LVIIe entretien.
Trois heureuses journées littéraires
J’ai sur ma table aujourd’hui deux livres que je viens de lire avec un
grand charme, et qui me convient, par ce charme même, à me distraire un moment de
l’antiquité avec mes lecteurs, pour donner un regard à la jeune France poétique
d’aujourd’hui. Ces deux livres
sont les poésies lyriques, philosophiques et
religieuses de M. de Laprade, et un autre dont je vais vous parler après.
Mais avant de parler de ce dernier poème que j’ai reçu hier, que j’ai lu d’une seule
haleine cette nuit, rappelons-nous deux heureuses journées déjà loin de nous, qui nous
feront connaître Laprade. La mémoire, c’est la lampe du soir de la vie : quand la nuit
tombe autour de nous, quand les beaux soleils du printemps et de l’été se sont couchés
derrière un horizon chargé de nuages, l’homme rallume en lui cette lampe nocturne de la
mémoire ; il la porte d’une main tremblante tout autour des années aujourd’hui sombres
qui composèrent son existence ; il en promène pieusement la lueur sur tous les jours,
sur tous les lieux, sur tous les objets qui furent les dates de ses félicités du cœur ou
de l’esprit dans de meilleurs temps, et il se console de vivre encore par le bonheur
d’avoir vécu.
On peut dire que cette résurrection des jours, des choses, des amitiés
éteintes, à la lueur de cette lampe de la mémoire, est d’autant plus douce que le
présent est plus amer. On se réfugie dans ses souvenirs pour échapper à ses angoisses. À
quoi servirait la mémoire si ce n’était qu’à pleurer ? Elle sert aussi à jouir ; par un
don de la Providence, elle perpétue le plaisir comme elle éternise la douleur. Tant
qu’un homme se souvient, il revit. C’est encore vivre.
Vous souvient-il de ces délicieuses pages de Boccace, un des esprits les plus
optimistes, les plus souriants, les plus causeurs, de toutes les littératures, pages
dans lesquelles il raconte
comment d’un désastre universel naquit le Décaméron, qui amusera le monde tant qu’il restera un sourire sur les
lèvres de l’humanité ?
La peste décimait Florence ; les vivants ne suffisaient plus à ensevelir les morts ;
les cantiques funèbres qui accompagnent les cortéges aux campo santo
se taisaient, faute de voix pour gémir ; les tombereaux précédés d’une clochette pour
annoncer leur passage aux survivants s’arrêtaient le matin de porte en porte, pour
emporter comme des balayeuses, sans honneurs, tout ce que ce souffle de la mort avait
fait tomber de tous les étages pendant la nuit ; on ne se fiait pas même pour une heure
à l’amitié ou à l’amour ; on n’était pas sûr de retrouver en rentrant ceux qu’on
laissait, encore jeunes et sains, à la maison en gage à la contagion invisible ; le
moindre adieu était un éternel adieu, le lendemain n’existait plus, l’avenir était mort
avec tant de morts.
Cependant la jeunesse et l’amour florissaient et jouissaient jusque parmi
ces tombes. Boccace raconte comment quelques jeunes hommes et quelques jeunes femmes, se
rencontrant un matin sous les cloîtres lugubres de Santa Maria del
Fiore, se groupèrent comme un essaim de colombes sous un coup de vent,
s’entretinrent, se concertèrent, se convièrent à quitter ensemble la ville infestée, et
à se réunir, en dépit de la mort, dans une de ces délicieuses villas
qui blanchissent au milieu des pins, des oliviers, des cyprès et des cascades de marbre
sur les collines de Florence. On sait la vie qu’ils y menèrent, et quels charmants
contes pour rire et pour aimer naquirent de leurs loisirs d’été à l’ombre des arbres, au
gazouillement des eaux et aux roucoulements des colombes. Je n’ai jamais pu lire ce
ravissant exorde en récit du Décaméron de Boccace, sans y voir une
fidèle image des bienfaits de la
mémoire. Elle nous sépare des temps où
nous vivons et nous reporte aux temps où nous voudrions revivre. Je veux me donner
aujourd’hui cette délectation de cœur et d’esprit, en me rappelant minutieusement les
lieux et les jours où je connus pour la première fois ce poète ami, Victor de Laprade,
auteur digne d’être nommé à côté de Boccace et de Pétrarque, digne d’avoir vécu à
Florence dans le temps des néo-platoniciens d’Italie, avec lesquels il a tant de
ressemblance.
Permettez-moi d’imiter ici Boccace, et de décrire à plaisir le site où je rencontrai ce
poète. C’était dans l’été de l’année 1844, une de ces années pleines et triples de ma
vie, où les hivers étaient remplis par la politique et la tribune, les printemps par la
poésie et l’agriculture, les automnes par des voyages, beaux coups d’aile vers l’Orient,
vers les Pyrénées,
vers les Alpes, vers les îles de Naples, vers
l’Adriatique et vers Venise. Mon imagination revenait s’abattre, aux approches de
l’hiver, sur les tourelles natales et sur les prairies argentées de leur premier givre,
à Saint-Point.
Nous étions dans cette vallée de Saint-Point en nombreuse famille, prêts à partir pour
Ischia et pour Venise ; nous jouissions de ces journées splendides
qui précèdent un prochain départ. Quel que soit le plaisir qu’on se promette d’un grand
voyage, il y a toujours dans le paysage qu’on va quitter une voix prudente et un peu
triste qui semble vous dire par chaque rayon de soleil, par chaque ombre d’arbre, par
chaque rayon du soir qui se couche : « Pourquoi me quitter ? Est-ce que je ne brille pas
bien dans ce ciel bleu ? Est-ce que je ne répands pas bien mon ombre sur tes pas ?
Est-ce que je ne fleuris pas
bien à ma place sous ta fenêtre ? Est-ce que
je n’embaume pas bien l’air que tu respires en ouvrant tes volets au lever du jour ?
