Vie et œuvres de Pétrarque
de la papauté, cette captivité de Babylone qui avait transporté l’Église des murs et des temples souverains de Rome, dans cette ville infime des Gaules où Auguste n’avait trouvé de temple à élever qu’au vent qui est le fléau d’Avignon. Les papes cependant s’efforçaient de transformer par la magnificence des édifices Avignon en une Rome des Gaules ; la vie qu’on y menait était élégante et raffinée ; les jeunes gens même à qui la tonsure donnait droit aux bénéfices ecclésiastiques sans leur imposer les devoirs du sacerdoce, fréquentaient les académies et les palais des femmes plus que les églises ; leur costume était recherché et efféminé, « Souvenez-vous », dit Pétrarque dans une lettre à son frère Gérard, où il lui retrace ces vanités de leur jeunesse,
« souvenez-vous que nous portions des tuniques de laine fine et blanche où la moindre tache, un pli mal séant auraient été pour nous un grand sujet de honte ; que nos souliers, où nous évitions soigneusement la plus petite grimace, étaient si étroits que nous souffrions le martyre, à tel point qu’il m’aurait été impossible de marcher si je n’avais senti qu’il valait mieux blesser les yeux des autres que mes propres nerfs ; quand nous allions dans les rues, quel soin, quelle attention pour nous garantir des coups de vent qui auraient dérangé notre chevelure, ou pour éviter la boue qui aurait pu ternir l’éclat de nos tuniques ! »La poésie en langue vulgaire, c’est-à-dire en italien, faisait partie principale des élégances de cette société. Les femmes, auxquelles on s’efforçait de plaire, n’entendaient pas le langage savant. Le jeune poète excellait déjà dans l’ode et dans le sonnet, deux formes récentes de cette poésie ; mais son ambition de gloire poétique était immense, sa modestie était inquiète ; on voit cette naïveté de ses découragements dans une de ses conversations avec son maître intellectuel, Jean de Florence, vieillard contemporain du Dante, qui professait alors les hautes sciences à Avignon.
« J’allai le consulter un jour, raconte Pétrarque, dans un de ces accès de découragement dont j’étais quelquefois saisi et abattu ; il me reçut avec sa bonté ordinaire : Qu’avez-vous, me dit-il, vous me paraissez tout mélancolique ? Ou je me trompe, ou il vous est survenu quelque fâcheux événement ? — Vous ne vous trompez pas, mon père, lui dis-je, je suis triste, et cependant il ne m’est rien arrivé de mal ; mais je viens vous confier mes peines habituelles, vous les connaissez : mon cœur n’a jamais eu de replis pour vous ; vous savez ce que j’ai fait pour me tirer de la foule et pour acquérir un nom, mais je ne sais pourquoi, dans le moment même où je croyais m’élever peu à peu, je me sens retomber tout à coup ; la source de mon esprit est tarie ; après avoir tout appris, je vois que je ne sais rien ; abandonnerai-je l’étude des lettres, entrerai-je dans une autre carrière ? Mon père, ayez quelque compassion de moi, tirez-moi de l’horrible anxiété où je suis !… En disant cela, je fondis en larmes… »
Sentir sa maladie, ajouta-t-il, c’est déjà le premier pas vers la guérison ; persévérez et renoncez au barreau, où l’on ne s’adonne qu’à l’art de vendre des paroles ou plutôt des mensonges. »On s’étonne de ce mépris pour le barreau dans un jeune homme dont Cicéron était l’oracle et l’idole. Son ami Jacques Colonna l’encourageait de son exemple et de ses conseils à persévérer dans la philosophie et dans la poésie.
« Cet ami, écrit-il lui-même, était le plus aimable de tous les hommes ; sa physionomie était agréable et distinguée, son extérieur grandiose annonçait un homme au-dessus des autres hommes. Il était facile à vivre, gai dans la conversation, grave dans la pensée, tendre pour ses parents, fidèle et sûr pour ses amis, affable et libéral pour tous malgré le beau nom qu’il portait et les talents d’esprit qui le distinguaient. On le voyait toujours simple et modeste avec une figure si séduisante, ses mœurs étaient pures et irréprochables, son éloquence naturelle était entraînante et irrésistible, on aurait dit qu’il tenait les cœurs dans sa main et les tournait à son gré ; plein de candeur et de franchise, ses lettres et ses entretiens découvraient tout ce qu’il avait dans l’âme, on croyait y lire… »
« Vous qui prêtez l’oreille dans ces rimes éparses à l’écho de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur dans mon premier juvénile enivrement ! « Quand j’étais alors en partie un autre homme de l’homme que je suis aujourd’hui ; « De ces vers dans lesquels je pleure ou je médite tour à tour parmi les vaines espérances et les vains regrets, j’espère qu’on m’accordera, sinon mon pardon, du moins pitié. « Mais je vois bien maintenant comment je fus pendant longtemps la fable et la rumeur du monde entier. « De moi-même, avec moi-même, j’ai honte et je rougis. « Cette juste honte est le fruit mérité de mes vaines erreurs. « Et le repentir est la tardive et claire connaissance que ce qui plaît uniquement à ce monde n’est que le songe d’un moment ! »Ne soyons donc, en lisant ces vers, ni plus sévères ni plus indulgents que Pétrarque lui-même, déplorant dans sa vertu, non le crime, mais la fragilité de son amour. Pétrarque s’accusait même de cette fragilité dans ce sonnet. Ce culte poétique pour la beauté ne souillait pas plus la femme vertueuse qui en était l’objet, qu’un chevalier ne souillait sa dame en en portant les couleurs et en lui consacrant ses exploits.
