Littérature dramatique de l’Allemagne.
Le drame de Faust par Goethe
« Le 28 août 1749 », dit-il lui-même dans son mémorial domestique, « je vins au monde à Francfort-sur-le-Main, pendant que l’horloge sonnait midi. »Il était né dans une ville libre ; heureusement né, ni trop haut, où l’on est facilement corrompu par l’orgueil de la naissance, ni trop bas, où l’on est facilement avili par la servilité d’une condition inférieure ; il était né à ce degré précis de l’échelle sociale où l’on voit juste autant d’hommes au-dessus de soi qu’au-dessous, et où l’on participe, par égale portion, de la dignité des classes aristocratiques et de l’activité des classes plébéiennes ; heureux milieu qui est le vrai point d’optique de la vie humaine. Son père était le premier magistrat élu de la bourgeoisie de Francfort ; la maison gothique et sombre qu’il habitait dans une rue déserte de Francfort rappelait, par sa vétusté, par ses escaliers tournants, par ses vestibules fermés de grilles de fer sur la rue, et par ses fenêtres sans symétrie, échelonnées sur la façade, la demeure forte du gentilhomme allemand, interdite aux séditions du peuple comme aux assauts de la féodalité. Francfort était la Florence de l’Allemagne, moins les Médicis ; ville où le négoce ne dérogeait pas à la noblesse, et où les arts illustraient les métiers. L’enfance de Goethe, sur laquelle il s’appesantit trop dans ses Mémoires, à l’exemple de Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions, ne mérite pas d’être regardée avant l’âge où les sensations deviennent des idées. On trouve les premières prédispositions de l’enfant à la rêverie, maladie féconde des grandes imaginations, dans la description de la chambre haute où son père lui faisait étudier ses leçons. Qui de nous ne se reconnaît pas dans cette peinture de l’enfant captif au dernier échelon de quelque cage paternelle ?
« Au second étage de notre maison, dit-il, il y avait une chambre dont les fenêtres étaient couvertes de plantes, afin de remplacer un véritable jardin que nous ne possédions pas. La vue donnait sur les jardins de nos voisins et sur une plaine fertile, qu’on découvrait par-dessus les murs de la ville. C’est dans cette chambre qu’en été je venais apprendre mes leçons, contempler un orage, admirer le coucher du soleil et soupirer après la campagne. J’y voyais aussi nos voisins se promener dans leurs jardins, arroser leurs fleurs, regarder jouer leurs enfants, et se livrer avec des amis à toutes sortes d’amusements. Plus d’une fois le bruit d’une boule qu’on lançait et des quilles qu’elle faisait tomber arrivait sourdement jusqu’à moi. Tout ceci éveillait dans mon jeune cœur d’incertains désirs et un besoin de solitude tellement en harmonie avec mes dispositions à la gravité rêveuse et aux vagues pressentiments que je ne tardai pas à en être visiblement influencé. Au reste, notre maison, si pleine de recoins obscurs, était très propre à entretenir de semblables penchants. Pour comble de malheur on croyait alors que, pour guérir les enfants de la crainte du surnaturel, il fallait les accoutumer de bonne heure à l’envisager sans effroi. Dans cette conviction on nous força à coucher seuls, et lorsque, ne pouvant plus maîtriser nos terreurs, nous nous échappions du lit pour nous glisser dans la compagnie des valets et des servantes, notre père, enveloppé dans sa robe de chambre mise à l’envers, et, par conséquent, suffisamment déguisé pour nous, nous barrait le passage et nous faisait retourner sur nos pas. Le résultat de ce procédé est facile à comprendre. Le moyen de se débarrasser de la peur quand on se trouve entre deux situations également propres à l’exciter ! Ma mère, dont l’affabilité et la bonne humeur ne se démentaient jamais, et qui aurait voulu voir tout le monde dans les mêmes dispositions d’esprit, eut recours à un moyen plus aimable et qui lui réussit à merveille : celui d’entre nous qui n’avait pas eu peur la nuit recevait, le matin, une ample distribution de friandises. Bientôt nous vainquîmes complétement nos terreurs, parce que nous trouvâmes notre intérêt à le faire. « Mon père avait suspendu, dans la salle d’entrée, une collection de vues de Rome, gravée par quelques habiles prédécesseurs de Piranese, qui avaient une entente merveilleuse de l’architecture et de la perspective. Grâce à ces gravures, je contemplais chaque jour la place du Peuple, le Colisée, la place et l’église de Saint-Pierre. Ces divers points de Rome m’impressionnèrent si vivement que, malgré son laconisme habituel, mon père se plut souvent à me les expliquer. Il avait, au reste, une grande prédilection pour tout ce qui tenait à l’Italie, et il employait une partie de son temps à composer et à revoir la relation du voyage qu’il avait fait en ce pays, et d’où il avait rapporté une collection de marbres et de curiosités naturelles. »
« Quand le vin commença à manquer sur la table, un des jeunes gens appela la servante, et je vis entrer une jeune fille d’une beauté éblouissante, et d’une modestie d’attitude et d’expression qui contrastait avec le lieu où nous étions. « Elle nous salua avec une grâce timide. « — La servante est malade, dit-elle ; elle vient de se coucher ; que lui voulez-vous ? « — Nous n’avons plus de vin, dit un des jeunes buveurs ; tu serais bien aimable si tu voulais aller nous en chercher. « La jeune fille prit quelques flacons vides et sortit ; je la suivis des yeux avec admiration. Un joli bonnet noir à la mode allemande s’adaptait étroitement à sa petite tête, qu’un col long et mince attachait gracieusement à une nuque souple et à des épaules d’une forme statuaire. Tout en elle était accompli, et je jouissais tranquillement du charme de sa personne en la regardant s’en aller, car, lorsqu’elle était devant moi, mon imagination était fascinée par ses yeux si purs et si calmes et par sa bouche si délicate. Je fis des reproches à mes amis de ce qu’ils avaient fait sortir cette enfant si tard dans la soirée. Ils se moquèrent de moi, en me disant qu’elle n’avait que la rue à traverser pour aller chez le marchand de vin. Gretchen, c’était le nom de cette jeune fille, revint en effet au bout de quelques minutes. On la fit asseoir à la table de ses cousins ; elle trempa ses lèvres dans un verre de vin à notre santé ; puis elle se retira en recommandant à ses cousins de ne pas faire trop de bruit, parce que sa tante, leur mère, allait se mettre au lit. « Depuis cet instant l’image de Gretchen me poursuivit partout ; n’osant aller chez elle, je me rendis à l’église de sa paroisse ; j’eus le bonheur de la voir. Les cantiques du culte protestant ne me parurent pas trop longs cette fois, car, tandis que tout le monde chantait, je m’enivrais du bonheur de regarder cette adorable jeune fille. Je sortis immédiatement derrière elle ; je n’eus cependant pas le courage de lui parler, je me bornai à la saluer ; elle me répondit par un léger signe de tête. »
