LXe entretien.
Suite de la littérature diplomatique
Je vous disais, en finissant le dernier Entretien, qu’à chaque crise ou
même à chaque question diplomatique posée par les événements depuis la mort du suprême
diplomate, je m’étais toujours involontairement demandé : « Qu’aurait conseillé ici à la
France M. de Talleyrand ? »
Je vais mettre en scène ce dialogue du mort
avec les vivants, et faire
parler cet oracle du fond de son sépulcre, autant du moins que ma faible intelligence et
ma sagesse bornée peuvent interpréter les pensées présumées de cette forte tête et de
cette grande vue sur les affaires humaines.
Toute diplomatie avait cessé d’exister pour M. de Talleyrand du jour où Napoléon, promu
à l’empire par sa propre volonté et par les victoires de ses armées, avait résolu de
substituer les conquêtes aux alliances, et de détruire au profit de la France tout
l’équilibre européen.
Qu’est-il besoin d’alliance à qui veut régner partout ?
Qu’est-il besoin d’équilibre à qui ne peut souffrir d’indépendance ?
Qu’est-il besoin de paix à qui est résolu de ne faire de pacte qu’avec la
victoire ?
Aussi, de ce jour-là, M. de Talleyrand se retira dans son inutilité et dans sa
prévision
des catastrophes : « À quoi servirais-je désormais ? dit-il à
Napoléon : vous êtes la guerre et l’omnipotence, je suis la transaction et la paix ; le
moindre de vos soldats est un plus grand diplomate que moi ; vos congrès sont des champs
de bataille ; entre le monde et vous il n’y a d’arbitre que le destin : vous êtes un
dieu de la force, je ne suis qu’un homme de pondération : allez où va le hasard, je me
récuse et je m’efface. »
Madrid, Lisbonne, Bellune, Essling, Wagram, Moscou, Dresde, Leipsick, Paris, l’île
d’Elbe, Waterloo, Sainte-Hélène, victoires, conquêtes, retours, défaites, déroutes,
double invasion de la France en une seule année, exil, proscription, coalition
universelle contre nous, furent les résultats de la diplomatie de Napoléon. De cette
immense ruine, M. de Talleyrand sauva la France et l’équilibre de l’Europe. Les deux
diplomaties furent jugées.
On a vu comment, sous la monarchie de Juillet, M. de Talleyrand sauva la
paix aux conférences de Londres.
Une fois M. de Talleyrand mort, nul de nos hommes d’État, quoique éminents, n’avait sur
le roi Louis-Philippe et sur les cabinets européens l’ascendant, l’expérience et
l’autorité acquise nécessaires pour diriger d’une main magistrale le système extérieur
de la France. La diplomatie errait comme un aveugle, à tâtons, d’un pôle à l’autre ; le
roi seul avait une volonté fixe, la paix, non parce qu’elle est la paix, mais parce
qu’elle est l’immobilité.
Cette volonté diplomatique du roi Louis-Philippe était sans cesse contrariée et
contrainte par les cabales parlementaires, qui reprochaient à ce gouvernement sa seule
vertu, et qui lui remettaient sans cesse sous les yeux, comme un contraste, les
grandeurs de Napoléon, sans parler jamais des catastrophes et des expiations de ce génie
qui avait dépensé deux
fois la France pour payer sa gloire personnelle.
Tantôt on poussait la diplomatie de Louis-Philippe à la restauration chimérique de la
Pologne, restauration que Napoléon lui-même, à la tête de sept cent mille hommes et
campé à Varsovie, n’avait pas osé tenter.
Tantôt on la poussait à humilier ou à coaliser l’Allemagne au nom des limites du Rhin ;
tantôt à braver l’Angleterre, qui ne pouvait que s’en réjouir, en conquérant en Afrique
un onéreux empire dont la France aurait la charge et dont l’Angleterre nous couperait la
route en cas de guerre par de nouveaux Trafalgars et par d’autres Aboukirs.
L’Algérie était certainement un bras de la France engagé à perpétuité avec cent
millions et cent mille hommes de l’autre côté d’une mer qui n’est pas à nous ;
diminution immense de nos forces actives, de nos budgets, de nos soldats, gage de
dépendance donné à l’Angleterre toujours prête à nous dire : « Ou la paix servile, ou
l’Algérie perdue, comme l’Égypte sous Napoléon, grâce à nos escadres et aux Arabes
soulevés par nous contre votre naissante colonie ! »
Tantôt on la poussait, par je ne sais quel engouement contre nature, à
s’armer pour le démembrement de l’empire ottoman en faveur d’un pacha d’Égypte,
ci-devant marchand de tabac à Salonique, ami des Anglais, révolté contre le sultan son
maître ; à donner ainsi, aux dépens de la Turquie, notre alliée naturelle, un empire
arabe aux Anglais, pour doubler ainsi leur empire des Indes, et à livrer, d’un autre
côté, l’empire ottoman, affaibli d’autant, à la Russie ; politique à contresens de tous
les intérêts de la France, que M. Thiers eut l’inconcevable tort d’adopter un moment, je
ne sais par quelle concession de bon sens aux nécessités de tribune, mais dont sa
justesse d’esprit ne tarda pas à apercevoir le vide, et qu’il jeta à la mer en se
retirant du ministère, comme on noie ses poudres avant de rendre son pavillon.
Certes M. de Talleyrand n’aurait pas eu assez de sourires de dédain pour
de tels renversements de toute diplomatie sensée dans le cabinet des Tuileries, sous les
ministres parlementaires de Louis-Philippe. Engager la guerre générale avec l’Europe
pour qu’un pacha factieux du Kaire fumât sa pipe à Damas, à Alep, à Constantinople, cela
ressemblait tout à fait à la diplomatie prêchée aujourd’hui à la France par les
publicistes garibaldiens, poussant la France à risquer ses trésors de paix, de sécurité,
d’or et de sang français, pour qu’un duc de Savoie, brave, aventureux et ambitieux de
chimères, fasse des entrées capitoliennes à Florence, à Rome et à Naples !
C’est à l’Angleterre seule de se féliciter du démembrement de l’empire ottoman par
Méhémet-Ali, ou de la promenade monarchique du roi de Piémont en Italie pour y lever une
armée de quatre cent mille hommes concentrés
dans la main d’un client
obligé des Anglais.
Louis-Philippe, convaincu par son bon sens à courte vue du danger de ces politiques
guerroyantes, chercha à s’affermir par des alliances.
Or savez-vous quel système lui conseillèrent les ministres de ce qu’on appelait alors
le tiers-parti dans les chambres, ministère d’honnêtes et discrets
légistes, ministère jaloux qui dissertait agréablement aux oreilles de la médiocrité, et
qui n’inspirait de la jalousie à personne ? Ils inventèrent pour la France ce qui
n’avait jamais été inventé avant eux en diplomatie, l’alliance avec les petites
puissances, c’est-à-dire l’alliance de la force avec la faiblesse, l’alliance de la
grandeur avec la petitesse, l’alliance de quarante millions d’hommes avec des puissances
de trois ou quatre cent mille sujets, l’alliance d’un budget d’un milliard avec des
indigents et des nécessiteux qui ont à peine de quoi solder la sentinelle veillant à
leur porte ; alliance qui compromet sans cesse les grands États dans la cause des
petits, sans que les petits États aient d’autres secours à porter aux grands que leur
faiblesse et leur insignifiance ; alliance qui donne
pour ennemis éventuels
à la France l’Angleterre, la Russie, la Prusse, l’Autriche, et qui lui donne pour amis
Bade ou Turin ! Le nom justement respecté de l’honnête homme qui inventa cette sublimité
diplomatique est sur mes lèvres ; mais je ne le nommerai pas, par considération pour sa
probité politique digne de meilleures inspirations. Cette grotesque invention du monde
renversé prouve seulement que l’éloquence n’est pas de la diplomatie, et qu’entre le
barreau et la tribune il y a la distance des affaires privées aux affaires
publiques.
