La musique de Mozart
Si nous tentions d’y répondre, nous ne parviendrions qu’à prouver une fois de plus l’insuffisance de l’esprit humain à rien expliquer et rien définir. C’est le secret de Dieu, ce n’est pas le nôtre. Nous ne savons le comment de rien ; nous ne savons pas plus comment la note contient en soi l’impression que nous ne savons comment la parole contient la pensée. Nous savons seulement que la parole nous fait penser et que la musique nous fait sentir.
Le Festin d’Alexandre,
ou La Puissance de la musique,
ode pour la fête de sainte Cécile,
Par Dryden. « C’était au festin royal, pour célébrer la Perse conquise par le fils belliqueux de Philippe. Dans son imposante majesté, le héros, semblable à un dieu, siégeait sur son trône impérial ; ses braves compagnons étaient rangés autour de lui, le front ceint de myrtes et de roses (c’est ainsi qu’on doit couronner l’héroïsme). La charmante Thaïs s’asseyait à ses côtés, belle comme une fiancée d’Orient, dans toute l’orgueilleuse fleur de la jeunesse et de la beauté. Heureux, heureux, heureux couple ! Les braves seuls, les braves seuls, les braves seuls méritent d’obtenir l’amour de la beauté ! « Timothée, placé parmi le chœur harmonieux, de ses doigts agiles toucha la lyre ; les notes tremblantes montèrent jusqu’au ciel en inspirant les joies célestes. Il chanta d’abord Jupiter, qui abandonna le séjour des dieux (tel est l’empire du tout-puissant amour). Ce fut la forme flamboyante d’un dragon que revêtit le dieu, lorsque, traversant les sphères lumineuses, il vola vers la belle Olympie pour créer à son image un souverain du monde ! « La foule attentive applaudit au chant orgueilleux et acclame sous les voûtes retentissantes la présence d’un dieu ! D’une oreille ravie le monarque écoute, se pose en dieu, et en remuant la tête semble ébranler l’univers. « Le mélodieux musicien chanta ensuite Bacchus, Bacchus toujours jeune et beau. Voici venir en triomphe le dieu de la joie ! Sonnez les trompettes, et que le tambour résonne ! Il montre son visage ouvert tout rougissant d’une grâce empourprée ! Il vient ! il vient ! Bacchus, toujours jeune et beau, créa le premier les joies de l’ivresse. C’est le trésor de Bacchus, le plaisir du soldat. Riche trésor ! Doux plaisir ! Le plaisir est doux après la peine ! « Sous l’empire de ce chant, la vanité du roi s’éveille dans sa pensée ; il livre de nouveau toutes ses batailles ; trois fois il défait ses ennemis, trois fois il retue les morts ! Le musicien vit la démence guerrière qui bouillonnait sur le visage d’Alexandre, il remarqua ses joues enflammées, ses yeux ardents, et, tandis que le héros défiait la terre et le ciel, il changea de ton et abattit son orgueil. « Il invoqua une muse plaintive, inspiratrice de la tendre pitié. Il chanta Darius le Grand, le Bon, poursuivi par un destin trop sévère, et tombé, tombé, tombé, tombé du haut de sa grandeur et nageant dans son sang. Abandonné à l’heure de la peine par ceux que sa bonté avait nourris, il est couché sur la terre nue sans qu’une main amie lui ferme les yeux. Les regards éteints, le vainqueur attendri écoute et réfléchit aux vicissitudes de la fortune ici-bas ; de temps en temps il exhale un soupir, et les larmes s’échappent de ses yeux. « Le musicien sourit ; il sait que l’amour doit être facile à éveiller à son tour ; ce n’est qu’une note sympathique à faire résonner, car la pitié prépare à l’amour. Il chante mélodieusement sur le mode lydien et dispose l’âme au plaisir. La guerre, dit-il, n’est que labeur et tourments ; l’homme est une bulle gonflée d’air ; ne jouir jamais, recommencer toujours ! toujours combattre, toujours détruire ! Si la terre vaut qu’on la conquière, elle vaut bien qu’on en jouisse. Regarde la belle Thaïs à tes côtés ; prends ce que les dieux t’envoient ! « La foule remplit l’air de ses acclamations. L’amour fut couronné, mais c’était la musique qui avait vaincu. Le prince, ne pouvant dissimuler son tourment, regardait la beauté qui causait sa peine ; il soupirait et regardait, regardait et soupirait encore, jusqu’à ce que, succombant à la double ivresse du vin et de l’amour, le vainqueur vaincu s’affaissa sur le sein de Thaïs. « Frappe de nouveau la lyre d’or, plus fort ! et plus fort encore ! Fais voler en éclats les chaînes qui retiennent Alexandre dans le sommeil, et réveille-le comme avec le fracas de la foudre. Vois comme à ce bruit formidable le héros soulève la tête comme s’il sortait du tombeau et regarde autour de lui avec étonnement. Vengeance ! vengeance ! crie Timothée. Vois se dresser les Furies ! vois ces serpents qu’elles agitent ! Comme ils sifflent et quelles étincelles s’échappent de leurs yeux ! Vois cette troupe funèbre ! Tous ceux qui la composent portent une torche ; ce sont les ombres des héros grecs tués dans le combat, et qui gisent sans sépulture et sans honneur dans la plaine. Accorde à cette vaillante phalange la vengeance qu’elle réclame. Vois comme ces ombres agitent en l’air leurs torches en montrant du doigt les palais des Persans et les brillants temples des dieux ennemis ! Les princes applaudissent avec fureur ; le roi, transporté d’un zèle destructeur, saisit une torche, et Thaïs, montrant le chemin ainsi qu’une nouvelle Hélène, incendie une nouvelle Troie. « Ce fut ainsi qu’autrefois, avant qu’on eût inventé le soufflet aux puissants poumons, lorsque l’orgue était encore muet, Timothée sut, à l’aide de la flûte et de la lyre sonore, éveiller tour à tour la colère et le tendre désir dans l’âme des hommes. Enfin parut la divine Cécile, qui inventa l’harmonieux instrument, agrandit le domaine restreint de la musique, et prolongea les sons graves par un art inconnu jusqu’alors. Que Timothée lui cède la victoire, ou plutôt qu’ils se partagent la couronne ; car, s’il sut élever un mortel jusqu’aux cieux, elle fit descendre à sa voix le ciel sur la terre ! »
« Nous sommes partis de Linz le jour de Saint-François et arrivés le soir à Matthausen. Le lendemain, nous sommes parvenus à Ips, où deux minorites et un bénédictin, qui avaient été aux eaux avec nous, dirent la messe. Pendant ce temps, notre Woferl se trémoussait si bel et si bien sur l’orgue que les Pères franciscains, qui venaient de se mettre à table avec quelques hôtes, quittèrent tous le réfectoire et coururent au chœur. Ils n’en revenaient pas de stupéfaction. « Malgré l’abominable temps qu’il fait, nous avons déjà été à un concert chez le comte Collalto ; la comtesse Sinzendorff nous a conduits chez le comte Wilschegg et chez le vice-chancelier de l’Empire, comte de Collorédo, où nous avons trouvé les ministres et toutes les grandes dames de Vienne, avec lesquelles nous avons causé. Il y avait entre autres le chancelier de Hongrie, comte Palffy ; le chancelier de Bohême, comte Chotsek ; l’évêque Esterhazy. La comtesse s’est donné beaucoup de peines pour nous, et toutes ces dames sont folles de mon fils. Notre réputation s’est déjà répandue partout. Ainsi j’étais le 10 à l’Opéra, et j’y entendis l’archiduc Léopold dire, hors de sa loge, à une loge voisine : Il est arrivé à Vienne un petit bonhomme qu’on dit jouer admirablement du clavecin, etc. Le même jour, à onze heures, je reçus l’ordre de me rendre à Schœnbrunn. Le lendemain on nous remit au 13, parce que le 12, fête de saint Maximilien, était jour de gala et qu’on voulait avoir le temps d’entendre les enfants tout à l’aise. Chacun est en admiration devant mon petit garçon, et l’on s’accorde à lui trouver des dispositions inconcevables. La cour a exprimé le désir de l’entendre avant que nous ayons demandé à être reçus. Le jeune comte Palffy, en passant à Linz, apprit de la comtesse Schlick que nous donnions un concert dans la soirée ; elle fit tant qu’il laissa sa voiture devant la porte et accompagna la comtesse au concert. Il fut extrêmement étonné, et en parla dès son arrivée à l’archiduc Joseph, qui à son tour en entretint l’impératrice. Dès qu’on sut que nous étions à Vienne, on nous transmit l’ordre de paraître à la cour. Je vous aurais rendu compte immédiatement de notre présentation si nous n’avions pas été obligés d’aller droit de Schœnbrunn chez le prince de Hildburghausen… et six ducats ont prévalu contre le plaisir de vous écrire sur-le-champ. Aujourd’hui encore je n’ai que le temps de vous dire que Leurs Majestés nous ont reçus avec une faveur si extraordinaire qu’un récit détaillé vous paraîtrait fabuleux. Woferl a sauté sur les genoux de l’impératrice, l’a prise au cou et l’a mangée de caresses. Nous sommes restés auprès de Sa Majesté de trois à six heures, et l’empereur lui-même est venu dans la seconde pièce me chercher pour me faire entendre l’infante, jouant du violon. Hier, jour de Sainte-Thérèse, l’impératrice nous a envoyé son trésorier intime, qui est arrivé en grand gala devant notre porte, apportant deux habillements complets pour mes deux enfants. C’est ce personnage qui est chargé de venir chaque fois nous chercher pour nous conduire à la cour. Cette après-midi, ils doivent aller chez les deux plus jeunes archiduchesses, puis chez le comte Palffy. Hier nous avons été chez le comte de Kaunitz et avant-hier chez la comtesse Kinsky et le comte Udefeld. »Le même au même.