Est-ce que je ne fais pas bien chanter mes gouttes d’eau dans mon bassin de mousse, pour
attirer le rossignol nocturne, qui vient boire ce ses mélodies dans ma source, sous les
pervenches du jardin ? »
Le cœur se serre à ces justes et tendres reproches du paysage et de la maison qu’on va
quitter, à ses plus beaux jours d’été, et l’on se dit avec une certaine hésitation
intérieure : Trouverai-je mieux ailleurs ? Et suis-je bien sage en effet d’aller
chercher si loin ce que j’ai sous mes pas, et ce que j’ai avec ce bien inestimable que
je n’aurai pas ailleurs : la douce habitude, l’ombre du toit paternel sur ma tête, les
tendres souvenirs de l’enfance et de la famille autour de moi ?
Donc, c’était un de ces jours qui précèdent un départ volontaire, et où
l’on savoure avec un certain remords intérieur, semblable à un reproche de la belle
nature dans votre âme, les charmes d’un splendide paysage et d’un cher horizon. La
vallée de Saint-Point était plus recueillie dans son ombre, plus caressante à l’œil qu’à
l’ordinaire. Son aspect faisait monter les larmes de nos yeux en la regardant. Cette
oasis d’été enfouie derrière les montagnes qui encadrent le bassin de la Saône, du
Charolais jusqu’aux Alpes, mérite en été un coup de crayon d’un paysagiste.
Cette vallée se glisse, tantôt élargie par des golfes de prairies au confluent des
ravines, tantôt rétrécie par des caps de roches teintées de violet sous leurs bruyères,
entre deux chaînes de hautes montagnes. Au milieu de la vallée, un monticule, détaché
des deux chaînes
latérales, se renfle pour porter le château et l’église.
Le clocher, en flèche aiguë de granit bruni et moussu par les siècles, porte sa date de
1300 dans ses ogives. Les grosses tours décapitées du château, crénelées seulement de
nids d’hirondelles, s’élèvent lourdement sous leurs tuiles plates aux deux extrémités
d’un massif de murs surbaissés, percés de rares ouvertures à croisillons, inégales
d’étages.
Une galerie extérieure en pierres de taille, bordée d’une balustrade à trèfles, unit
les grosses tours entre elles et sert de communication aux appartements. Les lierres,
les sureaux, les figuiers, les lilas, croissent en fouillis au pied de cette galerie, en
cachent aux yeux les arcades, et débordent comme une écume de végétation sur les
parapets. Les paons familiers, perchés dès l’aurore sur ces parapets pour attendre le
réveil des habitants du château, jettent par intervalles leurs cris rauques et sauvages
pour demander les miettes de pain qu’on leur jette du haut des fenêtres ; les
hennissements des poulains dans le pré, les gloussements des poules dans les
basses-cours, les joyeux aboiements
des chiens enchaînés dans leurs niches
aux deux côtés du seuil, leur répondent. Le grincement des roues des charrues, qui
fendent la glèbe fumante des champs au penchant des collines ; les mugissements des
troupeaux sortant des étables ; le sifflet des bergers enfants, qui gazouille à l’orée
des bois ; la clochette qui tinte au cou des chèvres sur les rochers ; les branles
sonores de la cloche, qui appellent les femmes du hameau à l’église ; le roulis des
sabots de bois des paysannes sur la roche vive des sentiers qui descendent des deux
flancs de montagnes vers le cimetière ; la fumée du feu du matin, qui s’élève çà et là à
travers les châtaigniers, comme autant de drapeaux bleuâtres arborés par les toits
disséminés des chaumières ; les ombres et les éclats du jour, qui se combattent, se
déplient et se replient alternativement, au gré des légers brouillards de rosée, depuis
le faîte des sapins noyés dans l’aurore jusqu’au creux des prairies noyé dans la brume
blanche du matin : voilà les bruits et les aspects qui tintent à l’oreille ou qui
éclaboussent les yeux des hôtes, au réveil du château. On voit successivement s’ouvrir
une fenêtre,
puis une autre, comme pour entendre ces bruits et pour
respirer cet air matinal embaumé par la nuit ; on aperçoit, entre les rideaux blancs des
fenêtres flottant au souffle des bois, quelques charmantes têtes de jeunes filles, ou de
beaux enfants qui regardent les pigeons fuyards ou les hirondelles voleter autour des
corniches, dans les rayons transparents du jour.
À l’exception d’un vieux portique de colonnettes accouplées en faisceaux, qui déborde
le seuil de la galerie extérieure portée par des arcades massives, et d’une tourelle à
flèche aiguë qui fend le ciel à un angle occidental du vieux château, rien n’y rappelle
à l’œil une construction de luxe : c’est l’aspect d’une large ferme creusée pour des
usages rustiques dans le bloc épais d’un manoir abandonné. La paille et le foin
débordent çà et là des lucarnes pleines de fourrages ; les portes des étables, des
fenils, des basses-cours, s’ouvrent sur le gazon autour du
puits ; à côté
de la porte des maîtres, les chars de récoltes se chargent et se déchargent sous les
fenêtres des chambres hautes ; des sacs d’orge, de blé, de pommes de terre, se tassent
sur les marches en spirale du large escalier aux dalles usées par les souliers ferrés
des laboureurs ; les vaches paissent sous les groupes de vieux arbres écorcés dans les
vergers ; on voit les jardiniers, les bergers, les jeunes vachères, tirer les seaux du
puits, emporter les arrosoirs, accoupler leurs bœufs, traire leurs vaches dans la cour
qui sert de pelouse à l’habitation ; on y est en pleine rusticité, comme en pleine
nature.
