LXXXe entretien.
Œuvres diverses de M. de Marcellus (3e partie) et Adolphe Dumas
« Bientôt l’aurore qui s’avance sur son char magnifique a réveillé
Nausicaé aux superbes voiles. Elle s’étonne de ce songe et se hâte de traverser ses
appartements pour le dire à ses parents, son père chéri et sa mère. Elle les trouve
chez eux : l’une est assise auprès du
foyer avec les femmes qui la
servent, filant sur sa quenouille une laine teinte de la pourpre des mers ; elle
rencontre l’autre comme il sortait pour se rendre avec ses chefs illustres au
conseil où les nobles Phéaciens l’appelaient ; elle s’arrête tout près de son père
bien-aimé, et lui dit :
« “Père chéri, n’allez-vous pas me préparer un char élevé, aux fortes roues, afin
que je porte vers le fleuve, pour les laver, les précieux vêtements que j’ai là tout
malpropres ? Quand vous allez parmi vos chefs faire entendre vos conseils, il vous
sied à vous-même d’avoir des habits sans tache ; vous avez dans vos palais cinq fils
mariés, et trois dans la fleur de la jeunesse. Ceux-ci veulent toujours, pour aller
à la danse, des vêtements nouvellement blanchis ; et c’est moi que tous ces soins
regardent.”
« Elle dit, et évite ainsi de parler à son père bien-aimé du doux mariage, mais il
a tout compris et lui répond :
« “Certes, ma fille, je ne te refuse ni des mules, ni rien autre chose. Va, et mes
serviteurs te prépareront un char élevé, aux fortes roues, et à la caisse large et
solide. ne te refuse ni des mules, ni rien autre chose.”
« Après ces mots, il donne ses ordres à ses serviteurs qui obéissent,
et amènent au dehors le char aux roues solides, propre aux mules, qu’ils y
conduisent et y attellent. La jeune fille apporte de son appartement les
habillements magnifiques et les dépose sur le char bien fabriqué. La mère a mis dans
une corbeille les aliments de toute sorte pour ranimer les forces ; elle y place les
vivres et le vin qu’elle a versé dans une outre de peau de chèvre. Puis, comme sa
fille monte sur le char, elle lui donne dans une fiole d’or l’huile onctueuse pour
s’en purifier, elle et ses compagnes. Nausicaé prend les rênes brillantes et le
fouet dont elle frappe pour le départ les deux mules, qui s’élancent bruyamment ;
elles courent sans s’arrêter et emportent le linge et la jeune fille qui n’est pas
seule ; car les suivantes vont aussi avec elle.
« Lorsqu’elles sont parvenues au lit merveilleux du fleuve, là où sont les lavoirs
pour toute l’année et où surabonde une eau bonne à enlever toutes les souillures,
elles détachent les mules et les chassent vers le fleuve impétueux pour s’y repaître
d’une herbe savoureuse. Elles enlèvent ensuite du char sur leurs bras les vêtements,
les plongent dans l’eau limpide et les
foulent dans les réservoirs en
luttant de vitesse. Quand elles ont tout lavé et effacé toutes les taches, elles
étendent en ordre sur le bord de la mer, là surtout où les flots ont nettoyé les
cailloux du rivage. Puis, après s’être baignées et imprégnées d’une huile onctueuse,
elles prennent leur repas auprès des rives du fleuve, en attendant que l’ardeur du
soleil ait séché le linge. Ensuite, leur faim apaisée, la jeune fille et les
suivantes détachent leurs voiles pour jouer au ballon. »
Ici, nous dit M. Manos, nous sommes loin des palais. C’est un tableau de la vie
journalière des champs. Qui de vous n’a été témoin de ces bruyantes occupations, de
ces repas, de ces jeux après l’ouvrage de nos jeunes femmes occupées du soin de
blanchir ? On rencontre encore dans nos îles et sur notre continent, près des
sources ou des fleuves, ces fosses où l’eau se renouvelait, et où on venait fouler
le linge sous les pieds.
— Oui, sans doute, répondit Christopoulos, et une fois par hasard, à la vue du
présent, je suis disposé à regretter notre rustique passé. Cette espèce de danse que
du temps des hommes primitifs les laveuses exécutaient
dans les fosses
limpides, devait être bien autrement gracieuse que leurs incommodes génuflexions
d’aujourd’hui auprès d’une eau qui rougit leurs mains et leurs bras.
— Que le caminari me permette de l’interrompre, reprit M. Manos, et de le ramener
bien vite à Homère, dont une noble et sévère comparaison va relever le
récit.
« C’est Nausicaé aux bras blancs qui commande le jeu ; telle que Diane, dont
les flèches font les délices, elle court à travers les montagnes, soit sur le
Taygète escarpé, soit sur l’Érymanthe, à la poursuite des sangliers et des cerfs
agiles qui l’amusent ; les nymphes des champs, nées de Jupiter porteur de l’égide,
partagent ses plaisirs ; et le cœur de Latone palpite de joie, car sa fille les
dépasse du visage et de la tête ; et, bien que toutes soient belles, on distingue
aisément la déesse. Ainsi la vierge domine ses compagnes qui ne connaissent pas
encore le mariage.
« Mais quand, les mules attelées et les précieux vêtements ployés, il
faut retourner à la maison, Minerve invente un autre artifice pour réveiller Ulysse
et lui montrer la jeune fille aux beaux yeux qui doit le conduire à la ville des
Phéaciens. Comme la reine du jeu lance le ballon à l’une des suivantes, cette
suivante le manque, et il tombe dans la profondeur du courant ; elles poussent de
grands cris, et le divin Ulysse se réveille : il se redresse alors, et dans son
esprit et son cœur il raisonne ainsi :
« “Hélas ! chez quels mortels suis-je encore arrivé ? Sont-ils injurieux,
sauvages et méchants ? ou bien ont-ils des pensées hospitalières et le respect des
Dieux ?
« “Des cris de jeunes femmes sont venus jusqu’à moi ; ce sont des nymphes sans
doute qui résident sur les hautes cimes des montagnes, aux sources des fleuves et
dans les prairies herbeuses et humides. Ou bien serais-je près
de
mortels à voix humaine ? Levons-nous, et essayons nous-même de tout voir.”
« À ces mots, le divin Ulysse, en se dégageant des branches, brise de l’effort de
sa main dans l’épais taillis un rameau feuillu pour en voiler autour de ses reins sa
nudité. Puis il s’avance comme un lion nourri dans les montagnes, confiant en sa
force, qui marche battu de la pluie et du vent. Ses yeux étincellent : il s’élance
contre les génisses, les brebis ou les biches des forêts. La faim lui ordonne
d’attaquer les troupeaux et de pénétrer dans les bergeries les mieux closes. Tel
Ulysse, tout nu qu’il est, va au-devant des jeunes filles à la belle chevelure, car
il le faut ; il leur apparaît tout souillé de l’écume de la mer et tout effrayant.
Elles s’enfuient de côté et d’autre sur les hauteurs du rivage ; seule la fille
d’Alcinoüs demeure, car Minerve lui inspire le courage et bannit de son cœur
l’effroi. Elle est debout et attend ; mais Ulysse délibère : ira-t-il en suppliant
toucher les genoux de la jeune fille aux beaux yeux, ou la suppliera-t-il de loin,
par des paroles persuasives, de lui donner des vêtements et de lui montrer la
ville ? Dans ces pensées, il lui semble préférable de la supplier
de
loin, de peur qu’il n’excite la colère de la jeune fille en touchant ses genoux. Il
lui adresse aussitôt ce discours adroit et plein de douceur.
« “Ô reine ! je me jette à tes pieds, que tu sois déesse ou mortelle : si tu
es l’une de ces divinités qui résident dans le ciel immense, je ne saurais te
comparer, pour la taille, la forme et la beauté, qu’à Diane, la fille du grand
Jupiter ; et si tu es l’une de ces mortelles qui habitent sur la terre, ô trois fois
bienheureux ton père et ta mère vénérables ; trois fois bienheureux tes frères !
« “Certes, leur cœur, grâce à toi, s’épanouit sans cesse de joie quand ils voient
une telle fleur entrer dans le chœur des danses ; mais plus heureux encore que tous
les autres au fond de son âme celui qui, l’emportant par les dons du mariage,
t’amènera dans sa demeure. Jamais de mes yeux je n’aperçus une personne semblable,
ni parmi les hommes, ni
parmi les femmes, et une respectueuse admiration
me saisit à ton aspect.
« “Ainsi jadis, à Délos, auprès de l’autel d’Apollon, j’ai vu la tige grandissante
d’un jeune palmier. Suivi d’un peuple nombreux, j’avais fait ce voyage qui devait
m’apporter bien des malheurs. À la vue de cet arbre, je demeurai longtemps
stupéfait, car jamais la terre n’en produisit de pareil. Femme, c’est ainsi que je
te contemple, t’admire et que j’ai tremblé de toucher tes genoux, car j’éprouve des
douleurs cruelles. Hier était le vingtième jour où je fuyais sur une mer ténébreuse,
et toujours le flot et de violents orages m’ont emporté depuis mon départ de l’île
d’Ogygie. Enfin, maintenant une divinité me jette ici pour y subir peut-être de
nouvelles infortunes ; car je pense qu’elles ne vont pas cesser, mais bien plutôt
que les dieux les multiplieront encore.
« “Ô reine, sois compatissante ; après tant de souffrances que je viens de subir,
tu es la première que j’approche, et je ne connais aucun autre des hommes qui
habitent la ville ou le pays. Montre-moi donc la cité.
