des bluettes ! C’était mon passe-temps tout à l’heure ; je l’aime fort : les bluettes sont si jolies ! ce sont les fleurs de cheminée. « Vraiment il se passe de charmantes choses sur la cendre, et, quand je ne suis pas occupée, je m’amuse à voir la fantasmagorie du foyer. Ce sont mille petites figures de braise qui vont, qui viennent, grandissent, changent, disparaissent, tantôt anges, démons cornus, enfants, vieilles, papillons, chiens, moineaux : on voit de tout sous les tisons. « Je me souviens d’une figure portant un air de souffrance céleste qui me peignait une âme en purgatoire. J’en fus frappée, et aurais voulu avoir un peintre auprès de moi. Jamais vision plus parfaite. « Remarque les tisons, et tu conviendras qu’il y a de belles choses, et qu’à moins d’être aveugle, on ne peut pas s’ennuyer auprès du feu. Écoute surtout ce petit sifflement qui sort parfois de dessous la braise comme une voix qui chante. Rien n’est plus doux et plus pur, on dirait que c’est quelque tout petit esprit de feu qui chante. « Voilà, mon ami, mes soirées et leurs agréments ; ajoute le sommeil, qui n’est pas le moindre. »Quelle mélancolie dans ce dernier mot d’appel au sommeil, qui comble tous les vides et qui calme toutes les douleurs !
« C’est de la même encre dont je viens de t’écrire que je t’écris encore ; la même goutte tombant moitié à Paris, moitié ici, te vient marquer diverses choses, ici des tendresses, là-bas des fâcheries ; car je t’envoie toujours tout ce qui me traverse l’âme. « Quand tu liras tout cela, mon ami, souviens-toi que c’est écrit le 1er décembre, jour de pluie, d’obscurité, d’ennui, où le soleil ne s’est pas montré, où je n’ai vu que des corbeaux. »Le 3 décembre, un seul mot…
« Il est sept heures, j’entends le ruisseau et j’aperçois une belle étoile qui se lève sur Mérin : tu n’as pas oublié ce hameau ? »
« Papa est parti ce matin pour Gaillac ; nous voilà seules châtelaines, Mimi et moi, jusqu’à demain et maîtresses absolues. Cette régence ne me va pas mal et me plaît assez pour un jour, mais pas davantage. Les longs règnes sont ennuyeux. C’est assez pour moi de commander à Trilby et d’obtenir qu’elle vienne quand je l’appelle ou que je lui demande la patte. « Hier, fâcheux accident pour Trilbette. Comme elle dormait tranquille sous la cheminée de la cuisine, une courge qui séchait lui est tombée dessus. Le coup l’a étourdie, la pauvre bête est venue à nous au plus vite nous porter ses douleurs. Une caresse l’a guérie. « Il était nuit. Un coup de marteau se fait entendre, tout le monde accourt à la porte. Qui est là ? C’était Jean de Persac, notre ancien métayer, et que je n’avais pas vu depuis longtemps. « Il a été le bienvenu et a eu en entrant place au plat et à la bouteille. Puis nous l’avons fait jaser sur son pays d’à présent, sur ses enfants et sa femme. J’aime fort ces conversations et ces revoirs. Ces figures d’autrefois font plaisir, il semble qu’elles ramènent la jeunesse. »
« Je fis promettre à Jean de repasser ici ce soir ; je le reverrai, et puis je veux lui donner une lettre pour Gabrielle : c’est un de leurs métayers. Bri ne sera pas fâchée de ce souvenir inattendu ; je lui aurais écrit par la poste, et lui épargne ainsi huit sous qu’elle donnera de plus aux pauvres. Voilà donc une bonne œuvre que je fais faire. « Au reste, c’est un jour de bonnes actions aujourd’hui ; je viens de Cahuzac et, comme chaque fois, merveilleusement disposée à bien faire ; faire mal ce jour-là me semble impossible. Puis, c’est un calme étrange ! Remarque comme ces jours-là mon âme a l’air tranquille. Elle l’est en effet, car je ne dissimule pas avec toi et laisse tomber sur le papier tout ce qui me vient, même des larmes. « Quand mon bulletin se prolonge, c’est marque que je suis au mieux. Grande abondance alors d’affection et de choses à dire, de celles qui se font dans l’âme. Celles du dehors, souvent ce n’est pas la peine d’en parler, à moins qu’elles n’aillent retentir au dedans comme le marteau qui frappe à la porte. Alors on en parle, toute petite que soit la chose. Une nouvelle, un bruit de vent, un oiseau, un rien, me vont au cœur par moments et me feraient écrire des pages. « Si je voulais parler de ce que je dois faire demain ! Mais il vaut mieux en ceci des prières que des paroles. En parlant à Dieu, il viendra, et toi, tu es si loin ! Tu ne m’entends pas, d’ailleurs, et le temps que je te donne n’ira pas au ciel. « Presque tout ce qu’on fait pour la créature est perdu, à moins que la charité ne s’y mêle. C’est comme le sel qui préserve affections et actions de la corruption de la vie. « Voici papa. »