« Je cherchai à leur complaire en écrivant ces vers ; mais, m’impatientant contre moi-même, je jetai la plume. Cela ne va pas ! m’écriai-je. — « Tant mieux ! dit Gretchen à demi-voix ; vous ne devriez pas vous mêler de cette tromperie. Et, quittant son rouet, elle vint s’asseoir près de moi. « Mes cousins, me dit-elle, ne sont au fond ni méchants ni vicieux, mais l’amour du divertissement les entraîne quelquefois à des plaisanteries dangereuses. Je suis entièrement dans leur dépendance, et cependant j’ai refusé de copier votre déclaration d’amour. Comment donc un jeune homme riche et indépendant comme vous l’êtes peut-il se prêter à une mauvaise plaisanterie qui finira mal ? « Elle lut mes vers. C’est bien joli, dit-elle ; c’est dommage qu’on ne puisse pas en faire un usage sérieux. — « Vous avez raison, lui dis-je ; mais supposez un moment qu’un jeune homme qui vous adore mette cette déclaration de tendresse sous votre main en vous conjurant de la signer de votre nom ; que feriez-vous ? « Elle rougit, sourit, réfléchit un moment, prit la plume, et écrivit sans rien dire son nom au bas des vers. « Je me levai tout hors de moi, et j’allais la serrer dans mes bras ; mais elle me repoussa doucement. — « Point de familiarité légère, me dit-elle : c’est trop vil ; mais de l’amour innocent, si vous en êtes capable. Maintenant partez avant que mes cousins reviennent du jardin. « Je n’avais pas la force de me retirer ; elle prit, pour m’y décider, une de mes mains entre les siennes. Mes larmes étaient près de couler, je crus voir ses yeux se mouiller. J’appuyai mon front un instant sur ses mains et je m’enfuis précipitamment. Jamais encore je ne m’étais senti si troublé !… »
« Jusque-là, dit-il, Gretchen n’avait pas cessé de filer au rouet dans l’embrasure de la fenêtre. À ce moment elle se leva, vint s’asseoir au bout de la table, y appuya ses deux bras enlacés sur lesquels elle posa ses deux mains, attitude qui lui seyait admirablement, et qu’elle conservait quelquefois pendant plusieurs heures sans faire d’autre mouvement que quelques légers signes de tête provoqués par ce qu’elle voyait, entendait autour d’elle, ou par ce qu’elle pensait en elle-même. »
« Bientôt cependant, dit Goethe, je devins inquiet et rêveur ; il me sembla que j’avais trouvé tout ce qui manquait à mon bonheur dans la fiancée d’un autre. Charlotte aimait à m’avoir pour compagnon de ses promenades ; le fiancé se joignait à nous toutes les fois que son emploi le lui permettait. Nous contractâmes ainsi l’habitude de vivre constamment ensemble ; c’était ensemble que nous parcourions les champs encore humides de rosée, que nous écoutions l’hymne de l’alouette et le gai rappel de la caille. Quand la chaleur du jour nous accablait, quand des orages d’été éclataient sur nos têtes, nous nous rapprochions les uns des autres, et, sous influence de ce constant amour mutuel, tous les petits chagrins de famille disparaissaient. »Goethe, obligé de s’éloigner un moment, trouva Charlotte refroidie pour lui à son retour ; il s’éloigna pour plus longtemps, et il apprit, sur les bords du Rhin, le suicide du jeune Jérusalem. Il en attribua, peut-être imaginairement, la cause au même sentiment qu’il avait ressenti pour Charlotte et au désespoir qu’avait éprouvé Jérusalem en contemplant le bonheur paisible de cette jeune femme unie à son fiancé.
Que nous reste-t-il si nous perdons le respect au moins de notre misère ? Mais revenons à Faust ; nous en sommes bien loin, car nous n’en sommes qu’à ses parodistes.Sese ipsum deserere turpissimum est !
« Ah ! philosophie, science, théologie ; ainsi j’ai tout sondé avec une infatigable obstination, dit-il avec amertume, et maintenant, pauvre insensé, me voilà aussi avancé qu’en commençant, et j’ai appris qu’il n’y a rien à savoir ! Aucun scrupule cependant ne m’a entravé ; je ne crains ni enfer ni diable ; je n’ai ni biens, ni argent, ni honneurs, ni crédit dans le monde : un chien ne voudrait pas de la vie à ce prix-là ! C’est pourquoi, à la fin, je me suis précipité dans la magie… Oh ! si, par la force de l’esprit et de la parole, certains arcanes m’étaient enfin révélés ! Si je pouvais découvrir ce que contient le monde dans ses entrailles ! » (Il regarde le firmament.) « Oh ! que ne jettes-tu un dernier regard sur ma misère, rayon argenté de la lune, toi qui m’as vu tant de fois après minuit veiller sur ce pupitre ! Alors c’était sur un monceau de livres et de papiers, ma pauvre amie de là-haut, que tu m’apparaissais… Hélas ! si je pouvais au moins, sur les cimes des montagnes, errer dans ta douce lumière, flotter au bord des grottes profondes avec les esprits incorporels, m’étendre sur les prés avec ton crépuscule, et, libre de toutes les angoisses de la science, me baigner, plein de vie et de santé, dans tes rosées ! « Qu’ai-je pour horizon au lieu de cela ? un amas de livres rongés des vers, couverts de poussière ; partout autour de moi des télescopes, des boîtes, des instruments de physique ou de chimie vermoulus, héritages de mes ancêtres ! « Et cela est un monde ! Et l’on appelle cela un monde ! »Après une longue et vaine lamentation sur la vanité de la science pour le bonheur ou même pour la lumière, Faust ouvre négligemment un volume cabalistique ; il tombe par hasard sur le signe qui donne à l’homme la toute-puissance sur la nature et la toute-félicité.