« Vienne, 19 octobre 1762. « J’ai été appelé aujourd’hui chez le trésorier intime ; il m’a reçu avec la plus grande politesse, et m’a demandé, au nom de l’empereur, si je ne pourrais pas rester encore quelque temps à Vienne. Je me mets aux pieds de Sa Majesté, ai-je répondu. Là-dessus, le trésorier m’a remis cent ducats, en ajoutant que Sa Majesté nous ferait bientôt rappeler. « Aujourd’hui nous allons chez l’ambassadeur de France, et demain chez le comte Harrach. Tous ces personnages nous font chercher et ramener dans leurs voitures et avec leurs gens. On nous engage quatre, cinq, six et huit jours d’avance, pour ne pas arriver trop tard. Dernièrement, nous avons été de deux heures et demie à quatre heures dans une maison. De là le comte Hardegg nous a fait chercher dans sa voiture et amener au grand galop chez une dame, où nous sommes restés jusqu’à cinq heures et demie. De là il a fallu encore se rendre chez le comte de Kaunitz, chez lequel nous sommes demeurés neuf heures. « Voulez-vous savoir quel est le costume apporté à Woferl ? Il est du drap le plus fin, couleur lilas, la veste en moire de la même couleur, habit et veste garnis d’une double bordure en or. On l’avait commandé pour le petit archiduc Maximilien. Le costume de Nanerl était fait pour une archiduchesse ; c’est du taffetas blanc brodé, avec toutes sortes de garnitures. »Le même au même.
« Vienne, 30 octobre 1762, « Félicité, fragilité ! elle se brise comme le verre. Je sentais, pour ainsi dire, que nous avions été trop heureux pendant quinze jours. Dieu nous a envoyé une petite croix, et nous rendons grâce à son infinie miséricorde que tout se soit passé sans trop de mal. Le 21, nous avions été de nouveau, le soir, chez l’impératrice. Woferl n’était pas dans son assiette ordinaire. Nous nous sommes aperçus un peu tard qu’il avait une espèce de scarlatine. Non-seulement les meilleures maisons de Vienne se sont montrées pleines de sollicitude pour la santé de notre enfant, mais elles l’ont vivement recommandé au médecin de la comtesse de Sinzendorf, Bernhard, qui a été plein d’attentions. La maladie touche à sa fin ; elle nous coûte cher : elle nous fait perdre au moins cinquante ducats. Faites dire, je vous prie, trois messes à Lorette, à l’autel de l’Enfant-Jésus, et trois à Bergl, à l’autel de Saint-François de Paule. »Le même au même.
« Vienne, 6 novembre 1762. « Il n’y a plus de danger, et, Dieu merci ! mes angoisses sont passées. Hier, nous avons payé notre excellent médecin par une sérénade. Quelques familles ont envoyé demander des nouvelles de Wolfgang et lui ont fait souhaiter une bonne fête ; mais c’en est resté là : c’étaient le comte Harrach, le comte Palffy, l’ambassadeur de France, la comtesse Kinsky, le baron Prohmann, le baron Kurz, la comtesse de Paar. Si nous n’étions pas restés près de quinze jours à la maison, la fête ne se serait pas passée sans cadeau. Maintenant il faut que nous tâchions de reprendre les choses où elles en étaient avant cette maladie de l’enfant. »
« Figurez-vous, écrit le père à son ami, l’étonnement de tout le monde ici quand on voit les filles du roi s’arrêter pendant les défilés d’apparat dans les grands appartements, dès qu’elles aperçoivent mes enfants, s’approcher d’eux, les caresser, s’en faire embrasser à plusieurs reprises. Il en est de même de madame la Dauphine. Ce qui a paru encore plus extraordinaire à MM. les Français, c’est que, au grand couvert qui eut lieu dans la nuit du nouvel an, non seulement on nous fit place à tous près de la table royale, mais Monseigneur Wolfgangus dut se tenir tout le temps près de la reine, lui parla constamment, lui baisa souvent les mains, et mangea à côté d’elle les mets qu’elle daignait lui faire servir. La reine parle aussi bien l’allemand que nous. Comme le roi n’en comprend pas un mot, la reine lui traduisait tout ce que disait notre héroïque Wolfgang. Je me tenais près de lui. De l’autre côté du roi, où étaient assis M. le Dauphin et madame Adélaïde, se tenaient ma femme et ma fille. Or vous saurez que le roi ne mange pas en public ; seulement tous les dimanches soir la famille royale soupe ensemble ; on ne laisse pas entrer tout le monde. Quand il y a grande fête, comme au nouvel an, à Pâques, à la Pentecôte, à la fête du roi, etc., alors il y a grand couvert. On admet toutes les personnes de distinction. L’espace n’est pas grand, et par conséquent il est bientôt rempli. Nous arrivâmes tard, les suisses durent nous ouvrir le passage, et l’on nous conduisit dans la pièce qui est tout près de la table, et que traverse la famille royale pour rentrer au salon. En passant, les uns après les autres parlèrent avec notre Wolfgang, et nous les suivîmes jusqu’à la table. « Vous n’attendez sans doute pas de moi que je vous décrive Versailles. Seulement je vous dirai que nous y sommes arrivés dans la nuit de Noël, et que nous y avons assisté, dans la chapelle royale, à la messe de minuit et aux trois saintes messes. Nous étions dans la galerie lorsque le roi revint de chez madame la Dauphine, qu’il avait été voir à l’occasion de la mort de son frère, le prince électeur de Saxe. « J’entendis une bonne et une mauvaise musique. Tout ce qui se chantait par une voix seule et devait ressembler à un air était vide et froid, misérable ; mais les chœurs sont tous bons et très bons. Aussi ai-je été tous les jours avec mon petit homme à la messe de la chapelle pour y entendre les chœurs des motets qu’on y exécute. Nous avons en quinze jours dépensé à Versailles environ douze louis. Peut-être trouverez-vous que c’est trop et ne le comprendrez-vous pas ; mais à Versailles il n’y a ni carrosses de remise ni fiacre ; il n’y a que des chaises à porteurs ; chaque course coûte douze sous ; et, comme bien souvent nous avons eu besoin sinon de trois, au moins de deux chaises, nos transports nous ont coûté un thaler par jour et plus, car il fait toujours mauvais temps. Ajoutez à cela quatre habits noirs neufs, et vous ne serez plus étonné que notre voyage de Versailles nous revienne à vingt-six ou vingt-sept louis. Nous verrons quel