Littérature dramatique de l’Allemagne.
Le drame de Faust par Goethe (2e partie)
« Pauvre Marguerite, lui murmure-t-il à voix basse et en vers mordants comme une poésie corrosive du cœur, où est-il le temps où, l’âme encore parfumée d’innocence, tu osais t’approcher de l’autel ? lorsque, dans ce missel aujourd’hui accusateur, tu balbutiais, toute petite, d’une voix tremblante, quelque sainte oraison ? Les joies de l’enfance et les joies de Dieu dans un même cœur ! « Hélas ! hélas ! soupire la pauvre jeune fille, que ne suis-je délivrée des horribles pensées qui m’obsèdent et qui de toutes parts s’élèvent contre moi ! »Le chœur des chantres de la cathédrale, accompagné du mugissement des orgues, entonne le premier verset du chœur du sépulcre :
L’infortunée Marguerite prend cet écho du jugement dernier pour l’arrêt de son jugement personnel.
Méphistophélès, agenouillé derrière elle, murmure lui-même à son oreille des menaces directes en vers de la même mesure.
Marguerite, épouvantée.Le chœur des orgues, des chantres et des enfants de chœur, chante le verset suivant, qui annonce aux coupables que rien ne restera sans éclater et sans vengeance au dernier jugement.
Méphistophélès, à voix basse. Cache-toi ! — Le péché, la honte, la faute ne peuvent se couvrir d’un voile éternel ! Marguerite, presque folle. Oh ! de l’air ! de l’air ! de la lumière ! Malheur à moi !Le chœur redouble, par un troisième verset, sa terreur ; Méphistophélès y ajoute par les menaces infernales qu’il murmure à son oreille ; il épouvante sa victime jusqu’au désespoir, cette impénitente finale de ceux qui ne croient plus être pardonnés.
« Oh ! voisine, voisine ! » s’écrie-t-elle, « un flacon à respirer ou je tombe ! »Elle tombe en effet, évanouie, sur les dalles de l’église. La toile s’abaisse, au moment de sa chute, sur cette scène, une des plus fantastiques et des plus contondantes que le génie du drame ait jamais conçues.
Faust. Dans le dénuement ! elle ! dans le désespoir ! misérable sur la terre ! un moment insensée et maintenant en prison ! L’infortunée ! la douce créature ! en être tombée là ! là ! Esprit de trahison, esprit de néant ! tu me l’as caché… En prison !… en prison ! elle ! dans une irréparable honte ! abandonnée au jugement humain qui juge et qui n’a point d’âme !… Et pendant ce temps tu m’éloignais, tu me retenais par d’insipides distractions, tu me dérobais son angoisse croissante, et tu la laissais périr sans secours ! Méphistophélès, froidement. Est-elle donc la première ? Faust. Chien ! exécrable monstre ! que ne reprends-tu ta forme de ver de terre pour que je puisse t’écraser du pied ! etc., etc. Méphistophélès. Qui donc l’a poussée dans l’abîme, moi ou toi ?Ils disparaissent et rencontrent en courant dans la nuit vers la ville une horde de sorciers qui s’agitent autour d’un gibet dressé dans l’ombre. Passons sur ces sorcelleries déplacées dans le sérieux d’un tel drame.
Méphistophélès, en ricanant. De quoi te plains-tu ? Tu veux voler et tu n’es pas prémuni contre le vertige ! As-tu fini ? Faust. Sauve-la, ou malheur à toi !… La plus affreuse imprécation sur toi pendant des milliers d’années ! Méphistophélès. Sauve-la !… — Le puis-je ? Encore une fois, qui donc l’a poussée dans cette prison, moi ou toi ? Faust. Conduis-moi où elle est ; il faut que je la délivre. Méphistophélès. Penses-y bien ! Pense qu’un meurtre commis par ta main sur ce brave soldat, son frère, est encore là tout présent à l’esprit de la ville où son cadavre est tombé sous tes coups, et, au-dessus de la place où son sang a coulé, plane la vengeance publique qui attend son assassin ! Faust, en l’injuriant avec plus de colère. Conduis-moi où elle est, te dis-je ; il faut qu’elle soit libre ! Méphistophélès. Cela, je le puis. Je peux assoupir les sens du geôlier ; empare-toi de la clef de la prison pendant sa léthargie. Entraîne-la de ta main seule dehors ! Je veille, les chevaux sont prêts, je vous enlève ! Cela, je le puis. Faust. Promptement, et partons ! Méphistophélès. Allons ! En avant ! en avant !