« Moi qui étais plus sauvage que les cerfs des forêts », écrit-il ; et ailleurs :
« Les traits qui m’avaient été lancés jusqu’alors n’avaient fait qu’effleurer mon cœur, quand l’amour appela à son aide une dame toute-puissante contre laquelle ni le génie, ni la force, ni les supplications ne purent jamais rien. »C’est dans ces dispositions de l’indifférence que le lundi de la semaine sainte, 6 avril 1327, à six heures du matin, dans l’église des religieuses de Sainte-Claire, où Pétrarque était allé faire ses prières, ses regards furent éblouis par une dame de la plus tendre jeunesse et d’une incomparable beauté. Elle était vêtue d’une robe de soie verte parsemée de violettes. Ce costume, dans lequel elle resta pour jamais dans sa mémoire, ainsi que tous les traits de son visage et tous les détails de sa figure, recomposent çà et là le portrait de cette personne dans les odes et dans les sonnets de son poète. Recomposons-le d’après lui vers à vers :
« Son visage, sa démarche, avaient quelque chose de surhumain ; sa taille était délicate et souple, ses yeux tendres et éblouissants à la fois, ses sourcils étaient noirs comme de l’ébène, ses cheveux colorés d’or se répandaient sur la neige de ses épaules ; l’or de cette chevelure paraissait filé et tissé par la nature ; son cou était rond, modelé et éclatant de blancheur ; son teint était animé par le coloris d’un sang rapide sous ses veines ; quand ses lèvres s’entrouvraient, on entrevoyait des perles dans des alvéoles de rose ; ses pieds étaient moulés, ses mains d’ivoire, son maintien révélait la pudeur et la convenance modeste et majestueuse de la femme qui respecte en elle les dons parfaits de Dieu ; sa voix pénétrait et ébranlait le cœur ; son regard était enjoué et attrayant, mais si pur et si honnête au fond de ses yeux, qu’il commandait la vertu. « Telle était cette apparition céleste. « Non, s’écrie le poète dans son sonnet troisième ; non, jamais le soleil se levant du sein des plus sombres nuages qui obscurcissent le ciel ; jamais l’arc-en-ciel, après la pluie, n’éclatèrent de couleurs plus variées dans l’éther ébloui que ce doux visage, auquel aucune chose mortelle ne peut s’égaler : tout me parut sombre après cette apparition de lumière. « Dans quelle région du ciel (reprend-il au vingt-cinquième sonnet) était le modèle incréé d’où la nature tira ce beau visage, dans lequel elle se complut à montrer la puissance d’en haut ? Celui qui n’a pas vu comment ses yeux se meuvent délicieusement dans leur orbite, celui qui n’a pas entendu comment sa respiration chante en sortant de ses lèvres, et comment doucement elle parle et doucement elle sourit, celui-là ne saura jamais comment l’amour tue et comment il guérit une âme. »
« Apprenez, dit-il à un de ses admirateurs, une chose incroyable et pourtant vraie : c’est que j’ai livré aux flammes (vulcano) plus d’un millier de poèmes épars ou de lettres familières ; non pas que je n’y trouvasse de l’intérêt et de l’agrément, mais parce qu’ils contenaient plus d’affaires publiques ou domestiques que d’agrément pour le lecteur ! »Quelle perte pour les érudits, les curieux et les amants ! Les cendres du foyer des poètes sont pleines de mystères semés ainsi au vent.
« C’était le jour où le soleil pâlit et décolora ses rayons par compassion pour le supplice de son Créateur (le vendredi de la semaine de la Passion). « Ô femme, quand je fus pris, et j’étais loin de m’en défendre, par ces beaux yeux qui m’enchaînèrent à jamais… l’amour me trouva tout à fait désarmé, et le chemin de mon cœur ouvert par ces yeux qui sont devenus le creux tari de mes larmes. »Et ailleurs, dans un sonnet commémoratoire, daté du 6 avril 1338 :
« C’est aujourd’hui le onzième anniversaire du jour où je fus soumis à ce joug qui ne se brisera plus !… Rappelle à mes pensées, Seigneur ! comment, aujourd’hui aussi, tu fus élevé sur la croix !… »
« Je vous vois avec douleur, lui écrit-il, dans la maison de votre ami l’évêque de Lombez, Jacques Colonna, la lyre à la main, comme un ménestrel, rassemblant autour de vous cette foule de parasites et de flatteurs dont les cours des princes sont remplies. Séduit par la vaine gloire que la poésie promet à ceux qui la cultivent, vous avez renoncé aux solides honneurs que procure la science des lois. Quelle différence cependant ! la jurisprudence donne des richesses, des charges, des dignités ; la poésie, pauvre et mendiante, donne tout au plus une couronne de lauriers. Maître Francesco, je ne veux plus vous aimer. »Ces reproches émurent Pétrarque sans le ramener. Une circonstance historique bizarre comme ce temps avait valu à Jacques Colonna, l’ami de Pétrarque, l’évêché de Lombez et la faveur du pape Jean XXII, qui régnait à Avignon. Les moines alors se mêlaient à tout ; les cordeliers s’étaient divisés en deux sectes, dont l’une voulait s’abstenir totalement du droit de propriété, dont l’autre voulait conserver ses biens immenses. L’empereur Louis de Bavière avait pris parti pour l’une de ces opinions ; il avait marché à Rome, à la tête d’une armée d’Allemands, pour soutenir les cordeliers rebelles au pape. Il avait déposé Jean XXII et fait élire un nouveau pape, du nom de Mathéi. Le pape Mathéi était secrètement marié, quoique moine ; sa femme, qui lui avait permis de la quitter pour se faire cordelier, le réclama pour son époux dès qu’elle le vit sur le trône pontifical. Jean XXII excommunia ce pseudo-pape. Jacques Colonna osa se rendre à Rome et y afficher la bulle d’excommunication, sous les yeux des Allemands et du faux pontife. Monté sur un cheval rapide, il se sauva ensuite à Palestrina, forteresse de sa famille. L’empereur le fit brûler en effigie. À son retour de cette téméraire expédition, Jacques Colonna, quoiqu’il ne fût pas encore dans les ordres, reçut en récompense l’évêché de Lombez. Il supplia son ami Pétrarque de l’accompagner dans cette résidence obscure et illettrée, au pied des Pyrénées, près des sources de la Garonne. Pétrarque se résigna, par amitié, à perdre pour quelque temps la présence de Laure. Jacques Colonna avait emmené avec lui, pour égayer cet exil, quelques jeunes Romains de la domesticité de sa famille. Cette société portait avec elle ses mœurs polies dans la barbarie de ces montagnes ; elle s’y occupait d’études, de conversation, de lectures, de vers : c’était une villa d’Italie transplantée dans les Pyrénées. Lélio et Socrate, deux de ces commensaux des Colonne, y charmèrent les heures de Pétrarque :
« Ce sont les moments les plus heureux de ma vie », écrit-il à cette époque. Cette société de jeunes amis revint après un été et un automne à Avignon, rappelée dans cette capitale par l’arrivée du cardinal Colonna, oncle de l’évêque de Lombez. Jacques Colonna donna Pétrarque à son oncle le cardinal. Ce prince romain logea Pétrarque dans son palais d’Avignon, et traita en fils le jeune poète ; il le destinait à illustrer un jour sa maison dans la diplomatie et dans les lettres. Ces Mécènes ecclésiastiques ou laïques rivalisaient alors, en Italie, de patronage pour les grands talents susceptibles de servir leur propre gloire ; le palais du cardinal Colonna était la cour du génie italien. Le chef de cette illustre maison, Étienne Colonna, vint, à son tour, visiter ses frères et ses neveux à Avignon ; il y goûta avec passion le talent de Pétrarque. Un sonnet, daté sans doute de Vaucluse, que Pétrarque adresse à cet homme illustre, rappelle les douceurs de la retraite, des champs, des plaisirs de cœur et d’esprit goûtés ensemble dans la vallée de Vaucluse !