« Ciel ! s’écrie-t-il, comme tous mes sens viennent de tressaillir à ce signe ! Je sens tout à coup la jeune et sainte sève de la vie bouillonner dans mes nerfs et dans mes veines. Suis-je devenu un dieu ? Tout m’est révélé clair et facile. »Ici un hymne magnifique, semblable sans doute à celui qui fit explosion des lèvres de la première créature intelligente, quand le monde entra avec son premier regard dans sa prunelle ! Nous ne le reproduisons pas, cet hymne, à cause de son étendue ; mais que le lecteur se représente le chant de la joie céleste dans la présence de Dieu. Puis Faust tourne le feuillet, et tout se voile, tout se trouble, tout se transfigure.
« Le ciel se couvre ; la lune retire sa lumière ; la lampe s’éteint, elle fume ; des lueurs de feu rouge tremblent sur mes tempes. »C’est l’Esprit corrompu de la terre qui s’approche et qui lui apparaît.
« Trouverai-je en eux ce qui me manque ? dit-il ; irai-je feuilleter ces milliers de volumes pour lire que partout les hommes se sont agités de même pour améliorer leur sort et qu’un homme heureux n’a jamais vécu ? Et toi, crâne vide, qui parais rire de mes aspirations, ton ricanement veut-il me dire que l’esprit qui l’habitait s’est jadis fourvoyé comme le mien ? Tu cherchais la pure lumière, n’est-ce pas ? et tu as erré misérablement dans les ténèbres avec la vaine soif de la vérité !… Mystérieuse même en plein jour, la nature ne se laisse pas dépouiller de ses voiles, et, ce qu’elle veut cacher à ton esprit, tous tes efforts ne l’arracheront pas de son sein. »Il aperçoit une fiole d’opium qui se trouve sur les tablettes de son laboratoire ; à l’instant l’ivresse d’un bonheur imaginaire s’empare de ses sens, et il chante des félicités inouïes.
« Buvons courageusement, se dit-il ; il est temps de franchir ce pas de la vie à la mort, dût-il nous conduire au néant !… « Sors maintenant de ton antique étui, coupe limpide, coupe de cristal si longtemps oubliée ; tu brillais jadis aux fêtes des aïeux, et, lorsque tu passais de main en main, les fronts soucieux se déridaient ; c’était le devoir du convive de célébrer en vers la beauté et de te vider d’un seul trait. Tu me rappelles maintes nuits de ma folle jeunesse ; cette fois je ne te passerai plus à mon voisin, et mon esprit ne s’exercera plus à vanter l’artiste qui t’a façonnée ; en toi repose une liqueur qui donne une rapide ivresse ; je l’ai préparée, je l’ai choisie ; qu’elle soit pour moi le suprême breuvage ! Je la consacre comme une libation solennelle à l’aurore du jour. »Il porte la coupe à ses lèvres. À ce moment un chant de voix célestes se fait entendre dans les airs ; c’est le matin du jour de Pâques. Le chœur invisible chante en vers et en musique triomphale :
La main de Faust s’abaisse ; la coupe lui échappe. Les cloches de la cathédrale résonnent et se mêlent à l’angélique mélodie du jour de Pâques dans le ciel et sur la terre. L’homme endurci s’amollit à ses joies religieuses d’enfance.
« Cantiques célestes, s’écrie-t-il, puissants et doux ! pourquoi me cherchez-vous dans la poussière ? Résonnez aux oreilles de ceux que vous pouvez consoler. J’entends bien le message que vous m’apportez, mais la foi me manque pour y croire ! Le miracle n’existe que pour la foi. Je ne puis m’élever vers ces sphères d’où la bonne nouvelle retentit ; et cependant, accoutumé d’enfance à cette voix, elle me rappelle à la vie. Autrefois un baiser du divin amour descendait sur moi dans ce recueillement solennel du dimanche ; le bruit des cloches remplissait mon âme de pressentiments, et ma prière était une voluptueuse extase ; une ardeur sereine, ineffable, me poussait à travers les bois et les champs, et là, seul, je fondais en larmes, et je sentais comme éclore en moi tout un monde. Ce souvenir vivifie mon cœur rajeuni et me détourne de la mort ! Ô chantez ! sonnez, chantez encore, anges et cloches ! Une larme a coulé, la terre m’a reconquis ! »Les chants et les cloches recommencent à se faire entendre :
« Regarde », dit-il à Wagner dans des vers semblables à des odes d’Horace ou d’Hafiz ; « voilà le fleuve et le ruisseau délivrés de leur couche de glace, etc. Tourne maintenant, du haut de ces sommets, les regards vers la ville ; hors de la sombre porte, toute une foule variée se penche ; chacun veut s’ensoleiller aujourd’hui. Ils fêtent la résurrection du Seigneur, et eux-mêmes semblent des ressuscités du fond de leurs demeures, de leurs chambres étroites, de leurs servitudes de négoce ou de métiers, de leurs bouges infects, de leurs rues fangeuses, de la nuit livide, de leurs cathédrales. Regarde un peu comme dans les jardins et les prés cette foule s’extravase, comme la rivière balance mainte barque joyeuse ! J’entends déjà la musique des ménétriers dans les villages ; c’est le paradis du peuple. »
« Quelle joie ce doit être pour toi, ô grand homme ! lui dit son disciple, de te voir ainsi honoré par cette multitude ! Bienheureux celui qui peut faire un si puissant et si salutaire emploi de ses facultés ! Le père le montre à son enfant ; on s’informe, on s’attroupe, on s’empresse ; la musique s’interrompt, la danse s’arrête. Tu passes ; ils se rangent en haie, les bonnets volent en l’air. Peu s’en faut qu’ils ne s’agenouillent comme devant l’image de la Divinité ! »Faust déprécie éloquemment ces hommages et se dénigre lui-même.
