Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie.
Les Misérables, par Victor Hugo (3e partie)
« Jean Valjean sortit de la ville, comme s’il s’échappait. Il se mit à marcher en toute hâte dans les champs, prenant les chemins et les sentiers qui se présentaient, sans s’apercevoir qu’il revenait à chaque instant sur ses pas. Il erra ainsi toute la matinée, n’ayant pas mangé, et n’ayant pas faim. Il était en proie à une foule de sensations nouvelles. Il se sentait une sorte de colère ; il ne savait contre qui. Il n’eût pu dire s’il était touché ou humilié. Il lui venait par moments un attendrissement étrange qu’il combattait et auquel il opposait l’endurcissement de ses vingt dernières années. Cet état le fatiguait. Il voyait avec inquiétude s’ébranler au dedans de lui l’espèce de calme affreux que l’injustice de son malheur lui avait donné. Il se demandait qu’est-ce qui remplacerait cela. Parfois il eût vraiment mieux aimé être en prison avec les gendarmes, et que les choses ne se fussent point passées ainsi ; cela l’eût moins agité. Bien que la saison fût assez avancée, il y avait encore çà et là dans les haies quelques fleurs tardives, dont l’odeur, qu’il traversait en marchant, lui rappelait des souvenirs d’enfance. Ces souvenirs lui étaient presque insupportables, tant il y avait longtemps qu’ils ne lui étaient apparus. « Des pensées inexprimables s’amoncelèrent ainsi en lui toute la journée. « Comme le soleil déclinait au couchant, allongeant sur le sol l’ombre du moindre caillou, Jean Valjean était assis derrière un buisson dans une grande plaine rousse absolument déserte. Il n’y avait à l’horizon que les Alpes. Pas même le clocher d’un village lointain. Jean Valjean pouvait être à trois lieues de D. « Un sentier qui coupait la plaine passait à quelques pas du buisson. « Au milieu de cette méditation qui n’eût pas peu contribué à rendre ses haillons effrayants pour quelqu’un qui l’eût rencontré, il entendit un bruit joyeux. « Il tourna la tête, et vit venir par le sentier un petit Savoyard d’une dizaine d’années qui chantait, sa vielle au flanc et sa boîte à marmotte sur le dos. « Un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon. « Tout en chantant, l’enfant interrompait de temps en temps sa marche et jouait aux osselets avec quelques pièces de monnaie qu’il avait dans sa main, toute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie, il y avait une pièce de quarante sous. « L’enfant s’arrêta à côté du buisson, sans voir Jean Valjean, et fit sauter sa poignée de sous, que jusque-là il avait reçue avec assez d’adresse tout entière sur le dos de sa main. « Cette fois la pièce de quarante sous lui échappa, et vint rouler vers la broussaille jusqu’à Jean Valjean. « Jean Valjean posa le pied dessus. « Cependant l’enfant avait suivi sa pièce du regard, et l’avait vu. « Il ne s’étonna point, et marcha droit à l’homme. « C’était un lieu absolument solitaire. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, il n’y avait personne dans la plaine ni dans le sentier. On n’entendait que les petits cris faibles d’une nuée d’oiseaux de passage qui traversaient le ciel à une hauteur immense. L’enfant tournait le dos au soleil, qui lui mettait des fils d’or dans les cheveux et qui empourprait d’une lueur sanglante la face sauvage de Jean Valjean. « — Monsieur, dit le petit Savoyard, avec cette confiance de l’enfance qui se compose d’ignorance et d’innocence, — ma pièce ? « — Comment t’appelles-tu ? dit Jean Valjean. « — Petit-Gervais, monsieur. « — Va-t’en, dit Jean Valjean. « — Monsieur, reprit l’enfant, rendez-moi ma pièce. « Jean Valjean baissa la tête et ne répondit pas. « L’enfant recommença : « — Ma pièce, monsieur ! « L’œil de Jean Valjean resta fixé à terre. « — Ma pièce ! cria l’enfant, ma pièce blanche ! mon argent ! « Il semblait que Jean Valjean n’entendît point. L’enfant le prit au collet de sa blouse et le secoua. Et en même temps il faisait effort pour déranger le gros soulier ferré posé sur son trésor. « — Je veux ma pièce ! ma pièce de quarante sous ! « L’enfant pleurait. La tête de Jean Valjean se releva. Il était toujours assis. Ses yeux étaient troubles. Il considéra l’enfant avec une sorte d’étonnement, puis il étendit la main vers son bâton et cria d’une voix terrible : — Qui est là ? « — Moi, monsieur, répondit l’enfant. Petit-Gervais ! moi ! moi ! rendez-moi mes quarante sous, s’il vous plaît ! ôtez votre pied, monsieur, s’il vous plaît ! Puis, irrité, quoique tout petit, et devenant presque menaçant : « — Ah çà, ôterez-vous votre pied ? Ôtez donc votre pied, voyons ! « — Ah ! c’est encore toi ? dit Jean Valjean, et, se dressant brusquement tout debout, le pied toujours sur la pièce d’argent, il ajouta : — Veux-tu bien te sauver ! « L’enfant effaré le regarda, puis commença à trembler de la tête aux pieds, et, après quelques secondes de stupeur, il se mit à fuir en courant de toutes ses forces sans oser tourner le cou ni jeter un cri. »Il faut avouer que l’évêque avait bien placé son trésor. Un mot de plus du pauvre enfant, et il était assommé sur place.