« La soirée s’est passée hier à causer de Gaillac, des uns, des autres, de mille choses de la petite ville. « J’aime peu les nouvelles, mais celles des amis font toujours plaisir, et on les écoute avec plus d’intérêt que celles du monde et de l’ennuyeuse politique. Rien ne me fait aussi tôt bâiller qu’un journal. Il n’en était pas de même autrefois, mais les goûts changent et le cœur se déprend chaque jour de quelque chose. « Le temps, l’expérience aussi, désabusent. En avançant dans la vie, on se place enfin comme il faut pour juger de ses affections et les connaître sous leur véritable point de vue. J’ai toutes les miennes sous les yeux. « Je vois d’abord des poupées, des joujoux, des oiseaux, des papillons que j’aimais, belles et innocentes affections d’enfance. Puis la lecture, les conversations, un peu la parure, les rêves, les beaux rêves !… Mais je ne veux pas me confesser. « Il est dimanche, je suis seule de retour de la première messe de Lentin, et je jouis dans ma chambrette du plus doux calme du monde, en union avec Dieu. « Le bonheur de la matinée me pénètre, s’écoule en mon âme et me transforme en quelque chose que je ne puis dire. Je te laisse, il faut me taire. »
« Je ne lis jamais aucun livre de piété que je n’y trouve des choses admirables et comme faites pour moi. En voici : “Ceux qui espèrent au Seigneur verront leurs forces se renouveler de jour en jour. Quand ils croiront être à bout et n’en pouvoir plus, tout d’un coup ils pousseront des ailes semblables à celles d’un aigle ; ils courront et ne se lasseront point, ils marcheront et ils seront infatigables. « “Marchez donc, âme pieuse, marchez, et, quand vous croirez n’en pouvoir plus, redoublez votre ardeur et votre courage, car le Seigneur vous soutiendra.” « Que de fois on a besoin de ce soutien ! Dis, âme faible, chancelante, défaillante, que deviendrions-nous sans le secours divin ? C’est de Bossuet, ces paroles. Je n’ai guère ouvert d’autre livre aujourd’hui ; le temps s’est passé à tout autres choses qu’à la lecture, de ces choses qui ne sont rien, qui n’ont pas de nom et qui pourtant vous prennent tous les moments. « Bonsoir, mon ami. »Le 5, elle raconte des visites faites avec sa sœurs aux malades du pays.
« Givre, brouillards, air glacé, c’est tout ce que je vois aujourd’hui. Aussi je ne sortirai pas et vais me recoquiller au coin du feu avec mon ouvrage et mon livre. C’est tantôt l’un, tantôt l’autre ; cette variation me distrait. « Cependant j’aimerais à lire toute la journée ; mais il me faut faire autre chose, et le devoir passe avant le plaisir. J’appelle plaisir la lecture, qui n’est nullement essentielle pour moi. « Voilà une puce, une puce en hiver ! C’est un cadeau de Trilby. « C’est aussi de toute saison les insectes qui nous dévorent morts et vivants. Les moins nombreux encore sont-ils ceux que l’on voit ; nos dents, notre peau, tout notre corps, dit-on, en est plein. Pauvre corps humain, faut-il que notre âme soit là-dedans ! Aussi ne s’y plaît-elle guère, dès qu’elle vient à considérer où elle est. Oh ! le beau moment où elle en sort, où elle jouit de la vie, du ciel, de Dieu, de l’autre monde ! Son étonnement, je pense, est semblable à celui du poussin sortant de sa coquille, s’il avait une âme. « Un pauvre aujourd’hui est passé, puis un tout petit enfant. — Est-ce la peine d’en parler ? »
« Voilà Noël, belle fête, celle que j’aime le plus, qui me porte autant de joie qu’aux bergers de Bethléhem. Vraiment, toute l’âme chante à la belle venue de Dieu, qui s’annonce de tous côtés par des cantiques et par le joli carillon. « Rien à Paris ne donne l’idée de ce que c’est que Noël. Vous n’avez même pas la messe de minuit. « Nous y allâmes tous, papa en tête, par une nuit ravissante. Jamais plus beau ciel que celui de minuit, si bien que papa sortait de temps en temps la tête de dessous son manteau pour regarder en haut. La terre était blanche de givre, mais nous n’avions pas froid ; l’air d’ailleurs était réchauffé devant nous par des fagots d’allumettes que nos domestiques portaient pour nous éclairer. C’était charmant, je t’assure, et je t’aurais voulu voir là cheminant comme nous vers l’église, dans ces chemins bordés de petits buissons blancs comme s’ils étaient fleuris. Le givre fait de belles fleurs. Nous en vîmes un brin si joli que nous en voulions faire un bouquet au saint Sacrement, mais il fondit dans nos mains : toute fleur dure peu. Je regrettai fort mon bouquet : c’était triste de le voir fondre et diminuer goutte à goutte. « Je couchai au presbytère ; la bonne sœur du curé me retint, me prépara un excellent réveillon de lait chaud. Papa et Mimi vinrent se chauffer ici, au grand feu de la bûche de Noël. « Depuis il est venu du froid, du brouillard, toutes choses qui