« Regarde plutôt décliner le soleil couchant, le jour expiré !… « Oh ! que n’ai-je des ailes pour m’enlever dans les airs et tendre incessamment vers lui ? Je verrais dans un éternel crépuscule ce globe dont je n’entendrais pas le bruit à mes pieds. »Voici la poésie de l’infini devenue mélancolie lyrique ; elle dicte à Faust des vers dignes d’être répétés par l’écho des firmaments. Nous souffrons de ne pas les reproduire à votre oreille ; mais ces entretiens seraient un volume si je n’abrégeais pas la partie extatique de ce prodigieux poème pour laisser au drame pathétique l’espace qui lui appartient. Plaignez-moi d’abréger et plaignez-vous vous-mêmes de ne pas tout entendre.
« Au commencement était le Verbe.— Non, non, se dit-il à lui-même, au commencement était la force ! la force, le dieu du monde ! »Le chien gémit et hurle à côté de lui. Ici une imitation de la scène des sorcières de Shakespeare défigure un peu cette belle œuvre. Le chien, aux paroles enchantées de Faust, apparaît tout à coup sous forme humaine derrière le poêle du jeune docteur. Ceci est évidemment de la part de Goethe un sacrifice à la triviale popularité de la tradition puérile de l’Allemagne. Il faut laisser cette scène aux enfants et au peuple infatués de la sorcellerie du moyen âge, et ne voir dans le barbet changé en homme, et en homme cachant un esprit démoniaque sous ses formes humaines, que l’inspiration manichéenne du mal conseillant le mal à tout ce qui respire. Ceci admis, le rôle du mal, caché sous la forme de Méphistophélès, devient vrai comme le monde réel et pittoresque comme l’incarnation de toute perversité. Goethe, quoique bien peu avancé dans la vie, puisqu’il n’avait que quarante ans quand il composait Faust, se montre un observateur consommé de la malice humaine et de la séduction par la passion. S’il avait peu senti par lui-même, il avait tout compris dans les autres. Jamais la force lyrique et la force impassible et analytique de l’observation ne furent plus étrangement réunies dans un même homme. Poursuivons.
— « Qui es-tu ? — Je suis l’Esprit qui nie tout et toujours ; je lutte contre tout ce qui est pour le vicier ou le détruire, et je ne puis réussir : tout renaît et subsiste malgré moi. »Ceci est dit en vers d’une métaphysique aussi poétique qu’elle est profonde, mais c’est le sens. On voit combien Goethe, tout esprit sceptique qu’il était, avait compris, jeune, que l’extrême scepticisme était l’extrême forme, la forme satanique de tout mal. Car le scepticisme complet mène au mépris de la création, de soi-même et de Dieu : c’est le suicide par le blasphème, c’est le déicide par le désespoir. Dans la scène suivante, Méphistophélès, transfiguré en jeune et brillant gentilhomme, pervertit de plus en plus l’esprit malade de Faust. Il lui fait apparaître, tantôt dans ses songes, tantôt dans ses veilles, des esprits secondaires qui jouent avec la création ou qui la raillent. Après l’avoir ainsi fasciné, il propose à Faust d’être son serviteur ici-bas, pourvu qu’il s’engage à se donner à lui dans l’autre monde. Le pacte, délibéré en dialogue, est conclu et signé.
— « Je te mènerai loin, se dit tout bas Méphistophélès, car tu es une de ces âmes qui ne s’arrêtent jamais dans leur course effrénée vers la science ou vers la puissance ! »
« Mon cher ami, finit-il par dire à l’écolier stupéfait, la théorie est grise et l’arbre de la vie est vert ; cueillez ses fruits. Va maintenant, ajoute-t-il à part et à voix basse ; crois dans ton orgueil que tu es semblable à Dieu, qui sait le bien et le mal ; suis ce vieux dicton de ton cousin le serpent. Ta prétendue ressemblance avec Dieu pourra bien t’inquiéter quelque jour ! »Il rentre ensuite auprès de Faust et l’emmène, en brillant équipage, à travers le monde, qui ne le reconnaît plus. La toile tombe.
« Voilà, mes amis, ce que c’est qu’un miracle ! »dit-il en riant. Les deux personnages, l’un menant l’autre, apparaissent ensuite dans un long sabbat de sorcières, vaine imitation de Shakespeare, puérilité poétique grotesque de détails, qui n’est propre qu’à amuser l’imagination d’enfants ou de la populace dans un conte de fée. Les esprits sérieux se détournent de ces débauches d’imagination, qui ne servent qu’à détruire la belle illusion du drame pathétique dans lequel nous allons enfin entrer.
Faust. Ma belle demoiselle, oserais-je vous offrir mon bras et ma protection pour vous conduire où vous allez ? Marguerite. Je ne suis ni demoiselle ni belle, et je n’ai besoin de personne pour me conduire à la maison. Faust. Par le ciel ! cette enfant est la beauté accomplie ! Je ne vis de ma vie rien de pareil. Si convenable, si modeste, et cependant si entraînante. Le rose de ses lèvres, l’éclat de ses joues ! non, jamais je ne saurais l’oublier. La manière dont elle baisse les yeux s’est incrustée à fond dans mon cœur. Et cette robe courte qui laisse entrevoir ses pieds fugitifs ! D’honneur, c’est à ravir les yeux et la pensée. (Survient Méphistophélès.) Il faut que tu me procures cette charmante jeune fille. Méphistophélès. Laquelle ? Faust. Celle qui vient de passer à l’instant. Méphistophélès. Celle-là ? Bon ! Elle vient de chez son prêtre, qui lui a donné à bon droit l’absolution ; je m’étais glissé derrière le confessionnal. Mais c’est l’innocence même que cette enfant : je n’ai aucun pouvoir sur elle !Faust insiste avec l’autorité et la véhémence de la passion qui veut être servie et non conseillée :
« Quelque chose seulement d’elle, un fichu de son cou, une chose qui l’ait touchée ! — Eh bien ! dit Méphistophélès, je ferai plus : elle est maintenant sortie de sa demeure, je vais t’introduire dans sa chambre ; là tu pourras tout seul te repaître dans l’atmosphère qu’elle habite en paix, atmosphère d’espérance et d’illusion. »
Méphistophélès et Faust paraissent sur le pas de la porte ; c’est là une des plus charmantes scènes inventées par le génie divin ou satanique de l’amour, et dont on ne trouve de trace ni dans le drame antique ni dans le moderne. Shakespeare même dans son chef-d’œuvre, Roméo et Juliette, n’a pas cette délicieuse invention : la respiration de l’atmosphère aimée dans laquelle respire la personne qu’on aime ! la visite au vide animé qui a contenu l’idole de ses yeux. Écoutez :« Je voudrais bien savoir, murmure-t-elle, quel était ce jeune seigneur d’aujourd’hui. Il est bien beau et il doit être de noble race ; cela se lit sur son visage ; autrement il n’aurait pas été si familier. »(Elle sort de nouveau.)