« L’enfant de cette femme était un des plus divins êtres qu’on pût voir. C’était une fille de deux à trois ans. Elle eût pu jouter avec les deux autres petites pour la coquetterie de l’ajustement ; elle avait un bavolet de linge fin, des rubans à sa brassière et de la valenciennes à son bonnet. Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme. Elle était admirablement rose et bien portante. La belle petite donnait envie de mordre dans les pommes de ses joues. On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon qu’ils devaient être très grands et qu’ils avaient des cils magnifiques. Elle dormait. « Elle dormait de ce sommeil d’absolue confiance propre à son âge. Les bras des mères sont faits de tendresse ; les enfants y dorment profondément. « Quant à la mère, l’aspect en était pauvre et triste. Elle avait la mise d’une ouvrière qui tend à redevenir paysanne. Elle était jeune. Était-elle belle ? peut-être ; mais avec cette mise il n’y paraissait pas. Ses cheveux, d’où s’échappait une mèche blonde, semblaient fort épais, mais disparaissaient sévèrement sous une coiffe de béguine, laide, serrée, étroite, et nouée au menton. « Le rire montre les belles dents quand on en a ; mais elle ne riait point. Ses yeux ne semblaient pas être secs depuis très longtemps. Elle était pâle ; elle avait l’air très lasse et un peu malade ; elle regardait sa fille endormie dans ses bras avec cet air particulier d’une mère qui a nourri son enfant. Un large mouchoir bleu comme ceux où se mouchent les invalides, plié en fichu, masquait lourdement sa taille. Elle avait les mains hâlées et toutes piquées de taches de rousseur, l’index durci et déchiqueté par l’aiguille, une mante brune de laine bourrue, une robe de toile et de gros souliers. C’était Fantine. « C’était Fantine, difficile à reconnaître. Pourtant, à l’examiner attentivement, elle avait toujours sa beauté. Un pli triste, qui ressemblait à un commencement d’ironie, ridait sa joue droite. Quant à sa toilette, cette aérienne toilette de mousseline et de rubans qui semblait faite avec de la gaieté, de la folie et de la musique, pleine de grelots et parfumée de lilas, elle s’était évanouie comme ces beaux givres éclatants qu’on prend pour des diamants au soleil ; ils fondent et laissent la branche toute noire. « Dix mois s’étaient écoulés depuis “la bonne farce”. « Que s’était-il passé pendant ces dix mois ? On le devine. « Après l’abandon, la gêne. Fantine avait tout de suite perdu de vue Favourite, Zéphine et Dahlia ; le lien brisé du côté des hommes s’était défait du côté des femmes ; on les eût bien étonnées, quinze jours après, si on leur eût dit qu’elles étaient amies ; cela n’avait plus de raison d’être. Fantine était restée seule. Le père de son enfant parti, — hélas ! ces ruptures-là sont irrévocables, — elle se trouva absolument isolée, avec l’habitude du travail de moins et le goût du plaisir de plus. Entraînée par sa liaison avec Tholomyès à dédaigner le petit métier qu’elle savait, elle avait négligé ses débouchés : ils s’étaient fermés. Nulle ressource. Fantine savait à peine lire et ne savait pas écrire ; on lui avait seulement appris dans son enfance à signer son nom ; elle avait fait écrire par un écrivain public une lettre à Tholomyès, puis une seconde, puis une troisième. Tholomyès n’avait pas répondu. De là misère, nécessité d’abandonner son enfant, retours de sa pensée vers son pays natal, où cependant elle n’avait d’autre famille que les noms du pays, les rues et les portes des maisons. « Elle emportait son enfant, sa fille, espérant la nourrir, l’élever de ses soins, de ses larmes. »L’aubergiste veut bien garder l’enfant de Fantine en sevrage à un prix modéré ; l’enfant se nomme Cosette. Fantine la laisse en pleurant, s’engage à payer sa pension, s’établit seule dans sa ville natale, et y cherche de l’ouvrage. Hélas ! en vain. — Voilà la première véritable misère du roman. Mais la peinture en est chargée de couleurs mélodramatiques fausses, parce que le mélodrame n’a rien de commun avec la nature. Au bout de quelques mois, on demande la pension de Cosette ; la mère coupe ses cheveux et les vend pour payer un terme, puis un autre terme. Elle n’a à vendre que ses deux dents de devant, elle les fait arracher et reste enlaidie pour rester mère, etc., etc. : tout cela entremêlé de misère mal motivée ou mal amenée. Le roman tourne à l’invraisemblance par l’atroce. L’imagination se défie de l’écrivain, elle se détourne de ces misères à procédé et à système, et par dégoût elle ne veut pas croire. La société, même actuelle, ne renvoie pas à l’arracheur de dents une jeune et jolie fille qui porte son enfant au seuil d’un hospice, et qui, en acceptant la honte pour elle, mendie auprès des lois pour l’innocente créature. Il faut l’accuser, oui, mais non la calomnier. Nul ne le sait mieux que moi, qui ai tant protesté, par mes écrits et mes discours, contre la suppression barbare des tours, cette institution admirable de délicatesse, qui sauve la honte, au moins la vie aux enfants. La publicité du dépôt est un attentat à la pudeur, le désespoir inscrit à perpétuité sur l’enfant, oui ; mais enfin le dépôt existe, la loi ne l’a pas encore osé supprimer.