Le seul charme de ce séjour, c’est son site : de quelque côté qu’on porte ses regards,
aux quatre horizons de ce monticule, on s’égare, depuis le fond de la vallée jusqu’au
ciel, sur des flancs de montagnes à pentes ardues, entrecoupés de forêts, de clairières,
de genêts dorés, de ravines creuses, de hameaux suspendus aux pentes, de châtaigniers,
d’eaux écumantes, d’écluses, de moulins, de vignes jaunes, de prés verts, de maïs
cuivrés, de blé noir, d’épis ondoyants, de huttes basses de bûcherons
et de
chevriers, à peine discernables du rocher au dernier sommet des montagnes, habitations
qui ne se révèlent que par leur fumée. Les inflexions de la ligne des monts sur le bleu
du ciel, les plis et les contreplis du sol, les profondeurs des ravines, les saillies
des caps, les lits des torrents ; les plateaux arides, où la terre éboulée laisse percer
le sable rouge ; les maisonnettes ensevelies sous les feuilles de leurs vergers
séculaires ; les arbres penchés avec leurs grands bras en avant sur les abîmes, comme
pour se parer contre leur chute : tous ces horizons variés, dont chaque nuage ou chaque
rayon qui traverse le firmament diversifie l’aspect et la couleur, et semble faire
onduler le paysage comme une peinture mobile, ne laissent pas un regard indifférent ou
uniforme dans les yeux. Tout semble se mouvoir au mouvement de la pensée elle-même ;
c’est une terre en action, quoiqu’en repos ; on y assiste à une création quotidienne ;
toutes les heures du jour et de la nuit y donnent en passant un coup de pinceau, une
teinte, un caractère, une physionomie. Dieu a dessiné : son soleil colore.
À un millier de pas du château, on va ordinairement, après le repas du
matin, chercher l’ombre d’un grand bois. Cette ombre tiède descend jusqu’à une vaste
prairie en pente, où paissent les juments, les poulains et les vaches des étables. Un
chemin rude, pavé de cailloux roulants, bordé d’épines, d’orties, de ronces, encaissé
entre deux buissons, conduit à ce bois. En se confondant par petits bouquets avec les
prairies à mi-côte, il forme une espèce de golfe herbeux, où la pente naturelle amène et
recueille ses eaux. Une source intarissable y tombe, avec un suintement sonore et
mélancolique, dans un bassin bordé de frênes et de coudriers.
On s’y arrête un moment pour respirer la fraîcheur humide du bassin, et pour contempler
les belles images renversées des frênes qui se peignent dans son miroir noirâtre, et
pour voir les beaux insectes ailés appelés dans le pays demoiselles des lacs, patiner dans les rayons tremblotants de soleil sur la
surface, semblable à l’acier, bleue et liquide, de l’étang.
Mais l’extrême fraîcheur de ces feuilles, éternellement trempées dans le froid et dans
l’eau de cette grotte d’ombre, empêche de s’y arrêter longtemps ; un petit sentier
humide conduit en quelques pas à une halte, aussi ombragée, mais moins ténébreuse.
C’est un bouquet de chênes de haute futaie, épargnés jusqu’à ce jour par la hache des
anciens propriétaires du domaine. Les arbres, clair-semés sur un gazon grisâtre
perpétuellement tondu par les moutons, penchent leurs troncs maigres dans des attitudes
diverses, comme des mâts de barques de pêcheurs battus des vents sur une mer houleuse.
Ce bois comptait alors trois cents pieds de chênes de cent ou de deux cents ans.
J’espérais les respecter toujours et les réserver à d’autres générations pour la grâce
du paysage : hélas ! la nécessité cruelle en a abattu sous la cognée le plus grand
nombre ; ils sont
tombés en gémissant, moins que mon cœur, de leur chute
anticipée ; un beau nuage d’ombre a été balayé avec eux de ce mamelon aux flancs de la
vallée. En 1848, j’en avais conservé soixante des plus beaux, comme une réserve de paix
et d’obscurité pour les jours d’été ; cette année, j’ai été contraint de sacrifier le
reste à la nécessité, plus exigeante encore. Je n’en ai conservé que treize, en mémoire
des treize poiriers de Laërte dans Homère. Parmi ces treize chênes, se trouve celui
qu’on appelle dans le pays l’arbre de Jocelyn, parce que c’est sous ses feuilles et
assis sur ses racines que j’ai écrit ce poème, au murmure du vent d’automne dans ses
rameaux. Le chêne tombera encore, et le poète aussi. La France est inexorable : « Tu
t’es mis en servitude pour ton pays, répond-elle à ceux qui lui palpent en vain le
cœur ; tant mieux pour moi, tant pis pour toi ! Paye ta rançon avec la sève de tes
arbres et avec le sang de tes veines. Que nous importe qu’il y ait une tuile sur ta
tête, une ombre sur ton front, un seuil sous tes pieds ? Nous n’avons besoin ni de
civisme, ni de harangues, ni de poèmes ; va où va la feuille
morte de tes
anciens chênes, à tous les vents, chauds ou froids, que m’importe ? Dieu ne m’a pas
chargé de tes loisirs ! »
Et c’est vrai. Je n’ai rien à y redire.
Mais alors ces beaux arbres existaient encore ; et, quand le soleil de midi repliait
l’ombre perpendiculaire sur leur racine, c’est là que nous nous abritions du soleil
pendant les heures brillantes de la journée. On y portait ses livres, ses journaux, ses
crayons, ses causeries ; les enfants jouaient à distance sur la pelouse, rapportant de
temps en temps à leurs jeunes mères les beaux insectes à cuirasse de bronze et de
turquoise sur leur brin d’herbe, ou les nids vides tombés des branches avec leur duvet
encore tout chaud du cœur de la mère et de la poitrine des petits envolés. Les chiens
dormaient, leurs têtes sous nos pieds, leurs yeux dans nos yeux. C’étaient les
plus douces heures muettes de la journée d’été.
Les chênes, membres vivants de ce salon en plein ciel, semblaient se prêter, par les
diverses torsions de leurs racines et de leurs branches, à toutes les attitudes des
hôtes des bois. Ils nous connaissaient ; chacun d’eux portait le nom d’un des habitants
familiers du château. La famille, en effet, s’étend bien plus loin que le seuil, pour
qui sait comprendre les animaux, les arbres, les plantes, avec lesquels on cohabite
depuis son enfance. Jamais je ne pardonnerai à mon pays de m’avoir forcé, par sa dureté
de cœur, à vendre, en pleurant sur sa crinière, mon dernier cheval de selle, nourri,
élevé, dressé par ma main, pour payer de quelques pièces d’or, or à mes yeux sacrilége,
une dette que j’aurais préféré payer de quelques onces de mon sang ! Pays de Shylocks,
qui laisse vendre la chair de l’homme, que les malédictions de ceux qui aiment la nature
animée retombent à jamais sur toi ! Quand je vois ce cher et fier animal passer par
hasard sous son possesseur inconnu dans l’avenue des Champs-Élysées, je détourne la
tête, je pâlis ; et, si l’on me dit : Qu’avez-vous ? je réponds : « Ce que
j’ai ? Je viens de voir passer une portion de mon cœur détachée de ma poitrine.
