LVIIIe entretien 
            
            
               
               
C’est vers ce même arbre du ravin de Saint-Point que nous vîmes s’avancer,
            quelque temps après, un autre jeune poète, encore inconnu à lui-même et aux autres. Il
            vient de publier il y a peu de jours un de ces timides aveux de talent qui ressemblent à
            une première confidence d’amour confessé en rougissant, à demi-voix et dans le
            demi-jour, à l’oreille de la 
première personne aimée. C’est ainsi que le
            modeste et mélancolique Xavier de Maistre, toujours doutant de lui et toujours ajournant
            sa gloire, publiait à un petit nombre d’exemplaires, pour quelques amis de régiment et
            pour quelques voisins de campagne, le Lépreux de la cité d’Aoste, cet
            évangile des infirmes, ce manuel des lits de douleur, la plus chaude larme qui soit
            tombée dans la nuit du cœur désespéré et résigné d’un misérable, pour arracher des
            ruisseaux d’autres larmes sympathiques aux yeux des hommes sensibles dans ce siècle.
               Nous avions entrevu, plusieurs années avant cette époque, ce jeune homme, qui n’était
            encore qu’un bel adolescent, marqué au front de ce double cachet du génie futur : la
            tristesse et l’enthousiasme. Son père nous l’avait amené un jour à Paris : bien que nous
            fussions resté plusieurs années sans le revoir, sa figure nous était demeurée gravée
            dans la mémoire de l’œil, comme un de ces songes qui passent devant notre esprit dans la
            nuit, et qu’on ne peut chasser de ses yeux après de longs jours écoulés.
               
Il avait dix-huit ans à peu près au calendrier de sa vie légale, mais il
            en avait soixante à la gravité des traits. On eût dit que cet enfant avait deviné le
            sérieux et les tristesses de l’existence, et que son ange gardien, comme on disait
            autrefois, ou son étoile, comme on dit aujourd’hui, lui avait déchiré dès le berceau le
            voile qui dérobe l’horizon humain à tout homme destiné à vivre dans ce monde fantastique
            en écartant des fantômes pour marcher à des ombres.
               Il était grand et mince comme ceux qui ne tiennent au sol que par l’extrémité
            inférieure, les pieds, et qui semblent prêts à s’élever dans l’atmosphère ; il ne lui
            manquait de l’esprit pur que les ailes ; sa tête oblongue avait l’organe du
            spiritualisme pieux, une proéminence visible au sommet du crâne, cette coupole
            intérieure où les spiritualistes contemplent et adorent d’instinct la divinité de leur
            pensée.
               Cette tête était ornée par derrière et voilée par-devant d’une belle chevelure indécise
            entre le brun et le blond, qui ruisselait jusque sur ses épaules, et d’où sortait, au
            mouvement 
de sa main, un front limpide, mais déjà plein de je ne sais quoi,
            pensées ou rêves, poésie future ou sagesse prématurée.
               Cette chevelure n’avait jamais senti, non plus que cette âme, la froide lame des
            ciseaux ou le froid tranchant des déceptions ; deux larges yeux bleus, comme la mer de
            la Bretagne, sa patrie, rêvaient dans la sérénité sous l’ombre de ces cheveux. L’ovale
            des traits était sans inflexion irrégulière du moule ; la nature, sûre de ses lignes,
            avait modelé cette tête : le nez grec d’une statue de Phidias, la bouche aux lèvres
            gracieuses, mais un peu saillantes, comme celles des bustes éthiopiens dans le musée du
            Vatican à Rome ; le menton ferme et proéminent d’un des élèves studieux de Platon dans
            le tableau de l’École d’Athènes, de Raphaël. C’est le signe de
            l’étude, donné par la nature ou par l’habitude, à tous ceux dont la vocation est de
            penser ; malheur à ceux dont le menton manque ou fuit en arrière ! la base manque à la
            main qui veut appuyer le visage. Ceux-là ont la légèreté de l’oiseau ; ils ne se posent
            pas, ils ne ruminent rien, ils effleurent tout avec les ailes, figures sans contrepoids,
              
qui manquent de balancier pour se tenir en équilibre sur le vide de leurs
            facultés. La pensée a besoin de méditation pour mûrir ; le caractère a besoin de force
            pour résister : où est la réflexion, où est le caractère, dans une tête qui ne peut
            s’appuyer sur la main ?
            
            
               
               L’attitude de cet adolescent était conforme à cette stature et à ce visage ; un silence
            attentif, qui se laissait arracher des réponses justes et brèves, silence presque
            toujours révélateur de sérieuses puissances d’esprit : les amphores les plus
            hermétiquement fermées ne sont-elles pas celles qui contiennent les plus précieux
            parfums ? Une convenance naturelle ; ce bon ton inné, qui n’est que le rapport juste de
            l’homme avec tout homme ou avec toute chose ; un langage sonore, cadencé et grave,
            quoique gracieux dans ses inflexions un peu lentes ; un recueillement 
respectueux, mais nullement bas ou servile, devant ceux qu’il écoutait ; la dignité
            d’un cœur libre dans la déférence d’un disciple ou d’un fils : voilà ce rare jeune
            homme.
               Il devait plus tard faire partie de notre intérieur de famille pendant quelques
            années ; compagnon volontaire de mes travaux et de mes tribulations intimes à la ville
            et à la campagne, mais compagnon sans intérêt, auxiliaire sans solde, payé en amitié
            comme il assistait en tendresse, génie familier et serviable du foyer, genius loci, comme Cicéron l’écrit d’un de ses secrétaires à qui il enseignait
            l’éloquence, et qui polissait ses harangues à Tusculum.
               Ce jeune homme, aussi heureusement doué des dons de la famille et de la fortune que des
            dons de la nature, s’appelait Alexandre. Il a donné, depuis, son nom et son cœur à une
            jeune femme accomplie de beauté, d’éducation et de vertu, fille d’une famille d’élite de
            mon voisinage en Mâconnais. Il y vit aimé, indépendant, studieux, dans ce délicieux
            loisir des jeunes années, repos d’une union formée 
par le cœur, lune de miel prolongée de l’existence, où la destinée bien rare verse du
            jour sans ombre, des joies sans lie et des douceurs sans mélange d’amertume à ses
            favoris. Puisse-t-il savourer jusqu’au terme une coupe qu’aucun coup du sort ne brise
            jamais entre ses lèvres ! Il est doux, même pour les misérables, de contempler ces
            félicités complètes ; elles leur prouvent que, si le bonheur est rare, au moins il est
            possible en ce triste monde, et que, parmi tant de mauvais rêves, il y a aussi de
            phénoménales réalités.
               Cependant la pensée fait partie du bonheur. Même au sein des loisirs, de l’amour, de la
            famille, l’âme ne perd pas son activité ; seulement son activité est volontaire. Le
            génie et la fantaisie se tiennent par la main pour rêver et chanter ensemble à leur
            heure, ou bien pour (comme dit Virgile, connaisseur en indolence).
               