« C’était un impitoyable honnête homme, dit M. Hugo ; il demandait aux hommes de la bonne volonté, aux femmes des mœurs pures, à tous de la probité. Il avait divisé les ateliers afin de séparer les sexes, et que les filles et les femmes pussent rester sages. Sur ce point il était inflexible. Il s’appelait maintenant le père Madeleine ; il employait tout le monde ; il n’exigeait qu’une chose : Soyez honnête homme ! soyez honnête fille ! »Véritable Grandisson du commerce et de l’industrie, il était irréprochable, monotone, pédant et rogue comme lui : le type des manufacturiers parvenus et vertueux. Dans un autre temps, Victor Hugo lui aurait fait reconquérir un haut rang dans la société par l’héroïsme : Valjean se serait évadé, aurait pris les armes, serait monté de grade en grade dans un régiment ou sur un vaisseau, aurait fait tant d’exploits qu’il serait devenu un grand général comme Garibaldi, un aventurier de liberté, un dictateur de peuple, renversant, pour son chef-d’œuvre, le siège d’une religion, et, pour se distraire, une demi-douzaine de trônes ! Mais, il faut ici le reconnaître M. Hugo va chercher pour son héros du bagne, en 1818, la considération publique où elle est, dans une addition bien faite, dans une fortune acquise sou par sou, en faisant, par charité, travailler une multitude d’ouvriers chastes et probes, à condition que la journée de chacun et de chacune lui rapporterait à lui-même un bon bénéfice ! Voilà la vertu du manufacturier J. Valjean, la vertu estimable et utile de 1818 !
Et fugit ad salices et se cupit ante
videri !
Lisez :
« Il faut bien que la société regarde ces choses, puisque c’est elle qui les fait ! « Jean Valjean était au bagne un ignorant, mais ce n’était pas un imbécile. La lumière naturelle était allumée en lui. Le malheur, qui a aussi sa clarté, augmenta le peu de jour qu’il y avait dans cet esprit. Sous le bâton, sous la chaîne, au cachot, à la fatigue, sous l’ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des forçats, il se replia en sa conscience et réfléchit. « Il se constitua tribunal. « Il commença par se juger lui-même. « Il reconnut qu’il n’était pas un innocent injustement puni. Il s’avoua qu’il avait commis une action extrême et blâmable ; qu’on ne lui eût peut-être pas refusé ce pain, s’il l’avait demandé ; que dans tous les cas il eût mieux valu l’attendre, soit de la pitié, soit du travail ; que ce n’est pas tout à fait une raison sans réplique de dire : Peut-on attendre quand on a faim ? Que d’abord il est très rare qu’on meure littéralement de faim ; ensuite que, malheureusement ou heureusement, l’homme est ainsi fait qu’il peut souffrir longtemps et beaucoup, moralement et physiquement, sans mourir ; qu’il fallait donc de la patience ; que cela eût mieux valu même pour ces pauvres petits enfants ; que c’était un acte de folie, à lui, malheureux homme chétif, de prendre violemment au collet la société tout entière et de se figurer qu’on sort de la misère par le vol ; que c’était, dans tous les cas, une mauvaise porte pour sortir de la misère que celle par où l’on entre dans l’infamie ; enfin qu’il avait eu tort. « Puis il se demanda : « S’il était le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire ; si d’abord ce n’était pas une chose grave qu’il eût, lui travailleur, manqué de travail, lui laborieux, manqué de pain ; si, ensuite, la faute commise et avouée, le châtiment n’avait pas été féroce et outré ; s’il n’y avait pas plus d’abus de la part de la loi dans la peine qu’il n’y avait eu d’abus de la part du coupable dans sa faute ; s’il n’y avait pas excès de poids dans un des plateaux de la balance, celui où est l’expiation ; si la surcharge de la peine n’était point l’effacement du délit, et n’arrivait pas à ce résultat de retourner la situation, de remplacer la faute du délinquant par la faute de la répression, de faire du coupable la victime et du débiteur le créancier, et de mettre définitivement le droit du côté de celui-là même qui l’avait violé ; si cette peine, compliquée des aggravations successives pour les tentatives d’évasion, ne finissait pas par être une sorte d’attentat du plus fort sur le plus faible, un crime de la société sur l’individu, un crime qui recommençait tous les jours, un crime qui durait dix-neuf ans. « Il se demanda si la société humaine pouvait avoir le droit de faire également subir à ses membres, dans un cas son imprévoyance déraisonnable, et dans l’autre cas sa prévoyance impitoyable ; et de saisir à jamais un pauvre homme entre un défaut et un excès, défaut de travail, excès de châtiment ; « S’il n’était pas exorbitant que la société traitât ainsi précisément ses membres les plus mal dotés dans la répartition des biens que fait le hasard, et par conséquent les plus dignes de ménagements. « Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna. « Il la condamna à sa haine. « Il la fit responsable du sort qu’il subissait, et se dit qu’il n’hésiterait peut être pas à lui en demander compte un jour. Il se déclara à lui-même qu’il n’y avait pas équilibre entre le dommage qu’il avait causé et le dommage qu’on lui causait ; il conclut enfin que son châtiment n’était pas, à la vérité, une injustice, mais qu’à coup sûr c’était une iniquité. « La colère peut être folle et absurde ; on peut être irrité à tort ; on n’est indigné que lorsqu’on a raison au fond par quelque côté. « Jean Valjean se sentait indigné. « Et puis, la société humaine ne lui avait fait que du mal ; jamais il n’avait vu d’elle que ce visage courroucé, qu’elle appelle sa Justice et qu’elle montre à ceux qu’elle frappe. Les hommes ne l’avaient touché que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait été un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mère, depuis sa sœur, jamais il n’avait rencontré une parole amie, un regard bienveillant. De souffrance en souffrance il arriva peu à peu à cette conviction que la vie était une guerre, que dans cette guerre il était le vaincu. Il n’avait d’autre arme que sa haine. Il résolut de l’aiguiser au bagne et de l’emporter en s’en allant. « Il y avait à Toulon une école pour la chiourme, tenue par les frères ignorantins, où l’on enseignait le plus nécessaire à ceux de ces malheureux qui avaient la bonne volonté. Il fut du nombre des hommes de bonne volonté. Il alla à l’école à quarante ans, et apprit à lire, à écrire, à compter. Il sentit que fortifier son intelligence, c’était fortifier sa haine. Dans de certains cas, l’instruction et la lumière peuvent servir de rallonge au mal. « Cela est triste à dire : après avoir jugé la société qui avait fait son malheur, il jugea la providence qui avait fait la société, et il la condamna aussi. « Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d’esclavage, cette âme monta et tomba en même temps. Il y entra de la lumière d’un côté et des ténèbres de l’autre.
