LXVIe entretien.
J.-J. Rousseau.
Son faux Contrat social et le vrai contrat social (2e partie)
Nous avons dit, dans le dernier Entretien, que J.-J. Rousseau, le premier
des hommes doués du don d’écrire, était par sa nature, par son éducation, par sa place
subalterne dans la société, par sa haine innée contre l’ordre social, par son égoïsme,
par ses vices, le dernier
des hommes comme législateur et comme politique,
faux prophète s’il en fut jamais, et dont les dogmes, s’ils étaient adoptés par
l’opinion séduite de son siècle, devaient nécessairement aboutir aux plus déplorables
catastrophes pour le peuple qui se livrerait à ce philosophe des chimères.
Nous avons été confondu d’étonnement, en lisant ces jours-ci le Contrat
social, du néant sonore et creux de ce livre qui a fait une révolution, qui a
prétendu faire une démocratie, et qui n’a pu faire qu’un chaos.
Comment un peuple, qui possédait un Montesquieu, a-t-il été prendre un J.-J. Rousseau
pour oracle ?
C’est qu’il est plus aisé de rêver que de penser ; c’est que le vide a plus de vertiges
que le plein ; c’est que Montesquieu était la science, et que Jean-Jacques était le
délire.
Analysons cet évangile d’un peuple qui avait Mirabeau, et courait à Marat ; les
théories sont dignes des exécuteurs ; tout mensonge est gros d’un crime.
Le livre commence par cet axiome :
« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ! »
De quel homme Rousseau prétend-il parler ?
Est-ce de l’homme isolé ?
Est-ce de l’homme social ?
Si c’est de l’homme isolé, tombé du sein de la femme sur le sein de la terre, l’homme
enfant n’a d’autre liberté que celle de mourir en naissant, car sans la société
préexistante entre la femme et son fruit conçu par une rencontre purement bestiale, la
femme n’est pas même tenue à le relever du sol, à le réchauffer sur son sein et à
l’abreuver du lait de ses mamelles ; et si, par un premier acte de cette société
instinctive qu’on appelle l’amour maternel, l’enfant est nourri d’abord d’un aliment
mystérieux préparé pour lui par la nature, aussitôt qu’il est sevré, que
devient-il ?
Non pas libre assurément, mais esclave de la faim, de la soif, du froid, de l’arbre qui
lui
donne ou lui refuse son fruit, de l’herbe qui pousse ou qui sèche sous
sa main, de l’animal faible ou féroce qu’il dévore ou dont il est dévoré, de sa nudité
qui l’expose à toutes les intempéries de l’atmosphère, esclave de tous les éléments,
enfin ; voilà l’homme naissant fastueusement déclaré libre par J.-J. Rousseau ! Ajoutez
que, s’il est rencontré dans son âge de faiblesse par un autre homme isolé plus fort que
lui, il devient à l’instant sa victime ou son esclave ; en sorte que le premier
phénomène que présente la première société, c’est un maître et un esclave, un bourreau
et une victime, jusqu’à ce que par les années la force du plus âgé devienne faiblesse,
et la faiblesse du plus jeune devienne force et oppression, que les rôles changent, et
que l’esclavage alternatif passe de l’un à l’autre avec la force brutale.
Voilà l’homme libre de J.-J. Rousseau dans l’état de nature. Dire qu’un tel être naît
libre, n’est-ce pas abuser de la dérision du langage et de l’ironie du
raisonnement ?
Est-ce au contraire de l’homme en société que J.-J. Rousseau veut parler ? Mais l’homme
isolé y naît aussi nécessairement esclave de la
société préexistante, que
l’homme isolé dans l’état de nature y naît esclave des éléments et des autres
hommes !
Esclave de la Providence, qui le fait naître ici ou là, sans qu’il ait choisi ou
accepté ni le temps, ni le lieu, ni la saison, ni la condition, ni la famille où il
surgit à l’existence ; esclave de la mère qui l’accueille ou le repousse de son sein ;
esclave du père qui brutalement a le droit de vie ou de mort sur ses enfants ; esclave
de la famille qui s’élargit ou qui se ferme pour lui ; esclave de frères ou de sœurs nés
avant lui, qui en font leur serviteur et leur bête de somme pour se décharger sur lui du
travail nourricier de tous ; esclave de l’État qui lui inflige la condition dans
laquelle il doit se ranger ; esclave des lois établies qui lui prescrivent l’obéissance
non délibérée aux prescriptions sociales ; esclave du travail qui doit nourrir lui et
ses frères ; esclave de la mort, si le salut de la société lui demande sa vie sur les
champs de bataille ; esclave dans son corps, esclave dans son esprit, esclave dans son
âme par la supériorité de force de tous contre un seul, par l’éducation qui lui impose
ses idées, par la religion qui lui enseigne ses croyances ;
esclave de la
volonté générale qui lui inflige ses punitions, ses expiations, même la mort.
Voilà, soit dans l’état sauvage, soit dans l’état de société, voilà l’homme isolé et
libre de J.-J. Rousseau ! En sorte que, dans l’une ou l’autre de ces hypothèses,
l’axiome vrai, l’axiome évident est précisément l’axiome contraire à celui de ce
législateur du paradoxe. Au lieu de lire : l’homme naît libre, et partout
il est dans les fers, lisez : l’homme naît esclave, et il ne
devient relativement libre qu’à mesure que la société l’affranchit de la tyrannie des
éléments et de l’oppression de ses semblables par la moralité de ses lois et par la
collection de ses forces sociales contre les violences individuelles.
Mais que peut-on attendre d’un législateur, ou aussi grossièrement trompeur, ou aussi
stupidement trompé dès sa première ligne ? Et que peut-on attendre d’un démocrate dont
le premier principe repose sur une vérité ainsi renversée ?
En partant de ce principe ainsi renversé, et en posant à sa démocratie une
base aussi fausse en arrière dans l’état soi-disant de nature, où peut aller
J.-J. Rousseau, et où peut-il mener son peuple ? Il le mène fatalement à l’inverse de
toute sociabilité et de tout gouvernement, c’est-à-dire à l’inverse de toute perfection
sociale, à la liberté absolue de l’individu, ce qui veut dire, comme nous venons de le
voir, à l’esclavage absolu de tous ses semblables et de tous les éléments, à
l’isolement, à l’égoïsme, à la tyrannie, à l’abrutissement, à la mort !
Et voilà l’homme qu’un siècle entier a appelé philosophe !
Le second axiome est celui-ci :
« Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et
qu’il obéit, il fait bien ;
sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux. Le droit de
la société ne vient point de la nature. »
Cet axiome suppose de deux choses l’une : ou que l’obéissance, dénuée de toute raison
d’obéir et de toute moralité dans l’obéissance, n’est que la contrainte et la force
brutale, sans autorité morale, et alors l’autorité morale de la loi sociale est
entièrement niée par ce singulier législateur de l’illégalité ; ou cet axiome suppose
que le joug des lois est une autorité morale, et alors ce cri d’insurrection personnelle
contre toutes les lois est en même temps le cri de guerre légitime, perpétuel contre
toute autorité. Et alors nommez vous-même de son vrai nom ce philosophe de la guerre
civile !
Le théoricien de l’athéisme moral, le grand a-narchiste de
l’humanité ! Faites des lois après cette protestation contre toute autorité des lois !
Faites des démocraties après cette invocation contre toute association des individus en
peuples !
Quel législateur qu’un philosophe qui inscrit sur le frontispice de ses lois le cri
d’insurrection contre ces lois mêmes !
Poursuivons.
Voici la théorie de la famille :
« Sitôt que le besoin que les enfants ont du père pour se conserver cesse, le lien
naturel est dissous ; les enfants exempts de l’obéissance envers le père, le père
exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrent également dans l’indépendance.
Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme. Sa première loi est
de veiller à sa propre conservation ; ses premiers soins sont ceux qu’il
se doit à lui-même ; et sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul, étant juge
des moyens propres à se conserver, devient par cela seul son propre
maître ! »
Si la brute la plus dénuée de toute moralité écrivait un code de démocratie pour les
autres brutes, c’est ainsi qu’elle écrirait !… Mais non, nous calomnions la brute ; car,
bien que le lionceau nouveau-né soit parfaitement inutile et soit même onéreux au lion
qui l’a engendré, cependant le lion, par la vertu occulte de la
paternité
seulement bestiale, veille et combat pour sa femelle qui allaite, et s’expose à la mort
pour apporter la nourriture à son lionceau !
Mais si un tel principe calomnie les animaux, c’est qu’il blasphème encore plus
l’homme, animal doué de moralité dans ses actes et dont le plus sublime est devoir.
Quel blasphème, disons-nous, contre l’existence même de tout principe spiritualiste,
contre toute âme, contre toute divinité dans les êtres ! Quelle plus vile profession de
foi d’un matérialisme absolu, réduisant toute la sociabilité, même celle de l’amour, de
la génération et du sang, à la grossière sensation de la peine, du plaisir, ou des
besoins physiques dans le père, dans la mère, dans l’enfant, blasphème qui donne pour
toute moralité à cette trinité sainte de la famille, quoi ? la basse gravitation
physique qui détache et qui fait tomber le fruit de l’arbre quand il est mûr, sans se
soucier du tronc qui l’a porté, et qui fait relever la branche avec indifférence quand
la branche est soulagée du fruit détaché !