                   
               
               Dans un tel état de l’âme en équilibre sur son bonheur, on aimerait assez la gloire,
            autant 
qu’elle pourrait s’associer au repos et à l’amour : ce serait une
            décoration domestique qui ornerait le fronton du foyer, comme ces plantes grimpantes et
            aromatiques qui festonnent l’humble toit de chaume ou d’ardoise, qui font pénétrer leurs
            bouffées enivrantes par les fenêtres de la chambre à coucher et qui font envier au
            passant cette paix.
               Mais, si la gloire a quelques inconvénients inséparables des retentissements souvent
            importuns qu’elle donne au nom du poète, alors on n’en veut plus, ou bien on n’en veut
            qu’à sa mesure, c’est-à-dire une gloire commode, silencieuse, intime, pour ainsi dire,
            chuchotée à l’oreille de quelques amis et qui fait dire au coin du feu de la famille :
            « Tenez, lisez, jugez, jouissez ; mais ne faites pas de bruit de peur d’éveiller
            l’enfant et la mère, et surtout de peur d’éveiller la jalousie des rivaux. Qu’il vous
            suffise de savoir que, moi aussi, je serais célèbre si je ne
            dédaignais pas la célébrité. Mais je ne veux être qu’amateur,
              dilettante, selon le mot des Italiens : c’est le meilleur rôle dans tous les
            arts, et même dans toutes les carrières de la 
vie civile ; on goûte, on
            jouit, on juge, on s’essaye, et on ne se compromet pas ; on a, en un mot, des
            admirateurs, et on n’a point d’ennemis. »
            
            
               
               C’est à ce double sentiment d’instinct de la gloire et de peur du bruit dans ces hommes
            délicats et exquis, appelés amateurs ou dilettanti,
            qu’on doit ces petits volumes diminutifs du génie, sourdines de la gloire, qui se
            publient de temps en temps à un si petit nombre de pages et à un si petit nombre
            d’exemplaires qu’on ne les affiche pas sur les étalages de libraires, mais qu’on les
            glisse seulement de la main à la main entre quelques amis discrets, comme une confidence
            du talent échappée à l’imprudence du poète.
               Mais il faut y prendre garde cependant : quand cette confidence mérite d’être divulguée
              
par les lecteurs d’élite, étonnés et charmés de ce qu’ils découvrent
            d’inattendu dans ces pages, la confidence ne reste pas longtemps un secret entre
            l’auteur et ses amis ; le public écoute aux portes, l’admiration passe du dedans au
            dehors par les trous de la serrure, et la France se dit avant qu’on y ait pensé : « J’ai
            un vrai poète de plus. »
            
            
               
               J’ai subi moi-même cet inconvénient de publicité éclose en une nuit, dans ma jeunesse :
            complétement inconnu la veille, j’étais célèbre le lendemain. Voici comment cela
            m’arriva, je ne dirai pas sans le vouloir (l’amour-propre n’a pas de ces hypocrisies),
            mais je dirai sans m’y attendre.
               J’avais remis à M. Gosselin, le premier de mes patrons typographiques, homme de cœur,
            de goût et d’initiative, quelques pages poétiques 
recueillies en une très
            mince brochure, fasciculus relié en papier jaune et intitulé : Méditations.
               Je n’y avais pas mis mon nom. Avant de l’inscrire, ce nom, il fallait le faire : il
            n’était pas fait.
               Je ne désirais pas même que mon petit essai problématique de poésie nouvelle parût si
            tôt ; je sollicitais ardemment du gouvernement de la Restauration un emploi diplomatique
            qui m’ouvrît l’accès à la haute politique, ma véritable et constante passion.
               C’était M. Pasquier, encore vivant et vivant tout entier aujourd’hui, qui distribuait
            alors ces faveurs en qualité de ministre des affaires étrangères de Louis XVIII : homme
            de goût, de cour, de tribune, de congrès, de grande société européenne. J’étais protégé
            auprès de lui par quelques-uns de ses amis, entre autres par les deux maîtres de notre
            diplomatie française, M. de Reyneval et M. d’Hauterive, l’un jurisconsulte, l’autre la
            tradition vivante et la science de notre cabinet national depuis Louis XVI jusqu’à
            Louis XVIII, en passant par la République, le Directoire et Napoléon.
               
M. Pasquier, alors ministre, n’avait pas peur de la poésie ni de
            l’éloquence, à supposer que je vinsse à développer un peu de ces avantages dans la
            diplomatie ; mais j’avais dès lors, comme par instinct, la conviction du danger qu’il y
            a en France pour un homme à développer plus d’une faculté à la fois. Le préjugé français
            des hommes spéciaux, c’est-à-dire des hommes qui ne savent faire
            qu’une seule chose, ce préjugé, la plus grande bêtise nationale de ce temps-ci, ce
            préjugé inventé par la médiocrité pour s’en faire un rempart contre la concurrence du
            talent multiple, ce préjugé, émané de l’École polytechnique, qui produit d’excellents
            outils et peu d’hommes complets, ce préjugé, dis-je, qui m’était déjà connu, qui règne
            encore à l’heure où j’écris, et qui sera un jour relégué parmi les mémorables inepties
            de notre siècle, ce préjugé, je le répète, me faisait craindre qu’un peu de célébrité
            poétique, répandu mal à propos sur mon jeune nom, ne me fît rejeter comme un intrus de
            toute candidature diplomatique, carrière que je préférais mille fois à quelques
            battements de mains ou à quelques battements de cœur des 
poètes ou des
            femmes des salons de mon temps.
               J’aurais donc désiré que les presses de M. Gosselin fussent plus lentes à jeter mes
            vers au public, et qu’ils ne parussent qu’après ma nomination, encore indécise, au poste
            que je sollicitais. J’avais bien raison ; car, si je n’avais pas publié alors quelques
            vers passables, dont on s’est malheureusement souvenu toujours contre moi, ou si je n’en
            avais publié que de médiocres ou de ridicules, oubliés comme ceux de quelques grands
            hommes politiques de nos jours, j’aurais pu espérer, comme eux, de passer pour une
            capacité politique de second ou de troisième ordre dans les fastes de l’heureuse et
            prosaïque médiocrité.
            
