LVe entretien.
L’Arioste (1re
partie)
Sortons un moment de l’art sérieux pour donner quelques heures d’attention à
l’art du badinage ; c’est le même art au fond, mais appliqué à l’amusement de l’esprit
au lieu de s’appliquer à l’émotion de l’âme. Il faut s’amuser après tout, dit Voltaire ;
nous pensons, à cet égard, comme lui. Il faut avoir du plaisir, le plaisir est une des
fonctions de l’homme ; ce n’est pas
en vain que la nature a donné le sourire
à nos lèvres : seulement il faut que le plaisir soit innocent, délicat, spirituel,
gracieux, et qu’on ne rougisse pas d’avoir joui. Après avoir souri avec un grand poète
comme Arioste, on rit avec un grand comique comme Molière. En d’autres termes, s’il faut
s’enivrer de temps en temps, il ne faut s’enivrer que de bon vin et non pas de vil et
dégoûtant breuvage. En d’autres termes encore, il faut lire l’Arioste et non pas
l’Arétin ; il faut lire le Roland furieux et non la
Pucelle.
Ouvrons donc ensemble ce poème inimitable, œuvre badine d’un homme qui n’a point eu
d’égal dans l’antiquité, point d’émule dans les temps modernes : le divin Arioste.
C’est un privilège unique de l’Italie entre toutes les nations d’avoir eu deux
jeunesses. Les autres nations, comme les autres hommes, n’en ont qu’une : quand elles
sont vieilles,
c’est pour toujours ; quand elles sont mortes, c’est pour
jamais. Malgré les théories plus chimériques que réelles de ce soi-disant progrès
indéfini et continu, qui conduit les peuples, par des degrés toujours ascendants, à je
ne sais quel apogée, indéfini aussi, de la nature humaine, l’histoire religieuse,
l’histoire militaire, l’histoire politique, l’histoire littéraire, l’histoire
artistique, ne nous montrent pas un seul peuple qui, après la perfection, ne soit tombé
dans la décadence. Hélas ! ajoutons, ce qui est plus juste, qu’elles ne nous en montrent
presque aucun qui, de la décadence, soit remonté à la perfection. Les résurrections sont
d’immortelles espérances pour l’autre monde ; mais, pour celui-ci, on n’y ressuscite
pas.
Il n’y a, disons-nous, qu’une exception unique à cette loi de l’irrémédiable décadence
des lettres et des arts : c’est la seconde jeunesse et la seconde littérature de
l’Italie au quinzième et au seizième siècles, après quatorze ou quinze cents ans de
dégradation. C’est un phénomène qu’on n’a pas assez étudié, et qui ne s’explique, selon
nous, que par deux causes : d’abord la prodigieuse fécondité morale de la race
italienne ; ensuite la sève nouvelle, vigoureuse,
étrange, que les lettres
grecques et latines, renaissantes et greffées sur la chevalerie chrétienne, donnèrent à
cette époque à l’esprit humain en Italie.
Quoi qu’il en soit, on s’extasie de surprise et d’admiration quand on voit une terre
qui a perdu l’empire du monde, puis sa propre liberté, puis ses dieux, puis sa langue
même ; une terre qui avait produit Cicéron, Horace, Virgile, reproduire tout à coup,
dans une autre langue, mais dans un même génie, Dante, Arioste, Pétrarque, le Tasse et
Machiavel.
Nous avons parlé de Dante, de Machiavel ; nous vous parlerons bientôt de Pétrarque, du
Tasse. Aujourd’hui nous ne voulons vous entretenir que de l’Arioste, l’Homère du
badinage.
Nous sommes allé une fois à Ferrare, uniquement pour visiter la terre où l’Arioste
chanta et la maison qu’il construisit du prix de ses chants ; plus sage ou plus heureux
que le Tasse,
qui ne se construisit, dans la même ville, qu’une loge dans un
hôpital de fous !
Cette maison d’Arioste est encore vide aujourd’hui, comme par respect pour sa mémoire :
excepté une veuve ou un fils, qui oserait habiter la demeure d’un homme surhumain ?
Elle est petite, étroite et basse, cette maison ; sa façade en briques, percée d’une
porte et de deux fenêtres, ouvre sur une longue rue solitaire et silencieuse, pareille
aux rues désertes, quoique élégamment bâties, des quartiers ecclésiastiques de Rome. On
dirait d’un long cloître de chanoines dans les environs d’une cathédrale. Un corridor
fait face à la porte de la rue ; une chambre à droite, une autre à gauche, forment tout
le rez-de-chaussée ; un petit escalier de pierre conduit par peu de marches au premier
et seul étage de la maison. Là étaient la chambre et le cabinet de travail du poète ;
les fenêtres prennent jour sur un petit jardin carré entouré d’un mur de briques et
entrecoupé de plates-bandes d’œillets. Ce jardin, quoique un peu plus grand, est tout à
fait semblable aux petits parterres encaissés de hauts murs, qui sont attenants à chaque
cellule de chartreux dans les vastes chartreuses d’Italie ou de France. Il
y a autant d’herbes parasites sur le gravier des petites allées, autant de toiles
d’araignées filées sur les arbres et sur les murs, autant de silence ; seulement il y a
plus de rayons de soleil pour égayer les passereaux gazouillant sur les tuiles rouges,
et pour réchauffer le poète, quand il y descendait dans le frisson de la
composition.
Arioste était très fier d’avoir pu construire avec une certaine élégance architecturale
cet édifice pour ses vieux jours, du prix de ses vers. On le juge à l’inscription en
lettres romaines qui surmonte la porte :
inscription qu’on peut traduire ainsi en vulgaire français :
« Maison petite, mais construite à ma convenance, mais n’enlevant le soleil à
personne, mais d’une propreté élégante, et cependant
bâtie tout entière de
mes deniers personnels ! »
Nous y restâmes plusieurs heures accoudé, tantôt à la fenêtre de la rue, tantôt à la
fenêtre du jardin, nous faisant à nous-même la charmante illusion qu’Arioste allait
rentrer, et que nous allions jouir d’une soirée d’entretien avec ce bon sens exquis,
avec cette philosophie souriante et avec cette poésie fantasque qui s’appelèrent
autrefois l’Arioste.
L’Angelus qui sonnait en carillon dans les nombreux clochers de
Ferrare et dans la tour carrée du palais des princes de la maison d’Este, nous arracha à
cette illusion et nous rappela à l’hôtellerie.
Louis Arioste était né à Reggio, dans le duché de Modène, le 8 septembre 1474. Sa
famille était noble ; son père servait le duc Hercule d’Este dans l’administration et
dans la magistrature ; ses fonctions l’appelèrent à Ferrare, où il finit ses jours dans
la faveur du prince.
Il avait dix enfants ; le poète était l’aîné de cette
belle et nombreuse famille, comme si la Providence l’avait prédestiné à être le patron
et le second père de tant de sœurs et de tant de frères. Il se montra de bonne heure
digne de cette tutelle sur sa famille par la sagesse de sa conduite, le bon sens de son
esprit, la gravité précoce de ses mœurs, l’élégance de ses manières à la cour des
princes de la maison d’Este. Cette cour ressemblait à une colonie de la cour d’Auguste,
de Léon X ou des Médicis, transplantée dans la basse Italie ; des princes lettrés, des
princesses héroïnes d’amour, de poésie ou de romans, des cardinaux aspirant à la
papauté, des érudits, des artistes, des poètes moitié chevaliers moitié bardes, s’y
réunissaient tous les soirs dans les salles somptueuses d’Hercule d’Este à la ville et à
la campagne. Ferrare était le salon de l’Italie ; la noblesse, la jeunesse, la beauté,
la modestie d’Arioste, le rendaient, comme le Tasse le fut bientôt
après lui, l’ornement et le favori des hommes et des femmes de cette cour. La poésie
était née avec lui : il ne tarda pas à laisser échapper sous toutes les formes les
chefs-d’œuvre
légers de son imagination ; des odes, des sonnets, des
bergeries, des pièces de théâtre composées à la requête d’Hercule d’Este ou de son frère
le cardinal Hippolyte d’Este, répandirent son nom jusqu’à Florence et à Venise. Il ne
négligeait pas cependant les fonctions plus graves qu’il remplissait comme
administrateur à Ferrare ou dans les provinces ; c’était un de ces esprits multiples,
mais précis, qui disposent à volonté de leurs facultés diverses, et qui savent tantôt se
servir de leur imagination, tantôt la dompter pour la réduire à son rôle dans la vie :
le charme, l’ornement ou l’amusement de l’existence.
Mais il se sentait trop riche d’imagination et de poésie pour en gaspiller les trésors
en monnaie de cour et de fêtes, dans une capitale de province. Il résolut, vers
l’âge de quarante ans, de construire un monument épique dans un style sans modèle dans
l’antiquité, qu’on pourrait appeler un badinage immortel.
L’esprit de son temps était moins à l’héroïsme qu’aux aventures. L’Italie tout entière,
après avoir combattu, s’amusait ; le roman avait naturellement succédé au poème ; les
légendes,
moitié héroïques, moitié amoureuses, du moyen âge et de la
chevalerie, étaient dans la mémoire et dans la bouche des cours et du peuple. Cette
héroïque folie de l’esprit humain n’avait pas eu encore son expression complète dans une
épopée. Le chroniqueur Turpin, archevêque de Reims, avait fourni par
ses écrits appelés romans une immense matière aux poètes. C’était
l’Hérodote des temps de Charlemagne.
C’était en France que le roman était né ; les troubadours provinciaux, poètes nomades
et populaires, avaient donné le nom de leur langue, roman, à ce genre
de composition. Ces romans, dans lesquels Arioste allait puiser les fables et les
merveilles de ses chants, rappelaient plus encore la Perse et l’Arabie que la France.
C’étaient des espèces de Mille et Une Nuits occidentales, récits
merveilleux de l’imagination des harems, des cours et des camps, auxquels on ne
demandait aucune vraisemblance, mais de la galanterie, de l’héroïsme, de l’imprévu et du
prodige ; les héros, les chevaliers, les enchanteurs, les fées, les femmes, en étaient
les acteurs
obligés ; on rattachait ces aventures à quelques traditions
historiques du temps de Charlemagne et de sa Table Ronde, ou bien au temps de l’invasion
des Sarrasins en Espagne et en France. On prenait ces récits tantôt au sérieux dans le
peuple, tantôt en plaisanterie dans les cours ; de ce mélange indécis de sérieux chez
les ignorants, de plaisanterie chez les lettrés, était né le germe d’épopée
héroï-comique qui florissait alors en Italie. Nous n’en ferons pas l’histoire. Le poème
de Pulci, premier type de don Quichotte et source inépuisable où
puisa Arioste, le grotesque cieco da Ferrara ; le Roland
amoureux de Boïardo, merveilleuse débauche de verve de ce poète, dans lequel
Arioste n’eut qu’à prendre tous ses personnages, déjà familiers à la multitude de son
temps ; tous ces poèmes héroï-comiques et beaucoup d’autres moins célèbres ouvraient la
voie à Arioste : il n’avait qu’à y marcher mieux que ses devanciers. Il allait se jeter
dans des chemins déjà frayés à travers des aventures déjà populaires, et faire mouvoir
des personnages historiques ou romanesques déjà familiers à l’esprit du siècle :
seulement il pouvait
à son gré prendre ces personnages au sérieux, comme le
Dante ou le Tasse, ou les prendre en bouffonnerie comme le Pulci ou le
Boïardo, ou enfin les prendre en bonne et gracieuse plaisanterie
héroïque, comme il le fit lui-même. La nature attique et délicate de son imagination, la
nature élégante et raffinée de la cour de Ferrare, ne lui permettaient pas d’hésiter ;
il prit son sujet en grâce, en folie, en ironie légère, tel qu’il convenait à un grand
poète qui voulait badiner et non corrompre.