assombrissent le ciel et l’âme. Aujourd’hui que voilà le soleil, je reprends vie et m’épanouis comme la pimprenelle, cette jolie petite fleur qui ne s’ouvre qu’au soleil. « Voilà donc mes dernières pensées, car je n’écrirai plus rien de cette année ; dans quelques heures c’en sera fait, nous commencerons l’an prochain. Oh ! que le temps passe vite ! Hélas ! hélas ! ne dirait-on pas que je le regrette ? Mon Dieu ! non, je ne regrette pas le temps, ni rien de ce qu’il nous emporte ; ce n’est pas la peine de jeter ses affections au torrent. Mais les jours vides, inutiles, perdus pour le ciel, voilà ce qui fait regretter et retourner l’œil sur la vie. « Mon cher ami, où serai-je à pareil jour, à pareille heure, à pareil instant l’an prochain ? Sera-ce ici, ailleurs, là-bas ou là-haut ? Dieu le sait, et je suis là à la porte de l’avenir, me résignant à tout ce qui peut en sortir. « Demain je prierai pour que tu sois heureux, pour papa, pour Mimi, pour Éran, pour tous ceux que j’aime. C’est le jour des étrennes, je vais prendre les miennes au ciel. Je tire tout de là, car vraiment, sur la terre, je trouve bien peu de choses à mon goût. Plus j’y demeure, moins je m’y plais ; aussi je vois sans peine venir les ans, qui sont autant de pas vers l’autre monde. Ce n’est aucune peine ni chagrin qui me fait penser de la sorte, ne le crois pas, je te le dirais ; c’est le mal du pays qui prend toute âme qui se met à penser au ciel. L’heure sonne, c’est la dernière que j’entendrai en t’écrivant ; je la voudrais sans fin comme tout ce qui fait plaisir. « Que d’heures sont sorties de cette vieille pendule, ce cher meuble qui a vu passer tant de nous sans s’en aller jamais, comme une sorte d’éternité ! Je l’aime, parce qu’elle a sonné toutes les heures de ma vie, les plus belles quand je ne l’écoutais pas. Je me rappelle quand j’avais mon berceau à ses pieds, et que je m’amusais à voir courir cette aiguille. Le temps amuse alors, j’avais quatre ans. « On lit de jolies choses à la chambre ; ma lampe s’éteint, je te quitte. Ainsi finit mon année auprès d’une lampe mourante. »Quelle inimitable mélancolie ! et combien est pâle la tristesse artificielle des écrivains de profession à côté de ce reflet touchant de l’âme souffrante qui se replie en gémissant sur elle-même, qui se voit vivre inutile, et qui se sent mourir sans avoir aimé !
« Ce n’est pas la peine de parler d’aujourd’hui : rien n’est venu, rien n’a bougé, rien ne s’est fait dans notre solitude. Mon petit oiseau seul sautillait dans sa cage en gazouillant au soleil ; je l’ai regardé souvent, n’ayant rien de plus joli à voir dans ma chambre. Je n’en suis pas sortie ; tout mon temps s’est passé à coudre un peu, à lire, puis à réfléchir. « La belle chose que la pensée ! et quels plaisirs elle nous donne quand elle s’élève en haut ! C’est sa direction naturelle qu’elle reprend sitôt qu’elle est dégagée des objets terrestres. Entre le ciel et nous il y a une mystérieuse attraction : Dieu nous veut et nous voulons Dieu. « Je ne sais quel oiseau vole sur ma tête, je l’entends sans presque le voir, il est nuit. Ce n’est pas le temps des oiseaux nocturnes. Voilà qui me détourne et brouille le fil que je dévidais. Comme il faut peu ! Cette petite apparition me fait quitter ma chambre, non pas de peur ; je vais dire à Mimi de venir voir cet oiseau. »
« Qu’était-ce que cet oiseau d’hier au soir ? Il a disparu comme une vision dès que j’ai apporté la chandelle. On m’a ri au nez, disant que je l’avais vu dans ma tête. Cependant c’était bien de mes yeux que je l’avais vu ; je l’ai regardé plus de cinq minutes. »
« Tout chantait ce matin pendant que je faisais la prière, mon pinson, mon pauvre linot. C’était comme au printemps, et ce soir voilà des nuages, du froid, du sombre, l’hiver encore, le triste hiver. « Je ne l’aime guère ; mais toute saison est bonne, puisque Dieu les a faites. Que le givre, le vent, la neige, le brouillard, le sombre, que tout temps soit donc le bienvenu ! « N’y a-t-il pas du mal à se plaindre quand on est chaudement près de son feu, tandis que tant de pauvres gens sont transis dehors ? Un mendiant a trouvé à midi ses délices dans une assiette de soupe chaude qu’on lui a servie sur la porte, se passant fort bien de soleil. Je puis donc bien m’en passer. « C’est qu’il faut quelque chose d’agréable aujourd’hui que partout on s’amuse, et nous voulions faire notre mardi gras au soleil en plein air, en promenades. Il a fallu se borner à celle du hameau, où tout le monde voulait nous fêter. Nous avons dit merci sans rien prendre. »