Maudite soit la France, qui s’arrêterait tout entière pour arracher une épine du pied nu
d’un passant, mais qui ne se détournerait pas de son sentier pour arracher une épine
morale du cœur d’un homme sensible, puni d’avoir trop aimé ! »
Et toi aussi, tu seras punie ; je le pressens, l’heure approche : mais tu seras punie
pour avoir resserré ton cœur, comme je le suis pour avoir trop élargi le mien.
Mais alors il ne s’agissait pas de ces misères. Tout était serein dans mon horizon,
comme dans le ciel d’été de cette belle vallée ; je ne prévoyais pas que j’en serais
bientôt déraciné par un coup de vent comme ces chênes paternels, et que les vils
insectes de l’envie, de la malignité et de la haine, se réjouiraient en rampant sur mes
débris, comme ces fourmis, en
suçant la sève sur les troncs dépouillés
d’écorce de ces rois de la forêt !
Ce jour-là, nous reposions, paisiblement adossés aux arbres, la tête à l’ombre, les
pieds au soleil, les cheveux au vent, dans les poses des jeunes poètes et des jeunes
femmes de Boccace, épars à l’abri des pins parasols et des cyprès de Florence dans les
tableaux du Décaméron.
Par un heureux hasard, qui groupe de temps en temps les hommes comme les chênes, deux
grands et charmants artistes dans des arts divers étaient en ce moment en visite ou
plutôt en villégiature avec nous, sous ce même toit, sous ces mêmes
chênes qui avaient abrité ensemble autrefois le génie adolescent de Victor Hugo et
l’esprit péripatéticien et discinctus de Charles Nodier.
L’un de ces artistes était le jeune Allemand
Liszt, ce Beethoven du piano,
pour qui la plume du premier Beethoven était trop lente, et qui jetait à plein doigté
ses symphonies irréfléchies et surnaturelles au vent, comme un ciel des nuits sereines
d’été jette ses éclairs d’électricité sans les avoir recueillis dans la moindre
nuée.
La brise seule aurait pu écrire ses improvisations vagabondes, échevelées comme la
belle tête blonde de l’Hoffmann de la musique. Mais ce télégraphe électrique de
l’oreille qui fixera un jour ces fugitivités de l’inspiration des Liszt ou des Paganini,
n’était pas encore inventé ; ces notes ne se fixaient qu’à l’état d’impression dans nos
âmes, quand l’artiste improvisait pendant des heures sur le piano du salon, aux clartés
de la lune, les fenêtres ouvertes, les rideaux flottants, les bougies éteintes, et que
les bouffées des haleines nocturnes des prés emportaient ces mélodies aériennes aux
échos étonnés des bois et des eaux.
Dans les cabanes émerveillées de la plus haute montagne, les jeunes garçons et les
jeunes filles ouvraient les volets de leur chambre, se penchaient en dehors, oubliaient
de dormir,
et croyaient que toute la vallée s’était transformée en un orgue
d’église, où les anges jouaient des airs du paradis pendant le sommeil des vivants.
L’autre de ces artistes était le sensible et infortuné Decaisne, peintre digne de
Rubens par ses aspirations à renouveler l’école de ce grand maître, son compatriote et
son modèle. Hélas ! ces aspirations l’ont tué avant l’âge ; il est mort de la mort de
Léopold Robert, de la mort de ceux qui ont trop aspiré. Decaisne était
las de mesurer l’infranchissable distance qui sépare la main de l’artiste de la
réalisation de sa pensée ; il était dégoûté d’un monde qui a pour les artistes des
engouements ou des aversions, et point de jugement juste et impartial. Saisi d’une
fièvre chaude, il a frappé avec colère la terre du pied ; il s’est précipité dans
l’éternité par
dégoût du temps. Qu’il lui jette la première pierre, celui
qui n’a jamais désespéré de ce triste monde, et qui n’a jamais replié son manteau pour
partir avant l’heure, en emportant ailleurs son œuvre méconnue ici, et en disant à ses
contemporains : « Je vous méprise, adieu ; voilà mon œuvre, jugez-moi ! »
Cette humeur du talent méconnu, cette impatience de la justice, quand elles vont
jusqu’à la mort, sont un crime sans doute ; mais, dans le délire, où est le crime ? Il
n’est plus dans l’homme, il est dans la maladie. Son désespoir ne fut qu’un accès de
souffrance : ce n’est pas lui, c’est la fièvre qui fut coupable. Il était bon,
spirituel, lettré, tendre jusqu’au dévouement pour ceux qu’il aimait, courageux contre
l’iniquité, laborieux comme la charité filiale qui gagne le pain d’autrui avec plus
d’assiduité que son propre pain. Que le Dieu du pardon le rémunère ! Si l’artiste ami
regarde de là-haut ceux qui souffrent de leur génie, avec la compassion d’un homme qui a
tant souffert du sien, qu’il jette un de ses regards sur cette demeure muette de
Saint-Point, vide aujourd’hui de ceux qu’il aima tant, et qui ne cesseront
de l’aimer eux-mêmes qu’en cessant de se souvenir.
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Un chien aboya tout à coup, et deux autres chiens, couchés à nos pieds, se levèrent en
sursaut, et traversèrent à grands bonds le ravin sous le bois pour aller voir quel
nouveau venu du château faisait aboyer leur chef de meute. Leurs voix firent résonner la
voûte des chênes et frémir les feuilles sur nos fronts. Deux têtes d’hommes vêtus de
noir apparurent derrière un rideau bas de noisetiers de l’autre côté du ravin. Ces
visiteurs ne connaissaient pas les lieux ; ils prirent, sur la piste des chiens, le
sentier des chèvres qui descend dans
le fond du pré, et qui remonte vers le
bois où nous étions assis. Chacun de nous se releva un peu sur son coude, pour voir le
nouvel hôte qu’un hôte déjà reconnu de nous amenait avec lui sous ces lambris de
feuilles.