Cela fait, il employa les dix plus fortes années de sa vie studieuse et solitaire à
écrire le Roland furieux, le dernier mot de l’imagination
humaine !
Nous avons partagé longtemps l’espèce de dédain que les esprits sérieux et tristes
éprouvent par prévention contre ce miraculeux badinage. On n’est pas toujours d’humeur
de s’amuser ou de plaisanter, même avec le plus beau génie des temps modernes. Un homme
bien supérieur à nous, Voltaire lui-même, quoique coupable d’une débauche
d’esprit bien autrement cynique et bien autrement répréhensible dans son poème de la Pucelle, avait commencé, comme nous, par mépriser l’Arioste sur parole ;
mais quand il eut vieilli, quand il eut essayé vainement lui-même d’imiter et d’égaler
cet inimitable modèle de plaisanterie poétique, il changea d’avis ; il se reconnut
vaincu, il écrivit les lignes suivantes en humiliation et en réparation de ses
torts :
« Le roman de l’Arioste, dit-il dans son examen des épopées immortelles, est si
plein et si varié, si fécond en beautés de tous les genres, qu’il m’est arrivé
plusieurs fois, après l’avoir lu tout entier, de n’avoir d’autre désir que d’en
recommencer la lecture. Quel est donc le charme de la poésie naturelle ?… Ce qui m’a
surtout charmé dans ce prodigieux ouvrage, c’est que l’Arioste, toujours au-dessus de
sa matière, la traite en badinant ; il dit les choses les plus sublimes sans effort,
et il les conclut souvent par un trait de plaisanterie, qui n’est ni déplacé ni
recherché. Ce poème est à la fois l’Iliade, l’Odyssée et le Don Quichotte
; car son principal
héros devient fou comme le héros espagnol, et est infiniment plus plaisant. Il y a
bien plus : on s’intéresse à Roland, et personne ne s’intéresse à Don Quichotte, qui
n’est représenté dans Cervantès que comme un insensé à qui on fait continuellement de
mauvais tours....… Il y a dans le Roland furieux un mérite inconnu
à toute l’antiquité, ce sont les exordes de ses chants ; chaque chant est comme un
palais enchanté dont le vestibule est toujours dans un goût différent : tantôt
majestueux, tantôt simple, même grotesque ; c’est de la morale, de la gaieté, de la
galanterie et toujours du naturel et de la vérité. »
(Ici Voltaire traduit en
vers, mais traduit faiblement, quelques-uns des délicieux exordes que j’essayerai, à mon
tour, de vous traduire en prose.)
« Il a été donné au seul Arioste, continue-t-il, d’aller et de revenir des
descriptions les plus terribles aux peintures les plus gracieuses, et de ces
peintures, à la morale la plus sage. Ce qu’il y a de plus encore, c’est
d’intéresser vivement pour les héros et les héroïnes dont il parle, quoiqu’il y en ait
un nombre prodigieux. Il y a, dans son poème, presque
autant d’événements
pathétiques qu’il y en a de grotesques. Arioste fut le maître et le modèle du Tasse ;
l’Armide est d’après l’Alcine.… Je n’avais pas osé autrefois le compter parmi les
poètes épiques ; je ne l’avais regardé que comme le premier des comiques ; mais en le
relisant je l’ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très humblement
réparation. Le pape Léon X publia une bulle en faveur de ce poème et déclara
excommuniés ceux qui en diraient du mal. Je ne veux pas encourir cette
excommunication. »
Nous savons, en effet, que deux souverains pontifes firent à l’Arioste l’honneur de
louer dans des bulles l’innocente et ravissante plaisanterie du poète de Ferrare, malgré
les stances un peu trop lestes dont quelques-uns de ses chants sont un peu trop diaprés.
Mais nous ne tenons pas pour avérée l’excommunication mentionnée par Voltaire. Ces
légèretés du style de l’Arioste, au reste, étaient dans les mœurs de son pays et de son
temps.
À ces observations de Voltaire il faut en ajouter une, qui donne seule le secret de la
composition de l’Arioste et du succès de cette œuvre
en Italie. Ce secret,
c’est le caractère national des Italiens, c’est le génie du lieu et du peuple.
L’Italien est le seul peuple antique ou moderne qui ait à la fois assez d’imagination
pour s’enthousiasmer du merveilleux, et assez d’esprit pour se moquer de son propre
enthousiasme. C’est de cette double faculté qu’est né le genre héroï-comique ; ce genre
a besoin, pour être cultivé et senti, d’une dose égale d’enthousiasme dans le cœur et de
raillerie dans l’esprit. C’est précisément là le caractère de l’Italien moderne : il
imagine, et il rit de ses propres imaginations ; c’est aussi le caractère de la
vieillesse dans les nations et dans les individus. Quand l’Italie commença à vieillir,
elle produisit les poèmes facétieux du Morgante, du Roland amoureux, du Roland furieux ; quand l’Espagne toucha à
sa sénilité, elle produisit le Don Quichotte ; quand la France sentit
les atteintes de l’âge après son dix-septième siècle, elle produisit Voltaire et la Pucelle ; quand l’Angleterre eut passé son âge de raison pour arriver
à son âge de désillusion littéraire, elle produisit le Don Juan de
Byron, ce poème de l’ironie de toute chose,
même de l’amour et de la poésie.
Aussi tous ces ouvrages et tous ces poèmes, où l’écrivain ou le poète se moquent un peu
d’eux-mêmes et de leurs lecteurs, ne peuvent être lus avec agrément qu’à deux époques de
la vie : ou quand on est très jeune et qu’on n’a pas encore pleuré ; ou quand on est
très mûr et qu’on ne pleure plus. Très jeune, on a ce franc rire de l’enfance qui n’a
point de remords ou de retour sur les tristesses de la vie encore en fleur ; très vieux,
on a ce rire un peu amer des derniers jours, où l’esprit, trop expérimenté des illusions
de la vie, se moque du cœur qui s’est refroidi dans les poitrines. Nous ne conseillerons
donc jamais à un homme dans la maturité active de la vie, de lire l’Arioste ; à l’âge où
les passions sont sérieuses, on ne comprendrait pas ce badinage avec l’héroïsme ou
l’amour. Le livre, quoique délicieux, tomberait des mains. Il faut le lire avant l’âge
des passions : c’est ainsi que nous l’avons lu la première fois nous-même, avant notre
vingtième printemps ; c’est ainsi que nous le relisons aujourd’hui après notre
soixantième hiver.
J’aime à me retracer avec vous le lieu, l’époque,
les personnes, au milieu
desquels je lus ou j’entendis lire pour la première fois cette féerie du cœur et de
l’imagination qu’on appelle le Roland furieux. Le lieu, la saison, les
personnes, étaient admirablement adaptés par le hasard à cette ravissante lecture.
Laissez-moi recomposer la scène et le tableau.
C’était en Italie. J’avais dix-neuf ans ; le printemps de la nature correspondait au
printemps de mes sensations. Sur une des collines légèrement boisées d’oliviers, de
mûriers et de myrtes, qui dominent non loin de Venise la mer Adriatique, et qu’on
appelle les collines euganéennes, s’élève un vaste château de plaisance, ou plutôt une
de ces villas de luxe, dans lesquelles les familles italiennes des
villes voisines s’établissent au printemps et en automne pour la villegiatura, c’est-à-dire pour prendre du bon temps et du bon air dans un
voluptueux loisir, après les lassitudes du carnaval.
La villa était flanquée du côté du nord par une muraille végétale de hauts
et noirs cyprès qui la garantissaient du souffle des Alpes allemandes ; du côté du midi
et de l’orient, elle était entourée de belles terrasses enchâssées de caisses d’orangers
qui formaient voûte de feuilles sur la terre, et, quand le vent de mer les secouait,
tapis de fleurs blanches sous les pieds. Deux grands bassins encadrés de marbre noirci
par les années clapotaient doucement au milieu des terrasses ; chacun de ces bassins
avait au milieu de l’eau un groupe de sculpture vernissé de mousses, où des Neptunes,
des Naïades, des dauphins, vomissaient de leurs gueules, ou distillaient de leurs
cheveux, ou faisaient jaillir de leurs tridents des jets d’eau en léger gazouillement,
qui répandaient un son d’harmonica dans les jardins et jusque dans les salles de la
demeure. À l’angle extérieur d’une de ces terrasses on descendait par une voûte
souterraine en cailloutage dans une grotte rustique d’où l’on voyait glisser, comme des
cygnes sur une pièce d’eau, les voiles de la mer Adriatique. Quand le vent de Libecio agitait les vagues, on voyait frissonner la mer et courir
l’écume avec ce sentiment de gaieté et d’immortalité que donne au regard cette
surabondante vie et cette renaissante jeunesse des éléments qui semblent vivre et qui
vivent en effet d’une nouvelle vie tous les matins. L’eau qui découlait des bassins par
une rigole de marbre, traversait la grotte avec un léger gazouillement entre des joncs.
Des bancs de marbre régnaient tout autour de la grotte ; elle était tapissée de fleurs
grimpantes renouvelées, à mesure qu’elles se fanaient, par les jardiniers. Une pente
rapide de gazon, comme un glacis de forteresse, descendait de là vers la plaine ; un
bois de pins maritimes s’étendait plus bas entre le glacis et la plaine ; ses troncs
penchés par le vent, ses rameaux cuivrés par le soleil et les légers parasols de ses
cimes laissaient entrevoir la mer entre les branches et par-dessus la tête des arbres.
Leurs légers frémissements à la moindre brise d’été remplissaient l’air et la grotte
d’harmonies fugitives, semblables à des plaintes d’eau ou à des chuchotements de voix
humaines qui se parlent tout bas.
C’était là qu’on passait les heures brûlantes du jour.
J’avais été conduit, par une coïncidence très naturelle de hasard et de
relations de famille, dans ce charmant séjour de villégiature.