Méphistophélès, à Faust intimidé par ce sanctuaire. Entre tout doucement ; allons ! entre ! Faust, après un moment de silence. Je t’en supplie, laisse-moi tout seul. Méphistophélès, furetant dans toute la chambre. Toute jeune fille n’a pas cette élégante propreté dans son pauvre asile. Faust, parcourant la chambre d’un regard avide et enthousiasmé, sent son libertinage se changer en respect de l’innocence dans son cœur. Oh ! salut, doux demi-jour qui règnes dans ce sanctuaire ! Empare-toi de mon cœur, douce peine du désir d’amour qui vis altéré de la rosée de l’espérance ! Comme tout respire ici la paix, l’ordre et le contentement ! Dans cette pauvreté que de richesse ! Dans ce réduit sombre, que de félicité ! (En s’approchant du fauteuil de famille :) Ô toi qui, dans leur joie ou dans leur douleur, as reçu les aïeux sur tes bras ouverts ! combien de fois des groupes d’enfants, les mains tendues, ont dû se suspendre autour de ce trône patriarcal ! Ici même, peut-être, ma bien-aimée, reconnaissante envers son divin Christ, enfant aux joues fraîches et saines, est venue pieusement baiser la main amaigrie de l’aïeul. Je sens, jeune fille, ton esprit d’ordre et d’économie murmurer autour de moi ; cet esprit d’arrangement nature là ton sexe, qui te souffle comment on étend proprement le tapis sur la table cirée, comment on saupoudre le parquet de sable ! Ô douce main, semblable à la main d’une créature céleste, tu fais de cet asile un paradis ! (L’aspect de cette chambre lui inspire des pensées délicieuses, mais toujours pures. Il ne se reconnaît plus ; l’air saint qu’il respire le sanctifie à son insu.) Quelle atmosphère surnaturelle m’enveloppe ? Je venais ici pour précipiter par la violence le moment de la possession, et je me perds en songes de respectueux amour. Sommes-nous donc le jouet de chaque impression de l’air ? Et si tout à coup elle venait à entrer, comme tu expierais vite l’audace d’avoir profané son asile ! comme il serait petit devant toi, comme il rentrerait en terre sous tes pieds, le grand homme ! Méphistophélès. Vite ! je l’aperçois en bas qui monte ! Faust. Éloignons-nous ; je ne reviendrai jamais !Mais, avant qu’il s’éloigne, Méphistophélès, habile à préparer de loin la séduction, présente une cassette à Faust.
Méphistophélès. Voici une cassette passablement lourde ; je suis allé la prendre quelque part ; glisse-la toujours dans cette armoire, et je te jure que la tête lui tournera. J’ai mis dedans bien des petites choses pour en gagner une autre. Tu sais, un enfant est enfant, un jeu est un jeu. Faust, retenu maintenant par un scrupule, hésite. Je ne sais si je dois !…Poussé par Méphistophélès, il finit par glisser la cassette dans l’armoire. — Ils s’évadent sans être vus.
« Je voudrais voir comment ce collier siérait à mon cou. »Elle s’en pare et va se regarder au petit miroir.
— « Si seulement les boucles d’oreilles étaient à moi ? Je suis tout autre ainsi. À quoi te sert donc la beauté, ô jeunesse ? Personne ne fait attention à nous ; tout va à l’or, tout dépend de l’or ! Ah ! pauvres, pauvres que nous sommes !… »
« Mon enfant, s’écria-t-elle, bien mal acquis pèse sur l’âme et brûle le sang. Consacrons ceci à la Mère de Dieu, et la manne du ciel descendra sur nous. »La petite Marguerite fit un peu la moue.
« Il ne peut être impie, dit-elle, celui qui a si galamment apporté cette cassette ici. »La mère fait venir un prêtre : il leur promet toutes les joies du paradis et les laisse tout édifiées. — « Et Gretchen ? demande Faust. — « Elle est maintenant inquiète, agitée, ne sait ni ce qu’elle veut ni ce qu’elle doit, rêve nuit et jour aux bijoux, et bien plus à celui qui les a apportés ! » — Faust supplie Méphistophélès de lui procurer un autre écrin plus riche pour remplacer celui que la mère de Gretchen a enlevé à sa bien-aimée.
— « Quel dommage, dit la belle enfant, de ne pouvoir ainsi me montrer ni dans la rue ni dans l’église ! — Viens me voir souvent, lui dit la voisine ; là tu pourras t’en parer en cachette et te promener une petite heure devant le miroir. »La scène est délicieuse d’enfantillage d’un côté, de bavardage de l’autre. Méphistophélès l’interrompt en paraissant. Il semble frappé de respect à la vue de Marguerite étincelante de bijoux ; il raconte à la voisine que son mari absent est mort à Padoue, laissant un trésor, et comment il peut lui amener un témoin de sa mort, le soir, dans son petit jardin derrière la maison, pourvu que la charmante Marguerite s’y trouve aussi à la nuit tombante. Il obtient ainsi par astuce une entrevue de Marguerite et de Faust. L’innocente jeune fille y consent par obligeance pour la voisine, sans prévoir le piège. Faust, prévenu par Méphistophélès du rendez-vous promis, s’y rend avec son guide satanique. La scène dans le jardin de la veuve est une délicieuse pastorale de l’Éden, dont Méphistophélès, qui converse avec la veuve, est le serpent sous l’herbe.