Faust, avec un trousseau de clefs et une lampe, devant une petite porte de fer. Je suis pénétré d’une épouvante désaccoutumée dès longtemps, pénétré du sentiment de toutes les calamités humaines. C’est ici qu’elle habite, derrière cette muraille humide ; et son crime fut une douce illusion ! Tu trembles d’aller à elle ! tu crains de la revoir ! Avance ! ton irrésolution hâte sa mort. (Ouvrant la porte.) Elle ne se doute pas que son amant épie, qu’il entend gronder les chaînes, la paille qui frémit. Marguerite, sur son grabat, s’efforçant de se cacher. Ah ! ah ! ils viennent ! Affreuse mort ! Faust, bas. Chut ! chut ! je viens te délivrer ! Marguerite, se traînant jusqu’à lui. Si tu es un homme, alors compatis à ma misère. Faust. Tes cris vont éveiller les gardiens qui dorment ! Marguerite, à genoux. Qui t’a donné, bourreau, cette puissance sur moi ? Tu viens déjà me chercher, à minuit ! Aie pitié, et laisse-moi vivre. Demain, au point du jour, n’est-ce pas assez tôt ? (Elle se lève.) Je suis pourtant encore si jeune, si jeune ! et déjà mourir ! J’étais belle aussi, et ce fut ma perte. Le bien-aimé était près de moi ; maintenant il est loin ; ma couronne est arrachée, les fleurs dispersées. Ne me saisis pas si violemment ! Épargne-moi ! Que t’ai-je fait ? Ne me laisse pas implorer en vain : je ne t’ai jamais vu de ma vie. Faust. Comment résister à tant de douleur ? Marguerite. Je suis maintenant tout entière en ta puissance. Laisse seulement que j’allaite mon enfant. Je l’ai bercé sur mon cœur toute cette nuit ; ils me l’ont pris pour me tourmenter, et ils disent maintenant que je l’ai tué ! Jamais plus je ne serai joyeuse. Ils chantent des chansons sur moi : c’est méchant de leur part. Un vieux conte finit ainsi ; mais qui leur a dit d’y faire allusion ? Faust, se jetant à ses pieds. Un amant est à tes genoux ; il vient ouvrir la porte à ta captivité lamentable. Marguerite, faisant de même. Oui, oui, à genoux pour invoquer les saints ! Vois sous ces marches, sous le seuil, l’enfer bout ; le malin, avec des grincements terribles, mène un train ! Faust, à voix haute. Gretchen ! Gretchen ! Marguerite, d’un air attentif. C’était la voix du bien-aimé. (Elle bondit. Les chaînes tombent.) Où est-il ? Je l’ai entendu appeler. Je suis libre ! Personne ne me retiendra ! Je veux voler à son cou, me reposer sur son sein. Il a appelé Gretchen ; il se tenait sur le pas de la porte. Au milieu des hurlements horribles et du fracas de l’enfer, au milieu des éclats de rire des démons, j’ai reconnu sa voix si douce, si aimante. Faust. C’est moi ! Marguerite. C’est toi ! Oh ! dis-le encore. (Elle le saisit.) Lui ! lui ! Où sont toutes les tortures ? où sont les angoisses des cachots, des fers ? C’est toi ! tu viens me sauver ! Je suis sauvée ! Oui, voilà bien la rue où je te vis pour la première fois, et le jardin charmant où Marthe et moi nous t’attendions. Faust, l’entraînant. Suis-moi ! Viens ! Marguerite. Oh ! reste ! J’aime tant à rester où tu es ! (Elle le caresse.) Faust. Hâte-toi ! Si tu ne te hâtes pas, nous le payerons cher. Marguerite. Hé quoi ! tu ne peux plus m’embrasser ? Mon ami, éloigné de moi si peu de temps, et tu as désappris à m’embrasser ! D’où me viennent ces angoisses dans tes bras, lorsque, autrefois, tes paroles, tes regards me mettaient tout un ciel dans l’âme et que tu m’embrassais à m’étouffer ! Embrasse-moi, autrement je t’embrasse. (Elle se pend à son cou.) Oh ! Dieu ! tes lèvres sont froides ; elles sont muettes. Où ton amour est-il resté ? Qui me l’a ravi ? (Elle se détourne de lui.) Faust. Viens, suis-moi, douce amie, prends courage ! Je t’aime d’une ardeur infinie ! Suis-moi seulement ; je ne demande que ça. Marguerite, les yeux attachés sur lui. Est-ce donc bien toi ? en es-tu bien sûr ? Faust. Oh ! oui ; mais viens ! Marguerite. Tu brises mes chaînes, tu me reprends dans ton sein ! D’où vient que tu n’as pas horreur de moi ? et sais-tu, mon ami, qui tu délivres ? Faust. Viens, viens ! déjà la nuit se fait moins sombre. Marguerite. J’ai tué ma mère ; mon enfant, je l’ai noyé : ne t’était-il pas donné à toi comme à moi ? Oui, à toi. C’est toi ! je le crois à peine. Donne ta main ! Ce n’est pas un songe ! Ta main chérie ! Ah ! mais elle est humide ; essuie-la. Il me semble qu’il y a du sang après. Ah ! Dieu ! qu’as-tu fait ? Rengaine cette épée, je t’en conjure. Faust. Ce qui est fait est fait, n’y pensons plus. Veux-tu donc que je meure ? Marguerite. Non ; il faut que tu vives, toi ! Je veux te nommer les tombes dont je te recommande le soin dès demain. Tu donneras la meilleure à ma mère ; mon frère tout auprès d’elle ; moi un peu de côté, seulement pas trop loin, et le petit sur mon sein droit. Personne autre ne voudra reposer près de moi. Me serrer à ton côté, c’était un doux, un charmant bonheur, mais je ne le ressentirai plus ; il me semble que j’ai besoin de me faire violence pour aller à toi, que tu me repousses loin de toi. Cependant c’est toi, et tu me regardes avec tant de douceur, de tendresse ! Faust. Si tu sens que c’est moi, viens donc ! Marguerite. Par là ? Faust. À la liberté ! Marguerite. Dehors, c’est le tombeau ; la mort guette. Allons ! viens d’ici dans le lit de repos éternel, et pas un pas de plus. Tu pars maintenant, Henri ? Si je pouvais t’accompagner ! Faust. Tu peux ; ah ! veuille seulement ! La porte est ouverte. Marguerite. Je n’ose sortir. Pour moi il n’y a rien à