« Au lieu de tes palais, de tes théâtres, de tes portiques de Rome décorés de statues », lui dit-il, « nous n’avions ici que le chêne, le hêtre et le pin, répandant leur ombre sur l’herbe verte au déclin de la colline qui vient mourir dans la plaine ; nous descendions à pas lents en poétisant, et ces spectacles élevaient nos pensées vers le ciel. Là le rossignol, sous la feuille, se lamente et pleure mélodieusement toute la nuit. « Mais quelque chose empoisonne et rend incomplètes tant de délices : Ô mon Seigneur, c’est ton absence de ces beaux lieux ! »
« Solitaire et pensif, les lieux les plus déserts je vais mesurant à pas lourds et lents, et je promène attentivement mes regards autour de moi pour éviter la trace de tout être humain sur le sable ; je n’ai pas de plus grande crainte que de rencontrer des personnes qui me connaissent, parce que, sous la fausse sérénité de mon visage et de mes paroles, on peut découvrir trop facilement du dehors la flamme intérieure qui me consume ; en sorte qu’il me semble désormais que les montagnes, les plaines, les rives des fleuves, les fleuves eux-mêmes et les forêts savent ce qui s’agite dans mon âme, fermée aux regards des hommes. Mais, hélas ! il n’est ni sentiers si escarpés, ni retraites si sauvages que l’amour ne m’y suive, conversant avec mon âme et mon âme avec lui ! »
« L’Italie dormira-t-elle toujours, et n’y aura-t-il personne qui la réveille ? »
« Je désirais la mort », écrit-il ; « j’étais tenté de me la donner ; je redoutais de rencontrer Laure comme le pilote craint l’écueil ; je me sentais défaillir quand j’apercevais cette chevelure dorée, ce collier de perles sur un cou plus éclatant que la neige, ces épaules dégagées, ces yeux dont la nuit même de la mort ne pouvait éteindre le rayonnement ; l’ombre seule de Laure me donnait en passant un frisson ; le son de sa voix ébranlait tous mes sens ! »
« Quand on trouve un antre creusé par la nature dans les flancs d’un rocher, dit Sénèque, l’âme est saisie d’un sentiment religieux, sans doute parce qu’on y sent l’impression directe de l’Ouvrier divin ; les sources des grands fleuves inspirent la vénération, l’apparition subite d’un fleuve mérite des autels ; j’en veux ériger un, ajoute-t-il, aussitôt que mes ressources pécuniaires me le permettront ; je l’élèverai dans mon petit jardin qui est sous les roches et au-dessus des eaux ; mais c’est à la Vierge, mère du Dieu qui a détruit tous les autres dieux, que je le dévouerai. » « Ici, dit-il après dix ans de séjour dans cet ermitage, ici je fais la guerre à mes sens et je les traite en ennemis : mes yeux, qui m’ont entraîné dans toutes sortes de précipices, ne voient maintenant que le ciel, l’eau, le rocher. Je n’entends que les bœufs qui mugissent, les moutons qui bêlent, les oiseaux qui gazouillent, les eaux qui bruissent ; la seule femme qui s’offre à mes regards est une servante noire, sèche et brûlée comme un désert de Libye. Je garde le silence depuis le matin jusqu’au soir, n’ayant personne à qui parler ; les paysans, uniquement occupés à cultiver leurs vignes, leurs vergers, ou à tendre leurs filets dans la Sorgue, ne connaissent ni la conversation ni les commerces de la vie. Je me contente pour ma nourriture du pain noir de mon jardinier, et je le mange même avec une sorte de plaisir ; quand on m’en apporte du blanc de la ville, je le donne presque toujours à celui qui l’a apporté. Mon jardinier, qui est un corps de fer, me reproche lui-même la vie trop frugale que j’observe, et prétend que je ne pourrai pas la soutenir longtemps. Pour moi, je pense qu’il est plus aisé de s’accoutumer à une nourriture grossière qu’à des mets délicats et recherchés ; des figues, des raisins, des noix, des amandes, voilà mes délices ; j’aime les poissons dont la rivière abonde : c’est un grand plaisir pour moi de les voir briller dans les filets qu’on leur tend et que je leur tends moi-même quelquefois. Je ne vous parle pas de mes habits, tout est bien changé à cet égard ; je ne porte plus ceux dont j’aimais autrefois à me parer, vous me prendriez à présent pour un laboureur ou un berger des montagnes. « Ma maison ressemble à celle de Fabricius ou de Caton ; tout mon intérieur domestique consiste en un chien et en un serviteur ; ce serviteur a sa maison attenante à la mienne ; quand j’ai besoin de lui je l’appelle, quand je n’en ai plus besoin il retourne dans sa chaumière. Je me suis défriché deux petits jardins qui siéent merveilleusement à mes goûts. Je ne crois pas que dans le monde il y ait rien qui leur ressemble. Il faut que je vous confie une faiblesse digne d’une femmelette : je suis fâché qu’il y ait quelque chose de si beau hors de l’Italie. De ces deux jardins l’un est ombragé, recueilli, propre à l’étude : c’est mon site d’inspiration ; il descend en pente douce vers la Sorgue qui vient de sortir des flancs du rocher, il est clos de l’autre côté par des murailles naturelles de rocs inaccessibles où les oiseaux seuls peuvent s’élever grâce à leurs ailes ; l’autre jardin est plus contigu encore à la demeure, moins sauvage, tapissé de pampres, et, ce qui est singulier, à côté d’une rivière très rapide, séparé par un petit pont d’une grotte voûtée où les rayons du soleil ne pénètrent pas. Je crois que cette grotte ressemble à cette petite salle souterraine au bord de la mer de Gaëte, où Cicéron allait quelquefois déclamer ses discours pour apprendre à lutter avec les bruits de la multitude. Ce lieu recueilli et sombre m’invite à l’étude et à la composition. « Je m’y tiens à midi ; le matin je vais sur les collines plus hautes ; le soir dans les prés ou dans le voisinage de la fontaine de Vaucluse, ou dans ce petit jardin dans l’île en bas de la grotte, à l’ombre du rocher au milieu des eaux. Ce site est étroit, mais propre à réveiller l’esprit le plus paresseux et à l’élever jusqu’aux nues. Ah ! que je passerais volontiers ma vie ici, si je ne me sentais pas encore trop près d’Avignon et trop loin de l’Italie ; car, pourquoi dissimuler ces deux faibles de mon âme ? j’aime l’Italie et je hais Avignon ; l’odeur empestée de cette maudite ville corrompue vicie l’air pur de mes champs. Je sens que la proximité m’en fera sortir. »
« Combien de fois pendant les nuits d’été, à la douzième heure, après avoir récité mon bréviaire, je suis allé me promener dans les campagnes au clair de la lune ! Combien de fois même suis-je entré seul, malgré les ténèbres intimidantes de la nuit, dans cet antre terrible où, le jour même et en compagnie d’autres hommes, on ne pénètre pas sans un secret saisissement ! J’éprouvais une sorte de plaisir en y entrant ; mais, je l’avoue, ce plaisir n’était pas sans une certaine voluptueuse terreur. « Je trouve tant de douceur dans cette solitude, une si délicieuse tranquillité, qu’il me semble n’avoir véritablement vécu que pendant le temps que je l’ai habitée ; tout le reste de ma vie n’a été qu’un continuel tourment ! »De plus une harmonie secrète semblait préexister entre Pétrarque et la fontaine de Vaucluse, harmonie dont il parle plusieurs fois lui-même comme d’une superstition de l’amour qui l’attachait à ces beaux lieux. La crue des eaux de la fontaine correspondait au 6 avril vers l’équinoxe du printemps, et c’était aussi le 6 avril qu’il fêtait dans son cœur l’anniversaire de sa rencontre avec Laure, et que la crue de ses larmes débordait régulièrement de ses yeux au retour de ce jour heureux ou fatal de sa vie. À tous ces charmes il faut, si l’on en croit la tradition, ajouter le charme de se rapprocher assez souvent de la résidence d’été de Laure : elle habitait, pendant cette saison, le village voisin de Cabrières.
