LXIIe entretien.
Cicéron
Cicéron est le plus grand homme littéraire qui ait jamais
existé parmi les hommes de toutes les races humaines et de tous les siècles, si nous en
exceptons peut-être Confucius. Les uns ont été plus poètes, les autres
aussi éloquents, quelques-uns aussi politiques, ceux-ci aussi philosophes, ceux-là aussi
écrivains ; mais nul, sans en excepter Voltaire, n’a été, dans tous les exercices de la
pensée, de la parole ou de la plume, aussi vaste, aussi divers, aussi élevé, aussi
universel, aussi complet
que Cicéron. C’est le nom culminant de toute
littérature antique ; il résume en lui deux mondes, le monde grec et le monde romain.
Celui qui connaîtrait bien les œuvres de Cicéron connaîtrait à peu près tout ce que les
hommes ont pensé, dit et écrit de plus juste et de plus parfait sur ce globe, avant
l’Évangile.
Nous allons essayer de vous faire apprécier ce grand esprit ; si nous y réussissons,
vous pourrez dire que vous avez vécu avec la meilleure compagnie de tous les siècles,
avec la plus haute personnification de l’homme de lettres.
Quelques lignes d’abord sur sa vie, que nous avons écrite dans un autre ouvrage. Grâce
à cette étude approfondie de sa vie et grâce à sa correspondance, nous le connaissons
comme s’il eût été un de nos collègues dans les affaires publiques ou un de nos amis
dans la vie privée.
Aucun homme, disions-nous dans cette histoire, ne réunit autant de facultés diverses et
puissantes que Cicéron. Poète, philosophe, citoyen, magistrat, consul,
administrateur de provinces, modérateur de la république, idole et victime du peuple,
théologien, jurisconsulte, orateur suprême, honnête homme surtout, il eut de plus le
rare bonheur d’employer tous ces dons divers, tantôt à l’amélioration, au délassement et
aux délices de son âme dans la solitude, tantôt au perfectionnement des arts de la
parole par l’étude, tantôt au maniement du peuple, tantôt aux affaires publiques de sa
patrie, qui étaient alors les affaires de l’univers, et d’appliquer ainsi ses dons, ses
talents, son courage et ses vertus au bien de son pays, de l’humanité, et au culte de la
Divinité, à mesure qu’il perfectionnait ces dons pour lui-même !
On ne peut lui reprocher que deux fautes : la vaine gloire dans la contemplation de
lui-même, et des faiblesses réelles ou plutôt des indécisions regrettables, à la fin de
sa vie, envers les tyrans de sa patrie. Mais ces deux
fautes, si on étudie
bien son histoire, ne sont pas les fautes de son caractère : elles sont surtout les
fautes de son temps.
La vaine gloire était la vertu des grands hommes à ces époques où une religion, plus
magnanime et plus épurée des vanités humaines, n’avait pas encore enseigné aux hommes
l’abnégation, la modestie, l’humilité, qui déplacent pour nous la gloire de la terre, et
qui la reportent dans la satisfaction muette de la conscience ou dans la seule
approbation de Dieu.
Et, quant aux compositions avec les événements et avec les tyrannies qu’on reproche de
loin à Cicéron, il faut se reporter à l’état de la république romaine, à la corruption
des mœurs, à la lâcheté du peuple, à l’énervation des caractères de son temps, pour être
juste envers ce grand homme. À aucune époque de sa carrière civile il n’a montré devant
son devoir une hésitation. S’il faiblit devant César, il ne faiblit pas devant la mort ;
mais, pour appuyer le levier de cette force d’âme qu’on lui demande, et pour soutenir
seul la république contre César, il lui fallait un point d’appui dans la république : il
n’y en avait plus. Ce n’était pas le levier qui manqua à Cicéron,
ce fut le
point d’appui. On peut plaindre le temps, mais non accuser le citoyen.
Aucune forme de gouvernement, autant que la république romaine, ne fut propre à former
ces hommes complets, tels que nous venons de les définir dans le plus grand orateur de
Rome. On n’avait pas inventé alors ces divisions de facultés et ces spécialités de
professions qui décomposent un homme entier en fractions d’homme, et qui le rapetissent
en le décomposant. On ne disait pas : Celui-ci est un citoyen civil, celui-là est un
citoyen militaire, celui-ci est poète, celui-ci est orateur, celui-là est un avocat,
celui-là est un consul, on était tout cela à la fois, si la nature et la vocation vous
avaient donné toutes ces aptitudes. On ne mutilait pas arbitrairement la nature, au
grand détriment de la grandeur de la patrie et de l’espèce humaine. On n’imposait pas à
Dieu un maximum de facultés qu’il lui était défendu de dépasser quand
il
créait une intelligence plus universelle ou une âme plus grande que les autres. César
plaidait, faisait des vers, écrivait l’Anti-Caton, conquérait les
Gaules. Cicéron écrivait des poèmes, faisait des traités de rhétorique, défendait les
causes au barreau, haranguait les citoyens à la tribune, discutait le gouvernement au
sénat, percevait les tributs en Sicile, commandait les armées en Syrie, philosophait
avec les hommes d’étude, et tenait école de littérature à Tusculum. Ce n’était pas la
profession, c’était le génie qui faisait l’homme, et l’homme alors était d’autant plus
homme qu’il était plus universel : de là la grandeur de ces hommes multiples de
l’antiquité. Quand, mieux inspirés, nous voudrons grandir comme elle, nous effacerons
ces barrières jalouses et arbitraires que notre civilisation moderne place entre les
facultés de la nature et les services qu’un même citoyen peut rendre sous diverses
formes à sa patrie.
Nous ne défendrons plus à un philosophe d’être un politique, à un magistrat d’être un
héros, à un orateur d’être un soldat, à un poète d’être un sage ou un citoyen. Nous
ferons des hommes, et non plus des rouages humains. Le monde moderne en sera plus fort
et plus beau, et plus conforme au plan de Dieu, qui n’a pas fait de
l’homme un fragment, mais un ensemble.
Cicéron, tel que nous le trouvons dans les portraits et dans les lettres de ses
contemporains ou de lui-même, était de haute taille, telle qu’elle est nécessaire à un
orateur qui parle devant le peuple, et qui a besoin de dominer de la tête ceux qu’il
doit dominer de l’esprit. Ses traits étaient sévères, nobles, purs, élégants, éclairés
par l’intelligence intérieure qui les avait, pour ainsi dire, façonnés à son image ; le
front, élevé, et poli comme une table de marbre destinée à recevoir et à effacer les
mille impressions qui le traversaient ; le nez, aquilin, très resserré entre les yeux ;
le regard, à la fois recueilli en lui-même, ferme et assuré sans provocation quand il
s’ouvrait et se répandait sur la foule ; la bouche, fine, bien fendue des lèvres,
sonore, passant aisément de la mélancolie des grandes préoccupations à la grâce détendue
du sourire ; les joues, creuses, pâles,
amaigries par les contentions de
l’étude et par les fatigues de la tribune aux harangues. Son attitude avait le calme du
philosophe, plutôt que l’agitation du tribun. Ce n’était pas une passion, c’était une
pensée, qui se posait et qui se dessinait en lui sous les yeux du peuple. On voyait
qu’il aspirait à illuminer, non à égarer la foule. Toute l’autorité de la vertu
publique, toute la majesté du peuple romain, se levaient avec lui quand il se levait
pour prendre la parole.
Un nombreux et grave cortège de rhéteurs grecs, d’affranchis, de clients, de citoyens
romains sauvés par ses talents, l’accompagnait quand il traversait la place pour monter
aux rostres. Il tenait à la main un rouleau de papier et un stylet de
plomb pour noter ses exordes, ses démonstrations, ses péroraisons, parties préparées ou
inspirées de ses discours. Son costume, soigneusement conforme à la coupe antique,
n’avait rien de la négligence du cynique ou de la mollesse de l’épicurien. Il ne
blessait pas les yeux par la recherche, et ne les offensait pas par la sordidité. Il
était vêtu, non paré, de sa robe à plis perpendiculaires, serrée au corps. Il ne voulait
pas que les couleurs, en attirant les yeux, donnassent des distractions
aux
oreilles. Son aspect maladif, surtout dans sa jeunesse, intéressait à cette langueur du
corps dompté par l’esprit. On y lisait ses insomnies et ses méditations. Excepté sa voix
grave et façonnée par l’exercice, toute son apparence extérieure était celle d’une pure
intelligence qui n’aurait emprunté de la matière que la forme strictement nécessaire
pour se rendre visible à l’humanité.
Mais le peuple romain, comme le peuple grec, accoutumé, par la fréquentation du forum, à juger ses orateurs en artiste, appréciait dans César, dans
Hortensius, cette exténuation du corps qui attestait l’étude, la passion, les veilles,
la consomption de l’âme. La maigreur et la pâleur de Cicéron étaient une partie de son
prestige et de sa majesté.
Il était né dans une petite ville municipale des environs de Rome, nommée Arpinum,
patrie de Marius. Sa mère, Helvia, femme supérieure par le courage et la vertu, comme
toutes les mères où se moulent les grands hommes, l’enfanta sans douleurs.
Un génie apparut à sa nourrice, dit la rumeur antique, et lui prédit qu’elle allaitait,
dans cet enfant, le salut de Rome, ce qui signifie que la physionomie et le regard de
cet enfant répandaient dans le cœur de sa mère et de sa nourrice on ne sait quel
pressentiment de grandeur et de vertu innées.
Helvia était d’un sang illustre ; sa famille paternelle cultivait obscurément ses
domaines modiques dans les environs d’Arpinum, sans rechercher les charges publiques et
sans venir à Rome, contente d’une fortune modique et d’une considération locale dans sa
province. Malgré la nouveauté de son nom, que Cicéron fit le premier éclater dans Rome,
cette famille remontait, dit-on, par filiation, jusqu’aux anciens rois déchus du Latium.
Le grand-père et les oncles de Cicéron s’étaient distingués déjà par l’aptitude aux
affaires et par quelques symptômes inattendus d’éloquence dans des députations envoyées
par leur ville à Rome pour y soutenir de graves intérêts. Il est rare que le génie soit
isolé dans une famille ; il y montre presque toujours des germes avant d’y faire éclore
un fruit consommé.
En remontant de quelques générations dans une race, on
reconnaît à des symptômes précurseurs le grand homme que la nature semble y préparer par
degrés. Ce fut ainsi dans la famille poétique du Tasse, dont le père était déjà un poète
de seconde inspiration ; ainsi, dans la famille de Mirabeau, dont le père, et surtout
les oncles, étaient des orateurs naturels et sauvages, plus frustes, mais peut-être plus
natifs que le neveu ; ainsi de Cicéron et de beaucoup d’autres. La nature élabore
longtemps ses chefs-d’œuvre dans les minéraux comme dans les végétaux. Dieu semble agir
de même à l’égard de l’homme, cet être successif qui retrace et contient peut-être dans
une seule âme les vertus des âmes de cent générations.