« Jean Valjean n’était pas, on l’a vu, d’une nature mauvaise. Il était encore bon quand il arriva au bagne. Il y condamna la société et sentit qu’il devenait méchant ; il y condamna la providence et sentit qu’il devenait impie. « Ici il est difficile de ne pas méditer un instant. « La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en comble et tout à fait ? L’homme créé bon par Dieu peut-il être fait méchant par l’homme ? L’âme peut-elle être refaite tout d’une pièce par la destinée, et devenir mauvaise, la destinée étant mauvaise ? Le cœur peut-il devenir difforme et contracter des laideurs et des infirmités incurables sous la pression d’un malheur disproportionné, comme la colonne vertébrale sous une voûte trop basse ? N’y a-t-il pas dans toute âme humaine, n’y avait-il pas dans l’âme de Jean Valjean en particulier, une première étincelle, un élément divin, incorruptible dans ce monde, immortel dans l’autre, que le bien peut développer, attiser, allumer et faire rayonner splendidement, et que le mal ne peut jamais entièrement éteindre ? « Questions graves et obscures, à la dernière desquelles tout physiologiste eût probablement répondu non, et sans hésiter, s’il eût vu à Toulon, aux heures de repos qui étaient pour Jean Valjean des heures de rêverie, assis, les bras croisés, sur la barre de quelque cabestan, le bout de sa chaîne enfoncé dans sa poche pour l’empêcher de traîner, ce galérien morne, sérieux, silencieux et pensif, paria des lois qui regardait l’homme avec colère, damné de la civilisation qui regardait le ciel avec sévérité. « Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le physiologiste observateur eût vu là une misère irrémédiable ; il eût plaint peut-être ce malade du fait de la loi, mais il n’eût pas même essayé de traitement ; il eût détourné le regard des cavernes qu’il aurait entrevues dans cette âme ; et, comme Dante de la porte de l’enfer, il eût effacé de cette existence le mot que le doigt de Dieu a pourtant écrit sur le front de tout homme : Espérance ! « Cet état de son âme que nous avons tenté d’analyser était-il aussi parfaitement clair pour Jean Valjean que nous avons essayé de le rendre pour ceux qui nous lisent ? Jean Valjean voyait-il distinctement après leur formation, et avait-il vu distinctement à mesure qu’ils se formaient, tous les éléments dont se composait sa misère morale ? Cet homme rude et illettré s’était-il bien nettement rendu compte de la succession d’idées par laquelle il était, degré à degré, monté et descendu jusqu’aux lugubres aspects qui étaient depuis tant d’années déjà l’horizon intérieur de son esprit ? Avait-il bien conscience de tout ce qui s’était passé en lui et de tout ce qui s’y remuait ? C’est ce que nous n’oserions dire ; c’est même ce que nous ne croyons pas. Il y avait trop d’ignorance dans ce Jean Valjean pour que, même après tant de ce malheur, il n’y restât pas beaucoup de vague. Par moments il ne savait pas même bien au juste ce qu’il éprouvait. Jean Valjean était dans les ténèbres ; il souffrait dans les ténèbres ; il haïssait dans les ténèbres ; on eût pu dire qu’il naissait devant lui. Il vivait habituellement dans cette ombre, tâtonnant comme un aveugle et comme un rêveur. Seulement, par intervalles, il lui venait tout à coup, de lui-même et du dehors, une secousse de colère, un surcroît de souffrance, un pâle et rapide éclair qui illuminait toute son âme, et faisait brusquement apparaître partout autour de lui, en avant et en arrière, aux lueurs d’une lumière affreuse, les hideux précipices et les sombres perspectives de sa destinée. « L’éclair passé, la nuit retombait, et où était-il ? Il ne le savait plus. « Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine ce qui est impitoyable, c’est-à-dire ce qui est abrutissant, c’est de transformer peu à peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en bête fauve, quelquefois en bête féroce. Les tentatives d’évasion de Jean Valjean, successives et obstinées, suffiraient à prouver cet étrange travail fait par la loi sur l’âme humaine. Jean Valjean eût renouvelé ces tentatives, si parfaitement inutiles et folles, autant de fois que l’occasion s’en fût présentée, sans songer un instant au résultat, ni aux expériences déjà faites. Il s’échappait impétueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. L’instinct lui disait : Sauve-toi ! Le raisonnement lui eût dit : Reste ! Mais, devant une tentation si violente, le raisonnement avait disparu ; il n’y avait plus que l’instinct. La bête seule agissait. Quand il était repris, les nouvelles sévérités qu’on lui infligeait ne servaient qu’à l’effarer davantage.