La jeune comtesse Héléna G***, fille du prince G*** des États-Romains, était veuve d’un
officier supérieur des armées italiennes, mort de ses blessures en Espagne. Ce général
était allié à ma famille ; il avait amené sa femme en France pendant une de ses
campagnes, et il l’avait confiée à l’amitié d’une de mes proches parentes, chez laquelle
j’avais eu occasion de la voir souvent quelques années avant mes voyages. Il était
naturel qu’elle m’accueillît comme un enfant de la maison, quand mes parents, pour
achever mon éducation, m’envoyèrent séjourner dans le pays qu’elle habitait maintenant
elle-même ; aussi me reçut-elle avec le plus gracieux accueil à la ville dès que je me
fus présenté à elle, à titre d’ancienne connaissance et d’ancienne familiarité en
France. Elle partait le lendemain pour s’établir avec sa société de printemps dans sa
villa des collines euganéennes ;
elle me proposa, d’un ton qui ne permit pas
même l’hésitation, de m’emmener avec elle, et de passer la saison des grandes chaleurs
dans ses jardins tempérés par le vent de l’Adriatique.
Il aurait fallu un autre cœur que le mien pour refuser une si agréable hospitalité, à
une époque de première jeunesse et de première impression où l’on croit aimer tout ce
qu’on admire.
Dieu ! qu’elle me parut embellie et épanouie par les trois années d’absence et de
veuvage qui s’étaient écoulées depuis que je l’avais vue pour la première fois ! Le ciel
d’Italie a des rayons qui font fleurir deux fois les femmes comme les citronniers de
cette terre ; elles ont autant de printemps que d’années, jusqu’à l’âge où il n’y a plus
de printemps que dans le ciel ; c’est alors qu’elles disparaissent du monde et qu’on ne
revoit plus leurs charmants fantômes que dans les corridors des monastères ou sous les
colonnades de leurs églises ; de là leurs rêves montent pieusement au paradis, qui n’est
encore pour elles qu’une dernière floraison de leur éternelle jeunesse.
La comtesse Héléna pouvait avoir trente ou trente-quatre ans à cette
époque : encore ne pouvait-on lui donner ce nombre d’années que par réflexion, et en
voyant à côté d’elle grandir au niveau de sa tête une charmante fille unique de quinze
ans, qu’on appelait Thérésina : mince, svelte, élancée, et pour ainsi dire diaphane.
La beauté de la comtesse Héléna, ou, comme on l’appelait parmi ses amies, par
abréviation familière, Léna, ne pouvait se peindre : les mots et les
couleurs, quelque nuancés qu’ils soient, ont des limites que le talent même de l’Arioste
ou de Corrège ne peut dépasser ; la beauté féminine n’en a pas, de limites. On aurait
plutôt pu la chanter en musique qu’on n’aurait pu la décrire en paroles ou la
représenter en couleurs. Il y a telle mélodie de Rossini, entendue dans une barque
portant deux fiancés sur une mer lumineuse, par une belle lune d’été, dans le golfe de
Naples, qui m’a fait revoir mille fois plus vraie dans l’imagination la comtesse Léna, que tous les portraits et toutes les descriptions du monde.
Moi-même j’ai essayé vingt fois dans ma vie, à tête reposée, de décrire
sur
une page en vers ou en prose cette indescriptible figure avec tous les détails des
traits, des yeux, de la bouche, des cheveux, de l’attitude, sans avoir jamais pu y
réussir. Je déchirais la page après l’avoir écrite ; je jetais la prose ou les vers au
vent, comme un peintre jette son pinceau impuissant sur sa toile. On ne décrit pas
l’ivresse, on ne peint pas la verve ; la beauté est la verve de la nature ; la sienne
semblait enivrer l’air qui l’enveloppait et qui devenait lumineux et tiède en la
touchant ; elle marchait, comme les héroïnes surnaturelles de l’Arioste, dans un limbe
d’attraits et de fascination auquel on n’essayait même pas d’échapper.
Ce n’était cependant ni sa taille, plutôt harmonieuse qu’élancée, ni ses cheveux
blonds, dorés comme les régimes de mais suspendus aux toits des chaumières de ses
collines, ni ses yeux bleus, plus foncés que les eaux de sa mer Adriatique, ni sa bouche
souriante, ni ses dents de nacre, ni sa tête ondoyante sur son cou de marbre un peu
long, comme la tête légère de la jument arabe sur son encolure, ni sa démarche un peu
traînante et un peu serpentante,
comme celle de la femme turque accoutumée
au divan, et qui traîne ses pieds nus dans ses babouches au bord de ses fontaines ; ce
n’était pas même le timbre enchanteur de sa voix, où tintait un rire sonore et léger sur
une basse de mélancolie douce et tendre ; non, ce n’était rien de tout cela qui pouvait
donner le trait dominant à ce portrait d’Italienne du Nord. Il n’y a qu’un mot qui me la
représente, et ce mot est étrange à force de vérité : c’était une âme à fleur de peau !
Sa beauté était une transparence ; on voyait au fond de son cœur, et tout ce qu’on y
voyait était si bon, si tendre, si intelligent, si serein, si souriant et si
compatissant à la fois, qu’on ne savait plus, en la regardant, si c’était l’enveloppe ou
la personne qu’on admirait involontairement et unanimement en elle ; ou, pour mieux
dire, on ne pensait plus à admirer, on s’attendrissait : l’attendrissement est la vraie
forme, la forme pathétique de l’admiration. Et puis cependant elle était si gaie et si
jeune d’esprit que cet attendrissement, sans cesse dévié par son sourire, n’allait pas
jusqu’à la passion et s’arrêtait au charme ; le charme est
ce crépuscule et
ce pressentiment de l’amour, où l’amour devrait s’arrêter éternellement, pour n’arriver
jamais jusqu’au feu, jusqu’à l’amertume et jusqu’aux larmes.
Telle était la comtesse Léna ; je n’ai connu que madame Malibran, sa
compatriote, qui me l’ait rappelée, non pour la beauté, mais pour l’attraction de l’âme.
Hélas ! elles ne sont plus, ni l’une ni l’autre, sur cette terre ; elles sont remontées
à ces régions inconnues d’où les belles matinées se lèvent derrière les montagnes de
leur pays, et où les beaux soirs s’éteignent dans leur belle mer Adriatique. Quelques
vagues, attardées comme nos cœurs, gardent leurs derniers reflets et les roulent jusqu’à
la nuit, d’un rivage à l’autre, avec des lueurs et des soupirs qui donnent leur
mélancolie même aux éléments.
La société très restreinte que la comtesse Léna emmenait avec elle à
la campagne pour passer la villegiatura se composait, outre sa fille,
d’un vieil oncle de son mari. On l’appelait
le canonico.
Ce nom de chanoine lui venait sans doute d’un prieuré ou d’un
canonicat qu’il possédait aux environs de Padoue. C’était une de ces figures
semi-joviales et semi-sérieuses, comme il y en a tant parmi les membres les plus
irréprochables du haut clergé séculier en Italie. Quoique très exemplaire dans ses mœurs
et très pieux dans ses pratiques, le canonico n’avait rien du
rigoriste dans ses plaisirs d’esprit ; il avait un tel fond d’innocence dans le cœur,
qu’il ne se scandalisait jamais des légèretés décentes de lecture ou de conversation
autour de lui. La pruderie n’est pas la meilleure preuve de bonne conscience. Il n’avait
aucune pruderie ; le fin rire et la douce piété s’accordaient parfaitement sur ses
lèvres ; il n’entendait mal à rien ; son bréviaire sous le bras en sortant de la
chapelle, rien ne lui paraissait plus naturel que de prendre un Arioste dans son autre
main et de nous en lire quelques stances, qui finissaient souvent par un éclat de rire.
Les Italiens n’ont pas, sur ces badinages d’esprit, le rigorisme des Français, et
surtout des Anglais. Ce qui badine est rarement coupable à leurs yeux indulgents. Le
vice est sérieux, le plaisir est folâtre ; la bonne intention
et la belle
poésie purifient tout à leurs yeux dans l’Arioste : seulement, quand la strophe était un
peu trop nue, le canonico jetait son mouchoir sur la page, comme le
statuaire chaste jette une draperie ou un feuillage sur une nudité de marbre. Cet
excellent homme adorait sa nièce, et surtout sa petite-nièce ; il gouvernait la fortune
et servait tout à la fois de père spirituel et de père temporel à la maison.
Un professeur de belles-lettres à l’université de Padoue, vieil ami du canonico et de la comtesse, et qui n’avait pas d’autre nom que celui de signor professore, complétait tous les ans la réunion. C’était un homme
d’une belle figure, entre cinquante et soixante ans, d’une voix pleine et sonore,
accoutumé à remplir les vastes salles de l’université à Padoue. Il portait le front haut
comme le verbe ; son geste, majestueux et presque héroïque, accompagnait toutes ses
paroles, comme s’il eût voulu les sculpter indélébilement dans la mémoire de ses
auditeurs. L’habitude de professer donne souvent un pédantisme à la parole et une
impériosité au geste, qui révoltent au premier abord ; l’homme n’aime pas à vivre avec
les oracles. Mais le professore
n’avait de l’oracle que l’extérieur ; à son attitude près, c’était le plus
modeste et le plus conciliant des hommes. Il avait pour fonction unique, dans la
société, de rendre une espèce de culte, uniquement poétique, à la comtesse Léna, et de composer sur chacun de ses attraits, sur chacun de ses pas, sur
chacun de ses sourires, des milliers de sonnets, qu’on imprimait sur papier rose, qui se
distribuaient aux amis de la famille. On a dit plaisamment de ces sonnets lombards ou
vénitiens :
Le professeur avait, en outre, pour fonction, celle de lecteur dans la maison de Léna. Contempteur né de la poésie moderne, et partisan fanatique des
écrivains et des poètes du seizième siècle en Italie, Dante était sa divinité, Arioste
était sa monomanie. Il en avait une édition dans toutes ses poches ; ces éditions
étaient surchargées de notes sur toutes les marges ; il écrivait depuis dix ans des
qui devaient élucider toutes les allusions du poète de Ferrare. C’est par
lui que j’appris que l’Arioste, dans un voyage qu’il fit à Florence,
vers
l’âge de quarante-cinq ans, conçut un amour sérieux et durable pour une charmante veuve
florentine à laquelle il adressait mentalement toutes les louanges qu’il donne aux
femmes belles et vertueuses, et dont il retraçait quelques souvenirs dans chacun des
délicieux portraits de femmes dont son poème est illustré.
Le canonico et le professore me prirent assez vite
en amitié, par indulgence d’abord pour ma jeunesse, par complaisance ensuite pour la
comtesse Léna, qui me traitait en frère plus qu’en étranger, et enfin pour ma
prédilection de novice en faveur de la langue et de la poésie italiennes : seulement ils
se hâtèrent de me prémunir contre mes enthousiasmes juvéniles et inexpérimentés pour la Jérusalem délivrée et pour le Tasse. « Poème et poète de décadence,
d’afféterie et de boudoir, me disaient-ils tous les deux, avec une moue de mépris sur
les lèvres. Jeune homme, ne donnez pas dans ce travers, ajoutaient-ils souvent. L’Italie
n’a que trois poètes : l’un pour le surnaturel, Dante ; l’autre pour
le naturel, l’Arioste ; le troisième pour l’amour, Pétrarque ! Défiez-vous des autres :
ils ne sont pas du bon temps ni
de la bonne langue.