Ces aptitudes et ces goûts oratoires et littéraires de la famille de Cicéron, et la
tendresse qui se change en ambition pour son fils dans le cœur d’une noble mère, firent
élever dans les lettres grecques et romaines l’enfant, qui
promettait de
bonne heure tant de gloire à sa maison.
La littérature grecque était alors pour les jeunes Romains ce que la littérature latine
a été depuis pour nous : la tradition de l’esprit humain, le modèle de la langue, le
grand ancêtre de nos idées.
La rapide et universelle intelligence de l’enfant fit une explosion plutôt que des
progrès aux premières leçons qu’il reçut, en sortant du berceau, sous les yeux de sa
mère. Sa vocation aux choses intellectuelles fut si prompte, si merveilleuse et si
unanimement reconnue autour de lui dans les écoles d’Arpinum, qu’il goûta la gloire,
dont il devait épuiser l’ivresse, presque en goûtant la vie.
Les petits enfants, ses compagnons d’école, le proclamèrent d’eux-mêmes roi des écoliers ; ils racontaient à leurs parents, en rentrant des leçons, les
prodiges de compréhension et de mémoire du fils d’Helvia, et ils lui faisaient
d’eux-mêmes cortège jusqu’à la porte de sa maison, comme au patron de leur enfance.
Quand la supériorité est démesurée parmi les enfants, elle ne suscite plus l’envie ; on
la subit et on l’acclame comme un phénomène ; et, comme les phénomènes sont isolés et ne
se
renouvellent pas, ils n’humilient pas la jalousie parmi les hommes, ils
l’étonnent. Tel était le sentiment qu’inspirait le jeune Cicéron aux enfants d’Arpinum.
Que n’en inspira-t-il un aussi noble et aussi honorable plus tard à Clodius, à Octave et
à Antoine !
La poésie, cette fleur de l’âme, l’enivra la première. Elle est le songe du matin des
grandes vies ; elle contient en ombres toutes les réalités futures de l’existence ; elle
remue les fantômes de toutes choses avant de remuer les choses elles-mêmes ; elle est le
prélude des pensées et le pressentiment de l’action. Les riches natures, comme César,
Cicéron, Brutus, Solon, Platon, commencent par l’imagination et la poésie : c’est le
luxe des sèves surabondantes dans les héros, les hommes d’État, les orateurs, les
philosophes. Malheur à qui n’a pas été poète une fois dans sa vie !
Cicéron le fut de bonne heure, longtemps et toujours. Il ne fut si
souverain orateur que parce qu’il fut poète. La poésie est l’arsenal de l’orateur.
Ouvrez Démosthène, Cicéron, Chatham, Mirabeau, Vergniaud : partout où ces orateurs sont
sublimes, ils sont poètes ; ce qu’on retient à jamais de leur éloquence, ce sont des
images et des passions dignes d’être chantées et perpétuées par des vers.
En sortant de l’adolescence, Cicéron publia plusieurs poèmes qui le placèrent, disent
les histoires, parmi les poètes renommés de son temps. Plutarque affirme que sa poésie
égala son éloquence.
Il étudiait en même temps la philosophie sous les maîtres grecs de cette science, qui
les contient toutes. Il suivait surtout les leçons de Philon, sectateur de Platon. Il
ouvrait ainsi son âme par tous les pores à la science, à la sagesse, à l’inspiration, à
l’éloquence. Recueillant tout ce qui avait été pensé, chanté ou dit de plus beau avant
lui sur la terre, pour se
former à lui-même dans son âme un trésor
intarissable de vérités, d’exemples, d’images, d’élocution, de beauté morale et civique,
il se proposait d’accroître et d’épuiser ensuite ce trésor pendant sa vie, pour la
gloire de sa patrie et pour sa propre gloire, immortalité terrestre dont les hommes
d’alors faisaient un des buts et un des prix de la vertu.
Il suivait assidûment aussi, à la même époque, les séances des tribunaux et les séances
du forum, ce tribunal des délibérations politiques devant le peuple
écoutant, regardant agir les grands maîtres de la tribune de son temps, Scévola,
Hortensius, Cotta, Crassus, et surtout Antoine, dont il a depuis immortalisé lui-même
l’éloquence dans ses traités sur cet art. Il s’honorait d’être leur disciple, et il
s’étudiait, en rentrant chez lui, à reproduire de mémoire sous sa plume les traits de
leurs harangues qui avaient ému la multitude ou charmé son esprit. Ignoré encore
lui-même comme orateur, sa renommée comme poète s’étendait à Rome par la publication
d’un poème épique sur les guerres et sur les destinées de Marius, son grand
compatriote.
Rome était alors à une de ces crises tragiques et suprêmes qui agitent les
empires ou les républiques, au moment où leurs institutions les ont élevés au sommet de
vertu, de gloire et de liberté auquel la Providence permet à un peuple de parvenir.
Arrivées à ce point culminant de leur existence et de leur principe, les nations
commencent à chanceler sur elles-mêmes avant de se précipiter dans la décadence, comme
par un vertige de la prospérité ou par une loi de notre imparfaite nature. C’est le
moment où les peuples enfantent les plus grands hommes et les plus scélérats, comme pour
préparer des acteurs plus sublimes et plus atroces à ces drames tragiques qu’ils donnent
à l’histoire. Cicéron apparaissait dans la vie précisément à ce moment de l’achèvement
et de la décomposition de la république romaine ; en sorte que son histoire, mêlée à
celle de sa patrie depuis sa naissance jusqu’à son supplice, est à la fois celle des
hommes les plus mémorables ou les plus exécrables de
l’univers, celle des
plus grandes vertus et des plus grands crimes, des plus éclatants triomphes et des plus
sinistres catastrophes de Rome.
La liberté, la servitude de l’univers, se conquièrent, se perdent, se jouent pendant un
demi-siècle en lui, autour de lui ou avec lui. L’âme d’un seul homme est le foyer du
monde, et sa parole est l’écho de l’univers.
Le principe de la république romaine était l’annexion d’abord de l’Italie, puis de
l’Europe, puis enfin du monde alors connu, à la domination des Romains. Grandir était
leur loi ; on ne grandit en territoire que par la guerre, la guerre était donc la
fatalité de ce peuple. D’abord défensive dans ses commencements, la guerre romaine était
devenue offensive, puis universelle. La guerre donne la gloire ; la gloire donne la
popularité ; la popularité donne aux ambitieux la puissance politique. Le triomphe à
Rome était devenu une institution : il donnait pour ainsi dire un corps à la renommée,
et faisait, des triomphateurs, des candidats à la tyrannie.
Pour entretenir cette concurrence de triomphes et cette guerre universelle
et perpétuelle, de grandes armées, presque permanentes aussi, étaient devenues
nécessaires.
De grandes armées permanentes sont l’institution la plus fatale à la liberté et au
pouvoir tout moral des lois.
Celles qui restaient rassemblées en légions dans les provinces conquises ou en Italie
commençaient à élever leurs généraux au-dessus du sénat et du peuple, et à former pour
ou contre ces généraux de grandes factions militaires, armées bien autrement dangereuses
que les factions civiles.
Celles qui étaient licenciées, après qu’on leur avait partagé des terres, formaient,
dans l’Italie même et dans les campagnes de Rome, des noyaux de mécontents prêts à
recourir aux armes, leur seul métier, et à donner des bandes ou des légions aux
séditions politiques,
aux tribuns démagogues ou aux généraux ambitieux.
Le sénat et le peuple étaient donc tout prêts à être dominés et subjugués dans Rome
même par la guerre et par la gloire qu’ils avaient destinées à subjuguer le monde.
Les Romains avaient envoyé des tyrans au monde, et le monde vaincu leur renvoyait des
tyrans domestiques. Déjà l’épée se jouait des lois ; déjà, sous un respect apparent pour
l’autorité nominale du sénat, les généraux et les triomphateurs marchandaient entre eux
les charges, les consulats. Les gouverneurs de provinces troquaient leurs légions ou se
prêtaient leurs armées, pour se les rendre après le temps voulu par les lois. Rome
n’était plus qu’une grande anarchie dominatrice du monde au dehors, mais où les citoyens
avaient cédé la réalité de la souveraineté aux légions, où la constitution ne conservait
plus que ses formes, où les généraux étaient des tribuns, et où les factions étaient des
camps.
Tel était l’état de la république romaine quand le jeune Cicéron revêtit la robe virile
pour prendre son rôle de citoyen, d’orateur, de magistrat sur la scène du temps.
Marius, plébéien d’Arpinum, après s’être illustré dans les camps et avoir
sauvé l’Italie de la première invasion des barbares du Nord, avait pris parti à Rome
pour le peuple contre les patriciens et contre le sénat. Démagogue armé et féroce, il
avait prêté ses légions à la démocratie pour immoler l’aristocratie. Ses proscriptions
et ses assassinats avaient décimé Rome et inondé de sang l’Italie.
Sylla, patricien de Rome, d’abord lieutenant, puis rival de Marius, lui avait à son
tour enlevé sa gloire et ses légions, les avait ramenées contre sa patrie, avait
proscrit les proscripteurs, égorgé les égorgeurs, assassiné en masse le peuple, asservi
le sénat en le rétablissant, élevé les esclaves au rang de citoyens romains, partagé les
terres des proscrits entre ses cent vingt mille légionnaires, puis abdiqué sous le
prestige de la terreur qu’il avait inspirée au peuple, et remis en jeu les ressorts de
l’antique constitution, faussés, subjugués, ensanglantés par lui.
Une guerre qu’on appelait la guerre sociale, guerre des
auxiliaires de la république contre Rome elle-même, avait compliqué encore, par
l’insurrection de l’Italie, cette mêlée d’événements, de passions, de proscriptions, de
sang et de crimes. Sylla en triompha. Les bons citoyens de Rome s’enrôlèrent pour
défendre la patrie, même sous la dictature d’un tyran.
Cicéron suivit dans le camp de Sylla son modèle et son maître, l’orateur Hortensius. Il
en revint, avec les légions victorieuses de Sylla, pour assister avec horreur à
l’éclipse de toute liberté, aux dictatures, aux proscriptions, aux égorgements de
Rome.
Son extrême jeunesse et sa vie studieuse à Arpinum le dérobèrent, non au malheur, mais
au danger du temps. Il reparut à Rome après le rétablissement violent, mais régulier,
des choses et du sénat par Sylla.
Il se prépara à la tribune politique et aux charges de la république par l’exercice du
barreau, noviciat des jeunes Romains qui aspiraient ainsi à l’estime et à la
reconnaissance du peuple avant de briguer ses suffrages pour les magistratures. Il
publia en même temps des livres sur la langue, sur la rhétorique, sur l’art oratoire,
qui décelaient la profondeur et l’universalité de ses études.
Ses premiers plaidoyers pour ses clients étonnèrent les orateurs les plus consommés de
Rome. Sa parole éclata comme un prodige de perfection, inconnue jusqu’à ce jeune homme,
dans la discussion des causes privées. Invention des arguments, enchaînement des faits,
conclusion des témoignages, élévation des pensées, puissance des raisonnements, harmonie
des paroles, nouveauté et splendeur des images, conviction de l’esprit, pathétique du
cœur, grâce et insinuation des exordes, force et foudre des péroraisons, beauté de la
diction, majesté de la personne, dignité du geste, tout porta, en peu d’années, le jeune
orateur au sommet de l’art et de la renommée.