dédommagement nous en reviendra de la cour. Sauf ce que nous avons à espérer de ce côté, Versailles ne nous a rapporté que douze louis, argent comptant. « En outre, madame la comtesse de Tessé a donné à maître Wolfgang une tabatière en or, une montre en argent, précieuse par sa petitesse, et à Nanerl, ma fille, un étui à cure-dents en or, fort beau. Wolfgang a encore reçu d’une autre dame un petit bureau de voyage en argent, et Nanerl une petite tabatière d’écaille incrustée d’or, d’une extrême délicatesse, puis une bague avec un camée et une foule de bagatelles que je compte pour rien, comme des nœuds d’épée, des manchettes, des fleurs pour des bonnets, des mouchoirs. Dans quatre semaines j’espère vous donner quelques nouvelles plus solides de ces fameux louis d’or, dont il faut faire une plus grande consommation. « Wolfgang Mozart a quatre sonates chez le graveur ; figurez-vous le bruit qu’elles feront dans le monde quand on saura et qu’on verra sur le titre qu’elles sont l’œuvre d’un enfant de sept ans ! S’il y a des incrédules, on les convaincra par des preuves, comme il nous arrive tous les jours. Nous avons fait écrire dernièrement par un artiste un menuet, et aussitôt, sans toucher le clavecin, notre petit bonhomme a écrit la basse et il écrira aussi couramment si l’on veut le second violon. Vous entendrez combien ces sonates sont belles ; je puis vous assurer que Dieu fait tous les jours de nouveaux miracles dans cet enfant. Lorsque nous serons de retour à Salzbourg, il sera en état de servir la cour du prince-évêque. Il accompagne dès à présent dans les concerts publics, il transpose à première vue les morceaux les plus difficiles avec une netteté extraordinaire, au point que les maîtres ne peuvent dissimuler leur basse jalousie contre cet enfant. « Faites, je vous prie, dire quatre messes à Maria Plain et une à l’Enfant-Jésus de Lorette aussitôt que possible ; nous les avons promises, ma femme et moi, pour nos deux pauvres enfants qui ont été malades. J’espère qu’on continuera à dire les autres messes à Lorette tant que nous serons absents, comme je vous l’avais recommandé. Tout le monde veut me persuader de faire inoculer mon garçon ; quant à moi, je préfère tout remettre à la grâce de Dieu ; tout dépend de lui ; il s’agira de savoir si Dieu, qui a mis dans ce monde cette merveille de la nature, veut l’y conserver ou l’en retirer. Je veille sur lui tellement qu’être à Salzbourg, ou à Paris, ou en voyage, c’est pour lui même chose ; c’est aussi ce qui rend notre voyage si dispendieux. « Le trésorier des menus plaisirs du roi a remis hier à l’enfant, de la part du roi, quinze louis et une tabatière d’or. Nous allons donner un concert. Faites dire des messes pour nous pendant huit jours de suite à partir du 17 avril. Je voudrais de plus que quatre messes fussent dites ; ces messes sont sur la demande expresse du duc de Chartres, du duc de Duras, du comte de Tessé, et de beaucoup de dames du plus haut parage. « Nous voici connus ici des ambassadeurs de toutes les puissances étrangères. Milord Bedford et son fils nous sont très favorables ; le prince Galitzin nous aime comme ses enfants. Les sonates que M. Wolfgangerl a dédiées à la comtesse de Tessé seraient gravées si on avait pu persuader la comtesse d’agréer la dédicace que M. Grimm, le meilleur de nos amis, avait faite pour elle ; on a été obligé de la changer : la comtesse ne veut pas être louée ; c’est dommage, car cette dédicace la dépeignait très bien, ainsi que mon fils. Outre d’autres cadeaux elle a donné une montre en or à Wolfgang, un étui précieux à Nanerl. « Ce M. Grimm, mon grand ami, qui a tout fait ici pour nous, est secrétaire du duc d’Orléans ; c’est un homme instruit et un grand philanthrope. Aucune des lettres que j’avais pour Paris ne m’aurait absolument servi à rien, ni les lettres de l’ambassadeur de France à Vienne, ni l’intervention de l’ambassadeur de l’empereur à Paris, ni les recommandations du ministre de Bruxelles, comte de Cobenzl, ni celles du prince de Conti, de la duchesse d’Aiguillon, ni toutes celles dont je pourrais faire une litanie ! M. Grimm seul, pour qui j’avais une lettre d’un négociant de Francfort, a tout fait ! C’est lui qui nous a introduits à la cour, c’est lui qui a soigné notre premier concert. À lui seul il m’a placé trois cent vingt billets, c’est-à-dire pour quatre-vingt louis ; il nous a valu de ne pas payer l’éclairage : il y avait plus de soixante bougies ; c’est lui qui nous a obtenu l’autorisation pour le premier concert et pour un deuxième, dont déjà cent billets sont placés. Voilà ce que peut un homme qui a du bon sens et un bon cœur ! Il est de Ratisbonne, mais il y a quinze ans qu’il est à Paris ; il sait tout mettre en train et faire réussir les choses comme il le veut. « M. de Méchel, le graveur, travaille à force à nos portraits peints par un amateur, M. de Carmontelle : Wolfgang joue du piano ; moi, derrière lui, du violon ; Nanerl s’appuie d’une main sur le piano, et tient dans l’autre un morceau de musique, comme si elle allait chanter. »Qui peut lire sans attendrissement ces pieuses superstitions d’un cœur de père et d’un cœur de mère vouant à l’autel d’un Dieu-enfant des sacrifices propitiatoires pour l’enfant de leur amour, afin que l’analogie des âges attendrît plus puissamment l’enfance du Dieu pour l’enfance de l’homme ! Ce n’est pas la philosophie qu’il faut chercher dans cette sainte famille d’artistes chantants, c’est la nature. Est-ce de la philosophie qu’on demande au chant du rossignol sur son nid ? Non, ce qu’on cherche dans ses accords, c’est de la tendresse : la tendresse du père de Mozart n’est si touchante que parce qu’elle ressemble à une tendresse de femme.
« Te Deum laudamus ! s’écrie le père dans sa
vingt-neuvième lettre à ses amis de Salzbourg ;
in te, Domine, speravi ; non confundar in æternum
. »
L’enfant est guéri par les soins d’un chanoine de Salzbourg établi à Olmütz, et qui
prête l’hospitalité la plus affectueuse aux pèlerins de sa ville natale. Ils reprennent
leur course vers la capitale de l’Autriche.