Ce nouvel hôte montait d’un pas timide et hésitant vers notre groupe de famille.
Je me levai de ma racine pour aller au-devant de lui. Son compagnon me le nomma :
c’était M. de Laprade.
Sa seule physionomie me l’aurait nommé ; il était jeune, grand, élancé, la tête chargée
de modestie, un peu inclinée en avant, le regard bleu et nuancé de blanches visions
comme une eau de golfe traversée par beaucoup de voiles, le front plein, les traits
mâles, quoique avec une expression générale mélancolique, le teint pâli par la lampe, la
physionomie pieuse, si l’on peut se servir de cette
expression,
c’est-à-dire la physionomie d’un jeune solitaire qui écoute des voix célestes entendues
de lui seul, et dont la pensée, consumée du feu doux de l’encensoir, monte
habituellement en haut plus qu’elle ne se répand sur les choses visibles d’ici-bas.
Ce visage inspirait tant de sécurité et tant de paix par sa franchise et par son
recueillement qu’on se sentait en amitié dès la première parole. Cette voix lente,
grave, timbrée d’émotion, résonnait comme le puits où le passant jette une pierre du
chemin pour mesurer par la lenteur de l’écho la profondeur de l’abîme. Son accent
remontait ainsi du fond de sa poitrine ; il faisait involontairement penser : « Ce jeune
homme a un grand abîme en lui ; le creux de son âme ne peut être comblé par les pierres
du chemin : il y faudra jeter l’infini, Dieu, l’amour, la poésie, ces trois choses sans
mesure ! »
Après les quelques mots d’accueil rapidement échangés, tout fut dit entre
nous ; on ne pouvait être longtemps banal avec ce jeune homme. Nous nous serrâmes les
deux mains, qui ne se desserrèrent jamais plus. Laprade, désormais fils et frère de la
maison, s’assit avec nous ; et la conversation familière continua, tant que le soleil
nous fit rechercher l’ombre, comme si un convive seulement de plus était venu serrer les
rangs autour de la table.
Laprade connaissait Liszt : ces deux génies se convenaient par le goût du surnaturel.
Car Liszt est un musicien métaphysique, semblable à ses compatriotes Mozart et
Beethoven : il chante plus de symphonies du ciel que de mélodies de la terre ; il n’a
point de rapport avec Rossini. Rossini chante des sensations et des ivresses ; il a plus
de verve que de sensibilité :
c’est le Boccace de la musique. Laprade est
en poésie ce que Beethoven et Liszt sont en musique : ce sont des esprits aériens.
Rossini est plus homme : ils sont plus anges.
Longue fut la journée par les heures, brève par les entretiens à cœur ouvert qui nous
l’abrégèrent.
Je connaissais, par des fragments recueillis déjà dans des recueils ou dans la mémoire
des amis communs, beaucoup des vers de Laprade. Ces vers, pensés dans le ciel et écrits
sur la terre, m’avaient transporté en idée au cap Sunium. C’est là que Platon méditait à
haute voix, en prose, sur la nature, sur l’immortalité, sur le Dieu unique, incarné en
esprit et en vérité, dont les divinités sensuelles et successives de l’Inde, de
l’Égypte, de la Grèce, n’étaient que les symboles adorés par
les sens, ces
trompeurs de la raison humaine.
Les vers de Laprade m’avaient semblé avoir la transparence sereine, profonde, étoilée,
des songes de Platon. Ils m’avaient rappelé aussi Phidias, le sculpteur en marbre de
Paros de la frise du Parthénon ; ces vers, solides et splendides comme le bloc taillé et
poli par le ciseau de Phidias, avaient à mes yeux la forme et l’éclat des marbres du
Pentélique, et un peu aussi de l’immobilité et de la majesté de ces marbres. La muse de
Laprade était la plus divine des statues, mais une statue ; le poète était le grand
statuaire de notre siècle, un Canova en vers, taillant la pensée en strophes, un
sculpteur d’idées. C’était un assez beau partage dans un siècle où tant de poètes
avaient voulu chercher la perfection dans l’art, au lieu de la
chercher dans son élément éternel, le beau ! Il s’est bien animé
depuis.
Nous causâmes longtemps, avec l’abandon d’une amitié préexistante dans nos
deux natures, de ces qualités admirables et de ces défauts inhérents à la poésie
philosophique. Laprade rougissait des enthousiasmes : il ne s’offensait pas des
réserves. Je cherchais à lui faire comprendre cette vérité, difficile à admettre pour un
poète penseur comme lui : c’est que le rôle de poète penseur était un rôle ingrat, que
la poésie était faite pour exprimer des sentiments et non des idées, et que, le cœur
étant le foyer de toute chaleur dans l’homme, de même que l’esprit était le foyer de
toute lumière, le poète de sentiment incendiait le monde, tandis que le poète penseur ne
pouvait que l’illuminer et l’éblouir.
« Que voulez-vous ! me disait-il, c’est ma nature. Je ne cherche ni à incendier ni à
éblouir : je cherche à adorer, à travers la nature
et la foi (car je suis
chrétien par le lait de ma mère), je cherche à adorer l’Auteur infini de cette nature ;
ma poésie n’est que ma prière, mon enthousiasme n’est que mon encens.