espérer. Que sert de fuir ? Ils sont à nos trousses. C’est si misérable d’être réduit à mendier, et encore avec une mauvaise conscience ! si misérable d’errer à l’étranger ! Et d’ailleurs je ne leur échapperai pas. Faust. Je reste auprès de toi. Marguerite. Vite ! vite ! sauve ton pauvre enfant ! Va, suis le chemin le long du ruisseau, au-delà du petit pont, dans le bois, à gauche, à l’endroit de la planche, dans l’étang. Prends-le vite ! Il cherche à sortir de l’eau ; il se débat encore. Sauve ! sauve ! Faust. Reviens à toi ! Un seul pas, et tu es libre. Marguerite. Si nous avions seulement passé la montagne ! Là ma mère est assise sur une pierre. Le froid me saisit à la nuque… Là ma mère est assise sur une pierre et branle la tête ; elle ne hoche plus, elle ne cligne plus ; la tête lui est lourde ; elle a dormi si longtemps ! Elle ne veille plus. Elle dormait à souhait pour nos plaisirs. C’étaient d’heureux temps ! Faust. Puisque ni mes paroles ni mes instances ne peuvent rien, il faut que je t’emporte d’ici ! Marguerite. Laisse-moi ; non, pas de violence ! Ne me saisis pas si brutalement ! Autrefois n’ai-je pas tout fait pour toi par amour ? Faust. Le jour commence à poindre ! Ma mie, ma bien-aimée ! Marguerite. Le jour ! oui, il fait jour ! Le dernier jour pénètre ici ! Ce devait être mon jour de noces ! Ne dis à personne que tu as été déjà auprès de Gretchen. Oh ! ma couronne, c’en est fait ! Nous nous reverrons, mais pas à la danse. La foule se presse, on ne l’entend pas. La place, les rues ne la peuvent contenir. La cloche appelle, la baguette est rompue ! Comme ils me garrottent et me saisissent ! Me voilà déjà enlevée vers l’échafaud. Déjà palpite sur le cou de chacun le tranchant du couteau qui palpite au-dessus du mien. Le monde est muet comme la tombe. Faust. Oh ! pourquoi suis-je né ? Méphistophélès, paraissant à la porte. Alerte ! ou vous êtes perdus ! Désespoir inutile, irrésolution et bavardage ! Mes chevaux frémissent ! L’aube blanchit l’horizon. Marguerite. Qu’est-ce qui s’élève de terre ? Lui ! lui ! Chasse-le ! Que veut-il dans le saint lieu ? Il me veut ! Faust. Il faut que tu vives ! Marguerite. Justice de Dieu, je m’abandonne à toi ! Méphistophélès, à Faust. Viens ! viens ! ou je te plante là avec elle. Marguerite. Je suis à toi, Père, sauve-moi ! Vous, anges, saintes armées, déployez vos bataillons pour me protéger ! Henri, tu me fais horreur ! Méphistophélès. Elle est jugée ! Voix d’en haut. Elle est sauvée ! Méphistophélès, à Faust. Viens à moi ! (Il disparaît avec Faust.) Voix DU FOND, s’affaiblissant. Henri ! Henri !
« Je désire passionnément lire ce qui n’est pas encore publié de Faust, car je vous confesse que ce que j’en ai vu est pour moi le torse d’Hercule. »Schiller n’avait lu encore, selon toute apparence, que les grandes contemplations métaphysiques de Faust et de Méphistophélès dans les montagnes ; s’il avait lu les scènes pastorales, naïves, déchirantes, de la séduction de Marguerite et de ses amours à la fenêtre devant la lune, Schiller aurait ajouté au torse d’Hercule le torse de Vénus. La comparaison était caractéristique ; car, après Phidias, aussi divin dans l’expression de la force que dans l’expression de la grâce, il n’y avait eu que Goethe pour créer de la même main, du même ciseau et du même bloc, Faust et Marguerite !
« Je ne donne pas volontiers mon vieux linge », dit la femme de ménage au mari économe, « car on a mainte occasion de l’employer utilement, et, quand on en a besoin, on n’en trouve pas à prix d’argent ; mais aujourd’hui j’ai rassemblé avec plaisir ce que j’avais de meilleur en fait de chemises et de couvertures, car j’ai entendu dire qu’il y avait dans cette foule des enfants et des vieillards demi-nus. Et, dis-moi, veux-tu me pardonner ? j’ai aussi mis à contribution ton armoire : j’ai pris ta belle robe de chambre en fine cotonnade, cette indienne à fleurs si chaudement doublée de flanelle ; je l’ai donnée ; mais tu sais qu’elle est vieille et tout à fait hors de mode. »L’hôte regrette sa vieille robe de chambre, mais il pardonne en pensant au bien-être des infirmes qui s’envelopperont de sa dépouille. L’heure du soir allonge l’ombre des maisons sur la rue ; la foule rentre escortant la colonne fugitive.
« Regarde, dit l’hôtesse, voici déjà les curieux qui rentrent après avoir vu les pauvres émigrés. Probablement tout a traversé la ville maintenant. Vois comme leurs souliers sont couverts de poussière, comme ils ont le visage enflammé ; chacun a son mouchoir à la main, pour essuyer la sueur de son front. Je ne voudrais pas m’en aller ainsi, par la chaleur d’un pareil jour, courir après un si navrant spectacle ; c’est bien assez d’entendre le récit qu’on nous en fera. « Oui, répond l’aubergiste-cultivateur, c’est là un temps de moisson comme nous en avons rarement ; nous avons déjà rentré le foin bien séché dans le fenil, et nous rentrerons de même le blé dans la grange. Le ciel est clair, on n’y distingue pas le plus léger nuage, et depuis le matin il s’est levé un vent frais et agréable. Voilà un temps frais qui durera. Le blé est mur ; demain on commencera à faucher la riche moisson ! »Pendant que l’hôte et l’hôtesse s’entretiennent ainsi, on voit rentrer, dans une élégante calèche fabriquée à Landau, le riche marchand, avec ses filles, qui habite la maison nouvellement restaurée à neuf en face de l’hôtellerie, de l’autre côté de la place.