Marguerite. Oh ! moi !… songez à moi quelquefois un petit moment ; j’aurai assez de temps pour me souvenir de vous ! Faust. Vous êtes donc beaucoup seule ? Marguerite. Hélas ! oui. Notre ménage est petit, encore faut-il s’en occuper ; il faut faire le feu, préparer les aliments, balayer, tricoter et coudre, et courir ici et le soir et le matin. Cependant nous pourrions, ma mère et moi, nous donner moins de tracas ; mon père a laissé en mourant un joli petit avoir, une maisonnette et un jardin hors de la ville. Mon frère est soldat ; ma petite sœur est morte. La pauvre enfant m’a causé bien des peines ; pourtant je ne regretterais pas de les reprendre pour elle : la pauvre enfant m’était si chère ! Faust. Un ange ! si elle te ressemblait. Marguerite. C’était moi qui l’élevais, et elle m’aimait de tout son cœur. Elle était née après la mort de mon père ; le chagrin avait tari le sein de ma mère ; vous comprenez qu’elle ne pouvait penser à allaiter le pauvre petit vermisseau. Je l’élevai toute seule avec du lait et de l’eau, au point que c’était mon enfant ; dans mes bras, sur mes genoux, elle me souriait, jouait, grandissait. Faust. N’as-tu pas senti alors le bonheur le plus pur ? Marguerite. Oh ! oui ! Mais il y avait aussi bien des heures pénibles : le berceau était placé la nuit auprès de mon lit ; son moindre mouvement me réveillait ; il fallait lui donner à boire, la coucher à côté de moi, et, si elle ne se taisait pas vite, se lever du lit et marcher pieds nus à travers la chambre en la berçant ; ce qui n’empêchait pas, sitôt le jour venu, d’être au lavoir, au marché, et ainsi de suite, comme je serai demain. Dame ! Monsieur, on n’a pas le cœur bien à l’aise, mais on en goûte mieux son repas et son repos.Ce charmant babillage de jeune fille, qui paraît oiseux peut-être ici au lecteur, a un triple but caché dans l’esprit de l’auteur, qui prépare ainsi son pathétique dans le drame. D’abord il prouve l’innocente et naïve confiance de la jeune fille ; puis il annonce au spectateur qu’elle a un frère chéri au service, frère dont la mort accidentelle sera bientôt un crime de son amour pour Faust ; puis enfin cette tendresse pour sa petite sœur, qu’elle élève si maternellement au berceau, prépare un contraste terrible avec le crime de délire qui lui fera plus tard sacrifier à la fièvre le propre fruit de ses entrailles. Ce sont les trois coups de pinceau qui paraissent flotter au hasard sur la toile et qui sont trois merveilleuses combinaisons calculées du grand peintre de caractère et de situation ! Pendant cet entretien des deux amants, Méphistophélès s’entretient à l’écart avec la voisine. Il lui fait astucieusement entendre à demi-mot que son cœur est tendre et libre, et qu’il pourrait bien, s’il l’osait, se présenter à elle pour finir son dur veuvage. La voisine va au-devant de ces galanteries de Méphistophélès, et sa ruse diabolique a un complice tout stylé dans la vanité de la voisine veuve, intéressée à la séduction de Marguerite pour mieux séduire elle-même le cœur de Méphistophélès. (Ils passent.) Faust et la jeune fille passent à leur tour devant le spectateur en se promenant dans le jardin.
Faust. Ainsi tu m’as reconnu, petit ange, dès que j’ai mis le pied dans le jardin ? Marguerite. Ne l’avez-vous pas vu ? Je baissais les yeux. Faust. Et tu me pardonnes la liberté que j’ai prise de t’aborder et de te parler l’autre jour, au moment où tu sortais de l’église ? Marguerite. Je me sentais toute troublée ; jamais rien de pareil ne m’était arrivé, et personne n’avait rien à dire sur mon compte. Ô mon Dieu ! me disais-je, il faut qu’il ait trouvé dans ton air quelque chose de bien hardi et de bien immodeste pour se croire en droit d’aborder ainsi sans inconvenance une jeune fille ! Je l’avouerai, cependant, je ne sais quoi s’est remué là (sur son cœur) pour vous. Toujours est-il que j’étais mécontente de moi de n’être pas assez indignée contre vous ! Faust, voulant la serrer contre son cœur. Chère âme ! Marguerite. Laissez un peu ! (Elle cueille une marguerite du jardin et elle l’effeuille en rêvant.) — Il m’aime ! — Il ne m’aime pas ! — Il m’aime ! (Elle jette un cri de joie.) Faust. Oui, céleste enfant ; laisse la voix d’une fleur être pour nous l’oracle de Dieu ! Il t’aime ! Comprends-tu ce que ce mot veut dire : il t’aime ! Marguerite. Je me sens toute tressaillir. Faust, avec un sincère et ardent enthousiasme. Oh ! ne tremble pas ! Que ce regard, que cette étreinte te disent l’inexprimable par les paroles ! Se livrer sans réserve l’un à l’autre, s’enivrer d’une félicité qui doit être éternelle, oui, éternelle ! car la fin d’un tel bonheur serait le désespoir ! Oh ! non, non ! point de fin ! point de fin !Marguerite serre sa main, se dégage et s’échappe. Méphistophélès et la veuve repassent en causant tout bas par l’allée du jardin rapprochée du spectateur.
Marthe(c’est le nom de la voisine). Voici la nuit. Méphistophélès. Oui, nous nous retirons. Marthe. Je vous engagerais bien à rester plus longtemps, mais on est si méchant ici ! Et notre jeune couple ? Méphistophélès. Enfuis là-bas dans l’allée, les joyeux papillons ! Marthe. Il en paraît bien épris. Méphistophélès. Et elle aussi éprise de lui ; c’est le cours du monde.Ils sortent du jardin. Pendant qu’ils s’éloignent, une scène de badinage amoureux, naïve et tendre, se laisse entrevoir et entendre dans un petit pavillon du fond du jardin entre les deux amants heureux de leurs aveux, affligés de leur séparation. C’est de l’Albane à côté d’un Rembrandt, la lumière et l’ombre.