Ses discours, préparés dans le silence de ses veilles, notés, écrits à loisir, effacés,
écrits de nouveau, corrigés encore, comparés studieusement par lui aux modèles de
l’éloquence grecque, appris fragments par fragments, tantôt aux bains, tantôt dans ses
jardins, tantôt dans ses promenades autour de Rome, récités devant ses amis, soumis à la
critique de ses émules ou de ses maîtres, prononcés en public sur le ton donné par des
diapasons apostés dans la
foule, enrichis de ces inspirations soudaines qui
ajoutent la merveille de l’imprévu et le feu de l’improvisation à la sûreté et à la
solidité de la parole réfléchie, étaient des événements dans Rome. Ces discours
existent, revus et publiés par l’orateur lui-même ; ils sont encore des événements pour
la postérité. Nous n’en parlerons pas en ce moment : ils forment des volumes ; ils sont
restés monuments de l’esprit humain.
Ces discours furent la base de la renommée et de la vie publique du jeune Cicéron. Mais
il fut consumé par sa propre flamme : son corps fragile ne put supporter ces excès
d’études, de parole publique, de clientèle et de gloire dont il était submergé. Sa
maigreur, sa pâleur, ses évanouissements fréquents, l’insomnie, la voix brisée par
l’effort pour répondre à l’avidité et aux applaudissements de la foule, son exténuation
précoce, qui, pour une gloire du barreau et des lettres trop tôt cueillie, menaçait une
vie avide d’une plus haute et plus longue gloire, peut-être aussi les conseils que lui
donnèrent
ses amis d’échapper à l’attention de Sylla, qu’une si puissante
renommée pouvait offusquer dans un jeune favori du peuple, et que Cicéron avait
légèrement blessé en défendant un de ses proscrits que personne n’avait osé défendre ;
toutes ces causes, et plus encore la passion d’étudier la Grèce en Grèce même,
décidèrent Cicéron à quitter Rome et le barreau, et à visiter Athènes.
Il s’y livra presque exclusivement, sous les philosophes grecs les plus renommés, à
l’étude de la philosophie. Sous le charme de ces études, qui dépaysent l’âme des choses
terrestres pour l’élever aux choses immatérielles, il avait pour un temps renoncé à
Rome, à l’ambition et à la gloire. Lié avec Atticus, riche Romain, voluptueux d’esprit,
qui n’estimait les choses que par le plaisir qu’elles donnent, Cicéron se proposait de
recueillir son modique patrimoine en Grèce, et de s’établir à Athènes pour y passer
obscurément sa vie dans l’étude du beau, dans la recherche du vrai, dans la jouissance
de l’art. Mais sa santé se rétablissait ; les maîtres des écoles
d’éloquence les plus célèbres d’Athènes, de Rhodes, de l’Ionie, accouraient pour
l’entendre discourir dans les académies de l’Attique, et, pénétrés d’admiration pour ce
jeune barbare, ils confessaient avec larmes que Rome les avait vaincus par les armes, et
qu’un Romain les dépassait par l’éloquence. Il leur donnait des leçons de pensée, et ils
lui en donnaient de diction, d’harmonie, d’intonation, de geste.
La nouvelle de la mort de Sylla, qui arriva en ce moment à Athènes, et qui présageait
de nouvelles destinées à la liberté de Rome, enleva Cicéron à lui-même. Il se sentit
appelé par des événements inconnus, et il partit pour Rome, en passant par l’Asie, pour
visiter toutes les grandes écoles de littérature et d’éloquence, et pour s’assurer aussi
si ces temples fameux, d’où le paganisme avait envoyé ses superstitions et ses fables à
Rome, ne contenaient pas le mot caché sur la Divinité, objet suprême de ses études. Il
consulta les oracles. Celui du temple de Delphes lui dit la grande vérité des hommes de
bien destinés à prendre part aux événements de leur pays dans les temps de
révolution.
« Par quel moyen, lui demanda Cicéron, atteindrai-je la plus grande gloire
et la plus honnête ? — En suivant toujours tes propres inspirations, et non l’opinion de
la multitude », lui répondit l’oracle.
Cet oracle le frappa ; et c’est en y conformant sa vie qu’il mérita, en effet, sa
réputation d’homme de bien, sa gloire et sa mort.
Rentré à Rome, Cicéron y vécut quelques années dans l’ombre, ne s’attachant à aucune
des factions qui divisaient la république, ne faisant cortège à aucun des chefs de parti
dont la faveur poussait les jeunes gens aux candidatures, et ne sollicitant rien du
peuple.
On le méprisait, disent les historiens, pour ce mépris qu’il faisait des hommes et des
richesses, et pour cette estime qu’il gardait aux choses immatérielles. On l’appelait
poète, lettré, homme grécisé, philosophe spéculatif, noyé dans la
contemplation des choses inutiles. Le vulgaire méprise dans tous les siècles tout ce qui
n’est pas vulgaire comme lui.
Cicéron ne s’émut pas de ces railleries, et
continua à se perfectionner en
silence par le seul amour du beau et du bien.
Il vivait alors familièrement avec le plus grand acteur de la scène romaine, Roscius.
Ils étudiaient ensemble : l’acteur, à imiter les intonations, les attitudes et les
gestes que la nature inspirait d’elle-même à Cicéron ; l’orateur, à imiter l’action que
l’art enseignait à Roscius ; et, de cette lutte entre la nature qui imite et l’art qui
achève, résultait, pour l’acteur et pour l’orateur, la perfection, qui consiste, pour
l’acteur, à ne rien feindre au théâtre qui ne jaillisse de la nature, et, pour
l’orateur, à ne rien professer à la tribune qui ne soit avoué par l’art et conforme à la
suprême convenance des choses, qu’on nomme le beau.
Cependant le père, la mère, les oncles de Cicéron et ses amis le conjuraient de faire
violence à son goût pour la retraite, et de ne pas priver la république, dans des temps
difficiles, des dons que les dieux, l’étude, les lettres, les voyages, avaient accumulés
en lui. « La vertu et l’éloquence ne lui avaient été données,
lui
disaient-ils, que comme deux armes divines pour la grande lutte qui se balançait entre
les hommes de bien et les scélérats, entre la république et la tyrannie, entre
l’anarchie des démagogues et la liberté des bons citoyens. »
Cicéron céda à leurs instances, et sollicita la questure la même
année où les deux plus grands orateurs du temps, ses maîtres et ses modèles Hortensius
et Cotta, sollicitèrent le consulat, première magistrature de Rome,
qui durait un an.
Le peuple, lassé des hommes de guerre qui avaient assez longtemps ensanglanté Rome,
voulut relever la liberté et la tribune en les nommant tous les trois.
La questure était une magistrature qui donnait entrée dans le sénat.
Les questeurs étaient chargés de percevoir les tributs et d’approvisionner Rome.
Le sort, qui distribuait les provinces entre les questeurs, donna la Sicile à
Cicéron.
Tout en prévenant, par ses mesures, la disette qui menaçait le peuple romain, il
ménagea la Sicile, et s’y fit adorer ; il la parcourut tout entière, moins en proconsul
qu’en philosophe et en historien curieux de rechercher dans ses ruines les vestiges de
sa grandeur antique.
Il y découvrit le tombeau d’Archimède, un des plus
grands génies que la mécanique ait jamais donnés aux hommes, et il fit restaurer à ses
frais le monument de cet homme presque divin.
Plein du bruit que son nom, son éloquence et sa magistrature heureuse faisaient en
Italie, Cicéron s’étonna, en revenant à Rome, de trouver ce nom et ce bruit étouffés par
le tumulte tous les jours nouveau d’une immense capitale absorbée dans ses propres
rumeurs, dans ses passions, dans ses intérêts, dans ses jeux, et divisée entre ses
tribuns, ses agitateurs et ses orateurs. Il comprit que, pour influer sur ce peuple
mobile et sensuel, il ne fallait pas disparaître un seul jour de ses yeux. Il épousa
Térentia, femme d’illustre et de fortune modique. Il acheta une maison plus
rapprochée du centre des affaires que sa maison paternelle, située dans un quartier
d’oisifs. Il ouvrit cette maison à toute heure à la foule des clients ou des plaideurs
qui assiègeaient à Rome le seuil des hommes publics. Il apprit de mémoire le nom et les
antécédents de tous les citoyens romains, afin de les flatter par ce qui flatte le plus
les hommes, l’attention qu’on leur marque le plus dans la foule, et de les
saluer tous par leur nom quand ils l’abordaient dans la place publique. Il n’eut plus
besoin ainsi d’un affranchi, qu’on appelait le nomenclateur, et qui
suivait toujours les candidats aux charges, ou les magistrats, pour leur souffler, à
voix basse, le nom des citoyens.
Parvenu à l’âge de quarante et un ans, possesseur par ses héritages personnels et par
la dot de Térentia, sa femme, d’une fortune qui ne fut jamais splendide (car il ne
plaida jamais que gratuitement, pour la justice ou pour la gloire, jugeant que la parole
était de trop haut prix pour être vendue) ; lié d’amitié avec les plus grands, les plus
lettrés et les plus vertueux citoyens de la république, Hortensius, Caton, Brutus,
Atticus, Pompée ; père d’un fils dans lequel il espérait revivre, d’une fille qu’il
adorait comme la divinité de son amour ; n’employant son superflu qu’à l’acquisition de
livres rares, que son ami, le riche et savant Atticus, lui envoyait d’Athènes ;
distribuant son temps, entre les affaires publiques de Rome et ses loisirs d’été dans
ses maisons de campagne à Arpinum, dans les montagnes de ses pères ; à Cumes, sur le
bord de la mer de Naples ; à Tusculum, au pied des collines d’Albe, séjour caché et
délicieux ; mesurant ses heures dans
ces retraites comme un avare mesure
son or ; donnant les unes à l’éloquence, les autres à la poésie, celles-ci à la
philosophie, celles-là à l’entretien avec ses amis ou à ses correspondances,
quelques-unes à la promenade sous les arbres qu’il avait plantés et parmi les statues
qu’il avait recueillies, d’autres au repas, peu au sommeil ; n’en perdant aucune pour le
travail, le plaisir d’esprit, la santé ; se couchant avec le soleil, se levant avant
l’aurore pour recueillir sa pensée avant le bruit du jour dans toute sa force, sa santé
se rétablissait, son corps reprenait l’apparence de la vigueur, sa voix ces accents
mâles et cette vibration nerveuse que Démosthène faisait lutter avec le bruit des vagues
de la mer, et plus nécessaires aux hommes qui doivent lutter avec les tumultes des
multitudes. Il était sage, honoré, aimé, heureux, pas encore envié.
