LXXXIIIe entretien.
Considérations sur un chef-d’œuvre, ou Le
danger du génie.
Les Misérables, par Victor Hugo (1re partie)
Je veux défendre la société, chose sacrée et nécessaire quoique
imparfaite, contre un ami, chose délicate, qui laisse emporter son génie aux fautes de
Platon dans le style de Platon,
et qui, en accusant la société, résumé de
l’homme, fait de l’homme imaginaire l’antagoniste et la victime de la société.
L’Homme contre la Société, voilà le vrai titre de cet ouvrage, ouvrage d’autant plus
funeste qu’en faisant de l’homme individu un être parfait, il fait de la société
humaine, composée pour l’homme et par l’homme, le résumé de toutes les iniquités
humaines ; livre qui ne peut inspirer qu’une passion, la passion de trouver en faute la
société, de la renouveler et de la renverser, pour la refondre sur le type des rêves
d’un écrivain de génie.
C’est ainsi que le disciple de Socrate, après la mort de Socrate, l’homme pratique, son
inspirateur ; c’est ainsi que Platon écrivit sa République idéale, pandémonium de toutes les chimères, capable de donner le vertige à toute
la démagogie d’Athènes, si Périclès n’était pas né pour rendre le bon sens aux
philosophes,
et la discipline volontaire au peuple qui vit de bon sens.
C’est ainsi que J.-J. Rousseau écrivit, mal éveillé, le Contrat
social, capable de donner le fanatisme de l’absurde à toute la bourgeoisie
lettrée de la France, jusqu’à ce que la rage de l’impossible, le delirium
tremens de la nation, s’emparât du peuple et lui fît commettre des crimes, des
meurtres et des suicides, qui remontent, comme l’effet à la cause, à de mauvais
raisonnements.
C’est ainsi qu’ont procédé tous les écrivains dits socialistes de nos
jours, avec de bonnes intentions et des têtes faibles, depuis Saint-Simon qui veut
réhabiliter la chair et la boue, jusqu’à Fourier qui veut passionner l’instinct brutal
et moraliser l’immoralité, pour que tout soit vertu et volupté sur la terre ; jusqu’à
cet homme sans nom qui veut anéantir le fait accompli, les droits antécédents et le
travail de cinq ou six mille ans dans le monde qui nous précède et nous engendre, et qui
déclare que la propriété c’est le vol, et qu’il faut recommencer sans elle ; jusqu’au
grand pontife des Mormons, qui recrée le harem
religieux pour le plaisir de quelques
prêtres de la population, et traîne
des troupeaux de femelles à la suite du mâle dans les steppes des États-Unis d’Amérique,
ce pays vacant et pratique de toutes les absurdités impraticables et bientôt punies, je
l’espère.
C’est ainsi enfin qu’un homme, de bien plus de talent vrai que tous ces faux monnayeurs
de ce qu’ils appellent l’idée, et de bien plus de style que tous ces
frappeurs de mensonges à l’effigie de la vérité ; c’est ainsi que Victor Hugo, jeté sur
son île solitaire, et à qui les latitudes de l’espace, la liberté de l’étendue, la
complaisance du vide, les ondulations de l’Océan, les orages, les bruits, les écumes,
les senteurs âpres des vagues ont porté à la tête, agrandi les horizons, creusé les
aperçus, donné souvent le sublime, quelquefois le vertige, attendri l’âme jusqu’à la
sensibilité maladive du mal universel, et fait du cœur d’un poète le grand muscle
sympathique universel de l’humanité souffrante ; c’est ainsi, disons-nous en fermant ce
livre, que notre ami a pleuré ses larmes de colère sur son Patmos de l’Océan, et que ce
saint Jean du peuple a cru écrire pour le peuple en écrivant en réalité contre
lui ! Car le peuple, c’est le sol même sur lequel toute société est
construite ; c’est l’élément dont toute société est faite, et, quand la société
s’écroule, c’est lui qu’elle écrase le premier et le dernier !
Relisons à tête reposée ce merveilleux livre, merveilleux d’utopie comme de saines
inspirations ; laissons en pâture aux échenilleurs de mots et de formes les impropriétés
de termes, les exagérations de phrases, les mauvais jeux d’esprit, les impuretés de
langue, les fautes lourdes et même les saletés de goût, flatterie indigne du génie élevé
d’un grand poète, cynisme de la démagogie, cette plèbe du langage, qui l’abaisse pour
qu’il soit à son niveau, et qui le souille pour l’approprier à ses vices. Il ne s’agit
pas de tout cela, qu’un trait d’encre sème sur la page et qu’un coup d’ongle efface,
comme dit le latin : il y a dans le livre plus de pages qu’il n’en faut pour pouvoir en
déchirer quelques-unes.
Relisons-le pour en contempler la puissance souvent colossale, pour en
admirer la verve plus bouillante encore que dans la jeunesse, dans cette nature qui a
déjà bouillonné soixante ans, tant il y a d’eau dans ce vase et de combustible dans ce
foyer.
Relisons-le pour y sympathiser avec une sensibilité pathétique qui n’existait pas au
même degré dans les années tendres de l’écrivain, et qui semble en vieillissant
participer davantage à cette mélancolie de l’espèce humaine, à cette tristesse des
choses mortelles, à ce
mentem mortalia
tangunt
, à ce sublime
lacrimæ
rerum
de Virgile, qui, lui aussi, avait vu des révolutions, des
proscriptions, des déceptions humaines.
Relisons-le pour nous complaire et nous attendrir sur ces amours de deux êtres
innocents, dans un jardin redevenu inculte, forêt vierge pour ce couple virginal de la
rue Plumet, site que Bernardin de Saint-Pierre est allé chercher à
l’île de France pour Virginie, Chateaubriand en Amérique pour Atala, et que Hugo a su
découvrir tout fait et peindre en grisaille sans couleurs dans un vil faubourg de Paris,
Éden
dépaysé dont il est le Milton, le Théocrite, le Bernardin de
Saint-Pierre et le Chateaubriand, avec plus de vérité, de larmes, de passions, de
couleur et de lumière dorée que ces grands modèles.
Relisons-le surtout pour y rechercher ses sophismes involontaires sur l’ordre et le
désordre social, pour lui faire comprendre comment ce qu’il imagine comme le remède
serait l’empirisme de notre pauvre condition humaine ; comment la vie, à quelque classe
que l’on appartienne, n’est pas et ne peut pas être un sourire éternel de l’âme entre la
faim, le travail et la mort ; épreuve, oui, jouissance, non ; et comment ceux qui, comme
nous, sont condamnés à vie à cet emprisonnement cellulaire sur ce globe pour en expier
un plus mauvais ou pour en mériter un meilleur, seraient révoltés jusqu’à la frénésie si
l’on parvenait à leur faire croire que, pour les uns, ce globe est un Éden, pour les
autres, un enfer, et que tout mal vient du distributeur du mal et du bien !