« Trois fois, au milieu de la nuit, la porte de ma chambre fermée, je l’ai vue devant mon lit avec une contenance assurée réclamant son serviteur : la peur glaçait mes membres ; mon sang abandonnait mes veines pour se retirer dans le cœur. Je ne doute pas que, si l’on fût venu alors avec une lumière, on ne m’eût trouvé pâle comme un mort, et portant sur mon visage tous les signes de la plus grande frayeur. « Je me levais tremblant avant l’aurore, et, sortant bien vite d’une maison où tout m’était suspect, je grimpais sur la cime du rocher ; je courais dans les bois, regardant de tout côté si cette image, qui était venue troubler mon repos, ne me suivait pas. Je ne me croyais nulle part en sûreté. « On ne voudra pas me croire, mais ce que je dis est vrai. Souvent dans des endroits écartés, lorsque je me flattais d’être seul, je la voyais sortir du tronc d’un arbre, du bassin d’une fontaine, du creux d’un rocher, d’un nuage, je ne sais où. La frayeur me rendait immobile, je ne savais que devenir ni où aller. »Son amour, ses livres et ses vers suffisaient à sa vie. Voici comment il parle à ses amis mondains, qui lui reprochaient sa fuite du monde :
« Ces gens-là regardent les plaisirs du monde comme le souverain bien ; ils ne comprennent pas qu’on puisse y renoncer. Ils ignorent mes ressources. J’ai des amis dont la société est délicieuse pour moi. Mes livres, ce sont des gens de tous les pays et de tous les siècles : distingués à la guerre, dans la robe et dans les lettres ; aisés à vivre, toujours à mes ordres ; je les fais venir quand je veux, et je les renvoie de même ; ils n’ont jamais d’humeur et répondent à toutes mes questions. « Les uns font passer en revue devant moi les événements des siècles passés ; d’autres me dévoilent les secrets de la nature ; ceux-ci m’apprennent à bien vivre et à bien mourir ; ceux-là chassent l’ennui par leur gaieté, et m’amusent par leurs saillies ; il y en a qui disposent mon âme à tout souffrir, à ne rien désirer, et me font connaître à moi-même. En un mot, ils m’ouvrent la porte de tous les arts et de toutes les sciences : je les trouve dans tous mes besoins. « Pour prix de si grands services, ils ne demandent qu’une chambre bien fermée dans un coin de ma petite maison, où ils soient à l’abri de leurs ennemis. Enfin, je les mène avec moi dans les champs, dont le silence leur convient mieux que le tumulte des cités. »
« Ô Pétrarque », lui dit-elle à voix basse et d’un accent de reproche mélancolique,
« que vous avez été bientôt las de m’aimer ! »Pétrarque, rentré à Vaucluse, écrivit le cinquantième sonnet, qui commence ainsi :
« Ô madame ! non, je ne fus jamais las de vous aimer ; et tant que je vivrai, je n’épuiserai pas mon amour ! Que votre nom seul soit gravé sur le marbre blanc de ma tombe ! etc. »Ce fut vers ce temps qu’il écrivit ces trois immortelles canzone, odes élégiaques surnommées par les Italiens, à cause de leur perfection, les trois Grâces de leur langue. Ce fut alors aussi qu’il conçut et qu’il écrivit son poème épique, plus romain qu’italien, sur les victoires de Scipion en Afrique ; entreprise ingrate et malheureuse. Son génie était dans son amour : dès qu’il s’en séparait, il n’était plus qu’un érudit ; dès qu’il y revenait, il était le plus harmonieux et le plus tendre des poètes.
« Le 23 août 1340, raconte-t-il lui-même, étant à Vaucluse, occupé de Laure et de mon poème de l’Afrique, à la troisième heure du jour, c’est-à-dire vers les neuf heures du matin, je reçus une lettre du sénat de Rome, qui m’invitait avec les plus fortes instances à venir recevoir à Rome la couronne. Le même jour, à la dixième heure, c’est-à-dire vers quatre heures après midi, je vis arriver un courrier m’apportant une lettre du chancelier de l’Université, Robert de Bardy, qui me conjurait de donner la préférence à la ville de Paris pour y recevoir la couronne de gloire. « Décidez pour moi », écrivit-il le même jour au soir à son patron et à son ami le cardinal Colonna ; vous êtes mon conseil, mon appui, mon ami, ma gloire ! »La famille des Colonne, jalouse de l’honneur de ce couronnement pour leur ville, décida pour Rome. Le roi de Naples, Robert, ami et admirateur passionné de Pétrarque, contribua plus encore à décider Pétrarque pour Rome. Robert était un des princes d’Italie qui demandaient avec le plus d’autorité cet honneur du couronnement pour le favori de son esprit. Pétrarque partit pour Naples. Après de longues conversations entre le roi et le poète, Robert, quoique vieilli déjà sur le trône, lui dit :
« Je vous jure que les lettres me sont plus chères que la couronne, et que, s’il me fallait renoncer à l’un ou à l’autre, j’arracherais bien vite le diadème de mon front. »La veille du jour où Pétrarque allait partir de Naples pour Rome, le roi, dans son audience de congé, se dépouilla de la robe qu’il portait et en fit présent à son ami, pour qu’il la revêtît le jour de son couronnement. Il le nomma de plus aumônier de la cour de Naples, titre honorifique qui n’impliquait d’autre devoir que la reconnaissance à celui auquel il était décerné. Pétrarque, par une superstition du cœur qui associait la date de son amour à toutes les dates heureuses de sa vie, voulut arriver à Rome le 6 avril. Il y fut reçu en roi plus qu’en poète. Les lettres, qui renaissaient alors, étaient la véritable royauté des peuples. On ne vit, dans les temps modernes, de triomphe intellectuel comparable qu’au retour de Voltaire dans Paris, après une absence de quarante ans, pour être couronné et pour mourir. La pompe fut digne du peuple romain et du premier des poètes vivants ; le Capitole revit les jours antiques ; le procès-verbal de la cérémonie, que nous avons sous les yeux, porte :
« Pétrarque a mérité le titre de grand poète et de grand historien, et, en conséquence, tant par l’autorité du roi Robert de Naples que par celle du sénat et du peuple romain, on lui a décerné le droit de porter la couronne de laurier, de hêtre ou de myrte, à son choix ; enfin on le déclare citoyen romain, en récompense de l’amour qu’il a constamment manifesté pour Rome, le peuple, la république, etc. »Cette gloire officielle ne fit rien à son bonheur et déchaîna contre lui plus d’envie.