La destinée semblait lui donner tout à la fois, au commencement de sa vie, cette dose
de bonheur et de calme qu’elle mesure à chacun dans sa carrière, comme pour lui faire
mieux savourer, par la comparaison et par le regret, les années de trouble, d’action, de
tumulte, d’angoisse et de mort dans lesquelles il allait bientôt entrer.
De charge en charge, par la protection de Pompée, chef de l’aristocratie
conservatrice de Rome, Cicéron fut élevé à la charge suprême de la république, le
consulat. De graves circonstances l’attendaient : elles furent l’occasion de sa plus
vive éloquence d’homme d’État.
Indépendamment des grandes factions militaires dont nous avons parlé, factions
représentées dans Marius, dans Sylla, dans Pompée, et bientôt après dans César ;
indépendamment aussi des factions permanentes des patriciens et des plébéiens qui
déchiraient la république depuis quelques années, il y avait à Rome une faction de
l’anarchie, de la démagogie et du crime, qui couvait sous toutes les autres, et qui
n’attendait, pour les renverser et les submerger toutes dans leur propre sang, que
l’occasion d’un trouble civil ou d’une faiblesse du gouvernement. Les éléments de cette
faction impie, qui bouillonne toujours dans la lie des sociétés vieillies et malades,
étaient
d’abord la populace, écume du peuple, qui s’imprègne et qui se
corrompt de tous les vices du temps, et qui flotte, à la surface des grandes villes, au
vent de toutes les séditions.
C’étaient ensuite les affranchis, les prolétaires et les esclaves, rejetés par des lois
jalouses en dehors des droits des citoyens, et toujours prêts à briser le cadre des lois
qui ne s’élargissaient pas pour leur faire leur juste place.
C’étaient, après, cette multitude de soldats licenciés de Sylla, de Marius, de Pompée
lui-même, à qui on avait distribué des terres dans certaines parties de l’Italie, mais
qui, bientôt lassés de leur médiocrité et de leur oisiveté dans ces colonies militaires,
ou ayant épuisé promptement dans la prodigalité des nouveaux enrichis leur fortune,
demandaient à s’en faire une autre en prêtant leurs armes aux séditions de la
patrie.
Enfin c’était un petit nombre de jeunes gens des premières maisons de Rome, tels que
Clodius, César, Catilina, Crassus, Céthégus, qui, ayant gardé le crédit en perdant les
vertus de leur ancêtres, corrompus de mœurs, pervertis de débauche, ruinés de
prodigalités, signalés de scandales, indifférents d’opinions, avides de fortune,
trahissant
leur sang, leur caste, leurs traditions, la gloire de leur nom,
se faisaient les flatteurs, les instigateurs, les tribuns, les complices masqués ou
démasqués de la populace, et cherchaient leur richesse perdue et leur grandeur future
dans l’abîme de leur patrie !
Voilà quels étaient à Rome, au moment où Cicéron atteignait au pouvoir, les ferments et
les fauteurs de bouleversements.
Le chef momentanément reconnu de toutes ces factions liguées pour la ruine de la
république, si toutefois l’anarchie peut avoir un chef, était Catilina.
Catilina, homme d’un sang illustre, d’une trempe virile, d’une audace effrontée, audace
que le peuple prend souvent pour la grandeur d’âme, d’une renommée militaire, seule
qualité qu’on ne peut lui contester, d’une de ces éloquences dépravées qui savent faire
bouillonner les vices dans les parties honteuses du cœur humain ; soupçonné, sinon
convaincu,
du meurtre d’un frère, d’assassinats sur la voie Appienne,
d’empoisonnements secrets, de débauches presque aussi infâmes que des crimes ; mais
assez insolent de sa naissance, assez fort de sa popularité, assez prêt à la vengeance,
et enfin assez prémuni de liaisons secrètes avec César, Clodius, Crassus et d’autres
sénateurs, sénateur lui-même, pour qu’un certain crédit couvrît sa douteuse renommée,
pour que nul n’osât lui reprocher tout haut les forfaits dont beaucoup l’accusaient tout
bas.
Catilina était encore préteur : il avait élevé son ambition jusqu’au consulat.
À peine eut-il été précipité de son espérance par le triomphe du grand orateur, qu’il
médita de renverser ce qu’il n’avait pu conquérir, d’égorger le consul, de proscrire une
partie du sénat, d’appeler les soldats licenciés, les prolétaires, les esclaves, à
l’assassinat de Rome, et de faire naître dans cette conflagration de toutes choses une
occasion de revanche, et une dictature de crimes pour lui et pour ses complices.
Si César lui-même n’était pas un complice, il était au moins un confident muet et
peut-être impatient du succès de la conspiration.
À l’immense rumeur d’une si vaste conspiration, dont les têtes seules
étaient cachées, mais dont les membres révélaient partout l’existence, Cicéron rassemble
le sénat, et somme Catilina d’avouer ou de désavouer son crime. « Mon crime ?
répond insolemment le factieux ; est-ce donc un crime de vouloir donner une tête à la
puissance décapitée de la multitude, quand le sénat, qui est la tête du gouvernement,
n’a plus de corps et ne peut rien pour la patrie ? »
À ces mots, Catilina sort, et le sénat, épouvanté de tant d’audace, donne la dictature
temporaire à Cicéron pour sauver Rome.
Catilina ne s’endort pas après une si franche déclaration de guerre à sa patrie ; il
envoie à Manlius, un de ses complices, qui commandait un corps de vétérans en Toscane,
le signal de soulever ses soldats et de marcher sur Rome. Chaque quartier de la ville
est donné par lui à un des conjurés, qui doit à
heure fixe en rassembler le
peuple et diriger les mouvements. Les armes, les torches, sont prêtes ; les édifices,
les victimes, comptés : Cicéron est la première de ces victimes. C’est dans le sang de
son premier citoyen que les scélérats doivent éteindre les lois antiques de Rome.
Une femme illustre, maîtresse d’un des jeunes patriciens associés au complot, court
dans la nuit avertir Cicéron de fermer le lendemain sa maison aux sicaires. Ils se
présentent en effet en armes au point du jour à la porte du consul, dont ils avaient
promis la tête ; ils trouvent cette porte gardée par une poignée de bons citoyens.
Cicéron vivant, la ville a un centre, les lois une main, la patrie une voix, le sénat un
guide. L’exécution du complot est ajournée.
Cicéron n’ajourne pas la vigilance ; il convoque le sénat, à la première heure du jour,
dans le temple fortifié de Jupiter Stator, ou conservateur de Rome.
Catilina ose s’y présenter, convaincu que l’absence de preuves contre lui attestera son
innocence, ou que l’audace intimidera le consul.
À son entrée dans le sénat, tous les sénateurs s’écartent de Catilina, comme pour se
préserver de la contagion ou même du soupçon du crime.
L’horreur, avant la
loi, fait le vide autour du conspirateur.
Cicéron, indigné, mais non intimidé, se lève et adresse à l’ennemi public la terrible
et éloquente apostrophe qui a laissé sur le nom de Catilina la même trace que le feu du
ciel laisse sur un monument foudroyé. La pensée s’y précipite sans haleine en paroles
courtes, comme si l’impatience et l’indignation essoufflaient le génie. En voici
quelques mots qui feront juger l’orateur et le criminel :
« Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? Combien de temps ta rage
éludera-t-elle nos lois ? À quel terme s’arrêtera ton audace ? Quoi ! ni la garde qui
veille la nuit sur le mont Palatin, ni les forces répandues dans toute la ville, ni la
consternation du peuple, ni ce concours de tous les bons citoyens, ni le lieu fortifié
choisi pour cette assemblée, ni les regards indignés de tous les sénateurs, rien n’a
pu t’ébranler ? Tu ne vois
pas que tes projets sont découverts ? Ta
conjuration est ici environnée de témoins, enchaînée de toutes parts ! Penses-tu
qu’aucun de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et celle qui l’a précédée ?
dans quelle maison tu t’es rendu ? quels complices tu as réunis ? quelles résolutions
tu as prises ? Ô temps ! ô mœurs ! Tous ces complots, le sénat les connaît, le consul
les voit, et Catilina vit encore ! Il vit, que dis-je ? il vient au sénat ; il est
admis au conseil de la république ; il choisit parmi nous et marque de l’œil ceux
qu’il veut immoler. Et nous, hommes pleins de courage, nous croyons faire assez pour
la patrie si nous évitons sa fureur et ses poignards ! Depuis longtemps, Catilina, le
consul aurait dû t’envoyer à la mort, et faire tomber ta tête sous le glaive dont tu
veux nous frapper. Le premier des Gracques essayait contre l’ordre établi des
innovations dangereuses ; un illustre citoyen, le grand pontife P. Scipion, qui
cependant n’était pas magistrat, l’en punit par la mort. Et lorsque Catilina s’apprête
à faire de l’univers un théâtre de carnage et d’incendie, les consuls ne l’en
puniraient pas !
« Je ne rappellerai point que Servilius Ahala, pour sauver la république des
changements
que méditait Spurius Mélius, le tua de sa propre main : de
tels exemples sont trop anciens. Il n’est plus, non, il n’est plus ce temps où de
grands hommes mettaient leur gloire à frapper avec plus de rigueur un citoyen
pernicieux que l’ennemi le plus acharné. Aujourd’hui un sénatus-consulte nous arme
contre toi, Catilina, d’un pouvoir terrible. Ni la sagesse des consuls, ni l’autorité
de cet ordre, ne manquent à la république ; nous seuls, je le dis ouvertement, nous
seuls, consuls sans vertu, nous manquons à nos devoirs…… Rappelle à ta mémoire
l’avant-dernière nuit, et tu comprendras que je veille encore avec plus d’activité
pour le salut de la république que toi pour sa perte. Je te dis que l’avant-dernière
nuit tu te rendis (je te parlerai sans déguisement) dans la maison du sénateur Léca.