Un autre ministre, dont le seul défaut était de ne douter jamais de lui-même, conseilla
au roi de chercher le prestige de sa maison dans des alliances matrimoniales en Espagne.
L’ombre de Louis XIV apparut dans le cabinet révolutionnaire des Tuileries. L’Espagne se
prêta à cette illusion ; tout le parti orléaniste s’écria
unanimement que
la monarchie illégitime était pour jamais légitimée par cet acte de foi de la cour
d’Espagne dans la solidité du trône de Juillet.
Je me souviens du jour et de l’heure où le ministre de la maison d’Orléans tira le
rideau qui voilait cette négociation et cette alliance, et où le pays jeta un cri
d’admiration irréfléchie à l’aspect de ce chef-d’œuvre.
Il y avait une nombreuse réunion d’hommes politiques de toutes nuances, encore vivants,
chez moi ce jour-là. « Eh bien, qu’en dites-vous ? » me disaient quelques-uns d’entre
eux avec un air de triomphe. « Écrivez, leur répondis-je, que d’ici à six mois la maison
d’Orléans aura cessé de régner en France. »
Ils sourirent d’incrédulité, comme on sourit à un paradoxe. J’eus quelque peine à leur
faire comprendre qu’un pacte de famille était un contresens diplomatique à une monarchie
élective et révolutionnaire en France, que la nation se soulèverait inévitablement à
cette nouvelle, comme à une déclaration de guerre au principe révolutionnaire de
Juillet, et que des défis d’opinions répondraient promptement
au dedans à
ce défi diplomatique de la couronne.
Quant au dehors, il me fut moins difficile de leur démontrer que l’Angleterre
considérerait immédiatement ce pacte de famille en Espagne comme une déclaration de
guerre à ses influences à Madrid ; que Louis-Philippe lui paraîtrait un transfuge de son
alliance dans une alliance dynastique indépendante de l’Angleterre, et qu’à partir de
cet acte (prise de possession de l’avenir en Espagne, pierre d’attente de l’union des
deux monarchies, la France et l’Espagne), le cabinet de Londres abandonnerait le cabinet
d’Orléans à l’animadversion des puissances du Nord, animadversion que l’Angleterre seule
avait contenue jusqu’à ce jour.
Ces six mois écoulés, la monarchie d’Orléans n’existait plus.
Jamais une prévision si simple aurait-elle
échappé à M. de Talleyrand ?
et, s’il eût vécu alors, n’aurait-il pas dévoilé à Louis-Philippe la ruine qui se
cachait sous cette apparente consolidation de son trône ?
La république de 1848, étonnement soudain de l’Europe et de ceux-là même qui la
saisirent pour la diriger, eut à délibérer inopinément, le lendemain d’une révolution
complète, sur la diplomatie qu’elle adopterait à la face de la France et du monde.
Appelé par le hasard à formuler et à motiver en une seule nuit cette diplomatie, dont
tous les liens et toutes les traditions venaient de se briser en un seul jour, je ne
manquai pas d’évoquer en silence l’esprit de l’Assemblée constituante, qui avait
toujours été l’âme de M. de Talleyrand tant que Napoléon avait souffert la sagesse dans
ses conseils, et je me demandai, avant d’écrire le manifeste de la république
au dehors, quel serait dans ce cabinet, plein de ses souvenirs et de sa
supériorité, l’avis de ce grand héritier du cardinal de Richelieu, du duc de Choiseul et
de Mirabeau. Voici ce que je me répondis, en croyant véritablement entendre la voix
creuse et impassible, la voix lapidaire de l’oracle des cabinets :
« Il y a deux partis à prendre, quand on est maître absolu de ses décisions, le
lendemain d’un événement qui a fait table rase en Europe, quand on est la France de 1848
et qu’on s’appelle république : on peut se placer en idée sur le terrain des ambitions
napoléoniennes, des ressentiments de Waterloo, des vengeances militaires, des
humiliations populaires, des propagandes insurrectionnelles, des appels des peuples
contre tous les trônes ; on peut faire appel à toutes les turbulences soldatesques ou
populaires ; jeter au vent tous
les traités, toutes les cartes
géographiques qui limitent les nations ; lever, au chant d’une Marseillaise agressive, un million de soldats lassés de la charrue ou de
l’atelier ; les lancer, comme des proclamations vivantes, par toutes les routes de la
France, sur toutes les routes de l’Italie, de l’Espagne, de l’Allemagne, de la Belgique,
de la Hollande, et promener ces quatorze armées révolutionnaires avec le drapeau de
l’insurrection universelle des peuples contre les rois, la grande Jacquerie moderne, le rêve de tous les démagogues et de tous les forcenés de
gloire, contre toutes les bases sociales, contre tous les pouvoirs et contre toutes les
paix du continent.
« Rien de plus facile à exécuter ; je dis même rien de plus difficile à contenir dans
un moment où l’effervescence d’une révolution sans gouvernement donne de l’air à tous
les soupiraux de Paris et de l’Europe.
« En six semaines, les frontières de tous les peuples voisins de la France seront
franchies, les populaces debout, les soldats étonnés sous les armes, les uns se ralliant
à la voix et aux amorces de l’insurrection soldatesque, les autres
se
pressant autour de leurs souverains pour les défendre ; ceux-ci abandonnant leurs rois
pour un autre, comme nous le voyons en ce moment en Italie ; ceux-là arborant le
lendemain le drapeau qu’ils défendaient la veille ; l’enthousiasme, la terreur,
l’indiscipline, l’anarchie soldatesque partout, le règne transitoire de cinq ou six
cents Marius de caserne faisant ou défaisant des républiques ou des
démagogies partout ; la France pendant quelques jours triomphante, comme coryphée de ces
saturnales de la guerre, sur toute la ligne de ses frontières débordées.
« Mais qu’arrivera-t-il aussitôt après cette première ébullition de l’esprit militaire
tombée ?
« Il arrivera que les peuples, les vrais peuples, ceux qui ont l’orgueil de leur
indépendance, la vertu de leur patriotisme, le zèle sacré de leur famille, de leur
propriété, de leur gouvernement, monarchie ou république, commenceront
à
s’étonner, puis à s’alarmer, puis à s’irriter de cette invasion de la France, et à se
demander si la liberté apportée à la pointe des baïonnettes ou des piques étrangères est
bien la liberté ou la servitude.
« Ce million d’apôtres armés vomis par la république française leur paraîtront une
insulte plus qu’un secours à leur patrie ; le patriotisme éternel se révoltera contre la
propagande révolutionnaire ; ils se rangeront autour de leurs gouvernements, un moment
abandonnés, pour défendre le pays, le foyer, l’honneur national, en ajournant une
liberté conquérante, flétrissante ; les armées refréneront les populaces, elles
s’entrechoqueront bientôt avec les envahisseurs français ; victoire ici, défaite là,
mêlée partout ; coalition certaine des peuples et des rois contre ce débordement des
baïonnettes françaises ; refoulement inévitable de la France sur toute la ligne.
« Et qu’arrivera-t-il à l’intérieur ? Enivrement si on est vainqueur, et proclamation
du premier général populaire et victorieux comme dictateur de la république,
c’est-à-dire recommencement d’un Napoléon de génie ou
sans génie, et
destruction de la liberté dans son propre foyer. Si, au contraire, on est vaincu,
démoralisation générale, mesures de terreur pour arracher l’or et le sang dévorés par la
guerre universelle, résistance du peuple à livrer son or et ses enfants, accusations de
trahison, spoliations, emprisonnements, échafauds, fin de la terreur par l’horreur du
monde, ajournement à un autre siècle de la liberté. Voilà, en quelques mots, le résultat
logique de cette diplomatie de la démence !