« “Donne-moi, pour m’en entourer, quelque haillon ou quelque enveloppe du linge si
tu en
as apporté en venant ici, et que les dieux t’accordent tout ce que
peut souhaiter ton âme ; qu’ils te donnent un mari, une maison, et la concorde si
précieuse ; car rien n’est plus désirable et meilleur qu’un ménage où l’époux et
l’épouse mettent en commun leurs pensées pour le diriger. C’est un vif chagrin pour
leurs ennemis, pour leurs amis une grande joie, et pour eux-mêmes surtout une bonne
renommée.”
« Nausicaé aux bras blancs lui répondit ainsi :
« “Étranger, certes tu ne ressembles ni à un méchant ni à un homme sans
intelligence. C’est Jupiter lui-même, le maître de l’Olympe, qui dispense le bonheur
aux mortels, aux bons et aux mauvais à son gré. Ce qu’il te donne, il te faut bien
le supporter. Mais maintenant que tu as atteint notre territoire et notre pays, tu
ne manqueras ni de vêtements, ni de toutes les choses qu’il convient d’offrir à un
infortuné
qui vient de loin et supplie : je t’enseignerai la cité, et je
vais te dire le nom de ses habitants. Ce sont les Phéaciens qui possèdent cette
ville et cette terre ; et moi, je suis la fille du magnanime Alcinoüs qui reçoit des
Phéaciens la force et la puissance.”
« Elle dit, et donne ses ordres à ses suivantes aux beaux cheveux :
« “Arrêtez-vous, mes compagnes ; pourquoi fuyez-vous à la vue d’un homme ?
Pensez-vous que ce soit quelque ennemi ? Le mortel n’est pas encore né et ne naîtra
pas qui oserait venir dans les États des Phéaciens pour y apporter la guerre, car
ils sont chéris des dieux, et nous habitons à l’écart, les derniers, au sein des
ondes écumeuses et immenses. Mais puisque ce malheureux nous arrive égaré, il en
faut avoir soin, car c’est de Jupiter que viennent tous les étrangers et les
pauvres ; le don le plus léger leur est cher. Donnez donc, ô mes compagnes, à boire
et à manger à notre hôte, et baignez-le dans le fleuve, là où est un abri contre le
vent.”
« À ces mots, elles s’arrêtent et s’encouragent entre elles ; puis elles conduisent
Ulysse vers l’abri, comme le veut la fille du magnanime
Alcinoüs : elles
déposent ensuite tout près de lui des vêtements, un manteau et une tunique, lui
donnent dans la fiole d’or l’huile onctueuse, et l’engagent à se baigner dans le
courant du fleuve ; mais alors le divin Ulysse leur parle ainsi :
« “Femmes suivantes, tenez-vous loin de moi, pendant que je laverai moi-même
l’écume de la mer sur mes épaules et répandrai l’huile sur mon corps : il y a
longtemps qu’il est privé de toute onction ; mais je ne me baignerai point devant
vous, car j’ai honte de me dépouiller en présence de jeunes filles aux beaux
cheveux.”
« Celles-ci s’éloignent à ces paroles qu’elles rapportent à Nausicaé. Aussitôt le
divin Ulysse, à l’aide du fleuve, dégage ses membres de l’écume de la mer qui
recouvrait ses reins et ses larges épaules ; il essuie sur sa tête les souillures
des flots indomptés, et, après s’être baigné en entier et imprégné d’huile, il
s’enveloppe des vêtements que vient de lui donner la vierge qui ne connaît pas le
mariage. La fille de Jupiter, Minerve, lui prête un aspect plus grand et plus
robuste, elle fait tomber de sa tête en boucles sa chevelure pareille à la fleur de
l’hyacinthe ; et, comme un habile ouvrier à qui Vulcain et
Pallas-Minerve ont enseigné la diversité de leur art, mêle l’or à l’argent pour en
perfectionner les œuvres charmantes, ainsi la déesse a répandu la grâce sur la tête
et les épaules d’Ulysse : bientôt il va s’asseoir à l’écart sur le rivage de la mer,
resplendissant de grâce et de beauté. La jeune fille le contemple, et dit alors à
ses suivantes à la belle chevelure :
« “Ô mes compagnes, écoutez ce que je vais vous dire. Ce n’est point sans l’aveu de
tous les dieux habitant l’Olympe que cet homme vient se mêler aux Phéaciens pareils
aux immortels. Car d’abord son aspect était désagréable, et maintenant il égale les
divinités qui résident dans l’immensité des cieux. Ah ! si un tel époux m’était
réservé, qu’il habitât ici, et qu’il lui plût d’y rester !… Mais, ô mes compagnes,
donnez à manger et à boire à notre hôte.”
« Elle dit, et ses suivantes qui l’écoutent s’empressent de lui obéir. Elles
déposent auprès du héros les aliments, le breuvage ; et le divin Ulysse, après avoir
supporté tant de maux, mangeait et buvait avidement, car depuis longtemps il était
reste sans nourriture.
« Cependant Nausicaé aux bras blancs s’occupe d’un autre soin ;
après avoir placé sur le beau char les vêtements qu’elle a reployés, elle y attelle
les mules au pied vigoureux, y monte, et adresse à Ulysse, en l’interpellant, ces
engageantes paroles :
« “Étranger, lève-toi maintenant pour aller à la ville, où je te dirigerai vers le
palais de mon père, le sage héros. C’est là, je pense, que tu trouveras l’élite des
Phéaciens. Mais fais comme je vais te dire ; car tu ne me parais pas dépourvu de
prudence.
« “Tant que nous traverserons les champs et les travaux des hommes, marche
rapidement, avec mes suivantes, derrière les mules et le char. Mais quand nous
serons près de la ville qu’entourent un mur élevé et, des deux côtés, un beau port,
l’entrée devient étroite. Les navires à doubles rames y sont retirés sur la voie,
car tous y ont une place marquée pour chacun.
C’est là aussi, autour du
bel autel de Neptune, qu’est la place publique, formée de pierres de taille
profondément enfoncées qu’il a fallu y apporter ; et c’est encore là que se
préparent les agrès des noirs navires, leurs amarres, leurs câbles, et que se
polissent les avirons. Les Phéaciens ne se soucient ni de l’arc ni du carquois ;
mais des voiles, des rames et des plus grands vaisseaux sur lesquels ils traversent
fièrement les mers blanchissantes.
« “Je veux éviter leurs mordants propos, et, derrière moi, leurs railleries ; car
chez le peuple il y a bien des insolents : et quelqu’un des plus vils qui nous
aurait rencontrés ne manquerait pas de dire : ‘Quel est donc ce fier et bel étranger
qui suit Nausicaé ? Où l’a-t-elle trouvé ? Sans doute il sera son époux. Elle aura
recueilli ce vagabond hors de son vaisseau : un homme des pays éloignés, puisque
nous n’avons pas de voisins. C’est peut-être quelque dieu ardemment imploré qui sera
venu à ses prières et descendu du ciel, et elle veut l’avoir toute sa vie. Elle a
mieux fait d’aller chercher elle-même un mari hors de chez nous, puisqu’elle méprise
les Phéaciens qui la recherchent
et qui sont pourtant nombreux et
braves.’ Voilà ce qu’ils diraient, et ces paroles me seraient injurieuses. Je
blâmerais moi-même toute autre qui agirait ainsi, et qui, du vivant de son père et
de sa mère chéris, se mêlerait sans leur consentement à la société des hommes, avant
le jour de son mariage public.
« “Étranger, observe bien mes recommandations, afin que tu obtiennes promptement de
mon père qu’il t’envoie dans ta patrie. Nous rencontrerons près de la route un
superbe bois de peupliers consacré à Minerve. Une source y coule, et une prairie
l’environne ; là sont l’enclos de mon père et son verger florissant, aussi loin de
la ville que la voix peut s’en faire entendre. C’est là que tu t’assoiras pour y
rester tout le temps que nous mettrons à gagner la cité et à arriver au palais de
mon père.
« “Quand tu jugeras que nous les aurons atteints, alors dirige-toi vers la ville,
et demande la demeure de mon père, le magnanime Alcinoüs. Elle est facile à
reconnaître, un enfant en bas âge y conduirait, car les maisons des Phéaciens ne
ressemblent nullement à l’habitation
d’Alcinoüs le héros. Quand tu auras
pénétré dans sa demeure et dans sa cour, traverse rapidement le palais pour parvenir
à ma mère. Elle est assise au foyer, appuyée contre une colonne, filant sur sa
quenouille, à la clarté du feu, une laine teinte d’une pourpre merveilleuse à voir ;
derrière elle sont ses servantes ; tout auprès se dresse le trône de mon père, où il
boit le vin et siège comme un immortel. Va plus loin que lui, et jette tes bras
autour des genoux de ma mère, afin de voir l’heureux jour du retour, quelque
lointain que soit ton pays. Si son cœur t’accueille avec bienveillance, espère alors
voir tes amis et retourner dans ton élégante maison et dans ta patrie.”
« Après ces paroles, elle frappe du fouet brillant les mules, qui abandonnent
bientôt les bords du fleuve ; elles courent, et battent le sol de leurs pieds
alternatifs. Nausicaé les conduit en usant adroitement du fouet, de
telle sorte qu’Ulysse et ses compagnes, qui sont à pied, les puissent suivre. Le
soleil baissait quand ils atteignirent le bois renommé consacré à Minerve. Là, le
divin Ulysse s’assoit et implore aussitôt la fille du grand Jupiter.
« “Écoute-moi, fille invincible du dieu qui tient l’égide, exauce-moi, maintenant
du moins, puisque tu ne m’as pas exaucé lorsque, ballotté sur les ondes, j’étais le
jouet du furieux Neptune ; et fais que j’inspire aux Phéaciens la bienveillance et
la pitié.”