Là se réunirent en grand nombre les complices de tes criminelles fureurs. Oses-tu le
nier ? Tu gardes le silence ! Je t’en convaincrai, si tu le nies ; car je vois ici
dans le sénat des hommes qui étaient avec toi. Dieux immortels ! Où sommes-nous ? Dans
quelle ville, ô ciel ! vivons-nous ? Quel gouvernement est le nôtre ? Ici, Pères
conscrits, ici même, parmi les membres de cette assemblée,
dans ce
conseil auguste où se pèsent les destinées de l’univers, des traîtres conspirent ma
perte, la vôtre, celle de Rome, celle du monde entier. Et ces traîtres, le consul les
voit et prend leur avis sur les grands intérêts de l’État ; quand leur sang devrait
déjà couler, il ne les blesse pas même d’une parole offensante. Oui, Catilina, tu as
été chez Léca l’avant-dernière nuit ; tu as partagé l’Italie entre tes complices ; tu
as marqué les lieux où ils devaient se rendre ; tu as choisi ceux que tu laisserais à
Rome, ceux que tu emmènerais avec toi ; tu as désigné l’endroit de la ville où chacun
allumerait l’incendie ; tu as déclaré que le moment de ton départ était arrivé ; que,
si tu retardais de quelques instants, c’était parce que je vivais encore. Alors il
s’est trouvé deux chevaliers romains qui, pour te délivrer de cette inquiétude, t’ont
promis de venir chez moi cette nuit-là même, un peu avant le jour, et de m’égorger
dans mon lit. À peine étiez-vous séparés, que j’ai tout su. Je me suis entouré d’une
garde plus nombreuse et plus forte. J’ai fermé ma maison à ceux qui, sous prétexte de
me rendre leurs devoirs, venaient de ta part pour m’arracher la vie. Je les ai nommés
d’avance à plusieurs de nos premiers
citoyens, et j’avais annoncé l’heure
où ils se présenteraient……………
« Peux-tu, Catilina, jouir en paix de la lumière qui nous éclaire, de l’air que nous
respirons, lorsque tu sais qu’il n’est personne ici qui ignore que, la veille des
calendes de janvier, le dernier jour du consulat de Lépidus et de Tullus, tu te
trouvas sur la place des Comices, armé d’un poignard ? que tu avais aposté une troupe
d’assassins pour tuer les consuls et les principaux citoyens ? que ce ne fut ni le
repentir ni la crainte, mais la fortune du peuple romain, qui arrêta ton bras et
suspendit ta fureur ? Je n’insiste point sur ces premiers crimes ; ils sont connus de
tout le monde, et bien d’autres les ont suivis. Combien de fois, et depuis mon
élection, et depuis que je suis consul, n’as-tu pas attenté à ma vie ! Combien de fois
n’ai-je pas eu besoin de toutes les ruses de la défense pour parer des coups que ton
adresse semblait rendre inévitables ! Il n’est pas un de tes desseins, de tes succès,
pas une de tes intrigues dont je ne sois instruit à point nommé. Et cependant rien ne
peut lasser ta volonté, décourager tes efforts. Combien de fois ce poignard, dont tu
nous menaces, a-t-il été arraché de tes mains ! Combien de fois un hasard
imprévu l’en a-t-il fait tomber ! Et cependant il faut que ta main le relève
aussitôt. Dis-nous donc sur quel affreux autel tu l’as consacré, et quel vœu sacrilège
t’oblige à le plonger dans le sein du consul !
« À quelle vie, Catilina, es-tu désormais condamné ! car je veux te parler en ce
moment, non plus avec l’indignation que tu mérites, mais avec la pitié que tu mérites
si peu. Tu viens d’entrer dans le sénat : eh bien, dans une assemblée si nombreuse, où
tu as tant d’amis et de proches, quel est celui qui a daigné te saluer ? Si personne,
avant toi, n’essuya jamais un tel affront, pourquoi attendre que la voix du sénat
prononce le flétrissant arrêt si fortement exprimé par son silence ? N’as-tu pas vu, à
ton arrivée, tous les sièges rester vides autour de toi ? N’as-tu pas vu tous ces
consulaires, dont tu as si souvent résolu la mort, quitter leur place quand tu t’es
assis, et laisser désert tout ce côté de l’enceinte ? Comment peux-tu supporter tant
d’humiliation ? Oui, je te le jure, si mes esclaves me redoutaient comme tous les
citoyens te redoutent, je me croirais forcé d’abandonner ma maison ; et tu ne crois
pas devoir abandonner la ville ! Si mes concitoyens, prévenus d’injustes soupçons,
me haïssaient comme ils te haïssent, j’aimerais mieux me priver de leur vue
que d’avoir à soutenir leurs regards irrités ; et toi, quand une conscience criminelle
t’avertit que depuis longtemps ils ne te doivent que de l’horreur, tu balances à fuir
la présence de ceux pour qui ton aspect est un cruel supplice ! Si les auteurs de tes
jours tremblaient devant toi, s’ils te poursuivaient d’une haine irréconciliable, sans
doute tu n’hésiterais pas à t’éloigner de leurs yeux. La patrie, qui est notre mère
commune, te hait : elle te craint ; depuis longtemps elle a jugé les desseins
parricides qui t’occupent tout entier. Tu te révolteras contre son jugement ! tu
braveras sa puissance ! eh quoi ! tu mépriseras son autorité sacrée ! Je crois
l’entendre en ce moment t’adresser la parole : Catilina, semble-t-elle te dire, depuis
quelques années, il ne s’est pas commis un forfait dont tu ne sois l’auteur, pas un
scandale où tu n’aies pris part. Toi seul as eu le privilège d’égorger impunément les
citoyens, de tyranniser et de piller les alliés. Contre toi les lois sont muettes et
les tribunaux impuissants, ou plutôt tu les as renversés, anéantis. Tant d’outrages
méritaient toute ma colère : je les ai dévorés en silence. Mais être condamnée à de
perpétuelles alarmes à cause de toi seul, ne voir jamais mon repos
menacé que ce ne soit par Catilina, ne redouter aucun complot qui ne soit lié à ta
détestable conspiration, c’est un sort auquel je ne peux me soumettre. Pars donc, et
délivre-moi des terreurs qui m’obsèdent : si elles sont fondées, afin que je ne
périsse point ; si elles sont chimériques, afin que je cesse de craindre. »
À part un peu de déclamation plus oratoire que politique, l’éloquence humaine a-t-elle
bouillonné jamais dans aucune poitrine en pareils accents ? Voilà Cicéron orateur
politique.
Nous avons assisté de nos jours, dans un pays aussi lettré que Rome, dans des temps
aussi révolutionnaires que le temps de Cicéron, à des scènes d’éloquence aussi décisives
que celle du sénat romain, entre des hommes de bien, des hommes de subversion, des
ambitieux, des factieux, des Catilinas, des Clodius, des Cicérons, des Pompées, des
Césars modernes ; nous
avons assisté, disons-nous, aux drames les plus
tumultueux et les plus sanglants de notre époque : mais nous n’avons jamais entendu des
accents où la colère et le génie oratoire, le crime ou la vertu vociférés par des lèvres
humaines, fussent autant fondus en lave ou en foudre dans des harangues si ardentes
d’invectives, si solennelles de vertu et si accomplies de langage !
Il faut remonter à Vergniaud, parlant devant les assassins qui l’attendent à la porte
de la Convention, pour comparer quelque chose à cette colère de la vertu et à ce défi à
la mort. Les passions n’ont pas baissé de nos jours ; mais l’éloquence littéraire a
perdu les foudres dont Démosthène, Cicéron, Vergniaud, ébranlaient leurs tribunes et
pulvérisaient les factions ou la tyrannie. Qu’est-ce que le harangueur parlementaire
d’aujourd’hui (sauf de rares exceptions) auprès de ces héros du discours ? Le métier tue
l’art : la voix tonne, la poitrine n’y résonne pas ; il y a un rôle dans la harangue, il
n’y a point d’âme et par conséquent point d’immortalité. Essayez de relire, après que la
vibration de la voix a cessé de tinter dans l’oreille : vous ne le pouvez pas ; tout
s’est évaporé avec le geste et le son de voix. L’engouement
de parti exalte
de tels hommes comme des gladiateurs de théâtre. On les appelle des Cicérons et des
Démosthènes : ils ne sont que des musiciens de phrases. Où sont-ils aux jours des
tempêtes civiles ? Ils sont disparus, ils sont muets, ils sont ensevelis dans l’ombre de
leur Tusculum, adorant l’écho, suivant la timide sagesse de Pythagore. De là ils
nourrissent de flatteries obligées l’espérance, toujours ajournée, des partis, dont ils
se proclament les ministres, ministres des songes qui endorment depuis trente ans leurs
clients… Et ils accusent les hommes de cœur qui se jettent dans le gouffre pour le
combler, et ils dénoncent à la haine ou à l’ingratitude des sectes ou des cours ceux qui
se brûlent les mains en tirant leur patrie de l’incendie, allumé par les torches de
leurs discours ! Et ils conseillent les épurations à leur patrie, pour rester seuls à la
perdre et à la flatter jusqu’à la fin ! Voilà ces hommes !
Mais revenons à l’éloquence patriotique et virile de Cicéron.
Catilina, frappé d’effroi par la parole de Cicéron, s’enfuit jusqu’en
Toscane.
Cicéron prend sur lui d’achever le coup d’État contre la démagogie en immolant les
complices de Catilina.
Se croyant sûr de l’appui de Pompée, il poursuit les démagogues jusque dans la personne
de Clodius.
Clodius était ami du jeune César.
César, patricien corrompu, cherchait un appui dans la plèbe romaine ; il commençait la
tyrannie, comme elle commence toujours, par la licence ; il soutenait, à ce titre,
Clodius ; il affectait de l’intérêt pour Catilina.
Clodius ameutait le peuple contre Cicéron.
Pompée s’isolait majestueusement à la campagne.
Cicéron, poursuivi et menacé jusque dans sa maison par les sicaires de Clodius,
invoquait en vain le peuple, qu’il avait sauvé : le peuple l’abandonnait lâchement à ses
ennemis. Les consuls, intimidés, fermaient les yeux
pour ne pas voir ce
qu’ils n’avaient pas la force de punir. Cicéron fut obligé de s’exiler. Un plébiscite rédigé par Clodius lui interdit le sol romain jusqu’à une distance de
cinq cents milles.
Le sauveur de Rome chercha asile en Grèce : c’était la patrie de son âme.
Pendant qu’il débarquait au Pirée, port d’Athènes, Clodius, suivi d’une bande de
populace, incendiait sa maison à Rome, ravageait ses maisons de campagne et faisait
vendre à l’encan jusqu’à ses livres. Mais le respect pour Cicéron et la répugnance à
s’enrichir de ses dépouilles étaient tels que les livres et les jardins restèrent sans
acheteurs.
Cicéron, proscrit, en arrivant en Grèce, se proposait de séjourner dans sa chère
Athènes, que l’exemple ou les lettres de son ami Atticus lui avaient appris à tant
aimer.
Mais l’ombre de leur vie passée suit les hommes publics jusque sur la terre étrangère :
la mer, qui les sépare de leur patrie, ne les sépare pas de leur nom. Cicéron apprit que
les restes
du parti de Catilina et les complices de Clodius l’attendaient à
Athènes pour lui demander compte, le poignard à la main, de la vie de Catilina, de
Lentulus et de Céthégus. Il se détourna prudemment de cette trace de sang qui semblait
le devancer et le poursuivre, et se réfugia à Thessalonique, colonie romaine au fond de
la Méditerranée, au pied des montagnes de la Macédoine.