« Le 19 janvier, écrit le père, nous avons été chez l’impératrice, où nous sommes restés de deux heures et demie à quatre heures et demie. L’empereur vint dans l’antichambre, où nous attendions que le café fût pris, et nous fit entrer lui-même. Il y avait le prince Albert et toutes les archiduchesses : pas une âme de plus. Il serait trop long de vous écrire tout ce qui s’est dit et fait. Il est impossible d’imaginer avec quelle familiarité l’impératrice a traité ma femme, s’informant de la santé de nos enfants, s’entretenant de notre grand voyage, la caressant, lui serrant les mains pendant que l’empereur causait avec moi et Wolfgang de musique et de toutes sortes de sujets, et faisait, à diverses reprises, rougir la pauvre Nanerl. Je vous raconterai tout de vive voix. Je n’aime pas écrire des choses que mainte tête carrée de notre pays traiterait de mensonges en devisant derrière le poêle. « Toutefois, n’allez pas conclure que les faveurs positives et sonnantes dont on nous honore sont en proportion de cette bienveillance intime et extraordinaire. »La faveur du public et de la cour éveille déjà l’envie contre cet enfant comme par un pressentiment de sa supériorité future. On songe à lui faire écrire un opéra, c’est-à-dire le poème épique du chant, avant l’âge où les passions ont donné leur note dans un cœur d’homme.
« Sur ma vie ! écrit le père enthousiaste, sur mon honneur ! je ne puis dire autre chose, si ce n’est que cet enfant est le plus grand homme qui ait jamais vécu dans ce monde ! »Et l’avenir a ratifié cette prophétique conviction du père.
« Pour convaincre le public de ce qu’il en est, je me suis décidé à une épreuve tout à fait extraordinaire : j’ai résolu qu’il écrirait un opéra pour le théâtre. Que pensez-vous qu’ont dit tous ces gens, et quel vacarme n’ont-ils pas fait ! Quoi ! on aura vu aujourd’hui Gluck assis au clavecin, et demain ce sera un enfant de douze ans qui le remplacera et qui dirigera un opéra de sa façon ? Oui, malgré l’envie. J’ai même attiré Gluck dans notre parti ; du moins, s’il n’y est pas de cœur, il ne peut pas le faire voir, car nos protecteurs sont aussi les siens ; et, pour m’assurer les acteurs, qui causent d’ordinaire le plus de désagrément aux compositeurs, je me suis mis en rapport direct avec eux sur les indications que l’un d’entre eux m’a données ; mais la vérité est que la première idée de faire composer un opéra à Wolfgang m’a été suggérée par l’empereur, qui lui a demandé par deux fois s’il ne voulait pas composer et diriger lui-même un opéra. Le bonhomme a naturellement répondu oui ; mais l’empereur ne pouvait rien ajouter, vu que les opéras regardent le seigneur Affligio. « Je n’ai donc plus à regretter aucun argent, car il nous rentrera aujourd’hui ou demain. Qui ne tente rien n’a rien ; il faut vaincre ou mourir, et c’est au théâtre que nous trouverons la mort ou la gloire. « Ce ne sera pas un opéra séria : on n’en donne pas ici, on ne les aime pas ; ce sera donc un opéra buffa. Non pas un petit opéra, car il durera bien de deux heures et demie à trois heures. Il n’y a pas ici de chanteurs d’opéra séria. L’opéra tragique de Gluck, Alceste, même a été chanté par les bouffes. Il y a d’excellents artistes en ce genre, les signori Caribaldi, Caratoli Poggi, Laschi, Polini ; les signore Bernasconi, Eberhardi, Baglioni. « Qu’en dites-vous ? La gloire d’avoir écrit un opéra pour le théâtre de Vienne n’est-elle pas la meilleure voie pour obtenir du crédit non seulement en Allemagne, mais en Italie ? »L’opéra est écrit.
L’incrédulité et la jalousie l’attribuent au père ; « mais les calomniateurs n’eurent pas le triomphe qu’ils en attendaient, dit le père. Je fis ouvrir au hasard, devant le public prévenu, le premier volume du poète Métastase, le Quinault de l’Italie, et l’on mit sous les yeux de mon petit Wolfgang les premières paroles qui se rencontrèrent. L’enfant prit la plume, et il écrivit sans hésiter un instant, devant beaucoup de personnes considérables, la musique et l’accompagnement à grand orchestre, avec une incroyable promptitude. »Rien ne prévaut contre l’envie naissante attachée au génie en germe : l’opéra n’est pas représenté.
« Cent fois j’ai voulu faire mon paquet et m’en aller. S’il avait été question d’un opéra séria, je serais parti sur-le-champ et je l’aurais offert à Sa Grandeur le prince-archevêque ; mais, comme c’est un opéra buffa, qui demande, en outre, des personnes bouffes spéciales, il a fallu sauver notre honneur, coûte que coûte, et celui du prince par-dessus le marché ; il a fallu démontrer que ce ne sont pas des imposteurs, des charlatans qu’il a à son service, qui vont, avec son autorisation, en pays étrangers pour jeter de la poudre aux yeux comme des bateleurs, mais bien de braves et honnêtes gens qui, à l’honneur de leur prince et de leur patrie, font connaître au monde un miracle que Dieu a produit à Salzbourg. Voilà ce que je dois à Dieu, sous peine d’être la plus ingrate des créatures ; et si jamais ce m’a été un devoir de convaincre le monde de ce miracle, c’est précisément en un temps où l’on se moque de tout ce qui s’appelle miracle, où l’on nie toute espèce de miracle. Il faut donc que je convainque le monde. Et ce n’a pas été une petite joie et un mince triomphe pour moi que d’entendre un voltairien me dire dernièrement avec stupeur : “Eh bien ! j’ai enfin vu un miracle ; c’est le premier.” Et comme ce miracle est par trop évident et ne peut être nié, on cherche à l’anéantir. On ne veut pas en laisser la gloire à Dieu. On pense qu’il suffit de gagner encore quelques années, qu’alors il n’y aura plus rien que de fort naturel, et que ce ne sera plus un miracle divin. Il faut donc l’enlever aux yeux du monde ; et qu’est-ce qui le rendrait plus visible qu’un succès dans une grande et populeuse ville, en plein théâtre ? Mais faut-il s’étonner de trouver des persécutions en pays étrangers, quand mon pauvre enfant en a subi dans son propre lieu natal ! »
« Baise la main de maman, chère Nanerl ; quant à toi, je t’embrasse un million de fois. »Le père et l’enfant vont ainsi visitant, écrivant, chantant, jouant de leurs instruments chez les petits et chez les grands, du Tyrol à Milan, de Milan à Bologne, à Florence, à Rome. La façon dont le jeune Mozart s’introduit auprès du cardinal Pallavicini, pour lequel il avait des lettres de recommandation, est naïvement racontée par le père à la mère.