            
               
               Mais tant d’ambition ne me sera jamais permis dans mon pays, et j’y serai éternellement
              
puni par l’ostracisme de Platon pour le crime impardonné et impardonnable
            d’avoir soupiré quelques bons vers, poèmes lyriques ou amoureux, dans le temps de la
            jeunesse, de l’enthousiasme et de l’amour.
               Admirable logique de l’impuissance et de l’envie ! — « Tu as rêvé quelques beaux vers
            dans ta jeunesse, quand tu n’avais rien autre chose à faire qu’à rêver, à prier, à
            aimer : donc tu ne seras qu’un rêveur, un mystique et un amant pendant tout le reste de
            ta vie. C’est la loi du pays, c’est de ce qu’ils appellent la spécialité : retire-toi de
            notre soleil, chante quand il faut parler, cache-toi quand il faut combattre, et fais
            l’amour en cheveux blancs ! »
               Non, je n’aurai jamais, comme les Romains et les Grecs, assez de mépris pour cette
            mutilation de l’homme, pour cette castration de mon pays, la spécialité. L’antiquité disait, au contraire, comme dit la nature : 
                     Timeo hominem unius libri !
 De là viennent
            ces hommes qui n’ont qu’une faculté et qui ne voient les choses humaines que d’un seul
            point de vue. L’envie et l’impuissance s’étant accouplées 
comme le Péché et
            la Mort dans Milton, il en est sorti ce monstre de décomposition humaine, ce Polyphème
            qui n’a qu’un œil et des mains, l’homme spécial. Je ne m’étonne pas que les tyrans s’en
            accommodent : ils ont besoin d’instruments ingénieux, architectes, mécaniciens,
            artilleurs, hommes de chiffres, machines à calculer, machines à bâtir, machines à tuer,
            machines à servitude. Le chiffre n’a pas d’âme : l’âme a une force à millions de
            chevaux, comme on dit, qui soulèverait plus de poids que la vapeur ; ils se défient de
            cette force, ils dévirilisent l’humanité pour la dompter ; l’homme spécial ne leur
            refuse rien, l’homme universel leur fait peur ; il sent et il pense ; la conscience et
            la pensée sont les deux ennemies divines de la servitude, Némésis de la tyrannie ;
            l’antiquité n’en avait qu’une, nous en avons deux.
               Mais la colère contre ce préjugé de la spécialité m’emporte ;
            revenons.
            
            
               
               
Donc je craignais l’apparition de mon petit livre, quoique anonyme, de
            peur d’être écrasé dans l’œuf par une chute, et encore plus par un succès. Voilà
            cependant que la jolie fille de mon concierge, enfant de douze à quatorze ans, ouvre la
            porte de ma chambre au premier rayon d’un mois de printemps, avant l’heure ordinaire où
            elle m’apportait le journal matinal ; elle jette sur mon lit en souriant une petite
            lettre cachetée d’un énorme sceau de cire rouge avec une empreinte d’armoiries qui
            devaient être illustres, car elles étaient indéchiffrables. « Pourquoi riez-vous ainsi
            finement, Lucy ? dis-je à l’enfant tout en rompant le cachet et en déchirant
            l’enveloppe. — C’est que maman m’a dit que la lettre avait été apportée de grand matin
            par un chasseur tout galonné d’or, avec un beau plumet à 
son chapeau, et
            qu’il avait bien recommandé de vous remettre ce billet à votre réveil, parce que sa
            princesse lui avait dit : Allez vite, il ne faut pas retarder la joie et peut-être la
            fortune de ce jeune homme. »
               Et deux billets séparés, et d’écritures diverses, tombèrent de l’enveloppe sur mon
            lit.
               Le premier billet, d’une main évidemment féminine, était de la princesse polonaise
            T..., sœur, je crois, du prince Poniatowski, le héros malheureux de la Pologne, noyé
            dans la déroute de Leipsik.
            
            
               
               Cette femme illustre et lettrée était l’amie de M. de Talleyrand. Je ne connaissais pas
            la princesse ; son billet ne m’était pas adressé ; elle l’avait écrit avant le jour à un
            de mes plus chers amis, M. Alain, médecin et commensal du prince de Talleyrand pendant
            dix ans, aussi tendre et aussi vertueux que savant.
               
Je le voyais tous les jours ; il donnait, par pur intérêt de cœur, à ma
            santé encore frêle les soins d’une mère plus que d’un médecin. Hélas ! je l’ai vu mourir
            avant son malade, à la fleur de ses années, d’une maladie de trois ans, tête à tête avec
            un crucifix d’ivoire suspendu par un chapelet de femme au bois de son lit. J’ai su le
            nom de la femme que lui rappelait le crucifix et le chapelet de noyaux d’olives : je ne
            le dirai pas. Le pauvre malade mourait d’amour contenu, pour ne pas faillir à l’amitié
            et à la vertu ; que l’éternité lui soit douce ! Il avait ajourné son bonheur au ciel.
            C’était un de ces hommes qui donnent la certitude d’une autre vie ; car, si Dieu
            trompait de telles espérances et de telles privations par un leurre éternel, ce ne
            serait pas seulement le monde interverti, ce serait la Divinité renversée. Le seul
            hommage dû à un tel Dieu serait le blasphème : il ne mériterait que cela.
            
            
               
               
Donc la princesse T… écrivait à M. Alain : « Le prince de Talleyrand
            m’envoie à mon réveil le billet ci-joint ; je vous l’adresse pour votre jeune ami, afin
            que le plaisir que cette impression du grand juge vous fera soit double. Communiquez le
            billet du prince au jeune homme, et remerciez-moi du plaisir que je vous donne, car je
            sais que votre seule joie est dans la joie de ceux que vous aimez. »
               J’ouvris le second billet ; il était écrit d’une main évidemment précipitée et lasse
            d’insomnie, sur un chiffon de papier large comme cinq doigts et taché de gouttes
            d’encre. Ce billet disait en cinq ou six lignes : « Je vous renvoie, Princesse, avant de
            m’endormir, le petit volume que vous m’avez prêté, hier soir. Qu’il 
vous
            suffise de savoir que je n’ai pas dormi, et que j’ai lu jusqu’à quatre heures du matin,
            pour relire encore. »
               Le reste du billet était une prophétie de succès en termes brefs, mais si exagérés que
            je ne voudrais pas les transcrire ici. Cette âme de vieillard, qu’on disait de glace,
            avait brûlé toute une nuit d’un enthousiasme de vingt ans, et ce feu avait été rallumé
            par quelques pages de vers imparfaits, mais de vers d’amour.
            
            
               
               Je relus vingt fois le billet du prince de Talleyrand, et je dis à la jeune fille qui
            attendait, en me regardant lire et relire, toute rouge de l’émotion qu’elle lisait de
            même sur mon visage sans le comprendre : « Viens que je t’embrasse, ma petite Lucy ! Tu
            ne porteras jamais un pareil message ; à la loterie de la gloire, ce 
sont
            les enfants qui tirent les bons lots. Dis à ta mère que tu m’as apporté un quine. »
               C’était alors le langage compris des concierges, institution du hasard qui tenait
            toujours ouverte à la fortune la loge du portier. C’est peut-être dommage de leur avoir
            enlevé, à ces honnêtes affranchis des grandes maisons, cette loterie, illusion
            renaissante de la semaine ; ils rêvaient au moins de beaux rêves sur leur lit de
            servitude. La moitié de leur vie était heureuse : portiers le jour, ils étaient rois la
            nuit.
            