« Que je me repens, écrit-il en route, que je me repens, mon cher Atticus, de n’avoir
pas prévenu par ma mort volontaire l’excès de mes malheurs ! En me suppliant de vivre,
vous ne pouvez qu’une chose : arrêter ma main, prête à me frapper moi-même ; mais,
hélas ! je ne m’en repens pas moins tous les jours de ne pas avoir sacrifié cette vie
pour sauver mon héritage à ma famille ; car qu’est-ce qui peut maintenant m’attacher à
l’existence ? Je ne veux pas, mon cher Atticus, vous énumérer ces malheurs, dans
lesquels j’ai été précipité bien moins par le crime de mes ennemis, que par la lâcheté
de mes envieux. » (Allusion poignante à Pompée, à Crassus, à César.) « Mais j’atteste
les dieux que jamais homme ne fut écrasé sous une telle masse de calamités, et
qu’aucun n’eut
jamais occasion de souhaiter davantage la mort !… Ce qui
me reste de temps à vivre n’est pas destiné à guérir mes maux, mais à les finir !…
Vous me reprochez le sentiment et la plainte de mes maux. Mais y a-t-il une seule des
adversités humaines qui ne soit accumulée dans la mienne ? Qui donc tomba de plus
haut, d’un sort plus assuré en apparence, doué de telles puissances de génie, de
sagesse, de faveur publique, d’estime et d’appui d’une telle masse de grands et de
bons citoyens ?… Puis-je oublier en un jour ce que j’étais hier, ce que je suis encore
aujourd’hui ? À quelles dignités, à quelle gloire, à quels enfants, à quels honneurs,
à quelles richesses d’âme et de bien, à quel frère, enfin (un frère que j’aime à cet
excès qu’il m’a fallu, par un genre inouï de supplice, me séparer sans l’embrasser, de
peur qu’il ne vît mes larmes, et que je ne pusse moi-même supporter sa pâleur et son
deuil), je suis arraché !… Ah ! si j’énumérais encore bien d’autres causes de
désespoir, si mes larmes elles-mêmes ne me coupaient la voix !… Je sais, et c’est là
la plus amère de mes peines, que c’est par ma faute que j’ai été abîmé dans une telle
ruine !… Vous me
parlez, dans votre dernière lettre, de l’image que
l’affranchi de Crassus vous a faite de mon désespoir et de ma maigreur !… Hélas !
chaque jour qui se lève accroît mes maux au lieu de les soulager. Le temps diminue le
sentiment des autres malheurs ; mais les miens sont de telle nature qu’ils s’aggravent
continuellement par le sentiment de la misère présente comparée avec la félicité
perdue !… Pourquoi un seul de mes amis ne m’a-t-il pas mieux conseillé ? Pourquoi me
suis-je laissé glacer le cœur par cette froideur de Pompée ? Pourquoi ai-je pris une
résolution et une attitude de coupable suppliant, indignes de moi ? Pourquoi n’ai-je
pas affronté ma fortune ? Si je l’avais fait, ou je serais mort glorieusement à Rome,
ou je jouirais maintenant du fruit de ma victoire !… Mais pardonnez-moi ces reproches,
ils doivent tomber sur moi plus que sur vous ; et si je parais vous accuser avec moi,
c’est moins pour m’accuser moi-même que pour me rendre ces fautes plus pardonnables en
y associant un autre moi-même !…
« Non, je n’irai point en Asie, parce que je fuis les lieux où je puis rencontrer les
Romains, et où la célébrité, autrefois ma gloire,
me poursuit maintenant
comme une honte !… Et puis je ne voudrais pas m’éloigner davantage, de peur que si,
par hasard, il arrivait quelque changement inespéré à ma fortune du côté de Rome, je
ne fusse trop longtemps à l’ignorer. J’ai donc résolu d’aller me réfugier dans votre
maison d’Épire, non pas à cause de l’agrément du séjour, bien indifférent au
malheureux qui fuit même la lumière du jour, mais pour être, dans ce port que vous
m’offrez, plus prompt à repartir pour ma patrie, si jamais elle m’était rouverte, pour
y recueillir ma misérable existence dans une solitude qui me la fera supporter plus
tolérablement, ou, ce qui vaudrait mieux encore, qui m’aidera à dépouiller plus
courageusement la vie. Oui, je dois écouter encore les supplications de la plus tendre
et de la plus adorée des filles !… Mais, avant peu, ou l’Épire m’ouvrira le chemin du
retour dans ma patrie, ou je m’ouvrirai à moi-même le chemin de la vraie délivrance !…
Je vous recommande mon frère, ma femme, ma fille, mon fils ; mon fils, à qui je ne
laisserai pour héritage qu’un nom flétri et ignominieux !… »
Mais au moment où Cicéron se préparait à mourir, pour se punir lui-même du
crime de ses ennemis, de la lâcheté de ses amis et de sa propre infortune, l’excès de la
tyrannie populaire rappelait la pensée de Rome vers celui qui l’avait sauvée, par son
éloquence et par son courage, de la nécessité des dictateurs ou de la honte des
anarchies.
Clodius, sans contrepoids, obligé d’enchérir chaque jour sur les démences et sur les
excès de la veille, afin de rester à la tête de la populace, à laquelle on ne peut
complaire qu’en lui cédant, commençait à fatiguer la licence elle-même et à inquiéter
Pompée, non seulement sur sa puissance, mais sur sa vie : il menaçait également César
jusqu’au sein de son armée des Gaules. César, Pompée, le sénat, les patriciens opprimés,
les plébéiens vertueux, se liguèrent sourdement pour inspirer au peuple l’horreur de
Clodius et le rappel de Cicéron, le seul homme qu’ils pussent opposer, à la tribune aux
harangues, à la popularité perverse du tribun.
Un homme intrépide, client de Cicéron, tribun lui-même, nommé Fabricius,
osa proposer ce rappel au peuple du haut de la tribune.
Clodius, qui s’attendait à cette tentative des amis de Cicéron, et qui avait rempli le
forum de ses partisans, de ses gladiateurs et de ses sicaires, craignant l’estime et
l’amour du peuple pour le grand proscrit, donna le signal du meurtre à ses assassins,
précipita Fabricius de la tribune, dispersa le cortège des amis de Cicéron, et couvrit
de cadavres la place publique.
Le frère de Cicéron, blessé lui-même par le fer des gladiateurs de Clodius, n’échappa à
la mort qu’en se cachant sous les corps amoncelés sur les marches de la tribune.
Sextius, un des tribuns, fut immolé en résistant aux fureurs de son collègue.
Clodius, vainqueur, ou plutôt assassin de Rome, courut, la torche à la main, brûler le
temple des Nymphes, dépôt des registres publics, afin d’anéantir jusqu’aux rouages mêmes
du gouvernement.
À la lueur de l’incendie, il alla attaquer la maison du tribun Milon et du
préteur Cécilius. Milon repoussa avec ses amis les satellites du démagogue, et,
convaincu qu’il n’y aurait plus de justice dans Rome que celle qu’on se ferait désormais
à soi-même, il enrôla une troupe de gladiateurs pour l’opposer aux sicaires de
Clodius.
Le sénat, abrité enfin par cette poignée de satellites de Milon, et encouragé à
l’audace par l’indignation du peuple, qui commençait à rougir de lui-même, porta le
décret de rappel de Cicéron.
Le même décret ordonnait que ses maisons seraient rebâties aux frais du trésor
public.
Pompée lui-même sortit de son apathie, et rentra à Rome pour y rétablir les lois et
pour y appuyer de l’autorité des armes le rappel de Cicéron.
Le retour de l’orateur à Rome fut un triomphe continu de Brindes jusqu’à Rome.
Clodius, à la tête de la populace, osa l’affronter encore. Cicéron fut obligé de
s’abriter contre ce persécuteur dans sa retraite d’Antium et dans la seule culture des
lettres. Nous verrons plus tard ce qu’il y composa. Ce fut l’époque poétique de sa vie ;
le loisir et l’infortune
le refirent poète. Ses poèmes, perdus aujourd’hui,
étaient, dit-on, dignes de son éloquence.
Cependant un honnête homme indigné, Milon, tua Clodius.
Cicéron revint à Rome pour y défendre Milon devant ses juges.
Mirabeau, dans son discours sur la banqueroute, a évidemment imité une des figures les
plus hardies de la péroraison du discours de Cicéron pour son ami et son vengeur
Milon.
« Et ne dites donc pas qu’emporté par la haine, je déclame avec plus de passion que
de vérité contre un homme qui fut mon ennemi. Sans doute personne n’eut plus que moi
le droit de haïr Clodius ; mais c’était l’ennemi commun, et ma haine personnelle
pouvait à peine égaler l’horreur qu’il inspirait à tous. Il n’est pas possible
d’exprimer ni même de concevoir à quel point de scélératesse ce monstre était parvenu.
Et, puisqu’il s’agit de la mort de Clodius, imaginez, citoyens (car nos pensées sont
libres, et notre âme peut se rendre de simples fictions aussi sensibles que les objets
qui frappent nos yeux), imaginez, dis-je, qu’il soit en mon pouvoir de faire absoudre
Milon sous la condition
que Clodius revivra… Eh quoi ! vous pâlissez !
Quelles seraient donc vos terreurs s’il était vivant, puisque, tout mort qu’il est, la
seule pensée qu’il puisse vivre vous pénètre d’un tel effroi !……………
« Les Grecs rendent les honneurs divins à ceux qui tuèrent des tyrans. Que n’ai-je
pas vu dans Athènes et dans les autres villes de la Grèce ! Quelles fêtes instituées
en mémoire de ces généreux citoyens ! quels hymnes ! quels cantiques ! Le souvenir, le
culte même des peuples consacrent leurs noms à l’immortalité ; et vous, loin de
décerner des honneurs au conservateur d’un si grand peuple, au vengeur de tant de
forfaits, vous souffririez qu’on le traîne au supplice !…
« Il existe, oui, certes, il existe une puissance qui préside à toute la nature ; et
si, dans nos corps faibles et fragiles, nous sentons un principe actif et pensant qui
les anime, combien plus une intelligence souveraine doit-elle diriger les mouvements
admirables de ce vaste univers ! Osera-t-on la révoquer en doute parce qu’elle échappe
à nos sens et qu’elle ne se montre pas à nos regards ? Mais cette âme qui est en nous,
par qui nous pensons et prévoyons, qui m’inspire en ce moment
où je parle
devant vous, notre âme aussi n’est-elle pas invisible ? Qui sait quelle est son
essence ? qui peut dire où elle réside ? C’est donc cette puissance éternelle, à qui
notre empire a dû tant de fois des succès et des prospérités incroyables, c’est elle
qui a détruit et anéanti ce monstre, et lui a suggéré la pensée d’irriter par sa
violence et d’attaquer à main armée le plus courageux des hommes, afin qu’il fût
vaincu par un citoyen dont la défaite lui aurait pour jamais assuré la licence et
l’impunité. Ce grand événement n’a pas été conduit par un conseil humain ; il n’est
pas même un effet ordinaire de la protection des immortels. Les lieux sacrés eux-mêmes
semblent s’être émus en voyant tomber l’impie, et avoir ressaisi le droit d’une juste
vengeance. Je vous atteste ici, collines sacrées des Albains, autels associés au même
culte que les nôtres, et non moins anciens que les autels du peuple romain, etc. »
C’est là l’apparition personnifiée de la hideuse banqueroute qui
faisait tressaillir l’Assemblée nationale dans la prosopopée de Mirabeau. Seulement
Mirabeau n’eut jamais ces accents religieux de Cicéron qui sont la divinité
de l’éloquence ; il en appela à la raison, jamais aux dieux de la patrie, dans ses
harangues. Cicéron montait plus haut, aussi haut que l’invocation humaine peut
monter.