Une fois ce mensonge persuadé par les sophistes aux peuples, qu’y aurait-il à
conclure ?
le désespoir, et après le désespoir, la fureur, et après la
fureur, l’attaque et la défense à main armée ; et après la défense et l’attaque à main
armée, l’anéantissement de toute institution, et après l’anéantissement de tout ce qui
fut et de tout ce qui est, quoi ? le néant universel, l’anarchie du chaos !
C’est là qu’il faut éclairer, si on ne veut pas la maudire, la pensée évidemment tout
autre de l’écrivain. C’est là ce qui me saisit l’esprit en fermant son livre.
Je me dis à moi-même : J’écrirai !
Mais, avant d’écrire, je réfléchis : et voici ce que je réfléchis.
J’ai toujours aimé Victor Hugo, et je crois qu’il m’a toujours aimé lui-même, malgré
quelques sérieuses divergences de doctrines, de caractère, d’opinions fugitives, comme
tout ce qui est humain dans l’homme ; mais, par le côté divin de notre nature, nous nous
sommes aimés
quand même et nous nous aimerons jusqu’à la fin sincèrement,
sans jalousie, malgré l’absurde rivalité que les hommes à esprit court de notre temps se
sont plu à supposer entre nous.
Jalousie ridicule, puisque je ne fus jamais qu’un amateur désœuvré du beau, qui
esquisse et qui chante au hasard, sans savoir le dessin ou la musique, et que Hugo fut
un souverain artiste, qui força quelquefois la note ou le crayon, mais qui ne laissa
guère une de ses pensées ou une de ses inspirations sans en avoir fait un immortel
chef-d’œuvre : l’un ne demandant rien qu’au jour qui passe, comme un improvisateur sans
lendemain ; l’autre, prétendant fortement à gagner et à payer par le travail le salaire
que la postérité doit au génie laborieux, un renom qui ne périt pas.
Et, d’ailleurs, l’ignoble jalousie de métier n’était pas dans notre nature.
L’envie n’est autre chose que le sentiment de quelque qualité qu’un autre possède et
qui manque en nous. Ce vide fait souffrir, et de souffrir à haïr il n’y a pas loin. De
quoi aurais-je souffert, puisque je me sentais plein de tout ce que je désirais
contenir, en n’élevant
jamais mes prétentions plus haut que ma stature ? De
quoi Hugo pouvait-il souffrir, puisqu’il se sentait vaste comme la nature ? Il disait un
jour (on m’a rapporté son mot) :
« J’ai un avantage sur Lamartine : c’est que je le comprends tout entier, et qu’il ne
comprend pas la partie dramatique de mon talent. »
C’était juste et c’était vrai.
Je n’ai jamais compris les drames de son théâtre, et je m’en accuse. Je les ai
applaudis quelquefois aux premières représentations ; mais j’avoue que j’applaudissais
de confiance, et, quand j’entendais le public les applaudir avec enthousiasme, je
pensais que le public, seul juge en cette matière, avait raison, et que j’étais
apparemment sourd de cette oreille. Je le pense encore et je n’en parle jamais, même à
lui. Je ne nie pas mon incompétence pour un jugement ; je ne prends pas ma taille pour
mesure du génie dramatique ; je ne dis pas : « Ce qui est plus haut que
moi n’existe pas. »
Quoi qu’il en soit, c’est l’âge qui fait les idées, c’est la jeunesse qui fait les
amitiés. J’aime Hugo, parce que je l’ai connu et aimé dans l’âge où le cœur se forme et
grandit encore dans la poitrine ; dans l’âge où les racines de notre vie, pleines encore
de sève et de souplesse, s’attachent par leurs filaments les plus tendres à ce qui
pousse, végète ou se rencontre seulement dans le même sol, et où, si ces racines
viennent à se tordre, à se replier et à se nouer autour d’un caillou ou d’un bloc de
granit, elles l’enserrent dans leurs nœuds, l’emportent en grandissant et le font pour
ainsi dire végéter et vivre avec elles de leur propre substance, comme si l’arbre et la
pierre n’étaient qu’une seule vie !
Je me souviens comme d’hier du jour ou le beau duc de Rohan, alors mousquetaire, depuis
cardinal, me dit, en venant me prendre dans ma caserne du quai
d’Orsay :
« Venez avec moi voir un phénomène qui promet un grand homme à la France. Chateaubriand
l’a déjà surnommé enfant sublime. Vous serez fier aussi un jour d’avoir vu le chêne dans
le gland. »
Nous partîmes. J’entrai sur les pas du duc de Rohan dans une maison obscure de la rue
du Pot-de-Fer, au fond d’une cour, au rez-de-chaussée ; un bourdonnement d’enfants qui
répètent leurs leçons sortait des fenêtres basses, comme un bourdonnement de ruches qui
font le miel au printemps. Un rayon oblique de soleil pénétrait dans la ruche ; une
mère, grave, triste, affairée, y faisait réciter des devoirs à des
enfants de différents âges : c’étaient ses fils.
Elle nous ouvrit une salle basse, un peu isolée, au fond de laquelle un adolescent
studieux,
d’une belle tête lourde et sérieuse, écrivait ou lisait, loin du
gai tumulte de la maison : c’était Victor Hugo, celui dont la plume aujourd’hui fait le
charme ou l’effroi du monde.
Il avait déjà écrit cette élégie qui seyait si bien à un enfant-roi sur la mort d’un
roi-enfant, Louis XVII, cette victime innocente de la brutale démagogie d’un savetier,
bourreau volontaire. L’enfant-roi, sortant du sépulcre où on l’a jeté à la fosse
commune, secoue son linceul et, rappelant ses souvenirs confus, s’écrie en revoyant la
terre :
De telles inspirations étaient évidemment les pressentiments d’un grand poète. Tout ce
qui avait une âme sous un cœur quelconque en était ému.
On peut changer de devoirs dans la vie, selon le temps, qui commande rudement aux
vivants d’autres destinées qui sont des devoirs aussi, mais il ne faut pas
répudier notre destinée initiale.
Les événements ont des vicissitudes, le cœur n’en a pas. Nous avons été contristés en
lisant dans les Misérables un chapitre intitulé : Ce
qu’on faisait en 1817. La Restauration fut notre mère ; est-ce à nous de lui
arracher son manteau après sa mort et de montrer sa nudité à ses ennemis pour leur
donner la mauvaise joie de ses ridicules et de ses fous rires ?