            
               
               Je ne m’informai pas même, dans la matinée, du succès de mes vers. Le billet du prince
            de Talleyrand, ce grand flaireur infaillible de toutes les choses humaines, me suffisait
            pour augure. Je savais qu’un tel homme ne se trompait pas plus aux vers qu’à la prose.
            Quel intérêt 
avait-il à me flatter ? Il était prince, il était puissant, il
            était l’oracle du monde politique, il avait été l’ami et le disciple de Mirabeau sans se
            tromper à son génie, le plus juste et le plus vaste du dix-huitième siècle. Et moi,
            qu’étais-je ? un solliciteur inconnu sous un toit de Paris. Je me confiai donc à la
            fortune ; elle s’appelait pour moi du nom du prince de Talleyrand. Je raconterai, dans
            mes prochains Entretiens sur la littérature diplomatique, comment ce même homme d’État,
            quinze ans plus tard, me prédit une autre fortune plus difficile à discerner dans mon
            avenir d’orateur, fortune alors très lointaine et très voilée pour tout le monde,
            excepté pour lui et pour moi. On verra l’œil du lynx sous cette lourde paupière du
            vieillard. Mais n’anticipons pas.
            
            
               
               
Un quart d’heure après, la petite Lucy remonta dans ma chambre et
            m’apporta une autre lettre à grande enveloppe officielle et à large cachet : c’était ma
            nomination au poste diplomatique que j’ambitionnais, signée de M. Pasquier, ministre des
            affaires étrangères.
               À la lecture de cette lettre, je sautai en bas de mon lit et j’éprouvai ce qu’éprouve
            le coursier entravé à qui on ouvre la carrière. J’avais peu de souci de la gloire des
            vers : j’en avais un immense de la politique. Je dévorais déjà de l’œil les longues
            années qui me séparaient encore de la tribune et des hautes affaires d’État, ma vraie et
            entière vocation, quoi que mes amis en pensent et que mes ennemis en disent. Je ne me
            sentais pas la puissante organisation créatrice qui fait les grands 
poètes : tout mon talent n’était que du cœur. Mais je me sentais une justesse de bon
            sens, une éloquence de raison, une énergie d’honnêteté, qui font les hommes d’État ;
            j’avais du Mirabeau dans l’arrière-pensée de ma vie. La fortune et la France en ont
            décidé autrement. Mais la nature en sait plus long que la fortune et la France : l’une
            est aveugle, l’autre est jalouse.
               Je m’en console à présent que ma destinée n’est plus de ce monde. Nous verrons ailleurs
            si nous sommes appelés à monter d’échelon en échelon dans une vie continue, jusqu’à une
            autre planète, la planète du bon sens.
            
            
               
               C’est ainsi que le jeune poète dont je parle vient de faire sa modeste apparition dans
            le demi-jour. Ignoré la veille, on se demande 
aujourd’hui : Qui est-il ?
              
                     Digito monstrari et dici hic est
                  
.
               Quel poète est-il ? Je n’en sais rien : qui peut dire où l’emportera le souffle qu’il a
            dans la poitrine, quand il aura pris confiance dans son talent et qu’il chantera à
            pleine haleine ce qu’il gazouille aujourd’hui à demi-voix ? Avez-vous entendu un oiseau
            chanteur à peine emplumé, sur le barreau de sa cage, dans votre chambre, à l’aube de son
            premier printemps ? L’avez-vous entendu à son réveil, ou plutôt dans son rêve d’oiseau,
            avant d’être tout à fait réveillé, essayer son instinct musical dans de courtes notes à
            demi-voix, si imperceptibles à l’oreille qu’il faut se pencher vers son nid pour les
            entendre ? On dirait qu’il écoute lui-même, en dedans de lui, un invisible musicien qui
            lui note l’air, et qu’il répète timidement, en s’effrayant, en se relevant, en se
            reprenant lui-même, le solfège que la nature lui fait épeler ! J’ai été bien souvent
            témoin, dans les couvées de rossignols ou de fauvettes, de cet apprentissage mélodieux
            des petits, qui gazouillent à la sourdine le matin ce que les mères chantent à grande
            voix dans le plein soleil. Ce nouveau 
venu de la couvée de nos poètes
            commence, comme ces oiseaux jaseurs, à chanter comme s’il avait peur de sa voix. Sur
            quel mode fera-t-il plus tard éclater sa voix ? Dieu le sait, il n’est pas encore dans
            l’été de sa vie ; mais, si mon jugement ne me trompe pas, il fera ce que nous appelons
            de notre temps un poète intime, c’est-à-dire un de ces poètes
            rassasiés de la pompeuse déclamation rimée dont nos oreilles sont obsédées dans nos
            écoles classiques ou dans nos théâtres redondants et ronflants d’emphase ; il sera un de
            ces poètes nés d’eux-mêmes, originaux parce qu’ils sont individuels ; un de ces poètes
            qui n’ont pour lyres (comme on dit) que les cordes émues de leur
            propre cœur, et qui font, dans la poésie moderne, cette révolution que J.-J. Rousseau,
            Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, ont faite dans la prose. Il sera de plus un
            poète sérieux, ayant le respect de ceux qui l’écoutent, et non un de ces poètes moqueurs
            et siffleurs, tels que nous venons d’en voir vivre et mourir deux ou trois, qui mêlent
            le fifre au concert des anges, et qui soufflent la froide ironie dans
            l’âme de la jeunesse, au lieu du saint enthousiasme, 
seul thème véritable
            des chants immortels !
            
            
               
               Son petit livre rappelle au premier coup d’œil ces poètes condensés en sonnets d’or et
            d’ivoire qui, tels que Pétrarque, Michel-Ange, Filicaïa, Monti, incrustent une idée
            forte, un sentiment patriotique, une larme amoureuse dans un petit nombre de vers
            robustes, gracieux ou tendres, vers polis comme l’ivoire, que ces poètes miniaturistes
            façonnent non pour le temps, mais pour l’éternité. Y a-t-il eu depuis Pétrarque un poème
            plus immortel qu’un de ses sonnets ? Heureux ce jeune homme s’il peut un jour rendre un
            Pétrarque aux philosophes, aux poètes, aux amants ! Ce serait un grand don en un petit
            volume. Nous le lui souhaitons, ce don, comme je me le serais souhaité à moi-même, à
            l’époque d’adolescence où 
j’aurais donné ma vie pour un sonnet de l’amant
            de Laure.
            