« Il dit, Minerve l’entend ; mais elle ne se manifeste pas aux regards du héros,
car elle redoute le frère de son père Neptune, dont le courroux violent persécutait
le divin Ulysse jusqu’à ce qu’il eût retrouvé son pays. »
Je n’oublierai jamais quelle noblesse et quels accents M. Manos sut donner à sa
voix en psalmodiant ces vers d’Homère.
Dans Cérès à Éleusis, scène orientale, les mystères du
paganisme transcendant sont décrits et sondés avec autant de poésie que
d’érudition ;
Puis dans Orphée en Thrace, morceau de haute philosophie religieuse
dédié à M. de Lamartine, et dont je ne recueillis l’hommage amical que sur son
tombeau.
Cette scène orientale commence cette réminiscence de nos jeunes années et de nos
premiers voyages.
Qu’on me permette de la citer ici, en rejetant sur le compte de l’amitié tout ce qui
m’élève à la hauteur d’Homère et d’Orphée, mais en ne rejetant rien de mon
enthousiasme croissant avec les années pour Homère.
Orphée en Thrace.
À M. de Lamartine, à Saint-Point.
Scène
orientale.
« J’achève, mon cher ami, de lire l’idylle antique que vous avez
intitulée Homère ; et je me hâte de vous remercier de tout le
plaisir que j’ai eu à reporter avec vous mes pensées vers ce bel Orient, où l’image
et les œuvres prétendues du chantre primitif ne m’ont jamais quitté.
« C’était bien à vous, poète par nature, et civilisateur par votre nouvel écrit,
qu’il appartenait de déposer encore une couronne sur la tombe d’un poète,
civilisateur des temps antiques, tombe perdue comme son berceau dans l’obscurité des
âges.
« C’était à vous de nous expliquer le génie, devancier et dominateur
des autres génies, le premier de ces révélateurs des passions de l’âme, et le plus
parfait de ces consolateurs de l’infortune, à qui fut donnée la mission sublime de
rappeler le genre humain à l’exécution des lois, car les poètes des premiers âges en
étaient les hérauts publics comme les plus habiles interprètes.
« Conseillers religieux et héroïques, qui se chargeaient de ramener au culte des
devoirs, d’attiser le courage, d’adoucir les coutumes, de compatir au malheur, enfin
d’apprivoiser pour ainsi dire, par des sons harmonieux, les oreilles inexpérimentées
et sauvages encore !
« J’aime à vous voir évoquer sous nos yeux la grande figure du poète créateur qui
enchanta ma jeunesse, et me guida dans l’Orient au vif éclat de sa lumière ; j’aime
également à retrouver dans son dernier historien la voix du chantre de ces Méditations qui, dès leur berceau, m’apparurent sous le même ciel,
et m’apportèrent, aux rives de Scio et de Smyrne, de douces et mélancoliques
jouissances. Déjà, vous le savez, je me plaisais à réunir dans ma mémoire, comme ils
l’étaient dans mon portefeuille
oriental, les plus antiques et les plus
modernes accents des muses bienfaitrices de l’humanité.
« Parmi les ombres mythologiques groupées autour d’Homère, vous avez nommé Orphée,
et cité quelques lignes de mes Épisodes littéraires. C’en est-il
assez pour m’autoriser à placer ma légende populaire du réformateur de la Thrace
sous la protection de votre chronique du chantre de Méonie ?
« Quoi qu’il en soit, le nom d’Orphée a mérité de briller sur ces monuments que
vous érigez pour le peuple à la mémoire de ses meilleurs amis. Virgile, qui lui doit
sa plus touchante inspiration, après nous avoir attendris au récit de l’amour unique
et fidèle d’Orphée, nous le montre dans cette autre vie que son génie religieux et
poétique révéla, et le place au premier rang des âmes sages et heureuses qui ont
emporté sur les rives, éternellement paisibles, de l’Élysée, les bénédictions de la
terre.
« À tous ces titres, la traduction d’Orphée, consacrée par les
annales grecques, doit tenir sa place dans la reconnaissance universelle,
puisqu’elle est le plus ancien témoignage de l’admiration des siècles pour la poésie
et de son influence sur la civilisation.
« Vos tableaux de l’Orient, animés des couleurs de votre inépuisable palette, m’ont
ramené, comme au temps de mes jeunes années, vers les rives du fleuve où Crithéis
mit au jour le divin prodige ; vers ce Mélès qui m’a laissé apercevoir à peine
quelques gouttes d’une eau limpide, arrêtée par les joncs et les cailloux de son
lit ; puis sur ce siège d’Homère, où je me suis arrêté en récitant ses vers ; cette
École du poète, autrefois l’honneur de Chios, maintenant colline
abandonnée, témoin de l’incendie des flottes ottomanes et des désastres de 1823.
Elle entend toujours, dans ces mêmes parages, murmurer à ses pieds la fontaine du
pacha, et
elle ne domine encore que des ondes asservies : enfin, vous me
rappelez ce rocher de l’île de Nio, dont les vagues viennent battre et blanchir les
écueils ; abri solitaire d’où s’exhala la grande âme du poète mendiant, le plus
merveilleux type humain du pouvoir inventeur.
« Mais je n’ai pas visité seulement cette région de l’Asie, semée de tant de
vestiges des histoires antiques et des vicissitudes modernes, où le tumulte des
populations pressées et les voluptés de la molle Ionie ont fait place aux déserts.
J’ai parcouru aussi ces contrées que l’heureuse Grèce stigmatisait du nom de Barbares, dont elle redoutait le voisinage et répudiait le climat,
parce que le soleil n’y envoie que des rayons tempérés, et que quelque neige y
blanchit la cime des montagnes.
« J’ai traversé ces champs de la Thrace, incultes et délaissés aujourd’hui, où
Orphée essaya de régner en philosophe après son père, le roi Œagre : hérédité
incertaine, que les âges ont effacée à demi pour y substituer une filiation
surnaturelle. Le premier chantre du monde pouvait-il, en effet, naître d’une autre
origine que de l’union d’Apollon, le dieu des vers, avec la muse à la
belle voix, Calliope ?
« J’ai contemplé les grands rochers de l’Hémus, qui s’agitaient en
cadence à la voix d’Orphée ; j’ai interrogé ces échos, toujours muets maintenant,
qui, après avoir répété ses accords, redirent les cris furieux de ses sanguinaires
ennemis.
« Je puis bien l’avouer au peintre si chaste et si passionné de Raphaël, ce premier exemple de l’amour fidèle donné dans l’enfance du monde
au milieu de la corruption générale des hommes, et des scandales de leurs fictives
divinités, parlait à ma raison comme à mon cœur. Grand à mes yeux par son génie
législateur et poétique, Orphée me semblait plus grand encore par la sainteté de sa
vie et par la constance de son amour. Il avait su mieux que Platon, et bien
auparavant, affranchir l’âme des liens des sens que le paganisme déifiait. C’est
elle qu’il nommait la douce fille de Dieu, et il l’ennoblissait
d’avance, quand une religion plus consolante devait un jour la purifier en
l’immortalisant. »
Puis M. de Marcellus déchire le voile et traduit cette sublime définition
de Dieu.
« Je parle pour les initiés ; fermez les portes sur les profanes, tous
ensemble ; mais toi, ô Musée, descendant de la lune illuminatrice, écoute-moi, car
je dis la vérité, afin que les anciennes croyances de ton esprit n’aillent pas te
priver de la vie heureuse. Médite la parole divine, ne la perds jamais de vue ;
dirige vers elle toute la force intellectuelle de l’âme. Avance résolument dans
cette voie, les yeux uniquement fixés sur l’Éternel qui a formé le monde ; le voici
tel que la parole l’a jadis représenté.
« Il est le seul créé par lui-même, et il est aussi créateur de toute chose ; dans
ce tout il se meut. Personne ne le voit, l’âme des mortels le conçoit par la
pensée ; il fait rapidement, chez les hommes, succéder au bonheur l’infortune. La
joie et la haine le suivent, comme
la guerre, la peste, les chagrins et
les larmes. Il n’est point d’autre que lui ; et tu verrais aisément tout le reste si
tu l’avais vu lui-même ; mais auparavant je veux te montrer ici-bas, ô mon fils !
comment je reconnais les traces de la main puissante du Dieu fort.
« Je ne vois pas sa personne, car un nuage se dresse autour de lui ; c’est ainsi
qu’il se dérobe à mes yeux comme à tous les humains, et nul des mortels n’a vu
jamais le souverain maître, si ce n’est, parmi les Chadéens, l’unique rejeton d’une
race venue d’en haut1.
« Dans sa prévoyance il commande à cet astre qui seul préside le mouvement de la
sphère autour du globe, et s’arrondit en tournant sur son axe propre.
« Il dirige les vents au milieu des airs, comme sur les courants des ondes, et fait
étinceler l’éclair de feu né dans l’espace.
« Au haut des cieux, il demeure inébranlable sur son trône d’or. La terre est son
marchepied. Il étend sa droite jusqu’aux confins
de l’Océan. À sa colère
les montagnes tremblent dans leurs fondements, et ne peuvent soutenir son effort
puissant.
« Ce dominateur des cieux est partout, et il accomplit tout ce qui se fait sur la
terre, lui qui est à la fois le commencement, le milieu et la fin.
« Ainsi les anciens en parlent. Ainsi l’a déclaré le Fils du Nil, qui reçut de Dieu
lui-même les préceptes de la double table des lois2.
« Il n’est pas permis de dire autrement, et je me sens frémir dans tous mes membres
quand je viens à penser que tout à la fois et à tout commande ce souverain.