— Je parierais que vous ne connaissez pas l’Arioste ! » me dit un jour, avec un air de
supériorité un peu dédaigneux, le professeur. J’avouai modestement que je ne l’avais pas
lu encore.
« Il ne faut pas le lui faire lire, dit le canonico : il est trop
jeune, il y a trop d’amourettes, trop d’Alcine, trop
de Zerbin, trop d’Angélique, trop de Médor.
— Oui, mais il y a des Ginevra, dit en rougissant un peu la comtesse,
il y a des héros et des femmes adorables qui sont de bien bonne compagnie pour une
imagination poétique de dix-neuf ans ; pourquoi les lui interdire ? On se modèle sur ce
qu’on aime : laissez-lui aimer les belles choses, les belles aventures et les beaux
vers ; peut-être que, plus vieux, il aura eu des chagrins et il aura trop de larmes dans
les yeux pour lire ces divins badinages à travers ses pleurs.
— Elle a raison, reprit le canonico, qui jamais ne contredisait sa
belle nièce, et je me charge, si vous voulez, de tout concilier. Prêtez-moi
votre divin poème, mon cher professeur, ajouta-t-il en se tournant vers son ami le
rhétoricien érudit de Padoue, je me charge de mettre le sinet aux
pages avant la lecture, de telle façon que le jeune étranger, la comtesse et même ma
petite-nièce Thérésina, pourront tout lire ou tout écouter sans qu’il monte une image
scabreuse à l’imagination du jeune homme, ou une rougeur au front de l’innocente. Je me
piquerai peut-être un peu les doigts en émondant ce rosier à quarante-cinq feuilles qui
enivre depuis trois siècles notre Italie ; mais, à mon âge et avec mon caractère, on a
la main callée et la peau dure ; on peut jouer avec les feux follets de l’Arioste sans
craindre de se brûler les doigts ou les yeux.
— Bravo ! cher canonico, s’écrièrent en battant des mains la belle
comtesse Léna, sa charmante fille, le professeur et moi ; nous pourrons lire, et, si
nous lisons une stance de trop, nous mettrons tous nos péchés sur la conscience du
chanoine. »
Ainsi fut convenu ; après souper nous nous endormîmes tous avec la perspective amusante
des enchantements, des tournois, des aventures,
des amours, des chevaleries,
des héroïsmes et des poétiques folies du plus inventif et du plus gracieux des
poètes.
La vie que l’on menait pendant la villégiature, dans la villa de la comtesse Léna et de
toutes les familles élégantes d’Italie, était éminemment adaptée à ces longues lectures
en commun qui sont l’occupation des longues paresses d’esprit. La villa, immense et
paisible, composée de vastes salles tapissées de vieux tableaux, et de quelques chambres
hautes sous les toits, ouvrant sur les cours de marbre de l’édifice, ou sur les longues
avenues de myrtes et de lauriers taillés en murailles, était généralement silencieuse
comme un cloître. On n’y entendait guère que le pas lourd et régulier du vieux majordome
de la maison, qui parcourait les corridors pour porter des cruches d’eau aux portes des
chambres des hôtes, et le jaillissement monotone des jets d’eau retombant en notes
argentines dans les bassins de la cour intérieure. Tous ces édifices, dont l’architecte
éloigne avec scrupule les fermes, les basses-cours, les écuries, les
cuisines, les logements des serviteurs, semblent avoir été construits surtout pour la
sieste, ce sommeil diurne qui occupe un tiers de la journée des Italiens. Les hôtes
eux-mêmes se réunissaient et se rencontraient peu dans la maison et dans les jardins,
excepté à l’heure du dîner et après la sieste, qui se prolongeait jusqu’au penchant du
soleil sur l’horizon de l’Adriatique. Le reste du temps appartenait à la solitude ; par
moment le bruit d’une fenêtre qui s’entrouvrait en battant mélancoliquement contre la
muraille, et le bras blanc de la comtesse Léna ou de sa fille qui écartait doucement le
rideau pour laisser rentrer le demi-jour dans leur chambre, appelaient l’attention : un
petit bâillement sonore qui s’échappait à haute voix de leurs lèvres au réveil, un doux
et tendre oïmè ! exclamation langoureuse qui accompagne un million de
fois par heure, en Italie, le geste de la femme entrouvrant ses persiennes après la
sieste ; c’était là le seul bruit qu’on entendait autour de la villa.
Ce dernier bruit surtout me charmait ; j’avais
soin de m’éveiller le
premier, j’aimais à m’accouder sur ma fenêtre, qui était au-dessus de la fenêtre de la
belle veuve, pour recueillir ce doux oïmè ! et pour regarder cette
blanche main qui se retirait sous sa manche de soie noire, après avoir écarté le
contrevent.
Il n’y avait point de déjeuner en famille ; chacun jouissait de sa première matinée à
sa guise et sans rendre aucun compte de ses heures jusqu’après midi. À sept heures du
matin, le vieux, majordome apportait à chacun, sur un petit plateau de vieux laque de
Chine, sa mousse de chocolat dans une tasse de Saxe, accompagnée de cinq ou six grissins de Turin, petites flûtes de pain durci au four jusqu’à la
moelle, et d’un grand verre de Bohême rempli d’eau à la glace : seul déjeuner des
peuples sobres nourris par le soleil, comme les Espagnols, les Italiens, les Portugais,
les Américains du Sud.
Après ce frugal repas, on restait ou on sortait, à son caprice. La belle veuve et sa
fille s’occupaient dans leur intérieur de quelques détails de ménage avec l’intendant,
le majordome et les fermiers de la terre ; le chanoine
disait sa messe ou
lisait son office à l’ombre des longues allées de charmille du parterre ; le professeur
annotait pour la centième fois son Arioste dans la bibliothèque, pavée de manuscrits. Je
prenais un chien au chenil ou un cheval dans les écuries, et j’allais chasser ou
chevaucher pendant quelques heures, dans les bouquets de pin ou dans les sentiers de
sable de ces collines, à demi vêtues de chaumes ou de bois d’oliviers. Le son de la
cloche de l’Angelus dans la tour carrée du village nous rappelait tous
au dîner.
On dînait alors en Italie au milieu du jour. Ce repas, chez la comtesse Léna comme
partout ailleurs, était sobre et court ; une soupe de pâte d’Italie saupoudrée de
fromage de Parmesan râpé, du riz, des oeufs, des légumes, quelques poules de la
basse-cour ou quelque gibier de la colline ; un vin noir, épais et sucré, qui tachait le
verre ; des figues et des olives du domaine, étaient tout le luxe de ces tables, même
dans les plus opulentes villas.
Après le dîner, chacun se retirait de nouveau dans sa chambre pour la sieste ; on
dormait ou on rêvait, jusqu’à quatre heures. On redescendait
alors pour se
rencontrer sur les terrasses, et pour commencer nonchalamment une seconde matinée,
jusqu’à l’heure où le soleil touchait presque à la mer, où la première rosée du soir
mouillait l’herbe, et où l’on annonçait que la calèche était attelée pour la promenade
du soir, aussi régulière que le coucher du soleil.
C’étaient ces heures nonchalantes de l’avant-soirée entre la sieste et la promenade du
soir, que nous passions dans la grotte de rocaille à respirer l’air de la mer, à causer
sans suite, à rêver tout haut, à jouer de la main avec l’eau courante qui scintillait et
chantait dans la rigole de marbre à nos pieds. Ce furent celles aussi que nous décidâmes
de consacrer tous les jours à la lecture de l’Arioste.
Le canonico avait fait scrupuleusement sa tâche. Après son bréviaire
dit pendant la matinée, il nous apporta tout radieux un volume poudreux d’une vieille
édition de Venise, en faisant retentir les deux couvertures du volume entre ses grosses
mains. Il nous fit apercevoir autant de sinets pendants en bas des pages qu’il y en a
ordinairement dans un livre d’église à demi couché sur le pupitre à gauche de
l’autel. « Voilà vos limites, dit-il avec un sourire grave au professeur, à la
comtesse Léna, à Thérésina et à moi ; vous ne les franchirez pas : mais, entre ces
limites, vous pourrez vous promener à votre aise à travers les plus riants paysages, les
plus merveilleuses aventures et les plus poétiques badinages qui soient jamais sortis de
l’imagination d’une créature de Dieu. »
Nous promîmes tous de respecter religieusement les sinets sacrés que le canonico avait certainement empruntés à un de ses vieux bréviaires, et nous
prîmes séance dans les attitudes diverses du plaisir anticipé de la curiosité et du
repos : le chanoine sur un grand fauteuil de chêne noir sculpté, adossé au fond de la
grotte, et qu’on avait tiré autrefois de la chapelle pour préparer au bonhomme une
sieste commode dans les jours de canicule ; le professeur sur une espèce de chaise de
marbre formée par deux piédestaux de nymphes sculptés, dont les statues étaient depuis
longtemps couchées à terre, toutes mutilées par leur chute et toutes vernies par l’écume
verdâtre de l’eau courante ; la comtesse Léna à demi assise, à demi couchée sur un vieux
divan de paille qu’on transportait
en été du salon dans la grotte, les pieds
sur le torse d’une des nymphes qui lui servait de tabouret, le coude posé sur le bras du
canapé, la tête appuyée sur sa main ; sa fille Thérésina à côté d’elle, laissant
incliner sa charmante joue d’enfant sur l’épaule demi-nue de sa mère ; moi couché aux
pieds des deux femmes, à l’ouverture de la grotte, sur le gazon jauni par le soleil, le
bras passé autour du cou de la seconde nymphe et le front élevé vers le professeur, pour
que ni parole, ni physionomie, ni geste, n’échappassent à mon application. Boccace
aurait fait une description de cette lecture au bout d’un jardin ; Boucher en aurait
fait un tableau : mais ni Boccace ni Boucher n’auraient pu en égaler le charme, à moins
que la comtesse Léna et sa jeune image, répercutée en ébauche dans le visage de sa fille
Thérésina, n’eussent posé devant eux, comme elles posaient en ce moment devant nous.
Le professeur ouvrit le livre ; mais il ne regarda même pas la première page, tant il
savait
par cœur l’exorde chevaleresque du poème ; et, d’une voix magistrale,
qui faisait résonner l’antre comme un instrument à vent, il nous récita les premières
stances :
c’est-à-dire en style littéral, le seul qui rende l’intention et le génie local du
poète :
« Les femmes, les chevaliers, les combats, les amours, les galanteries, les aventures
héroïques je chante, qui furent au temps où les Maures d’Afrique passèrent la mer et
ravagèrent si cruellement la France, etc., etc.