Non, la bienséance, même quand elle est triste, n’est pas seulement une convenance,
elle est une vertu ! C’est la fidélité des catastrophes ; n’y manquons pas, le ridicule
est le père des régicides.
Ce n’est pas à l’enfant sublime de Chateaubriand de donner le signal du rire aux hommes
qui rient du malheur et de l’infirmité du vieillard.
Effacez ce chapitre : la verve moqueuse ne donne de l’esprit qu’aux méchants ; le génie
est bon, car il est divin.
Et puis une autre raison encore me fait aimer
et respecter Victor Hugo :
nous avons presque commencé ensemble cette longue traversée de la vie, où le hasard, qui
est Dieu aussi, fait embarquer à la même date, sur la même nef, dans les mêmes
circonstances et sur la même mer, ces passagers plus ou moins mémorables qu’on appelle
des contemporains.
Nous avons navigué quarante ans ensemble à travers calme et tempêtes, orages et
bonaces, vents contraires, variables, alizés, pour atteindre ce même bord de ce même
autre monde que nous sommes près d’atteindre tous les deux.
Nous avons fait tous deux d’illustres naufrages : l’un, échoué sur un bel écueil, au
milieu du libre Océan ; l’autre, sur la vase d’une ingrate patrie, la quille à sec, les
voiles en lambeaux, les mâts brisés, le gouvernail aux mains du hasard ; l’un, plein
d’espérances et de nobles illusions, ces mirages de la seconde jeunesse des hommes
forts ; l’autre, décougégé, trouvant les hommes toujours les mêmes dans tous les
siècles, et n’attendant d’eux dans l’avenir que l’éternelle vicissitude de leur nature,
qui naît, qui se remue,
qui se répète et qui meurt, pour se répéter encore
jusqu’à satiété !
Lisez et comprenez l’histoire.
Je n’ai pas renoncé à l’espérance pour le genre humain ; mais, comme un avare plusieurs
fois volé, je l’ai placée, comme mon trésor, dans un autre monde où les hommes ne seront
plus des hommes, mais des êtres de lumière et de justice, sans inconstance, sans
ignorance, sans passions, sans faiblesses, sans infirmités, sans misères, sans mort,
c’est-à-dire le contraire de ce qu’ils sont ici-bas : le monde des utopistes, le paradis
des belles imaginations, la société d’Hugo et de ses pareils !
Quand on a navigué ainsi ensemble un certain nombre d’années, on arrive à s’aimer par
similitude de destinées, par sympathie de spectacles et de misères, par conformité de
lieux, de temps, de cohabitation morale dans
un même navire, voguant vers
un rivage inconnu.
Être contemporains, c’est presque être amis, si l’on est bons ; la terre est un foyer
de famille, la vie en commun est une parenté. On peut différer d’idées, de goûts, de
convictions même, pendant qu’on flotte, mais on ne peut s’empêcher de sentir une secrète
tendresse pour ce qui flotte avec vous.
Voilà mes sentiments pour Hugo ; je crois que les siens sont identiques pour moi. Nous
sommes divers, je ne dis pas égaux, mais nous nous aimons.
Voici un souvenir qui me revient, et qui dit bien ce que nous sommes l’un à l’égard de
l’autre.
Le lendemain de la répudiation du drapeau rouge, le dimanche qui suivit la révolution
du 24 février 1848, le peuple bouillonnait encore sur la place de Grève, ce mont Aventin des insensés,
où se proclamait la loi agraire de
Paris.
Nous avions résolu, après la victoire symbolique du drapeau tricolore, de fixer la
Révolution, qui reculait déjà dans le possible, en la passant en revue tout entière au
milieu de la place de la Bastille, et de la rallier avec tous les citoyens et toute la
garde nationale, cette raison et cette force irrésistibles, à la vraie France, en la
montrant vaste, enthousiaste, unanime, aux démagogues et aux songe-creux de
l’utopie.
Pendant que les derniers lambeaux de drapeaux rouges se détachaient des boutonnières et
descendaient un à un des balcons et des fenêtres des maisons en face de l’Hôtel de
Ville, d’épaisses colonnes, débouchant du quai, fendaient les flots de la multitude, se
dirigeaient vers les portes comme un second débordement, et montaient à l’assaut des
escaliers et des salles, apportant pour ultimatum l’organisation du
travail, ce rêve-cauchemar d’un autre dormeur éveillé.
« Ouvrez-leur les portes toutes larges, et laissez-les entrer, eux et leurs songes »,
criai-je du haut du balcon.
Ils inondèrent le palais.
Leur physionomie était honnête, mais tendue comme par une résolution sourde et décidée
à ne rien modifier, par inintelligence de ses programmes.
J’allai au-devant d’eux dans une vaste enceinte, et, me plaçant devant une grande table
qui rompait la colonne et qui m’empêchait d’en être submergé, j’attendis que la
plénitude du lieu rendît la foule immobile, et, m’adressant aux premiers rangs, composés
des chefs, au milieu desquels rayonnaient quelques belles figures d’artisans plus
éclairées que les autres des rayons du bon sens qui transperce l’ignorance et la force
brutale des masses :
« — Que demandez-vous de nous ? » leur dis-je.
« — Nous voulons, me répondirent-ils, l’organisation du travail ou rien ! » Et la salle
entière retentit des vociférations approbatives de la résolution des chefs.
« — Pouvez-vous me dire ce que c’est que l’organisation du travail ? » leur
répliquai-je.
Ils se regardèrent et se turent.
« — Mais, c’est le travail organisé de manière
que la concurrence soit
détruite et n’avilisse pas nos produits et nos salaires.
« — Bien, dis-je ; mais, si la concurrence est détruite, que devient le droit le plus
précieux du travailleur, la liberté du travail ? »
Ils s’embarrassèrent davantage, et firent un chaos de réponses confuses et
contradictoires tellement absurdes et révoltantes que des foules d’objections et de
murmures s’élevèrent de leurs propres rangs contre les solutions bizarres de ces
métaphysiciens sur parole. Ce ne fut plus une discussion, ce fut un pandémonium d’absurdités.
Je demandai le silence.
« — Écoutez-moi bien », leur dis-je alors en prenant résolument la parole ; et bien
m’en prit d’avoir profondément étudié trente ans l’économie politique pour leur
classifier à eux-mêmes leurs tendances, et leur démontrer, dans une longue et cordiale
improvisation, que ce qu’ils demandaient, c’était tout simplement la tyrannie la plus
meurtrière des classes laborieuses, le monopole le plus insolent qui ait jamais abâtardi
l’espèce humaine en masse, pour créer, par ce monopole, le privilège des
classes renversées, de l’aristocratie de la main-d’œuvre contre la démocratie des
producteurs et des consommateurs ;
« — Écoutez-moi bien, leur dis-je, je vais vous faire ma profession de foi d’ignorance.