Ainsi la consanguinité du fils avec le père et la mère, consanguinité aussi mystérieuse
dans l’âme que dans les veines ; ainsi la loi de solidarité génératrice,
qui enchaîne la cause à l’effet dans les parents, et l’effet à la cause dans les
enfants ; ainsi la loi d’équité, autrement dit la reconnaissance, qui impose l’amour,
non seulement affectueux, mais dévoué, au fils, pour la vie, l’allaitement, les soins,
la tendresse, l’éducation, l’affection souvent pénible dont il a été l’objet dans son
âge de faiblesse, d’ignorance, d’incapacité de subvenir à ses propres besoins ; ainsi la
loi de mutualité, qui commande à l’homme mûr de rendre à sa mère et à son père les
trésors de cœur qu’il en a reçus enfant ou jeune homme ; ainsi la piété filiale, nommée
de ce nom dans toutes les langues pour assimiler le culte obligatoire et délicieux des
enfants envers les auteurs de leur vie et les providences visibles de leur destinée au
culte de Dieu !
Ainsi enfin le culte même des tombeaux, commandé aux générations vivantes pour les
générations mortes, dont les monuments funèbres prolongent la mémoire et les deuils
jusqu’au-delà des sépulcres, pour rappeler les enfants à la réunion des poussières et
des âmes dans la vie future, où la grande parenté humaine confondra
les
pères, les mères, les enfants dans la famille retrouvée et dans l’éternel embrassement
de la renaissance !
Tout cela n’est rien aux yeux du législateur immoral pour qui tout le spiritualisme
social, et même sentimental, consiste à nier toute loi morale et tout sentiment, et à ne
voir dans la divine loi de filiation de l’être pensant que le phénomène d’une sève
nourricière, d’une chair humaine, qui, quand elle a passé d’une veine à une autre veine,
ne laisse à l’espèce renouvelée que le devoir de fleurir un jour sur les débris
desséchés et indifférents de l’espèce qui fleurissait hier dans le même sillon !
Voilà un beau principe social à établir pour base des vertus dans toute sociabilité en
ce monde !
Étonnez-vous après cela de ce qu’un pareil législateur jette une dédaigneuse pitié sur
son père, flétrisse sa bienfaitrice, corrompue par sa commisération pour lui, se refuse
au mariage, cette tutelle des générations à venir, et jette ses propres enfants à la
voirie publique et aux gémonies du hasard qu’on appelle Hospice des enfants abandonnés,
pour les punir
sans doute d’être nés d’un père aussi dénaturé que ce
sophiste législateur !
Après l’établissement de tels principes, et en écartant toujours le seul principe divin
de toute sociabilité, le Dieu qui a créé la souveraineté nécessaire en créant l’homme
sociable, Rousseau cherche à tâtons le principe de la souveraineté. Où le trouverait-il,
puisque, selon lui, la souveraineté n’est qu’un principe matériel et brutal, fondé
seulement sur un intérêt physique et mutuel résultant de nos seuls besoins charnels
ici-bas ?
Quand vous éteignez Dieu dans le ciel, comment verriez-vous la vérité sur la
terre ?
Aussi, voyez comme le sophiste s’égare, se confond et se contredit dans cette recherche
aveugle de la loi de souveraineté à faire accepter aux peuples ! Où peut être l’autorité
d’une souveraineté sociale qui ne puise pas son droit et sa force dans la source de tout
droit et de toute force, la nature et la divinité ?
« Le droit, dit-il, n’ajoute rien à la force »
, et quelques
lignes plus loin il conteste le droit à la force. Reste le hasard ; il lui répugne. Il
imagine une convention explicite, préexistante à toute convention, c’est-à-dire un effet
avant la cause, une absurdité palpable, pour toute explication du mystère social.
Ne faut-il pas en effet que le peuple existe, qu’il existe en sol, en population, en
société, en connaissance de ses intérêts, de ses droits, de ses devoirs, en civilisation
et en volonté, avant de convenir qu’il se rassemblera en comices pour délibérer sur son
existence, sur son mode de sociabilité, sur ses lois, sur sa république ou sur sa
monarchie, et de donner ou de refuser son consentement à ces juges tombés du ciel ou
sortis des forêts, Moïse, Lycurgue, Numa, Montesquieu ou Rousseau, sauvages chargés
d’improviser la société et de faire voter le genre humain ? Toute sagesse serait un
scrutin de la barbarie !
Une telle origine de la société, et de la politique, de la souveraineté des
gouvernements, n’est-elle pas le délire de l’imagination ? Les contes de fées racontés
aux enfants par leurs nourrices ne sont-ils pas des chefs-d’œuvre de
bon
sens et de logique auprès de ces contes bleus du législateur de l’ermitage de
Montmorency ?
Quant à la souveraineté, c’est-à-dire à ce pouvoir légitime qui
régit avec une autorité sacrée les empires, Rousseau la place, la déplace
métaphysiquement ici ou là, dans un tel labyrinthe d’abstractions, et lui suppose des
qualités tellement abstraites, tellement contradictoires, qu’on ne sait plus à qui il
faut obéir, et contre qui il faut se révolter ; tantôt lui donnant des limites, tantôt
la déclarant tyrannique ; ici la proclamant indivisible, là divisée en cinq ou six
pouvoirs, pondérés, fondés sur des conventions supérieures à toute convention ;
collective, individuelle, existant parce qu’elle existe, n’existant qu’en un point de
temps métaphysique que la volonté unanime doit renouveler à chaque respiration ;
déléguée, non déléguée, représentative et ne pouvant jamais être représentée ;
condamnant le peuple à tout faire
partout et toujours par lui-même, lui
défendant de rien faire que par ses magistrats ; déclarant que le peuple ne peut jamais
vouloir que le bien, déclarant quelques lignes plus loin la multitude incapable et
perpétuellement mineure. Véritable Babel d’idées, confusion de langues qui ressemble à
ces théologies du moyen âge où Dieu s’évapore dans les définitions scolastiques de ceux
qui prétendent le définir !
Le peuple souverain de Rousseau s’évanouit comme le Dieu des théologues : on ne sait à
qui croire, on ne sait qui adorer dans leur théologie ; on ne sait à qui obéir dans la
souveraineté populaire de Rousseau. La souveraineté y flotte sans titre, sans base, sans
forme, sans organe, comme un de ces nuages dans le vide auquel l’imagination ivre de
métaphysique peut donner les formes et les couleurs qui lui conviennent !
Malheur au peuple qui chercherait ainsi son gouvernement dans les nues ! il serait mort
avant de l’avoir trouvé pour l’appliquer aux nécessités urgentes et permanentes de son
association nationale.
Quand Rousseau touche à la question des gouvernements, il devient plus
inintelligible encore ; il est impossible de tirer de ses divisions, subdivisions,
pondérations, un seul mode de gouvernement applicable.
Toute affirmation de pouvoir y est contredite par une négation. Démocratie,
aristocratie, monarchie représentative, monarchie absolue, démagogie sans limites, sans
capacité et sans responsabilité, théocratie sans contrôle et sans réforme possible ;
divinité de Dieu incarnée dans le pontife ou dans le corps sacerdotal, gouvernements
mixtes, où les pouvoirs se gênent par les frottements ou bien s’équilibrent dans
l’immobilité par les contrepoids ; despotisme, tyrannie, anarchie, enfin maximes
destructives de tout gouvernement, telle que celle-ci :
« La souveraineté ne peut être représentée par la même raison
qu’elle ne peut être aliénée, parce qu’elle consiste dans la volonté
générale, et que la volonté ne se représente
pas ! »
Idéalité abstraite substituée à toute réalité pratique, et qui
rend tout gouvernement impossible en le rendant purement idéal.
Écoutez cette autre maxime, non moins anarchique par ses conséquences :
« À l’instant où un peuple se donne des représentants, il n’est plus
libre, il n’existe plus ! »
Maxime qui conduirait le peuple à
l’ubiquité de temps, de lieu, de fonction, d’aptitude, ou à la servitude et à
l’anéantissement ! Maxime que nous avons vu resurgir des théories métaphysiques de nos
jours, maxime renouvelée des rêveries de J.-J. Rousseau ; maxime qui ne renverse pas
moins tout bon sens que toute société nationale !
Plus loin, Rousseau prétend établir que, les citoyens étant égaux
(ce qui n’est pas plus vrai des hommes que des arbres), nul n’a le droit d’exiger qu’un autre fasse ce qu’il ne fait pas lui-même, ce qui condamnerait le
souverain
à monter la garde à la porte de son propre palais, ou le général
à combattre au même rang et au même poste que chacun de ses soldats !
En matière de religion, J.-J. Rousseau professe dans le Contrat
social la doctrine impie qui impose la tyrannie de l’État jusque dans
l’inviolabilité des âmes, la doctrine de l’unité de religion politique
dans l’État ; sans cela, dit-il, jamais l’État ne sera bien
constitué.