« Nous voici à Rome depuis le 11. À Viterbe nous avons vu sainte Rose, dont le corps est intact comme celui de Catherine de Bologne, à Bologne. Nous avons emporté des reliques de toutes deux, en souvenir. Dès le jour de notre arrivée, nous avons été à Saint-Pierre, dans la chapelle Sixtine, pour y entendre le Miserere. Le 12, nous avons vu les fonctions ; nous nous sommes trouvés tout à côté du pape pendant qu’il servait la table des pauvres. Nos beaux habits, la langue allemande et ma liberté habituelle, que j’employai fort à propos en commandant en allemand à mon domestique d’appeler les hallebardiers suisses pour nous faire faire place, me servirent à merveille et nous permirent partout de nous mettre en avant. Ils prenaient Wolfgang pour un gentilhomme allemand ; d’autres l’ont même pris pour un prince ; le domestique les laissait dans cette croyance ; on me considérait comme un chambellan. C’est ainsi que nous sommes arrivés à la table des cardinaux, où Wolfgang est parvenu à se fourrer entre les fauteuils de deux cardinaux, dont l’un était précisément le cardinal Pallavicini. Celui-ci fit signe à Wolfgang, et lui demanda : Ne voudriez-vous pas en confidence me dire qui vous êtes ? Wolfgang le lui dit. Le cardinal lui répondit avec le plus grand étonnement : Comment ! vous êtes cet enfant célèbre dont on m’a tant écrit ! Sur quoi Wolfgang lui demanda : N’êtes-vous pas le cardinal Pallavicini ? — Sans doute ; pourquoi ? Wolfgang reprit que nous avions des lettres de recommandation à lui remettre, et que nous aurions l’honneur de nous présenter chez Son Éminence. Le cardinal en témoigna une grande joie, disant que Wolfgang parlait bien l’italien. Au moment de partir, Wolfgang lui baisa la main, et le cardinal, ôtant sa barrette, lui fit un salut des plus gracieux. « Tu sais que le Miserere de la chapelle Sixtine est estimé si haut qu’il est défendu aux musiciens de la chapelle, sous peine d’excommunication, d’en emporter une partie hors la chapelle, de la copier ou de la donner à qui que ce soit ; ce qui n’empêche pas que nous l’avons déjà. Wolfgang l’a écrit de mémoire, et nous vous l’aurions envoyé dans cette lettre à Salzbourg, si notre présence n’était nécessaire pour l’exécuter. »L’enfant ajoute de sa main, pour sa sœur Nanerl :
« Écris-moi comment se porte notre canari. Chante-t-il encore ? siffle-t-il toujours ? Sais-tu pourquoi je pense à notre canari ? parce qu’il y en a un dans notre antichambre qui s’en donne comme le nôtre. »Cette pensée de l’enfant, envoyée à travers les Alpes à l’oiseau domestique dont les mélodies ont peut-être éveillé les siennes dans son berceau, est une des plus significatives réminiscences de la sympathie humaine avec les musiciens ailés de la création. Pendant ce loisir à Rome et à Naples, l’enfant écrit déjà, par un engagement contracté avec le directeur du théâtre de la Scala, un opéra pour Milan. Ils reviennent à Rome au mois de juin. Le père raconte à sa femme, comme une nourrice, les soins qu’il a pour cette tête d’enfant qui roule déjà des opéras sous ses cheveux blonds.
« On m’a fait, dit-il, un profond salut à la porte de Rome. Nous n’avions dormi que deux heures pendant nos vingt-quatre heures de route ; à notre arrivée dans notre logement, nous avons mangé un peu de riz et quelques œufs. J’ai placé le petit Wolfgang sur une chaise ; il s’est mis aussitôt à ronfler et s’est endormi si profondément que je l’ai déshabillé complétement et mis au lit sans qu’il ait donné le moindre signe de vouloir se réveiller. Il a continué à ronfler, quoique j’aie été obligé de temps à autre de le soulever, de le remettre sur sa chaise, et finalement de le traîner toujours dormant sur son lit. Lorsqu’il s’est éveillé ce matin à neuf heures, il ne savait où il était, ni comment il était parvenu sur son lit ; il n’avait pas fait un mouvement de toute la nuit. »Ces lettres sont pleines de ces minuties de père, de mère, de nourrice, qui se mêlent comme dans la vie commune aux miracles de l’enfance du génie. La Providence, pour cet enfant unique, semblait avoir fait ce père, cette mère, cette sœur, uniques comme lui. On y passe sans cesse des larmes de l’admiration aux larmes de l’attendrissement. La piété la plus confiante occupe une grande place dans ces confidences des deux voyageurs.
« Nous vous félicitons, écrivent-ils à Salzbourg, pour votre commun jour de fête (la mère et la fille s’appelaient Nanerl), en vous souhaitant une bonne santé et avant tout la grâce de Dieu : c’est l’unique nécessaire, le reste vient par surcroît. Nous avons entendu une messe à Civita-Vecchia Castellana, après laquelle Wolfgang a joué de l’orgue à Lorette ; il s’est trouvé que nous avons justement fait nos dévotions le 16, jour de votre fête. J’y ai acheté différentes choses ; outre diverses reliques, je t’apporte une particule de la vraie croix. Si Wolfgang continue à grandir comme il fait, il vous reviendra passablement grand. »L’enfant prend la plume.
« Je complimente ma chère maman à l’occasion de sa fête, ajoute-t-il. Je souhaite qu’elle vive encore cent ans, toujours en bonne santé : c’est ce que je demande à Dieu dans ma prière pour elle ; et pour ma sœur Nanerl, je ne puis rien lui offrir que les clochettes, les cierges bénits, les rubans que nous avons achetés à Lorette et que nous lui rapportons. Je reste en attendant son fidèle enfant… Il m’est impossible, ajoute-t-il, de mieux écrire ; la plume est faite pour les notes et non pour les lettres. Mon violon a de nouvelles cordes et j’en joue tout le jour. Je te dis cela parce que ma mère a désiré savoir si je joue encore du violon. Mon unique récréation est dans les cabrioles que je me permets de temps à autre. Ah ! que l’Italie est un pays endormant ! L’été on y dort toujours. »Tout en voyageant, il ne cesse pas de composer son opéra.
« Ma chère maman, dit-il, je ne peux pas écrire tant les doigts me font mal à force d’écrire des récitatifs ; je te prie, chère mère, de prier pour moi que mon opéra réussisse, et qu’après cela nous nous trouvions tous réunis heureusement ensemble. »Le jour terrible de la représentation de son premier opéra à Milan approche.
« Le jour de la Saint-Étienne, écrit-il à sa sœur, une bonne heure après l’Ave Maria (six heures du soir), vous pourrez vous représenter le compositeur Wolfgang assis au clavecin, son père en haut de la salle, dans une loge, et vous voudrez bien nous souhaiter en pensée une heureuse représentation, en y ajoutant quelques Pater. »
« Dieu soit loué ! écrit à son tour le père à sa femme le 29 décembre 1770 ; la première représentation de l’Opéra a eu lieu le 26 avec un plein et universel succès, et avec des circonstances qui ne se sont jamais présentées à Milan, à savoir que, contre tous les usages de la première sera, un air de la prima donna a été répété, tandis que d’habitude, à la première représentation, on n’appelle jamais fuora ; et, en second lieu, que presque tous les airs, sauf quelques airs delle vecchine parti , ont été couverts d’extraordinaires applaudissements, suivis des cris : Evviva il maestro ! Evviva il maestrino ! « Le 27, on a répété deux airs de la prima donna, et, comme c’était jeudi, qu’on allait par conséquent entrer dans le vendredi, il fallait tâcher d’en finir plus promptement, sans quoi on aurait aussi répété le duo, car le tapage recommençait déjà. Mais la majorité du public voulait rentrer pour pouvoir manger encore ; et l’opéra, avec ses trois ballets, avait duré six bonnes heures. Aujourd’hui la troisième représentation. »Les deux triomphateurs vont jouir de leur renommée à Venise. Ils racontent l’enthousiasme dont ils sont l’objet dans cette capitale des sensualités de l’oreille.