« Voici, dit de nouveau la bonne hôtesse, voici le pasteur et notre voisin le pharmacien ! Ils vont nous dire ce qu’ils ont vu là-bas. »Le pasteur et le pharmacien entrent ; ils s’attablent autour d’un pot à bière écumant dans l’arrière-salle de l’auberge. Ils causent, chacun selon son caractère, de l’événement de la journée. Le pharmacien décrit en termes pathétiques le douloureux convoi.
« Rien ne ressemble à ce spectacle, dit-il, si ce n’est le jour funèbre où l’incendie dévora notre pauvre petite ville, il y a vingt ans. »Le pasteur, jeune et modeste ecclésiastique, l’honneur de la ville, recommande à ses amis la confiance en Dieu et la charité. Un bruit de fer des chevaux qui font retentir le pavé sous la voûte de l’auberge interrompt l’entretien et lui fait prendre un autre tour. Le second chant commence.
« On voit, dit-il au jeune homme, que vous revenez tout changé et tout satisfait ; jamais il n’y eut tant d’animation dans vos yeux ; on voit que vous avez répandu vos dons parmi les affligés et que de bénédictions sont descendues sur vous ! »Herman raconte à sa mère l’épisode le plus touchant de son voyage.
« En suivant, dit-il, la route qui mène au village où la colonne fugitive va passer la nuit, j’aperçus une lourde charrette traînée par deux bœufs, les plus gros et les plus vigoureux de ce pays des étrangers. À côté de la voiture marchait d’un pas ferme et souple une jeune fille tenant à la main une longue baguette armée de l’aiguillon et conduisant en le pressant l’attelage. Quand elle me vit, elle s’approcha timidement, mais avec confiance, de moi, et me dit : “Nous n’avons pas été toujours dans cette humiliante situation où nous sommes aujourd’hui ; je ne suis pas encore habituée à demander à l’étranger cette aumône qu’il donne souvent à regret et seulement pour se délivrer de l’importunité du pauvre ; mais le besoin me force à parler. Là, sur la paille, languit la femme d’un homme riche de notre village ; elle vient d’accoucher, et j’ai eu bien de la peine à la sauver avec les bœufs de cette charrette. Nous ne pourrons arriver que bien tard après les autres ; à peine si cette pauvre femme garde un souffle de vie, et son nouveau-né repose tout nu entre ses bras. Si vous êtes de ces environs et si vous avez du linge qui vous soit inutile, donnez-le à cette malheureuse mère ! ” « Ainsi parla la belle jeune fille, et sur la paille où elle était étendue la pauvre femme, toute faible et toute pâle, se lève et me regarde. Moi je répondis à la jeune fille : “Il y a souvent un bon génie qui nous conseille et qui nous fait deviner les plus pressants besoins de nos frères. Ma mère, comme si elle avait pressenti vos besoins, m’a donné, pour ceux qui n’auraient pas de quoi se couvrir, ce paquet de hardes et de linge.” « Et aussitôt, dénouant les cordes par lesquelles il était lié, je remis à la jeune fille la robe de chambre de mon père, les chemises et les draps. Elle me remercia avec des transports de joie et s’écria : “Celui qui est heureux ne croit pas qu’il puisse y avoir encore des miracles, mais c’est dans l’angoisse du malheur qu’on reconnaît comment le doigt de Dieu conduit les bons cœurs à une bonne action. Puisse-t-il vous rendre à vous-même le bien qui nous arrive par vous ! ” « La pauvre femme en couches prit en souriant ce linge que la jeune fille lui tendait, et se réjouit surtout en sentant la douce flanelle tiède qui doublait la robe de chambre. “Hâtons-nous d’arriver au prochain village, où nos compatriotes doivent faire halte pour la nuit ; là je coudrai le linge pour la layette de l’enfant, et j’arrangerai avec soin tout ce qui sera nécessaire.” Elle me remercia encore et toucha les bœufs ; le char s’éloigna. Pour moi, j’arrêtai les chevaux et je restai. Un combat s’élevait en moi ; je ne savais ce qu’il y avait de mieux à faire, de courir rapidement au village de la halte et de partager entre les émigrés les provisions de bouche que j’avais apportées, ou de les remettre toutes à la belle et charitable jeune fille, afin qu’elle les distribuât elle-même entre les nécessiteux. Mon cœur décida : je courus après elle, je la rejoignis bientôt et je lui dis : « “Ma mère n’a pas seulement mis dans mon chariot du linge pour ceux qui en manquent, elle y a joint aussi diverses provisions qui sont là dans les coffres ; je veux remettre tout cela entre tes mains ; je suis plus sûr que, de cette manière, ses intentions seront bien accomplies ; car tu partageras ces provisions avec discernement, au lieu que moi je serais obligé de m’en rapporter au hasard. — Je les partagerai avec conscience, répondit-elle ; elles réjouiront celui qui est dans le besoin.” « J’ouvris les coffres de la voiture, j’en tirai les lourds jambons, le pain, les bouteilles de vin et de bière ; je lui donnai tout, et j’aurais voulu lui donner encore plus, mais les coffres étaient vidés. Elle déposa tout cela aux pieds de la malade ; puis elle s’éloigna, et je repris avec mes chevaux le chemin de la ville ! »Y a-t-il dans Homère ou dans Virgile une scène plus antique et plus naïvement racontée ? Et cependant la scène est d’hier, les mœurs sont du jour et du pays, et le sentiment en est de tous les temps. On respire néanmoins le christianisme jusque dans l’amour.