            
               
               Ce jeune homme aura évidemment un autre don de la poésie moderne, le don de rendre en
            vers familiers quoique expressifs les choses et les sentiments que l’orgueil emphatique
            de la poésie du dix-huitième siècle avait relégués dans le domaine de la prose, comme si
            le vers était incapable de dire juste et vrai, comme si la poésie n’était pas, par
            excellence, le langage du cœur !
               Assez d’autres, jusqu’ici, avaient fait marcher le vers sur des échasses académiques :
            il faut enfin le déchausser de son cothurne et de ses sandales à bandelettes d’or et de
            pourpre, de ses ailes aux talons ; il faut le déshabituer de ses pas en trois temps sur
            des planches, comme les pas de nos tragédiennes sur le théâtre, 
pour le
            faire marcher pieds nus sur la terre nue comme vous et moi, au pas naturel, 
                     musa pedestris
                  
, selon la définition si juste d’Horace.
               Cette poésie qui marche à pied, qui ne se drape pas à l’antique, qui ne se met ni blanc
            ni rouge sur la joue, qui ne porte ni masque tragique ni masque comique à la main, mais
            qui a le visage véridique de ses sentiments, et qui parle la langue familière du foyer,
            cette poésie qui semble une nouveauté parce qu’elle est la nature retrouvée de nos jours
            sous les oripeaux de la déclamation et de la rhétorique en vers, sera la poésie de ce
            nouveau venu dans la famille qui chante.
               C’est surtout dans ce genre en dehors de tous les genres, puisqu’il est le naturel, que
            M. Alexandre nous paraît devoir exceller. Il écrit, à ce que disent ses amis, un poème
            épique familier dont la vie privée, sans aventures et sans merveilleux, sera le sujet,
            poème qui ne prendra son intérêt que dans les lieux, les choses, les impressions qui
            nous enveloppent tous et tous les jours : l’épopée du coin du feu. Cela doit être
            d’autant 
plus poétique que la poésie a négligé davantage jusqu’ici ces
            trésors de descriptions, de sensibilité, de naturel, de passions douces, enfouis à notre
            insu sous la pierre du foyer domestique, dans le jardin, dans le verger, dans la
            prairie, dans la vigne, dans la montagne qui borne le court horizon, dans le coin de
            ciel en vue de la fenêtre où se couche le soleil, où se lève l’étoile, dans l’enfant à
            la mamelle, dans la mère souriante, dans le père sérieux, dans l’aïeul prévoyant, dans
            le fils docile, dans la jeune fille rêveuse, dans la servante attachée à l’âtre, seconde
            mère des enfants, et jusque dans le chien nourri d’affection, qui cherche aussi souvent
            la tendresse dans les yeux que le pain sous la table. Ajoutez à cela les simples
            accidents ordinaires de la vie privée, la mort de l’aïeule, la naissance d’un
            nouveau-né, le départ du fils pour l’inconnu de sa destinée, hors du nid et du pays, les
            amours, le mariage de la sœur aînée, les fêtes du foyer, la religion introduisant
            l’infini des espérances et la sainteté des amours dans ce petit monde qui s’étend de la
            cheminée à la fenêtre, et du seuil au cimetière : voilà l’épopée 
de
            famille, sujet dont le drame s’agite sous quelques tuiles, et qui ne se dénoue que dans
            l’éternité, ce rendez-vous de tout ce qui s’aime ; voilà ce qu’il se chante tout bas à
            lui-même, ce jeune Homère de l’Iliade du cœur ! Quel sujet pour qui
            sait voir, sentir et aimer : « Ah ! si je n’avais que soixante et quinze ans,
              écrivait Voltaire à quatre-vingts ans passés, je leur ferais voir ce que c’est qu’un
              poète ! »
               
               Je me dis, comme Voltaire, quand je contemple la fécondité d’un pareil sujet : « Ah !
            si je n’avais que quarante ans, je voudrais consumer vingt ans de ma vie à ce poème
            épique de la famille ! » Mais je laisse avec confiance une si belle épopée à ce jeune
            espoir des poètes. Il a le cœur, l’imagination et la main capables d’une telle œuvre ;
            je n’en voudrais pour preuve qu’une promenade d’automne écrite, ou plutôt causée en vers, en montant, il y a quelques années, à Saint-Point, masure
            pittoresque que j’habite dans un pli de haute montagne boisée, à quelques lieues de la
            plaine habitée par le jeune poète breton. Je demande pardon au lecteur 
de
            ces vers de les insérer pour son plaisir dans ces pages. Ces vers parlent
            malheureusement de moi ; ils en parlent avec cette exagération d’affection qui exagère
            aussi démesurément le nom de l’hôte chez lequel on va souper le soir d’un beau jour :
            c’est la politesse des poètes. Souvenez-vous d’Homère suspendant une guirlande fleurie
            au seuil de la demeure où il avait passé la nuit, et de l’hymne qu’il chantait devant la
            porte avant de la quitter. On a recueilli quelques-uns de ces hymnes, salut et adieu du
            poète errant à ces hospitalités d’un soir. Cela n’est pas sérieux, mais cela est
            touchant. Qu’on oublie donc que ces vers parlent de moi ; qu’au lieu de moi, retiré
            depuis longtemps de la lice, et qui n’ai fait que toucher superficiellement et avec
            distraction la lyre jalouse qui veut tout l’homme, on suppose un nom véritablement et
            légitimement immortel ; qu’on se figure, par exemple, que Solon, poète d’abord, et poète
            élégiaque dans sa jeunesse, puis restaurateur, législateur et orateur de la république
            athénienne, puis banni de la république renversée par l’inconstance mobile des
            Athéniens, puis rentré obscurément dans 
sa patrie, par l’insouciance du
            maître, y végète pauvre et négligé du peuple sur une des montagnes de l’Attique ; qu’on
            se représente en même temps un jeune poète d’Athènes, moins oublieux que ses
            compatriotes, bouclant sa ceinture de voyage, chaussant ses sandales, et partant seul du
            Parthénon pour venir visiter bien loin son maître en poésie, relique vivante de la
            liberté civique ; que Solon reçoive bien ce jeune homme, partage avec lui son miel
            d’Hymette, ses raisins de Corinthe, ses olives de l’Attique ; que le disciple, revenu à
            Athènes après une si bonne réception, raconte en vers familiers à ses amis son voyage
            pédestre, ses entretiens intimes avec le vétéran évanoui de la scène et se survivant,
            mutilé, à lui-même et à tous dans un coin des montagnes natales.
            
            
               
               
À l’aide de toutes ces suppositions, et avec ces conditions de grandeur,
            de vertu, d’ostracisme et d’infortune réunies, on aura un motif de poésie conforme à ce
            poème. Mais, en ce qui me concerne moi-même (je le dis sans fausse modestie), on n’aura
            rien qu’un homme incomplet, un poète tel quel, un citoyen honnête, trompé dans son
            ambition désintéressée pour son pays, une fortune en ruines, une vieillesse onéreuse,
            une âme sans regrets mais sans illusion pour sa patrie.
               Les beaux vers qu’on va lire ne me font donc aucune vanité en ce qui me touche ;
            quiconque se juge est incapable de se glorifier. Mais, je le répète, mettez un autre nom
            à la place du mien : Washington dans la détresse, relégué à Mont-Vernon, par exemple, ou
            Jefferson, second président des États-Unis, forcé 
par la misère domestique
            à mettre en loterie le toit et le champ de ses pères, et mourant sans avoir pu placer
            ses lots parmi ses concitoyens ; et alors qu’on lise le petit poème lyrique intitulé les Vendanges :
               
                  
                     Saint-Point, octobre 185...
                  