Ainsi ce n’est pas seulement sa liberté que le citoyen doit céder au roi, c’est son
âme. Dieu est le sujet du peuple ou du roi !
Quel libéralisme dans ce législateur oppresseur de toute liberté ! la philosophie et la
théologie aboutissant à une religion civile et non divine !
Là finit le livre, car la tyrannie populaire ou royale ne va pas plus loin !
Hic tandem stetimus nobis ubi defuit
orbis.
Fermons donc ce livre, et plaignons le philosophe d’avoir rencontré un tel peuple pour
l’admirer, et plaignons le peuple d’avoir eu un tel philosophe pour législateur !
Et maintenant que ce déplorable livre a porté ses fruits de démence et de
perdition dans une démocratie avortée, faute de véritable philosophie dans son faux
prophète, essayons de remettre un peu de bon sens dans la philosophie politique du
peuple, et de substituer en matière de gouvernement quelques vérités pratiques, et par
cela même divines, à ce monceau de chimères devenu un monceau de ruines sous la main
égarée des sectaires d’un aveugle, qui écrivit de génie et qui pensa de hasard.
Qu’est-ce que la société politique entre les hommes ?
Qu’est-ce que la première législation ?
Qu’est-ce que la souveraineté ?
Qu’est-ce que les gouvernements ?
Y a-t-il une seule forme de bon gouvernement ? Y en a-t-il plusieurs
également bonnes, selon les lieux et les temps, les âges et les caractères des
peuples ?
Qu’est-ce que les lois ?
Qu’est-ce que l’administration des lois ?
Qu’est-ce que la famille ?
Qu’est-ce que la propriété ?
Qu’est-ce que la liberté ?
Qu’est-ce que l’égalité ?
Qu’est-ce que la perfection ou la décadence sociale ?
Quel est le mode de consulter de véritables et perpétuels oracles de la véritable
politique ?
Raisonnons et ne rêvons pas ; on n’a que trop rêvé depuis Rousseau : raisonnons d’après
la nature.
Et d’abord, qu’est-ce que la société politique ?
La société politique, nullement délibérée, mais instinctive et fatale dans le sens divin du
mot fatal (fatum,
destinée), est un acte par lequel l’homme, né forcément sociable, se constitue en
société avec ses semblables.
Cette société politique a-t-elle uniquement pour objet, ainsi que le prétendent
J.-J. Rousseau et ses émules les publicistes semi-matérialistes, la satisfaction des
besoins matériels de l’homme et l’accroissement de ses jouissances physiques ?
Nullement, selon moi ; cette société politique, qui multiplie en effet les forces de
l’individu par la force collective de l’association de tous, a certainement pour effet
la perpétuation et l’amélioration physique de la race humaine ; mais elle a un objet de
plus, une dignité de plus, une moralité de plus, un spiritualisme de plus.
Ce but supérieur à la grossière satisfaction en commun des besoins physiques, cette
dignité de plus, cette moralité de plus, ce spiritualisme social de plus, c’est l’âme de
l’humanité cultivée par la civilisation, résultant de cette société. C’est la
connaissance de son Créateur, c’est l’adoration de son Dieu, c’est la conformité de ses
lois avec la volonté de Dieu, qui est en même temps la loi suprême ; c’est le
dévouement de chacun à tous, c’est le sacrifice ;
En un mot, c’est la vertu.
Toute société fondée sur l’abject égoïsme, toute société dont le premier lien n’est pas
le devoir de tous envers tous, en vue de Dieu, n’est pas un peuple : ce n’est qu’un
troupeau. C’est la moralité seule qui en fait une humanité.
La société politique n’est donc pas seulement une société en commandite : c’est une
vertu, c’est une religion !
Cette définition, que nous n’avons malheureusement rencontrée jusqu’ici dans aucun
publiciste moderne, et qui est pour nous à l’état d’évidence, élève le législateur
véritable à la dignité d’oracle, fait du commandement un sacerdoce civil, de
l’obéissance un devoir, de l’amour de la patrie un culte, et du dévouement des citoyens
au gouvernement une sainteté.
Ce but de la société politique ainsi défini, marqué, dignifié, sanctifié, et, pour
ainsi dire, divinisé, je me demande : Qu’est-ce que le premier législateur ? Et je me
réponds :
Le premier et l’infaillible législateur, c’est celui qui a fait l’homme ; c’est celui
qui, en faisant
l’homme, a mis en germe dans l’âme de sa créature ces lois,
non écrites, mais vivantes, consonances divines de la nature intellectuelle de l’homme
avec la nature de Dieu, consonances qui font que, quand le Verbe
extérieur, la loi parlée se fait entendre, à mesure que l’homme a besoin de loi
pour fonder et perfectionner sa société civile, la conscience de tout homme, comme un
instrument monté au diapason divin, se dit involontairement : C’est
Juste ; c’est Dieu qui parle en nous par la consonance de notre esprit avec sa
loi ! Obéissons pour notre avantage, obéissons pour la gloire de Dieu !
Donc, le suprême législateur est celui qui a créé d’avance en nous l’écho préexistant
de ses lois, la conscience, cet écho humain de la justice divine !
Qu’est-ce que toutes les lois qui n’emportent pas avec elles le sentiment de la
justice, cette sanction de la loi ?
Donc le législateur, ce n’est ni le rêveur qui appelle loi ses chimères, ni le tyran
qui appelle loi ses caprices : ces lois-là emportent avec elles leurs perturbations et
leurs révoltes. Le véritable législateur est celui qui dit en nous :
Cette
loi est juste, et, parce qu’elle est juste, elle est utile, elle est obligatoire.
Et, parce qu’elle est juste, utile, obligatoire, elle est le devoir religieux de tous
envers chacun et de chacun envers tous.
Et, parce qu’elle est devoir envers les hommes, créatures de Dieu, elle est devoir
envers Dieu lui-même, père et législateur.
Et, parce qu’elle est devoir envers Dieu, Dieu la vengera.
Voilà le législateur suprême et le véritable oracle humain ; dans la société
spiritualiste, la législation est sacrée parce que son législateur est divin.
Cela ressemble peu à la société charnelle de J.-J. Rousseau, et à la société économique
des Américains du Nord.
L’une a pour but de bien brouter la terre, en tirant chacun à soi la plus large part de
la nappe terrestre ; l’autre a pour but de nourrir le corps, sans doute, par la loi
impérieuse du travail, mais elle a un but supérieur : élever l’âme du peuple par la
pensée de Dieu, par la piété envers Dieu, par le dévouement envers ses semblables,
jusqu’à la dignité de créature intelligente et morale, jusqu’à la glorification
du Créateur par sa créature ; en un mot, diviniser la société mortelle autant
que possible sur cette terre, pour la préparer au culte de son éternelle divinisation
dans un autre séjour.
J’avoue que je n’ai jamais pu comprendre autrement le législateur et la législation
sociale. Serait-ce une œuvre bien digne d’un Dieu que la création d’un instinct social
qui n’aurait pour fin que de faire brouter en commun une race de bipèdes sur un sillon
fauché en commun, afin que la mort, fauchant à son tour cette race ruminante à gerbes
plus épaisses, engraissât de générations plus fécondes ces mêmes sillons ?
Si l’homme de l’humanité ne cultivait que le blé, et ne multipliait que pour la mort,
sur l’écorce de cette planète, le regard de la Providence divine daignerait-il seulement
y tomber ?
Ôtez la vertu du plan divin du Législateur suprême, à quoi bon avoir donné une âme à ce
troupeau ? Il suffirait de lui avoir donné une mâchoire.
Voilà cependant la législation de J.-J. Rousseau !
Et la souveraineté, dont ce philosophe parle tant, sans pouvoir la
définir, parlons-en à notre tour.
Qu’est-ce, selon lui et ses disciples, que la souveraineté, cette régulatrice absolue
et nécessaire de toute société politique ?
C’est, selon la meilleure de ces innombrables définitions, la volonté universelle des
êtres associés.
Mais, répondrons-nous aux sophistes, indépendamment de ce que cette volonté, supposée
unanime, n’est jamais unanime, qu’il y a toujours majorité et minorité, et que la
supposition d’une volonté unanime, là où il y a majorité et minorité, est toujours la
tyrannie de la volonté la plus nombreuse sur la volonté la moins nombreuse ;
Indépendamment encore de ce que le moyen de constater cette majorité n’existe pas, ou
n’existe que fictivement ;
Indépendamment enfin de ce que le droit
de vouloir, en cette matière si
ardue et si métaphysique de législation, suppose la capacité réelle de vouloir et même
de comprendre, capacité qui n’existe pas au même degré dans les citoyens ;
Indépendamment de ce que ce droit de vouloir, juste en matière sociale, suppose un
désintéressement égal à la capacité dans le législateur, et que ce désintéressement
n’existe pas dans celui dont la volonté intéressée va faire la loi ;
Indépendamment de tout cela, disons-nous, si la souveraineté n’était que la volonté
générale, cette volonté générale, modifiée tous les jours et à toute heure par les
nouveaux venus à la vie et par les partants pour la mort, nécessiterait donc tous les
jours et à toute seconde de leur existence une nouvelle constatation de la volonté
générale, tellement que cette souveraineté, à peine proclamée, cesserait aussitôt
d’être ; que la souveraineté recommencerait et cesserait d’être en même temps, à tous
les clignements d’yeux des hommes associés, et qu’en étant toujours en problème la
souveraineté cesserait toujours d’être en réalité ?