« Un détail que nous ne devons pas omettre, c’est qu’il était d’une force physique dont n’approchait pas un des habitants du bagne. À la fatigue, pour filer un câble, pour tirer un cabestan, Jean Valjean valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois d’énormes poids sur son dos, et remplaçait dans l’occasion cet instrument qu’on appelle cric et qu’on appelait jadis orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l’avaient surnommé Jean-le-Cric. Une fois, comme on réparait le balcon de l’hôtel de ville de Toulon, une des admirables cariatides de Puget qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Valjean, qui se trouvait là, soutint de l’épaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d’arriver. « Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. Certains forçats, rêveurs perpétuels d’évasions, finissent par faire de la force et de l’adresse combinées une véritable science. C’est la science des muscles, toute une statique mystérieuse et quotidiennement pratiquée par les prisonniers, ces éternels envieux des mouches et des oiseaux. Gravir une verticale, et trouver des points d’appui là où l’on voit à peine une saillie, était un jeu pour Jean Valjean. Étant donné un angle de mur, avec la tension de son dos et de ses jarrets, avec ses coudes et ses talons emboîtés dans les aspérités de la pierre, il se hissait comme magiquement à un troisième étage. Quelquefois il montait ainsi jusqu’au toit du bagne. « Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque émotion extrême pour lui arracher, une ou deux fois l’an, ce lugubre rire du forçat qui est comme un écho du rire du démon. À le voir, il semblait occupé à regarder continuellement quelque chose de terrible.
« Il était absorbé, en effet. « À travers les perceptions maladives d’une nature incomplète et d’une intelligence accablée, il sentait confusément qu’une chose monstrueuse était sur lui. Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait, chaque fois qu’il tournait le cou et qu’il essayait d’élever son regard, il voyait avec une terreur mêlée de rage s’échafauder, s’étager et monter à perte de vue au-dessus de lui, avec ses escarpements horribles, une sorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’hommes et de faits, dont les contours lui échappaient, dont la masse l’épouvantait, et qui n’était autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons la civilisation. Il distinguait çà et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque détail vivement éclairé : ici l’argousin avec son bâton, ici le gendarme et son sabre, là-bas l’archevêque mitré, tout en haut, dans une sorte de soleil, l’empereur couronné et éblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et plus noire. Tout cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux que Dieu imprime à la civilisation, marchant sur lui et l’écrasant avec je ne sais quoi de paisible dans la cruauté et d’inexorable dans l’indifférence. Âmes tombées au fond de l’infortune possible, malheureux hommes perdus au plus bas de ces limbes où l’on ne regarde plus, les réprouvés de la loi sentent peser de tout son poids sur leur tête cette société humaine, si formidable pour qui est dehors, si effroyable pour qui est dessous. « Dans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle pouvait être la nature de sa rêverie ? « Si le grain de mil sous la meule avait des pensées, il penserait sans doute ce que pensait Jean Valjean. « Toutes ces choses, réalités pleines de spectres, fantasmagories pleines de réalités, avaient fini par lui créer une sorte d’état intérieur presque inexprimable.
« Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s’arrêtait. Il se mettait à penser. Sa raison, à la fois plus mûre et plus troublée qu’autrefois, se révoltait. Tout ce qui lui était arrivé lui paraissait absurde ; tout ce qui l’entourait lui paraissait impossible. Il se disait : C’est un rêve. Il regardait l’argousin debout à quelques pas de lui ; l’argousin lui semblait un fantôme ; tout à coup le fantôme lui donnait un coup de bâton. « La nature visible existait à peine pour lui. Il serait presque vrai de dire qu’il n’y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni de beaux jours d’été, ni de ciel rayonnant, ni de fraîches aubes d’avril. Je ne sais quel jour de soupirail éclairait habituellement son âme. « Pour résumer en terminant ce qui peut être résumé et traduit en résultats positifs dans tout ce que nous venons d’indiquer, nous nous bornerons à constater qu’en dix-neuf ans, Jean Valjean, l’inoffensif émondeur de Faverolles, le redoutable galérien de Toulon, était devenu capable, grâce à la manière dont le bagne l’avait façonné, de deux espèces de mauvaises actions : premièrement, d’une mauvaise action rapide, irréfléchie, pleine d’étourdissement, toute d’instinct, sorte de représailles pour le mal souffert ; deuxièmement, d’une mauvaise action grave, sérieuse, débattue en conscience et méditée avec les idées fausses que peut donner un pareil malheur. Ses préméditations passaient par les trois phases successives que les natures d’une certaine trempe peuvent seules parcourir, raisonnement, volonté, obstination. Il avait pour mobile l’indignation habituelle, l’amertume de l’âme, le profond sentiment des iniquités subies, la réaction, même contre les bons, les innocents et les justes, s’il y en a. Le point de départ comme le point d’arrivée de toutes ses pensées était la haine de la loi humaine ; cette haine qui, si elle n’est arrêtée dans son développement par quelque incident providentiel, devient, dans un temps donné, la haine de la société, puis la haine du genre humain, puis la haine de la création, et se traduit par un vague et incessant et brutal désir de nuire, n’importe à qui, à un être vivant quelconque. — Comme on voit, ce n’était pas sans raison que le passeport qualifiait Jean Valjean d’homme très dangereux. « D’année en année, cette âme s’était desséchée de plus en plus, lentement, mais fatalement. À cœur sec, œil sec. À sa sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans qu’il n’avait versé une larme. »