« Aujourd’hui on a placé un âtre nouveau à la cuisine. Je viens d’y poser les pieds, et je marque ici cette sorte de consécration du foyer dont la pierre ne gardera point de trace. « C’est un événement ici que ce foyer, comme à peu près un nouvel autel dans une église. Chacun va le voir et se promet de passer de douces heures et une longue vie devant ce foyer de la maison (car il est à tous, maîtres et valets), mais qui sait ?… Moi peut-être, je le quitterai la première : ma mère s’en alla bientôt ! On dit que je lui ressemble. »
« J’ai fait cette nuit un grand songe. L’Océan passait sous nos fenêtres. Je le voyais, j’entendais ses vagues roulant comme des tonnerres, car c’était pendant une tempête que j’avais la vue de la mer, et j’avais peur. « Un ormeau qui s’est élevé avec un oiseau chantant dessus m’a détournée de la frayeur. J’ai écouté l’oiseau : plus d’Océan et plus de songe. »
« La journée a commencé douce et belle ; point de pluie ni de vent. Mon oiseau chantait toute la matinée, et moi aussi, car j’étais contente et je pressentais quelque bonheur pour aujourd’hui. Le voilà, mon ami, c’est une de tes lettres. Oh ! s’il m’en venait ainsi tous les jours ! « Il faut que j’écrive à Louise. « Du temps que j’écrivais, les nuages, le vent, sont revenus. Rien n’est plus variable que le ciel et notre âme. « Bonsoir. »
« Oh ! le beau rayon de lune qui vient de tomber sur l’évangile que je lisais ! »
« Aujourd’hui, à cinq heures du matin, il y a eu cinquante-sept ans que notre père vint au monde. « Nous sommes allés, lui, Mimi et moi, à l’église en nous levant, célébrer cet anniversaire et entendre la messe. « Prier Dieu, c’est la seule façon de célébrer toute chose en ce monde. Aussi ai-je beaucoup prié en ce jour où vint au monde le plus tendre, le plus aimant, le meilleur des pères. Que Dieu nous le conserve et ajoute à ses années tant d’années que je ne les voie pas finir ! « Mon Dieu ! non, je ne voudrais pas mourir la dernière ; aller au ciel avant tous serait mon bonheur. « Pourquoi parler de mort un jour de naissance ? c’est que la vie et la mort sont sœurs et naissent ensemble comme deux jumelles. « Demain je ne serai pas ici. Je t’aurai quittée, ma chère chambrette ; papa m’emmène à Caylus. Ce voyage m’amuse peu ; je n’aime pas à m’en aller, à changer de lieu, ni de ciel, ni de vie, et tout cela change en voyage. « Adieu, mon confident, tu vas m’attendre dans mon bureau. Qui sait quand nous nous reverrons ? je dis dans huit jours, mais qui compte au sûr dans ce monde ? « Il y a neuf ans que je demeurai un mois à Caylus. Ce n’est pas sans quelque plaisir que je reverrai cet endroit, ma cousine, sa fille, et le bon chevalier qui m’aimait tant ! On prétend qu’il m’aime encore. Je vais le savoir. C’est possible qu’il soit le même ; lui me trouvera bien changée depuis dix ans. Dix ans, c’est un siècle pour une femme. Alors nous aurons même âge, car le brave homme a ses quatre-vingts ans passés. »
« C’était pour moi une véritable peine de m’en aller ; papa l’a su et m’a laissée. Il me dit hier au soir : “Fais comme tu voudras.” Je voulais demeurer et me sentais toute triste en pensant que ce soir je serais loin d’ici, loin de Mimi, loin de mon feu, loin de ma chambrette, loin de mes livres, loin de Trilby, loin de mon oiseau : tout, jusqu’aux moindres choses, se présente quand on s’en va, et vous entoure si bien qu’on n’en peut sortir. Voilà ce qui m’arrive chaque fois qu’il est question de voyage : j’appelle voyage une sortie de huit jours. Comme la colombe, j’aime chaque soir revenir à mon nid. Nul endroit ne me fait envie. »
« J’écoute le berger qui siffle dans le vallon. C’est l’expression la plus gaie qui puisse passer sur les lèvres de l’homme. Ce sifflement marque un sans-souci, un bien-être, un je suis content qui fait plaisir. Ces pauvres gens ! il leur faut bien quelque chose : ils ont la gaieté. « Deux petits enfants font aussi en chantant leur fagot de branches parmi les moutons. Ils s’interrompent de temps en temps pour rire ou pour jouer, car tout cela leur échappe. J’aimerais à les voir faire et à écouter le merle qui chante dans la haie du ruisseau ; mais je veux lire. « C’est Massillon que je lis depuis que nous sommes en carême. J’admire son discours de vendredi sur la Prière, qui est vraiment un cantique. »
« Le berger m’a annoncé ce matin l’arrivée des bergeronnettes. Une a suivi le troupeau toute la journée : c’est de bon augure, nous aurons bientôt des fleurs. On croit aussi que ces oiseaux portent bonheur aux troupeaux. Les bergers les vénèrent comme une sorte de génie et se gardent d’en tuer aucune. Si ce malheur arrivait, le plus beau mouton du troupeau périrait. « Je voudrais que cette naïve crédulité préservât de même tant d’autres petits oiseaux que nos paysans font périr inhumainement.