« Mais, ô toi ! mon fils, recueille tes pensées, gouverne sagement ta langue, et
garde ta voix au fond de ton cœur.
« Telles étaient, mon cher ami, les grandes idées religieuses émanées du culte de
Jéhova bien plus que de celui de Jupiter, qui se groupaient encore, à l’aurore du
christianisme, sous l’ombre d’Orphée, et se paraient de son nom. Quant à moi, comme
au milieu de ces divers
travestissements de sa pensée, je ne rencontrais
que peu de traits de son propre génie, je m’en étais fait une image idéale plus près
du ciel que de la terre, et cette image s’est mêlée à toutes les jouissances ou aux
illusions de mes pérégrinations orientales ; enfin, quand je m’asseyais sur les
décombres d’Éleusis et sous les colonnes du Parthénon, où vous avez médité
vous-même, il me semblait toujours voir planer, au-dessus des monuments écroulés ou
debout encore du culte ou des arts, la grande figure d’Orphée, le premier en date
des bienfaiteurs de l’humanité. »
Une traduction des poésies d’Eschyle, cette élégie nationale des vaincus de Salamine,
écrite et chantée sur le théâtre d’Athènes pour grandir les vainqueurs, termine cette
belle étude sur la poésie des Grecs. C’est une véritable encyclopédie hellénique, sans
prix pour les savants et pour les poètes.
Huit jours après avoir publié ce volume, qui
devait lui ouvrir les portes
de l’Académie française, but mondain de sa vie d’étude, il n’était plus. Il s’était
éteint sans souffrance et sans angoisse, plein de confiance dans les promesses de la
religion, qu’il avait toujours admise sans contrôle dans ses dogmes pour la pratiquer
dans ses vertus.
Il mourut comme Pétrarque, à Arquà, les mains jointes, le front couché sur les pages
de son Virgile, chargé en marges de notes pour la seule femme qu’il
ait aimée, en lui recommandant ses amis, et en la recommandant à ceux qu’il laissait
après lui sur cette terre.
Ayant appris trop tard sa fin, j’assistai à ses obsèques à Paris. Il y avait là tout
ce qui cultive les lettres pour elles-mêmes, sans exception d’opinion, de parti, de
dynastie.
Tout le monde pleurait du fond du cœur : ainsi la France perdait un homme de goût, un
homme d’étude, un homme d’honneur, un homme religieux, et ceux qui chérissent la haute
littérature, — moi, — j’avais perdu un ami !
Et toi aussi, Adolphe Dumas ! ô second Gilbert français ! plus fécond,
plus ardent, et moins acerbe que le premier, tu n’es plus !
Peu de jours après avoir quitté Paris, j’appris, en ouvrant un journal, qu’il était
mort au bord de cet Océan dont il avait la grandeur, les orages, l’infini dans le
cœur ! Titan plus qu’homme ! Titan enchaîné, révolté, non contre Dieu, mais contre les
hommes. Tu n’étais plus ! Je versai des larmes : j’en versai de plus amères un mois
après, quand je lus dans le feuilleton du Journal des Débats cette
héroïque et pathétique élégie de Jules Janin, intitulée : La Mort
d’Adolphe Dumas.
Jules Janin, cet homme qui a autant d’esprit
que Voltaire, autant
d’érudition littéraire que Fontenelle, autant de bon sens que Boileau, autant de cœur
qu’une jeune fille quand elle verse ses premières larmes dans le sein de sa mère sur
la mort de son serin…, Jules Janin, ce véritable homme de lettres, en action
perpétuelle depuis trente ans, qui a tout vu, tout su, tout retenu, tout raconté, et
dont le sentiment est éternellement jeune parce qu’il est sans cesse renouvelé par la
verve aimable de ce cœur qui ne s’est jamais racorni sous la mauvaise humeur.
Voulez-vous le connaître, si vous ne le connaissez pas ? Souvenez-vous de Sterne,
débarqué à Calais, et causant avec le pauvre moine qu’il a l’intention de railler un
peu sur sa robe, sur son oisiveté, sur sa mendicité volontaire ; le pauvre moine ne
l’entend pas, ou fait semblant de ne pas le comprendre par bonhomie et par humilité ;
il s’incline, et, ouvrant sa tabatière de buis, il offre à son caustique étranger une
prise de son tabac. Sterne y plonge ses deux doigts, et s’étonne de trouver sous ses
paupières deux larmes, de ces larmes du critique attendri.
C’est M. Jules Janin, non pas seulement le
plus lettré, mais le plus
tendre des hommes ! Oh ! que le véritable esprit est bon à tout, même à pleurer !
Qui pouvait se douter que Jules Janin savait par cœur son Adolphe Dumas, et qu’il me
ferait sangloter en me le racontant à moi-même, à moi qui venais, il y a si peu de
jours, de passer trois heures avec ce Descartes exalté, avec ce mystique résigné, avec
ce Tasse méconnu, avec ce sublime estropié de notre terre, avec ce Job sur son grabat
de notre France, et que ce n’était pas sur lui, mais sur moi, qu’il rugissait contre
le sort, et qu’il m’adressait des vers d’airain contre l’impitoyable légèreté de ceux
qui rient de ce qui ferait pleurer les anges ?
Voici comment.
J’ai toujours aimé ceux qui aiment, ceux qui souffrent, ceux qui gémissent et qui
s’indignent en silence, ceux qui se sauvent d’un monde moqueur ; ceux qui
s’enveloppent,
quand ils sortent, de leur manteau troué par la misère, de
peur d’être reconnus dans la rue par ces persifleurs spirituels ou bêtes qui vendent
des ricanements aux passants pour insulter toute grandeur : ces pauvres honteux de la
gloire, qui sentent en eux leur noblesse innée, qui se cachent de peur qu’on ne se
moque, non d’eux-mêmes, mais du don divin qu’ils portent en eux.
Que voulez-vous ? c’est une faiblesse. Je méprise le rire méchant, cet antidote de ce
qui est sérieux et sacré chez les hommes, le génie et le malheur.
Je n’ai jamais pu m’empêcher de mal espérer d’un pays qui a fait du rire une
institution dans ses journaux ; cela n’avait lieu à Rome que dans les triomphes, pour
rappeler aux heureux qu’ils étaient hommes.
Mais se figure-t-on le rire sur la perte du misérable dont un huissier vend le grabat
par autorité de justice, ou qui vient de se suicider par peur du ridicule ? Eh bien,
cela s’est vu deux fois de nos jours, à Paris, pour deux grands artistes.
Le Gaulois a dépassé le Romain ! Le Romain ne riait que des heureux, le Gaulois rit
et fait rire, pour de l’argent, de l’infortune et du désespoir.
Au milieu de la rue qui porte aujourd’hui le nom de rue Lamartine,
nom qui s’inscrivit de lui-même le lendemain de la victoire de la République
conservatrice, en juin 1848, sur les factions liberticides qui voulaient tuer à la
fois l’ordre et la liberté, nom qui me fait penser toutes les fois que je passe, même
dans ce quartier de petits trafics, au bon sens et au courage du vrai peuple de Paris,
s’ouvre une petite rue annexe, montante, tortueuse, mal bâtie, mal pavée, et à
laquelle on a laissé par oubli le vieux nom de rue Neuve-Coquenard. Cela ressemble à
s’y méprendre à une rue des quartiers déserts de Rome qui montent du Vatican aux
fontaines monumentales de la villa Albani ; tout y est silence, solitude, petits
métiers, revendeurs, encadreurs, marchands de légumes avariés ou de pommes ridées pour
les petits ménages, étalées sur des devantures aux vitres cassées.
De distance en distance des portes d’allées, souvent
solitaires et silencieuses, sur des cours tortueuses au fond desquelles on entrevoit
de vieilles portes grillées comme des restes d’anciens couvents, de longues files
d’enfants et d’habitants y entrent et en sortent muets, sous la garde sévère d’un
homme en robe noire, pauvre troupeau qui se disperse de seuil en seuil, à mesure qu’il
s’éloigne de l’école. L’homme noir, ou le chien de garde, regarde alors derrière lui,
et, ne voyant plus personne, regagne seul son domicile, referme la porte de la cour et
remonte, un livre à la main, dans sa chambre haute.
On devine aisément que les loyers n’y sont pas à grands prix ; mais ce qu’on ne
devine pas, c’est qu’au fond de ces allées et de ces cours qui semblent aboutir à des
cloaques, s’étendent, sur le derrière de ces maisons, des espaces inconnus, enceints
de murs peu élevés, ou des maisons proprettes, toutes semblables à des villages
rustiques, dont les petits jardinets palissadés et les fenêtres tapissées de cordes
étalent au soleil le linge blanc des ménages pour le sécher au vent.
Ces espaces irréguliers, coupés de sentiers
qui s’entrecroisent pour
aller chercher chaque porte, sont pleins d’ombre et resplendissants de soleil ; on y
entend sur les sureaux, cet arbuste du pauvre, chanter les oiseaux qui découvrent
partout une feuille pour se nicher, une tuile pour se chauffer, une miette pour se
nourrir.
Ces mendiants ailés, mais gais parce qu’ils ont des ailes, égayent tout le jour le
silence de ces quartiers dépeuplés.
Çà et là, dans le dédale de ces sentiers, de ces jardins et de ces cours, on découvre
de petites habitations de hasard, à un seul rez-de-chaussée, bâties en planches de
rebut des démolitions, encore peintes des diverses couleurs des lambris auxquels elles
ont appartenu dans les palais ; là vivaient, dans une retraite définitive ou
provisoire, quelques solitaires estropiés qui ont acquis à bas prix ce petit coin
d’espace entouré d’arbustes ou de gazons. Quelques familles dépaysées, pleines
d’enfants, y
jouent au soleil avec la misère, tandis que l’aînée des
sœurs, qui garde la famille en l’absence du père et de la mère, belle quoique pâle et
maigre sous ses haillons, regarde, adossée à la porte, le jeu des enfants, et suit de
l’œil avec curiosité l’étranger qui lui demande l’adresse et la clef de ces
labyrinthes.