                  
                     À un ami.
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                   
               
               Le poète et son guide font halte au sommet, puis commencent à descendre vers la vallée
            du château.
               
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                   
               
               Ici le poète change de ton, et, saisi de ces 
frissons lyriques qui sortent
            des sources et des bois sur les hauts lieux, il fait chanter un hymne à son cœur de
            philosophe de l’espérance. L’hymne évaporé, il descend plus bas, d’un pied plus rapide,
            et il aperçoit de loin les tours démantelées du château de Saint-Point,
               
                  
                   
               
               Là finit le premier chant de ce poème pédestre. Il reprend le lendemain, au lever du
            jour, aux sons du cor des jeunes chasseurs réveillés pour courir le renard ou le loup
            dans la forêt :
               
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                   
               
               Après une soirée consacrée à la lecture en commun, chacun se retira dans quelques
            recoins des vieilles tours du château, presque ouvert aux vents. Les livres et les
            tableaux ont suivi ceux de Walter-Scott à l’encan des commissaires-priseurs de Londres
            et de Paris. Avant le jour suivant, les deux pèlerins, à pas muets, font le tour du
            château pour découvrir la lueur mourante de la lampe de nuit, à travers les vitres, de
            leur hôte. Ils savent que je suis à l’étude avant le soleil : ils cherchent à me voir
            sans être vus. Lisez cet inventaire prosaïque, et pourtant poétique, de ma tour de
            travail :
               
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  À cette heure où tout vit
, qu’est-ce que le 
trépas ?
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                   
               
            
            
               
               Ici le jeune pèlerin de Saint-Point se souvient d’une petite anecdote de village, dont
              
il me fait ressouvenir aussi en souriant.
               C’était en 1857. Le vieux manoir réunissait une nombreuse tribu de famille et d’amis de
            la famille, plusieurs jeunes nièces avec leurs petits enfants. Par un beau soir
            d’octobre, toute cette société, les jeunes gens à pied, les femmes à cheval, les enfants
            sur des ânes, partit pour visiter les plus hauts sommets des montagnes qui séparent le
            bassin de la Loire du bassin de la Saône. Cette chaîne, boisée d’épaisses bruyères et de
            rares châtaigniers, est un amphithéâtre d’où l’on a pour spectacle, d’un côté, les
            neiges dentelées des Alpes, de l’autre, la vallée creuse et verte de Saint-Point, avec
            ses tours dorées par le soleil des soirs : site solennel, quand on s’y assied en
            regardant le mont Blanc ; site modeste et recueilli, quand on s’y retourne pour regarder
            la vallée sombre et la vieille ruine du château.
            
            
               
               
Ce jour-là, j’avais eu affaire dans le Mâconnais ; j’avais promis à mes
            hôtes de revenir par les sentiers de chèvres qui abrègent la distance et de les
            rencontrer au sommet de la chaîne sous des châtaigniers convenus.
               Ces sites déserts ne sont fréquentés que par des bergers, enfants des chaumières
            isolées de la montagne, qui y mènent paître les chevreaux et les moutons. Ces enfants se
            réunissent par groupes de cinq ou six têtes blondes pour jouer ou pour cueillir les
            mûres ou les noisettes au bord des sentiers ; ils sont tous petits, et se cachent au
            moindre bruit sous les taillis, parmi les fougères, jusqu’à ce que le bruit des passants
            disparus les laisse revenir à la place qu’ils ont quittée. Quelquefois ils sont si
            pressés de s’enfuir qu’ils n’ont pas le temps de reprendre leurs sabots, et qu’ils 
se sauvent pieds nus en abandonnant leur chaussure de bois sur le chemin.
               Il en était arrivé ainsi ce soir-là. Un essaim de petits bergers, étonnés et effrayés
            du bruit des conversations animées entre tant de personnes qui s’exclamaient à chaque
            pas sur les beautés du site, s’étaient enfuis bien loin et cachés dans les hautes
            fougères pour voir sans être vus. Ils avaient laissé huit ou dix paires de sabots très
            petits sur la place : la petitesse des sabots disait l’âge des enfants par la mesure des
            pieds qu’ils avaient chaussés. Les visiteurs et les enfants du château s’ingéniaient à
            chercher des yeux, à appeler de la voix ces petits bergers invisibles, et qui se
            gardaient bien de se montrer, quand j’arrivai moi-même au rendez-vous par le sentier
            opposé de la montagne.
               Je mis pied à terre, et j’attachai mon cheval à un noisetier, pour m’asseoir sur la
            mousse avec mes convives. Le jeune poète se trouvait apparemment là, et voilà comment il
            raconte la petite niche que nous fîmes aux petits bergers de la montagne, plus enfants
            qu’eux sous des cheveux gris ou sous nos fronts chauves.
               
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                   
               
               
La poésie grecque des temps intermédiaires entre l’épopée et le chant
            klephte populaire a-t-elle rien de plus domestique, de plus gracieux, de plus
            paysannesque, de plus terre à terre et de plus aérien à la fois que ce petit poème ?
            L’hirondelle aussi rase quelquefois le sol, et c’est alors justement qu’elle montre le
            mieux qu’elle a des ailes !
            
            
               
               Il y a dans ce petit volume des pages exquises comme celles-là ; mais quelquefois aussi
            ces pages sont de bronze, et rendent l’accent du métal par leur profondeur et leur
            solidité. Nous l’admirons et nous le regrettons. Que le jeune poète ne s’y trompe pas :
            ce qu’il faut aux vers, ce n’est pas l’éloquence : c’est le charme. Il a reçu ce don des
            dons : qu’il ne s’égare pas sur les traces des poètes politiques, systématiques,
            empiriques, métaphysiciens, logiciens, 
sectaires, que sais-je ? qui
            pullulent maintenant à la suite de telles ou telles factions, et surtout de celle qu’on
            appela la faction de l’avenir. Deux de ces poètes, amis de
            M. Alexandre, sont pleins de vertu, de patriotisme et de vrai talent ; mais, selon nous,
            ils se trompent d’instrument en entrant dans ce grand concert des âmes qui accorde ses
            lyres pour remuer le siècle nouveau ; ils veulent nous faire penser, il s’agit de nous
            faire jouir. Plaire est le seul système en poésie ; or il n’y a rien de moins plaisant qu’un syllogisme, fût-il en beaux vers.
               Que leur jeune ami, M. Alexandre, sache bien qu’une opinion, quelle qu’elle soit, n’est
            point du domaine des poètes. Pourquoi ? parce que l’opinion est transitoire, et que le
            charme est immortel. Le plus grand patriote de l’Europe peut être un détestable poète,
            quoiqu’il soit excellent citoyen, et le premier poète de Rome a pu être un très mauvais
            citoyen (nous voulons dire ici Horace). Qui s’avisera jamais de demander si Homère était
            royaliste ou républicain, démocrate ou aristocrate ? Il était Homère, et c’est 
assez ; le cœur et l’imagination, voilà tout ce qu’il faut aux poètes ! Soyez
            charmant, et pensez ce que vous voudrez ! M. Alexandre a le charme : qu’il se garde bien
            de chercher mieux ; qu’il se garde de vouloir, à l’exemple de ses amis, planer plus haut
            que nature dans le vague espace des abstractions. Au sommet de toutes les montagnes, on
            trouve le glacier !
            