Qu’est-ce qu’un principe pratique qui ne peut exister qu’à condition
d’être abstrait, et qui s’évanouit dès qu’on l’applique ?
Or la souveraineté ne peut être une fiction, puisqu’elle est chargée de régir les plus
formidables des réalités, les intérêts, les passions et l’existence même des
peuples.
Toutes les autres définitions que J.-J. Rousseau et ses disciples font de la
souveraineté ne méritent pas même l’honneur d’une réfutation ; celle-ci était spécieuse,
les autres ne sont pas même des sophismes, elles ne sont que des paradoxes. C’est plus
haut, c’est plus profond qu’il faut, selon nous, découvrir et adorer la véritable
souveraineté sociale.
Cherchons.
La société est-elle ou n’est-elle pas de droit divin ?
En d’autres termes, la sociabilité humaine, qui ne peut exister sans
souveraineté, n’est-elle pas une création de Dieu préexistant et coexistant avec l’homme
sociable ?
Très évidemment oui ! L’homme a été créé par Dieu un être essentiellement sociable,
tellement sociable que, s’il cesse un moment d’être sociable, il cesse d’exister ;
l’état de société lui est aussi nécessaire pour exister que l’air qu’il respire ou que
la nourriture qui soutient sa vie. Par tous ses instincts, par tous ses besoins, par
toutes ses conservations, par toutes ses multiplications, par toutes ses perpétuations
de vie ici-bas, l’homme a besoin de la société, comme la société a besoin de la
souveraineté. Contemplez la nature.
L’homme en a besoin même pour naître et avant d’être né. Si Dieu avait voulu que
l’homme naquît et vécût isolé, il l’aurait fait enfant de la terre ou de lui-même, sans
l’intervention mystérieuse des sexes, et sans l’intervention féconde de ce second
créateur qu’on nomme l’amour, et qui est la première et la plus irrésistible sociabilité
des éléments et des âmes.
Il l’aurait fait naître dans toute sa force,
dans le développement
accompli de ses facultés physiques et morales, sans aucune de ces gradations de l’âge,
sans aucune de ces impuissances, de ces faiblesses, de ces ignorances de l’enfant
nouveau-né, qui condamne le nouveau-né à la société de la mère, ou à la mort, si la mère
lui refuse la mamelle, si le père lui refuse la protection, la nourriture pour
subsister ; et, quand la mamelle tarit pour l’enfant, la mère, elle-même, que
deviendrait-elle avec son enfant sur les bras, sans la société du père, que l’amour
conjugal et que l’amour paternel attachent par un double instinct de vertu désintéressée
à ces deux mêmes êtres dépendants de lui ?
La mère et le père vieillis et infirmes par l’usure du temps, devenus incapables de se
nourrir et de se protéger eux-mêmes, que deviendraient-ils si les enfants, dénués, comme
ceux que suppose Rousseau, de tout spiritualisme, de toute reconnaissance, de toute
piété filiale, cessaient de former avec les auteurs de leurs jours la sublime et douce
société de la famille ?
Voilà donc dans cette trinité du père, de la mère, de l’enfant, nécessaires les uns aux
autres
sous peine de mort, la preuve évidente que la sociabilité et
l’humanité, c’est un même mot.
Or, comme la souveraineté, c’est-à-dire l’autorité et l’obéissance sont deux
conditions, absolues aussi, de toute société grande et petite, voilà donc la preuve
évidente que la souveraineté, c’est la nature.
Ce n’est là ni une convention délibérée sans langue et sans raisonnement, ni un droit
de la force toujours contrebalancée par cent autres forces, ni une aristocratie sans
corporations, sans hérédité, sans ancêtres, ni une démocratie sans égalité possible, qui
ont pu inventer et proclamer cette souveraineté chimérique de J.-J. Rousseau.
C’est la nature : elle seule était assez révélatrice des lois sociales pour inculquer à
l’humanité cette condition de son existence ; elle seule était assez puissante pour
faire obéir cette humanité, égoïste et toujours révoltée, à cette dure condition
naturelle de la sociabilité qu’on nomme souveraineté. Or, comme la nature, c’est
l’oracle du Créateur, par les instincts propres à chacune de ses créatures, la
souveraineté, c’est donc Dieu !
Pourquoi chercher dans les définitions quintessenciées et amphigouriques
des écoles le principe de la souveraineté ? Le principe, c’est Dieu, qui a voulu que
l’homme sociable et perfectible développât comme un magnifique spectacle devant lui ce
phénomène matériel, et surtout intellectuel, et encore plus moral, de la société ; et
c’est la nature, interprète de Dieu, qui a donné à l’homme dans tous ses instincts le
germe de toutes ses lois et la condition absolue de cette souveraineté sans laquelle
aucune société ne subsiste, parce qu’aucune loi n’est obéie.
La véritable autorité sociale, qu’on appelle souveraineté, est donc divine ; divine,
parce qu’elle est naturelle.
Voilà la souveraineté, voilà l’autorité morale, voilà l’obéissance obligatoire, voilà
les titres et la sanction de la loi.
Religion innée, dans ce système la société mérite ce vrai nom, car elle relie les
hommes entre eux, et les agglomérations d’hommes à Dieu ! Bien obéir, c’est honorer
l’auteur de toute obéissance ; bien gouverner, c’est refléter Dieu dans les lois ; bien
défendre les lois, les gouvernements et les peuples, c’est être le ministre
de la nature et de la divinité. La vraie souveraineté, c’est la vice-divinité dans les
lois.
Et qu’est-ce que les gouvernements ?
Les gouvernements sont la souveraineté en action, le mécanisme social par lequel cette
souveraineté, divine dans son essence, humaine dans ses moyens, s’exerce sur les groupes
plus ou moins nombreux dont les sociétés se composent : familles d’abord, tribus après,
peuplades ensuite, confédérations ou monarchies de même origine enfin. Peu importe que
la souveraineté soit multiple, comme dans les républiques, ou une, comme dans les
monarchies absolues, ou mixte, comme dans les royautés limitées, ou représentative,
comme dans les pouvoirs électifs : pourvu que la souveraineté y soit obéie, le
gouvernement existe et la société y est maintenue.
Ces formes diverses et successives de gouvernement ne sont ni absolument bonnes, ni
absolument
mauvaises en elles-mêmes : elles sont relativement bonnes ou
mauvaises, selon qu’elles servent plus ou moins bien la souveraineté qu’elles sont
chargées d’exprimer et de servir ; tout dépend de l’âge, du caractère, des mœurs, des
habitudes, du nombre, du site, du climat, des limites, de la géographie même des peuples
qui adoptent telle ou telle de ces formes de gouvernement. Patriarcale en Orient,
théocratique dans les Indes, monarchiquement sacerdotale en Judée et en Égypte, royale
en Perse, aristocratique en Italie, démocratique en Grèce, pontificale à Jérusalem et
dans Rome moderne, élective et anarchique dans les Gaules, représentative et
hiérarchique en Angleterre, chevaleresque et monacale en Espagne, équestre et turbulente
comme les hordes sarmates en Pologne et en Hongrie, assise, immobile et formaliste en
Allemagne, mobile, inconstante, militaire et dynastique en France, la forme du
gouvernement varie partout, la souveraineté jamais.
Du patriarche d’Arabie au mage de Perse, du grand roi de Persépolis au démagogue
d’Athènes, du consul de Rome aristocratique au César de Rome asservie dans le bas
empire,
du César païen au pontife chrétien souverain dans le Capitole ; de
Louis XIV, souverain divinisé par son fanatisme dans sa presque divinité royale, aux
chefs du peuple élevés tour à tour sur le pavois de la popularité ou sur l’échafaud où
ils remplaçaient leurs victimes ; des démagogues de 1793, du despote des soldats,
Napoléon, affamé de trônes, aux Bourbons rappelés pour empêcher le démembrement de la
patrie ; des Bourbons providentiels de 1814 aux Bourbons électifs de 1830, des Bourbons
électifs, précipités du trône, à la république, surgie pour remplir le vide du trône
écroulé par la dictature de la nation debout ; de la république au second empire, second
empire né des souvenirs de trop de gloire, mais second empire infiniment plus politique
que le premier, calmant dix ans l’Europe avant d’agiter de nouveau la terre, agitant et
agité aujourd’hui lui-même par les contrecoups de son alliance sarde, insatiable en
Italie, contrecoups qui, si la France ne prononce pas le quos ego à
cette tempête des Alpes, vont s’étendre du Piémont en Germanie, de Germanie en Scythie,
de Scythie en Orient, et créer sur l’univers en feu la souveraineté du hasard ; de
tous ces gouvernements et de tous ces gouvernants, la souveraineté, souvent
dans de mauvaises mains, mais toujours présente, n’a jamais failli ; c’est-à-dire que la
souveraineté, instinct conservateur et résurrecteur de la société naturelle et
nécessaire à l’homme, n’a pas été éclipsée un instant dans l’esprit humain.