« Esprit sublime ! » s’écrie-t-il en s’adressant à je ne sais quelle toute-puissance occulte, qui est peut-être la science, peut-être la foi, peut-être le génie infernal auquel il s’est donné pour disciple, « esprit sublime ! tu m’as donné tout ce que je demandais. Ce n’est pas en vain que tu as tourné vers moi ton visage à travers le feu ! Tu m’as donné la puissante nature pour royaume, la force de la sentir, la volupté d’en jouir ! Tu fais passer en revue devant moi la foule de tout ce qui a vie ; tu m’apprends à reconnaître mes frères dans le buisson silencieux, dans l’air, dans les eaux ; et lorsque la tempête mugit et gronde dans la forêt, roulant les pins gigantesques, secouant avec fracas leurs branches et déracinant leurs souches ; lorsque le bruit de leur chute fait retentir de coups sourds l’écho des montagnes, alors tu me conduis dans l’asile paisible des grottes, et les merveilles de ma propre conscience se révèlent par la réflexion à moi ; et la lune pure et sereine monte à mes yeux, apaisant sous ses rayons toutes choses… « Oh ! combien je sens cependant que rien de parfait n’est la part de l’homme ! Tu m’as imposé, au milieu de ces délices qui me confondent avec la Divinité, un compagnon dont je ne saurais déjà plus me passer. Froid et superbe, d’un souffle de sa parole il réduit tous tes dons à néant ! Il nourrit dans ma poitrine une ardeur insatiable qui me pousse sans cesse vers cette douce image (Marguerite). Ainsi je vais, comme un homme ivre, des désirs à la jouissance, et dans la jouissance je regrette le désir ! »Méphistophélès le raille sur cet enthousiasme vide.
« Tu appelles cela », lui dit-il, « un plaisir surnaturel ? S’étendre sur les montagnes dans la nuit et la rosée, embrasser dans ses extases le ciel et la terre, se gonfler jusqu’à se croire un dieu, creuser avec la perplexité du pressentiment la moelle de la terre, sentir se résumer dans sa poitrine l’œuvre entière des six jours, jouir je ne sais de quoi, et conclure l’extase sublime (en ricanant) je n’ose dire comment ! »—
« Fi sur toi ! »s’écrie avec dégoût Faust indigné de voir profaner par cette ironie Dieu, la nature, la pensée, l’amour.
Méphistophélès. Ta bien-aimée, en attendant, est dans la sombre ville, et tout lui pèse, tout la chagrine ; elle t’aime au-delà de sa puissance de sentir ; le temps lui paraît lamentablement long ; elle s’accoude à sa fenêtre, regarde passer les nuages au-dessus des vieux murs gris de la ville. Que ne suis-je un petit oiseau ? Ainsi chante-t-elle en elle tout le long du jour, la moitié des nuits ! Faust. Serpent, vil serpent ! Méphistophélès. Peu m’importe, pourvu que je t’enlace. Faust. Sors d’ici, misérable, et ne prononce pas le nom de l’angélique créature, et ne viens pas présenter à ma passion sainte un profane désir ! Méphistophélès. Qu’en résulterait-il ? Elle croit que tu t’es enfui ! Faust. Non, je suis de cœur et d’esprit auprès d’elle ; je ne puis jamais l’oublier, jamais la perdre. Oui, j’envie le corps du Seigneur quand ses lèvres pieuses y touchent ! Méphistophélès. Bravo ! mon cher. Je vous ai souvent enviés, moi, couple de jumeaux couché parmi les roses !Faust, qui se sent dominé et entraîné à perdre ce qu’il aime, s’invective lui-même et pleure sur sa victime. Méphistophélès rit et raille.
Après cette apparition et cette complainte mélancolique qui fait lire dans le cœur muet de Marguerite, la scène est transportée de nouveau au jardin de Marthe, la voisine veuve, entremetteuse des entrevues. Écoutez ce dialogue que Goethe a surpris mot à mot entre les lèvres de l’amant et l’oreille de l’amante. Qui ne l’a pas entendu une fois au moins dans sa vie ? L’âme pieuse de la femme, être plus divin que nous dans ses aspirations, parce qu’il est moins distrait et plus sensible, s’y retrouve tout entière. Dans quel drame antique, dans quel drame français trouverez-vous une telle scène ? Racine lui-même, qu’on appelle tendre, a-t-il soupiré ainsi dans Esther ? Il y a aussi loin de ces tragédies d’apparat à cette tragédie de l’âme qu’il y a loin de la déclamation théâtrale au sang chaud qui crie en suintant de la blessure secrète du cœur.