Le dirai-je ? Oui, car je le sais, et j’y ai visité deux fois des proscrits
intéressants de la littérature ; là vivent aussi quelques hommes de lettres vagabonds,
innomés, cachés comme dans des antres, d’où, ils effrayent de leur aspect les pauvres
et honnêtes familles de leurs voisins. Ils y végètent du salaire de quelques articles
empoisonnés qu’ils envoient à des journaux avides de scandale ; et si vous avez eu le
malheur de répondre à leurs lettres et de céder à votre cœur en leur portant secours,
une autre fois ils vous menacent, en sifflant comme la vipère sous la pierre où elle
est cachée, de vous dénoncer ou de vous mordre ; espérant arracher à la peur ce que la
main vide ne peut plus leur apporter.
Le voisinage malfaisant de ces hommes de proie est la seule ombre de ces oasis de la
pauvreté honnête ; immondice morale qui attriste
un peu la sérénité de
ces lieux. Du reste, on se croirait à mille lieues du vice ou de la perversité ; le
bruit de la ville n’y pénètre pas, le vent y souffle librement par dessus les toits
ces bouffées tièdes et sonores qui viennent on ne sait d’où, comme des souffles
d’esprits invisibles, secouer les arbustes, faire tomber les feuilles mortes, et
siffler à travers les vitres cassées des fenêtres, et rappeler au poète malade sur sa
couche que la nature chante, et que la terre prie pour lui.
Les volets battent contre les murs ; un soleil pâle entre dans les enclos par dessus
les haies ; les enfants jouent sur l’herbe au seuil de l’habitation de leurs mères ;
tout présente à l’œil des visiteurs étonnés l’aspect d’une guinguette morte des
environs de Paris, enclavée par hasard dans une enceinte, et où le silence et le
recueillement d’un couvent ont succédé tout à coup au tumulte des fêtes, au cliquetis
des verres et au bruit des instruments et des danses du peuple.
C’est dans une des maisonnettes les plus propres, qui forment au midi
l’enceinte monastique de ce cloître, qu’une jolie petite fille de douze ans m’indiqua
la porte du poète. On voyait, à l’empressement et à la complaisance de l’enfant,
qu’elle était connue et aimée dans le voisinage ; des blanchisseuses occupaient le
rez-de-chaussée.
Je montai un petit escalier de bois qui ouvrait sur une antichambre propre, bien
éclairée d’un beau rayon ; j’appelai, le silence me répondit ; j’entrai dans un petit
salon très rangé aussi, mais presque sans meubles ; j’appelai encore, silence aussi
profond ; enfin, une voix creuse, sépulcrale, venant de loin, me cria de la chambre
voisine : « Entrez, je ne puis ouvrir ! »
J’entrai en effet ; il était sur son lit, au fond de la chambre. La pleine clarté
d’un beau jour entrait dans sa chambre par la fenêtre ouverte avec les bouffées de
vent du printemps, qui
jouait avec les rideaux, se concentrant sur sa
mâle et athlétique figure !
Il me reconnut, et joignant ses deux fortes mains maigres, mais aux longs doigts et
aux nœuds de chêne, sur son front : — Ah ! c’est Lamartine, s’écria-t-il ; eh quoi !
mon cher ami, dévoré du temps comme vous êtes, et préoccupé jusqu’à la mort de vos
soucis, il vous reste encore de ce temps assez pour venir consoler un misérable, et
assez de ces soucis pour en donner aux autres ? Ah ! venez, que je vous serre dans mes
bras ; et il me serra en effet d’une étreinte vigoureuse et convulsive qui fit craquer
les os de ma maigre charpente.
— Certainement, lui dis-je, en m’asseyant sur son fauteuil, en face de son petit feu
de cendre, il me reste toujours du temps pour aimer ceux qui m’aiment, et des soucis
pour oublier les miens en pensant aux soucis de mes amis ! Il y a près d’un mois que
je ne vous ai vu, je me suis dit : Il faut qu’il soit malade, allons-y ; et
portons-lui le cœur, la main, la bourse, et tout ce que l’amitié peut partager, et
tout ce que l’amitié peut accepter.
— Non, non, me dit-il tout de suite, en me montrant sur le coin de sa cheminée sa
bourse
de cuir entrouverte ; je n’ai aucun besoin ni de soins ni
d’argent, grâce à mon excellent frère, qui remplace mon père, et à ma bonne sœur qui
me tient lieu de mère. Je suis riche, très riche, ajouta-t-il ; regardez, j’ai plus de
cent écus dans cette bourse ; j’ai ma pension de poète à toucher incessamment par
quartiers ; c’est vous qui êtes pauvre, puisque vous avez employé vingt ans de
politique à vous appauvrir, et que vous devez vos jours et vos nuits à vos créanciers,
que le travail ne solde pas assez vite. Ah ! combien je pense à vous, et que
d’insomnies votre situation me coûte !
Tenez, me dit-il, en essayant de se lever et en me montrant sa table d’inspiration à
l’autre côté de la chambre ; tenez ! prenez ce papier sur cette table et
donnez-le-moi, que je vous lise les derniers vers que j’ai écrits, ces jours-ci, en
réponse à ces hommes de pierre qui vous insultent pour votre misère, et qui rient de
vous, les misérables, parce que vous n’avez pas voulu être le tyran de leurs
bassesses ! Vous n’avez eu qu’un tort, ajouta-t-il, et c’est celui-là.
— Non, lui dis-je, je sais très bien que je pouvais prendre la fortune avec la
dictature et
la garder ; mais il fallait pour cela cinq ou six têtes des
leurs en tout pour intimider le reste. Un crime, c’est trop pour un pouvoir qui ne
dure que quelques années, et qui souille éternellement la conscience en pervertissant
la liberté par un mauvais exemple. J’aime mieux l’innocence que le pouvoir ; je me
suis repenti souvent de m’être mêlé des affaires des hommes, mais jamais de leur avoir
donné le bon exemple de l’abnégation et de l’humiliation volontaire au lieu du crime.
Il y a des ingrats et des moqueurs du bien ici-bas, mais n’y a-t-il donc pas un Dieu
là-haut ? lui dis-je en lui montrant par la fenêtre la vaste et sereine profondeur de
l’azur céleste.
— Oui, souffrons avec patience et avec résignation l’un et l’autre, reprit-il, comme
un Job quand il se repent d’avoir mal parlé ; puis, ouvrant le papier que je lui avais
tendu sur son lit, il se prit à me lire la dernière ode que je lui avais
inspirée !
Je la possède ; je l’ai sous la main, mais je me garderai de la donner à mes
lecteurs, c’est trop poignant !
C’est la joyeuse ironie lyrique d’un grand poète qui s’adresse aux heureux
sycophantes
de son pays et de son temps ; qui leur peint en traits de
Tacite et de Juvénal les angoisses d’un poète agonisant, qui s’épuise de travail, et
qui, ne se trouvant pas assez de sang dans les veines pour désaltérer ses créanciers,
entreprend de vendre ses vers pour un peu d’argent, et ne trouve pas assez d’acheteurs
pour payer sa vie et pour racheter son honneur avant de mourir.
Le refrain est gai, d’une gaieté folle comme une orgie ; l’indifférence y danse et y
chansonne comme dans une guinguette ; c’est du Rabelais goguenardant
au chevet du lit de Gilbert.
Cette détonation inattendue de gaieté cruelle et d’agonie mêlées ensemble fait
frissonner la peau et peint le siècle.
— Donnez-moi cela, lui dis-je, et ne le publiez jamais ; les poètes aussi doivent
jeter leur manteau sur les nudités de leur temps.
Il me tendit l’ode mouillée d’une de ses larmes ; cette larme ne me fit pas pleurer,
mais elle me fera éternellement souvenir.
Adolphe Dumas se dressa alors sur son séant et passa son pantalon et ses
pantoufles pour aller jusqu’à sa table de travail chercher dans un tiroir d’autres
poésies ; je lui offris mon bras. — Non, me dit-il, vous ne m’aideriez qu’à tomber, et
je vous entraînerais dans ma chute, vous allez voir ; j’ai calculé et disposé les
appuis que ma douloureuse infirmité me rend nécessaires pour aller en sûreté de ce
grabat à ma table, et de ma table à mon lit, sans assistance : il n’y a pas si loin du
travail à la mort d’un pauvre poète estropié, pour qu’il ne puisse passer, avec l’aide
de Dieu, du dernier labeur au dernier sommeil, et encore, en rencontrant son Dieu en
chemin, me dit-il en se tenant contre ses meubles devant un christ d’ivoire donné par
sa mère.
Voyez mes bras nerveux, ils me servent de jambes, et s’appuyant en effet tout
tremblant et tout chancelant sur le bois de son lit, de son lit sur le dossier d’un
lourd fauteuil, du
dossier du vieux meuble sur le marbre de la cheminée,
et de la cheminée sur sa table, il arriva tout essoufflé sur un autre fauteuil, et
s’attabla. Son front ruisselait de sueur devant le tiroir qui contenait ses
papiers.
— M’y voilà, dit-il, et causons !
Et nous causâmes.