« J’ai failli avoir un chagrin aujourd’hui. Comme j’entrais dans ma chambre, je vis mon petit linot sous la griffe de la chatte. Je l’ai sauvé en effrayant la chatte qui a lâché prise. L’oiseau n’a eu que peur, puis il s’est trouvé si content qu’il s’est mis à chanter de toutes ses forces, comme pour me remercier et m’assurer que la frayeur ne lui avait pas ôté la voix. « Un bouvier qui passe dans le chemin des Cordes chante aussi, menant sa charrette, mais un air si insouciant, si mou, que j’aime mieux le gazouillement du linot. « Quand je suis seule ici, je me plais à écouter ce qui remue au dehors, j’ouvre l’oreille à tout bruit : un chant de poule, les branches tombant, un bourdonnement de mouche, quoi que ce soit m’intéresse et me donne à penser. Que de fois je me prends à considérer, à suivre des yeux de tout petits insectes que j’aperçois dans les feuillets d’un livre, ou sur les briques, ou sur la table ! Je ne sais pas leur nom, mais nous sommes en connaissance comme des passants qui se considèrent le long du chemin. Nous nous perdons de vue, puis nous nous rencontrons par hasard, et la rencontre me fait plaisir ; mais les petites bêtes me fuient, car elles ont peur de moi, quoique je ne leur aie jamais fait mal. C’est qu’apparemment je suis bien effrayante pour elles. « En serait-il de même au paradis ? Il n’est pas dit qu’Ève y fit jamais peur à rien. Ce n’est qu’après le péché que la frayeur s’est mise entre les créatures. « Il faut que j’écrive à Philibert. »
« Voilà donc un mois de passé, moitié triste, moitié beau, comme à peu près toute la vie. Ce mois de mars a quelques lueurs de printemps qui sont bien douces, c’est le premier qui voit des fleurs, quelques pimprenelles qui s’ouvrent un peu au soleil, des violettes dans les bois sous les feuilles mortes, qui les préservent des gelées blanches. Les petits enfants s’en amusent et les appellent fleurs de mars. « Ce nom est très bien donné. On en fait sécher pour faire de la tisane. Cette fleur est bonne et douce pour les rhumes, et, comme la vertu cachée, son parfum la décèle. « On a vu aujourd’hui des hirondelles, joyeuse annonce du printemps. »
« Mon âme s’en va tout aujourd’hui du ciel sur une tombe, car il y a seize ans que ma mère mourut à minuit. Ce triste anniversaire est consacré au deuil et à la prière. Je l’ai passé devant Dieu en regrets et en espérances ; tout en pleurant, je lève les yeux et vois le ciel où ma mère est heureuse sans doute, car elle a tant souffert ! « Sa maladie fut longue et son âme patiente. Je ne me souviens pas qu’il lui soit échappé une plainte, qu’elle ait crié tant soit peu sous la douleur qui la déchirait : nulle chrétienne n’a mieux souffert. On voyait qu’elle l’avait appris devant la croix. Il lui serait venu de sourire sur son lit de mort comme un martyr sur son chevalet. Son visage ne perdit jamais sa sérénité, et jusque dans son agonie elle semblait penser à une fête. « Cela m’étonnait, moi qui la voyais tant souffrir, moi qui pleurais au moindre mal, et qui ne savais pas ce que c’est que la résignation dans les peines. Aussi, quand on me disait qu’elle s’en allait mourir, je la regardais, et son air content me faisait croire qu’elle ne mourrait pas. Elle mourut cependant le 2 avril à minuit, à l’heure où je m’étais endormie au pied de son lit. Sa douce mort ne m’éveilla pas ; jamais âme ne sortit plus tranquillement de ce monde. « Ce fut mon père… Mon Dieu ! j’entends le prêtre, je vois les cierges allumés, une figure pâle, en pleurs ; je fus emmenée dans une autre chambre. »
« À neuf heures du matin ma mère fut mise au tombeau. »
« Je demande à mon âme ce qu’elle a vu aujourd’hui, ce qu’elle a appris, ce qu’elle a aimé, car chaque jour elle aime quelque chose. « Ce matin j’ai vu un beau ciel, le marronnier verdoyant, et entendu chanter les petits oiseaux. Je les écoutais sous le grand chêne, près du Téoulé dont on nettoyait le bassin. « Ces jolis chants et ce lavage de fontaine me donnaient à penser diversement : les oiseaux me faisaient plaisir, et, en voyant s’en aller toute bourbeuse cette eau si pure auparavant, je regrettais qu’on l’eût troublée, et me figurais notre âme quand quelque chose la remue ; la plus belle même se décharme quand on en touche le fond, car au fond de toute âme humaine il y a un peu de limon. « Voilà bien la peine de prendre de l’encre pour écrire de ces inutilités ! »Cette âme aimante épie toute chose pour l’aimer. Le 15, elle entend le premier rossignol.