« Je me propose de dire, par la même occasion, de Roland, des choses qui n’ont jamais
été dites encore ni en prose ni en rimes ; d’homme si sensé et si estimé qu’il était
au commencement, il devint, par amour, insensé et furieux. Je dirai ces choses, si
toutefois celle qui m’a rendu presque aussi fou que lui, et qui m’enlève de jour en
jour davantage le peu de sens que j’avais, m’en laisse assez pour accomplir ici ce que
j’entreprends !
« Ô généreux descendant d’Hercule, ornement et splendeur de notre siècle,
Hippolyte (d’Este), puissiez-vous accueillir le peu que votre humble serviteur veut
ainsi vous offrir ; ce que je vous dois, je peux essayer de le payer en paroles et en
ouvrage d’encre, et, si je vous donne si peu, ne me l’imputez pas à ingratitude,
puisque tout ce que je peux donner, je le donne à vous ! »
— Voyez, dit le professeur en s’arrêtant après ces deux premières stances, quelle sobre
exposition et quelle invocation à la fois modeste et touchante à l’amitié de ce prince.
Hélas ! le pauvre poète, ajouta-t-il, il n’avait pas besoin d’enfler sa voix pour
célébrer la générosité de ses souverains, qui ne le payèrent presque jamais qu’en
applaudissements et en familiarité. À l’exception d’Auguste, des Médicis et de
Louis XIV, les princes et les nations semblent s’être réservé le privilège d’ingratitude
envers ceux qui les illustrent. Le Tasse, après Arioste, devait en être un mémorable
exemple, à la même cour de Ferrare.
— Que voulez-vous, dit le canonico, on ne peut pas recevoir deux fois
sa récompense,
quelque bon ouvrier qu’on soit ; les immortels sont payés par
l’immortalité. — Ah ! si j’avais été une Lucrèce Borgia ou une Éléonore d’Este, s’écria
la comtesse Léna, j’aurais voulu donner à ces deux divins poètes la moitié de mon revenu
pour que l’un me fît pleurer le matin et que l’autre me fît sourire le soir ! — Vous
dites mieux que vous ne pensez, reprit le professeur en disant sourire, car vous allez voir que l’Arioste ne déride jamais son génie jusqu’à la
bouffonnerie, ce défaut de ses prédécesseurs dans la poésie héroï-comique, mais
seulement jusqu’à la légère plaisanterie. Il est badin et jamais cynique ; sa poésie est
de la fantaisie toujours, de la sensibilité quelquefois, de la crapule ou de la grimace
jamais. L’imagination ne se salit pas avec lui, elle s’enjoue, si le
seigneur français me permet cette mauvaise expression dans sa langue. Ce n’était pas un
homme de l’espèce de votre curé de Meudon : c’était un homme de bonne compagnie, d’une
éducation achevée, d’une figure aussi belle et aussi noble que son génie ; vivant le
matin dans sa bibliothèque, rêvant le jour dans les bois et dans les jardins des
environs de Ferrare, récitant
le soir aux dames et aux courtisans d’une cour
oisive et élégante les charmantes badineries de sa plume, et nourrissant comme une foi
terrestre, dans son cœur, un amour délicat et respectueux pour sa charmante veuve de
Florence ; culte intime qui l’aurait empêché jamais de profaner dans la femme l’idole
féminine dont il était l’adorateur. — Et pourquoi ne l’épousa-t-il pas ? dit la belle
veuve Léna en faisant des lèvres une petite moue d’impatience. Si j’avais été d’elle,
j’aurais préféré l’amour d’un tel cavaliere à la main du premier prince d’Italie !
— Cette charmante veuve, répondit le professeur, était de la riche famille des Amerighi
de Florence dont un membre, Amerighi Vespuzio, donna son nom au nouveau monde. Sans
doute la médiocrité de fortune d’Arioste fut l’obstacle qui s’opposa à leur union, car
elle l’aimait et elle pressentait sa gloire. Il allait la revoir à Florence toutes les
fois qu’il traversait la Toscane pour aller à Rome ou pour en revenir, dans les
ambassades dont il fut honoré par les princes de Ferrare auprès des papes et surtout de
Jules II et de Léon X. Cette belle personne se nommait Geneviève,
Ginevra : il lui adressait mentalement des élégies, des odes et des
sonnets d’une perfection au moins égale à celle de son poème ; vous allez voir tout à
l’heure que ce nom chéri occupait sans cesse sa pensée et qu’il l’encadra dans son
poème, en faisant de Ginevra l’épisode le plus touchant et le plus
enchanteur d’un de ses chants. Mais il ne divulgua jamais son amour, par une discrétion
inséparable du véritable culte. Continuons. »
Le professeur nous lut alors, sans l’interrompre, tout le premier chant ; on y voit
avec plus de charme que de clarté comment Charlemagne, à la tête de l’armée d’Occident,
attendait au pied des Pyrénées l’armée des Sarrasins commandée par Agramant ; comment le
paladin Roland, neveu de Charlemagne et revenant des Indes avec Angélique, reine du
Cathay, dont il était amoureux jusqu’au délire, arriva au camp de Charlemagne pour lui
prêter son invincible épée ; comment Charlemagne, craignant que la passion de Roland
pour Angélique ne lui fît oublier ses devoirs de chevalier et de chrétien, lui enleva
Angélique, dont Renaud de Montauban, son autre neveu,
était également
épris ; comment Angélique fut confiée par Charlemagne au vieux duc de Bavière, afin de
la donner comme prix de la valeur à celui de ses deux neveux qui aurait combattu avec le
plus d’héroïsme ; comment les chrétiens sont défaits par les Sarrasins ; comment
Angélique s’évade pendant la bataille à travers la forêt ; comment elle y aperçoit
Renaud courant à pied après son cheval Bayard, qui s’était échappé ;
comment Angélique, qui a Renaud en aversion alors, s’éloigne de lui à toute bride ;
comment, arrivée au bord d’une rivière, elle est aperçue par le chevalier sarrasin
Ferragus qui a laissé tomber son casque au fond de l’eau en buvant au courant du
fleuve ; comment Ferragus, enflammé à l’instant par la merveilleuse beauté d’Angélique,
tire l’épée pour la défendre contre Renaud ; comment Angélique profite de leur combat
pour échapper à l’un et à l’autre ; comment Renaud et Ferragus, s’apercevant trop tard
de sa fuite, montent sur le même cheval pour la poursuivre, l’un en selle, l’autre en
croupe ; comment ils se séparent à un carrefour de la forêt pour chercher chacun de leur
côté la
trace d’Angélique ; comment Renaud retrouve son bon cheval ; comment
Angélique, après une course effrénée de trois jours, descend de cheval dans une
clairière obscure de la forêt.
Ici le poète se complaît à décrire une des scènes pastorales de cette nature dont les
imaginations poétiques sont le miroir complaisant, et qui rafraîchissent également le
lecteur. Que ne puis-je vous la reproduire dans sa langue, qui n’est composée que de
notes et de couleurs ! Voltaire l’a essayé en vers et n’a pas réussi ; il y faudrait la
touche d’un Claude Lorrain.
« Angélique s’arrête à la fin dans un délicieux bocage dont une brise légère fait
frissonner les feuilles ; deux clairs ruisseaux murmurent à son ombre ; leur onde
fraîche y fait verdoyer en tout temps des herbes tendres et nouvelles ; les petits
cailloux dont leur courant était ralenti leur faisaient rendre une suave harmonie qui
charmait l’oreille.
« Là, se croyant en pleine sécurité et éloignée de mille lieues de Renaud, lasse de
la course et de l’ardeur du soleil d’été qui la brûle, elle prend la confiance de se
reposer un moment ; elle descend de son coursier sur cette
herbe en fleurs
et laisse le palefroi débridé aller à son gré paître l’herbe tendre ; celui-ci erre en
liberté autour des ruisseaux limpides qui ravivaient d’une verdure appétissante leurs
bords humides.
« Voilà que, tout auprès, elle aperçoit une belle touffe de broussailles, d’épines en
fleurs et de vermeils églantiers, qui se mire comme dans un miroir dans cette eau
courante, et que des chênes touffus et élevés garantissent des rayons du soleil. Ce
bosquet était vide au milieu et laissait une fraîche salle enfoncée sous une obscurité
plus épaisse ; les feuilles et les branches y étaient entrelacées tellement que les
regards n’y pouvaient pas plus pénétrer que les rayons.
« Des herbes fines et molles y tapissaient à l’intérieur un lit qui invitait à s’y
étendre ; la belle fugitive se glisse au milieu, s’y couche et s’y endort. Elle ne
tarde pas à être réveillée par le pas d’un cheval qui s’approche, elle se lève en
sursaut et sans bruit, elle regarde entre les feuilles, et elle voit un chevalier
couvert de ses armes.
« S’il est ami ou ennemi, elle ne le sait pas ;
la terreur et l’espérance
agitent son cœur serré par le doute ; elle attend, immobile, la fin de cette aventure,
sans ébranler de sa respiration l’air qui l’environne ; le chevalier se couche à demi
sur le bord incliné du ruisseau, passe un de ses bras sous sa tête où s’appuie sa
joue, et s’abîme tellement dans une profonde rêverie qu’il paraît transformé en une
insensible pierre.
Il resta ainsi plus d’une heure la tête dans ses mains, Mesdames, ce chevalier
mélancolique, etc., etc. Puis il se plaint à haute voix, dans des strophes aussi
pathétiques qu’amoureuses, d’avoir été abandonné et trahi, pour un autre amant, par la
beauté qu’il adore. C’est dans cette élégie épique que se trouvent ces deux stances
immortelles et si souvent reproduites et imitées depuis, même par le Tasse, sur la fleur
de jeunesse et d’innocence qui donne seule son prix à la beauté :
« La jeune fille est semblable à la rose, qui, dans un riant jardin, sur l’épine où
elle est
née, pendant que seule et intacte elle repose, ne voit
s’approcher d’elle pour la cueillir ni la dent du troupeau ni la main du berger ; le
zéphyr caressant, la rosée humide, la terre et l’onde se disputent à qui lui
prodiguera le plus de sollicitude. Les beaux adolescents et les femmes amoureuses
ambitionnent d’en parer leur sein ou leurs cheveux.
« Mais non pas plutôt du rameau maternel ou de son buisson épineux elle est détachée,
que tout ce qu’elle avait de faveur du ciel, de la terre et des hommes, tendresse,
admiration, beauté, tout elle perd à la fois ; la jeune fille, qui de cette fleur
d’innocence doit avoir plus de soin que de ses yeux et de sa vie, laisse cueillir le
trésor, perd à l’instant, dans le cœur de tous ses autres admirateurs, tout le prix
qu’elle avait avant à leurs yeux !