Quand il était assis et causant, sa belle tête inspirée n’indiquait aucune fatigue ;
sa voix vibrait comme celle d’un Jérémie moderne. Il me dit que son frère était venu
le chercher à Paris pour le mener en Normandie, dans sa famille, où le bon air des
champs et les jeux de ses enfants lui rafraîchiraient la tête et lui rendraient les
forces. Il me pria, pendant son absence de Paris, de m’informer du prix d’un logement
pour lui à l’hospice volontaire de Sainte-Perrine.
Je m’en chargeai ; mais je n’eus pas le temps d’accomplir ma commission : son frère
entra avec le visage joyeux, affectueux et tendre d’un homme qui se réjouit d’emmener
bientôt un frère aimé et glorieux sous son toit, à sa femme et à ses petits enfants
qui l’attendent.
Adolphe Dumas me présenta son frère, et nous nous entretînmes longtemps
des délices d’amitié et de bien-être qui l’attendaient à la campagne.
Ma visite ne finissait pas ; je n’ai guère le temps d’en faire d’inutiles, mais cela
paraissait donner tant de plaisir à trois personnes, que j’attendis pour sortir qu’il
fit presque nuit dans la cour. J’oubliais de vous dire qu’un gros livre in-quarto à
deux colonnes était ouvert sur sa table, et qu’un chapelet grossier, dont les grains
luisants témoignaient qu’ils avaient glissé longtemps dans les doigts (celui de sa
mère), était négligemment jeté sur les pages.
— Il ne faut pas que cela vous étonne, me dit-il, nous autres Provençaux, nous mêlons
Dieu à tout, surtout à nos passions et à nos tendresses. J’ai été sceptique dans ma
jeunesse, un grand amour m’a ramené à une grande foi ; je me suis lavé avec les larmes
de saint Augustin,
ce fils converti par sa mère. Ah ! c’est un beau livre
que celui-là ; Scheffer a fait un beau tableau de ce fils qui écoute et qui voit le
ciel à travers les yeux bleus de sa mère.
Et moi aussi, c’est à travers le souvenir de la mienne que je vois la vie et la mort.
Quelles délices solitaires et nocturnes j’éprouve dans mes tristesses et dans mes
infirmités à relire ces confessions d’un Rousseau chrétien, et à rouler entre mes
doigts distraits ces grains dont chacun a emporté les saintes prières de la pauvre
femme d’Égraque (c’était le nom de son village, au bord de la Durance). Ah ! mon cher
Lamartine, je ne sais pas ce que vous croyez avec votre esprit, peu m’importe ! mais
je sais bien ce que vous aimez avec votre âme ; et j’ai toujours prié Dieu pour qu’il
daigne mettre un peu de foi dans tant d’amour.
Hélas ! que prierais-je, moi, dans mes nuits terribles, sans la consolation des
affligés, sans ce confident divin qui veille à mon chevet, qui ne s’endort jamais, et
qui entend tout ! L’amour malheureux m’a fait un être désespéré, la douleur me fait
chrétien !
Croyez-moi, mon cher ami, il y a quelque grand secret dans les larmes : vous êtes
digne
de l’apprendre un jour ! Ne me méprisez pas, j’ai besoin de prier,
ou bien donnez-moi une autre langue que celle de ma mère ou de l’Évangile !
— Moi ? lui dis-je, mépriser ou railler la douleur pieuse !
Ah ! toutes les croix sont saintes, toutes les douleurs sont sacrées, toutes les
consolations sont vraies pour qui les éprouve. J’aimerais autant mépriser la main du
pauvre enfant qui conduit l’aveugle, ou briser le bâton qui soutient le boiteux ! Ne
m’accusez pas d’une telle cruauté, mon cher Dumas. Dieu se révèle aux forts par la
force, aux tendres par l’amour, aux malheureux par la douleur ; quand le cœur est
comblé d’amertume, il en monte une larme aux yeux, et quand le vent la sèche, cette
larme, je ne demande pas d’où vient le vent.
Tout ce qui soulage vient de Dieu ; vous êtes très fort, mon ami, vous êtes héroïque
dans vos tortures comme Philoctète à Lemnos. Vous rempliriez le ciel de vos
rugissements contre les dieux et contre les hommes, si ce chapelet de votre mère ne
vous soulevait pas la nuit, au-dessus de votre couche de
douleur, et ne
vous rattachait pas au ciel, où elle vous entend ; vous tomberiez dans l’abîme sans
fond du désespoir. Et vous voudriez que je méprisasse ce fil qui retient le naufragé
du cœur au rivage ! Non, non, mon cher, je ne méprise pas le surnaturel, je
l’envie.
Adieu, je vous laisse à votre excellent frère, et je vous confie aux souffles du
printemps, que vous allez respirer sur le seuil de sa porte avec ses petits
enfants.
Il avait une grosse larme dans les yeux, et me serra la main à me la briser, et je
sortis pour regagner, le cœur resserré, mon ermitage.
Quelques jours après ce jour, le soir, à l’heure où quelques rares amis, que la mort
décime d’année en année, viennent causer un moment de la journée, et savoir si la
sentinelle oubliée n’a pas été relevée de son poste, on annonça Adolphe Dumas et son
frère.
Il entra en boitant, le visage gai, le front
ruisselant de sueur, et
retomba essoufflé sur le canapé.
— Je vous croyais parti ? lui dis-je.
— Non, me répondit-il, je pars demain, et je n’ai pas voulu vous laisser ici sans
vous dire adieu, et vous souhaiter un doux automne, ainsi qu’à madame de Lamartine et
à cette nièce qui s’oublie auprès de vous pour vous faire oublier ce qu’on ne peut
oublier, ajouta-t-il en passant le revers de sa large main sur ses yeux.
— À moins qu’on ne le remplace, lui dis-je.
Puis nous causâmes des tendresses et des amusements de la campagne. Mes chiens
semblaient l’entendre, et se dressaient sur leurs pattes pour lui lécher amicalement
les mains. Sa forte voix, où vibrait la franchise de son cœur, les excitait. Les
animaux aiment ce qui est fort et doux ; la franchise de l’accent les étonne et les
émeut ; ils ont le tympan sensible et juste. Il en était importuné, je les
éloignai.
— Non, dit-il, laissez-les faire, ils savent ce qu’ils font ; ils comprennent plus
vite que nous qui nous sommes et qui nous aimons ! Car les animaux, Madame, dit-il à
ma femme, c’est un grand et doux mystère ! — ses yeux se
mouillèrent ; il
n’y a que les hommes solitaires, malheureux, attentifs et bons qui le devinent. Voyez
le chien du Lépreux dans Xavier de Maistre, votre ami, comme c’est
vrai, comme c’est compris, comme c’est senti ! comme ces méchants enfants, quand ils
le poursuivent et le lapident, lorsqu’il franchit malheureusement le mur de la
léproserie et qu’il revient mourir aux pieds de son maître, font honte à l’homme !
comme le lépreux est deux fois lépreux après avoir perdu sa compagnie dans son
enclos !
Et il sanglota tout bas, comme un homme fort qui ne veut pas pleurer et que le
sanglot étrangle.
Nous fîmes silence un moment : il reprit, en s’adressant à ma femme :
« — Et moi aussi, Madame, et moi aussi ; après ma mère, mes frères, ma sœur, mes
amis, ce que j’ai le plus aimé, le plus regretté, le plus pleuré sur la terre, c’est
un pauvre oiseau, c’est ma tourterelle ; c’est l’amie, c’est la compagne du solitaire.
Vous l’avez connue, Lamartine, vous l’avez caressée sur ma fenêtre, sur le bout de mon
lit, à mon chevet, sur le dossier de mon fauteuil, sur mon épaule, sur
mes cheveux, sur ma main, quand j’écrivais. Hélas ! dit-il, en s’attendrissant, vous
ne la reverrez plus ! Elle a péri, comme tout ce qui m’aime, par la pierre d’un enfant
méchant, d’un de ces enfants de Paris qui ne sentent la vie qu’en donnant la mort à
tout ce qui vit inoffensif, de douceur, de charmant, d’aimant auprès d’eux !
Oh ! l’homme, ajoutait-il en élevant ses deux longs bras au niveau de sa belle tête,
c’est bien méchant, cela vit de meurtre ; mais l’enfant, c’est bien plus cruel,
puisque cela a tous les instincts méchants de l’homme, toutes ses passions féroces
sans avoir encore la raison qui les modère, ou les éclaire.
Cela éteindrait les étoiles, si ses mains malfaisantes pouvaient atteindre
jusque-là !…
— Je ne dis pas non, répondis-je ; aussi, voyez comme les animaux les redoutent. Si
mon petit chien voit passer un régiment dans la rue, il me suit sans y faire
attention ; mais s’il aperçoit de loin un groupe d’enfants sur le trottoir, il se
jette à toute course de l’autre côté de la rue, il se range et il évite les ennemis
naturels de tout ce qui est bon et faible, et il va m’attendre bien loin au-delà du
danger.
L’homme veut des opprimés ; l’enfant veut des victimes. C’est un enfant
qui s’amusa à tordre le cou à la tourterelle amie de Dumas.
— Oh ! lisez-nous les vers que vous avez faits sur ce pauvre oiseau, lui dirent ma
femme et ma nièce, émues d’avance de son émotion.
— Je le veux bien, reprit-il, mais pardonnez-moi si ma voix s’altère et tremble un
peu à chaque strophe, Madame. Hélas ! on pleure quand on peut dans cette triste vie,
ajouta-t-il, je n’avais que cette amie à pleurer : voilà !