Où il n’est pas,
C’est lui qu’à ma fenêtre
Marguerite. Promets-moi, Henri ! Faust. Tout ce qui est en ma puissance. Marguerite. Eh bien ! dis-moi, comment te comportes-tu avec la religion ? Tu es un bon, un excellent cœur ; mais je crois que tu n’en as pas beaucoup. Faust. Laissons cela, mon enfant ! Tu sens ma tendresse envers toi ; pour ceux que j’aime je donnerais mon sang et ma vie ; je ne veux troubler personne dans ses sentiments et sa foi. Marguerite. Ce n’est pas tout ; il faut y croire. Faust. Faut-il ? Marguerite. Ah ! si je pouvais quelque chose sur toi ! Tu ne respectes pas non plus les saints sacrements. Faust. Je les respecte. Marguerite. Mais sans les désirer. Depuis longtemps tu n’es pas allé à la messe, à confesse. Crois-tu en Dieu ? Faust. Ma douce amie, qui oserait dire : Je crois en Dieu ? Interroge les prêtres ou les sages, et leur réponse ne te semblera qu’une raillerie à l’adresse de celui qui leur aura fait cette question. Marguerite. Ainsi tu n’y crois pas ? Faust. Tu me mésentends, ô gracieux visage ! Qui oserait nommer Dieu et faire cette profession : Je crois en lui ? Quel être sentant pourrait prendre sur lui de dire : Je ne crois pas en lui ? Celui qui contient tout, soutient tout, ne contient-il et ne soutient-il pas toi, moi, lui-même ? La voûte du firmament ne s’arrondit-elle pas là-haut ? Ici-bas, la terre ferme ne s’étend-elle pas ? Et les étoiles éternelles ne se montrent-elles pas en nous regardant avec amour ? Mon œil ne se plonge-t-il pas dans ton œil, et alors tout n’afflue-t-il pas vers ton cerveau et vers ton cœur ? Tout ne flotte-t-il pas dans un éternel mystère, invisible, visible, autour de toi ? Remplis-en ton cœur aussi grand qu’il est, et, quand tu nageras dans la plénitude de l’extase, nomme ce sentiment comme tu le voudras : nomme le bonheur ! foi ! amour ! Dieu ! je n’ai point de nom pour cela ! Le sentiment est tout ; le nom n’est que bruit et fumée, obscurcissant la céleste flamme. Marguerite. Tout cela est bel et bon ; le prêtre dit bien à peu près la même chose, mais avec des mots un peu différents. Faust. En tous lieux tous les cœurs que la clarté des cieux illumine parlent ainsi chacun dans sa langue ; pourquoi ne le ferais-je pas, moi, dans la mienne ? Marguerite. À l’entendre ainsi, la chose peut paraître raisonnable ; cependant j’y trouve encore du louche, car tu n’as point de christianisme. Faust. Chère enfant ! Marguerite. Déjà depuis longtemps je souffre de te voir dans la compagnie… Faust. Que veux-tu dire ? Marguerite. Cet homme que tu as avec toi m’est, au fond de l’âme, odieux. Rien dans ma vie ne m’a enfoncé le trait plus avant que le repoussant visage de cet homme. Faust. Chère mignonne, ne le crains pas. Marguerite. Son approche me tourne le sang. Je suis cependant bienveillante pour les autres hommes ; mais autant je brûle du désir de te regarder, autant l’aspect de cet homme m’inspire une secrète horreur ; et c’est ce qui fait que je le tiens pour un coquin ! Dieu me pardonne si je lui fais injure ! Faust. Il faut bien qu’il y ait aussi de ces oiseaux-là. Marguerite. Je ne voudrais pas vivre avec son pareil. S’il se montre à la porte, il a toujours l’air si ricaneur et presque fâché. On voit qu’il ne prend aucune part à rien. Il porte écrit sur son front qu’il ne peut aimer personne. Je suis si bien dans tes bras, si libre, si à l’aise ! et sa présence me serre le cœur. Faust. Ange plein de pressentiments ! Marguerite. Cela me domine à tel point que, dès qu’il s’approche de nous, je crois en vérité que je ne t’aime plus. Aussi, lorsqu’il est là, je ne saurais prier et j’ai le cœur rongé intérieurement. Il en doit être, Henri, de même pour toi. Faust. C’est de l’antipathie ! Marguerite. Il faut que je te quitte. Faust. Ah ! ne pourrai-je jamais passer tranquillement une heure sur ton sein, serrer mon cœur contre ton cœur et confondre mon âme dans la tienne ! Marguerite. Encore si je dormais seule, je laisserais bien volontiers pour toi les verrous ouverts ce soir ; mais ma mère a le sommeil léger, et, si elle nous surprenait, j’en mourrais sur la place. Faust. Chère ange, sois sans inquiétude. Tiens ! ce flacon : trois gouttes de ce breuvage suffiront pour que la nature s’endorme doucement en un sommeil profond. Marguerite. Que ne ferais-je point pour toi ! J’espère qu’il ne lui en peut résulter aucun mal ? Faust. Autrement, cher amour, est-ce que je te le conseillerais ? Marguerite. Quand je te vois, je ne sais quoi me force à vouloir tout ce que tu veux, et j’ai déjà tant fait pour toi qu’il ne me reste plus rien à faire. Méphistophélès. La brebis est-elle partie ? Faust. Viens-tu encore d’espionner ? Méphistophélès. Non, mais j’ai tout saisi fort scrupuleusement. Maître docteur, on vous a fait la leçon, et j’espère que vous en profiterez. Les filles trouvent toutes leur compte à ce qu’on soit pieux et simple, à la vieille mode. « S’il cède sur ce point, pensent-elles, nous en aurons bon marché à notre tour. » Faust. Monstre, ne vois-tu pas combien cette âme fidèle et sincère, toute remplie de sa foi, qui suffit à la rendre heureuse, souffre saintement de se sentir forcée à croire perdu l’homme qu’elle chérit entre tous ? Méphistophélès. Amoureux insensé et sensible, une petite fille te mène par le nez ! Faust. Grotesque ébauche de boue et de feu ! Méphistophélès. Et la physionomie, comme elle s’y entend à ravir ! En ma présence elle se sent toute je ne sais comment ; mon masque lui révèle un esprit caché ; elle sent, à n’en pas douter, que je suis un génie, peut-être bien aussi le diable. Eh ! eh ! cette nuit… Faust. Que t’importe ? Méphistophélès. C’est que j’en ai aussi ma part de joie.
Lieichen, à Marguerite. N’as-tu rien entendu dire de la petite Barbe ? Marguerite. Pas un mot ; je vois si peu de monde !Lieichen alors raconte à Marguerite la chute enfin ébruitée de la petite Barbe, abandonnée par son séducteur, qui s’est enfui sans l’épouser, après avoir abusé de sa tendresse. Marguerite l’écoute les yeux baissés, la rougeur sur les joues, comme si la honte de Barbe était déjà sur son propre front. Elle revient atterrée à la maison, rentre dans sa chambre et arrose machinalement un pot de fleurs placé pieusement par elle devant une image de la sainte Vierge dans une niche au-dessus de son lit.
Ce Stabat Mater dolorosa en vers naïfs, dont le contrecoup frappe à chaque verset le cœur de la pauvre fille, produit ici une déchirante impression dans la bouche de cette enfant qui sera bientôt mère d’un fils repoussé par le monde !