— Je l’ai compris dès vos premiers vers, lui dis-je : vous n’êtes pas un poète comme
nous ; vous êtes plus que poète, vous êtes un prêtre de la parole chantée. Vous n’avez
pas assez d’humain en vous pour la foule, vous serez mieux compris des anges que des
hommes, vous sacrifierez sur les hauts lieux. La piété qui vous caractérise est le plus
sublime des sentiments ; mais c’est un sentiment abstrait, c’est la confidence de l’âme
à son Dieu. Qu’importe que la généralité des hommes soit distraite, pourvu que votre
Dieu vous écoute ? C’est sa gloire que vous voulez, ce n’est pas la vôtre ; mais il y
aura toujours assez d’âmes mystiques autour du sanctuaire où vous chantez vos
mélancolies et vos adorations pour les entendre à travers les murs, et pour les retenir
dans leur mémoire comme des brises de l’âme, exhalant solitairement à l’oreille de Dieu
les mélodies sans paroles de la création. Et puis le cœur s’amollit avec l’âge, vous
aimerez un père, une
mère, une amante, une femme, des enfants. Ces amours
moins vagues et moins éthérés, quoique aussi purs, vous feront découvrir dans votre cœur
des fibres plus émues et plus consonantes au cœur humain ; vous descendrez des
généralités idéales aux personnalités passionnées de la vie humaine, et, après avoir été
un poète d’autel, vous deviendrez un poète de foyer. La piété vous isolait : l’amour et
la douleur vous populariseront. Voyez Hugo ! on lui reprochait, dans sa jeunesse, de
n’avoir que des cordes de métal à son instrument lyrique : il a aimé, il a mûri, il a
été amant, époux et père comme nous ; il n’arrachait que des applaudissements, il
arrache maintenant des larmes ; l’émotion de son cœur, jusqu’alors trop impassible, a
passé dans ses vers ; l’artiste s’est fait homme, et l’homme a grandi l’artiste. Ainsi
en sera-t-il plus tard de vous ! »
Liszt, attentif à cette conversation entre deux poètes, poète lui-même
autant et plus que nous, donnait son assentiment à ces paroles. Les jeunes femmes et les
jeunes filles, assises en silence autour du groupe de chênes voisins, ne goûtaient pas
ces froides dissertations ; elles exprimaient, par des gestes d’impatience et par des
chuchotements dont je comprenais le sens, le vif désir d’entendre, de la bouche de ce
jeune et pâle poète, quelques-uns de ces vers qu’elles ne connaissaient encore que par
mon admiration :
« Vous voyez ? dis-je à Laprade, on brûle du désir de vous entendre sous ces mêmes
chênes ; ils ont inspiré tant de vers que leurs échos, s’ils pouvaient parler,
parleraient en strophes et murmureraient en rythmes.
— Eh bien, je n’ai rien à refuser, dit-il en
rougissant, à un si charmant
auditoire ; moi aussi, j’aime les chênes et je les ai célébrés dans un saint
enthousiasme pour leurs ombres inspiratrices. Les chênes de ce bouquet d’arbres de
Saint-Point ne s’étonneront pas d’entendre les bénédictions d’un étranger sur leur tête
et sur leurs racines. »
Comme pour lui répondre, les arbres frémirent par hasard d’un coup de vent du midi qui
passait sur leurs feuilles. Les beaux cheveux du poète s’agitèrent comme deux ailes
d’inspiration sur son front. On eût dit d’un Ossian jeune, avant que l’âge eût blanchi
sa barbe et aveuglé ses yeux inspirés. La voix du barde divin résonnait grave comme un
souffle d’hiver à travers les troncs caverneux d’une forêt de Calédonie.
Laprade récita d’abord froidement, puis en s’animant peu à peu aux sons de sa propre
voix, l’élégie sylvestre sur la mort d’un chêne :
Il faudrait citer quatre cents vers exquis, si je citais ici les trois ou quatre
élégies viriles et pensives que le poète amant des forêts nous récita sur la mort et la
renaissance de ces jalons de l’éternité sur la terre qu’on nomme les cèdres ou les
chênes. Laprade professe, dans ces vers comme dans mille autres, la doctrine antique et
évidente que le Créateur a doué d’une âme tous les êtres. Partout où Laprade voit la
vie, il voit l’âme ; partout où il voit l’action, il voit la pensée. Cette doctrine, qui
ne contredit aucune de ses doctrines chrétiennes, et qui agrandit le Créateur en
agrandissant son œuvre, est une vérité vieille comme le monde, et qui ressemble à une
audace, tant le monde moderne semble l’avoir oubliée. Cette parenté de l’homme par
l’âme, commune avec tous les êtres animés de la nature, est une charité poétique qui
caractérise ses poèmes et qui donne à ses descriptions
la double vie du
temps et de l’éternité. Elle lui donne ainsi le droit d’aimer tout ce qui respire, tout
ce qui se meut dans le firmament ou sur la terre. Élargir l’amour en élargissant la
sphère de la nature, c’est sa religion, c’est la nôtre ; ce sera la religion du ciel, où
l’on verra tout du point de vue divin :
Plus il fait jour
, mieux on voit
Dieu !
C’est ce sentiment qui inspira à Laprade ce poème grec et symbolique de Psyché. Il voulut bien en réciter les premiers vers, dignes de Théocrite ou
d’André Chénier :
Ce poème, publié en entier depuis, est, selon nous, le chef-d’œuvre de la poésie
métaphysique en France et en Angleterre ; son seul défaut est d’être métaphysique,
c’est-à-dire
condamné à n’être jamais populaire. Mais on en à
foison des pages aussi achevées de pensée et de style que des pages de Virgile dans ses
Églogues. Ces pages de Psyché seront comme ces
statues de marbre de Paros enlevées à un monument païen écroulé pour décorer à jamais
les musées ou les temples du christianisme. Ces chefs-d’œuvre sont divins, mais ils sont
abstraits ; ils ne peuvent servir à peupler le temple, ils le décorent : ce sont les
bas-reliefs de l’âme. Ce poème, fait pour le petit nombre, place Laprade au premier rang
des philosophes en vers. Si Psyché eût été de chair au lieu d’être de marbre, elle
aurait fait palpiter le cœur humain ; elle ne fait qu’illustrer le génie du poète.
Laprade feuilleta encore à haute voix sa mémoire ; il nous récita quelques fragments de
ses poèmes évangéliques, qui s’épanchaient
déjà goutte à goutte de son cœur
trop plein. Ces poèmes ont paru en entier depuis.
Klopstock avait eu la même inspiration en Allemagne, il y a soixante ans. La Messiade est le poème épique du christianisme surnaturel et miraculeux.