« Il y a un autre parti à prendre par le cabinet de la république : c’est de déclarer
la paix à toutes les puissances qui ne se déclareront pas en guerre avec elle ; c’est de
respecter les limites, l’existence, la forme, quelle qu’elle soit, de tous les
gouvernements adoptés par tous les peuples ; c’est de déclarer la république française
compatible avec toutes ces formes de gouvernement, dont elle n’a pas le droit de
discuter la convenance avec d’autres idées, d’autres mœurs, d’autres
intérêts, d’autres nationalités ; c’est de la déclarer héritière de tous les traités de
limites établis, même contre elle, à d’autres époques, et de promettre au monde qu’elle
ne revendiquera des rectifications éventuelles à cette géographie des puissances que de
concert commun avec tous les autres peuples, lorsque des événements imprévus viendraient
à motiver, en congrès général, le remaniement européen, en ajoutant que, ce qu’elle
accepte pour la France, elle l’exige naturellement pour les autres, et qu’elle prendra
fait et cause, si cela lui convient, pour toute nation qu’une puissance étrangère
voudrait contraindre ou opprimer dans son libre développement d’institutions. »
Ce fut cette diplomatie, unanimement adoptée par le gouvernement de
1848, qui jeta sur les matières incendiaires de l’Europe la poignée de cendre qui
rassura et pacifia la France et l’Europe.
Le peuple, il faut le reconnaître, fut aussi éclairé que le gouvernement ; les partis
même, et les plus exaltés, applaudirent à cette répudiation
de la guerre
pour la guerre ; l’esprit de liberté étouffa l’esprit de conquête. Ce fut le jour de la
plus haute sagesse de la France depuis 1789 : ce jour prouva que l’expérience profite
aussi même aux révolutions.
Je n’eus que l’honneur d’avoir pris, avec tous mes collègues,
l’initiative d’une pensée juste qui était dans la raison publique. Et
qu’arriva-t-il ?
Il arriva ceci : c’est que tous les cabinets européens sans exception, les plus
hostiles à la France, et surtout à la France sous la dénomination de république, eurent
la bouche fermée et la main désarmée par cette déclaration d’inviolabilité de tous les
territoires, de tous les gouvernements et de tous les traités, même les plus onéreux
pour la France ; c’est qu’aucun gouvernement, monarchique, représentatif ou républicain,
n’eut le prétexte d’appeler ses peuples aux armes contre une république qui respectait
chez les autres les inviolabilités inoffensives qu’elle revendiquait pour
elle ; c’est que les peuples, au lieu de s’indigner et de se lever contre une France
conquérante ou menaçante de leurs foyers, conçurent une partialité bienveillante pour
une France respectueuse envers tous les territoires et envers toutes les formes
d’institutions nationales des autres contrées ; c’est que cette loyauté équitable de la
France popularisa à l’instant le nom de la nouvelle république dans toute l’Europe, et
prédisposa, sans aucune immixtion propagandiste du cabinet républicain, tous les peuples
voisins à se donner des institutions représentatives modelées de plus ou moins près sur
la France ; c’est que Berlin, Vienne, Turin, Milan, Naples, Rome, Florence, Londres même
et Dublin s’émurent d’une sympathie spontanée pour la France ; c’est que, bien loin de
pouvoir penser à former des coalitions nationales contre nous, les princes et les
gouvernements eurent assez à faire pour se préserver eux-mêmes du contrecoup de notre
sagesse ; c’est qu’enfin, après trois mois seulement d’une telle diplomatie pratiquée
religieusement dans le cabinet
français, la France n’avait qu’à choisir
entre tous les systèmes d’alliances qu’il lui conviendrait d’adopter. Je pus dire à la
tribune, sans être contredit par personne en Europe, le jour où la France, debout dans
sa représentation souveraine, eut à nous demander compte de sa diplomatie : « Nous nous
présentons à vous avec la paix conservée et avec les mains pleines d’alliances ; vous
choisirez ! »
Il n’y eut que trois tentatives folles, coupables et insignifiantes de propagande armée
contre les gouvernements voisins par des bandes furtives et désavouées du gouvernement
français, une incursion d’une poignée de Parisiens en Belgique, une incursion d’une
poignée d’Alsaciens sur le territoire de Bade, une incursion d’une poignée de Savoyards
et d’ouvriers lyonnais à Chambéry.
L’incursion en Belgique fut avortée aussitôt
que conçue, par l’entente
loyale entre les deux gouvernements.
L’invasion de Chambéry fut réprimée par le commissaire de la république à Lyon, le
jeune Arago, qui se hâta de m’informer de cette violation de territoire.
J’offris moi-même au gouvernement sarde de prêter les soldats de la France au
gouverneur de Chambéry, si ses carabiniers ne suffisaient pas pour expulser les
envahisseurs.
L’invasion dans l’État de Bade fut dissoute immédiatement par les agents de la
république envoyés par moi dans les États de Bade.
Aucun de ces gouvernements étrangers n’eut à accuser la république de ces fuites de gaz
démagogique échappées de France par les fissures de notre territoire en ébullition.
Notre système diplomatique d’inviolabilité des peuples et des trônes en fut confirmé au
lieu d’en être altéré ; au lieu de demander une réparation, le cabinet républicain n’eut
à recevoir que des remerciements. Il en fut de même à Londres, où la grande
manifestation radicale des trois cent mille chartistes, qui était
venue nous demander le concours de deux ou trois
cent mille ouvriers
français, ne reçut de nous que le refus le plus sévère de prêter un seul Français à des
excitations de guerre civile contre un gouvernement avec lequel nous étions en paix.
Il en fut de même à Dublin, quand les fauteurs de l’insurrection irlandaise vinrent,
par l’organe de leur chef, me sommer publiquement à l’hôtel de ville, à la tête d’un
rassemblement populaire, d’appuyer l’insurrection de l’Irlande contre l’Angleterre. Ma
réponse, publique aussi, fut la réprobation la plus éclatante de toute intervention de
la république française dans les insurrections intestines d’une partie de la
Grande-Bretagne contre la mère-patrie.
L’Angleterre devrait s’en souvenir aujourd’hui, où elle intervient à haute voix à
Naples et ailleurs par les incitations de ses ministres dans leurs harangues, et par la
présence de ses volontaires devant Gaëte, contre des princes avec lesquels elle est en
paix ; intervention insurrectionnelle qui est le droit public de la guerre civile et le
droit des gens de l’insurrection.
La guerre est déplorable sans doute ; mais elle est respectable quand elle
est purement nationale, c’est-à-dire quand elle est le soulèvement spontané et
quelquefois héroïque des opprimés contre les oppresseurs. La guerre civile, au
contraire, portée, formulée, encouragée par un gouvernement étranger contre des
gouvernements avec lesquels ce gouvernement étranger n’est pas en guerre, cette guerre
civile-là n’a pas eu de nom jusqu’ici dans la langue de la diplomatie, dans le
vocabulaire du droit public ; elle en aurait un désormais, elle s’appellerait la guerre britannique. Malheur aux ministres qui trempent leurs noms,
jusque-là honorables, dans le sang de cette diplomatie de l’insurrection par fantaisie,
et de la guerre civile par volontaires !