Je ne me crois ni plus ni moins d’intelligence que la généralité des hommes de mon
siècle, et, à mon tour, je vous déclare que j’ai appliqué, pendant la moitié de ma vie,
toute l’intelligence telle quelle dont Dieu m’a plus ou moins doué à comprendre ce que
vos apôtres et vos faux prophètes vous promettent dans ce que vous appelez
l’organisation du travail, et que, malgré toute mon application et tous mes efforts, il
m’a été impossible d’y rien comprendre. Ce serait donc à moi à vous demander de me
déchiffrer cette énigme, et de me révéler ce que vous croyez comprendre. Je vous donne
encore une fois la parole. Voyons, essayez ; j’écoute, puissé-je ratifier ce que vous
aurez éclairci ! »
Ils se turent, en commençant à donner quelques signes d’étonnement et de doute sur
leurs figures.
« — Eh bien, leur dis-je, je vais vous définir
à mon tour le seul
socialisme vrai qui vous travaille et qui vous pousse à votre insu ici, pour exiger ce
que vous ne savez pas définir, et dont vous croyez que nous avons le secret et la
formule.
« Selon moi, le voici. »
Alors, usant largement de l’attention passionnée qu’ils accordaient à ma personne et à
mes paroles, je leur démontrai, avec une énergique sincérité, que personne n’avait le
secret de l’organisation du travail, ni d’une organisation de fond en comble, d’une
organisation parfaite de la société, dite socialisme, où il n’y aurait plus ni
inégalité, ni injustice, ni luxe, ni misère ; qu’une telle société ne serait plus la
terre, mais le paradis ; que tout le monde s’y reposerait dans un repos si parfait et si
doux que le mouvement même y cesserait à l’instant, car personne n’aurait le désir de
respirer seulement un peu plus d’air que son voisin ; que ce
ne serait plus
la vie, mais la mort ; que l’égalité des biens était un rêve tellement absurde dans
notre condition humaine que, lors même qu’on viendrait à partager à parts égales le
matin, il faudrait recommencer le partage le soir, car les conditions auraient changé
dans la journée par la vertu ou le vice, la maladie ou la santé, le nombre des
vieillards ou des enfants survenus dans la famille, le talent ou l’ignorance, la
diligence ou la paresse de chaque partageur dans la communauté, à moins qu’on n’adoptât
l’égalité des salaires pour tous les salariés, laborieux ou paresseux, méritant ou ne
méritant pas leur pain ; que le repos et la débauche vivraient aux dépens du travail et
de la vertu, formule révoltante, quoique évangélique, de M. Louis Blanc, dont la seule
énonciation faisait rire leur bon sens ; à moins cependant, ajoutai-je encore, que le
travail libre ne devînt travail forcé pour toute la société, que des répartiteurs du
salaire, le fouet ou le glaive à la main, ne fussent chargés de faire travailler tout le
monde, et que la société des blancs ne fut réduite à une horde d’esclaves, chassés
chaque matin de leurs cases
communes au travail uniforme, par des
conducteurs de nègres blancs !
« Quel perfectionnement social ! » m’écriai-je au milieu du rire de l’auditoire », et
combien la société de tels socialistes ferait envier aux hommes le sort de la brute
ruminante, qui va du moins paître en liberté et en paix l’herbe qu’elle ne mesure qu’à
sa faim ! Non, ce n’est pas l’organisation forcée du travail que vous pouvez
demander. »
« — Non ! non ! non ! » s’écrièrent-ils.
« — Eh bien ! il n’y en a pas d’autre ; je vous défie tous d’en trouver une autre :
donc il n’y a pas d’organisation du travail, de distribution des richesses forcée, autre
que la distribution par la liberté, par la concurrence, par l’économie des travailleurs,
et par les besoins des consommations libres, des capitalistes, etc.
« Savez-vous, encore une fois, ce que vous voulez ? Vous voulez que le capital, qui
appartient à tous, et qui n’est que le réservoir du nécessaire et du superflu de tout le
monde, soit libre comme le travail, car, s’il n’est pas libre, il se cachera, il ne se
montrera plus, il ne consommera plus, et par là même il fera mourir
de faim
le travailleur, en cessant de se répandre en salaires, et de s’accumuler en économies
nouvelles, qui forment à leur tour des capitaux, et qui, en se dépensant, reforment des
salaires, de manière que tout le monde jouisse et travaille à la fois pour jouir à son
tour. »
« — Oui ! oui ! c’est cela ! » murmura de toutes parts le bon sens de la foule, qui
commençait à revenir à l’évidence.
« Mais vous ne voulez pas », continuai-je, « et vous avez raison de ne pas vouloir
qu’il y ait des misères incurables et imméritées, comme la société mal inspirée en est
pleine. Vous ne voulez pas que le père et la mère malades, chargés de trop d’enfants en
bas âge, et retenus par la maladie dans leur grenier, voient périr sans soins, sans
lait, sans pain, sans feu, sans asile, les fruits de leur union abandonnés au hasard.
Vous ne voulez pas, etc. »
Je leur énumérai ici les misères innombrables et imméritées auxquelles la famille du
prolétaire est sujette par le chômage, le veuvage, la caducité, l’abandon, le dénuement
des orphelins, et tous les cas où la providence tutélaire
d’une société
bien inspirée doit s’étendre par l’œil et par la main d’un gouvernement sérieusement
populaire, où elle doit intervenir afin de soulager et de rectifier des misères
imméritées par des secours actifs et par la charité sociale.
Ils parurent satisfaits et reconnaissants de cette énumération, de ces bonnes volontés
des gouvernants en faveur des misérables, et crièrent de toutes parts : « — Oui ! oui !
c’est ce que nous voulons ! »
« — Eh bien ! ajoutai-je en concluant, vous reconnaissez donc qu’il n’y a qu’un seul
socialisme pratique : c’est la fraternité volontaire et active de tous envers chacun,
c’est une religion de la misère, c’est le cœur obligatoire du pays rédigé en lois
d’assistance. Eh bien, c’est ce que l’intelligence de la nation vous donnera quand
toutes les classes, tous les capitaux, tous les salaires, tous les droits, tous les
devoirs, représentés dans la législation par le suffrage proportionné de tous, auront
choisi le suffrage universel à plusieurs degrés pour l’harmonie sociale ; mais c’est ce
qu’aucun homme sensé et consciencieux ne consentira
jamais à vous donner
dans ce que vous appelez l’organisation du travail ou socialisme radical, qu’on vous a
amenés à vociférer ici sans en comprendre l’exécrable non-sens ! »
Tous applaudirent, et tous se déclarèrent éclairés et satisfaits, évacuèrent les
escaliers et remplirent la place de Grève de cris de : Vive
Lamartine ! Ce ne fut pas là un triomphe de trois jours contre la démagogie du
drapeau rouge, ce fut le triomphe du sens commun contre une idée fausse.