Et il récita, au lieu de les lire, ces strophes dont Jules Janin a dit, en parlant
des grands auteurs sauvés par une élégie immortelle :
« Peut-être un jour Adolphe Dumas, quand on le connaîtra mieux, quand on
voudra le relire, avec la bonne volonté de tirer son nom de l’abîme, sera sauvé par
son élégie à sa Colombe ! »
Jugez-en vous-mêmes, âmes tendres, pour qui nulle tendresse de l’âme n’est perdue,
quelle que soit la chose qui vous aime. Ce n’est pas un badinage que de perdre
cruellement ce qui vous a aimé !
Ma colombe.
Sa vie.
Depuis ce jour
et tous les jours que
Dieu fait
naître
Qui nous fait
rire tous les deux
.
Jusqu’à ce qu’elle n’
aime plus
,
À
celui qui
mourra le premier
! si c’est elle
,
* * *
Ma colombe.
Sa mort.
Si quelqu’un me disait
, de ceux qui l’ont
connue,
Tous les jours et toutes les
nuits.
À
Paris, je dirai
,
car il faudra tout dire
,
Elle n’a jamais fait son
nid !
On n’applaudit pas, car on pleurait ; il avait les yeux mouillés lui-même ; il se
leva péniblement, comme en sursaut, avec l’aide du bras de son frère, qui l’emporta à
travers ma cour jusqu’à son fiacre.
Et je ne le reverrai plus.
Et qu’est-ce donc qu’Adolphe Dumas, cet estropié sublime ? demanderont les hommes qui
ne sont pas familiers avec ces noms à qui le bruit a manqué ici-bas, mais à qui la
mémoire
intime des grandes âmes et des grands talents dans le dernier
jour ne manqua jamais.
Vous savez que sur les hauteurs, où l’air trop raréfié et trop pur ne retentit pas,
il n’y a pas d’écho. Les régions qu’habitait Dumas étaient trop hautes pour que son
nom y fît ce bruit que nous autres habitants des collines et des plaines nous appelons
gloire.
Je me souviens du temps où l’on me demandait : Qu’est-ce donc que Xavier de Maistre
qui a écrit le Lépreux ou le Voyage autour de ma
chambre ? ou M. de Sainte-Beuve qui a écrit des Consolations,
ou M. de Guérin qui a écrit le Centaure, ou Ugo Foscolo qui a écrit
les Lettres de Jacopo Ortis, ou M. de Surville qui a écrit les Poésies de Clotilde ?…
Ce sont des solitaires de la littérature, des ermites du génie, des cénobites de la
poésie ; vivant sur les hauteurs, et ne fréquentant que les sommets où ils conversent
à voix basse et à cœur ouvert avec les esprits intimes de la terre. Ce sont, si vous
aimez mieux, des oiseaux de nuit, des rossignols, qui nichent très haut dans les
flèches des cathédrales, qui chantent pour eux-mêmes pendant que l’homme dort, ou qui
ne se révèlent pas par
des notes étranges et sublimes à ceux que
l’insomnie tient éveillés, qui, comme des mystères inentendus en bas, traversent l’air
d’une plainte ou d’un cri dont l’oreille ne perd jamais la mémoire.
Adolphe Dumas était de cette famille de penseurs solitaires, et de chanteurs de nuit,
rossignols de ténèbres ! — Aérolithes plaintifs des jours d’été.
Mais le jour vient une fois, pour ces grands esprits solitaires, et ils descendent de
leurs niches aériennes, et le grand jour les éblouit. Ils sont faits pour les derniers
jours !
Adolphe Dumas était évidemment un de ces esprits tentés par le grand jour et aveuglés
par lui. Il battait d’une aile forte et vaste les murs éblouissants des grandes cités.
On le regardait, et on disait : Qu’est-ce que cela ? c’est trop grand pour nous ;
jamais cet homme, qui sait monter, ne pourra descendre ! Hélas ! on avait raison, il
n’était pas proportionné à notre
taille, il était géant, il n’était pas
homme ; ce fut son seul défaut.
Il était né dans cette Provence, où semble s’être réfugiée aujourd’hui, dans un
patois hellénique et latin, toute la poésie qui reste en France ; il était du village
d’Eyragues, voisin, presque contemporain, ami et tuteur de ce
Mistral qui nous apporta un beau poème, le seul poème pastoral qui ait été comparé à
Homère depuis tant de siècles, le plus grand éloge qu’on ait jamais fait d’un poème
depuis trois mille ans !
Lui-même avait commencé aussi, dans la langue provençale, à chanter avec ces Mélibées de son cher pays. Il m’adressa une fois une très belle épître
en français, et j’y répondis comme un écho qui se souvient d’avoir été une voix dans
sa jeunesse. On peut voir cette réponse dans mes œuvres poétiques.
Ce fut ainsi que commença notre connaissance et notre affection : il en avait pour
moi,
j’en avais pour lui. Nous nous perdîmes dans la foule pendant mes
années politiques et troublées de tribun sur la place publique. Nous nous retrouvâmes
toujours amis après les orages et les revers.
Lui aussi, il était malheureux.
J’ignorais ce qui lui était arrivé ; il n’en parlait pas ; il n’était pas obligé par
devoir, comme moi, de rappeler l’attention sur lui pour sauver les autres. Il pouvait
se cacher dans la foule, vivre et mourir incognito ; bonheur qui,
par punition du ciel, m’est refusé. Tu as recueilli le bruit, meurs de bruit !
Tu n’auras pas une heure pour te recueillir entre la vie et la mort : c’est ton
expiation !
D’après Jules Janin, et d’après certaines rumeurs plus près de lui, il paraît qu’il
vint à
Paris, dans son printemps, pour tenter le théâtre, mais qu’il
était, comme moi, trop lyrique pour le théâtre, qui exige plus de bon sens que de
verve, et qu’il échoua ; que pendant ces essais, il s’éprit d’une jeune et grande
actrice, interprète de ses beaux vers, écho de ses grands sentiments, et qu’il espéra
l’épouser. Il était très beau, seulement, comme lord Byron son modèle, il n’avait que
le buste d’admirable, il était disgracié de la nature par les jambes ; son pied droit,
estropié par un accident de naissance, était retourné en arrière, il boitait
désagréablement.
C’était le temps où la chirurgie avait inventé un moyen orthopédique et facile de
rectifier les membres disloqués ; l’amour décida Dumas à subir, à tous risques, cette
torture, afin d’être beau de la tête aux pieds aux yeux de celle qu’il aimait. Il ne
dit rien à ses amis, ni à sa fiancée ; il disparut pendant plus d’un an du monde ;
quand il y reparut, son supplice l’avait amaigri et pâli.
Son pied était en effet retourné, mais il boitait toujours, et il éprouvait par
intervalle des douleurs telles, qu’elles touchaient à la frénésie.
L’actrice, qu’il espérait épouser, ne l’aimait plus ; il avait affronté
pour elle la mort et le théâtre. Il était plus estropié que jamais ; ses pièces, trop
hautes pour le parterre, ne lui avaient valu que les applaudissements des poètes et le
dédain du vulgaire : il était abandonné de sa maîtresse.
Ce fut alors qu’il disparut dix ans du monde, réfugié dans une cellule du couvent
hospitalier des frères de Saint-Jean-de-Dieu, dans la rue Plumet, entre les pensées de
Dieu et les désillusions de la terre.
Le désespoir, la solitude, l’exemple des frères qui lui prêtaient asile, le
ramenèrent à la religion de sa mère. Il se plongea dans les Pères de l’Église, et
devint mystique comme eux ; il retrouva la paix dans le mysticisme. Son âme se
rasséréna en Dieu, âme immense à laquelle l’infini seul pouvait suffire.
« Il est vrai, nous dit Jules Janin, que sous ce tiède abri de sa pauvreté
vaillante dans ce couvent, Adolphe Dumas avait amené une amie, une compagne au cœur
chagrin, aux fidèles amours ; sa tourterelle, qu’il avait ramassée un jour, à demi
morte de fatigue et de froid. Ils s’étaient adoptés l’un et l’autre ; ils
ne se quittaient ni la nuit ni le jour ; elle le suivait paisible et
roucoulante, et si triste, et si tendre ! Et les frères hospitaliers forcèrent leur
consigne en acceptant cette aimable compagnie ! »
(Comme l’esprit sent tout, quand c’est l’esprit d’un homme de cœur !)
Quand les années turbulentes de 1848 sonnèrent comme un tocsin d’espérance jusqu’au
fond des monastères, elles étonnèrent d’abord, puis elles éblouirent de grands mirages
le cœur d’Adolphe Dumas. Je le vis réapparaître plein de piété populaire et d’extase
mystique à côté de moi, crédule aux saintes idées d’un grand pas fait en avant vers
Dieu par les peuples, confiant dans la lune de miel de la liberté, sans crime et sans
tache ; somnambule de la liberté, il levait les bras en haut et cherchait l’horizon de
la République !
Je n’espérais pas tant de la constance du peuple, et cependant je ne craignais pas
tant
de son inconstance. Je tâchais de tempérer son ivresse mystique, de
peur que l’excès d’illusion n’amenât l’excès de découragement. Il combattait
héroïquement les factieux de l’inconnu, qui ne savaient ce qu’ils voulaient, et qui,
ne se contentant pas de la liberté, précipitaient la République dans le délire et dans
la guerre.
Les factieux furent vaincus par la République ; mais ils fournirent aux faibles et
aux ambitieux un prétexte de la maudire, elle, qui les avait couverts de son courage
et de sa vie !
Il fut faible, et chercha le salut de sa patrie dans un nom qui représentait la force
des soldats, cette raison suprême des peuples à qui la raison manque. Son enthousiasme
changea d’objet, il vit le dieu des armées dans ces choses ; mais il n’abandonna
jamais ceux de ses amis qui avaient combattu sous le drapeau de la République
conservatrice, et il ne cessa ni de les aimer, ni de les honorer dans ses regrets.