« Nous sommes tellement tourmentés, tirés en tous sens, que je ne sais pas qui l’emportera de ceux qui demandent. C’est dommage que nous ne puissions pas nous arrêter plus longtemps ici, car nous avons fait ample connaissance avec toute la noblesse, et partout, dans les salons, à table, dans toutes les occasions, nous sommes tellement comblés d’honneurs que non seulement on nous fait chercher et ramener dans les gondoles par le secrétaire de la maison, mais encore que le maître de la maison lui-même nous accompagne chez nous ; et ce sont les premiers personnages de Venise, les Cornero, Grimani, Mocenigo, Dolfin, Valier. « Je crains de trouver de bien mauvais chemins, car il y a des pluies effroyables. Basta ! il faut prendre les choses comme elles viennent. Tout cela me laisse dormir tranquillement. »Ils songent au retour. Les premières réminiscences des premières amours remontent au cœur du jeune compositeur.
« Dis à mademoiselle de Moelk, écrit Wolfgang à sa sœur, que je me réjouis bien de revenir à Salzbourg, rien seulement que pour recevoir en prix de ma sérénade un cadeau comme celui que j’ai reçu d’elle après un certain concert. Elle saura bien de quel cadeau je veux parler. »La sérénade a un succès fou sur le théâtre de Milan. Les deux artistes partent de cette ville au bruit des bravos, qui les suivent de ville en ville jusqu’à Salzbourg. Ils y jouissent quelque temps de leur félicité domestique dans une indigence que la gloire n’a pas encore adoucie. Puis le père, le fils et la fille Nanerl reviennent, en 1772, tenter la renommée et la fortune à Milan. La pauvre mère, cette fois, reste seule à Salzbourg par économie. Ce déchirement de famille empoisonne tous les succès des trois artistes séparés de ce qu’ils aiment. Le regret de la mère absente les rappelle vite à Salzbourg. L’ambition de leur art les ramène en 1773 à Vienne ; ils n’y recueillent que des applaudissements et vingt ducats, insuffisants pour payer leur retour. Le même espoir de meilleure fortune les attire à Munich ; cette fois c’est la mère qui accompagne sa fille et son fils à la cour de Bavière : le pauvre père, fixé par ses appointements de second violon et de second maître de chapelle auprès du prince-évêque, avare et brutal protecteur, reste désolé et seul avec le canari et le chien de la maison. Munich trompe toutes les espérances de la famille. La mère renvoie sa fille à son père et emmène son fils à Paris ; ils y passent deux ans à chercher et à attendre en vain une destinée digne du génie croissant de Wolfgang. La description de ces angoisses du talent méconnu attendrit jusqu’aux larmes dans la correspondance du fils et de la mère avec la sœur et le père. Ces quatre âmes à l’unisson pleurent, espèrent, se découragent, se consolent, s’entraînent, se confient à travers la distance de Salzbourg à Paris et de Paris à Salzbourg. C’est le poème intime de la douleur, de la patience, de la séparation, de la piété dans la correspondance de quatre exilés du ciel ici-bas. On comprend en la lisant combien le cœur de Mozart, pétri par toutes les douleurs du génie de l’isolement et de la déception, et resserré seulement contre le cœur de sa mère, dut concentrer en soi de ces notes plaintives ou pathétiques qui éclatèrent plus tard dans ses symphonies, dans ses Requiem, dans ses messes, et surtout dans son chef-d’œuvre, Don Juan. Notre cœur ne peut rien inventer quoiqu’il puisse tout sentir ; c’est le malheur, l’amour, la piété, la mort qui le rendent harmonieux. Défiez-vous des poètes et des musiciens heureux. Lisez au moins cette lettre du père, le lendemain du jour où il resta dans sa maison vide, et jugez ce que la séparation devait être pour cette famille de quatre cœurs. La sœur Nanerl était déjà revenue à la maison auprès de son père. La mère et le fils allaient partir pour Paris.
Léopold Mozart à sa Femme et à son fils,
à Munich. « Salzbourg, 25 septembre 1777. « Lorsque vous fûtes partis, je montai péniblement l’escalier et me jetai dans un fauteuil. J’avais pris toutes les peines du monde pour me retenir au moment de nos adieux, pour ne pas les rendre plus douloureux, et dans mon trouble j’ai oublié de donner ma bénédiction à mon fils. J’ai couru à la fenêtre et je vous la donnai à tous deux de loin, mais sans pouvoir plus vous apercevoir ; vous aviez probablement déjà traversé la porte de la ville, car j’étais resté longtemps assis sans penser à rien. Nanerl pleurait et sanglotait sans mesure, et j’eus bien de la peine à la consoler. « Ainsi s’est écoulée cette triste journée, à laquelle je ne pensais pas être jamais destiné. Ce matin j’ai fait venir M. Glatz, d’Augsbourg, et nous sommes convenus que vous deviez descendre à Augsbourg chez Lamb, dans la rue Sainte-Croix, où vous dînerez à 1 f. par personne, où vous trouverez de belles chambres, et où descendent des personnes fort distinguées, des Anglais, des Français, etc. Vous y êtes tout près de l’église. »
L. Mozart à sa femme et à son fils. « Salzbourg, 16 février 1778. « J’ai reçu votre lettre du 7 et l’air français qu’elle contenait. Ce morceau de musique m’a fait respirer un peu plus librement, car je revoyais enfin quelque chose de mon Wolfgang et quelque chose de si parfait. « Tous ceux qui disent que tes compositions réussiront à Paris ont raison, et tu es convaincu comme moi que tu es capable d’écrire dans tous les genres. Tu n’as pas à t’inquiéter des leçons à donner à Paris. D’abord, personne n’ira dès ton arrivée renvoyer son maître pour te prendre. En second lieu, personne ne te prendra, si ce n’est peut-être quelques dames qui jouent déjà bien, qui veulent perfectionner leur goût, et, dans ce cas, elles payeront bien. De plus, ces dames se donneront toutes sortes de peines pour obtenir des souscriptions pour tes compositions. Les dames sont tout à Paris : elles sont grands amateurs du clavecin, et il y en a qui jouent admirablement. — Ce sont là tes gens, et les compositions sont tes affaires ; car tu peux acquérir gloire et argent en publiant des morceaux de clavecin, des quatuors de violon, des symphonies, puis un recueil d’airs français avec accompagnement de clavecin, comme celui que tu m’as envoyé, et enfin des opéras. — Quelle difficulté vois-tu à cela ? Tu t’imagines que tout doit être fait sur-le-champ, avant même qu’on t’ait vu ou qu’on ait entendu quelque chose de toi. Relis les témoignages de nos anciennes connaissances à Paris. Ce sont tous, ou du moins la plupart, les plus grands personnages de cette ville. Tous auront envie de te voir, et il n’y en a que six (un seul grand suffirait) qui s’intéressent à toi ; tu feras ce que tu voudras. Comme, selon toutes les probabilités, cette lettre est la dernière que tu recevras de moi à Mannheim, elle s’adresse surtout à toi. « Tu peux bien te figurer en partie, mais tu ne peux sentir comme moi combien ce nouvel éloignement me pèse au cœur. Si tu veux prendre la peine de penser mûrement à ce que j’ai entrepris avec vous, mes deux enfants, dans vos années les plus tendres, tu ne m’accuseras pas de pusillanimité, et tu me rendras justice, avec tout le monde, qu’en tout temps j’ai été un homme ayant le courage de tout entreprendre. Seulement j’ai toujours agi avec toute la prévoyance et la réflexion que l’homme peut y mettre. On ne peut rien contre le hasard ; Dieu seul voit l’avenir. Nous n’avons été jusqu’à