« À mon réveil, j’ai entendu le rossignol, mais rien qu’un soupir, un signe de voix. J’ai écouté longtemps sans jamais entendre autre chose. Le charmant musicien arrivait à peine et n’a fait que s’annoncer. C’était comme le premier coup d’archet d’un grand concert. Tout chante ou va chanter. »Et quelques pages plus loin, à propos d’un enfant de deux ans, à qui la mort a enlevé sa mère :
« Le cœur apprend à s’affliger comme il apprend à aimer, en grandissant. »
« Il faut que je note en passant un excellent souper que nous venons de faire, papa, Mimi et moi, au coin du feu de la cuisine, avec de la soupe des domestiques, des pommes de terre bouillies et un gâteau que je fis hier au four du pain ; nous n’avions pour serviteurs que nos chiens, Lion, Wolf et Trilby, qui léchaient les miettes. Tous nos gens sont à l’église. « Ce repas au coin du feu, parmi chiens et chats, ce couvert mis sur les bûches, est chose charmante. Il n’y manquait que le chant du grillon et toi, pour compléter le charme. « Est-ce assez bavardé aujourd’hui ? Maintenant je vais écouter la Vialarette, qui revient de Cordes : encore un plaisir. »Le 25 avril.
« Me voici devant un charmant bouquet de lilas que je viens de prendre sur la terrasse. Ma chambrette en est embaumée ; j’y suis comme dans un bouquetier, tant je respire de parfums ! »Le 26 avril.
« Je ne sais quoi m’ôta de sur les fleurs hier matin ; depuis j’en ai vu d’autres dans le chemin de Cahuzac, tout bordé d’aubépines. C’est plaisir de trotter dans ces parfums, et d’entendre les petits oiseaux qui chantent par ci par là dans les haies. « Rien n’est charmant comme ces courses du matin au printemps, et je ne regrette pas de me lever de bonne heure pour me donner ce plaisir. « Bientôt je me lèverai à cinq heures. Je me règle sur le soleil, et nous nous levons ensemble. « L’hiver, il est paresseux : je le suis et ne sors du lit qu’à sept heures. Encore parfois le jour me semble long. Cela m’arrive lorsque le ciel est nébuleux, que je suis triste et que j’attends un peu de soleil ou quelque chose de rayonnant dans mon âme ; alors le temps est long. « Mon Dieu ! trouver un jour long, tandis que la vie tout entière n’est rien ! « C’est que l’ennui s’est posé sur moi, qu’il y demeure, et que tout ce qui prend de la durée met de l’éternité dans le temps. »L’ennui du printemps dans une âme de jeune fille éclate aussi dans les lignes suivantes :
« Quand tout le monde est occupé et que je ne suis pas nécessaire, je fais retraite et viens ici à toute heure pour écrire, lire ou prier. J’y mets aussi ce qui se passe dans l’âme et dans la maison, et de la sorte nous retrouverons jour par jour tout le passé. « Pour moi ce n’est rien, ce qui passe, et je ne l’écrirais pas ; mais je me dis : — Maurice sera bien aise de voir ce que nous faisions pendant qu’il était loin et de rentrer ainsi dans la vie de famille, — et je le marque pour toi. »
« M’y revoici à ce cher Cayla ! « Oh ! que ce fut un beau moment que le revoir de la famille, de papa, de Mimi, d’Érembert (Éran), qui m’embrassaient si tendrement et me faisaient sentir si profond tout le bonheur d’être ainsi aimée ! »Le 17, elle a repris sa vie découragée, mais sensible toujours au bonheur d’autrui.
« Qui aurait deviné ce qui vient de m’arriver aujourd’hui ? J’en suis surprise, occupée, bien aise. Je remercie, et regarde cent fois ma belle fortune : les poésies créoles, à moi adressées par un poète de l’Île de France. Demain j’en parlerai. Il est trop tard à présent, mais je n’ai pu dormir sans marquer ici cet événement de ma journée et de ma vie. »
« Me voici à la fenêtre, écoutant un chœur de rossignols qui chantent dans la Moulinasse d’une façon ravissante. « Oh ! le beau tableau ! Oh ! le beau concert, que je quitte pour aller porter l’aumône à Annette la boiteuse ! »
« Mimi m’a quittée pour quinze jours ; elle est à ***, et je la plains au milieu de cette païennerie, elle si sainte et bonne chrétienne ! Comme me disait Louise une fois, elle me fait l’effet d’une bonne âme dans l’enfer ; mais nous l’en sortirons dès que le temps donné aux convenances sera passé. « De mon côté, il me tarde ; je m’ennuie de ma solitude, tant j’ai l’habitude d’être deux. Papa est aux champs presque tout le jour, Éran à la chasse : pour toute compagnie, il me reste Trilby et mes poulets qui font du bruit comme des lutins ; ils m’occupent sans me désennuyer, parce que l’ennui est le fond et le centre de mon âme aujourd’hui. Ce que j’aime le plus est peu capable de me distraire. J’ai voulu lire, écrire, prier, tout cela n’a duré qu’un moment ; la prière même me lasse. C’est triste, mon Dieu ! Par bonheur, je me suis souvenue de ce mot de Fénelon : Si Dieu vous ennuie, dites-lui qu’il vous ennuie. »