« Qu’elle soit désormais vile pour tout le monde, et chère seulement à celui auquel
elle s’abandonne ! etc. »
Le guerrier qui soupire ainsi sur l’infidélité de son amante est Sacripant, roi de
Circassie, éperdument épris d’Angélique, et qui l’avait suivie du fond des Indes
jusqu’aux Pyrénées.
Une série d’aventures moitié plaisantes, moitié
sérieuses, toutes féeriques, poursuivent la belle Angélique obsédée par une foule de
chevaliers de chant en chant ; Renaud, Bradamante, Roger, Pinabel, et vingt autres
guerriers ou guerrières apparaissent, disparaissent, combattent, adorent, s’évanouissent
pour reparaître encore comme des fantômes de l’imagination dans une nuit semée de feux
follets, mais tous dans des aventures pittoresques décrites en vers, tantôt épiques,
tantôt comiques, qui embarrassent quelquefois la mémoire du lecteur, sans lasser sa
curiosité et son admiration.
C’est là cependant le défaut de l’œuvre ; le fil multiplié et embrouillé des aventures
se rompt trop souvent, pour se renouer et se rompre encore. L’Arioste abuse de la
complaisance de l’imagination qui le possède, et risque d’impatienter la complaisance de
son lecteur. Au moment où le cœur se passionne pour un de ses paladins ou pour une de
ses paladines, il rompt lui-même le charme qu’il vient de créer, il
ajourne à un autre chant la fin de l’aventure, il prend un autre fil de sa vaste trame,
et il l’embrouille encore dans un autre épisode. Il
n’y a pas d’intérêt qui
puisse résister à un tel éparpillement du sujet : il n’y a que la mémoire des Muses
elles-mêmes qui soit capable de retenir l’innombrable multitude d’événements et de héros
qui fourmillent dans son épopée. Aussi l’intérêt et l’attendrissement, qui sont
fréquents dans chaque épisode, sont-ils nuls dans l’ensemble ; il n’y a que des pages,
il n’y a pas de livre.
Jusque-là cependant, grâce à la curiosité toujours plus fraîche au commencement d’une
lecture qu’à la fin, la comtesse Léna, la candide Thérésina sa fille, le chanoine, le
professeur et moi-même, nous nous laissions délicieusement promener sur le courant
capricieux de la verve d’Arioste, au bruit de ses stances aussi limpides que
mélodieuses. Le rivage changeait avec le fleuve, mais tous les aspects étaient
ravissants.
Le jour qui baissait, et la voix du professeur qui baissait avec le jour, nous firent
remettre au jour suivant la lecture du poème. Mais, au lieu de laisser dans notre
entretien
de la soirée cette mélancolie pensive que laisse la lecture d’un
livre passionné dans l’esprit d’une société de lecteurs, notre entretien, plus gai et
plus souriant qu’à l’ordinaire, se ressentit de la folie et de la verve du poète : la
villa, les jardins, les bois de lauriers, les vallées de l’horizon, la mer et le ciel
nous parurent pleins de paladins, d’enchanteurs et de belles aventurières poursuivies
par leurs persécuteurs ou poursuivant leurs héros à travers le monde. Nous nous
couchâmes le soir sur un lit de songes, dont l’Arioste semblait avoir rembourré
l’oreiller des deux maîtresses et des trois hôtes de la maison.
« Ne faites pas plus d’attention qu’il ne faut à tous ces héros et à toutes ces
héroïnes secondaires du poème, nous dit le professeur au déjeuner ; tout cela n’est que
le cadre plus ou moins bien ciselé des tableaux de la galerie infinie de mon poète :
mais attachons-nous seulement à cinq ou six médaillons qui priment tout le reste. Nous
voici arrivés au cinquième chant ; c’est, selon, moi le chef-d’œuvre de l’imagination de
l’Arioste.
— Pourquoi cela ? dit la belle comtesse. —
Parce que le cœur s’y mêle,
répondit le professeur, parce qu’il a été pensé avec la sensibilité et non avec la
fantaisie, parce qu’il a été écrit avec des larmes. Un éclair de plaisanterie légère
brille encore sans doute à travers ces larmes, comme un rayon de soleil sur la pointe de
ces herbes mouillées par l’écume de ce jet d’eau ; mais, toutes brillantes que soient
ces gouttes, ce sont des larmes. Il n’y a ni sourire ni fou rire qui ait le prix d’une
de ces gouttes tièdes du cœur. — Oh ! oui, s’écria naïvement l’innocente Thérésina,
lisez, lisez, caro professore ; j’aimerai bien le livre s’il me fait
pleurer. »
Alors le professeur commença la lecture des aventures de Ginevra ; mais, pour les
rendre plus distinctes de cette nuée d’aventures dans lesquelles elles sont intercalées
comme un fil d’or dans une trame mêlée de l’Orient, il les cribla pour ainsi dire de
tout leur alliage et il en fit un tout non interrompu de vaine digression. Écoutons-le
un moment :
« Renaud, cherchant aventure en Écosse, arrive dans un monastère, monté sur son
cheval Bayard, cheval infatigable, machine d’opéra nécessaire à transporter ce paladin
d’un pôle à l’autre. Il demande aux moines, en soupant avec eux, s’il
n’y a pas quelque exploit à accomplir en faveur de l’innocence et de l’oppression dans
leur contrée. L’abbé lui répond que jamais la Providence ne l’a conduit plus à propos
pour le salut de plus d’infortunes. La fille de notre roi, lui racontent-ils, accusée
justement ou injustement d’un commerce clandestin avec un étranger, est condamnée par
la loi sévère du pays à mourir, à moins que, dans l’espace d’un mois entre le crime et
le supplice, un chevalier secourable et vainqueur ne vienne, les armes à la main,
prendre sa défense et faire mentir son accusateur. Renaud maudit une loi si féroce qui
punit de mort une faute de cœur ; il excuse l’entraînement de l’amour dans des vers
pleins de l’indignation du héros et de l’indulgence de l’amant. Il monte Bayard, et,
sous la conduite d’un guide, il chevauche à travers les chemins de traverse de la
forêt vers la ville où Ginevra attend vainement un libérateur. Des cris de détresse
poussés par une voix de femme dans l’épaisseur du bois l’attirent, l’épée à la main,
de ce côté. À son aspect, des assassins, prêts à
immoler une jeune et
belle victime, s’enfuient en laissant leur crime inachevé. Interrogée par Renaud, elle
lui raconte par quelle série de trahisons elle allait périr, sans lui, sous les coups
de ces assassins.
« Apprends d’abord, lui dit-elle, qu’à la première fleur de mes années enfantines, je
fus admise au service de la fille du roi, dont, en grandissant avec elle, je devins la
compagne et l’amie plus que la suivante. Le cruel amour, envieux de mon bonheur, me
fit paraître plus belle que toutes les autres belles de la cour aux yeux du duc
d’Albanie.
« Imprudente, ajoute-t-elle, je le recevais en secret dans l’appartement le plus
secret de ma maîtresse, où elle renfermait ses atours les plus précieux, et où
quelquefois même elle venait dormir. C’est du balcon de cette chambre que je laissais
glisser quelquefois une échelle de corde pour introduire le prince qui m’aimait. »
Ici le chanoine avait mis un sinet, sans doute pour préserver l’innocence de
Thérésina ; nous le respectâmes. Le professeur nous dit seulement en prose, et sans nous
expliquer la cause
de ce caprice, que la belle Olinde, par complaisance pour
le prince, revêtait quelquefois les habits de la fille du roi pendant le sommeil de la
princesse, et causait sur le balcon au clair de lune dans ce costume royal. Elle fit
plus ; triomphant de l’amour qu’elle ressentait pour l’ingrat duc d’Albanie, Olinde
servit l’amour ambitieux qu’il avait conçu pour la princesse. Ses efforts furent vains,
ses pensées perdues : la princesse rejeta avec dédain ses déclarations. Elle aimait
secrètement un jeune chevalier italien accompli, venu à la cour de son père avec son
frère, et comblé de faveurs par la famille royale d’Écosse. Cet étranger se nommait
Ariodant.
« L’amour, dit la stance, qu’elle entretenait pour lui d’un cœur sincère et d’une
fidélité vertueuse, se changea en aversion contre son odieux rival, le duc d’Albanie.
Ce scélérat imagina de jeter le soupçon dans l’âme d’Ariodant, l’infamie sur
l’innocence de Ginevra. Il se vanta à Ariodant de son intimité nocturne avec Ginevra,
et, pour l’en convaincre par ses propres yeux, il le fit cacher dans des masures
inhabitées qui couvraient le glacis du palais au pied du balcon de la princesse.
Ariodant,
suivi de son frère, se cache en effet une nuit derrière les murs
abandonnés de ce précipice.
« J’apparus au balcon comme à l’ordinaire, vêtue de la robe de Ginevra ; ma parure
blanche éclatait au loin sous les reflets de la lune ; ma taille et mon visage, qui
ressemblaient à la taille et au visage de ma maîtresse, me faisaient confondre avec
elle ; l’astucieux duc d’Albanie s’approche à pas furtifs, saisit l’échelle que je lui
jette et monte sur le balcon. »
— Passez une stance inutile, dit le chanoine au professeur ; elle ne méritait pas un
sinet, mais un silence. » Le professeur omit la stance et poursuivit.
« L’infortuné Ariodant et son frère furent témoins de cette entrevue au balcon.
Sans le secours de son frère, Ariodant se serait percé le cœur dans son désespoir.
— “Frère insensé, lui crie-t-il en lui arrachant l’épée des mains, peux-tu bien avoir
perdu à ce point la raison que tu t’immoles pour une femme ? Puissent-elles s’en aller
toutes de nos pensées comme la nue au vent !…” »
Ariodant renonce en
apparence à se tuer ; mais le lendemain matin il disparut, au grand étonnement du roi et
de la cour, sans qu’on entendît plus parler de lui en
Écosse. Un mendiant
vint huit jours après raconter à Ginevra qu’il l’avait vu se jeter volontairement dans
la mer du haut d’un écueil du rivage. Le désespoir de Ginevra est gémi en vers qui
arrachent l’âme ; le bruit se répandit à la cour et dans tout le royaume qu’Ariodant
s’était tué pour avoir trop vu. Le frère d’Ariodant accrédita ces bruits par son
témoignage. « Ta fille est seule coupable de la mort de mon frère, dit-il un jour
au roi, devant toute la cour ; la preuve de son impudicité, qu’il a vue de ses propres
yeux, lui a transpercé le cœur, lui qui aimait Ginevra plus qu’on aime la
vie. »
Alors il raconta la scène nocturne et trompeuse du balcon. Le roi, consterné d’entendre
accuser sa fille chérie, ne peut refuser aux lois d’Écosse la satisfaction qui leur
était due pour un pareil crime ; l’infortunée Ginevra fut vouée à la mort, après
l’intervalle d’un mois, si un chevalier ne venait prendre sa cause, démentir le frère
d’Ariodant, et triompher du calomniateur en champ clos.