On a pu proclamer tour à tour le règne du père de famille, le règne du chef de tribu,
le règne de la majorité dans les nations délibérantes sans magistrats héréditaires, le
règne du sacerdoce dans les théocraties, le règne des grands dans les aristocraties, le
règne des rois dans les monarchies, le règne des chefs temporaires dans les républiques,
le règne du peuple dans les démocraties, le règne des soldats dans les régimes de force,
le règne même des démagogues dans les démagogies, le pire des règnes selon Corneille ;
mais la souveraineté administrée par des mains intéressées, perverses, violentes,
tyranniques, anarchiques, même infâmes, était encore la souveraineté, c’est-à-dire
l’instinct social condamnant les hommes à vivre en société imparfaite, même détestable ;
par la loi
même de la nécessité : la souveraineté de la
nature.
Ce besoin divin de la souveraineté administrée par des gouvernements plus ou moins
parfaits, est le travail le plus persévérant de l’humanité, ce qu’on appelle la
civilisation, ou le perfectionnement des conditions sociales, le progrès ; travail
pénible, lent, quelquefois heureux, souvent déçu, plein d’illusions, d’utopies, de
déceptions, de révolutions ou de contre-révolutions, selon que les peuples et leurs
législateurs s’éloignent ou se rapprochent davantage dans leurs lois précaires des lois
non écrites de la nature sociale révélées par Dieu lui-même à l’humanité.
Les gouvernements font les lois.
Qu’est-ce donc que les lois ?
Les lois sont des règlements obligatoires promulgués par les gouvernements pour faire
vivre les sociétés nationales en ordre plus ou moins durable, en justice plus ou moins
parfaite,
en moralité plus ou moins sainte entre eux.
Plus les lois sont obéies, c’est-à-dire capables de maintenir en ordre la société
nationale, plus elles sont conformes à la souveraineté de la nature, qu’elles ont pour
objet de manifester et de maintenir pour conserver aux hommes les bienfaits de la
société.
Plus les lois renferment de justice, c’est-à-dire de conscience et de révélation des
volontés de Dieu par l’instinct, plus elles sont vraies, utiles, obéies par les peuples
qui les adoptent pour règle.
Plus les lois s’élèvent au-dessus des simples rapports réglementaires d’homme à homme
jusqu’au rapport de l’homme spiritualisé avec Dieu, plus elles sont ce qu’on appelle
morales, plus elles ennoblissent, sanctifient, divinisent la société.
Ces trois caractères de la loi, la règle, la justice, la moralité, sont donc les degrés
successifs par lesquels la société politique se fonde et s’élève d’abord par l’ordre, se
légitime ensuite par la justice, s’accomplit enfin par la moralité.
Ainsi d’abord ordre entre les hommes, sans quoi la société elle-même s’évanouit.
Justice entre les hommes, sans quoi la société n’est que tyrannie.
Spiritualisme, moralité dans les lois, pour que la civilisation ne soit pas seulement
matérielle, mais vertueuse, et pour que l’âme de l’homme ne progresse pas moins que sa
race périssable dans une civilisation vraiment divine et indéfinie sur cette terre, et
au-delà de cette terre.
Voilà les trois caractères de la loi !
Qu’il y a loin de cette législation marquée du sceau de la vertu, de la moralité, de la
divinité, à cette législation toute utilitaire, toute mécanique, toute matérielle et
toute cadavéreuse du Contrat social de J.-J. Rousseau et de ses
disciples ! Dans ce système il y a contrat entre les hommes et leurs besoins physiques ;
dans notre système, à nous, il y a contrat entre l’homme et Dieu. Votre législation
finit avec l’homme, la nôtre se perpétue et se divinise indéfiniment à travers les
éternités.
Ce n’est donc pas la question de savoir laquelle de vos lois est plus monarchique ou
plus républicaine, plus autocratique ou plus démocratique, mais laquelle est plus
imprégnée de règle innée, de justice divine, de moralité
supérieure à
l’abjecte matérialité des intérêts purement physiques de l’espèce humaine.
En un mot, selon vous, les meilleures lois sont celles qui contiennent le plus
d’utilités.
Selon nous, les meilleures lois sont celles qui contiennent le plus de vertus !
Il y a un monde entre ces deux systèmes.
Lisez le Contrat social, et demandez-vous, en finissant la lecture,
si vous vous sentez une vertu de plus dans l’âme après avoir lu.
Lisez les législations de Confutzée, de l’Inde antique, du christianisme sur la
montagne, de l’islamisme même dans le Coran, et demandez-vous si vous ne vous sentez pas
soulevé d’autant de vertus de plus au-dessus de la législation du Contrat
social et de la civilisation matérialiste de nos temps, qu’il y a de distance
entre l’égoïsme et le sacrifice, entre la machine et l’âme, entre la terre et le
ciel.
Voilà notre civilisation : la vôtre broute, la nôtre aime ; choisissez !
De ces lois promulguées par les gouvernements, expression diverse de la
souveraineté de la nature, les unes sont purement réglementaires, accidentelles,
circonstancielles, passagères comme les besoins, les temps, les intérêts fugitifs des
nations ; les autres, et en très petit nombre, sont ce que l’on appelle organiques,
c’est-à-dire résultantes de l’organisation même de l’homme, et nécessaires à l’homme en
société, quelque gouvernement du reste qu’il ait adopté pour vivre en civilisation.
Les préceptes de ces lois organiques, qui sont les mêmes en principe chez tout ce qui
porte le nom de peuple, sont les lois qui concernent la vie, la famille, la propriété,
l’hérédité, le gouvernement, la morale, la religion, la défense de la patrie, héritage
commun à toutes les nations, les conditions du travail et d’alimentation, le secours du
riche à l’indigent, la mutualité des devoirs, l’éducation, l’application
de
la justice, l’expiation des crimes ou des actes attentatoires à la société qui est la
vie de tous, et que tous appellent crimes.
Voulez-vous avoir la nomenclature sommaire, et cependant complète, de toutes ces lois
organiques émanées pour ainsi dire du Législateur suprême : la nature de l’homme ? Lisez
les décalogues antiques des législations primitives profanes et sacrées. C’est là que
vous voyez et que vous entendez la souveraineté de la nature, s’exprimant par ces lois
instinctives qui révèlent le Créateur de l’homme sociable dans les prescriptions
nécessaires à toute société politique.
Quel est le premier besoin de l’homme venu à la vie ? C’est le besoin de conserver la
première de ses propriétés, la vie. Aussi la défense de tuer et le
droit de réprimer et de punir celui qui tue sont-ils placés en tête de toute législation
sociale : tu ne tueras pas. Cette propriété de la vie par celui qui
la possède est tellement instinctive, unanime et de droit divin, puisqu’elle est
d’inspiration de la nature, que vous ne trouvez pas une législation primitive ou un code
moderne où elle ne soit écrite à la première page. L’instinct dit : Je
veux
vivre ; la nature dit : Tu as le droit de vivre ; la loi dit : Tu vivras. C’est le
décret de la souveraineté de la nature, et, en l’écrivant dans ton droit de vivre, elle
a écrit en même temps ta destinée d’être sociable : car, sans la société naturelle, tu
ne vivrais pas, et, sans la société légale, tu aurais bientôt cessé de vivre.
La défense du meurtre est donc la première des lois révélées par la souveraineté de la
nature.
Si tu fais mourir, tu mourras, est la première aussi des lois écrites par la
souveraineté sociale. C’est donc de droit divin que l’homme vit, et c’est de droit divin
qu’il s’est groupé en société pour vivre.
De ce droit divin de vivre résulte pour lui le droit d’exercer, sous la garantie de la
société, tous les autres droits indispensables à son existence.
Le second de ces droits, c’est le droit de s’approprier toutes les choses nécessaires à
son
existence, sous la garantie de la société, qui doit la même
inviolabilité à tous ses membres. De là, les lois sociales sur la propriété, lois sans
lesquelles l’homme ne pourrait subsister que de crimes. Or, comme le crime serait
mutuel, l’homme cesserait promptement d’exister.
La propriété, et la propriété individuelle, est un des décrets du droit divin, sur
lesquels la philosophie, si dérisoirement nommée socialiste, de J.-J. Rousseau, a
répandu dans ces derniers temps le plus de ténèbres, le plus de paradoxes, le plus de
sophismes destructeurs de toute société, et par conséquent de toute humanité sur la
terre. C’est là que l’insurrection de l’ignorance et de la démence contre la
souveraineté de la nature a été et est encore le plus blasphématoire de la société
politique. On dirait que l’excès même d’évidence du droit de propriété a aveuglé, en les
éblouissant, ces insurgés contre la nature qu’on appelle socialistes,
sans doute comme on appelait à Rome les destructeurs d’empires du nom des nations qu’ils
avaient anéanties.
Remettons sous les yeux des hommes de bon sens, riches, pauvres, indigents même, la
vérité
sur ce mystère sacré des lois de la propriété. Jamais la
souveraineté de la nature n’a parlé plus clairement que dans cette révélation
instinctive qui dit à l’homme par tous ses besoins : Tu posséderas, ou tu mourras.