Il en fut de même, enfin, pour la Pologne, quand, à la tête d’une émeute de trente
mille vociférateurs recrutés dans les rues de Paris,
les Polonais voulurent
nous imposer la folie d’une déclaration de guerre au continent tout entier pour la cause
malheureusement trois fois jugée de la Pologne. Je leur répondis que la France ne se
laisserait jamais dicter sa politique par des étrangers, et que c’était aux Polonais de
ressusciter la Pologne. Ils s’en vengèrent quelques jours après en venant, dans un
tumulte nocturne, me menacer dans mon foyer d’une émeute irrésistible pour me
contraindre à leur obéir : ils tinrent parole. Le 15 mai suivant, l’émeute, aux cris
de : Vive la Pologne ! vint envahir une assemblée souveraine
française, et donner à Paris le spectacle des anarchies de Varsovie. Paris tout entier
se leva pour réprimer cet outrage à sa représentation, et pour désavouer cette
diplomatie en haillons qui jetait des cris sans les comprendre. Il ne fut pas donné à
une diplomatie d’émigrés de dicter des lois à la nation française.
Cette diplomatie provisoire ne démentit pas, dans la tempête, la diplomatie de la
France dans les temps réguliers ; elle n’eut que le mérite des gouvernements de
transition,
elle ne compromit rien de l’avenir. L’esprit de M. de
Talleyrand, de Mirabeau, de l’Assemblée constituante, l’esprit qui a pour objet la
conquête des idées, au lieu de la conquête des territoires, était resté dans le cabinet
des Tuileries.
Maintenant un autre gouvernement a surgi ; mais la France est toujours la France, la
vérité diplomatique est toujours la vérité. Examinons l’état de l’Europe à la minute
juste où le temps et les événements nous ont porté. L’aiguille change de chiffre sur le
cadran des temps, mais c’est toujours le même cadran.
La première chose à rechercher pour un grand diplomate, c’est un principe, un principe
dirigeant de toute diplomatie théorique ou pratique pour son pays et pour
tous les pays du globe constitués en nations. Les nations, ces individualités, agissent
diplomatiquement les unes sur les autres par cette pression mutuelle qui s’exerce dans
la guerre, dans la paix, dans les négociations, dans les congrès, dans les traités d’un
bout du monde à l’autre.
Si la diplomatie civilisée n’a point ce principe dirigeant dans ses conseils, ce n’est
plus la diplomatie : c’est la barbarie, la violence, l’astuce, l’ambition, l’égoïsme
national, bouleversant partout et sans cesse les sociétés humaines, et ne reconnaissant
de juste que son intérêt, de morale que la victoire. Nous en avons vu et nous en voyons
en ce moment même sous nos yeux des exemples dans des contrées voisines. Cet athéisme à
ce qu’on appelle le droit public, ce défi à la conscience du genre
humain, ce mépris de l’honnêteté en diplomatie, cette lâcheté devant ce qui est fort,
cette oppression de ce qui est faible, ce Væ victis jeté impudemment à
tous les droits, ce Sauve qui peut de tous les traités, cette déroute
de toute diplomatie, ont un succès de scandale pour un jour, et amassent
des charbons dévorants sur les cabinets qui les osent. C’est une diplomatie qui réussit
quelquefois aux grand Frédéric, aux Napoléon Ier, aux colosses
d’ambition et de talent, mais qui ne va qu’à eux. Les grands crimes ne siéent pas aux
petits moyens. Ces enjambées du monde veulent des géants, et encore ces géants
trébuchent-ils tôt ou tard dans leur carrière ; mais les pygmées !… qu’en
sera-t-il ?
Donc il faut un principe fondamental permanent ; nous ajoutons honnête, de diplomatie à
tout cabinet national. Où trouver ce principe ? On en a inventé des centaines jadis et
aujourd’hui, chez nous et ailleurs, selon les besoins de la circonstance et selon
l’engouement passager et ignorant des masses populaires auxquelles on jetait en pâture
ces soi-disant principes diplomatiques afin de donner un air de science à la perversité,
et de profondeur au vide.
On a préconisé longtemps le principe dit machiavélique, c’est-à-dire
le principe de l’utile, sans considération des moyens d’astuce,
de mensonge et de violence qui feraient pendre un scélérat, et qui
glorifieraient un diplomate. On a osé s’écrier, comme Mirabeau dans une fanfaronnade
d’éloquence et de dépravation :
la petite morale tue la
grande
. Comme s’il y avait deux morales et deux consciences dans le ciel
et sur la terre ! comme si la politique était hors la loi de Dieu ! comme si la moralité
ou l’immoralité diplomatique était autre chose que du crime ou de la vertu à plus
grandes proportions que le crime ou la vertu à petites proportions du scélérat ou de
l’honnête homme ! Et à quelle mesure, dirons-nous aux partisans nombreux de ce sophisme,
à quel degré du thermomètre moral reconnaîtrez-vous que l’immoralité change de nature,
et que ce qui était crime dans le petit nombre devient moralité dans le grand nombre ?
Qui est-ce qui graduera cette échelle de la justice ou de la perversité diplomatique ?
Qui est-ce qui osera dire, le doigt sur l’échelon : Ici finit le crime, là commence la
vertu ; ce fourbe, au-dessous du chiffre convenu, est un fourbe ; au-dessus, c’est un
Richelieu ou un Mazarin ; ce meurtrier, qui ne tue qu’un de ses semblables,
est meurtrier ; ce souverain, qui a cent mille baïonnettes à sa suite et qui égorge
une nation, est un honnête homme ? Un tel principe n’a duré pour les hommes pensants que
le temps de l’analyser et de le maudire. Malheureusement il dure encore pour les
multitudes : mais les multitudes sont nées pour être la proie des sophismes ; voilà
pourquoi elles sont éternellement esclaves. N’en parlons pas.
On a inventé plus tard le principe de l’ambition toujours légitime des cabinets, pourvu
que cette ambition
per fas aut nefas
eût pour objet
et pour résultat l’agrandissement de la puissance, ou dynastique ou nationale, des
États ; le principe de l’accroissement illimité et toujours légitime des peuples ou des
rois, faux principe qui ne se résume que dans ce qu’on a appelé la monarchie
universelle, principe qui a été porté à son apogée par les Grecs sous
Alexandre le Grand, par les Romains sous les consuls et les Césars, par les Barbares
sous Charlemagne, par les Arabes sous Mahomet, par les Espagnols et les Germains sous
Charles-Quint et sous Napoléon, principe qui a été chaque fois démenti par le
soulèvement du genre humain contre ces ambitions du monde, qui, non contentes d’aspirer
à le fondre dans l’unité de la servitude, aspiraient encore à assujettir d’autres
planètes pour que l’infini de leur orgueil remplît l’infini de l’espace ! La Providence
a soufflé pour toujours sur ce principe de l’accroissement indéfini des peuples, et il
n’en est resté qu’un peu de noms et beaucoup de cendres. L’unité de l’univers dans la
servitude est le rêve de l’homme ; la diversité dans l’indépendance est la loi de
Dieu.
On a inventé et on cherche encore à réchauffer aujourd’hui le principe de la diplomatie
par conformité de religions entre les peuples. L’Europe aventureuse
briserait à la fois l’Europe, l’Afrique et l’Asie, si elle écoutait ces publicistes de
fantaisie ; qui, déistes à Paris, se proclament chrétiens en Chine, en Cochinchine, en
Australie, en Syrie, à Constantinople, à Ispahan, à Calcutta, et qui mettent hors la loi
de la diplomatie et de l’indépendance un grand tiers du globe, sous le prétexte d’un
christianisme diplomatique qu’ils ne professent que dans leurs protocoles.