Les hérauts du malheureux roi parcourent l’Écosse et les contrées voisines en publiant
en son nom que tout paladin qui veut venger une
princesse innocente et
belle, l’obtenir pour épouse et conquérir une dot royale avec elle n’a qu’à se
présenter. Nul ne se présente par doute de la vertu de Ginevra et par crainte du glaive
de Lurcins : c’est le nom du frère d’Ariodant, accusateur de la
princesse.
Le malheur veut, continue la suivante Olinde, que Zerbin, le frère de Ginevra, ne soit
pas en ce moment en Écosse. Il adore sa sœur, et il combattrait triomphalement pour
elle, à qui sa vertu n’est pas suspecte.
« Cependant, ajoute Olinde, le prince perfide qui a abusé de mon amour pour perdre,
par son subterfuge, Ginevra, craignant que je ne révèle son crime et l’innocence de ma
maîtresse, m’a livrée à ces assassins qui, sans vous, allaient m’arracher la
vie. »
Renaud fait monter Olinde, voilée, à cheval, et entre avec elle dans la capitale. Le
peuple s’assemblait déjà pour assister à l’épreuve du tournoi. Un chevalier inconnu,
arrivé la veille, allait combattre Lurcins dans une prairie voisine transformée en
lice ; le féroce duc d’Albanie, en qualité de connétable, présidait en champ clos. Monté
sur un puissant coursier,
il se réjouissait malignement en secret du péril
de Ginevra et du succès de sa perfidie.
Renaud, s’avançant vers le roi, lui dit d’interrompre le combat entre Lurcins et le
chevalier inconnu. « Car l’un, ajouta-t-il, croit combattre pour la vertu, et
combat pour la calomnie ; l’autre ignore s’il est dans le vrai ou dans le faux, et
combat, par une magnanime générosité, pour arracher à la flétrissure et à la mort une
si parfaite beauté. Moi, j’apporte le salut à l’innocence, j’apporte le démenti à qui
a ourdi le mensonge. »
On suspend le combat ; Renaud explique devant le roi et devant sa cour toute la trame
de Polinesso. Il défie le perfide calomniateur. Le roi et le peuple
font des vœux pour Renaud. Les deux chevaliers courent l’un contre l’autre ; Renaud
traverse du fer de sa lance le corps de Polinesso ; le vaincu demande la vie. Renaud
descend de son cheval, délace la cuirasse et le casque de Polinesso,
qui confesse son subterfuge et son mensonge devant le roi et devant le peuple ; le
scélérat meurt en rendant l’innocence et la vie à Ginevra. Des acclamations de joie et
de triomphe s’élèvent de la bouche du roi et du peuple
autour de Renaud. On
prie le chevalier inconnu qui n’a pas eu la gloire, mais le mérite de prendre la cause
de Ginevra, de se découvrir : son casque, qui tombe, laisse reconnaître Ariodant,
l’amant de Ginevra ; tout en la croyant coupable, il avait voulu vaincre pour elle ou
mourir pour elle. Il s’était, en effet, précipité de désespoir du haut d’un rocher dans
la mer, et le pèlerin auteur de cette rumeur n’avait pas menti ; mais il s’était repenti
de mourir sans que sa mort fût au moins utile à sa maîtresse, quoique infidèle, et il
avait regagné la rive à la nage. Un ermite chez lequel il s’était réfugié pour sécher
ses vêtements lui avait appris la condamnation de Ginevra et son péril de mort ; il
avait pris la résolution de combattre contre son propre frère pour l’innocence de son
amante. Il avait revêtu d’autres armes, monté un autre coursier, arboré un écu noir en
signe du deuil de son cœur. Renaud, le roi, la cour, le peuple, touchés de sa générosité
et de sa constance, avaient supplié Ginevra de récompenser tant d’amour par le don de sa
main. Elle lui avait déjà donné et gardé son cœur.
L’aventure finit par le mariage d’Ariodant et de Ginevra.
L’attention, qui était restée flottante et distraite sur toutes les physionomies
jusqu’à cet épisode ingénieux et pathétique de Ginevra, s’était recueillie, concentrée,
et comme pétrifiée sur toutes les figures, depuis qu’il se déroulait en stances
cadencées sur les lèvres du lecteur. On respirait à peine ; on n’entendait d’autre bruit
dans la grotte que celui de la rigole qui accompagnait, comme une basse continue, la
musique des vers. Le visage de la candide Thérésina reflétait chaque sensation et chaque
stance ; il y avait tantôt de la rougeur, tantôt de la pâleur sur ses joues, tantôt du
sourire fugitif, tantôt des larmes superficielles dans ses beaux yeux. C’était la
première fois qu’un grand poète jouait, pour ainsi dire, de son âme neuve et de son
imagination encore endormie ; à lui seul ce visage était un poème.
Sa charmante mère était moins émue, mais pas moins charmée ; elle recueillait son
plaisir
intérieur sous ses longs cils fermés sur ses yeux ; mais, pendant
que le haut du visage gardait ainsi la gravité de l’attention, ses lèvres souriaient par
moments comme en rêve.
Le chanoine même était attendri :
« Vous voyez, dit-il à la comtesse Léna, que l’épisode n’a rien perdu de son charme par
les cinq ou six stances, non licencieuses, mais un peu étourdies, que j’ai retranchées.
Et maintenant que le livre est fermé, que pensez-vous du chant de Ginevra et du génie
d’Arioste ?
— Je pense, dit la comtesse Léna, que, si l’Arioste avait écrit beaucoup de chants
comme celui-là, il ne serait pas seulement l’Arioste, il serait tout à la fois l’Arioste
et le Tasse. Quel homme, à qui le sentiment sied aussi bien que le badinage ! Ah !
pourquoi badine-t-il trop souvent et ne s’est-il pas complu davantage à nous faire rêver
et pleurer, lui qui a le don des douces larmes autant que celui du fou rire ?
— Vous oubliez, belle Léna, dit gravement le professeur, qu’alors il ne serait plus
l’Arioste, car le caractère de son génie est précisément de nager entre deux eaux, comme
on dit en français, d’être un poète amphibie, si
vous aimez mieux, et de
passer du rire aux larmes ou de l’esprit au cœur, comme le parfait musicien passe d’une
gamme à l’autre sur le même instrument : c’est le caractère du souverain artiste.
— C’est vrai, répondit Léna, il serait moins artiste peut-être ainsi, mais il serait
plus homme et par cela même plus pathétique ; et tenez, voulez-vous que je vous dise
pourquoi son chant de Ginevra nous touche et nous ravit plus que toutes les amusantes
folies que nous avons lues jusque-là ? C’est qu’il y est plus homme, plus lui-même, plus
sensible que dans le reste du livre. Et voulez-vous que je vous dise plus ? C’est qu’à
mon sens, il a écrit ce chant sous l’influence vive et personnelle de l’amour malheureux
qu’il éprouvait pour une autre Ginevra. Car remarquez qu’il a donné à son héroïne le nom
de la tendre veuve de Florence, dont il fut l’adorateur pendant son âge mûr et jusque
dans ses jours avancés. Ce nom l’a inspiré, c’est l’amour qui a tenu sa plume ici, ce
n’est plus seulement sa belle imagination. Et voulez-vous que j’achève toute ma pensée ?
Je soupçonne que la belle veuve florentine, sa
Ginevra à
lui, avait été, comme celle d’Écosse, la victime de quelque calomnie féminine où les
apparences étaient contre elle, et où l’Arioste avait fait triompher son innocence. Car
Ariodant, c’est évidemment l’Arioste ; le poète n’a pu trouver que dans son cœur ce
magnanime dévouement ignoré même de celle pour laquelle on se dévoue, et qui ne demande
sa récompense qu’au mystère et à sa conscience d’amant. Les poètes, selon moi, portent
le modèle de leur héros en eux-mêmes ; ils ne peignent jamais bien que ce qu’ils ont
eux-mêmes éprouvé. Cette Ginevra florentine devait être adorable en effet, puisqu’elle a
pu inspirer à son amant un des plus beaux chants qui soit dans la mémoire des hommes.
Ah ! vous aurez beau faire, ajouta-t-elle en souriant, vous ne ferez jamais rien de
sublime ou de charmant qu’en pensant à Dieu là-haut ou aux femmes ici-bas. »
Le professeur et le chanoine lui-même convinrent qu’elle avait raison. « Et vous,
signor Alfonso, me dit à son tour la belle Léna, qu’est-ce que vous pensez de ce chant
de Ginevra ? Je ne le demande pas à Thérésina : son cœur a
compris,
puisqu’elle a pleuré ; mais elle ne sait pas encore pourquoi elle pleure. Ce sont les
belles larmes, ajouta-t-elle encore en badinant et en passant, pour les étancher, un
flocon de ses beaux cheveux blonds et souples sur les yeux humides de Thérésina.
— Je pense, dis-je alors modestement et en regardant avec timidité le professeur, le
chanoine et Léna, je pense qu’il n’y a dans aucun poème connu un épisode plus amoureux,
plus chevaleresque et plus dramatique que le chant de Ginevra. L’Arioste a inventé là
aussi beau que nature ; l’invention poétique ne va pas plus loin, et tout est naturel
dans ce merveilleux : c’est le merveilleux du cœur ici ; ce n’est pas le merveilleux de
la fable ou de la féerie. Aussi ce chant de Ginevra, transformé en drame, serait-il
aussi pathétique sur la scène qu’il est charmant à lire dans ce jardin. Une fille de
roi, aimée d’un paladin de la cour de son père ; une amitié tendre entre cette princesse
et sa suivante, devenue en grandissant avec elle son amie ; la séduction de cette Olinde
par un débauché qui abuse de son innocence, cette ruse infernale de l’échange des
vêtements sur le balcon, qui donne l’apparence du crime à l’innocence
endormie ; le désespoir de ce fidèle amant, témoin de la fausse infidélité de celle
qu’il respecte et qu’il adore, le silence qu’il s’impose, et la mort qu’il essaye de se
donner pour ne pas flétrir celle qui lui perce le cœur ; ce Renaud, étranger à tous ces
intérêts d’innocence, d’amour ou de crime, qui vient, par le pieux culte de la femme et
de la justice, se jeter l’épée à la main dans cette mêlée comme la Providence ; ce vieux
roi, qui pleure sa fille et qui la livre à sa condamnation à mort par respect pour les
mœurs féroces de son peuple ; cet Ariodant, qui se revêt chez l’ermite de son armure de
deuil, et qui va combattre masqué contre son propre frère pour le salut de celle dont le
crime apparent le fait mourir deux fois ; ce repentir et cette confidence de la suivante
Olinde dans la forêt, retrouvée comme la vérité au fond du sépulcre ; ce Renaud, qui
interrompt heureusement le combat fratricide entre Ariodant et Lurcin, qui tue Polinesso
et qui lui arrache la confession de l’amour de Ginevra ; ces deux amants qui se
retrouvent, l’une dans son innocence,
l’autre dans son dévouement, et qui
s’unissent dans les bras du vieux roi aux acclamations du peuple ! J’avoue que je ne
connais rien au-delà de cette conception de l’Arioste. Quel sujet de tragédie sous la
main de Shakespeare ! Quel pendant de Roméo et Juliette ! Et comment
Shakespeare l’a-t-il méconnu ou l’a-t-il oublié ? et comment un poète tragique moderne
ne s’en empare-t-il pas pour faire trembler, frémir, applaudir tout un peuple ?...