L’homme physique est un être qui ne subsiste que des éléments qu’il s’approprie dans
toute la nature en venant au monde et en s’y développant jusqu’à la mort. C’est l’être
propriétaire et héréditaire par excellence ; sitôt qu’il cesse de s’approprier toute
chose autour de lui, avant lui, après lui, il cesse d’exister.
Embryon, il s’approprie dans le sein de sa mère la vie occulte et germinante dont il
forme ses organes appropriateurs avant de paraître au jour. En paraissant à la lumière,
et avant de pouvoir exercer ses organes, il s’approprie par sa bouche et par ses deux
mains les mamelles, ces sources de vie, périssant à l’instant si on le dépossède de ce
lait qui lui appartient,
car il a été filtré pour lui dans les veines de la
femme.
Il s’approprie une partie de l’espace, dans une part à lui destinée par la mesure de
ses membres qui le remplissent, et qui lui appartient, en s’agrandissant, à la mesure de
ses bras, de ses pas, de ses mouvements dans le nid ; et, s’il en est dépossédé, il
périt étouffé, faute de place au soleil.
Il s’approprie, par l’acte même de la respiration, l’air nécessaire au jeu de ses
poumons et à la circulation de son sang, et, si on l’en dépossède, il étouffe, il meurt
exproprié de sa part d’air respirable.
Il s’approprie la chaleur du sein maternel ou du soleil qui vivifie tout ce qu’il
éclaire, ou du feu qui sort de l’arbre pour suppléer le soleil absent, et il meurt s’il
est dépossédé de tout calorique, partie obligée de son existence.
Il s’approprie, en ouvrant les yeux, la lumière, sans laquelle ses mains et ses pieds
deviennent inutiles à sa subsistance et à ses mouvements, et il languit dépossédé de sa
part au jour.
Il s’approprie les fruits de l’arbre, l’herbe
des sillons, la chair des
animaux, nourriture sanglante, presque criminelle, et, si on l’en exproprie, il meurt
dépossédé de sa part à l’alimentation nécessaire à la vie, convive affamé chassé du
banquet terrestre ; et ce banquet même tarit pour tous les convives : car, si la terre
n’est pas possédée par celui qui l’ensemence et la moissonne, nul n’a intérêt à la
cultiver et à l’ensemencer. Morte la propriété, morte la terre ; morte la terre, morte
l’humanité !
Les communistes sont donc tout innocemment les meurtriers en masse de la race humaine.
Il ne faut pas les exterminer comme meurtriers, il faut les plaindre et les réprimer
comme suicides. Leur crime n’est qu’ignorance, leur crime même n’est qu’utopie, c’est de
la vertu en délire ; mais le délire de la vertu n’a pas des effets moins funestes que
celui du crime.
Cette contagion a possédé Platon, les premiers économistes populaires, affamés de
l’école néo-chrétienne, les sectaires musulmans de la Caramanie et de la Perse, les
anabaptistes allemands, ivres de sang et de rêves, et enfin les philosophes prolétaires
de nos jours, insensés
de misère, vivant du travail industriel, et
demandant l’extinction du capital pour multiplier le revenu, l’anéantissement du travail
pour multiplier le salaire, et l’égalité du salaire pour égaliser l’oisiveté avec le
travail !
Ô esprit humain ! jusqu’où peux-tu descendre quand l’esprit d’utopie prétend se
substituer à l’esprit de bon sens, et inventer une souveraineté de l’absurde en
opposition avec la souveraineté de l’instinct !
Il faudrait des volumes pour énumérer toutes les choses physiques et morales qui
forment l’inventaire des propriétés physiques et morales nécessaires à la vie de
l’humanité ; ce sont ces choses qui ont fait de l’homme, en comparaison des autres êtres
qui ne possèdent que ce qu’ils dérobent, le premier des êtres, l’être
propriétaire, le plus beau nom de l’homme !
Mais si la propriété individuelle est une loi aussi naturelle et aussi nécessaire à
l’espèce
humaine que la respiration, l’hérédité, qui n’est que la propriété
de la famille continuée après l’individu, n’est pas moins indispensable à la
famille.
Si donc la famille, comme nous l’avons démontré, est nécessaire à la continuation de
l’espèce, l’hérédité, sans laquelle il n’y a pas de famille, est donc de souveraineté
naturelle, de droit divin, de sociabilité absolue.
Supposez, en effet, que le père en mourant emporte avec lui tout son droit de propriété
dans la tombe, et que la propriété soit viagère dans le chef de cette société naturelle
de la famille ; le père mort, que devient l’épouse, la veuve, la mère ? Que deviennent
les fils et les filles ? Que deviennent les aïeux survivants ? les vieillards, les
infirmes, les incapacités touchantes du foyer et du berceau ? L’expulsion du toit et du
champ paternels, la mendicité aux portes des seuils étrangers, la glane dans le sillon
sans cœur, le vagabondage à travers la terre, la couche sous le ciel et sur la neige, la
séparation des membres errants de la même chair, le déchirement de tous ces cœurs qui ne
faisaient qu’un, la destruction de la parenté, cette patrie des âmes, cet asile de Dieu
préparé, réchauffé, perpétué
pour la famille ; les mœurs, l’éducation des
enfants, la piété filiale et la reconnaissance du sang pour la source d’où il a coulé et
qui y remonte par la mémoire en action qu’on appelle tendresse des fils pour leur père
et leur mère ; tout cela (et c’est tout l’homme, toute la société), tout cela,
disons-nous, périt avec l’hérédité des biens dans la loi. Sans l’hérédité la propriété
n’est plus qu’un court égoïsme, un usufruit qui laisse périr la meilleure partie de
l’homme, l’avenir !
Ces philosophes à rebours qui proclament que la propriété, c’est le
vol, et l’hérédité un privilège, volent en même temps à l’homme la meilleure
partie de l’homme, la perpétuité de son existence, et constituent au profit de leur
viagèreté jalouse et personnelle le privilège du néant.
Si de telles législations étaient adoptées sur parole par les prolétaires du
socialisme, il ne resterait aux veuves, aux orphelins, aux pères et aux mères survivants
qu’à adopter le suicide en masse après la mort du propriétaire, et de se coucher sur le
bûcher du chef de la famille pour périr au moins ensemble sur les cendres du même
foyer !
Les gouvernements n’ont été institués que pour défendre la propriété et
l’hérédité des biens contre le pillage universel ou périodique, qui commence par des
sophismes et qui finit par des jacqueries.
La souveraineté de la nature dit à l’homme : Tu seras propriétaire, sous peine de mort
de l’individu ; et la souveraineté de la nature dit à la propriété : Tu seras
héréditaire, sous peine de mort de la famille ; enfin, la souveraineté de la nature dit
à la société : Tu seras héréditaire sous peine de mort de l’humanité. La loi vengeresse
des attentats du sophisme contre ces décrets de la nature, c’est la mort de l’espèce.
« Je n’ai pas seulement créé les pères », fait dire le sage persan au Créateur, « j’ai
créé les fils et les générations des fils sur la terre. L’hérédité est la propriété des
fils ; les lois doivent la garder plus jalousement encore que celle des pères, car ces
possesseurs ne sont pas encore nés pour la défendre eux-mêmes. Il faut leur réserver
leur part des biens qui leur appartiennent par droit de temps. »
Mais si la souveraineté de la nature, dont les décrets se manifestent par
la nécessité, proclame clairement la loi de la propriété et celle de l’hérédité des
biens, cette loi naturelle n’est ni aussi claire ni aussi unanime en ce qui concerne la
part plus ou moins égale dans laquelle la propriété héréditaire doit se diviser entre
les veuves, les fils, les filles, les enfants, les parents du chef de la famille.
On cherche encore avec une certaine hésitation, balancée entre des raisons contraires
et très douteuses, si ces parts des survivants dans l’héritage doivent être égales,
presque égales, ou tout à fait inégales ; on se demande si le droit de tester, ce
despotisme absolu du propriétaire, qui est aussi le supplément de l’autorité paternelle,
si nécessaire au gouvernement de la famille, doit exister sans contrôle de l’État et de
la loi des partages. On se demande si le droit d’aînesse, cette espèce de jugement de
Dieu, qui tire au sort la propriété,
ce droit du premier occupant dans la
vie, doit être la loi de l’hérédité. On se demande si les sexes doivent faire des
différences dans la loi de partage ; si les filles, par leur état de faiblesse et de
minorité, espèce d’esclavage attribué par la nature à la femme, doivent posséder des
propriétés territoriales qu’elles ne peuvent pas assez défendre. On se demande si, quand
l’état de mariage les fait suivre forcément hors du foyer de la famille un maître ou un
époux qui les assujettit à son empire, elles doivent emporter dans des familles
étrangères la propriété héréditaire de leur propre famille. On se demande si les fils
nés après l’aîné du lit paternel, doivent être déshérités de tout ou d’une partie par le
droit d’aînesse qui les prime dans la vie.