Si ce principe de l’unité de civilisation chrétienne par les armes
sur tout le globe était vrai en Asie et en Afrique, il serait vrai, sans doute, en
Europe ; s’il était vrai contre les peuples qui ne sont pas chrétiens, il serait vrai
contre les peuples qui ne sont pas orthodoxes ; la guerre et l’extermination seraient de
droit divin entre les catholiques et les schismatiques ; un symbole de foi serait
inscrit sur tous les drapeaux opposés des cultes qui se partagent le continent ; les
catholiques ne reconnaîtraient que des catholiques pour nationalités légitimes et
indépendantes, les grecs que des grecs, les anglicans que des anglicans, les luthériens
que des luthériens, les calvinistes que des calvinistes ; Russes,
Prussiens, Anglais, Irlandais, Hollandais, Belges, Français, Espagnols, Italiens,
seraient dans un antagonisme permanent et universel ; la terre ne serait qu’une
sanguinaire anarchie au nom du ciel. Un tel principe de diplomatie, que des fanatiques
hors de sens cherchent à exhumer des croisades de Mahomet, ne laisserait ni une
conscience libre ni une race indépendante sur le globe. La moitié de l’humanité serait
éternellement occupée à massacrer l’autre moitié ; et, ces moitiés de croyants se
divisant de nouveau en sectes antipathiques, l’humanité tout entière finirait par être
immolée au dernier croyant ! Ce principe d’exclusion du droit public pour cause de
non-conformité religieuse peut être la diplomatie des derviches et des
fakirs, mais ne pourra jamais être la diplomatie des hommes
d’État.
Enfin on vient tout récemment de découvrir un autre principe de
diplomatie, à Paris, à Turin, à Londres, pour la convenance d’un petit prince des Alpes,
qui éprouvait le besoin de devenir une grande puissance, et de peser du poids de trente
millions de sujets et d’une armée de cinq cent mille hommes à côté de la France, et, qui
sait ? peut-être un jour sur la France !
Ce principe, c’est ce qu’on appelle en ce moment le principe sacré, supérieur et absolu
des nationalités. Les publicistes quotidiens de Paris et de Londres
l’ont adopté avec l’enthousiasme des nouvelles découvertes et des généreux
patriotismes ; c’est un beau cri de guerre, mais est-ce un principe ? Examinons de
sang-froid.
Qu’est-ce qu’un principe ? C’est une vérité qui s’applique d’une manière
absolue partout et toujours, et sans se démentir jamais, à tous les temps, à tous les
lieux, à toutes les circonstances. S’il n’est pas principe partout, il n’est principe
nulle part ; s’il est faux ici, il n’est pas vrai là ; s’il est absurde en Angleterre et
en France, il ne peut être absolu nulle part ; ce n’est plus un principe, c’est une
convenance, une utilité peut-être, une fantaisie ici, un sophisme là, un intérêt
ailleurs, un mensonge partout.
Or, ce que ces écrivains bien inspirés par leur cœur, mais illusionnés par leurs nobles
inspirations même, appellent le principe des nationalités, s’applique-t-il en effet
partout et toujours, en tous les temps et en tous les lieux, en toutes les circonstances
à tous les actes internationaux du monde politique, de manière à constituer
un droit des gens, un droit public, et à servir de guide à la diplomatie des nations ?
Demandez-le seulement à ceux qui le proclament ; demandez à la maison de Savoie si elle
reconnaîtrait le droit des Piémontais conquis, des Sardes asservis, des Lombards donnés,
des Génois usurpés d’hier, de s’insurger contre la maison de Savoie au nom de ce
principe des nationalités, en vertu duquel la maison de Savoie insurge en ce moment des
Siciliens, des Campaniens, des Samnites, des Napolitains contre leur roi, des Romagnols
contre leur pape, plus Italien cent fois qu’un Piémontais, des Étrusques et des Toscans
contre leur propre souveraineté grand-ducale ou républicaine, des Vénètes contre leur
république, tantôt conquérante, tantôt conquise, mais toujours vénitienne de nation
quand elle est libre de disposer d’elle-même.
Que vous répondra la maison de Savoie ? Si elle répondait par le principe des
nationalités, on lui répliquerait par un sourire ; il n’y a pas un de ses appels aux
nationalités qui ne soit une dérision de ce qu’elle invoque contre ce qu’elle a fait
depuis qu’elle existe et contre
ce qu’elle fait en ce moment les armes à la
main, le sophisme sur les lèvres.
Demandez à l’Angleterre, qui professe avec un front qui ne rougit plus le principe des
nationalités, parce que ce principe va peser cruellement et prochainement sur la France
au-delà des Alpes ; demandez-lui si elle reconnaît le principe de la nationalité
espagnole à Gibraltar, enclavé et retenu dans les serres de l’omnipotence cosmopolite de
l’Angleterre par deux mille griffes de bronze sur ses batteries dont elle ouvre et ferme
à son gré deux mers. Demandez-lui si elle reconnaît le principe des nationalités
gréco-italiennes à Corfou et dans cet archipel ionien où ses vaisseaux, ses garnisons,
ses forteresses et ses proconsuls arrachent à ces îles leur indépendance et à l’Italie
ses archipels. Demandez-lui si elle reconnaît le principe des nationalités sur ce rocher
moitié arabe, moitié italien et tout catholique de Malte, où elle
règne à la portée de ses canons sur la Méditerranée, et où elle a usurpé des ports tout
creusés par des puissances catholiques, pour en faire des ports et des arsenaux
protestants plus anglais que Portsmouth. Demandez-lui
si elle reconnaît le
principe des nationalités à Parga, où elle traque des populations
grecques comme des troupeaux, avec des pasteurs musulmans. Demandez-lui si elle
reconnaît le principe de nationalité à Canton, à Shang-haï en Chine, où elle enclave des
comptoirs anglais dans des garnisons britanniques ; où elle proclame, au lieu du droit
public des nations, le droit d’empoisonner les peuples de la Chine, avec impunité et
privilège, au moyen de cet opium qui leur donne l’ivresse, la
stupidité, la mort, et qui enrichit les Anglais du salaire de cet empoisonnement
national. Demandez-lui enfin si elle reconnaît le principe sacré des nationalités dans
ces trois cent millions d’Indous arrachés à leurs nationalités légitimes et
inoffensives, martyrisés quand ils résistent à la conquête, martyrisés quand ils se
soumettent, martyrisés quand ils se révoltent contre l’oppression, et qu’ils protestent
par des assassinats nationaux contre les dominateurs britanniques.
L’Angleterre ne vous répondra pas, parce qu’il n’y a rien à répondre, et ses
publicistes continueront à déclamer, selon le degré de
latitude, dans leurs
colonnes, incendiaires en Europe, terroristes en Asie, des encouragements au principe
insurrectionnel des nationalités !
Demandez à tous les États constitués de l’Europe s’ils reconnaissent ce principe des
nationalités dans ces innombrables annexions de nations ou de fragments de nations qui,
de gré ou de force, ont composé, avec le laps du temps, la puissance dont ces
nationalités forment aujourd’hui le bloc national ; demandez-le à l’Écosse, demandez-le
à l’Irlande, demandez-le à la Pologne, à la Galicie, à la Silésie, à la Hongrie, à
l’Ukraine, à la Crimée, à tous ces démembrements de races, de tribus, de provinces, de
peuplades, de familles humaines agglomérées aux noyaux des grands empires, des grandes
républiques, des grandes monarchies.
Passez les mers, et demandez à l’Amérique anglo-saxonne du Nord de reconnaître le
principe des nationalités latines, espagnoles, portugaises, dans ces tronçons du Mexique
et des républiques espagnoles de l’Amérique du Sud, par cette fédération envahissante
des États-Unis, qui ne reconnaissent
d’autres droits et d’autres origines
que leur caprice. Enfin demandez à ces publicistes de Paris qui semblent emboucher
chaque matin les trompettes du jugement dernier, dans un Josaphat européen, pour dire à
toutes les nationalités de se lever et de se reconnaître dans cette vallée des morts,
pour protester contre leur annexion à des races étrangères, demandez-leur s’ils
trouveraient bon que Bretons, Normands, Francs-Comtois, Alsaciens, Flamands, Basques,
Aquitains, se prévalussent de ce droit de nationalité originel pour revendiquer leur
indépendance et pour décomposer la patrie désormais commune. Tous ces peuples, d’après
vous, en auraient le droit, et cependant la France périrait. Or tout droit qui ne peut
servir qu’à entraîner l’anéantissement de la France serait-il un droit ? Non ! ce serait
un suicide. Proclamez donc, si vous l’osez, le droit du suicide !