Nous nous mîmes en marche à travers une foule innombrable vers la place de la
Bastille ; deux millions d’hommes de Paris et des villes et villages nous y attendaient,
les uns sous les armes, les autres désarmés. Nous venions sceller avec eux, fixer et
borner la révolution encore débordante, et leur rendre compte de leur propre vertu. Le
sage et courageux Dupont (de l’Eure), notre président, qui m’avait
donné en
secret, par écrit, sa survivance pendant les tempêtes du premier et du second jour,
parla en notre nom à tous. On applaudit ses cheveux blanchis dans la vertu civique.
Le défilé commença ; il devait durer plus d’un jour.
D’autres devoirs, également urgents, m’appelaient à l’hôtel des Affaires-Étrangères,
envahi, depuis le 24 février, par des hommes inconnus et armés, qu’il fallait refouler
et convertir en gardes volontaires, pour préserver les archives diplomatiques de
l’État.
Je m’enveloppai de mon manteau, et je me glissai inaperçu et inconnu entre deux files
de grenadiers avec lesquels je marchai un moment. Puis, obliquant à gauche d’un
mouvement insensible, je me lançai dans la mer d’hommes de toutes conditions qui
couvrait la place de la Bastille, à l’embouchure de la rue Saint-Antoine. Je parvins à
peu près au milieu
sans avoir le malheur d’être reconnu, et j’allais entrer
dans les rues à droite pour m’évader par les rues vides parallèles aux boulevards,
lorsqu’un froissement de la foule fît glisser mon manteau de mes épaules ; je me
baissais pour le ramasser dans la boue, quand je fus reconnu par un artiste alors très
célèbre, Cellarius, le musicien de la danse, suivi de quelques-uns de ses élèves et de
ses amis.
« C’est Lamartine ! » s’écria-t-il à demi-voix.
Mais il fut entendu par les spectateurs les plus rapprochés, qui, ne respectant pas mon
incognito nécessaire, crièrent à l’instant : Vive Lamartine ! et, se
pressant en tumulte autour de moi et du groupe formé à l’instant par Cellarius et ses
amis pour me protéger contre l’enthousiasme populaire, firent retourner peu à peu de la
place encombrée la foule du côté opposé à la grande revue, et la précipitèrent sur mes
pas avec une pression et des clameurs d’amour que m’avaient values en ce moment ma
résistance toute fraîche aux sommations armées et réitérées que m’avait adressées la
démagogie à l’Hôtel-de-Ville.
Je sentis que j’étais étouffé de tendresse et de délire si je ne parvenais
pas à me glisser dans quelque rue étroite, dont l’embouchure, resserrée par les maisons
et presque invisible, rompît la masse de mes poursuivants et me permît de leur échapper
en diminuant forcément leur nombre.
« — Y a-t-il près d’ici une telle rue ? » demandai-je à voix basse à Cellarius.
« — Oui, me dit-il, nous y touchons.
« — Eh bien ! hâtons-nous, lui dis-je, de nous y jeter, et que quelques-uns de vos amis
en disputent un moment l’entrée à la foule : pendant ce temps-là, nous gagnerons plus
facilement l’issue la plus voisine de la place Royale, et, une fois arrivés là, protégés
par la galerie étroite et longue, j’atteindrai le numéro 6, au fond de la voûte
qu’habite Hugo, et j’irai lui demander asile contre cet assaut de l’enthousiasme. La
porte, il m’en souvient, est ferrée, épaisse et forte comme la porte d’une citadelle :
nous la refermerons sur moi, et le peuple, resté dehors, respectera la maison du grand
poète. »
La manœuvre que j’avais indiquée à Cellarius réussit, et nous nous
trouvâmes un moment isolés dans la petite rue de secours conduisant à la place Royale ;
mais bientôt les fenêtres et les portes s’ouvrirent au bruit du tumulte qui s’élevait à
mon nom devant et derrière moi, et la foule, quoique rétrécie par l’obstacle, déboucha
avec nous sur la place, aux mêmes cris d’amour et de délire répétés de proche en proche
par ceux qui avaient débouché des petites rues latérales.
Je craignais que cette émotion, toute de reconnaissance et de bonne intention au début,
ne gagnât de rue en rue la ville, n’accumulât une armée entière sur nos pas et ne
rallumât dans la multitude l’apparence des séditions que nous nous félicitions d’avoir
apaisées.
Les arcades étroites de gauche, sous lesquelles nous nous étions engouffrés, avaient
encore diminué et tronçonné la foule ; nous y marchions en groupe, à pas
précipités, pour atteindre avant elle le numéro 6. Déjà les premiers arrivés, qui me
précédaient, y frappaient à grands coups pour que la porte s’ouvrît à ma fuite ; mais le
concierge, entendant ce tumulte et ces clameurs sans en connaître la cause, et craignant
un assaut de la maison de son maître, refusait d’ouvrir :
« — Ouvrez avec confiance, lui criai-je à demi-voix, ne craignez rien, c’est un ami
d’Hugo, c’est moi, c’est Lamartine ! »
Il entrouvrit enfin, juste assez pour me laisser entrer avec deux ou trois personnes,
puis referma, aidé de nos épaules contre la pression croissante de la foule à laquelle
nous venions d’échapper. Mais le nombre, les cris, les coups contre le bois et le fer
des battants descellés des gonds, faisaient craindre un assaut qui ébranlerait les
murailles.
« — N’y a-t-il point, dis-je au concierge, un moyen de sortir d’ici par quelque cour de
service ouvrant sur une ruelle de derrière, et qui me permettrait d’atteindre inaperçu
un quartier solitaire et vide ? Quand je serai sorti,
vous ouvrirez sans
danger au peuple, et le peuple, ne me voyant plus, se retirera paisiblement sans aucune
violence de curiosité.
« — Venez », me dit le concierge.
Et il me conduisit dans une petite cour d’écurie. Un tas de pierres, me servant
d’échelle, me permit d’enjamber un mur de clôture, d’où je tombai dans une ruelle aussi
silencieuse et aussi déserte qu’un cloître de chartreux pendant que les religieux sont
au service.
Je la suivis quelque temps comme un oisif qui se promène, et je priai un obligeant
inconnu, qui avait franchi avec moi la muraille, d’aller me chercher un cabriolet à la
place la plus voisine où il pourrait en rencontrer un.