« C’était un dimanche, dit-elle : le feu consumait tout. J’avais passé la nuit d’angoisse hors de la ville, gardant les lits et les caisses ; enfin je m’endormis. Quand la fraîcheur du matin me réveilla, je vis la fumée et les charbons ardents et les murailles toutes noires et toutes nues de la ville. J’avais le cœur lourd, mais le soleil parut plus beau que jamais et le courage me revint. Je me levai à la hâte, je voulais revoir la place où avait été notre maison, et regarder si les poules que j’aimais tant avaient pu se sauver ; car j’avais encore le caractère simple et naïf d’un enfant. « Quand j’eus monté sur les décombres de la maison et de la cour qui fumaient encore, pendant que je contemplais cette demeure ainsi dévastée, toi tu arrivais de l’autre côté ; tu cherchais la place occupée par l’étable : un cheval y était resté ; les débris jonchaient le sol, mais le cheval avait disparu. Ainsi nous restions l’un en face de l’autre tristes et pensifs, car le mur qui séparait notre cour de la vôtre était tombé. Tu me pris la main et tu me dis : “Lise ! comment fais-tu pour venir ici ? Va-t-en ! va-t-en ! sur ces décombres encore enflammés tu brûleras tes souliers.” Tu me pris dans tes bras et tu m’emportas à travers la cour. Le porche de la maison était encore debout avec sa voûte, comme nous le voyons aujourd’hui : c’était tout ce qui restait ! Tu m’assis par terre, tu m’embrassas ; moi je me défendais, et tu me dis avec douceur : “Regarde, notre maison est renversée ; reste avec nous, aide-moi à la reconstruire ; j’aiderai ton père à rebâtir la sienne.” Mais je ne te comprenais pas jusqu’à ce que tu eusses envoyé ta mère parler à mon père, jusqu’à ce que notre mariage fût conclu. Je me souviens encore de ces poutres à demi brûlées et de ce soleil levant pourtant si beau, car ce jour-là m’a donné un mari, et à cette désolation m’est venu un fils ! Voilà pourquoi, mon Herman, j’aime à te voir ainsi penser enfin au mariage avec une douce confiance dans ce jour de calamité ; j’aime à te voir décidé à prendre la jeune fille de ton choix dans le tumulte de la guerre et au milieu des ruines. »Le père éloigne, par des propos d’aubergiste économe, l’idée de prendre une fille pauvre. —
« Heureux, dit-il, celui à qui ses parents donnent une maison en bon état et qui réussit à la meubler plus richement ! Aussi j’espère, Herman, que tu amèneras bientôt ici une fiancée avec une belle dot. »(Il fait allusion à une des filles du riche marchand, roulant en calèche et recrépissant à neuf sa haute maison de l’autre côté de la place, en face de l’auberge.)
« Ce n’est pas en vain, poursuit-il, que la mère de famille prépare, pendant de longues années, pour sa fille, la toile d’un tissu solide et fin, ce n’est pas en vain que les parrains lui conservent leur belle argenterie, et que le père enferme dans son armoire la belle pièce d’or devenue rare ; car, avec tous ces dons, la fiancée doit réjouir le jeune homme qu’elle aura préféré. Oui, je sais comme une femme se délecte dans la maison de son mari en retrouvant les meubles qu’elle y a apportés, et le lit et la table dont elle a fourni elle-même les draps et les nappes. »Enfin le père s’explique plus clairement et mentionne à son fils une des filles du riche marchand à la maison verte en face de la sienne. Herman répond avec embarras
« qu’il a songé longtemps, en effet, à la plus jeune de ces trois filles, mais que, sa timidité naturelle l’ayant fait railler dans cette maison sur son silence et sur la coupe trop rustique de ses habits, il a laissé échapper, par confusion, son chapeau de sa main, et il est sorti pour jamais de cette maison moqueuse ». Le père s’irrite à ces paroles contre la gaucherie et l’obstination de son fils ; Herman, humilié et contristé de ce reproche, se lève, pose doucement le doigt sur le loquet de la porte et sort. La mère, après une douce réprimande à son mari, sort à son tour pour aller consoler son fils.
« Mon fils, si tu désires tant conduire dans ta demeure une fiancée afin que la nuit soit aussi pour toi une douce moitié de la vie, et que le jour tu trouves le travail plus agréable et plus récompensé, tu ne peux pas le désirer plus vivement que ton père et que ta mère ! — Mais je crois maintenant que tu as fait un choix ! C’est cette jeune fille fugitive, n’est-ce pas, que tu as choisie ? »Herman avoue son amour. —
« Laisse-moi faire, lui dit sa mère attendrie ; les hommes se posent en face l’un de l’autre comme des rochers ; ton père est prompt, mais il est bon et tendre. Une fois le soir venu, quand le feu de ses paroles avec ses amis est évaporé, il devient doux et maniable, et il sent ses torts envers les autres. Allons ensemble lui parler ; nous mettrons dans nos intérêts nos deux voisins qui sont à table avec lui, et le digne pasteur nous secondera. »Elle dit, et ils rentrent en silence à la maison.