Les titres de ces divers survivants à la totalité ou à des proportions équitables
d’héritage sont divers, opposés, contestés, affirmés, contradictoires, sujets à des
controverses incessantes, à des législations aussi variées que les climats, les natures
de propriétés, les monogamies ou les polygamies, les religions ou les lois civiles, les
aristocraties ou les démocraties.
Rien n’est plus difficile que de statuer sur cette unité de l’hérédité, ou
sur cette répartition de l’hérédité entre les porteurs d’un même titre devant la
famille, devant l’égalité, devant Dieu. Ici la souveraineté de la nature ne parle pour
ainsi dire plus intelligiblement aux législateurs. C’est la société politique, diverse
dans ses formes, qui prend la parole et qui parle seule.
Une fois le principe de propriété et celui d’hérédité admis par leurs nécessités et
leurs évidences, le principe, infiniment moins évident, infiniment moins absolu, de
l’unité ou de la division de l’héritage, flotte au gré du temps, des mœurs, des formes
monarchiques, aristocratiques, démocratiques, démagogiques de la société nationale.
Ce n’est pas seulement la nature, ce n’est pas seulement la justice innée qui fait la
loi : c’est l’utile, c’est l’intérêt politique de la forme sociale dans laquelle la
propriété héréditaire est distribuée entre un et plusieurs, entre plusieurs et tous ;
c’est l’inégalité ou l’égalité de partage correspondant à l’égalité ou à l’inégalité des
droits civils, à la souveraineté d’un seul, ou à la souveraineté de plusieurs, ou à la
souveraineté
de tout le peuple. Le juste et l’utile font ou défont, selon
les lieux, l’hérédité. L’hérédité des biens dans la famille est en général la mesure
correspondante de l’hérédité de l’État, ou de l’hérédité des castes, ou de l’hérédité
des enfants, ou de l’hérédité même des trônes.
L’âge patriarcal, souveraineté paternelle absolue, mais providentielle, du père,
première image de la souveraineté paternelle de Dieu, père universel de toute race,
admet partout le droit d’aînesse dans l’hérédité, ou le droit absolu de tester en faveur
du favori, du benjamin du père ; le père se continue dans celui que Dieu lui a envoyé le
premier, ou dans celui qu’il a choisi pour son bien-aimé parmi ses frères. L’homme mort,
sa volonté ne meurt pas : elle revit dans l’aîné, ou dans le plus chéri, ou dans le plus
capable de sa race.
Ce droit d’aînesse, contre lequel l’égalité moderne s’est si énergiquement prononcée,
et qu’elle a effacé presque totalement de son code en France, n’a pas été si
complétement effacé encore chez les autres peuples, orientaux ou européens, républicains
ou monarchiques. Il ne le sera vraisemblablement jamais.
Le peuple, plus il est peuple, c’est-à-dire plus il est gouverné par les
instincts de la nature, tient à ce droit d’aînesse avec plus de ténacité que
l’aristocratie elle-même. Le peuple trompe presque constamment la loi française de
l’égalité des partages, en privilégiant les aînés de ses enfants sur les puînés, ou les
fils sur les filles. Le père de famille veut ainsi conserver, malgré la loi, la
souveraineté naturelle en l’exerçant encore après lui ; il veut perpétuer, autant qu’il
est en lui, sa famille et son nom, en laissant dans les mains d’un chef de maison la
maison, le domaine, la richesse relative de la royauté domestique, qui constate la
suprématie de la famille dans la contrée, au lieu de distribuer entre un grand nombre
des parcelles de fortune que la moindre catastrophe dissipe en poussière en tant de
mains. Un second, un troisième partage finissent par réduire au prolétariat ou à
l’indigence la famille. Le peuple aime ainsi à concentrer la fortune de la famille dans
une seule branche, plus solide, plus durable, qui sert à relever celles qui fléchissent,
à donner asile et secours aux autres enfants quand les vicissitudes de la vie viennent à
les réduire à la misère et à la
honte. On a beau faire, la famille est
aristocratique parce qu’elle aspire, par sa nature, à durer, et que rien ne dure que ce
qui est héréditaire. Cet instinct du père de famille, dans la démocratie même, prévaut
sur les abstractions philosophiques qui ne voient que l’individu. L’abstraction dit à
l’individu : L’égalité du partage est ton droit ; la nature dit au père de famille : La
conservation de la famille est ton devoir ; efforce-toi de la perpétuer et de la
fortifier, en constituant frauduleusement, s’il le faut, une part d’hérédité
conservatrice dans l’aîné de tes fils.
Mais à considérer la chose, même philosophiquement, cette égalité des partages change
d’aspect, selon qu’on se place à l’un de ces trois points de vue très différents :
L’individu,
La famille,
L’État.
La révolution française, trop irritée contre
les excès de la loi
d’aînesse, ne s’est placée qu’au premier point de vue : l’individu.
De ce point de vue de l’individu abstrait et isolé que l’on a appelé les droits de
l’homme, elle a dit, et elle a dû dire : Les partages seront égaux, car l’homme est égal
à l’homme, et tous les enfants ont le même droit à l’héritage du père. Vérité ou
sophisme, il n’y avait rien à répondre au premier aperçu à cet axiome, du moment qu’on
admettait pour convenu cet autre axiome très contestable : L’homme est égal à l’homme
devant le champ ; l’enfant plus avancé en âge et en force est égal à l’enfant nouveau
venu, dénué d’années, de force, d’éducation, d’expérience de la vie ; l’enfant du sexe
faible et subordonné par son sexe même est égal à l’enfant du sexe fort, viril et
capable de défendre l’héritage de tous dans le sien ; l’enfant inintelligent est égal à
l’enfant doué des facultés de l’esprit et du cœur, privilégié par ces dons de la
nature ; l’enfant vicieux, ingrat, rebelle, oisif, déréglé, est égal au fils tendre,
respectueux, obéissant, actif, premier sujet du père, premier serviteur de la maison,
etc., etc. Or autant d’axiomes pareils, autant de mensonges.
La révolution française, dans sa législation abstraite, a donc professé en
fait autant de mensonges que de principes, en supposant l’égalité des titres de
capacité, d’intelligence, de vertu filiale, c’est-à-dire de droits égaux entre les
enfants. L’égalité de parts dans l’héritage des biens du père est donc un sophisme
devant la nature ; aussi l’instinct dans toutes les nations a-t-il protesté contre
l’utopie de J.-J. Rousseau et de ses disciples. La révolution française, elle-même, n’a
pas tardé à revenir sur ses pas dans la voie de la nature et de la vérité ; elle a
modifié sa loi d’hérédité en concédant aux pères, dans leur testament, le droit de
privilégier dans une certaine proportion les premiers nés ou les privilégiés de leur
cœur parmi leurs enfants.
Si l’on considère au contraire les lois relatives au partage de l’héritage du point de
vue de la famille, au lieu de le considérer du point de l’individu, la question change
de face, et la
concentration de la plus grande partie des biens dans la
main des premiers nés, ainsi que la permanence d’une partie des biens dans la même
famille sous le nom de majorat, qui n’est qu’un second droit
d’aînesse, deviennent le droit commun dans tous les pays où la monarchie se perpétue et
s’affermit elle-même par des institutions plus ou moins aristocratiques. Les familles
deviennent de petites dynasties qu’on ne peut déposséder du domaine patrimonial ; le
désordre même du fils aîné ne peut ruiner la génération qui est après lui, puisque la
terre principale, l’État, comme dit l’Angleterre ou l’Allemagne, n’est
jamais saisissable ; le possesseur viager est dépossédé du revenu, le possesseur
perpétuel (la famille) reste investi à jamais du capital ; une génération recouvre ce
qu’une génération a momentanément perdu. La famille est éternelle comme l’État.
Sans doute ce règlement de l’héritage, inaliénable dans quelques-uns de ses domaines, a
de graves inconvénients, tant pour les enfants puînés, qui n’héritent que d’une faible
légitime, que pour les créanciers de l’aîné, qui ne peuvent forcer le possesseur viager
à aliéner
son inaliénable domaine dynastique ; mais que d’avantages pour
l’État, pour la famille, pour l’agriculture, pour les mœurs, pour la politique, dans
cette inaliénabilité d’une partie du patrimoine de la famille ! Une famille ruinée par
les fautes ou par les malheurs d’une seule génération est une famille perdue pour
l’État ; en perdant sa fortune stable dans une contrée, elle perd ses influences, ses
patronages, ses clientèles, ses exemples, son autorité morale et politique dans le pays.
Ces liens de respect, de traditions, de déférence, établis entre les riches et les
pauvres d’une contrée rurale, se brisent ; la reconnaissance, la considération,
l’affection séculaire, qui forment le ciment moral de la société, se pulvérisent et
s’évanouissent sans cesse ; tout devient en peu d’années poussière, dans une contrée
aussi dénuée d’antiquité, de fixité. Les opinions flottent comme les mœurs ; la rotation
sans limite de la fortune et des familles empêche toute autorité morale de s’établir ;
la roue de la fortune, en tournant si vite, précipite tout dans un égoïsme funeste à
l’ensemble ; le peuple même n’a plus ni protection, ni centre, ni représentants
puissants dans le pays, pour défendre ses droits, ses
instincts, ses
libertés. En démocratisant trop la terre, elle ruine les mœurs ; en nivelant sans cesse
les biens, elle abaisse les âmes.