Les poèmes évangéliques de Laprade sont le poème bucolique du christianisme, ou, pour
mieux dire, c’est l’Évangile lui-même traduit en poésie. Selon nous, l’idée était
fausse ; l’Évangile, qui est une réforme sévère et rationnelle de la Bible, n’est pas
poétique pour le vulgaire.
C’est un enseignement, et non une fable. La morale a tout à y recueillir, l’imagination
n’a rien à y colorier ; les passions humaines, cette âme de l’épopée, en sont exclues ;
les prédications d’un homme né dans la cabane d’un artisan et suivi de village en
village par douze pauvres pêcheurs de Galilée ne sont un poème que pour les philosophes
qui étudient à loisir la semence et la germination des vérités divines. Les paraboles
mêmes, ces apologues évangéliques qui ne font rejaillir la vérité que sous la forme
ingénieuse de l’allusion, sont froides comme les images répercutées dans
le
miroir lumineux mais impassible de la pure intelligence. La charité est la seule passion
qui palpite dans l’Évangile ; mais c’est une passion divine, collective, métaphysique,
abstraite, qui généralise et qui n’individualise pas le sentiment. L’individualité seule
produit l’intérêt dans un poème : une doctrine ne personnifie qu’une vérité.
Ce fut donc, selon nous, une idée fausse chez M. de Laprade que de consacrer son talent
à une traduction poétique de l’Évangile. Veut-on lire ces récits dans leur candeur, on
les lira dans les évangélistes. Veut-on les lire dans leur morale, on les lira dans
l’Imitation de Jésus-Christ, par Gerson ; l’Imitation, le plus sublime qui ait jamais été écrit sur un texte
humain ou sur un texte divin depuis que le monde est monde. Le vrai poème de l’âme
évangélique, c’est l’Imitation.
Et cependant, en se trompant de sujet, M. de Laprade ne se trompe pas de
talent. Il fut, dans ses poèmes sacrés, égal aux difficultés de son entreprise, mais le
christianisme ne comportait pas un Ovide. Il y a dans ce volume des poèmes évangéliques
des pages raciniennes qui semblent détachées d’Esther ou d’Athalie. Nous retînmes des pages entières, qui résonnent dans notre
mémoire comme les marbres de Memphis sous le rayon du soleil d’Égypte. Lisez seulement
ces vers, pleins des mêmes parfums dont Madeleine brisait le vase aux pieds de son
Sauveur :
En relisant ces poèmes, nous rencontrons à chaque parabole ou à chaque
récit des pages de cette perfection de langue et de cette onction d’âme. Si quelqu’un
pouvait faire une épopée évangélique par la foi et par le talent, c’était M. de
Laprade ; mais nul ne peut faire qu’une doctrine soit une poésie, ou qu’une morale soit
un drame.
La vraie poésie de Laprade, c’est la poésie de ce temps, c’est la nature. Il y
reviendra, il y revient déjà dans le dernier volume qu’il vient de publier, les Idylles héroïques. On sent partout dans ces idylles ce retour à la
nature, seule inspiratrice infaillible des vrais poètes,
les poètes de
sentiment. Les montagnes du Forez, cette Auvergne du Midi, berceau de son enfance, les
scènes de la vie agricole, vrai cadre de toute poésie, les fenaisons, les moissons, les
vendanges, les semailles, les mille impressions douces, fortes, tendres, tristes,
rêveuses, qui montent au cœur de l’homme agreste dont le goût n’est pas encore blasé par
la vie artificielle des cités, tous ces évangiles des saisons qui chantent Dieu par ses
œuvres dans le firmament comme dans l’hysope, sont les textes de ces délicieuses
compositions. C’est la terre réfléchie dans une âme pure et transparente comme l’onde du
Lignon cher à d’Urfé, du Lignon qui dort sous l’ombre des rochers de son cher Forez
après avoir écumé en grondant du haut de ses montagnes.
Mais, à la fin du volume, l’idylle se transforme en épopée, et le Pétrarque moderne
devient, dans deux ou trois belles ébauches héroïques, le Dante du Forez. Plus heureux
que le Dante toscan, on sent le bonheur intime à travers ses rugissements de poète
indigné ; car
Laprade n’a connu ni les odieuses vengeances des partis
politiques, ni l’exil, ni le veuvage du cœur ; heureux fils, heureux amant, heureux
père ! S’il a une Béatrix dans le ciel, il en a une sur la terre ! Que Dieu lui conserve
tous ces bonheurs : il les mérite par son caractère, de la même trempe que son génie ;
car, au milieu de cette cohue de talents sceptiques, railleurs, ironiques, oiseaux
siffleurs qui profanent depuis dix ans la poésie par des indécences ou des persiflages,
et qui font descendre comme Heine le feu du ciel pour allumer leur cigare, Laprade, lui,
conserve son honnêteté à la haute littérature. Ils sont les poètes de la fantaisie : il
est le poète de l’honnêteté. Ce caractère de l’honnête dans le beau n’est pas seulement
un signe de vertu dans l’homme, il est un gage d’immortalité dans le poète ; car on peut
corrompre son siècle, mais la postérité est incorruptible, et, si le vice peut donner
quelquefois l’engouement, il ne donne jamais la gloire. La gloire est honnête, quoi
qu’on en dise. Un scandale éclatant, ce n’est pas la gloire : c’est un éternel mépris.
Les poésies de Laprade seront recueillies dans les familles
honnêtes des
champs, sur ces tablettes de la chambre à coucher auxquelles on laisse atteindre sans
crainte les mains des enfants de la maison, et qui portent les livres de piété qu’on
feuillette le dimanche en allant au temple. Ces poésies sont des Heures de l’âme poétique ; ces vers sentent l’encens.
Mais, pendant que je lisais ces Heures précieuses de Laprade, une
nouvelle note éclatait très inattendue sur son mélodieux instrument : c’était la note
politique.