« Ne méconnaissez pas la jeune fille qui, la première, a touché l’âme muette de votre fils. Heureux celui qui épouse sa première bien-aimée, car alors les plus doux désirs ne languissent pas au fond de son cœur ! Un amour vrai transforme en un moment l’adolescent en homme. Herman n’a pas le caractère léger ou variable ; si vous repoussez sa demande, j’ai peur que ses plus belles années ne se consument dans la douleur. »Le pharmacien disserte longuement, en homme qui veut masquer sa sensibilité sous un certain pédantisme de diplomatie bourgeoise. Il propose d’aller préalablement lui-même avec le pasteur prendre et peser les renseignements sur la jeune fille dans le village où les émigrés campés avec leurs familles et leurs bagages ont fait halte pour la nuit. Ce parti, qui concilie la prudence du père avec la tendresse pressée de la mère et l’amour impatient d’Herman, est accepté d’un consentement commun. Les deux négociateurs se proposent de partir dans le chariot de poste d’Herman. Ici la poésie allemande redevient homérique sous la plume de Goethe. Toutes les fois qu’on se rapproche de la nature et de la vie du peuple, on redevient antique. Lisez.
« Herman court à l’écurie, où les chevaux vigoureux repuisent leur force en mangeant l’avoine choisie et le foin des meilleures prairies. Il leur glisse entre les lèvres le mors luisant, il passe les courroies dans les boucles argentées, il attache les longues et larges rênes et conduit ses limoniers dans la cour. Le serviteur empressé, prenant le chariot par le timon, le fait avancer lourdement dans la cour. Herman et lui mesurent la longueur des rênes et attellent les chevaux qui traînent avec rapidité le char. Herman saisit son fouet, s’asseoit sur le siége et conduit la voiture sous la voûte de la grande porte ; les deux amis, le pasteur et le pharmacien, prennent place au fond du chariot. Il roule rapidement, laissant derrière les roues le pavé des rues, les murs de la ville et les tours reblanchies à neuf des remparts. Herman ne ralentit la course de ses chevaux qu’au moment où il aperçoit tout près devant lui le clocher du village et les premières maisons entourées de jardins. « Descendez maintenant, dit-il à ses compagnons de route, et allez vous informer si la jeune exilée est vraiment digne de la main que je lui présente. Si je n’avais que moi à consulter, je courrais au village, et elle déciderait d’un mot de mon sort. Allez ! vous la distinguerez aisément entre toutes ses compagnes, car il serait difficile de trouver une figure semblable à la sienne. Mais je vais vous indiquer seulement comment sont ses vêtements : un corset rouge, lacé avec souplesse, serre sa poitrine légèrement arrondie ; un jupon noir lui emboîte étroitement la taille ; le rebord plissé de sa chemise entoure son doux visage et son gracieux menton. Sa figure ovale porte l’empreinte de la paix, de son âme et de la franchise de son caractère ; ses longs cheveux se reploient sur ses tempes en nattes épaisses, retenues au sommet de sa tête par de grosses épingles d’argent ; à son corset est suspendue une robe bleue qui, dans ses plis multipliés, enserre son beau corps. Mais, je vous en prie, ne lui parlez pas, à elle ; ne laissez pas soupçonner vos intentions ; interrogez les anciens, et voyez ce qu’ils raconteront d’elle. Voilà ce que j’ai pensé en route. »
« Je crains, leur dit-il, qu’elle n’ait déjà frappé dans la main d’un heureux jeune homme de son pays, et je me vois tout honteux devant elle de mes propositions rejetées. »Les deux négociateurs le rassurent en vain ; ils lui proposent de sonder le cœur de la jeune étrangère.
« Herman a à peine écouté ces paroles. Sa résolution est prise. — Arrive ce qui pourra, dit-il, je veux aller moi-même apprendre mon sort de sa bouche. J’ai en elle une confiance comme jamais homme n’en a eu pour aucune femme. Ses paroles seront sages, raisonnables, j’en suis sûr. Dussé-je la voir pour la dernière fois, je veux du moins rencontrer encore le regard plein de franchise de cet œil noir. Dussé-je ne jamais la presser sur mon cœur, je veux contempler encore cette poitrine et ces épaules que je voudrais enlacer dans mes bras. Je veux voir cette bouche dont un baiser et un oui me rendront heureux à tout jamais, et dont un non peut me perdre aussi à tout jamais. Mais laissez-moi aller seul, et ne m’attendez pas. Retournez auprès de mon père et de ma mère, pour leur dire que leur fils ne s’était pas trompé et que l’étrangère est digne d’être aimée. Laissez-moi seul. Je m’en retournerai par le sentier qui passe auprès du poirier, en bas de la colline. Oh ! si j’avais le bonheur de la ramener avec moi ! Peut-être aussi reprendrai-je seul ce sentier, pour ne plus jamais le revoir avec joie. « En disant ces mots, il remit les rênes entre les mains du pasteur, qui, maîtrisant les chevaux, monta dans la voiture et prit la place du conducteur. « Mais toi, tu t’arrêtes, ô prudent pharmacien ! et tu dis au pasteur : Mon ami, je vous confierais volontiers mon cœur, mon âme, mon esprit ; mais mes jambes et mon corps ne semblent pas trop en sûreté si les rênes sont remises entre les mains d’un ecclésiastique. « — Asseyez-vous, répond le pasteur en souriant, et confiez-moi sans crainte votre corps ainsi que votre âme. Ma main est depuis longtemps exercée à tenir des rênes, et mon œil à prévoir les détours du chemin. Quand j’accompagnais à Strasbourg le jeune baron, nous étions habitués à sortir en voiture, et tous les jours le char conduit par moi passait sous la porte sonore, et courait au loin dans la plaine, sous les tilleuls, à travers les chemins poudreux et la foule animée des promeneurs. « À demi rassuré, le pharmacien prit place dans la voiture, et s’assit comme un homme prêt à s’élancer prudemment dehors. Les chevaux galopent, impatients de regagner l’écurie. La poussière vole en tourbillons sous leurs pieds rapides. Le jeune homme regarde encore longtemps cette poussière, puis il disparaît et reste là comme privé de sentiment. « Comme le voyageur qui, le soir, fixant encore ses regards sur les derniers rayons du soleil, voit flotter son image dans un bosquet obscur, puis auprès d’un rocher, et, de quelque côté qu’il se tourne ensuite, croit toujours la voir courir devant lui et se reproduire en couleurs étincelantes, ainsi la suave image de la jeune fille se montre aux yeux d’Herman et paraît suivre le sentier qui s’en va à travers les champs de blé… Mais, ce n’est pas une illusion, c’est elle-même ! Elle porte une grande cruche et une plus petite à anse, et se dirige vers la fontaine. »Leur entrevue et leur conversation à la fontaine est biblique.