Pendant qu’il accomplissait ma commission, j’entrai dans une boutique de fruitier
obscure et presque souterraine ; il n’y avait là que deux vieilles femmes parfaitement
tranquilles, accoudées
sur leur escabeau, autour d’une petite table, et qui
mangeaient leur morceau de pain et de fromage, en s’entretenant de la révolution que
tout le quartier était allé acclamer sur la place de la Bastille.
« — Voulez-vous me permettre, leur dis-je, de me reposer un moment ici pendant qu’on me
cherche une voiture, et de me rafraîchir, en payant, avec un peu de pain, de gruyère et
un demi-doigt de vin ?
« — Volontiers », me répondirent-elles sans soupçon.
Et, pendant que je retrempais mes forces à leur table, tout en les écoutant causer
comme Périclès écoutait la marchande d’herbes d’Athènes, le cabriolet longtemps cherché
se fit enfin entendre.
Je payai mon écot, je remerciai les deux bonnes femmes, et je montai à côté du
cocher.
« — Conduisez-moi, lui dis-je, de manière à éviter la rencontre des foules ou des
colonnes de garde nationale qui sillonnent les grandes rues de Paris en ce moment. Je
suis pressé ; vous me déposerez à la hauteur de la rue des
Capucines ; il
faut que je me rende au ministère des affaires étrangères.
« — Oui, mon bourgeois », me dit-il ; et il enfila des rues parallèles aux boulevards
et à la rivière, dont j’ignorais même le nom.
Il tenait à la main une baguette de bois, cassée à l’extrémité, et dont il caressait,
sans corde ni mèche, la croupe de son cheval harassé.
« — Vous voyez bien ce fouet ? me dit-il tout en causant, eh bien ! je l’ai cassé, le
23 au soir, en conduisant dans la brume M. Guizot qui s’évadait du ministère des
affaires étrangères, où je vous mène maintenant ; je ne vous demande pas de me le dire,
mais, qui sait ? vous êtes peut-être Lamartine, aujourd’hui ? Ainsi va le monde : les
plus beaux jours ont toujours un lendemain, et les choses roulent comme ma roue, tantôt
dans l’ornière, tantôt sur le trottoir. Eh ! allez donc », ajouta-t-il en parlant à son
cheval, et en faisant le geste de faire claquer son fouet, qui ne claquait plus.
Voilà comment, poussé par la foule enthousiaste à la porte et dans l’escalier d’un pair
de France destitué l’avant-veille par un décret de ma propre main, j’allais en aveugle
chercher
sous ses auspices un refuge contre l’enthousiasme populaire, et
j’y échappais à l’ombre de son nom et de son mur !
N’était-ce pas un aruspice ? un symbole ? un augure ? et ne pouvait-on pas y voir le
génie égaré d’une révolution qui allait à son insu en chercher une autre ?
Sibi lampada tradunt !
Moquez-vous des
poètes, hommes de prose, mais craignez-les : ils ont le mot des destinées, et, sans le
savoir, ils le prononcent !
Hugo, certes, était bien loin de songer alors à reprendre en sous-œuvre une révolution
sociale, pendant que nous étions occupés, au risque de notre popularité, de notre
fortune et de notre vie, à en restreindre et à en régulariser une autre.
Il publia, quelques semaines après, une profession de foi conservatrice, où le courage
parlait la langue de la raison au peuple. Ses fils
travaillaient dans mon
cabinet, aux Affaires étrangères ; j’étais fier du nom, et, en lisant dans les journaux
ce programme de la république de propriété, d’ordre et de vraie liberté signé Hugo, je
me félicitais qu’un si puissant esprit s’engageât dans l’armée où je servais moi-même la
cause des améliorations populaires possibles, contre les démagogues de la rue, ces
rêveurs de sang et de guerre, et contre les utopistes, ces démagogues de l’idée. Une
telle éloquence était une grande force que Dieu nous prêtait pour imposer à la
multitude.
On sait, ou on ne sait pas comment tout cela, si bon et si consolant sous l’Assemblée
constituante, c’est-à-dire sous la France représentée, s’est brouillé sous l’Assemblée
législative, représentation des partis qui ne sont plus la France, mais le fantôme de la
France de 1793.
Puis le coup d’État, trop appelé par la panique de la France, est venu, puis la
confusion des langues, puis les exils, puis les amnisties, puis des pamphlets que nous
déplorons, puis des poésies vengeresses, dont nous n’admirons que la verve, diatribes du
génie qui stigmatisent
des noms propres, que la colère peut écrire d’une
main, mais que l’autre main doit raturer : car, en politique, on peut combattre, jamais
insulter !
Puis les Misérables, dont nous allons vous parler, critique excessive, radicale et
quelquefois injuste d’une société qui porte l’homme à haïr ce qui le sauve, l’ordre
social, et à délirer pour ce qui le perd : le rêve antisocial de l’idéal
indéfini !
Mais tout cela, bien que cela m’eût quelquefois contristé et attristé, n’avait pas
effleuré nos cœurs, ni altéré notre amitié ; les intentions étaient sauves, le
prodigieux talent grandissait au lieu de décroître, et des vers où l’amitié
s’immortalise, vers généreux que je retrouve aujourd’hui avec orgueil dans mon cœur,
s’élevaient entre Hugo et moi comme une muraille de diamant contre toute division
possible de
nos cœurs, quels que fussent les dissentiments sociaux ou
politiques.
Comment pourrais-je oublier jamais cette ode de 1825, à Lamartine, qui éleva mon nom
plus haut cent fois que la réalité, sur le souffle d’un tourbillon d’amitié, vent
d’équinoxe du printemps, qui prend une feuille et qui la porte aussi haut qu’un
astre ?
Ces vers, les voici : qu’on me permette d’ouvrir quelquefois mon écrin, comme un roi
fugitif et découronné, et d’y contempler le plus beau joyau de ma couronne quand Hugo
m’avait fait roi, maintenant que le sort m’a fait mendiant, mendiant non pour moi, mais
pour mes frères !
Ces vers, lisez, encore une fois, les voici ; j’oublie, en les transcrivant, celui pour
qui ils furent écrits, mais jamais celui qui les écrivit :
Ode à M. A. de Lamartine,
par M. Victor
Hugo.
I
Chacun lui dirait
: « Voici l’heure
!
II
III
IV
V
VI
On est homme public, mais on est homme avant tout. Comment répudier jamais
de pareils souvenirs ? Ces souvenirs m’imposaient un devoir quand Hugo m’envoya ses Misérables. Je me sentis, en les lisant, tout à la fois ébloui et
alarmé. Je sentis que la société, qui est mon idole, recevait là un coup très rude, pas
mortel, car elle est de Dieu, et rien de divin ne peut périr de main d’homme ; mais une
de ces contusions sourdes, une de ces blessures profondes sur lesquelles il faut verser
beaucoup d’huile et de baume pour en éteindre le feu, et en assainir la malignité.