Ce prétendu droit de nationalité imprescriptible n’est donc pas plus un principe de
diplomatie au-delà de la Manche, au-delà du Rhin, au-delà de la Vistule, au-delà de
l’Éridan, au-delà de l’Arno, que chez vous. Ce qui
est vrai est vrai
partout. La France et l’Angleterre n’ont pas le privilége de la vérité. Il faut donc
chercher un principe absolu de diplomatie ailleurs que dans ce principe de
l’insurrection universelle.
Ce principe, il n’y en a qu’un, c’est la paix ; la paix, le bien
suprême et commun à tous les États constitués sur la terre. Voilà le but.
Et pour moyen, l’équilibre ;
L’équilibre, maintenu, autant que possible, par la force relative propre, ou par la
force des alliances qui mettent le poids des petits États à côté des grands pour
égaliser les systèmes.
La paix et l’équilibre, voilà le principe ; voilà le mot d’ordre ;
voilà l’honnêteté, l’honneur, la vertu, la sainteté de la diplomatie.
Or, pour assurer aux sociétés politiques la paix, et pour établir, autant que possible,
l’équilibre,
garantie de la paix, quels sont les moyens ?
Il y en a deux : premièrement, la force nationale, qui donne aux États les conditions
défensives de leur nationalité par les armes ; car nous ne sommes
pas de ces béats de la paix universelle qui croient supprimer la guerre entre les
peuples, comme si l’on pouvait supprimer jamais l’injustice, la cupidité, l’ambition,
l’oppression, l’égoïsme, les passions, qui forment malheureusement la moitié de la
nature des individus ou des peuples ! Ne pouvant pas les supprimer, il faut les
contenir ; il faut se préserver soi-même, les armes de l’indépendance à la main, contre
les armes de la conquête, de l’ambition, de l’oppression des contempteurs du monde.
Les armées sont les remparts vivants des peuples : offensives, elles sont de vils
instruments de tyrannie ; défensives, elles sont le droit armé des nations. Nous ne
connaissons rien de plus beau dans l’organisation sociale qu’une armée donnant son sang
pour la patrie. L’armée, ainsi comprise, c’est la paix sous les armes. Gloire aux
armées !
Le second moyen de paix, c’est le système des alliances adopté par un État
avec d’autres États pour se garantir mutuellement et se secourir, en réunissant leurs
forces contre l’omnipotence, l’usurpation, l’oppression des autres États ; une assurance
réciproque contre les périls communs. C’est ainsi que l’Europe, vaincue, attaquée,
opprimée depuis Madrid jusqu’à Moscou par Napoléon, de 1806 à 1813, finit par s’allier
tout entière contre la France, instrument de gloire dans la main d’un César français,
par trouver son salut dans cette alliance de tous contre un, et par dicter deux fois la
paix dans la capitale de la guerre.
Or ces systèmes d’alliances sont-ils (comme on le dit si mal à propos) naturels,
éternels, permanents entre les mêmes peuples ? — Non ! il faudrait pour cela que le
monde fût immobile, et le monde change à tout instant. Il n’y a donc point de système
d’alliance naturel et
permanent pour un peuple ; les alliances sont
dépendantes des circonstances, des avantages, des dangers, des groupements de forces qui
résultent pour les nations alliées de la situation des choses en Europe.
Prenons pour exemple la France, et, sans remonter trop haut et sans utilité dans le
vague de l’histoire, examinons quel était le système de ses alliances avant la
révolution, et quel système d’alliance lui serait réellement le plus profitable
aujourd’hui, dans l’état tout différent où se trouve maintenant l’Europe. Nous allons
scandaliser les faibles et dérouter les engouements et les préjugés populaires ;
n’importe :
Vitam impendere vero !
Ce ne
sont pas les multitudes qui dictent les arrêts de la sagesse des nations ; les
diplomates ne sont pas la foule. Les conseils où les États méditent leur diplomatie se
nomment des cabinets, pour indiquer le petit nombre, le recueillement,
le silence, le secret dans lequel doit s’élaborer la diplomatie, ce mystère de la vie
des peuples :
Odi profanum vulgus et
arceo.
Le cardinal de Richelieu fut le Cromwell français de la nationalité, de la
monarchie et de l’Église ; le cardinal Mazarin fut le second Machiavel prêté à la France
par l’Italie. Aussi doux qu’habile, ce ministre cacha une volonté virile sous des
séductions féminines. C’est, selon moi, avant M. de Talleyrand, le plus grand diplomate
des temps modernes.
Jusqu’à ces deux hommes d’État, et après eux longtemps encore, la diplomatie française
ne fut que la résistance traditionnelle à la prépondérance de la maison d’Autriche,
héritière, en Allemagne, en Espagne et dans les Pays-Bas, de la monarchie universelle de
Charles-Quint. Les alliances très secondaires de la France, même celle de Louis XIV avec
Cromwell, ne furent que des positions prises en Angleterre, en Hollande, en Bavière, en
Russie,
en Suède, sur le Rhin, contre la domination autrichienne. C’était
naturel : les effets, en diplomatie comme en mécanisme, subsistent longtemps après la
cause ; les traditions sont les idées de ceux qui n’en ont pas dans les négociations et
dans les cabinets.
Pendant qu’on se prémunissait à Paris contre la maison d’Autriche, on ne s’apercevait
pas que l’Angleterre s’inféodait l’univers insulaire et maritime, et affectait la
monarchie universelle des flots, plus vaste trois fois que la monarchie universelle des
continents. On ne s’apercevait pas que la Prusse rongeait, comme un champignon vénéneux,
l’Allemagne du Nord, en s’alliant de génération en génération avec l’Angleterre, son
soutien. On ne supposait pas que l’Espagne échappait elle-même à la maison d’Autriche,
par déshérence et par adoption de la maison de Bourbon. On ne s’apercevait pas que le
protestantisme, en s’étendant en Allemagne, y formait une ligue religieuse, la plus
envenimée des ligues, contre l’Autriche, vieille catholique d’habitudes espagnoles sous
Philippe II et le duc d’Albe ; on ne s’apercevait pas, enfin, qu’un empire mystérieux
et immense était né en Moscovie, grandissait en Orient et au Nord, et
allait bientôt demander un espace proportionné à sa croissance en Pologne, dans la
Turquie d’Europe et dans la haute Allemagne.
Le duc de Choiseul, celui qu’on appelait le cocher de l’Europe, était ministre presque
absolu de Louis XV. C’était un homme léger de ton, étourdi d’allure ; mais il avait du
génie dans le coup d’œil, de la promptitude dans la conception, de la résolution dans la
main.
Le duc de Choiseul fut le premier qui s’aperçut que le cabinet français s’obstinait,
par routine, à combattre des fantômes évanouis, en combattant la maison d’Autriche, dont
la monarchie universelle était ensevelie depuis longtemps dans le tombeau de
Charles-Quint. Le grand Frédéric de Prusse, l’impératrice Catherine II de Russie,
l’Angleterre, implacable quoique caressante, lui parurent avec raison
bien
autrement hostiles à la grandeur de la France que l’impératrice Marie-Thérèse
d’Autriche, veuve héroïque, à demi dépouillée de ses États, et défendant, par la main de
ses fidèles Hongrois, son trône et l’héritage de ses enfants contre le démembrement de
l’Allemagne.