« Leur image penchée sur l’eau limpide se réfléchit sur le ciel bleu peint dans le bassin ; ils s’y voient en puisant l’eau, ils s’y sourient, et s’y inclinent amicalement l’un devant l’autre. — “Laisse-moi boire”, lui dit Herman en badinant. Elle lui tend sa cruche ; puis tous deux se reposent avec une confiance mutuelle, appuyés sur les cruches. Mais ils ne se parlent pas d’amour. — “Je suis ici pour toi, dit simplement Herman. Ma mère désirait depuis longtemps avoir dans sa maison une jeune fille qui lui devînt utile, non seulement par son travail, mais aussi par son affection, et qui remplaçât auprès d’elle la fille qu’elle a malheureusement perdue ! ” »
« L’orpheline comprend ce qu’il semble hésiter à lui dire ; elle accepte le titre de servante dans la maison de la mère d’Herman. Herman cache son secret et sa joie dans son cœur. Il veut porter, au retour de la fontaine, une des cruches de Dorothée ; elle refuse. “Laissez-moi, dit-elle ; celui qui désormais doit me commander dans la maison de sa mère ne doit pas paraître me servir. Ne me plaignez pas ; toute femme apprend de bonne heure à servir selon la vocation qui lui est assignée par sa condition. Voyez, la jeune fille sert un frère, elle sert ses parents ; toute sa vie se passe à aller et à venir, à porter maint fardeau, à préparer ceci ou cela pour les autres.” À son retour elle soigne la pauvre femme accouchée et distribue l’eau et le pain entre tous les autres petits enfants de la pauvre femme. »Greuze n’a pas de plus touchant tableau de famille sous son pinceau. Le traducteur est poète ici comme le modèle.
« Ils s’en vont tous les deux à pied aux rayons du soleil couchant ; ils causent de la pluie et du beau temps ; ils se plaisent à voir les hautes tiges des blés que le vent incline, et qui, le long du sentier où ils passent, s’élèvent à la hauteur de leurs fronts. »Cependant Dorothée interroge prudemment son nouvel ami sur le caractère de ses parents qu’elle va servir, afin de leur complaire en toute chose.
« Et toi, maintenant », lui dit-elle après avoir reçu toutes ses instructions, « dis-moi comment je dois en agir avec toi, fils unique de mes maîtres, qui seras mon maître aussi. »
« Que j’aime cette douce lumière de la lune ! C’est une clarté presque aussi vive que celle du jour. Je vois distinctement les maisons, les tours de la ville, et j’aperçois une fenêtre au-dessous du toit ; il me semble que je pourrais en compter les vitres. « — Cette maison que tu aperçois, dit le jeune homme, est notre demeure ; c’est là que je te conduis, et cette fenêtre est celle de ma chambre, qui deviendra la tienne peut-être, car nous ferons des changements dans notre maison. Ces blés qui sont mûrs pour la moisson de demain sont à nous ; nous viendrons nous asseoir à l’ombre de ce poirier et prendre ici notre repas. Mais, viens, descendons par le sentier de la vigne et du jardin ; car, vois, l’orage approche, et le nuage enveloppera bientôt la clarté de la lune. »Tous deux se lèvent et descendent dans le champ couvert de blonds épis, heureux de voir la lueur nocturne qui les éclaire encore ; ils avancent ensuite dans la vigne et cheminent dans l’obscurité. Herman conduit la jeune étrangère le long des escaliers aux degrés rustiques et informes placés sous la treille qui les obscurcit ; elle s’avance à pas tremblants en appuyant sa main sur l’épaule d’Herman. La lune projetait à travers les pampres quelques lueurs vacillantes ; mais, bientôt voilée entièrement de nuages, elle laisse le jeune couple dans une complète obscurité.