— Je vous arrête, jeune homme, me dit le professeur ; vous oubliez qu’un poète de votre
propre pays l’a fait. Ce poète, c’est Voltaire ; Voltaire, l’adorateur et souvent le
plagiaire heureux ou malheureux de l’Arioste. Sa tragédie de Tancrède
n’est au fond que l’épisode de Ginevra, sous un autre nom. La
magnifique invention du sujet, qui appartient tout à l’Arioste, a donné à cette tragédie
de Voltaire un effet théâtral immense : mais Voltaire fait déclamer pompeusement la
passion dans sa tragédie, et Arioste la fait chanter, raconter et pleurer comme la
nature ; il n’y a pas un homme de goût, dans aucun pays, qui puisse comparer de bonne
foi les vers sonores et faibles de la
tragédie avec les stances simples et
pleines du poème. Ajoutons, à l’honneur de Voltaire, qu’il reconnaissait le premier
l’inaccessible supériorité de son modèle. C’est que Voltaire écrivait en grand artiste,
et qu’Arioste chantait l’amour en grand amoureux.
— Amoureux ou non, c’est un grand amuseur, dit le chanoine. — Amuseur, oui, dit la
comtesse, mais dans le chant de Ginevra il est bien plus.... — Tu veux
dire, maman, que c’est un grand enchanteur, ajouta vivement Thérésina. Jamais aucun des
livres que tu m’as laissé lire jusqu’ici ne m’a fait paraître l’heure plus courte, ne
m’a fait tant frémir, tant pleurer, et ne m’a tant consolée aussi par la belle aventure
qui fait éclater l’innocence de Ginevra et qui récompense la générosité d’Ariodant !
Oh ! quand me laisseras-tu lire seule et à ma satiété toutes ces belles aventures !
Maman, est-ce qu’il y a beaucoup d’Ariodant, beaucoup de Renaud et beaucoup de Ginevra
dans le vrai monde ?
— Ce livre en est tout plein, Mademoiselle, dit le professeur ; mais en voilà assez
pour aujourd’hui. Le soleil baisse, le livre nous a fait oublier l’heure de la promenade
en voiture ;
notre esprit s’est promené sur des sites et sur des scènes
plus enchantés encore que ceux de ces belles collines et de cette belle mer. Il faut
vous laisser ces charmants bocages et ces charmants fantômes dans l’imagination pour
enchanter cette nuit vos rêves de quinze ans ! »
Le professeur ferma le livre et alla le renfermer à clef dans la bibliothèque. Le
chanoine nous quitta tout pensif pour aller dire ses vêpres dans la longue allée de
lauriers ; la comtesse fit dételer les chevaux et descendit avec sa fille et moi de la
terrasse vers une pente d’herbes en fleurs d’où l’on voyait plus librement la mer
Adriatique traversée çà et là de quelques voiles latines blanches ou peintes en ocre,
semblables à des oiseaux à divers plumages. Un vaste pin d’Italie, qu’on appelle
pin-parasol, s’élevait solitaire au milieu de cette pelouse ; sa tige rugueuse, sur
laquelle on entendait courir les lézards et bourdonner les mouches à miel qui aimaient
le suintement sucré de sa résine, s’élevait de cent palmes avant d’ouvrir ses grands
bras pour porter le ciel comme une cariatide végétale. Le jour, il faisait une large
tache d’ombre sur la colline ;
le soir, il rendait, en frissonnant au vent
de mer, des frissons mélodieux qui faisaient chanter l’âme à l’unisson de ses branches
dans la poitrine. Nous nous assîmes tous trois sur ses racines veloutées par les
nombreux duvets de ses feuilles qui tombent tout l’été des rameaux : les deux femmes,
adossées à l’arbre, et moi, un peu plus bas à leurs pieds. Je vivrais cent mille ans,
que le groupe charmant que je contemplais en élevant mes yeux vers l’arbre ne
s’effacerait pas de ma mémoire.
La lecture de Ginevra avait laissé une légère teinte de gravité douce sur le visage de
la comtesse Léna, et quelques folles larmes sur le fond d’azur des yeux de Thérésina.
« Allons, allons, dit la mère à la fille, tout cela n’est que songe, folie, badinage
d’esprit ; ne vas-tu pas te faire du chagrin pour cette Ginevra imaginaire et pour cet
Ariodant fantastique ? Si tu prends ainsi ces fantaisies de cœur, je ne te laisserai
plus assister à la lecture après la sieste. — Oh ! maman, maman, ne me fais pas cette
menace, répondit la jeune fille en joignant les mains, puis en les passant au cou de sa
mère et en lui fermant la bouche par un long baiser !
— Eh bien alors, reprit avec un fol enjouement Léna, laisse sécher tes yeux
au vent de mer et ne songeons plus qu’à faire des bouquets. »
En parlant ainsi, elle prit à deux mains la tête de la belle enfant, la posa de force à
la renverse sur ses genoux, et, découvrant le front des tresses blondes qui tombaient
sur les yeux de sa fille, elle lui tourna le visage vers le ciel bleu au-dessus de
l’arbre, et vers la mer, plus bleue que le ciel ; puis, agitant légèrement l’air avec
son éventail de papier vert, elle étancha en riant les larmes de l’enfant avec le double
vent de la mer et de l’éventail.
Thérésina, qui se trouvait bien sur cette couche de tendresse, ne cherchait pas à se
relever ; elle étendit un de ses bras à demi nu sous sa tête, comme pour se faire un
oreiller ; elle passa l’autre autour du cou de sa jeune mère comme pour s’y suspendre ou
pour attirer vers le sien le visage de la comtesse. Leurs longs cheveux, presque pareils
et d’une égale souplesse, se confondaient pour les voiler à demi ; elles restèrent
ainsi, moitié riantes, moitié attendries, laissant sortir deux visages d’une seule
chevelure, comme deux roses sous une seule feuille.
Je ne savais en vérité laquelle admirer davantage des deux :
Thérésina, qui n’avait encore de formé que le corps, égalait Léna de taille et de
stature ; mais elle était loin de l’égaler encore en charme et en maturité de
physionomie. Léna, qui était encore dans la fleur de la seconde jeunesse, quoique ayant
porté déjà ce fruit de printemps, dans cette enfant, aurait pu lutter de candeur et de
fraîcheur avec Thérésina ; en sorte que la fille, par sa précocité, atteignait la mère,
et que la mère, par sa lenteur à prendre les années, attendait la fille pour ne former,
pour ainsi dire, à elles deux qu’une image de ravissante beauté, répétée dans deux
visages, et pour enivrer deux fois le regard.
Elles continuèrent à jouer ainsi l’une avec l’autre devant moi, comme une jeune brebis
avec son agneau devant un enfant qui les contemple. Leurs légers éclats de rire
retentissaient sous la forêt.
Quant à moi, je ne riais plus : j’admirais, et je n’aurais demandé qu’à adorer, sans
bien savoir si j’aurais adoré la mère plus que la fille ou la fille plus que la mère,
tant ces deux
charmes étaient inséparables et confondus.
Ce sont là de ces soirées qu’on n’oublie plus, et qui fixent dans la pensée l’heure où
l’on a lu pour la première fois un livre désormais incorporé à nos souvenirs. Est-ce le
livre, est-ce la scène, est-ce la personne, qui s’incruste ainsi dans notre âme, de
manière à en faire partie éternellement ? Je crois que le livre ne serait pas si
identifié à nous, sans la personne et sans le site ; et que le site et la personne ne
seraient pas si fascinateurs sur notre souvenir, sans le livre. Il y a des sites, des
heures de la vie, des personnes, des lectures, qui se complètent les uns les autres par
une certaine consonance de nos sens avec notre âme ; de telle sorte que, quand on pense
au livre, on revoit la personne et le site, et que, quand on revoit dans sa pensée la
personne ou le site, on croit relire le livre. Ainsi, dans cette circonstance de ma vie
poétique, la belle villa des collines euganéennes, les bois de lauriers sous nos pieds
au penchant de la pelouse, le pin murmurant sur nos têtes, la mer Adriatique à
l’horizon, le tintement du petit jet d’eau des terrasses qui venait jusqu’à nous sur les
tièdes bouffées du
vent du soir, ces deux charmantes figures de femme, l’une
dans le septembre encore fleuri, l’autre dans l’avril à peine fleurissant de leurs
années ; cette tendresse égale, mais diverse, qui se peignait dans leurs yeux bleus en
se regardant avec leur jeune amour, l’un de mère, l’autre de fille ; le groupe
enchanteur qu’elles formaient sans y penser en folâtrant ensemble dans des attitudes
langoureuses ou enfantines, sous mes yeux ; les joyeux éclats de rire innocents qui
retentissaient dans leurs jeux, entre leurs dents sonores, tout cela me faisait une
telle illusion et se confondait tellement dans mes yeux et dans mon imagination avec les
stances de l’Arioste, encore vibrantes à mes oreilles, qu’il me semblait voir en réalité
une Ginevra dans la mère, une Angélique dans la fille, et que, si on
m’avait demandé : Êtes-vous dans le poème ? êtes-vous sur la terre ? je n’aurais su que
répondre, tant le poème et la terre se ressemblaient dans ces doux moments !
Ô souvenir ! puissance mystérieuse qui se réveille et qui s’attendrit en moi après tant
d’années, comme par un contact électrique,
chaque fois que j’ouvre un volume
poudreux de l’Arioste dans ma solitude ! comment êtes-vous resté vivant et immortel, et
comme adhérent à ces vieilles pages jaunies, où je vous retrouve comme une fleur entre
deux feuillets ?
Hélas ! je vous retrouve pour pleurer : car, peu de jours après que j’eus quitté les
collines euganéennes pour retraverser les Alpes, une maladie rapide comme celles des
enfants, un vent glacé, tombant des Alpes sur la villa, emporta Thérésina au séjour des
plus beaux fantômes, et il y a peu de jours qu’une lettre d’un inconnu, à cachet noir,
m’apprit la mort de la comtesse Léna, qui s’était souvenue jusqu’au
tombeau de nos belles jeunesses. La mémoire est un vase où la vie s’égoutte, et qui se
remplit de larmes secrètes jusqu’à ce qu’il déborde dans l’abîme de l’éternité.
Mais poursuivons les lectures de l’Arioste : on comprend maintenant pourquoi je l’ai
tant aimé.
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