Ce fut ainsi que nous restâmes unis, moi, réfugié dans le travail, lui, abrité dans
son hospice. Il n’y avait point d’intérêt et par conséquent point de bassesse dans son
sentiment
pour l’Empire. Il ne voyait plus dans les peuples qu’un
troupeau qui veut que la raison s’impose par l’épée, au lieu de se soumettre à la
houlette de ses pasteurs.
Que lui répondre, après cette grande abdication de la France ? Nous ne parlions plus
politique ; nous parlions littérature, poésie, amitié, choses éternelles.
C’est ainsi qu’il arriva à ses derniers moments, résigné, pieux, plein de cette joie
intérieure que l’homme étendu sur le fumier de Job trouve dans l’entretien perpétuel
et solitaire avec son invisible ami.
Relisons ici les derniers mots de Jules Janin, qui paraît l’avoir connu et aimé
autant que nous.
« Disons hardiment que c’était là une belle et douce nature, un esprit
bienveillant, un vrai courage, habile à supporter la mauvaise fortune, un laborieux,
rude à la peine et fécond à ses risques et périls. L’an passé encore,
en allant de son lit à sa table de travail, il était tombé et s’était brisé
l’autre jambe. Et maintenant le voilà mort, sans récompense et sans bruit, non loin
de cette ville de Dieppe qu’il aimait, au pied d’une grande falaise, au bruit de
l’Océan solitaire qui murmure autour de son cercueil.
« Ce qui nous revient de ses derniers moments, dans une cabane de pêcheur, sur un
lit d’emprunt, sous la misère de l’abandon, serait chose lamentable. On dirait que
cet infortuné avait voulu pousser à bout, par son exemple, un témoignage inouï des
douleurs de la poésie abandonnée à ses propres forces. Pauvre, errant, oublié,
négligé, sans doute il a manqué de confiance en ses amis, en sa famille qui lui fut
toujours bonne et propice… Il n’a pas manqué de confiance, à coup sûr, dans le Père
qui est aux cieux !
« Nous, cependant, avertis par ces défaillances, par ces muets désespoirs, par
cette ambition inavouée, honorons ce courage, et remplaçant par nos meilleures
sympathies ces tristes funérailles d’un poète si malheureux, prions pour lui,
veillons sur nous. »
Comme c’est senti, comme c’est dit, comme c’est écrit avec des larmes de
pitié indulgente sur la plume ! et quel retour touchant et pieux dans ce : veillons sur nous ! nous qui avons moins bien mérité que lui de la
Providence, et qui côtoyons les précipices où il est tombé !
Mais il n’y est pas tombé sans soutien et sans amis pour le soutenir, et pour
retourner sa tête sur son chevet à sa dernière heure, comme on l’a écrit par erreur ou
par prétention à l’effet dans certains récits.
Rien n’est plus faux. Le hasard me rendit témoin des tendresses vraiment paternelles
de son frère et de ses amis, quand ils vinrent eux-mêmes à Paris le chercher, Benjamin
de la famille, dans sa retraite de la rue Neuve-Coquenard, pour l’emmener sous le bras
respirer chez eux, en Normandie, l’air vivifiant de l’été, et des loisirs, et du
jardin de famille.
Ce fut encore le bras de son frère qui l’amena chez moi la veille de son départ, et
qui
l’emporta à travers la cour de ma petite maison dans sa voiture : ils
partaient le lendemain. Les soins pieux et féminins de ce frère, qui le soutenait de
l’argent de sa bourse comme de son bras, nous touchèrent tous jusqu’aux larmes. La
dernière providence d’un malheureux, c’est la famille. La sienne était adorée de lui,
et voyait en lui, non-seulement son pupille, mais son orgueil.
Voici la vérité vraie, elle est assez pathétique pour qu’on n’y ajoute pas une mise
en scène contre laquelle il s’élèverait du tombeau pour protester.
Les deux frères partirent le lendemain de leur visite chez moi, ensemble, pour Rouen,
le 2 juin dernier. Son frère le conduisit lui-même chez sa fille, mariée à Elbeuf,
nièce accoutumée à chérir et à soigner cet oncle, amour et orgueil de la famille. Il y
vécut pendant six semaines, les plus douces peut-être de sa vie, en pleine paix, en
plein amour dans la maison,
en pleine ombre, en plein soleil dans le
jardin, comme ces haltes du voyageur, quand le jour va tomber et qu’il aperçoit déjà
les clochers de la ville où le sommeil l’attend, après les lassitudes de la route.
Une idée fatale le saisit : « Le ciel est beau, la température tiède, l’été des
tropiques doit avoir réchauffé les flots qui nous viennent de là ; je voudrais me
rajeunir en me retrempant dans la mer. »
On craignit que l’énergie saline de la mer ne fût contraire à l’apaisement des
douleurs névralgiques dont il avait toujours été affecté. On lui représenta qu’il
était à craindre qu’arrivé à l’âge où tout se calme, ces bains amers ne lui donnassent
des secousses qu’il convient d’éviter, quand la nature elle-même se traite par la
résignation et par le temps. Il était, comme tout le monde, impatient d’accélérer la
nature, ce grand médecin que nous portons en nous.
Il insistait ; on le conduisit à Puys, petit hameau de pêcheurs
dans le voisinage de Dieppe.
Il paraît qu’une première hospitalité dans une maison banale de bains ne convenait
pas,
par son prix, à la modicité de ses ressources. Il la quitta
volontairement et précipitamment et alla demander asile, économie et paix, dans une
chaumière de pêcheur, plus modique et plus rapprochée de la grève.
Singulier jeu de la Providence, qui ramène à la fin de sa vie le poète, ami de la
nature, dans l’humble chaumière où il a passé ses premières années, et devant ce grand
spectacle de l’Océan, pour chanter ou gémir sous sa fenêtre les grands adieux à la
terre de l’homme ! Il en jouit à son lit de mort comme il en avait joui dans son
berceau : Dieu lui parlait seul à seul avec plus d’intimité et de majesté que dans sa
retraite de Paris. Il fut heureux quelques jours.
Le 4 août, cependant, il sentit que la vague qui l’avait délicieusement caressé les
premières semaines, secouait trop fortement sa charpente. Il écrivit à son frère qu’il
désirait revenir à Paris, et le priait de venir le prendre à
la gare de
Trouville, en lui marquant le jour et l’heure du rendez-vous.
Ce bon frère se préparait à sa rencontre, lorsqu’une dépêche télégraphique lui
annonça qu’il n’avait plus de frère.
Il arriva trop tard pour recevoir son dernier soupir ; il l’avait rendu quelques
heures avant, serein, confiant, résigné, entre les mains du curé du pays, chargé de
bénir sa famille. Un étouffement pulmonaire l’avait asphyxié en peu de minutes et sans
agonie. Né d’un spasme, un spasme l’avait emporté.
Il savait où il allait ; les hommes n’avaient voulu comprendre ni son âme immense, ni
sa poésie ; il les quittait sans peine pour la patrie des méconnus. Mais, méconnu par
la foule, il laissait ici-bas ce qui console de vivre, une famille du sang, et des
amis, famille de cœur.
Je suis le dernier qui lui serrai la main ; il me l’a laissée toute chaude encore de
sa suprême et convulsive empreinte, et il a emporté toute chaude aussi dans le ciel
l’impression de la mienne.
J’ai donné une larme à son souvenir.
Son frère lui ferma les yeux et l’ensevelit
à Rouen, dans le cercueil
d’une sœur adorée, qui avait été la providence de ses mauvais jours ; là, ils dorment
ensemble dans une terre étrangère : mais j’aimerais qu’une main charitable remportât
ces deux enfants du Midi aux bords tièdes et poétiques de la Durance, comme j’aimerais
qu’on ramenât mes dépouilles mortelles près de ceux et de celles que j’y ai déposés
moi-même dans un sol qui ne m’appartient déjà plus, à Saint-Point !
Et maintenant, grande âme, dépaysée dans un corps infirme et dans la région des faux
jugements, des fausses gloires et des faux mépris de ce bas monde, tu as secoué
vigoureusement ce vil tissu de matière, ce manteau de plomb qui t’embarrassait dans
ton essor, et que tu soulevais à chaque pas comme une lourde chaîne dont les anneaux
te retenaient au sol !
Là, tu estimes à son prix la vaine renommée que donnent les hommes à ceux qui, dans
le langage terrestre, cadencent le mieux leur pensée, ou qui, se sentant plus forts
que le vulgaire, parlent en images fortes comme eux, et s’expriment en images
pénétrantes et neuves, au lieu de balbutier des pensées communes dans un jargon tout
fait !
Tu ris de ceux que le siècle exalte, parce qu’ils répètent les banalités
et les sophismes convenus de leur époque ; tu plains ceux qui, comme toi, pensent
leurs pensées à part de la foule, qui les écrivent ou qui les chantent, ou qui les
convertissent en action, et qui, de leurs chants et de leurs actes, ne recueillent que
l’envie ou le dédain.
Tu vois tout à la vraie lumière, tu nages dans la vérité ! Tu t’abreuves de la
divinité des choses idéales, cette divinité du monde supérieur où tu vis !
Triomphe, âme sublime et tendre ! prie pour les amis que tu as laissés ici-bas, et
entre dans ta vraie place, dans le ciel des poètes, des martyrs, pour chanter et
combattre avec eux ; et entre aussi dans le ciel des colombes, où tu as retrouvé la
tienne qui t’attendait ; symbole de tendresse et d’inspiration, pour t’aider à aimer
ton Dieu dans l’éternité, communion de ceux qui s’aimèrent dans la région des
larmes !
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