« Herman soutient d’un bras robuste et avec précaution la jeune fille penchée sur lui ; mais, comme elle ne connaît ni le chemin ni ses sentiers difficiles, elle fait un faux pas ; le pied lui manque et craque légèrement. Elle est près de tomber ; mais elle glisse sur lui ; il étend à la hâte le bras et soutient sa bien-aimée. Elle s’incline doucement sur son épaule ; leurs poitrines, leurs joues se touchent, et lui reste là, immobile comme le marbre, enchaîné par son austère volonté. Il n’ose l’étreindre plus fortement, mais il se raffermit pour lui servir d’appui. Chargé de son doux fardeau, il sent les battements du cœur de la jeune fille, il respire le parfum de son haleine et supporte avec un mâle sentiment cette femme qui fait l’honneur de son sexe. « Cependant elle cache la douleur qu’elle éprouve au pied et lui dit en riant : “S’il faut en croire les gens bien avisés, quand notre pied craque non loin du seuil de la maison où l’on se dispose à entrer, c’est un signe de malheur. J’aurais pourtant voulu recevoir un meilleur présage. Mais arrêtons-nous un moment, afin que tes parents ne te reprochent pas de leur amener une fille boiteuse et d’être un hôte peu intelligent.” »
« Les parents d’Herman et leurs deux amis s’étonnent de la taille et de la beauté de la jeune étrangère, qui s’accorde si bien avec celle d’Herman ; et, quand ils se présentent tous deux sur le seuil, la porte semble trop petite pour eux ! « Des exclamations un peu légères du père sur la beauté séduisante de l’étrangère amenée par son fils blessent le pudique orgueil de la jeune fille ; ne sachant pas le sens que le père donne à ses paroles, et croyant qu’on offense ainsi en elle la domesticité chaste à laquelle elle se croit encore destinée, elle se tient immobile et triste ; une rougeur subite colore son cou et son visage ; elle reproche doucement au vieillard de n’avoir pas assez de pitié envers celle qui franchit le seuil de la porte d’une maison étrangère pour y servir. Le pasteur s’interpose, sans s’expliquer encore complétement. Le malentendu gonfle le cœur et fait déborder les larmes de fierté des yeux de Dorothée ; elle veut partir à l’instant d’une maison où l’on ne la respecte pas assez. Elle avoue son penchant pour Herman et sa joie secrète quand elle l’a vu revenir près d’elle à la fontaine. “J’avais conçu peut-être, dit-elle, l’idée de devenir un jour digne de son choix ; mais vous me faites sentir ma folie, la différence irrémédiable de nos deux conditions, et la distance qui existe entre le jeune homme riche et la jeune fille pauvre. Laissez-moi m’en aller avant d’avoir éprouvé plus douloureusement cette humiliation ; ni la nuit qui enveloppe la terre, ni l’orage que j’entends gronder, ni la pluie d’averse qui tombe, ni le vent qui mugit dans les arbres, rien ne m’arrêtera ici.” « À ces mots elle s’avance résolument vers la porte, portant sous son bras le petit paquet avec lequel elle était venue ; mais la mère la saisit des deux mains et lui dit avec étonnement : « “Que signifient cette résolution et ces larmes sans cause ? Non, je ne veux pas te laisser partir ; tu es la fiancée de mon fils.” « Le père, toujours un peu aigri par la déception de ses vues ambitieuses, veut aller se coucher pour éviter cette scène d’attendrissement, de reproches et de larmes. Herman, soutenu par sa mère et par les voisins, s’avance vers Dorothée et lui dit d’une voix tremblante d’émotion et d’amour : « “Ne regrette pas ces larmes et cette douleur passagère, car elles ont assuré mon bonheur et le tien aussi. Non, je ne suis pas allé à la fontaine du village voisin pour y chercher en toi une servante, mais pour t’amener ici comme ma fiancée ; mais, hélas ! mon regard timide ne pouvait discerner le penchant de ton cœur ; quand tu me saluas dans le miroir de la source, je n’aperçus que de l’amitié dans tes yeux ! ” « Le pasteur explique tout à la jeune fille et restitue le véritable sens aux propos mal compris du père. Les amants s’embrassent. Dorothée tombe aux genoux de l’aubergiste et lui demande pardon de sa fierté. “Les devoirs, dit-elle, que la servante s’engageait à remplir, c’est la fille qui les remplira désormais avec amour ! ” »Tous se donnent le baiser de paix et pleurent en silence des larmes de joie. Le pasteur échange les anneaux et bénit les amants. Le délicieux poème finit par une allusion patriotique et héroïque aux devoirs sévères que l’orage du continent et l’invasion française imposent à tous ceux qui peuvent porter les armes et sacrifier même la plus tendre épouse à la mort acceptée pour défendre son pays. Nous ne connaissons rien dans les langues modernes d’analogue à ce charmant et sévère morceau d’antiquité transporté dans notre âge. On croit, en achevant de le lire, sortir d’une tente des patriarches où l’on s’est entretenu avec Jacob ou avec Lia. Un parfum de piété et d’amour sort de tous les vers ; le cœur est doucement ému, mais jouit de son émotion comme d’une vertu. C’est la poésie édifiante, c’est la sainteté de l’amour portées par un grand poète à sa plus simple et à sa plus épique expression. Oh ! si tous les peuples avaient de pareils poèmes à feuilleter les jours de loisir entre leurs mains au lieu des saletés cyniques de leurs corrupteurs populaires, combien la poésie prendrait un rôle nouveau et saint dans les mœurs ! et combien le génie des Goethes futurs deviendrait un puissant auxiliaire de la liberté et de la vertu !
antiquissimum purissimum
!), le monde physique comme le monde moral avait commencé par un état plus parfait, plus pur et plus lumineux, par un Éden dans lequel l’homme naissant avait entendu les confidences de Dieu par des révélateurs divins. Ces confidences et ces révélations de la science suprême avaient longtemps éclairé et régi le monde oriental ; puis elles s’étaient égarées, troublées,
taries dans les sables, et, pour leur rendre leur pureté, il fallait, par des révélations purement humaines, les passer de siècle en siècle au filtre de la science et de la raison.
Voilà les véritables croyances religieuses de Goethe.