L’onde et l’ombre. « Un homme à la mer ! « Qu’importe ! le navire ne s’arrête pas. Le vent souffle, ce sombre navire-là a une route qu’il est forcé de continuer. Il passe. « L’homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l’entend pas ; le navire frissonnant sous l’ouragan et tout à la manœuvre, les matelots et les passagers ne voient même plus l’homme submergé ; sa misérable tête n’est qu’un point dans l’énormité des vagues. « Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s’en va ! Il la regarde, il la regarde frénétiquement. Elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l’heure, il était de l’équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un vivant. Maintenant, que s’est-il donc passé ? Il a glissé, il est tombé, c’est fini. « Il est dans l’eau monstrueuse. Il n’a plus sous les pieds que de la fuite et de l’écroulement. Les flots déchirés et déchiquetés par le vent l’environnent hideusement, les roulis de l’abîme l’emportent, tous les haillons de l’eau s’agitent autour de sa tête, une populace de vagues crache sur lui, de confuses ouvertures le dévorent à demi ; chaque fois qu’il enfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit ; d’affreuses végétations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent à elles ; il sent qu’il devient abîme, il fait partie de l’écume, les flots se le jettent de l’un à l’autre, il boit l’amertume, l’océan lâche s’acharne à le noyer, l’énormité joue avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit de la haine. « Il lutte pourtant. « Il essaye de se défendre, il essaye de se soutenir, il fait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée, il combat l’inépuisable. « Où donc est le navire ? Là-bas. À peine visible dans les pâles ténèbres de l’horizon. « Les rafales soufflent ; toutes les écumes l’accablent. Il lève les yeux et ne voit que les lividités des nuages. Il assiste, agonisant, à l’immense démence de la mer. Il est supplicié par cette folie. Il entend des bruits étrangers à l’homme qui semblent venir d’au-delà de la terre et d’on ne sait quel dehors effrayant. « Il y a des oiseaux dans les nuées, de même qu’il y a des anges au-dessus des détresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui ? Cela vole, chante et plane, et lui, il râle. « Il se sent enseveli à la fois par ces deux infinis, l’océan et le ciel ; l’un est une tombe, l’autre est un linceul. « La nuit descend, voilà des heures qu’il nage, ses forces sont à bout ; le navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s’est effacé ; il est seul dans le formidable gouffre crépusculaire, il enfonce, il se roidit, il se tord ; il sent au-dessous de lui les vagues monstres de l’invisible ; il appelle. « Il n’y a plus d’hommes. Où est Dieu ? « Il appelle. Quelqu’un ! quelqu’un ! Il appelle toujours. « Rien à l’horizon. Rien au ciel. « Il implore l’étendue, la vague, l’algue, l’écueil ; cela est sourd. Il supplie la tempête ; la tempête imperturbable n’obéit qu’à l’infini. « Autour de lui l’obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui l’horreur de la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d’appui. Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l’ombre illimitée. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et prennent du néant. Vents, nuées, tourbillons, souffles, étoiles inutiles ! Que faire ? Le désespéré s’abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule à jamais dans les profondeurs lugubres de l’engloutissement.
« Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! Ô mort morale ! « La mer, c’est l’inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c’est l’immense misère. « L’âme, à vau-l’eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. Qui la ressuscitera ? »(Une des plus belles pages de la langue que nous parlons !)
« C’était lui, en effet. La lampe du greffier éclairait son visage. Il tenait son chapeau à la main, il n’y avait aucun désordre dans ses vêtements, sa redingote était boutonnée avec soin. Il était très pâle, et il tremblait légèrement. Ses cheveux, gris encore au moment de son arrivée à Arras, était maintenant tout à fait blancs. Ils avaient blanchi depuis une heure qu’il était là. « Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. Il y eut dans l’auditoire un instant d’hésitation. La voix avait été si poignante, l’homme qui était là paraissait si calme, qu’au premier abord on ne comprit pas. On se demanda qui avait crié. On ne pouvait croire que ce fût cet homme qui eût jeté ce cri effrayant. « Cette indécision ne dura que quelques secondes. Avant même que le président et l’avocat général eussent pu dire un mot, avant que les gendarmes et les huissiers eussent pu faire un geste, l’homme que tous appelaient encore en ce moment M. Madeleine s’était avancé vers les témoins Cochepaille, Brevet et Chenildieu. « — Vous ne me reconnaissez pas ? dit-il. « Tous trois demeurèrent interdits et indiquèrent par un signe de tête qu’ils ne le connaissaient point. Cochepaille intimidé fit le salut militaire. M. Madeleine se tourna vers les jurés et vers la cour, et dit d’une voix douce : « — Messieurs les jurés, faites relâcher l’accusé. Monsieur le président, faites-moi arrêter. L’homme que vous cherchez, ce n’est pas lui, c’est moi. Je suis Jean Valjean. « Pas une bouche ne respirait. À la première commotion de l’étonnement avait succédé un silence de sépulcre. On sentait dans la salle cette espèce de terreur religieuse qui saisit la foule lorsque quelque chose de grand s’accomplit. « Cependant le visage du président s’était empreint de sympathie et de tristesse ; il avait échangé un signe rapide avec l’avocat général et quelques paroles à voix basse avec les conseillers assesseurs. Il s’adressa au public et demanda avec un accent qui fut compris de tous : « — Y a-t-il un médecin ici ? « L’avocat général prit la parole : « Messieurs les jurés, l’incident si étrange et si inattendu qui trouble l’audience ne nous inspire, ainsi qu’à vous, qu’un sentiment que nous n’avons pas besoin d’exprimer. Vous connaissez tous, au moins de réputation, l’honorable M. Madeleine, maire de M.-sur-M. S’il y a un médecin dans l’auditoire, nous nous joignons à M. le président pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et le reconduire à sa demeure. « M. Madeleine ne laissa point achever l’avocat général. Il l’interrompit d’un accent plein de mansuétude et d’autorité. Voici les paroles qu’il prononça ; les voici littéralement, telles qu’elles furent écrites immédiatement après l’audience par un des témoins de cette scène, telles qu’elles sont encore dans l’oreille de ceux qui les ont entendues, il y a près de quarante ans aujourd’hui : « — Je vous remercie, monsieur l’avocat général, mais je ne suis pas fou. Vous allez voir. Vous étiez sur le point de commettre une grande erreur ; lâchez cet homme ; j’accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamné. Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffit. Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. J’avais pourtant fait de mon mieux. Je me suis caché sous un nom ; je suis devenu riche, je suis devenu maire ; j’ai voulu rentrer parmi les honnêtes gens. Il paraît que cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas dire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on saura. J’ai volé monseigneur l’évêque, cela est vrai ; j’ai volé Petit-Gervais, cela est vrai. On a eu raison de vous dire que Jean Valjean était un malheureux très méchant : toute la faute n’est peut-être pas à lui. Écoutez, messieurs les juges, un homme aussi abaissé que moi n’a pas de remontrance à faire à la Providence ni de conseils à donner à la société ; mais, voyez-vous, l’infamie d’où j’avais essayé de sortir est une chose nuisible. Les galères font le galérien. Recueillez cela, si vous voulez. Avant le bagne, j’étais un pauvre paysan, très peu intelligent, un espèce d’idiot ; le bagne m’a changé. J’étais stupide, je suis devenu méchant ; j’étais bûche, je suis devenu tison. Plus tard l’indulgence et la bonté m’ont sauvé, comme la sévérité m’avait perdu. Mais, pardon, vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis là. Vous trouverez chez moi, dans les cendres de la cheminée, la pièce de quarante sous que j’ai volée il y a sept ans à Petit-Gervais. Je n’ai plus rien à ajouter. Prenez-moi. Mon Dieu ! monsieur l’avocat général remue la tête, vous dites : M. Madeleine est devenu fou ; vous ne me croyez pas ! Voilà qui est affligeant. N’allez point condamner cet homme, au moins ! Quoi ! ceux-ci ne me reconnaissent pas ! Je voudrais que Javert fût ici ; il me reconnaîtrait, lui ! « Rien ne pourrait rendre ce qu’il y avait de mélancolie bienveillante et sombre dans l’accent qui accompagnait ces paroles. « Il se tourna vers les trois forçats : « — Eh bien, je vous reconnais, moi ! Brevet ! vous rappelez-vous ?… « Il s’interrompit, hésita un moment, et dit : « — Te rappelles-tu ces bretelles en tricot à damier que tu avais au bagne ? « Brevet eut comme une secousse de surprise et le regarda de la tête aux pieds d’un air effrayé. Lui continua : « — Chenildieu, qui te surnommais toi-même Je-nie-Dieu, tu as toute l’épaule droite brûlée profondément, parce que tu t’es couché un jour l’épaule sur un réchaud plein de braise, pour effacer les trois lettres T. F. P., qu’on y voit toujours cependant. Réponds, est-ce vrai ? « — C’est vrai, dit Chenildieu. « Il s’adressa à Cochepaille : « — Cochepaille, tu as près de la saignée du bras gauche une date gravée en lettres bleues avec de la poudre brûlée. Cette date, c’est celle du débarquement de l’empereur à Cannes, 1er mars 1815. Relève ta manche. « Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour de lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe ; la date y était. « Le malheureux homme se tourna vers l’auditoire et vers les juges avec un sourire dont ceux qui l’ont vu sont encore navrés lorsqu’ils y songent. C’était le sourire du triomphe, c’était aussi le sourire du désespoir. « — Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean. « Il n’y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni accusateur, ni gendarmes ; il n’y avait que des yeux fixes et des cœurs émus. Personne ne se rappelait le rôle que chacun pouvait avoir à jouer ; l’avocat général oubliait qu’il était là pour requérir, le président qu’il était là pour présider, le défenseur qu’il était là pour défendre. Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorité n’intervint. Le propre des spectacles sublimes, c’est de prendre toutes les âmes et de faire de tous les témoins des spectateurs. Aucun peut-être ne se rendait compte de ce qu’il éprouvait ; aucun, sans doute, ne se disait qu’il voyait resplendir là une grande lumière ; tous intérieurement se sentaient éblouis. « Il était évident qu’on avait sous les yeux Jean Valjean. Cela rayonnait. L’apparition de cet homme avait suffi pour remplir de clarté cette aventure si obscure le moment d’auparavant. Sans qu’il fût besoin d’aucune explication désormais, toute cette foule, comme par une sorte de révélation électrique, comprit tout de suite et d’un seul coup d’œil cette simple et magnifique histoire d’un homme qui se livrait pour qu’un autre homme ne fût pas condamné à sa place. Les détails, les hésitations, les petites résistances possibles, se perdirent dans ce vaste fait lumineux. « Impression qui passa vite, mais qui dans l’instant fut irrésistible. « — Je ne veux pas déranger davantage l’audience, reprit Jean Valjean. Je m’en vais, puisqu’on ne m’arrête pas. J’ai plusieurs choses à faire. Monsieur l’avocat général sait qui je suis, il sait où je vais, il me fera arrêter quand il voudra. « Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s’éleva, pas un bras ne s’étendit pour l’empêcher. Tous s’écartèrent. Il avait en ce moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent et se rangent devant un homme. Il traversa la foule à pas lents. On n’a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se trouva ouverte lorsqu’il y parvint. Arrivé là, il se retourna et dit : « — Monsieur l’avocat général, je reste à votre disposition. « Puis il s’adressa à l’auditoire : « — Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me trouvez digne de pitié, n’est-ce pas ? Mon Dieu ! quand je pense à ce que j’ai été sur le point de faire, je me trouve digne d’envie. Cependant j’aurais mieux aimé que tout ceci n’arrivât pas. « Il sortit, et la porte se referma comme elle avait été ouverte, car ceux qui font de certaines choses souveraines sont toujours sûrs d’être servis par quelqu’un dans la foule. « Moins d’une heure après, le verdict du jury déchargeait de toute accusation le nommé Champmathieu ; et Champmathieu, mis en liberté immédiatement, s’en allait stupéfait, croyant tous les hommes fous et ne comprenant rien à cette vision. »Javert ressaisit Valjean au chevet du lit de Fantine ; elle meurt d’étonnement et d’effroi, on la jette à la fosse commune.