« Cette couronne, écrit-il lui-même dans son âge refroidi, ne m’a rendu ni plus poète, ni plus savant, ni plus éloquent ; elle n’a servi qu’à irriter la jalousie contre moi et à me priver du repos dont je jouissais ; ma vie, depuis ce temps, n’a été qu’un combat ; toutes les langues, toutes les plumes, se sont aiguisées contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis ! J’ai porté la peine de mon ambition et de ma vanité. »
« De vieux hêtres, dont la tête touche les nues, défendent l’approche de cette forêt aux rayons du soleil. De petits vents frais sortis des montagnes voisines, et plusieurs ruisseaux qui y serpentent, tempèrent les ardeurs de la canicule. Dans les plus grandes sécheresses, la terre y est toujours couverte d’un gazon vert émaillé de fleurs. On y entend gazouiller toutes sortes d’oiseaux, et on y voit courir des bêtes fauves de toutes espèces. Au milieu s’élève un théâtre que la nature semble avoir fait exprès pour les poètes. Une montagne le met à l’abri des vents du midi ; des arbres qui l’entourent y répandent un ombrage frais. On y entend le ramage des oiseaux et le murmure d’un ruisseau qui invite au sommeil. La terre y exhale une odeur délicieuse, c’est l’image des champs Élysées. « Les bergers et les laboureurs respectent ce lieu sacré : sa beauté me frappa ; je sentis tout à coup comme une inspiration des Muses, qui m’invitaient à travailler à mon Afrique. Honteux d’avoir reçu un honneur que je n’avais pas mérité, je résolus de mettre la dernière main à ce poème, pour faire voir que je n’étais pas tout à fait indigne de la couronne. L’ardeur poétique se réveilla avec tant de force, que je crus devoir m’y livrer. Je fis plusieurs vers sur-le-champ avec une facilité que je n’avais jamais éprouvée, et je continuai d’y travailler pendant quelques jours que je passai dans le voisinage de Silva piana. »Il se construisit une maison entre la ville et cette forêt.
« J’ai ainsi, écrit-il, une campagne au milieu de la ville et une ville au milieu des champs ; quand je suis las de la solitude, je n’ai qu’à sortir, je trouve le monde ; quand je suis las du monde, je rentre dans ma demeure et j’y retrouve la solitude. Je jouis ici d’un repos que les philosophes d’Athènes, les poètes de Rome, les anachorètes du désert, n’ont jamais goûté. Ô fortune ! laisse en paix un homme qui se cache ! Sors de sa petite maison, et vas agiter les palais des rois ! » « Ici », ajoute-t-il dans une de ses lettres à son ami Pastrengo, « je travaille toujours, aspirant au repos et n’espérant pas y parvenir ; je m’avance à grands pas vers la mort sans la redouter ; je voudrais sortir de cette odieuse prison où mon âme est captive. J’habite Parme, j’y passe ma vie dans l’église ou dans mon jardin. Las de la ville, je vais souvent errer dans les bois ; je bâtis une petite maison telle qu’il convient à la médiocrité de mon état ; on y verra peu de monde. Les vers d’Horace ralentissent mon ardeur pour le bâtiment et me parlent de ma dernière demeure. Je réserve les pierres pour mon monument. Si j’aperçois une petite fente dans les murs nouveaux, je gronde les maçons ; ils me répondent que tout l’art des hommes ne saurait rendre l’argile plus solide, qu’il n’est pas surprenant que des fondements récents se tassent un peu, que les mains mortelles ne peuvent construire rien de durable ; enfin, que ma maison durera encore plus que moi et mes neveux. Je rougis alors, et je dis en moi-même : Insensé ! assure donc les fondements de ce corps qui menace ruine ; ce corps s’écroulera avant ta maison, tu seras bientôt forcé de quitter l’une et l’autre de ces demeures ! »On croit entendre Horace devenu plus sérieux en devenant plus spiritualiste dans l’âge chrétien.
Voltaire lui-même, ravi d’admiration pour cette ode amoureuse, a tenté de la traduire et a échoué ; il faut une âme tendre pour manier une langue pétrie de larmes et de soupirs. Un poète plus mélancolique et plus fervent à ce culte de l’amour immatériel, M. Boulay-Paty, a consacré sa jeunesse à calquer vers sur vers ces sonnets et ces odes. Grâce à ce disciple, digne adorateur de ce maître, ce dithyrambe de l’amour et du souvenir sera bientôt rajeuni dans la langue d’André Chénier.
« Je commence à vieillir, disait-il au cardinal Étienne Colonna, son patron et son ami ; tout change avec le temps ; mes cheveux mêmes changent de couleur, ils m’avertissent que je dois changer moi-même de vie et de pensées ; l’amour ne sied plus à mes années, ou je dois le refouler dans mon cœur. »Il se prépara à partir pour Parme et pour Rome. Laure ne put déguiser complètement sa douleur en apprenant la nouvelle de cette longue et peut-être éternelle absence. Le cinquante-septième sonnet laisse entrevoir l’orgueilleuse tristesse de son amant, en voyant sur les traits de Laure ces signes involontaires d’affection.
« Cette touchante pâleur qui recouvrit tout à coup son sourire interrompu sur ses lèvres d’une amoureuse nuée… Cette pensée compatissante que l’œil d’un autre ne put discerner, mais qui ne put à moi m’échapper, etc. »À peine parti, il se repentait déjà du départ, et il écrivait la plus langoureuse et la plus sublime de ses élégies, où son cœur se retourne sur lui-même sans pouvoir trouver le repos.