« Je viens de passer la nuit à t’écrire. Le jour a remplacé la chandelle, ce n’est pas la peine d’aller au lit. Oh ! si papa le savait ! »
« Comme elle a passé vite, cette nuit passée à t’écrire ! l’aurore a paru que je me croyais à minuit ; il était trois heures pourtant, et j’avais vu passer bien des étoiles, car de ma table je vois le ciel, et de temps en temps je le regarde et le consulte ; et il me semble qu’un ange me dicte. « D’où me peuvent venir, en effet, que d’en haut tant de choses tendres, élevées, douces, vraies, pures, dont mon cœur s’emplit quand je te parle ! Oui, Dieu me les donne, et je te les envoie. « Puisse ma lettre te faire du bien ! Elle t’arrivera mardi ; je l’ai écrite la nuit pour la faire jeter à la poste le matin, et gagner un jour. J’étais si pressée de te venir distraire et fortifier dans cet état de faiblesse et d’ennui où je te vois ! « Mais je ne le vois pas, je l’augure d’après tes lettres, et quelques mots de Félicité. Plût à Dieu que je pusse le voir et savoir ce qui te tourmente ! alors je saurais sur quoi mettre le baume, tandis que je le pose au hasard. Oh ! que je voudrais de tes lettres ! « Quelquefois je pense que ce n’est rien que ma tristesse, qu’un peu de cette humeur noire que nous avons dans la famille, et qui rend si triste quand il s’en répand dans le cœur ! « Mon âme est naturellement aimante, et la prière, qu’est-ce autre chose que l’amour, un amour qui se répand de l’âme au dehors comme l’eau sort de la fontaine ?… « Au moment où j’écris, tonnerre, vents, éclairs, tremblement du château, torrents de pluie comme un déluge. J’écoute tout cela de ma fenêtre inondée, et je n’y puis écrire comme chaque soir. « C’est bien dommage, car c’est un charmant pupitre, sur ce tertre du jardin si vert, si joli, si frais, tout parfumé d’acacias.
« Notre ciel d’aujourd’hui est pâle et languissant comme un beau visage après la fièvre. Cet état de langueur a bien des charmes, et ce mélange de verdure et de débris, de fleurs qui s’ouvrent sur des fleurs tombées, d’oiseaux qui chantent et de petits torrents qui coulent, cet air d’orage et cet air de mai, font quelque chose de chiffonné, de triste, de riant que j’aime. « Mais c’est l’Ascension aujourd’hui ; laissons la terre et le ciel de la terre, montons plus haut que notre demeure, et suivons Jésus-Christ où il est entré. « Cette fête est bien belle ; c’est la fête des âmes détachées, libres, célestes, qui se plaisent, au-delà du visible, où Dieu les attire. »
« Jamais orage plus long, il dure encore, depuis trois jours le tonnerre et la pluie vont leur train. Tous les arbres s’inclinent sous ce déluge ; c’est pitié de leur voir cet air languissant et défait dans le beau triomphe de mai. « Nous disions cela ce soir, à la fenêtre de la salle, en voyant les peupliers du Pontet penchant leur tête tout tristement, comme quelqu’un qui plie sous l’adversité. Je les plaignais ou peu s’en faut ; il me semble que tout ce qui paraît souffrir a une âme. »
« Toujours, toujours la pluie. C’est un temps à faire de la musique ou de la poésie. Tout le monde bâille en comptant les heures qui jamais ne finissent. « C’est un jour éternel pour papa surtout qui aime tant le dehors et ses distractions. Le voilà comme en prison, feuilletant de temps en temps une vieille histoire de l’Académie de Berlin, porte-sommeil, assoupissante lecture ! « Juge ! je suis tombée sur la théologie de l’Être ! « Vite, j’ai fermé le livre, et j’ai cru voir un puits sans eau. « Le vide obscur m’a toujours fait peur. »
« Jour de deuil. Nous avons perdu ma grand’mère. Ce matin, papa est venu de bonne heure dans ma chambre, s’est approché de mon lit et m’a pris la main qu’il a serrée en me disant : « — Lève-toi. « — Pourquoi ? « Il m’a serré la main encore. « — Lève-toi. « — Il y a quelque chose, dites ? « — Ma mère… « J’ai compris ; je l’avais laissée mourante. »
« Ce soir ma tourterelle est morte, je ne sais de quoi, car elle chantait encore ces jours-ci. « Pauvre petite bête ! voilà des regrets qu’elle me donne. Je l’aimais, elle était blanche, et chaque matin c’était la première voix que j’entendais sous ma fenêtre, tant l’hiver que l’été. Était-ce plainte ou joie ? je ne sais, mais ces chants me faisaient plaisir à entendre ; voilà un plaisir de moins. Ainsi, chaque jour, perdons-nous quelque jouissance. « Je veux mettre ma colombe sous un rosier de la terrasse ; il me semble qu’elle sera bien là, et que son âme (si âme il y a) reposera doucement dans ce nid sous les fleurs. « Je crois assez à l’âme des bêtes, et je voudrais même qu’il y eût un petit paradis pour les bonnes et les douces, comme les tourterelles, les chiens, les agneaux. Mais que faire des loups et autres méchantes espèces ? Les damner ? cela m’embarrasse. L’enfer ne punit que l’injustice, et quelle injustice commet le loup qui mange l’agneau ? Il en a besoin ; ce besoin, qui ne justifie pas l’homme, justifie la bête, qui n’a pas reçu de loi supérieure à l’instinct. En suivant son instinct, elle est bonne ou mauvaise par rapport à nous seulement ; il n’y a pas vouloir, c’est-à-dire choix, dans les actions animales, et par conséquent ni bien ni mal, ni paradis ni enfer. Je regrette cependant le paradis, et qu’il n’y ait pas des colombes au ciel. « Mon Dieu ! qu’est-ce que je dis là ? aurons-nous besoin de rien d’ici-bas, là-haut, pour être heureux ? »