qu’il mourûtde Corneille, parce qu’il mérite d’être inscrit en lettres d’or sur les étendards de la patrie, Victor Hugo, qui croit avoir trouvé mieux dans la langue canaille du peuple, substitue à cette belle langue militaire un mot de faubourg, un mot plus abject, et plus qu’un mot de faubourg, un mot de latrines qui répond par une brutalité laconique, par une bestiale réplique, à une proposition généreuse faite en bons termes à ces braves mourants, et il en fait le plus beau mot (textuel) qu’un Français ait jamais dit, et il s’extasie sur le génie populaire de ce mot.
« Dire ce mot et mourir ensuite, s’écrie-t-il, quoi de plus beau ? »Mourir sans l’avoir dit, disons-nous à notre tour, mourir en montrant la dignité de la mort, et en se gardant bien de souiller la sublimité de son cœur par la turpitude de son expression.
« L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, ce n’est pas Napoléon en déroute, ce n’est pas Wellington pliant à quatre heures, désespéré à cinq, ce n’est pas Blücher, qui ne s’est point battu ; l’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne. « Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre. « Faire cette réponse à la catastrophe, dire cela au destin, donner cette base au lion futur, jeter cette réplique à la pluie de la nuit, au mur traître de Hougoumont, au chemin creux d’Ohain, au retard de Grouchy, à l’arrivée de Blücher, être l’ironie dans le sépulcre, faire en sorte de rester debout après qu’on sera tombé, noyer dans deux syllabes la coalition européenne, offrir aux rois ces latrines déjà connues des Césars, faire du dernier des mots le premier en y mêlant l’éclair de la France, clore insolemment Waterloo par le mardi gras, compléter Léonidas par Rabelais, résumer cette victoire dans une parole suprême impossible à prononcer, perdre le terrain et garder l’histoire, après ce carnage avoir pour soi les rieurs, c’est immense. « C’est l’insulte à la foudre. Cela atteint la grandeur eschylienne. « Le mot de Cambronne fait l’effet d’une fracture. C’est la fracture d’une poitrine par le dédain ; c’est le trop-plein de l’agonie qui fait explosion. Qui a vaincu ? est-ce Wellington ? Non. Sans Blücher il était perdu. Est-ce Blücher ? Non. Si Wellington n’eût pas commencé, Blücher n’aurait pu finir. Ce Cambronne, ce passant de la dernière heure, ce soldat ignoré, cet infiniment petit de la guerre, sent qu’il y a là un mensonge dans une catastrophe, redoublement poignant ; et, au moment où il en éclate de rage, on lui offre cette dérision, la vie ! Comment ne pas bondir ! Ils sont là, tous les rois de l’Europe, les généraux heureux, les Jupiters tonnants, ils ont cent mille soldats victorieux, et, derrière les cent mille, un million ; leurs canons, mèches allumées, sont béants ; ils ont sous leurs talons la garde impériale et la grande armée ; ils viennent d’écraser Napoléon, et il ne reste plus que Cambronne ; il n’y a plus pour protester que ce ver de terre. Il protestera. Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. Il lui vient de l’écume, et cette écume, c’est le mot. Devant cette victoire prodigieuse et médiocre, devant cette victoire sans victorieux, ce désespéré se redresse ; il en subit l’énormité, mais il en constate le néant ; et il fait plus que cracher sur elle ; et, sous l’accablement du nombre, de la force et de la matière, il trouve à l’âme une expression, l’excrément. Nous le répétons, dire cela, faire cela, trouver cela, c’est être le vainqueur. « L’esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute fatale. Cambronne trouve le mot de Waterloo comme Rouget de l’Isle trouve la Marseillaise, par visitation du souffle d’en haut. Un effluve de l’ouragan divin se détache et vient passer à travers les hommes, et ils tressaillent, et l’un chante le chant suprême, et l’autre pousse le cri terrible. Cette parole du dédain titanique, Cambronne ne la jette pas seulement à l’Europe au nom de l’empire, ce serait peu ; il la jette au passé au nom de la révolution. On l’entend, et l’on reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. Il semble que c’est Danton qui parle ou Kléber qui rugit. »