« De pensée en pensée, de colline en colline, l’amour me conduit loin de tous les sentiers frayés sans que je puisse y trouver la paix de l’âme, etc. »Aussi revint-il encore sur ses pas, cette fois comme rappelé par un attrait supérieur à sa volonté. On lit avec délices, dans ses lettres latines de cette date, la description de quelques rares et courtes journées passées solitairement dans sa maisonnette de Vaucluse comme pour faire ses derniers adieux à ce séjour d’amour et de paix. Mais Rienzi, son ami, le rappelait par le grand bruit que ce tribun faisait à Rome. On a vu que le pape avait donné une autorité imposante à ce jeune Romain dans sa capitale. Rienzi en avait profité pour s’attacher ce peuple et pour combattre les grandes familles armées qui tyrannisaient la ville. Pour accroître sa popularité, il employait l’éloquence des yeux autant que celle des paroles. Semblable aux anciens esclaves fabulistes qui faisaient dire aux apologues ce qu’ils n’osaient dire eux-mêmes, Rienzi faisait attacher la nuit, autour du Capitole ou du Vatican, des tableaux emblématiques autour desquels la foule se pressait le matin. Le tribun paraissait alors, et, donnant du geste et de la voix l’éloquente explication de ces peintures énigmatiques, il incendiait le peuple d’indignation contre les oppresseurs de la patrie ; il prophétisait à une multitude, incapable de distinguer la différence des siècles, le prochain rétablissement de la liberté, de la puissance et de la gloire du sénat et du peuple romain. Comment conciliait-il tout cela avec l’autorité souveraine d’un pape étranger dont il affectait d’être le délégué et le ministre ? L’ignorance de la populace transtévérine de Rome pourrait seule l’expliquer ; mais en s’élevant contre le séjour des papes à Avignon et en retenant à l’usage de Rome les impôts que Rome envoyait précédemment au pape absent, il se créait une popularité ambiguë contre laquelle ni le peuple ni le pape n’osaient protester trop haut. Sujet irréprochable aux yeux du pape, dont il affectait de rétablir l’autorité sur les princes romains ; citoyen libérateur aux yeux du peuple, dont il prenait en main les droits et les intérêts, cette double politique l’éleva bientôt au rôle d’arbitre et de dictateur de Rome. Il s’associa habilement pour son double rôle un délégué du pape, l’évêque d’Orvieto, homme impuissant et docile qui tremblait sous son collègue. Rienzi régna avec un pouvoir absolu sous le nom du pape ; les princes romains, conduits par le prince Colonna, voulurent en vain résister à sa dictature. Le tocsin du Capitole souleva le peuple contre les grands ; ils furent chassés de Rome ; les supplices achevèrent ce que la victoire du peuple avait commencé. Rienzi cita les nobles à son tribunal ; un jeune homme de la maison des Ursins, qui venait d’épouser quelques jours avant une fille des Alberteschi, fut arraché de son palais et pendu aux fenêtres du Capitole, sous les yeux de sa nouvelle épouse. Les cachots se remplirent des seigneurs des plus puissantes maisons, même de la famille des Colonne. Cette terreur rendit la paix à la campagne romaine et à la ville. Rienzi promulgua des décrets de réforme des lois et des mœurs qui firent l’admiration de l’Italie. Après avoir soulevé, intimidé, pacifié Rome, il rêva de rétablir l’empire, il provoqua par ses lettres et par ses envoyés tous les États d’Italie à adhérer à sa restauration du monde romain. Les titres qu’il prenait dans ses dépêches aux princes et aux peuples étaient ceux-ci : Nicolas le sévère et le clément, libérateur de Rome, zélateur de l’Italie, amateur du monde, tribun, auguste. Une partie de l’Italie s’émut à sa voix et crut renaître à ses beaux siècles ; les Visconti de Milan, l’empereur, le roi de Hongrie, lui envoyèrent des ambassadeurs pour le reconnaître et l’encourager dans ses entreprises. Le roi de France seul le traita avec mépris ; le pape dissimulait à Avignon. Quant à Pétrarque, il crut revoir dans son ami le restaurateur de cette Italie antique, dont l’image occupait depuis sa jeunesse la moitié de son âme. Il osa écrire d’Avignon, sous les yeux des papes, une lettre au peuple romain et au tribun ; cette lettre éloquente et amère était la plus audacieuse satire du gouvernement temporel des papes sur la ville des consuls et des Césars. Qu’on en juge par ce fragment de sa lettre :
« S’il faut perdre, dit-il au peuple romain, la liberté ou la vie, qui est-ce parmi vous (s’il lui reste une goutte de sang romain dans les veines) qui n’aimât mieux mourir libre que de vivre esclave ? Vous qui dominiez autrefois sur toutes les nations, qui voyiez les rois à vos pieds, vous avez gémi sous un joug honteux ; et (ce qui met le comble à votre honte et à ma douleur) vos maîtres étaient des étrangers, des aventuriers. Recherchez bien leur origine, vous verrez que la vallée de Spolette, le Rhin, le Rhône et quelques coins de terre plus ignobles encore vous les ont donnés. Des captifs menés en triomphe, les mains liées derrière le dos, sont devenus tout à coup citoyens romains, et, qui pis est, vos tyrans. Faut-il s’étonner qu’ils aient en horreur la gloire et la liberté de Rome, qu’ils aiment à voir couler le sang romain, quand ils se rappellent leur patrie, leur servitude et leur sang, si souvent répandu par vos mains ? Mais d’où leur peut venir cet orgueil insupportable dont ils sont bouffis ? Est-ce de leurs vertus ? Ils n’en ont point. De leurs richesses ? Ce n’est qu’en vous volant qu’ils peuvent apaiser leur faim. De leur puissance ? Elle sera anéantie quand vous le voudrez. De leur naissance, de leur nom ? Ils se vantent d’être Romains et croient l’être devenus, à force de le dire, comme si le mensonge pouvait prescrire contre la vérité. Je ne sais si je dois rire ou pleurer, quand je pense qu’ils trouvent indigne d’eux ce nom de citoyen romain que tant de héros ont fait gloire de porter ! « Quelle que soit l’origine de ces étrangers si fiers de leur noblesse, qu’ils vantent sans cesse, ils ont beau faire les maîtres dans vos places publiques, monter au Capitole entourés de satellites, fouler d’un pied superbe les cendres de vos ancêtres, ils ne seront jamais Romains. La voilà vérifiée la prédiction de ce poète qui disait : Rome a perdu la douce consolation, dans son malheur, de ne reconnaître point de rois, et de n’obéir qu’à ses enfants. »Pétrarque compare ensuite Rienzi aux deux Brutus, dont l’un chassa de Rome les Tarquins, l’autre plongea son poignard dans le sein de César.
« Le nouveau tribun, dit-il, que je regarde comme votre troisième libérateur, réunit en lui seul la gloire des deux autres, ayant fait mourir une partie de vos tyrans et mis en fuite le reste… « Homme courageux, continue Pétrarque, qui portez tout le fardeau de la république, que l’image de l’ancien Brutus vous soit toujours présente ! Il était consul, vous êtes tribun ! Quiconque est ennemi de la liberté de Rome doit être le vôtre. »
« Elle était assise, dit-il, au milieu des dames, comme une belle rose dans un jardin entourée de fleurs plus petites et moins éclatantes qu’elle : rien de plus modeste que sa contenance ; elle avait quitté toutes ses parures, ses perles, ses guirlandes, les couleurs gaies de ses vêtements ; bien qu’elle ne fût pas triste, je ne reconnus pas son enjouement habituel ; elle était sérieuse et semblait rêver ; je ne l’entendis pas chanter, ni même causer avec ce charme qui enlevait les cœurs ; elle avait l’air d’une personne qui redoute un malheur qu’on ne discerne pas encore. En la quittant, je cherchai dans mon âme une force contre les catastrophes que j’aurais à éprouver ; ses regards avaient une expression indéfinissable que je ne leur avais jamais vue avant, j’eus de la peine à ne pas pleurer ; quand l’heure fut venue où il fallait absolument qu’elle se retirât du cercle, elle jeta sur moi un coup d’œil si doux, si honnête et si tendre, que je me sentis rempli d’émotion, d’espoir et de terreur. »Qui peut dire, après avoir lu ces lignes, que Pétrarque n’était à l’égard de Laure qu’un poète ? Qui ne reconnaît dans ces symptômes les angoisses et les presciences du véritable attachement ?