Nous avons, comme un autre, les passions nobles et collectives du temps où nous
vivons ; nous aimons avec une sainte ardeur la liberté régulière, le patriotisme honnête
renfermé dans les bornes du droit public, la grandeur irréprochable de notre pays,
pourvu que cette grandeur de la patrie ne soit pas l’abaissement des autres nations, qui
ont le même droit que nous de vivre
grandes sur le sol et sous les lois que
le temps a légitimées pour tous les peuples. Nous détestons les servitudes militaires,
qui font prévaloir par la conquête la force sur le droit ; la gloire corruptrice, qui
fait adorer au bas peuple des victoires au lieu de vertus, nous dégoûte : ces grands
homicides d’armées qu’on appelle des batailles ne nous paraissent que
d’illustres crimes, quand ces batailles ne sont que des jeux de l’ambition. Nous
gémissons sur ces éblouissements stupides des peuples qui déifient ceux qui jouent le
mieux avec le sang, et qui semblent mesurer leur adoration au mal qu’on leur a fait.
Mais, malgré cela, nous n’aimons pas la poésie politique : c’est aux grands philosophes
et aux grands orateurs d’exprimer ces vérités dans leurs livres ou dans leurs
harangues ; la poésie n’y doit pas toucher, ou elle ne doit y toucher que bien
rarement.
Elle ne doit pas se mêler de politique en vers, pour plusieurs raisons : d’abord, parce
que la poésie ne parle pas aux masses, excepté dans quelques chants de Tyrtée, aussi
fugitifs que la bataille ; ensuite parce que, la poésie étant
la langue de
l’immortalité, et la prose étant la langue du temps, ces deux langues ne doivent pas se
confondre. La poésie est absolue, et ne doit chanter que les choses absolues comme
elle ; la politique est relative, passagère, locale, nationale, circonstancielle. C’est
à la prose de parler de ce qui passe ; c’est à la poésie de parler de ce qui est
éternel. Le vers se rabaisse en descendant du ciel ou du cœur aux misères fugitives du
moment.
Enfin la poésie est l’expression de l’idéal ; or le beau idéal, c’est l’amour
enthousiaste, la prière, la miséricorde, la charité du genre humain, comme dit Cicéron.
Voilà le thème des poètes. Quand ces poètes politiques, fussent-ils, comme Juvénal ou
Gilbert, les suprêmes satiristes, passent du beau idéal au laid idéal, objet de leur
satire, ils sortent de leur vraie nature et faillissent à leur vraie mission. Ils font
haïr :
c’est le contraire de faire aimer. La haine est un sentiment
pénible, qui s’associe mal à cette mélodieuse ambroisie des beaux vers. Il en reste une
amertume sur les lèvres, au lieu de cet arrière-goût délicieux que les chants des poètes
doivent laisser sur la bouche et dans le cœur des hommes. Voilà pourquoi, hors quelques
exceptions très rares, nous regrettons de voir de grands lyriques prêter, même dans un
intérêt de vertu, leurs sublimes indignations chantées à la politique.
Ces répugnances que nous éprouvons pour cette transformation de la lyre divine en fouet
sanglant est peut-être un tort de notre goût personnel ; nous regrettons que des
Virgiles et des Pindares daignent rivaliser avec des Juvénals et des Gilberts, qui ne
sont pas dignes de toucher à leurs ailes, et qui rasent la terre au lieu de se perdre
dans le firmament. Mais cette
préférence pour les poètes d’enthousiasme sur
les poètes d’indignation (
facit indignatio
versum
) ne nous empêche pas d’admirer profondément des vers tels que
ceux-ci, que Laprade vient de jeter au temps qui court du haut de son immortalité.
Ces vers sont intitulés :
Pro aris et focis
. C’est
la vengeance du spiritualisme indigné contre le matérialisme qui déborde un peu notre
époque.
On voit, dès les premiers vers de cette éloquente inspiration contre son siècle, que le
grand poète partage au fond notre répugnance à employer la grande poésie aux petits
usages de la vie civile. Retiré dans ses bois paternels du Forez, il regrette d’abaisser
ses regards sur ce fleuve de nos vices qui coule à pleins bords dans nos cités. — Mais,
si je n’en dis rien, s’écrie-t-il, c’est que j’aime mieux chanter la nature chaste et
éternelle ; car,
Aussi, après quelques fortes pages contre la bassesse et l’hypocrisie de certains
portraits auxquels le peintre ne met du moins pas les noms, voyez avec quelle hâte et
avec quel charme le poète, vite fatigué de mépriser et de haïr, nous ouvre son foyer de
vertu et
d’amour. C’est le contraste ici qui fait la satire :
Quel tableau de famille !
Moi qui connais l’aïeul, l’épouse et les enfants
, je puis attester que l’idéal apparent de ces doux vers n’est que la plus
exacte réalité. De telles familles il ne peut sortir que des saints, des héros ou des
poètes.
On est déjà bien loin des mâles imprécations des premières pages. Le poète essaye d’y
revenir en finissant : on le regrette. Le fouet sied mal à cette main, qui tient mieux
l’encensoir. On voit seulement que, si Laprade voulait, il serait Gilbert ; mais il aime
mieux remonter bien vite dans sa sphère montagneuse de paix, d’amour, de religion, et il
a raison. Cependant lisez encore cette dernière page :
Ivre de ces
faux biens dont vous ne voulez pas
?
Ce sont là de ces vers vertueux qui retrempent les jeunes âmes dans le goût de
l’honnête, de l’antique, du beau moral, sans leur donner le vertige des illusions, des
perfectionnements indéfinis, qui sont du ciel, mais pas de cette terre, où tout est fini
et borné. La liberté qu’il aime n’est que la dignité de l’homme social : elle n’est ni
son délire ni sa fureur. Sa religion,
c’est Dieu libre et agissant
librement dans les âmes ; sa république, c’est la règle de l’ordre moral et politique
imposée à tous par tous pour qu’il n’y ait place à aucune tyrannie, pas même à celle du
peuple, la pire de toutes, parce qu’elle est sans règle, sans responsabilité et sans
vengeur. Aussi ses beaux vers, que nous n’avons pu citer ici, sont-ils aussi inflexibles
contre la multitude qu’ils sont implacables contre les fauteurs de servitude. C’est ce
qui nous fait honorer et chérir l’homme dans le poète, comme nous honorons et nous
chérissons le poète dans le citoyen. Heureuse la France d’avoir encore de tels enfants !
Spes altera Romæ !
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