Je me sentis pressé d’écrire ce que je pensais de cette critique éloquente, passionnée,
radicale, prolétaire, de la société. Mais l’idée d’écrire sur l’œuvre d’un homme
proscrit par lui-même sans doute, mais enfin proscrit par les circonstances, comme
ferait à peine
un ennemi, cette idée, sans convenance et sans mémoire, ne
me vint même pas ; il y a des tentations qui ne surgissent que dans des âmes infimes,
dignes d’être tentées par ce qui est abject comme elles.
J’écrivis à Hugo pour lui dire « que je l’avais lu, que j’étais tour à tour ravi du
talent, blessé du système ; que la critique radicale de la société, chose sacrée parce
qu’elle est nécessaire, chose imparfaite parce qu’elle est humaine, m’était
antipathique ; que, si j’écrivais sur son livre, je respecterais avant tout l’homme,
l’amitié, le suprême talent, le génie, cette épopée du talent ; mais qu’en confessant
mon admiration pour le talent, il me serait impossible de ne pas combattre à armes
cordiales le système ; et qu’en combattant le système, je froisserais peut-être
involontairement l’homme et l’œuvre ; que par conséquent j’attendrais sa réponse avant
d’écrire une ligne de l’admiration et de la réprobation qui bouillonnaient en moi ; et
que, s’il craignait que la condamnation des idées du livre ne blessât le moins du monde
en lui l’homme et l’ami, je n’écrirais rien, car, même pour défendre la
société, il ne faut jamais, comme un vil séide, enfoncer même une épingle au cœur d’un
ami, et qu’il me répondît donc, s’il le jugeait à propos ; que, s’il ne me répondait
pas, j’interpréterais son silence, et je n’écrirais rien ».
Il me répondit deux ou trois fois, en me remerciant et en m’octroyant, comme un homme
fort, pleine licence d’écrire ma pensée contre sa pensée.
« Si le radical c’est l’idéal, oui, je suis
radical, disait-il dans les justifications éloquentes de ses intentions d’écrivain ;
oui, à tous les points de vue, je comprends, je veux et j’appelle le mieux ; le mieux,
quoique dénoncé par un proverbe, n’est pas l’ennemi du bien, car cela reviendrait à
dire : Le mieux est l’ami du mal….
« Oui, une société qui admet la misère… oui, une humanité qui admet la guerre, me
semblent une société, une humanité inférieures, et c’est vers la société d’en haut,
vers l’humanité d’en haut que je tends, société sans rois, humanité sans
frontières…
« Je veux universaliser la propriété, ce qui est le contraire de l’abolir, en
supprimant le
parasitisme, c’est-à-dire arriver à ce but : tout homme
propriétaire et aucun homme maître. Voilà pour moi la véritable économie sociale, et,
parce que le but est éloigné, est-ce une raison pour n’y pas marcher ?…
« Oui, autant qu’il est permis à l’homme de vouloir, je veux détruire la fatalité
humaine ; je condamne l’esclavage, je chasse la misère, j’enseigne l’ignorance, je
traite la maladie, j’éclaire la nuit, je hais la haine… Voilà ce que je suis, et voilà
pourquoi j’ai écrit les Misérables.
« Dans ma pensée, les Misérables ne sont autre chose qu’un livre
ayant la fraternité pour base, et le progrès pour cime.
« Maintenant, prenez ce livre et pesez-le. Les conversations littéraires entre
lettrés sont ridicules ; mais le débat politique et social entre pairs, c’est-à-dire
entre philosophes, est grave et fécond.
« Vous voulez évidemment, en grande partie du moins, ce que je veux. Seulement,
peut-être souhaitez-vous la pente encore plus adoucie ; quant à moi, les violences et
les représailles sévèrement écartées, j’avoue que,
voyant tant de
souffrances, j’opterais pour le plus court chemin !
« Cher Lamartine,
« Il y a longtemps, en 1820, mon premier bégaiement de poète adolescent fut un cri
d’enthousiasme devant votre éblouissant soleil se levant sur le monde. Cette page est
dans mes œuvres et je l’aime ; elle est là avec beaucoup d’autres qui vous glorifient.
Aujourd’hui, vous pensez que l’heure est venue de parler de moi, j’en suis fier ; nous nous aimons depuis quarante ans et nous ne sommes pas morts. Vous
ne voudrez gâter ni ce passé ni cet avenir, j’en suis sûr ; faites donc de mon livre
ce que vous voudrez : il ne peut sortir de vos mains que de la lumière !
« Votre vieil ami,
« Victor Hugo. »
Cette belle lettre, aussi cordiale que confiante en soi-même et dans mon amitié, étant
reçue, j’écrivis, sans crainte de blesser l’homme en combattant le
système, ce qui suit, mais sans crainte aussi de démontrer ce que je crois la vérité
sociale suprême à tous les hommes et même à tous les génies. Je pris la forme qui me
parut la plus naturelle et la plus instructive, celle du dialogue entre un vrai misérable de ma connaissance et moi. Je dis un vrai misérable, parce que le titre du livre de Victor Hugo est faux, que ses
personnages ne sont pas les misérables, mais les coupables et les paresseux, car presque personne n’y est
innocent, et personne n’y travaille, dans cette société de voleurs, de débauchés, de
fainéants, de filles de joie et de vagabonds ; c’est le poème des vices trop punis
peut-être, et des châtiments les mieux mérités.
C’est là ce qui a frappé au premier coup d’œil tous les lecteurs.
Jean Valjean est un voleur bien intentionné d’abord, puis un récidiviste bien conditionné, et bien près d’être un assassin, quand il répond à
l’hospitalité confiante de l’évêque, son hôte, son sauveur et son bienfaiteur, par le
vol domestique et par la forte tentation de l’égorger
pendant son sommeil,
et quand il met le pied sur la pièce de quarante sous du pauvre enfant son guide, en
fermant le poing pour l’assommer.
Les Thénardier sont des vampires humains suçant le sang des morts et des blessés sur le
champ de bataille, volant un enfant à la pauvre mère Fantine, volant leurs propres
hôtes, volant ou cherchant à voler les trésors qu’ils n’ont pas enterrés, cherchant à
voler Marius par le chantage de la dénonciation, et s’en allant avec le prix de leurs
crimes voler en Amérique, parce que le terrain du vol leur manque en Europe.
Les étudiants volent l’honneur des grisettes ; les grisettes, le temps et l’argent des
étudiants, et les économies de leurs mères.