« Vous me forcez à rougir de vous ; de protecteur des gens de bien vous devenez un chef de brigands ! J’accourais vers vous, je change de route. »Il versa un torrent de larmes sur la mort des jeunes gens de la maison des Colonne ; son cœur se retrouva avec sa raison au réveil de ce rêve dissipé par la folie de Rienzi. Il se rendit à Parme, son Vaucluse italien, pleurant à la fois sur la perte de ses amis les Colonne et sur la perte de Rome. Rienzi, en effet, jetait cette capitale dans sa propre démence ; quelques jours après l’assaut où les Colonne avaient péri, il conduisit son fils vers le bourbier rempli d’eau et de sang où le corps du plus jeune de ces princes gisait encore. Il prit cette eau sanglante et fétide dans le creux de sa main, et il en aspergea la tête de son fils en le proclamant chevalier de la Victoire. Une émeute du peuple, fomentée par les derniers des Colonne, souleva la ville et força Rienzi à se réfugier au château Saint-Ange. Il s’évada pendant la nuit et se réfugia auprès du roi de Hongrie. Son corps fut pendu en effigie aux créneaux de la forteresse d’Adrien. Ainsi devait finir cet empire fantastique, s’écria Pétrarque, revenu lui-même de son illusion d’un moment. De ce jour il ne songe plus qu’aux lettres, dont l’empire est éternel, et à l’amour qui ne meurt pas avec la beauté mortelle.
« Autrefois, écrit-il, quand j’avais quitté Laure, je la voyais souvent en rêve ; cette angélique vision me consolait, maintenant elle m’abandonne et me consterne. Je crois l’entendre me dire, comme le jour de la séparation : Vous ne me reverrez plus sur la terre ! Mes soupirs et mes poésies soulèvent ma peine sans la soulager ; serait-elle donc déjà au ciel ? Cette incertitude m’agite nuit et jour, je ne suis plus ce que j’étais ; je ressemble à un homme qui marche sur un sol miné… »Puis un songe lui offre l’image courroucée de Laure qui le défie de l’oublier.
« J’entendis une voix triste qui me dit tout bas (c’était elle) : Ce misérable compte les jours loin de moi, il ne vit pas ; il n’est jamais d’accord avec lui-même ; il court le monde, mais il a beau faire, il m’aimera toujours partout où il sera. Je serai l’unique objet de ses discours, de ses écrits, de ses pensées !… »Puis elle lui parle longuement de leur chaste amour sur la terre, et de leur éternelle réunion dans le monde des âmes. Ce songe était prophétique, Laure était morte de la peste à Avignon, le 6 avril, anniversaire de sa première rencontre avec son poète dans l’église de Sainte-Claire. Les dates sont les superstitions de l’amour ; ce troisième 6 avril était l’augure de la rencontre au ciel qui n’aurait plus de séparation. Voici comment Pétrarque lui-même, informé plus tard de toutes les circonstances de cette mort, se la retrace dans un de ses souvenirs écrits. On voit qu’il cherche à fixer pour l’éternité, par la parole immortelle, le dernier soupir de celle qui emporte sa propre vie avec la sienne, afin que rien ne périsse de ce qui fut Laure, même quand Laure elle-même a disparu de ses yeux :
« La peste d’Avignon enlevait depuis plusieurs semaines tous les âges et tous les sexes. Laure en ressentit les premières atteintes le 3 avril. Elle eut la fièvre avec crachement de sang. Comme il était constant qu’on ne passait pas le troisième jour après que le mal s’était manifesté par les symptômes ordinaires, elle prit d’abord les précautions que sa piété et sa raison lui suggérèrent : elle reçut les sacrements et fit son testament le même jour ; ensuite elle se prépara à la mort sans inquiétude et sans regret. La vie qu’elle avait menée était si pure, que son âme ne pouvait pas être troublée par l’incertitude de l’avenir. « Quand elle fut à l’agonie, ses parentes, ses amies, ses voisines, se rassemblèrent autour d’elle, quoiqu’elle fût attaquée d’un mal contagieux, qui faisait peur à tout le monde. C’est une chose bien singulière, qu’étant si belle elle fût si aimée des personnes même de son sexe. Rien ne fait mieux l’éloge de son caractère, dont la bonté suspendait les effets ordinaires de la jalousie et de l’envie. »Il faut convenir cependant que, de la façon dont Pétrarque s’exprime, il semble que ces dames étaient attirées par la curiosité de voir comment on fait ce passage que tout le monde est obligé de faire, et qu’on ne fait qu’une fois.
« Laure, assise sur son lit, paraissait tranquille. L’ennemi de nos âmes, qui n’avait point de prise sur elle, ne vint point l’effrayer par des fantômes hideux et menaçants, comme il a coutume de faire, selon saint Augustin. « Ses compagnes, répandues autour de son lit, poussaient des sanglots et versaient des torrents de larmes. Hélas ! disaient-elles, que deviendrons-nous ? Nous allons voir disparaître la merveille de notre siècle, le modèle de toutes les perfections. La vertu, la beauté, la politesse, sortiront de ce monde avec Laure. Où trouvera-t-on une femme aussi accomplie ; des propos si sages, si mesurés, un maintien et des manières si honnêtes, une voix si charmante ? Nous allons perdre une compagne qui était l’âme de nos plaisirs innocents ; une amie qui nous consolait dans nos chagrins, et dont l’exemple était pour nous une leçon vivante. Sa présence seule suffisait pour nous garantir des pièges de l’ennemi et des écueils de ce monde. Nous perdrons tout en la perdant. Le ciel qui nous l’enlève semble nous envier la possession d’un trésor dont nous n’étions pas dignes. « Quoique Laure eût l’air tranquille, on ne peut douter qu’elle ne fût sensible à la douleur de ses compagnes ; mais, tout occupée de ce qu’elle allait devenir, elle recueillait déjà en silence les fruits d’une vie innocente et pure. Son âme, prête à quitter sa belle demeure, rassemblant en elle-même toutes ses vertus, semblait avoir rendu l’air plus serein. Elle est morte doucement et sans effort, comme un flambeau qui pâlit et s’éteint. Son visage était plus blanc que la neige, mais on n’y voyait pas cette morne lividité qui annonce l’absence de vie ; ses beaux yeux n’étaient pas éteints, ils paraissaient seulement fermés par le sommeil : elle avait l’air d’une personne qui se recueille pour prier. Enfin telle était la mort elle-même sur ce beau visage ! dit son amant. Elle savait, ajoute-t-il, toutes les routes qui mènent au ciel ! »
« Que fais-tu, ô mon âme ! que penses-tu ? Vers qui regardes-tu en arrière dans ce temps qui ne peut plus revenir ? « Les douces paroles, les tendres regards que tu as si souvent décrits, ô pauvre âme sans repos ! sont enlevés à la terre ! » etc. « Allons chercher au ciel ce que nous ne pouvons plus trouver sur la terre ! » etc.Et ailleurs :
« Ô mes yeux ! elle s’est obscurcie, notre aurore, et m’a rendu à moi-même plus insupportable le poids de mon existence ! « Oh ! qu’il eût fait beau mourir il y a aujourd’hui trois ans ! »Écoutez encore :
« Si un doux gazouillement d’oiseaux, si un suave froissement de vertes feuilles à la brise d’automne, de l’été, si un sourd murmure d’ondes limpides je viens à entendre sur une rive fraîche et fleurie, « Dans quelque lieu que je me repose pensif d’amour pour écrire d’elle, celle que le ciel nous fit voir et que la terre aujourd’hui nous dérobe, je la vois et je l’entends ; car, encore vivante, de si loin elle répond intérieurement à mes soupirs. « Pourquoi te consumer avant le temps, me dit-elle avec une tendre compassion, et pourquoi ce fleuve de douleurs coule-t-il sans cesse de tes yeux ? « Oh ! ce n’est pas sur moi qu’il faut pleurer, moi dont les jours en mourant se changèrent en jours éternels, et dont les yeux, quand je parus les fermer à ce monde, s’ouvrirent à l’éternelle lumière ! »Plus loin, on le voit tenté, par la séduction des lieux, de la beauté, de la jeunesse, de la nature, d’aimer encore ici-bas ; mais l’amoureuse jalousie de Laure, s’armant de sévérité divine, le rappelle tendrement au mépris de ce qui n’est pas elle.