« Beau ciel, beau soleil, beau jour. C’est de quoi se réjouir, car le beau temps est rare à présent, et je le sens comme un bienfait. C’en est bien un, qu’une belle nature, un air pur, un ciel radieux, petites images du séjour céleste, et qui font penser à Dieu. « J’irai ce soir à Cahuzac, mon cher pèlerinage. En attendant, je vais m’occuper de mon âme et voir où elle en est dans ses rapports avec Dieu depuis huit jours. Cette revue éclaire, instruit et avance merveilleusement le cœur dans la connaissance de Dieu et de soi-même. N’y avait-il pas un philosophe qui ordonnait cet exercice trois fois le jour à ses disciples ? Et ses disciples le faisaient. « Je le veux faire aussi, à l’école de Jésus, pour apprendre à devenir sage, d’une sagesse chrétienne. »
« Je passai la journée d’hier à Cahuzac, et quelques heures seule dans la maison de notre grand’mère. « Je me mis d’abord à genoux sur un prie-Dieu où elle priait, puis je parcourus sa chambre, je regardai ses chaises, son fauteuil, ses meubles dérangés comme quand on déloge ; je vis son lit vide ; je passai partout où elle avait passé, et je me souvins de ces lignes de Bossuet : “Dans un moment on passera où j’étais, et l’on ne m’y trouvera plus. Voilà sa chambre, voilà son lit, dira-t-on, et de tout cela il ne restera plus que mon tombeau où l’on dira que je suis, et je n’y serai pas.” Oh ! quelle idée de notre néant dans cette absence même de la tombe, dans la dispersion si prompte de notre poussière dans les souterrains de la mort ! « Demain, je change et vais à Cahuzac pour des réparations à la maison qui me tiendront quelques jours. Ce seront des jours uniques ; aussi je veux les marquer et prendre mon journal. « Je vais écrire à Antoinette, mon amie l’ange. »
« M’y voici, à Cahuzac, dans une autre chambrette, accoudée sur une petite table où j’écris. « Il me faut partout des tables et du papier, parce que partout mes pensées me suivent et se veulent répandre en un endroit, pour toi, mon ami. J’ai parfois l’idée que tu y trouveras quelque charme, et cette idée me sourit et me fait continuer. « Papa me viendra voir cette après-midi ; cela me réjouit. »
« Je pense à la tombe qui s’ouvre ce matin à Gaillac pour engloutir ces restes humains jusqu’à ce que Dieu les ravive. C’est notre sort à tous, il faut être jeté en terre et pourrir dans les sillons de la mort avant d’arriver à la floraison ; mais, alors, que nous serons heureux de vivre et même d’avoir vécu ! L’immortalité nous fera sentir le prix de la vie et tout ce que nous devons à Dieu pour nous avoir tirés du néant. « C’est un bienfait auquel nous ne pensons guère et dont nous jouissons sans presque nous en soucier, car la vie souvent ne fait aucun plaisir. Mais qu’importe pour le chrétien ? À travers larmes ou fêtes, il marche toujours vers le ciel ; son but est là, ce qu’il rencontre ne peut guère l’en détourner. Crois-tu que, si je courais vers toi, une fleur sur mon chemin ou une épine au pied m’arrêtassent ? « Me voici au soir d’une journée remplie de mille pensées et choses diverses dont je me rends compte au coin du feu de ma chambre, à la clarté d’une petite lampe, ma seule compagne de nuit. « Sans le malheur arrivé à Gaillac, j’aurais Mimi à côté de moi, et nous causerions, et je lui dirais, à elle, ce que je dis mal ici à ce confident muet. »
« Rien d’intéressant, que la venue d’un petit chien qui doit remplacer Lion au troupeau. Il est beau et fort caressant, je l’aime ; et je lui cherche un nom. Ce serait Polydore, en souvenir du chien de La Chênaie ; mais, pour un chien de berger, c’est un nom de luxe : mieux vaut Bataille, pour le combattant du troupeau. « L’air est doux ce matin, les oiseaux chantent comme au printemps, et un peu de soleil visite ma chambrette. Je l’aime ainsi et m’y plais comme aux plus beaux endroits du monde, toute solitaire qu’elle est. C’est que j’en fais ce que je veux, un salon, une église, une académie. J’y suis quand je veux avec Lamartine, Chateaubriand, Fénelon : une foule d’esprits m’entoure ; ensuite ce sont des saints, sainte Thérèse, saint Louis, patron de mon amie Louise, et une petite image de l’Annonciation où je contemple un doux mystère et les plus pures créatures de Dieu, l’ange et la Vierge. Voilà de quoi me plaire ici et murer ma porte à tout ce qui se voit ailleurs. »