« Ô Rome ingrate, si elle bannit Milon ! Rome misérable, si elle perd un tel
défenseur ! Mais finissons : les larmes étouffent ma voix, et Milon ne doit pas être
défendu par des larmes !… »
Les sanglots du peuple coupèrent ses dernières
paroles : Mirabeau ne fit jamais pleurer. Les assemblées parlementaires ont des colères
et jamais de larmes. Quant à nous, qui avons vu parler devant le peuple, nous l’avons vu
cent fois, ce peuple, pleurer d’émotion honnête et patriotique, comme les Romains de
Cicéron.
Cicéron fut nommé pontife, puis proconsul en Syrie. Il commanda des légions ; il
pacifia les provinces orientales de la république ; il s’y fit adorer pour sa justice et
pour sa bonté. Les étrangers l’appelèrent le père des alliés de Rome et des
tributaires.
Revenu à Rome, il y tomba en pleine guerre civile.
César avait passé le Rubicon, en jetant au hasard le sort de la république.
Pompée, resté à Rome avec les derniers hommes libres et vertueux de la patrie,
s’associait à Cicéron.
César caressait l’orateur pour l’entraîner dans son crime.
Cicéron flottait de l’un à l’autre, tâchant de prévenir le choc de ces deux grands
rivaux.
Ses anxiétés usaient, non sa vertu, mais son caractère.
Sa haute intelligence lui montrait des deux côtés des dangers presque égaux pour la
patrie : l’anarchie et la faiblesse avec Pompée, la violence et la tyrannie avec
César.
Ses lettres, à cette époque, sont la confession d’un homme de bien ; il méprise presque
autant le parti de Pompée qu’il déteste celui de César. La postérité a vu en cela de la
faiblesse ; ce n’était, hélas ! que de la profondeur de jugement. Les hommes de génie
sont jugés par les esprits médiocres : c’est le secret des accusations de la postérité
contre la vertu civique de Cicéron. Il y a des temps si malheureux que les meilleurs
patriotes n’ont le choix qu’entre
deux calamités pour leur patrie. Qui
oserait s’étonner que ces grands patriotes hésitent à choisir ? Telle était la situation
de Cicéron.
À la fin, la vertu, plus que la conviction, l’entraîna dans le parti de Pompée ; il
savait qu’il se perdait, mais il se perdait avec Caton et Brutus. Mieux vaut la mort
avec les honnêtes gens que la victoire avec les pervers.
Il ne se trompait pas. Pompée, fugitif d’Italie, alla perdre la bataille de la
république en Épire. Pharsale fut le champ de bataille et le tombeau de la liberté du
monde.
Pompée s’enfuit en Égypte, et meurt sur le rivage par la main d’un assassin soudoyé,
qui veut offrir sa tête en présent à César.
Caton meurt en philosophant sur l’immortalité de l’âme.
Brutus meurt dans un blasphème ironique sur l’inanité de la vertu.
Cicéron, amnistié par le vainqueur, vit et revient pleurer la république en Italie.
César s’excuse auprès de Cicéron de sa victoire ; il va lui-même le visiter dans sa
retraite
en Campanie ; il lui demande, pour ainsi dire, grâce pour son
triomphe ; il ne croit pas le monde conquis, si Cicéron n’a pas ratifié la fortune.
Cicéron cède à demi à tant de caresses ; il revient à Rome, il y reprend son rôle de
défenseur des citoyens ; il invoque, dans des harangues trop adulatrices, la magnanimité
de César pour les vaincus de Pharsale ; il admire l’homme dans César, tout en détestant
le tyran.
L’abstention complète eût été plus digne, l’exil même eût été plus stoïque : c’est sur
cette époque de sa vie que les admirateurs de Cicéron auraient eu besoin de jeter un
voile d’indulgence. Mais, s’il y eut complaisance envers la fortune dans cette conduite
du grand orateur romain, il n’y eut jamais complicité avec César. Cicéron désespéra de
la liberté romaine : mais ce désespoir, trop fondé en fait, ne fut jamais une trahison ;
il continua à déplorer à haute voix la chute de l’antique constitution et de maudire en
secret César. Quand César tomba sous la conspiration des honnêtes gens de Rome, tels que
Brutus, Cassius, Caton, Cicéron se réjouit de leur courage, et se rangea, sans hésiter,
de leur parti.
On sait que César se faisait pardonner la tyrannie par la grâce, et
Cicéron, les regrets de la liberté perdue, par les complaisances.
Vers le même temps, quoiqu’il eût déjà passé la soixantième année de sa vie, il répudia
sa première femme Térentia, coupable de l’avoir négligé pendant ses disgrâces, et il
épousa une de ses pupilles, très jeune, très belle, très riche, qu’un père mourant lui
avait confiée.
Éprise du génie et de la renommée de son second père, cette jeune Romaine l’aima et en
fut aimée avec une passion qui effaça la distance des années. Ce furent, non les plus
glorieuses, mais les plus sévères et les plus fécondes de sa vie ; elles furent
courtes.
La mort lui ayant enlevé bientôt après sa fille Tullia, délices et orgueil de son cœur,
il en conçut une telle douleur qu’il s’offensa de ce que cette douleur n’était pas assez
partagée par sa nouvelle épouse, jalouse, sans doute, de n’être pas le seul objet de ses
tendresses, et
qu’il s’éloigna d’elle et se renferma dans la solitude avec
ses larmes et son génie.
C’est là qu’il écrivit, sans relâche et sans lassitude, ses plus belles œuvres
littéraires.
Bien qu’il n’eût trempé en rien dans le meurtre de César, Cicéron fut coupable, aux
yeux d’Antoine, de Lépide et d’Octave, neveu de César, de s’être trop réjoui de la mort
du tyran.
Il avait de plus, dans plusieurs harangues immortelles, soufflé dans Rome le feu de la
colère publique contre Antoine. Ces harangues, appelées les Philippiques, par allusion aux harangues de Démosthène contre Philippe de
Macédoine, furent l’arrêt de mort de Cicéron.
Quand Antoine, Lépide et Octave se furent réconciliés en se livrant mutuellement les
têtes de leurs ennemis personnels comme gage de paix, Antoine demanda la tête de
Cicéron ; elle fut disputée, mais enfin accordée.
Cicéron apprit son arrêt sans y croire. Il aimait Octave : Octave commencerait-il par
un parricide ? Cicéron n’était-il pas son second
père ? Il espérait, contre
toute espérance, en lui, mais craignait tout d’Antoine, et surtout de Fulvie, la
nouvelle épouse de ce débauché. Les hommes pardonnent ; les femmes se vengent, parce
qu’elles ont moins de force contre leur passion.
Dans cette perplexité, Cicéron avait le temps de fuir, et peut-être était-ce la pensée
d’Octave. L’hésitation, cette faiblesse des grands esprits parce qu’ils pèsent plus
d’idées contre plus d’idées que les autres, fut la cause de sa mort, comme elle avait
été le fléau de sa vie. Il perdit les jours et les heures à débattre, avec lui-même et
avec ses amis, lequel était préférable, à son âge, de tendre stoïquement le cou aux
égorgeurs et de mourir en laissant crier son sang contre la tyrannie sur la terre libre
de sa patrie, ou d’aller mendier en Asie le pain et la vie de l’exil parmi les ennemis
des Romains. Son âme parut se décider et se repentir tour à tour de l’un ou de l’autre
parti. Ses pas errèrent, comme ses pensées, du rivage de la mer à ses maisons de
campagne, et de ses maisons de campagne au bord de la mer.
Enfin il voulut retarder le moment de la résolution suprême en s’éloignant de Tusculum,
trop voisin de Rome. Il quitta ce séjour avec son frère Quintus Cicéron,
et avec son neveu, qui le chérissait comme un père. Il se retira dans sa maison plus
reculée d’Astura, séjour de deuil où il avait, comme on l’a vu, nourri la mélancolie de
la mort de sa fille Tullia : l’âpreté du lieu et la profondeur des bois semblaient
l’abriter de la scélératesse des hommes.
Cette maison était sur le bord de la mer de Naples. Il y passa quelques jours à écouter
de loin le bruit des pas de l’armée des triumvirs qui s’approchaient de Rome ; il
semblait résolu à y attendre la mort sans se donner la peine ni de la fuir plus loin ni
de la braver de plus près. Cependant son frère, son neveu, ses affranchis, ses esclaves,
espèce de seconde famille que la reconnaissance, les lois et les mœurs attachaient
jusqu’au trépas aux anciens, lui représentèrent qu’un homme tel que Cicéron n’était
jamais vieux tant que son génie pouvait conseiller, illustrer ou réveiller sa patrie ;
que Caton, en mourant, avait éteint prématurément lui-même une des dernières espérances
de la république par une impatience ou par une lassitude de vertu ; que, s’il était
résolu à mourir, il ne fallait pas du moins
que sa mort fût inutile à la
cause des bons citoyens, qui était celle des dieux ; que, Brutus et Cassius vivant
encore, et rassemblant en Afrique des légions fidèles à la mémoire de Pompée et à la
république, prêtes à combattre les armées vénales des triumvirs, il devait aller
rejoindre ces derniers des Romains, raviver par sa présence et par sa voix une cause qui
n’était pas encore désespérée tant qu’il lui restait Cicéron et Brutus ; ou, s’il
fallait périr, périr du moins avec la justice, la vertu et la liberté.
Ces conseils prévalurent un moment dans son âme. Il quitta sa retraite d’Astura avec
son frère et le cortège de ses esclaves et de ses familiers, pour se rapprocher de la
mer et pour y monter sur une galère qu’on lui avait préparée. Mais la précipitation avec
laquelle il avait quitté Rome et Tusculum aux premières rumeurs de sa proscription ne
lui avaient pas permis d’emporter l’or ou l’argent nécessaire pour une longue
expatriation. À peine
était-il sur la route, qu’il réfléchit à l’indigence
à laquelle il allait être exposé avec sa famille et ses amis pendant son exil, et fit
arrêter sa litière (fort brancard fermé par des rideaux et porté par des esclaves, qui
servait de voiture aux riches Romains), et il fit approcher celle de son frère Quintus,
qui marchait derrière lui.
Les deux litières étaient posées côte à côte sur le chemin, et les porteurs éloignés ;
les deux frères s’entretinrent un moment sans témoin par les portières. Il fut convenu
que Quintus, comme le moins illustre et le plus oublié des deux, retournerait seul à
Antium, leur pays natal ; qu’il en rapporterait l’argent nécessaire à leur fuite, et
qu’il rejoindrait en toute hâte Cicéron dans sa maison de la côte de Gaëte, où il allait
l’attendre pour s’embarquer. Puis les deux proscrits, comme s’ils avaient eu le
pressentiment de leur éternelle séparation, se récrièrent sur l’extrémité de leur
malheur, qui ne leur permettait pas même de le supporter ensemble, pleurèrent de
tendresse sur le chemin à la vue de leurs esclaves, et, se serrant dans les bras l’un de
l’autre, se séparèrent et se rapprochèrent plusieurs fois, comme dans un dernier
adieu.