            
               
               Nous eûmes une de ces belles heures, oasis des vies inquiètes comme
            la nôtre, le jour où nous rencontrâmes à Marseille, prêt à repartir pour l’Orient, un
            autre homme dont nous vous entretiendrons bientôt avec l’admiration grave du poète et
            avec la tendresse de l’amitié. C’est Joseph Autran, qui depuis a pris tant et de si
            larges et de si hautes places dans la littérature poétique de nos jours. Il me semble
              
encore entendre sa voix de poitrine, résonnante comme une vague d’Ionie
            dans un creux de rocher des Phocéens, la première fois qu’il adressa, comme un vrai
            Horace à un faux Virgile, les adieux du poète sédentaire au poète errant ! J’analyserai
            avant peu de mois sous les yeux du lecteur ces poèmes maritimes, ruraux et guerriers, où
            l’on retrouve tant d’échos d’Homère, de Théocrite ou de Tyrtée. Joseph Autran est un
            Grec mal francisé (heureusement pour lui et pour nous), qui, ayant abordé sur quelques
            débris de l’antique Phocée aux bords de la Provence, comme Reboul, Mistral, Méry,
            Barthélemy et cent autres, n’a pas pu se défaire encore de l’accent natal : il est de
            cette colonie grecque qui, avec des images grecques et une harmonie ionienne,
            reconstruit une poésie française plus colorée, plus harmonieuse et plus chaude surtout
            que la poésie du Nord ! Nous les feuillèterons tous à leur heure ici. Quand on compose
            laborieusement le diadème littéraire de son siècle pour les princes de l’art en tout
            genre, il ne faut pas laisser de telles perles orientales éparses sur les rivages 
de notre mer du Midi, sans les ramasser et sans les enchâsser dans la
            mémoire.
            
            
               
               Je parlerai surtout bientôt d’un autre hasard ou plutôt d’un autre bonheur de génie,
            dans une rencontre qui nous a donné et qui donnera probablement à l’Angleterre, à la
            France, à l’Europe, d’étranges étonnements et de vives admirations quand l’heure sera
            venue. Voici comment ce miracle de la nature nous fut révélé, comme il le sera à tout ce
            qui lit.
            
            
               
               C’était par une sombre matinée de novembre, à Paris, quelques années après la
            révolution 
de 1848, qui m’avait rejeté seul, meurtri et nu, sur le rivage,
            après ce grand naufrage où j’avais été moi-même aussi naufragé que pilote.
               Je travaillais, comme je fais aujourd’hui, d’un labeur mercenaire pour soutenir sur
            l’eau ceux qui périssaient de ma perte. J’écrivais le Conseiller du
              peuple, journal à cinquante mille abonnés, dans lequel je m’efforçais de modérer
            les esprits impatients à qui l’élan exagéré allait faire traverser la liberté ; je le
            voyais, je le disais. La sueur du travail et du patriotisme ruisselait dès l’aube du
            jour sur mon front.
               On m’annonça une jeune fille parlant le français avec un accent étranger et demandant à
            m’entretenir ; j’ordonnai de la faire entrer. Je passai une main dans mes cheveux,
            soulevés par l’inspiration, pour présenter un front décent à l’étrangère, et je jetai ma
            plume fatiguée sur le guéridon qui portait, à côté de moi, le monceau de pages écrites à
            la lampe et au soleil levant depuis cinq heures du matin. Je ne m’attendais pas à un
            rafraîchissement d’esprit si charmant, mais j’en avais besoin : 
« Ce
              n’était pas la saison des roses »
, comme dit le poète persan Saadi.
            
            
               
               Je vis entrer une rose pourtant ; mais une rose pâle, une rose du Nord, une jeune
            fille, presque une enfant, dont les traits, à peine indiqués par la nature, étaient
            plutôt, comme la Psyché de Gérard, une ébauche de la beauté, une
            esquisse de la grâce, qu’une beauté palpable, qu’une grâce éclose.
               Elle grandissait encore ; aucune de ses formes, presque aériennes, ne se dessinait sous
            le cachemire des Indes qui l’enveloppait des plis perpendiculaires de la statue. On eût
            dit que ce corps si léger n’aurait pas eu besoin de ses pieds pour le porter ; ce
            n’était qu’une âme habillée. Je crus voir marcher, ou plutôt glisser sur le tapis,
            l’Inspiration.
               
Son visage, dont tous les délinéaments étaient nets, purs, minces,
            transparents comme un camée, avait la délicatesse d’une miniature ; mais il était sévère
            comme une pensée. Avez-vous vu un buste de lord Byron adolescent ? Cette jeune fille lui
            ressemblait, comme une sœur plus jeune à son frère : elle, aussi belle que lui, lui,
            moins éthéré qu’elle, tant ce visage était d’un enfant ; mais les yeux étaient d’un être
            qui a fini sa croissance. C’est que le cœur dormait encore dans cette jeune fille, et
            que la pensée était déjà tout éveillée ; ou bien peut-être la pensée n’avait-elle jamais
            dormi en elle, et cette créature surnaturelle était née en pensant.
               Quoi qu’il en soit, ses grands yeux, d’un bleu sombre où l’azur et la nuit luttaient,
            sous de très longs cils, comme l’ombre du bord et le bleu du large sur la mer pour en
            nuancer l’éclat et la profondeur ; ses grands yeux, dis-je, ne pouvaient plus rien
            acquérir de plus achevé par les années (que des larmes peut-être) ; ils luisaient comme
            deux étoiles de première eau sous l’arc d’un front proéminent ; leur seule impression,
            c’était 
le génie. Or l’expression du génie, dans des yeux de femme,
            savez-vous ce que c’est ? C’est ce qu’on appelle le surnaturel,
            autrement dit ce qu’on n’a jamais vu dans un autre regard, et par conséquent ce qu’on
            n’a pu comparer à rien. Je renoncerai donc à vous définir ce regard.
            