Toutes les tyrannies aiment à diminuer les éminences locales, parce que rien ne résiste
là où rien n’a de prestige local ou d’autorité traditionnelle sur les populations. La
liberté baisse à mesure que l’égalité des héritages s’élève dans la législation des
familles. La famille en effet est une puissance, l’individu n’est qu’un néant ; l’État
le foule aux pieds sans l’apercevoir ; la dynastie de la famille détruite par l’égalité
et par la mobilité des héritages, la dynastie royale devient facilement tyrannique ; la
conquête même devient plus facile dans un pays où l’esprit de la famille a été anéanti
par la dissémination sans bornes de l’égalité des biens. Voyez la Chine, le plus
admirable chef-d’œuvre de démocratie qui soit sur la terre ; le partage égal des biens
entre les enfants y a multiplié démesurément l’espèce et affaibli démesurément l’État ;
des poignées de Tartares, où la famille est organisée en clans, en hordes, en tribus, en
féodalités dynastiques, y renversent et y possèdent des empires de trois cents millions
d’hommes isolés. La démocratie
chinoise a pulvérisé l’esprit de
nationalité ; en tuant la famille elle a tué l’énergie morale de la défense. Les
Tartares vivent du droit d’aristocratie, les Chinois meurent d’égalité.
Quant à l’égalité civile en elle-même, il y a deux choses qu’on appelle de ce nom et
qu’il faut bien distinguer, si l’on veut distinguer en même temps ce qu’il y a de vrai,
de sacré, de divin dans l’instinct de l’homme sociable, de ce qu’il y a de paradoxal, de
faux, d’injuste dans les utopies philosophiques de Platon, de Fénelon, de J.-J. Rousseau
et des législateurs prolétaires de ce temps-ci, qui prennent le niveau de leur salaire
pour la justice de Dieu dans la constitution de leurs chimères.
La justice est une révélation divine qui n’a été inventée par aucun sage, aucun
philosophe, aucun législateur, mais que tout homme, sauvage ou civilisé, a apportée dans
sa
conscience humaine ou dans son instinct organique et naturel en venant
au monde, comme il y a apporté un sens invisible, le sens de la société. Le sens de la
sociabilité, c’est le vrai nom de la justice. Sans ce sens divin de la justice, aucune
société n’aurait pu exister une heure.
L’équité est un sens composé de deux poids égaux que Dieu a mis, pour ainsi dire, dans
chaque main de l’homme ; poids au moyen desquels l’homme pèse forcément en lui-même si
tel de ces poids est égal à l’autre, et si l’équilibre moral est établi ou rompu entre
les choses. En d’autres termes, toute justice est pondération ; si la pondération n’est
pas exacte, la conscience souffre, bon gré, mal gré, dans l’homme, l’arithmétique divine
est violée, le résultat est faux ; l’homme le sent, Dieu le venge, le coupable lui-même
le reconnaît : voilà la justice.
La justice produit naturellement l’instinct de l’égalité entre les hommes devant Dieu
et
devant la société morale ; c’est-à-dire que la conscience dit à
l’homme : L’homme, ton semblable, a les mêmes droits moraux que toi devant le même père,
qui est Dieu, et devant la même mère, qui est la société génératrice et conservatrice de
l’humanité tout entière. Dieu lui doit la même part de sa providence, puisqu’il l’a créé
avec la même part de son amour ; la société lui doit la même part de sa justice,
puisqu’elle lui impose, proportionnellement à son intelligence et à ses forces, la même
part de ses charges, de ses sacrifices, de ses lois dans l’ordre moral.
De là l’égalité de protection des lois humaines comme des lois divines entre tous les
hommes qui ont invocation à faire à la providence par l’appel à Dieu, ou à la société
sociale par l’appel à la force de la légalité de l’État.
C’est ce qu’on a appelé avec parfaite raison l’égalité devant Dieu et devant la loi.
Point de privilège contre la révélation divine manifestée par l’instinct universel : la
conscience. Quand bien même l’homme voudrait en créer, de ces privilèges contre Dieu, il
ne le pourrait pas : c’est plus fort que lui, ce serait vengé par lui,
il
trouverait l’insurrection en lui, sa conscience, à lui, se révolterait
contre lui : c’est fatal. Qu’est-ce donc que le remords ?
La législation, en cela, est conforme à l’instinct. La révolution française a proclamé
cette justice dans la proclamation de cette égalité abstraite et divine devant la loi ; ce qui veut dire et ce qui dit : « Il n’y a pas deux Dieux, il
n’y a pas deux instincts, il n’y a pas deux consciences, il n’y a pas deux humanités ;
Dieu, l’instinct, l’équité, la loi morale, l’humanité, voient des égaux dans tous les
hommes venant en ce monde ! »
Ainsi, dans le domaine spiritualiste, l’égalité est la justice ; donc l’homme et
l’homme sont égaux en droit spirituel et moral, et la société doit leur conférer cette
égalité, ce droit à l’équité appartenant par égale divinité de titre à la nature, que
dis-je ? à l’humanité tout entière.
Voilà la révolution française, voilà la sublime
démocratie divine entendue
comme elle peut être seulement entendue par les esprits politiques à qui la démagogie,
l’esprit de radicalisme, la manie des sophisme ou la rage suicide du nivellement
impossible, qui ne serait que l’extrême injustice, n’ont pas faussé le bon sens.
Mais la société politique doit-elle l’égalité des conditions et des biens à tous les
hommes venant dans ce monde, rois ou sujets, nobles ou peuple, riches ou pauvres, avec
l’avantage ou le désavantage de ce qu’on appelle le fait accompli ?
Doit-elle planer comme une Némésis de l’égalité, la faux de Tarquin à la main, pour
faucher sans cesse ce qui dépasse le niveau uniforme du champ social ? Doit-elle à
chaque individu qui naît à chaque seconde du temps, sur la terre, pour y demander de
droit divin une place égale à celle de tout autre homme, lui doit-elle, à ce nouveau
venu, de lui faire violemment cette place en déplaçant ceux qui s’en sont fait une avant
lui et supérieure à la sienne ? Serait-ce une justice ? Serait-ce une société que cette
répartition incessante et violente des rangs, des biens, des fortunes, enlevant toute
sécurité au présent,
tout avenir à la possession, tout mobile au travail,
toute solidité à l’établissement des familles, des nations, même des individus ? Ne
serait-ce pas plutôt la souveraine injustice constituée que cette égalité forcée qui
récompenserait le travail acquis par l’éternelle spoliation de l’égalité des biens ?
Et, de plus, les partisans irréfléchis de cette utopie de l’égalité des biens n’ont-ils
pas assez d’intelligence pour comprendre que leur égalité serait la destruction du plan
divin sur la terre ; que Dieu a voulu l’activité humaine dans son plan ; que le désir
d’acquérir est le seul moteur moral de cette activité ; que l’inégalité des biens est le
but, le prix, le salaire de cette activité, et que la suppression de cette inégalité
supprimant en même temps tout travail, l’égalité des socialistes produirait
immédiatement la cessation de tout mouvement dans les hommes et dans les choses ?
Où serait le mobile de l’activité, si la loi sociale était assez insensée pour dire à
l’homme laborieux et économe, et à l’homme oisif et parasite de la terre : Travaillez ou
reposez-vous, produisez ou consommez, votre sort sera le même, et vous serez égaux
devant la misère,
et je vous condamne à être également misérables pour vous
empêcher d’être réciproquement envieux !
Le monde s’arrêterait le jour où une loi si immobile serait proclamée par les utopistes
de J.-J. Rousseau. Cette politique ne pouvait naître que sous la plume d’un prolétaire
affamé, trouvant plus commode de blasphémer le travail, la propriété, l’inégalité des
biens, que de se fatiguer pour arriver à son tour à la propriété, à l’aisance, à la
fondation d’une famille.
De tels hommes sont les Attilas de la Providence, car la propriété et l’inégalité des
biens sont les deux providences de la société : l’une procréant la famille, source de
l’humanité ; l’autre produisant le travail, récompense de l’activité humaine ! — Il n’y
aurait plus d’injustice sans doute dans ces systèmes ; oui, parce qu’il n’y aurait plus
de justice. Il n’y aurait plus de misère ; oui, parce qu’il n’y aurait plus de pain ; la
famine serait la loi commune.
Voilà la législation de ces philosophes de la faim : l’univers pétrifié, l’homme
affamé, le principe de tout mouvement arrêté, le grand ressort de la machine humaine
brisé. L’homme
content de mourir de faim, pourvu qu’aucun de ses semblables
n’ait de superflu ; constitution de la jalousie, vice détestable, au lieu de la
constitution de la fraternité, heureuse de la félicité d’autrui, vertu des vertus !…
Je m’arrête ; nous reprendrons l’Entretien sur la législation de J.-J. Rousseau dans
quelques jours. La métaphysique amaigrit l’esprit et lasse le lecteur ; il faut se
reposer souvent dans cette route.
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