L’Espagne, autrefois si militaire, si navale, si terrible par son infanterie et par ses
flottes, n’existait plus, comme Espagne, qu’en Amérique ; en Europe, elle était notre
alliée à tout prix contre la maison d’Autriche dépossédée du midi ; les Pays-Bas
autrichiens n’étaient pour ainsi dire qu’une colonie continentale, trop séparée de
l’Autriche pour tenir longtemps à l’Empire ; les Italiens des papes étaient les ennemis
naturels et invétérés de l’Autriche, vieux Italiens de souche, détestant le joug des
Germains, toujours pour eux des barbares ; le beau royaume de Naples et de la Sicile
était devenu espagnol bourbonien, et par conséquent français ; la Toscane appartenait
encore à un dernier des Médicis, Parme à l’Espagne, Venise et Gênes s’appartenaient à
elles-mêmes ; le Piémont, puissance alors insignifiante, oscillait
entre
l’Autriche et nous, toujours plus entraîné vers le plus fort. L’Autriche n’y possédait
donc en propre que la grande Lombardie, ferme opulente de la maison impériale plutôt que
royaume. Une telle situation de l’Autriche dans la distribution géographique des
puissances n’avait donc plus rien de menaçant en Europe, soit pour l’équilibre, soit
contre nous.
Le duc de Choiseul le comprit, et le fit comprendre au cabinet des Tuileries. Cet
habile négociateur jugea, au contraire, qu’il était de l’intérêt bien entendu de la
France de s’allier avec la maison d’Autriche pour empêcher la Russie de déborder trop
irrésistiblement sur l’Occident, et pour empêcher la Prusse de créer à son profit cette
unité ambitieuse de l’Allemagne qui étoufferait sous sa masse toute influence française
sur le Rhin et au-delà du Rhin. Il prépara, en conséquence, le mariage tout politique de
Marie-Antoinette, fille de Marie-Thérèse, avec le Dauphin, qui fut plus tard
l’infortunée victime d’une révolution tout intérieure. Ce mariage était évidemment une
œuvre d’excellente diplomatie ; il
fortifiait l’Occident contre la Russie,
il réprimait la Prusse, il divisait l’Allemagne, il déroutait l’Angleterre, il donnait
un allié de cinq cent mille soldats à la France en cas de guerre avec le reste de
l’Europe. Quoi de plus indiqué par l’état réel du reste du monde ? Le duc de Choiseul
pouvait-il prévoir qu’au lieu d’un trône Marie-Antoinette trouverait en France un
échafaud ? Le destin a ses énigmes, même pour le génie. Mais la main autrichienne ne fut
pour rien dans la révolution qui couvait en France sous la philosophie moderne, et
nullement sous la diplomatie française.
Tant que la Révolution fut philosophique, théorique, monarchique, libérale, elle eut
dans l’esprit de Mirabeau et de M. de Talleyrand, lumières de l’Assemblée constituante,
l’alliance anglaise pour principe ; c’était le génie de la Révolution. La Révolution
n’avait pas pour objet et pour but un accroissement
de limites pour la
France. Il ne s’agissait pas pour elle de conquérir du territoire, mais des idées. On se
groupait par similitude d’idées, et non par similitude d’ambitions. On prévoyait que
l’Allemagne, monarchique, ecclésiastique, absolue dans ses éléments, serait promptement
en antipathie et bientôt en hostilité avec une nation libre, démocratique, peut-être
républicaine ; on devait donc chercher ses alliés dans la libre et représentative
Angleterre. On y tendit résolument ; M. Pitt y inclinait lui-même. La Révolution,
devenue radicale, militaire, terroriste, conquérante, brouilla toute diplomatie.
L’Angleterre elle-même retira sa main de la main de M. de Talleyrand, de Danton, de
Dumouriez. Il n’y eut plus de diplomatie entre les rois et entre les peuples. Les
tempêtes n’ont plus de boussoles : on va où elles veulent ; on échoue ou on aborde où
l’on peut.
Ce ne fut pas l’Autriche qui attaqua la première la république : ce fut la Prusse.
L’Autriche patienta autant qu’elle put : il lui répugnait de combattre la France, dont
la
ruine ne pouvait profiter qu’à la Prusse et à l’Angleterre ; et, quand
elle fut obligée de suivre le mouvement allemand dans les Pays-Bas, l’Autriche nous
combattit mollement et comme à regret. Elle ne combattit avec toutes ses forces que pour
l’Italie et en Italie. Vaincue et victorieuse tour à tour, puis expulsée enfin de la
Lombardie par Bonaparte, elle eut un tort de caractère ineffaçable, c’est d’accepter
Venise des mains de Bonaparte comme prix de la paix, complice ainsi et recéleuse d’un
État indépendant qu’elle n’avait pas conquis, qu’elle n’avait pas droit de conquérir et
dont elle ne pouvait accuser l’usurpation, puisqu’elle consentait à en faire l’objet
d’un trafic avec Bonaparte. Voyez comme tout s’expie, en diplomatie comme en morale, par
ce qui se passe en ce moment ! Embarrassée de la possession de Venise, elle n’ose ni la
répudier ni la défendre. La France, de son côté, n’ose ni enclaver Venise dans sa paix
ni l’en exclure. Le temps est lent, mais il est juste. Les deux diplomaties de
Campo-Formio s’expient par cet embarras mutuel.
La diplomatie de l’empire, tant qu’elle fut éclairée par le génie
pacifique de 1789 personnifié dans M. de Talleyrand, n’abandonna jamais l’idée mère du
duc de Choiseul, l’alliance autrichienne comme pivot solide de l’équilibre
continental.
M. de Talleyrand (on l’a vu), même après Austerlitz, Wagram et le traité léonin de
Presbourg, se hâta de saisir la première circonstance décisive et la première lueur de
haute raison dans Napoléon pour renouer, par un lien indissoluble, le mariage de
Napoléon avec Marie-Louise, l’alliance entre les deux monarchies.
Sans le crime diplomatique de Bayonne et sans l’ militaire de Moscou, les
deux monarchies réunies étaient à jamais arbitres du continent pacifié ; leur influence
irrésistible excluait l’Angleterre, dominait la
Russie, régentait la
Prusse, pacifiait l’Italie et l’Espagne. C’étaient là les vues de M. de Talleyrand ;
c’était l’intérêt de Napoléon, non plus conquérant, mais fondateur de dynastie. Ces vues
étaient si justes que l’Autriche se trouva entraînée à nous suivre en Russie, même dans
notre folie : à plus forte raison nous eût-elle suivis dans notre raison et dans notre
droit. Ce fut encore cette alliance qui nous offrit obstinément à Dresde, après nos
catastrophes de Russie, une paix acceptable et glorieuse sous la médiation autrichienne.
M. de Metternich ne renonça à nous sauver que quand nous voulûmes obstinément nous
perdre : il ne quitta Dresde que découragé par les injures personnelles de Napoléon.
Au congrès de Châtillon, et le Rhin franchi par sept cent mille hommes, M. de
Metternich tentait encore de négocier pour qu’on offrît des conditions plus tolérables
au vaincu de Leipsick (lisez les correspondances diplomatiques entre Napoléon et ses
plénipotentiaires au congrès de Châtillon ; elles sont écrites du champ de bataille ;
elles varient de la nuit au jour, selon la défaite ou la victoire).
L’Autriche ne désespère de Napoléon que quand il s’abandonne lui-même au hasard, qui
livre sa capitale aux alliés et sa dynastie à l’abdication.