Les mêmes étudiants, ivrognes précoces ou libertins blasés, devenus émeutiers par
désœuvrement, puis républicains par fantaisie, volent la vie et le sang de leurs
concitoyens dans une barricade servie par des gamins de Paris et par des filles des
rues, et se font tuer eux-mêmes avec autant d’héroïsme que d’indifférence. Vertueux
meurtriers, vertueux
suicides autour d’une table de cabaret ! Si l’on
demandait à l’innocent Marius lui-même : « Pourquoi êtes-vous là ? » il serait bien
embarrassé de répondre, « Par ennui », répondrait-il peut-être, mais à coup sûr pas par
opinion.
Dans tout cela, je vois bien l’écume ou la lie d’une société qui fermente, mais de
vrais misérables sans cause, je n’en vois point, excepté les pauvres filles et les
petits enfants de Thénardier couchés, par la charité d’un jeune bandit des rues, dans la
voûte de l’éléphant de la Bastille.
Ce livre d’accusation contre la société s’intitulerait plus justement l’Épopée de la canaille ; or la société n’est pas faite pour la canaille, mais
contre elle. Prendre les ordres de Valjean contre le vol, de Thénardier contre le
maraudage, des étudiants contre la débauche, des gamins héroïques de Paris et des
jeunes émeutiers de la barricade sur l’organisation savante du travail et de
la société parfaite, contre le luxe des riches et contre la misère du chômage du peuple,
est une homéopathie par le vice, l’ignorance et le sang, qui nous laisse quelque doute
sur la guérison du corps social. Or, de bonne foi, nous ne voyons guère d’autre
conclusion à tirer de ce beau livre des songes où tout est coupable, excepté le coupable
lui-même, et où la société est responsable de tout le mal qu’on fait ou qu’on subit
contre ses prescriptions ou contre ses institutions.
Voici l’histoire de mon misérable à moi. Il existe encore, et on la lira bientôt.
Un jeune paysan est élevé, dans un hameau isolé des hautes montagnes, par un père
vertueux et par une tante pieuse, avec une cousine du même âge, fille de sa tante. Les
deux enfants grandissent en s’aimant, sans savoir ce que c’est que l’amour. La fille
garde le troupeau,
aidée du chien de la maison. Elle est d’une beauté
virginale qui excite l’admiration de la contrée. Le garde des forêts la voit et il en
est épris ; il la demande en mariage. On la lui refuse ; il fait susciter, par un avoué
complaisant de la ville voisine, un mauvais procès de dépossession aux pauvres gens,
possesseurs de la chaumière, de quelques champs limitrophes et de quelques châtaigniers
dont ils vivent. La maison presque seule leur reste ; ils y souffrent les extrémités de
la misère.
Un jour, la jeune fille laisse par inadvertance ses chèvres et ses chevreaux s’échapper
pour aller marauder un brin d’herbe dans la partie du domaine qu’ils avaient l’habitude
de paître. La bergère s’en aperçoit trop tard, lance le chien après les chevreaux pour
les ramener dans ses limites ; les gardes, aux ordres de leur chef, se découvrent,
tirent sur le troupeau, tuent les chevreaux, cassent une jambe au petit chien,
atteignent de grains de plomb égarés les vêtements et le cou de la jeune fille. Elle se
sauve et se réfugie tout en sang dans la maison.
Le jeune homme, qui travaillait tout près de là, croit qu’on assassine sa cousine ; il
saisit
une carabine au râtelier de la cheminée, court au bruit, voit les
meurtriers, fait feu et tue involontairement le chef des gardes entouré de sa bande. On
s’empare de lui, on le traîne à la ville comme meurtrier d’un fonctionnaire public dans
l’exercice de ses fonctions. On le juge, on le condamne à mort ; il marche au supplice
des assassins, etc., etc.
Qu’on se peigne ces quatre misères : l’amante dont on va faire mourir le sauveur dans
l’ignominie ; la tante qui va perdre sa fille unique ; le père qui va voir tuer son fils
et son gagne-pain par la mort du coupable involontaire ; le fils, enfin, couché sur la
paille de son cachot, qui pense à sa cousine expirant de douleur, à sa tante, à son père
expirant de misère, de faim et de honte dans leur masure réprouvée des honnêtes gens, à
sa propre mort, à lui, et à sa propre mémoire entachée d’un meurtre innocent.
Un hasard l’arrache au bourreau ; sa peine est commuée en un bagne éternel.
Voilà le misérable !
Voilà l’injustice de la société ; voilà une de ces mille et mille péripéties inhérentes
à
la vie humaine, où les membres vertueux, laborieux, pieux de la famille,
sont en même temps les plus vertueux et les plus torturés de la société innocente. Aussi
là tout le monde est malheureux, et personne n’est coupable ; la société elle-même n’est
qu’aveugle, et le juge, en rendant un arrêt consciencieux, ne fait qu’un acte de justice
et de protection envers elle. Voilà une épopée digne du génie de Victor Hugo. Valjean
n’est qu’une erreur du poète.
Premièrement, le poète calomnie involontairement la justice humaine de nos jours, en
supposant qu’un jury, qu’on n’accuse pas, à coup sûr, d’excès de sévérité, condamne aux
galères pour un morceau de pain, emprunté plutôt que volé, pour deux enfants qui n’ont
plus de lait dans la mamelle de leur mère !
Secondement, ce même Valjean devient parfaitement digne des galères par le vol,
dépourvu de toutes circonstances atténuantes, de l’argenterie de l’évêque, et
parfaitement caractérisé d’une vraie perversité aggravante, par l’hésitation entre
assassiner ou épargner son sauveur, et parfaitement surchargé d’une criminalité odieuse
par le vol de la pièce de quarante sous,
à main armée, du pauvre enfant
sans force et sans armes !
Le souvenir de toutes ces férocités de caractère poursuit le lecteur à travers le
livre ; malgré tous les actes de vertu gratuits et toutes les philanthropies
transcendantes de ce galérien philanthrope, on ne voit pas comment tant de raison est
survenue dans cet ignorant, tant de délicatesse dans cette brute, tant de notions
raffinées de perfection dans ce forçat qui commence par le larcin, qui marche vers le
vol, qui se laisse tenter par l’assassinat, et qui finit par accuser tout le monde !
Cela nuit terriblement et radicalement à l’intérêt pour cet honnête raisonneur, mais
auquel, si ce n’était pas le prodigieux talent de son biographe, personne de sensé ne
serait tenté de s’intéresser, que comme on s’intéresse à un monstre d’inconséquence !
— C’est un chef-d’œuvre, oui ; mais c’est un chef-d’œuvre d’impossibilité !
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