« Les ondes me parlent d’amour, et le zéphyr, et les ombres des feuilles, et les oiseaux mélodieux, et les habitants des eaux, et l’herbe et les fleurs de la rive, sont d’accord ensemble pour me convier à aimer encore. « Mais toi, prédestinée ! qui m’appelles des profondeurs du ciel, par la mémoire de ta mort si amère, oh ! prie pour moi, afin que je dédaigne de ce monde toutes ses douces amorces et tout ce qui n’est pas toi ! »
« Âme béatifiée qui daignes souvent descendre pour consoler mes nuits gémissantes d’un regard de ces yeux que la mort n’a pas éteints, mais auxquels l’éternité a donné une splendeur qui n’est pas de ce monde ! « Combien ne suis-je pas enivré de reconnaissance de ce que tu daignes rasséréner mes tristes jours par ta céleste apparition ! « Vois comme, dans ces mêmes sites où je passai tant d’années à te célébrer de mes chants, je passe maintenant mes jours à te pleurer, à pleurer sur toi ! non, mais à pleurer sur mon propre deuil ! « Un seul soulagement se trouve cependant à mes peines : c’est qu’au moment où tu te tournes d’en haut vers moi, je te reconnais et je t’entends à la démarche, à la voix, au visage, aux vêtements que tu portais sur la terre ! »Il associe, dans un autre sonnet, la nature entière à ses sentiments.
« Elle est partie pour le séjour de la félicité, et mes yeux la cherchent en vain dans ces lieux où elle naquit, dans cet air que je remplis de mes soupirs ; mais il n’y a ni rocher, ni précipice dans ces montagnes, ni rameau, ni feuillage vert sur ces rives, ni fleuve dans ces vallées, ni brin d’herbe, ni goutte d’eau, ni veine distillant de ces sources, ni bête sauvage de ces forêts qui ne sachent combien je souffre pour elle ! »Et celui-ci :
« Quand je revois l’aurore descendre du firmament avec son visage de roses et sa chevelure dorée, l’amour m’assaille au cœur et ma joue se décolore, et je me dis dans mes soupirs : Là est Laure maintenant ! »
Écoutez en vile et sourde prose ce Sursum corda d’un amant vers l’image et vers le séjour de l’éternelle beauté ; car, nous le répétons, Laure ne fut pour Pétrarque que l’incarnation adorée du beau ici-bas, ou plutôt elle est remontée là-haut, et c’est là-haut qu’elle resplendit.
« Là nous la reverrons encore ; là elle nous attend, et là elle se lamente peut-être de ce que nous tardons tant à la rejoindre. »Et plus loin, trois ans après sa mort :
« Dans l’âge de sa beauté et de sa floraison, de ce printemps où l’amour a en nous plus de force, laissant sur la terre sa terrestre écorce, ma Laure, par qui je vivais, s’est départie de moi ! « Et vivante et belle, et sans voile elle a fait son ascension vers le ciel ; de là elle règne sur moi, et elle régit toutes mes pensées. « Oh ! pourquoi ne me dépouille-t-il pas plus vite de ce corps mortel, ce dernier jour qui est le premier d’une autre vie ? « Afin que, semblable à toutes mes pensées qui volent sur ses traces derrière elle, ainsi mon âme affranchie de son poids, libre et joyeuse, la suive, et que je sorte enfin de l’angoisse où je vis. « C’est pour mon malheur que se lève chaque jour qui retarde ce moment. La pensée me souleva dans cette partie du ciel où vit celle que je cherche et que je ne retrouve plus sur la terre. « Là, parmi les âmes qu’enserre le troisième cercle du firmament je la revis plus belle encore et moins sévère. « Elle me prit par la main et elle me dit : “Dans cette sphère céleste tu seras encore avec moi, si mon espoir ne me trompe pas. « “Je suis celle qui te donna tant d’angoisses ici-bas, celle qui remplit sa journée avant le soir. « “L’intelligence humaine ne peut pas comprendre ma félicité actuelle ; elle n’attend que toi pour être complète, et j’ai laissé là-bas sous mes pieds ce beau voile de mon corps que tu as tant aimé ! ” « Oh Dieu ! pourquoi cessa-t-elle de parler, et pourquoi sa main s’ouvrit-elle pour laisser retomber la mienne ? puisqu’à l’accent de ces paroles si compatissantes et si chastes, peu s’en manqua que je ne demeurasse moi-même dans l’immortalité avec elle ! »
Ce sont les mêmes sentiments et presque les mêmes images que j’ai exprimés moi-même dans une forme plus large et infiniment moins parfaite que celle de Pétrarque, en écrivant l’ode élégiaque intitulée le Lac, dont quelques strophes sont restées dans la mémoire et dans le cœur de mon temps. Mais, hélas ! ce n’est ni la langue ni le vers du poète de Vaucluse ! Le monde, depuis Virgile, n’avait pas eu un tel poète ; l’amour, depuis le christianisme, n’avait pas eu un tel amant ! Entre Héloïse et Abeilard, Laure et Pétrarque, on a toute la poésie et toute la divinité de l’amour chrétien.