Cette ténacité de l’Autriche à préserver l’empire napoléonien, même après toute
espérance perdue, éclate encore en mauvaise humeur évidente contre les Bourbons, après
l’abdication et après la réinstallation de Louis XVIII sur le trône. Tous les efforts de
M. de Talleyrand au congrès de Vienne ne tendent qu’à neutraliser cette mauvaise humeur
de l’Autriche. Cette mauvaise humeur du cabinet de Vienne précipite même M. de
Talleyrand dans la seule grosse faute d’habileté diplomatique qu’il ait jamais commise
dans sa carrière de négociateur. Nous voulons parler de son traité secret et séparé,
pendant une négociation commune, en faveur de la Saxe ; traité téméraire divulgué par
l’indiscrétion
des contractants, et propre à donner défiance et jalousie à
la Russie contre nous.
Aussi tout le temps que la Restauration règne en France, l’Autriche, irritée d’avoir
perdu notre alliance exclusive, se montre-t-elle partout et en toute occasion l’alliée
la plus difficile, la plus susceptible, la plus envieuse, disons le mot, la plus hostile
contre nous : colère d’une puissance qui ne nous pardonne pas de caresser d’autres
alliances que la sienne. Elle ne manque pas, en Italie, en Espagne, en Afrique, au
congrès de Vérone, au congrès de Laybach et ailleurs, l’occasion d’un froissement avec
nous : libérale quand nous sommes absolutistes, jésuitique quand nous sommes libéraux,
papale quand nous sommes tolérants, piémontaise quand le Piémont nous donne des
ombrages, napolitaine sans concession quand nous désirons concilier à Naples le
gouvernement représentatif avec la maison de Bourbon, illibérale et tracassière en
Toscane quand le gouvernement toscan se popularise par l’esprit de Léopold et de la
France ; antagonisme systématique et perpétuel qui prouve plus d’animosité
contre les Bourbons que de monarchisme dans M. de Metternich, le Talleyrand
autrichien. Ce ressentiment de M. de Metternich avait la même cause, la douleur chagrine
de ne pas posséder seul pour sa monarchie l’alliance du cabinet des Tuileries.
Le règne de Louis-Philippe ne pouvait pas, par sa nature, renouer cette alliance avec
le cabinet de Vienne. M. de Metternich se borna à ne pas donner de sujets de guerre au
monde, déjà trop agité, selon lui, en heurtant la France. La seule alliance possible de
l’usurpation de famille en France était l’alliance anglaise. Le roi de la branche
cadette des Bourbons n’avait pas le choix : il fallait être Anglais ou être seul.
Une neutralité polie, mais malveillante, était la seule diplomatie possible des
souverains du continent avec la monarchie de Louis-Philippe. Aussi ses ministres
n’eurent-ils point d’alliance, mais des pourparlers de quinze
ans. La seule
tentative d’une alliance avec l’Espagne fit crouler son trône : M. de Talleyrand n’était
plus là pour l’équilibrer.
La république de 1848, mieux placée que la royauté à deux visages de Juillet, n’eut pas
le temps d’avoir un système d’alliance. Préserver la paix du monde était assez pour
elle ; elle la préserva : « Ne préjugeons rien », dis-je à l’ambassadeur d’Autriche, le
loyal comte Appony, que j’honorais de la plus juste estime depuis longues années ;
« dites à votre cour que nous ne lui demandons pas la paix, ce serait une lâcheté
indigne de la France ; que nous ne lui déclarons pas d’hostilité préconçue, ce serait
une provocation funeste à l’Europe ; que nous ne sommes avec elle ni en guerre ni en
paix, mais en expectative inoffensive ; que c’est à votre cour à faire elle-même sa
situation envers nous et notre situation envers
elle ; que la république
légitime, qui n’a point d’intérêt dynastique, est compatible avec toutes les monarchies
légitimes, et que rien n’empêche de nouer, au besoin, entre la république et l’Autriche,
l’alliance des rois et des peuples qui se respectent dans leurs droits réciproques. Un
pas de vous en Italie pourrait nous y faire descendre. Nous nous préparons aux
événements, non par ambition, mais par devoir. Nous ne soulèverons ni l’Italie ni la
Hongrie ; nous ne prendrons pas la responsabilité du chaos. Les soulèvements spontanés
des peuples conquis sont des droits, les soulèvements artificiels par l’étranger sont
des crimes : nous ne ferons jamais la diplomatie des crimes. »
J’envoyai, peu de temps après cette conversation, un diplomate confidentiel en
observation à Vienne pour y tenir le même langage, et, sans la guerre d’agression du roi
de Piémont à l’Autriche, un système d’alliance, fondé sur des concessions libérales et
nationales en Italie, pouvait s’ébaucher entre la république et l’Autriche. Les bases en
étaient déjà éventuellement posées : elles
étaient des bornes très reculées
de l’Allemagne en Italie ; mais elles n’étaient pas un empire de trente millions
d’hommes, improvisé au profit d’un roi guerrier et d’un pays militaire contre
l’Allemagne et contre la France.
Toutes ces questions ont été ravivées, il y a deux ans, par la seconde guerre du second
roi de Piémont contre l’Autriche et par la situation tout à fait critique où les
extensions de cette guerre ont placé la France et l’Europe. Cette situation est telle
que le moindre faux coup de gouvernail imprimé par le télégraphe du fond du cabinet des
Tuileries peut jeter l’Europe dans une nouvelle guerre de Trente ans ou la faire rentrer
dans un puissant équilibre. Supposons M. de Talleyrand appelé au conseil secret de son
pays, et tâchons d’arracher à son sépulcre ce qu’il aurait dit de son vivant.
Il aurait commencé, sans doute, selon sa puissante méthode analytique, par
considérer d’un coup d’œil et par caractériser sans illusion l’état de l’Europe, afin
d’y faire prendre à la France la position juste, forte et pacifique, sur ce champ de
manœuvre de la diplomatie ; il aurait cherché, en méprisant les préjugés populaires et
les forfanteries soldatesques, quel était et où était le système d’alliance actuel le
plus propre à assurer l’existence, la durée, la prépondérance légitime de la France,
tout en maintenant le plus longtemps possible à l’Europe l’inappréciable bienfait de la
paix.
Or voici, selon nous, comment la géographie diplomatique de l’Europe se serait dessinée
à ses yeux exercés, et comment il aurait, de ce coup d’œil de haut sur les choses,
conclu au système le plus actuel d’alliance, soit pour la guerre, soit pour la paix,
convenable
à son pays. Il faut être très hardi pour oser le dire ; mais, du
fond du sépulcre ou du fond de la retraite, hors des choses humaines, on est très hardi.
Permettez-moi donc de prêter à cette grande ombre la parole très pâle d’un de ses
disciples :
« Déroulez-moi sur cette table la carte actuelle de l’Europe et de l’Asie, aurait-il
dit à ses auditeurs, et suivez mon doigt sur ces continents, ces îles, ces mers, qui
sont chacun une lettre de cet alphabet diplomatique de puissances, et qui forment en se
combinant la langue politique et les systèmes de guerre ou de paix de tout l’univers. Il
y a beaucoup de morts, beaucoup de cadavres de puissances dans tout cela ; nous vous en
parlerons bientôt à leur place, mais nous vous parlons d’abord des vivants.
« Voici d’abord l’Angleterre, la plus bornée par l’espace insulaire de son domaine, la
plus
répandue, et on pourrait dire la plus universelle de toutes les
puissances politiques (à l’exception de la Chine) qui ont jamais occupée une part du
globe. Quelle que soit l’antipathie plus ou moins jalouse que l’on puisse porter comme
Français à l’Angleterre, il suffit d’être homme pour s’enorgueillir, comme homme, d’une
puissance de civilisation, de richesse, de commerce, d’intelligence, de navigation,
d’armées de mer et d’armées de terre, capable d’avoir créé, dans cette poignée
d’Anglo-Saxons, sinon les maîtres, du moins les modèles des peuples civilisés. »
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