            
               
               J’étais, je le confesse, intimidé par cette véritable apparition de lumière dans mes
            ténèbres. Je l’interrogeai avec le respect presque tremblant d’un homme qui ne craint
            aucun homme, mais qui tremble devant tous les anges.
               J’appris, dans une longue conversation, que cette jeune fille était une Irlandaise,
            d’une famille aristocratique et opulente dans l’île d’Émeraude ;
            qu’elle était fille unique d’une mère veuve qui la faisait voyager pour que l’univers
              
fût son livre d’éducation, et qu’elle épelât le monde vivant et en relief
            sous ses yeux, au lieu d’épeler les alphabets morts des bibliothèques ; qu’elle
            cherchait à connaître dans toutes les nations les hommes dont le nom, prononcé par
            hasard à ses oreilles, avait retenti un peu plus profond que les autres noms dans son
            âme d’enfant ; que le mien, à tort ou à raison, était du nombre ; que j’avais parlé, à
            mon insu, à son imagination naissante ; qu’enfant, elle avait balbutié mes poèmes ; que,
            plus tard, elle avait confondu mon nom avec les belles causes perdues des nations ; que,
            debout sur les brèches de la société, elle avait adressé à Dieu des prières inconnues et
            inexaucées pour moi ; que, renversé et foulé aux pieds, elle m’avait voué des larmes.…
            les larmes, seule justice du cœur qu’il soit donné à une femme de rendre à ce qu’elle ne
            peut venger ; qu’elle était poète malgré elle ; que ses émotions coulaient de ses lèvres
            en rythmes mélodieux et en images colorées. Elle m’en récita quelques-uns, dont j’étais
            moi-même l’objet. Ces vers semblaient avoir été pensés par Tacite et écrits par André
            Chénier ; quoique 
composés par elle dans une langue étrangère (le
            français), ils n’avaient ni l’embarras de construction d’une main novice à nos rythmes,
            ni la mollesse, ni la chair flasque des essais poétiques de l’enfance ou de l’imitation
            sous une jeune main ; ils étaient tout nerfs, tout émotion, tout concert de fibres
            humaines ; ils jaillissaient du cœur et des lèvres comme des flèches de l’arc intérieur
            allant au but d’un seul jet, et portant un coup droit au cœur sans se balancer sur un
            éther artificiellement sonore : 
                     Je sonne en tombant, non parce qu’on
                m’a mis une cloche aux ailes, mais parce que je suis d’or.
                  
 Ces vers ne
            chantaient pas, ils frémissaient : leur seule musique était leur vibration en touchant
            l’âme. J’étais confondu d’entendre une voix plus virile que celle de Talma, plus
            tragique que celle de Rachel. Je méditais, les yeux baissés, en silence, mon étonnement,
            bien plus étonné encore lorsqu’en relevant les yeux je me trouvais en face d’une enfant
            de seize ans, pâle comme un spasme, calme comme l’héroïsme, belle comme l’idéal
            traversant la sombre réalité du temps.
               
Je ne fis ni geste ni exclamation : les compliments étaient hors de saison
            devant un miracle. Tout était sérieux dans ce génie, austère dans cette grâce ; je
            compris que j’étais en face d’une sœur du jeune Pic de la Mirandole, quand cette
            intelligence surnaturelle, incarnée dans un bel adolescent, comparut devant le pape, les
            cardinaux et le congrès de tous les érudits d’Italie, pour répondre sur toutes les
            matières et dans toutes les langues à ce cénacle de l’intelligence humaine. De question
            en question j’arrachai à cette jeune fille, modeste autant qu’universelle, le secret de
            tout ce qu’elle savait à l’âge où l’on ignore tout. Elle écrivait avec la même facilité
            en anglais, en allemand, en français, en italien, en grec, en hébreu, éloquente et poète
            sur dix instruments antiques ou modernes, sans distinction et presque sans préférence ;
            musicienne qui joue avec tous les claviers. Un seul homme en Italie, Mezzofanti, un seul
            homme en France, le comte de Circourt, ont offert au monde ce phénomène de
            l’universalité des langues et des connaissances humaines ; mais ces deux hommes étaient
            deux miracles d’organisation intellectuelle 
achevés par les années et par
            les études. La jeune fille avait seize ans, et de plus elle était un grand poète. Tant
            de sciences chez elle n’étaient que les jouets de son enfance et les outils de son
            génie. Quel rayonnement ne sortira pas d’une telle étoile ? Le siècle le saura plus
            tard, et je vous le dirai moi-même bientôt.
               Je la reconduisis tout ébloui d’intelligence jusque sur le palier de ma petite maison ;
            elle marchait devant moi dans le soleil, et j’avoue qu’au lieu d’une trace d’ombre
            derrière elle, elle me semblait laisser une trace de lumière sur les dalles qu’elle
            avait foulées en se retirant.
               Le monde l’appelait miss Blake ; je ne sais quel nom lui donnera la poésie, mais elle
            en aura un.
            
            
               
               
Et ce fut aussi un de mes beaux jours littéraires, les uns à Paris, les
            autres à Saint-Point.
               Hélas ! ils deviennent rares dans cette dernière et précaire demeure de nos bonnes
            années. Sur cette clairière jaunissante où Laprade et tant d’autres étaient venus se
            transfigurer depuis Hugo, comme sur un humble Thabor des poètes, les chênes ont été
            abattus, pour convertir en une poignée d’or nécessaire les rêves mille fois plus dorés
            qui tombaient avec leur ombre de leurs cimes ; les sentiers battus par les pieds d’amis
            s’effacent, le château est désert ; le cheval Saphir, qui me portait,
            dans les grandes journées de feu de Paris, à la défense des foyers et des familles, et
            que la popularité honnête soulevait quelquefois des pavés sur les bras du peuple, erre
            seul aujourd’hui dans 
le pré sous ma fenêtre, paissant en liberté l’herbe
            d’automne ; de temps en temps je le vois relever la tête, regarder par-dessus le
            buisson, écouter les chars lointains, et hennir au vent, croyant toujours que ce sont
            ses maîtres qui reviennent le seller et le monter pour le conduire à la victoire ; puis,
            détrompé par l’attente vaine, il retourne tristement brouter près des bœufs roux et des
            vaches blanches, à la lisière des bois qui lui versent l’ombre !
               Malédiction, ô cher compagnon de mes jours de fatigues, à ceux qui t’ont laissé dix ans
            brouter déferré sur cette herbe sèche, et moi languir inutile dans cette masure presque
            démolie sur ma tête, pendant que le sang généreux de la force et de la liberté coulait
            encore, inutile, dans nos vieilles veines !
               
                  Rien n’est de ce qui devrait être, dit le proverbe des hommes ; tout est bien, dit la résignation, le proverbe de Dieu !
               Ce n’est pas sur moi que je pleure, pauvre animal ! c’est sur toi. Qui sait si demain
            j’aurai encore le droit de te laisser tondre l’herbe dans ce pré, où je t’ai donné
            l’hospitalité à vie 
à côté de l’âne et des vaches, et si un dur acquéreur
            de Saint-Point ne trouvera pas que ce cheval invalide est un luxe de cœur qui dîme
            l’herbe, et ne t’enverra pas à l’équarisseur du village voisin pour avoir ta peau et ta
            corne, toi qui fus pourtant un jour le signe de ralliement d’une nation ! Si je
            demandais à ce peuple pour toi une botte de foin à vie, je ne l’aurais pas ! Honte et
            misère ! Finissons !
               
            
         
      
    
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