ce jour, en vérité, ni heureux, ni malheureux. Nous avons, Dieu merci, flotté entre les deux extrêmes. Nous avons tout tenté pour te rendre heureux et faire notre bonheur par le tien, ou du moins pour te fixer dans ta vraie carrière ; mais le sort a voulu que nous n’ayons pas pu réussir. Notre dernière démarche nous a complétement abattus. Tu vois clair comme le jour que désormais la destinée de tes vieux parents, celle de ta si jeune, si bonne et si aimante sœur, est uniquement entre tes mains. Depuis votre naissance, et bien avant, depuis mon mariage, j’ai fait certes assez de pénibles sacrifices et mené une vie assez dure pour entretenir, avec 25 fl. de revenu mensuel assuré2, une femme, sept enfants et ta grand’mère, pour supporter des frais de couches, de mort, de maladie, frais et dépenses qui, si tu veux y penser, te convaincront que non seulement je n’ai pas employé un kreutzer pour le moindre plaisir personnel, mais encore que, sans une grâce spéciale de Dieu, je n’aurais jamais pu, avec toutes mes spéculations et mes amères privations, m’en tirer et vivre sans faire de dettes ; et cependant je n’ai jamais eu de dettes qu’aujourd’hui. Je vous ai sacrifié à tous deux toutes mes heures, dans l’espoir que non seulement vous parviendriez à vous tirer honorablement d’affaire, mais encore que vous me procureriez une tranquille vieillesse, me permettant de rendre compte à Dieu de l’éducation de mes enfants, de songer au salut de mon âme sans autre souci, et d’attendre paisiblement la mort. Mais la Providence et la volonté de Dieu ont ordonné les choses de façon qu’il faut que de nouveau je me résigne à la dure nécessité de donner des leçons, et cela dans une ville où la peine est si mal payée qu’on ne peut en tirer de quoi s’entretenir soi et les siens ; et, malgré cela, il faut être content et s’exténuer à parler pour encaisser du moins quelque chose au bout du mois. Or, non seulement, mon cher Wolfgang, je n’ai pas la moindre méfiance à ton égard, mais je place toute ma confiance tout mon espoir en ta filiale affection. Tout dépend de ta raison d’abord, et tu as certainement de la raison, quand tu veux la consulter ; puis des circonstances plus ou moins heureuses. Celles-ci on n’en est pas maître ; la raison, tu la consulteras toujours, je l’espère et je t’en prie. Tu vas entrer dans un monde nouveau, et il ne faut pas que tu t’imagines que c’est par préjugé que je tiens Paris pour une ville si dangereuse ; au contraire, je n’ai, par ma propre expérience, aucun motif de considérer Paris comme dangereux ; mais ma situation d’alors et ta position actuelle diffèrent comme le ciel et la terre. Nous demeurions dans la maison d’un ambassadeur, et la seconde fois dans une maison privée. J’étais un homme fait, vous étiez des enfants. J’évitai toute connaissance, et surtout toute espèce de familiarité avec les gens de notre profession. Rappelle-toi que j’en fis de même en Italie. Je ne cherchais la connaissance et l’amitié que des gens d’un haut rang, et de ceux-là seulement qui étaient posés ; jamais de jeunes hommes, quand ils eussent été de la plus haute volée. Je n’invitai personne à venir me voir chez moi pour conserver ma liberté, et je tins toujours comme plus raisonnable d’aller visiter les autres quand cela me convenait ; car, s’ils me déplaisent et si j’ai à travailler, je puis ne pas les aller voir, tandis que, si les gens viennent chez moi et s’ils m’ennuient, je ne sais comment m’en débarrasser ; s’ils me conviennent d’ailleurs, ils peuvent précisément me gêner dans mon travail. Tu es un jeune homme de vingt-deux ans ; tu n’as par conséquent pas le sérieux de l’âge qui peut empêcher de rechercher ta connaissance ou ton amitié tant de jeunes hommes de quelque rang qu’ils puissent être, tant d’aventuriers, de mystificateurs, d’imposteurs, jeunes ou vieux, qu’on rencontre dans le monde de Paris. On se laisse entraîner on ne sait comment, et on ne sait plus comment s’en tirer. Je ne veux pas même parler des femmes, car là il faut une extrême retenue et toute la raison possible, puisque, sous ce rapport, la nature elle-même est notre ennemie, et que quiconque n’emploie pas toute sa raison pour se modérer et se maintenir dans les bornes légitimes l’appellera en vain à son secours quand il sera tombé dans l’abîme : c’est là un malheur qui ne se termine ordinairement qu’à la mort. Avec quel aveuglement on se laisse d’abord attirer par des plaisanteries, par des caresses, par des jeux tout à fait insignifiants, dont rougit plus tard la raison en s’éveillant ! Peut-être l’as-tu déjà appris quelque peu par ta propre expérience. Je ne veux pas te faire de reproche ; je sais que ta m’aimes non seulement comme ton père, mais comme ton ami le plus sûr et le plus fidèle, et que tu es convaincu que c’est entre tes mains, après Dieu, pour ainsi dire, que se trouvent aujourd’hui notre bonheur ou notre malheur, ma vie ou ma mort prochaine. Si je te connais, je n’ai à attendre de toi que de la joie, et c’est ce qui me console de ton absence, laquelle me ravit la paternelle joie de t’entendre, de te voir, de t’embrasser. Vis donc comme un vrai chrétien, comme un bon catholique ; aime et crains Dieu ; prie-le avec confiance et avec ardeur, et mène une vie tellement chrétienne qu’au cas où je ne devrais plus te voir l’heure de ma mort ne soit pas pour moi une heure de trouble et d’angoisse. Je te donne de tout mon cœur ma paternelle bénédiction, et suis jusqu’à la mort ton père dévoué, ton ami le plus sûr. »Il n’y a pas de père qui puisse lire une telle lettre sans larmes ; il n’y a pas de fils qui, en la lisant, ne reconnaisse la Providence dans cette paternité divine du père et de la mère ici-bas. Hélas ! le pauvre jeune artiste ne devait pas tarder à en perdre la moitié la plus présente et la plus adorée dans la personne de cette mère qui était devenue pour lui tout un univers pendant son isolement à Paris. Il avait trouvé à Paris quelques leçons à donner et quelques concerts pour se faire entendre. Il raconte, avec des souvenirs amers, dans plusieurs lettres, les tribulations de l’artiste cherchant des protecteurs et ne trouvant que des indifférents. C’est l’histoire de tous les siècles. Lisez celle-ci :
Le fils au père. « Paris, le 1er mai 1778. « Nous avons reçu votre lettre du 12 avril. J’ai tardé à vous répondre, espérant toujours pouvoir vous raconter quelque chose de nouveau relativement à nos affaires ; mais je suis obligé de vous écrire sans avoir rien de certain, rien de positif à vous mander. M. Grimm m’a donné une lettre pour madame la duchesse de Chabot, et j’y ai couru. Le but de cette lettre était de me recommander à madame la duchesse de Bourbon (qui était alors au couvent), et de me rappeler au souvenir et à l’intérêt de madame de Chabot. Huit jours se passent sans que j’entende parler de rien. Mais on m’avait engagé à revenir au bout de huit jours ; je n’y manque pas, et j’accours. J’attends d’abord une demi-heure dans une pièce énorme, sans feu, sans poêle, sans cheminée, froide comme la glace. Enfin la duchesse de Chabot arrive avec la plus grande politesse, et me prie de me contenter du clavecin qu’elle me montre, aucun des siens n’étant prêt ; elle m’engage à l’essayer. “Très volontiers”, lui répondis-je ; “mais en ce moment cela m’est impossible, car j’ai les doigts tellement gelés que je ne les