Quintus retourna vers Astura pour regagner, par les sentiers des
montagnes, sa maison d’Antium avec son fils. Cicéron poursuivit sa route vers le bord de
la mer, et s’embarqua sur une galère.
Il possédait, dans une anse du rivage de Gaëte, à l’endroit où l’on voit encore
aujourd’hui son tombeau s’élever comme un écueil de la gloire auprès des écueils de la
mer, une maison de campagne embellie de tous les luxes et ornée de tous les délices
d’une résidence d’été pour les grands citoyens de Rome. Elle s’élevait sur un
promontoire d’où le regard embrassait une vaste étendue de mer, tantôt limpide et
silencieuse, tantôt écumeuse et murmurante, enceinte par le demi-cercle d’un golfe
peuplé de villes maritimes, de temples, de villas romaines, de navires, de barques et de
voiles qui en variaient les bords et les flots. Les vents étésiens, qui soufflent du
nord pendant la canicule, en rafraîchissant la température ; des jardins en
terrasses descendaient d’étages en étages de la maison aérée à la plage humide ; des
cavernes naturelles, achevées par l’art, pavées de mosaïques, entrecoupées de bassins où
l’eau de la mer, en pénétrant par des canaux invisibles, renouvelait la fraîcheur, y
servaient de bains. Un temple domestique, vraisemblablement celui qu’il avait consacré à
sa fille Tullia, laissait éclater au-dessus ses colonnes et ses chapiteaux de marbre de
Paros, à demi voilés par les orangers, les lauriers, les figuiers, les pins, les myrtes
et les pampres des hautes vignes qui tapissent éternellement cette côte, où nous avons
si souvent rêvé.
C’est là que Cicéron descendit de sa galère pour y attendre l’heure du départ et le
retour de son frère Quintus. Les triumvirs étaient encore à plusieurs journées d’étape
de Rome ; la Campanie était libre de troupes, et tout annonçait que les sicaires
d’Antoine n’y marcheraient pas aussi vite que sa vengeance.
Mais sa vengeance le devançait. À peine Quintus et son fils étaient-ils arrivés
secrètement
dans leur villa paternelle d’Antium, pour y vendre leurs biens
et pour en rapporter le prix à Cicéron, que la vengeance domestique révéla leur présence
aux émissaires des triumvirs, et qu’ils furent égorgés, le père et le fils, pour le
crime de leur nom.
À cette nouvelle, les affranchis et les esclaves de Cicéron le conjurent avec plus
d’instance de fuir. Il monte sur sa galère, et navigue jusqu’au promontoire de Circé,
cap avancé du golfe de Gaëte, pour faire voile vers l’Afrique. Il s’y fit descendre à
terre, malgré les instances des pilotes et la faveur des vents. Il ne pouvait s’arracher
à cette dernière plage de l’Italie, ni désespérer tout à fait du cœur et de la
reconnaissance d’Octave. Il reprit à pied et en silence, le long de la plage, le chemin
qui ramenait vers Rome : sa galère le suivait à quelque distance sur les flots. Après
avoir marché ainsi quelques milles, abîmé dans ses perplexités, la nuit commençant à
tomber, il fit signe à ses rameurs d’approcher de la plage, et se confia de nouveau aux
flots.
Il avoua à ses affranchis que, lassé d’incertitude et de fuite, il avait résolu un
moment de rentrer à Rome, et d’aller s’ouvrir lui-même les veines sur le seuil d’Octave,
afin de se venger
du moins, en mourant, d’une ingratitude écrite en
caractères de sang sur le nom de ce parricide, et d’attacher à ses pas, avec la mémoire
de son crime, une furie qui ne le laissât reposer jamais !…
La crainte des tortures qu’on lui ferait subir, s’il était arrêté avant d’avoir
accompli son suicide, l’avait retenu et ramené à bord. Il navigua quelque temps indécis
en vue du rivage ; puis, rappelé encore par on ne sait quelles pensées, il ordonna à ses
rameurs de le ramener à sa maison de campagne de Gaëte, qu’il avait quittée le matin.
Ses serviteurs lui obéirent en gémissant et en pleurant sur son trépas. La galère se
rapprocha de la plage où s’élevait le temple.
Les présages, langue divinatoire perdue aujourd’hui, qui annonçait, interprétait,
solennisait tous les grands actes tragiques des citoyens ou des empires, avertirent et
consternèrent, en abordant, les serviteurs de Cicéron. Au moment où la galère cherchait
à franchir les dernières lames pour jeter l’ancre
au pied du promontoire,
une nuée de corbeaux, oiseaux fatidiques qui perchaient sur les corniches du temple,
s’élevèrent du toit avec de grands cris, et, voltigeant au-devant de la galère, parurent
vouloir repousser ses voiles et ses vergues vers la grande mer, comme pour lui signaler
un danger sur le bord.
Cicéron, soit que sa philosophie s’élevât au-dessus de ces superstitions populaires,
soit qu’il acceptât l’augure sans chercher à l’écarter, n’en monta pas moins les rampes
qui conduisaient à sa maison. Il y entra, et, s’étant jeté tout habillé sur un lit pour
se reposer de ses angoisses ou pour se recueillir dans ses pensées, il ramena sur son
front le pan de sa toge, afin de ne pas voir la dernière lueur du jour.
Mais les corbeaux, qui l’avaient repoussé de la plage, l’avaient suivi vers sa maison.
Soit que ces oiseaux familiers eussent de la joie de revoir leur maître, soit qu’en
s’élevant très haut dans les airs ils eussent aperçu, avant les serviteurs, les armes
inusitées des nombreux soldats d’Antoine répandus dans les campagnes, et se glissant
comme des assassins vers les jardins de Cicéron, ils s’agitaient comme par un instinct
caché. L’un
d’eux, pénétrant par la fenêtre ouverte à la brise de mer, se
percha jusque sur le lit de Cicéron, et, tirant avec son bec le pan de son manteau
ramené sur sa tête, il lui découvrit le visage et sembla le presser de sortir d’une
maison qui le repoussait.
À ce signe de l’instinct des oiseaux, les serviteurs de Cicéron s’émurent,
s’attendrirent, versant des larmes et se reprochant à eux-mêmes d’avoir, pour le salut
de leur maître, moins de prudence et moins de zèle que les brutes : « Quoi ! se
dirent-ils entre eux, attendrons-nous, les bras croisés, d’être les spectateurs de la
mort de ce grand homme, pendant que les bêtes elles-mêmes veillent sur lui et semblent
s’indigner des crimes qu’on prépare ? » Animés par ces reproches mutuels, les esclaves
de Cicéron se jettent à ses pieds, lui font une douce violence, le forcent à remonter
dans sa litière, et le portent, par des sentiers détournés et ombragés, des jardins vers
le rivage, où la galère l’attendait à l’ancre.
À peine avaient-ils fait quelques pas qu’une troupe de soldats commandés par Hérennius
et Popilius, deux de ces chefs de bandes qui prêtent leur épée à tous les crimes, et qui
n’ont d’autre cause que celle qui les solde,
arrivèrent sans bruit aux murs
des jardins, du côté de la terre, et, trouvant les portes fermées, les firent enfoncer
et se précipitèrent vers la maison.
L’un de ces chefs, Popilius, avait été défendu et sauvé autrefois par le grand orateur
dans une accusation de parricide. Pressé d’effacer la mémoire de l’ingratitude dans le
sang du bienfaiteur, il somma les serviteurs et les affranchis restés dans la maison de
lui dénoncer la retraite de leur maître. Tous répondaient qu’ils ne l’avaient pas vu, et
lui donnaient ainsi le temps de fuir, quand un lâche adolescent, disciple chéri de
Cicéron, fils d’un affranchi de son frère, cultivé par lui comme un fils dans la science
et dans les lettres, et nommé Philologus, indiqua du geste aux soldats l’allée du jardin
par laquelle son patron et son second père descendait vers la mer. À ce signe mortel,
Hérennius, Popilius et leur troupe s’élancent au galop sur les traces de la litière, et
font résonner de leurs cris, du cliquetis de leurs armes et des pas de leurs chevaux, le
chemin creux du jardin qui mène au rivage.
À ce bruit tumultueux qui s’approche, qui tranche toutes ses irrésolutions, et qui
repose
enfin son âme dans la certitude de la mort, Cicéron veut au moins la
recevoir, et non la fuir : il ordonne à ses esclaves de s’arrêter et de déposer la
litière sur le sable. On lui obéit ; il attend sans pâlir ses assassins ; il appuie son
coude sur son genou, soutient son menton dans sa main, comme c’était son habitude de
corps quand il méditait en repos dans le sénat ou dans sa bibliothèque, et, regardant
d’un œil intrépide Hérennius et Popilius, il leur évite la peine de l’arracher de sa
litière, et leur tend la gorge comme un homme qui, en allant au-devant du coup, va
au-devant de l’immortalité.
Hérennius lui tranche la tête, et la porte lui-même à Antoine pour qu’aucun autre, en
le devançant, ne lui dérobe la première joie du triumvir, le prix du crime auquel il a
dévoué son épée.
Antoine, qui venait d’entrer à Rome, présidait l’assemblée du peuple pour les élections
des nouveaux magistrats au moment où Hérennius
fendait la foule pour lui
offrir la tête du sauveur du peuple. « C’en est assez ! » s’écria Antoine en apercevant
le visage livide de celui qui l’avait fait si souvent pâlir lui-même ; « voilà les
proscriptions finies ! » témoignant ainsi, par ce mot, que la mort de Cicéron lui valait
à elle seule une multitude de victimes, et délivrait son ambition de la dernière vertu
de Rome.
Il ordonna de clouer la tête sanglante de Cicéron, entre ses deux mains coupées, sur la
tribune aux harangues, suppliciant ainsi la plus haute éloquence qui fut jamais par les
deux organes de la parole humaine, le geste et la voix.
Mais Fulvie, femme d’Antoine, ne se contenta pas de cette vengeance ; elle se fit
apporter la tête de l’orateur, la reçut dans ses mains, la plaça sur ses genoux, la
souffleta, lui arracha la langue des lèvres, la perça d’une longue épingle d’or qui
retenait les cheveux des dames romaines, et prolongea, comme les Furies, dont elle était
l’image, le supplice au-delà de la mort : honte éternelle de son sexe et du peuple
romain !
Cicéron mort, les triumvirs s’entre-disputèrent la république : Octave prévalut. La
tyrannie,
qui n’avait été jusque-là qu’une éclipse de la liberté, devint
une institution ; elle dispensa le peuple de toute vertu ; elle fit aux Romains, selon
le hasard des vices ou des vertus de leurs maîtres, tantôt des temps de servitude
prospère, tantôt des règnes de dégradation morale et de sang, qui sont l’ignominie de
l’histoire et le supplice en masse du genre humain.
Voilà la vie de Cicéron, orateur et homme d’État : maintenant voyons ses œuvres.
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