sens plus.” Je la prie de vouloir du moins me faire entrer dans une pièce ou il y aurait une cheminée et du feu. “Oh ! oui, Monsieur, vous avez raison.” Ce fut toute sa réponse. Alors elle s’assit, se mit pendant une heure à dessiner en compagnie de quelques messieurs qui étaient réunis en cercle autour d’une table. Là j’eus l’honneur d’attendre encore pendant toute une heure. Portes et fenêtres étaient ouvertes. J’étais glacé, non seulement des mains et des pieds, mais de tout le corps, et la tête commençait à me faire mal. Il régnait dans le salon altum silentium , et je ne savais plus que devenir de froid, de migraine et d’ennui. J’eus plusieurs fois envie de m’en aller roide : je n’étais retenu que par la crainte de déplaire à M. Grimm. Enfin, pour abréger, je jouai sur ce misérable piano-forte. Le pire, c’est que ni madame ni ces messieurs n’interrompirent un instant leur dessin, et que je jouai pour la table, les chaises et les murailles. Enfin, excédé, je perdis patience. J’avais commencé les variations de Fischer ; j’en jouai la moitié et je me levai. Alors une masse d’éloges. Quant à moi, je leur dis ce qu’il y avait à dire, qu’avec un pareil clavecin il n’y avait pas moyen de se faire honneur, et qu’il me serait fort agréable de jouer un autre jour sur un meilleur instrument. Mais elle n’eut pas de cesse que je ne consentisse à rester encore une demi-heure pour attendre son mari. « Celui-ci, à son arrivée, s’assit près moi, m’écouta avec la plus grande attention, et alors j’oubliai le froid, la migraine, l’attente, et, malgré le misérable clavecin, je jouai comme lorsque je suis en bonne disposition. Donnez-moi le meilleur instrument de l’Europe et des auditeurs qui n’y comprennent rien ou n’y veulent rien comprendre, et qui ne sentent pas avec moi ce que je joue ; je perds toute joie, tout honneur à jouer. J’ai plus tard tout raconté à M. Grimm. Vous m’écrivez que vous pensez que je fais force visites pour faire de nouvelles connaissances ou renouveler les anciennes ; mais c’est impossible. Il n’y a pas moyen d’aller à pied ; tout est trop loin, et il y a trop de boue ; car Paris est une ville horriblement boueuse, et pour aller en voiture on a l’honneur de jeter quatre ou cinq livres par jour sur le pavé, et encore pour rien, car les gens se contentent de vous donner des compliments et pas autre chose. On me prie de venir tel ou tel jour ; j’arrive, je joue, on s’écrie : Oh ! c’est un prodige, c’est inconcevable, c’est étonnant ! et puis : Adieu. En ai-je jeté ainsi par les rues, de l’argent, dans les commencements, le plus souvent sans même connaître les gens ! On ne croit pas de loin combien cela est fatal. En général, Paris a beaucoup changé. » Quand on pense que ce pauvre frileux touchant de ses doigts engourdis le clavecin vermoulu d’une antichambre pour des oreilles inattentives était le Raphaël de la musique, l’auteur futur du Mariage de Figaro et de la tragédie de Don Juan dans un même homme, les yeux se mouillent et le cœur se crispe ; de tous les déboires du génie en ce monde, le plus amer c’est l’ignorance de ses juges. « S’il y avait ici à Paris, s’écrie-t-il en versant tous ces déboires dans le cœur de son père, s’il y avait un coin seulement où les gens eussent de l’oreille pour entendre, un cœur pour sentir, du goût pour comprendre quelque chose à la musique, je rirais volontiers de toutes ces misères, mais je vis malheureusement parmi les brutes (en ce qui concerne la musique). Non, il n’y a pas au monde, ne croyez pas que j’exagère, une ville plus sourde que Paris. Je remercierai le Dieu tout-puissant si j’en reviens avec le goût sain et sauf ! Je le prie tous les jours de me donner la grâce de persévérer ici, afin que je fasse honneur à toute la nation allemande, que je gagne quelque argent pour être en état de vous venir en aide, qu’en un mot nous nous réunissions tous les quatre, et que nous passions le reste de nos jours dans la paix et dans la joie. »
Wolfgang Mozart à M. l’abbé Bullinger. « Paris, 3 juillet 1778. « Excellent ami (pour vous tout seul), « Pleurez avec moi, mon ami ! Ce jour est le plus triste de ma vie. — Je vous écris à deux heures du matin. — Il faut que je vous le dise : ma mère, ma mère bien-aimée n’est plus ! Dieu l’a rappelée auprès de lui. Il l’a voulu ! — C’est ce que j’ai bien vu, et je me suis abandonné à la volonté divine. Il me l’avait donnée, il pouvait me la reprendre. Représentez-vous les inquiétudes, les angoisses, les tourments que j’ai éprouvés durant ces quinze jours. Elle est morte sans en avoir conscience ; elle s’est éteinte comme une lampe ; elle s’était confessée trois jours auparavant, elle avait communié et reçu l’extrême-onction. Les trois derniers jours elle a eu un constant délire, et aujourd’hui, vers cinq heures vingt et une minutes au soir, elle est tombée en agonie et a perdu en même temps tout sentiment. Je lui serrai la main, je lui parlai ; elle ne me vit pas, ne m’entendit plus, ne sentit rien, et elle resta ainsi pendant cinq heures, jusqu’au moment de sa mort, vers dix heures vingt et une minutes du soir. Il n’y avait personne auprès d’elle que moi, un de nos bons amis, que mon père connaît, M. Haine, et l’hôtesse. Il m’est impossible de vous décrire aujourd’hui toute la maladie. Je suis convaincu qu’elle devait mourir ; Dieu l’a ainsi voulu. Je n’ai d’autre prière à vous faire que de vous demander de préparer le plus doucement possible mon pauvre père à cette triste nouvelle. Je lui écris par ce même courrier qu’elle est dangereusement malade. J’attends sa réponse pour savoir comment j’aurai à lui écrire. Mon ami, ce n’est pas d’aujourd’hui, c’est depuis fort longtemps que je suis préparé ! J’ai, par une grâce toute particulière de Dieu, tout supporté avec fermeté et résignation. Lorsque le danger devint imminent, je ne priai Dieu que de deux choses, savoir : d’accorder une mort bienheureuse à ma mère, et à moi force et courage ; et le bon Dieu m’a exaucé et m’a départi ces deux grâces dans la plus grande mesure. Vous donc, mon excellent ami, n’ayez d’autre souci que de me conserver mon père ; encouragez-le ; qu’il ne se laisse point abattre et désoler lorsqu’il apprendra cette fatale nouvelle. Je vous recommande aussi ma sœur de toute mon âme. Allez les voir sans retard, je vous en supplie ; ne leur dites pas encore qu’elle est morte, mais préparez-les ; tâchez que je puisse être tranquille, et que je n’aie pas à craindre un nouveau malheur. Conservez-moi mon cher père, ma sœur bien-aimée. Répondez-moi immédiatement, je vous prie. « Adieu ; je suis votre très obéissant et reconnaissant serviteur, « Wolfgang-Amédée Mozart. »
« Je priai Dieu d’y suffire, et voilà ! La symphonie commence ; Raff était à côté de moi, et dès le milieu du premier allegro il y avait un passage que je savais devoir plaire. Tous les auditeurs furent ravis, et il y eut un immense applaudissement ; mais comme je savais en l’écrivant quel effet produirait ce passage, je l’avais fait reparaître à la fin, puis répéter encore ; les mains partirent, et les bravos s’unirent au chœur des instruments. Aussitôt après la fin j’allai dans ma triste joie au jardin du Palais-Royal. Je dis le chapelet, comme je l’avais promis à l’âme de ma mère, et je rentrai dans sa chambre vide !… »Arrêtons-nous là, et, après avoir raconté le musicien, écoutons la musique.