XXVIIIe entretien.
Poésie sacrée.
David, berger et
roi
La poésie lyrique est donc, dans tous les pays et dans toutes les langues,
la manifestation de ce besoin mystérieux de chanter qui saisit l’âme toutes les fois que
l’âme est saisie elle-même par ces fortes émotions qui tendent
les fibres
de l’imagination jusqu’à l’inspiration ou jusqu’à ce délire, délire poétique, religieux,
amoureux, patriotique. Cet état de l’âme est appelé par l’antiquité le délire sacré.
Dieu, l’amour, la patrie sont les inspirations les plus habituelles des grands lyriques,
parce que la religion, l’amour, la patrie sont les plus sublimes, les plus intimes ou
les plus généreuses émotions de l’homme. Mais, parmi ces lyriques, ceux qui chantent à
Dieu l’hymne ou la prière sont les premiers de tous. L’amour est l’enthousiasme du cœur,
la patrie est l’enthousiasme de la terre, mais la prière est l’enthousiasme de Dieu.
Bien qu’il soit impossible de diviser les facultés indivisibles de notre nature
pensante, on appelle âme, dans les langues des idées, cette partie de
notre être immatériel qui est la plus distincte de nos sens et qui se confond ainsi le
plus avec l’essence divine.
On appelle aussi âme, dans la langue des lettres, cette partie de notre être immatériel
qui touche le plus près à l’organe de nos affections, le cœur, c’est-à-dire la partie
pathétique, aimante, passionnée de l’intelligence.
L’âme, ainsi entendue, est la partie la plus divine, la plus complète, la
plus sentante, et par là même la plus émue et la plus expressive de nos facultés
pensantes. C’est par elle que la pensée a du cœur, et c’est par ce cœur immatériel de la
pensée que l’émotion de l’âme devient plus vivante en nous et plus communicative hors de
nous.
Aussi les seuls livres véritablement immortels sont-ils les livres qui sont écrits avec
de l’âme, et plus il y a d’âme dans un livre, dans un poète, dans un orateur, dans un
historien, plus le livre, le poète, l’orateur, l’historien sont sûrs de ce que nous
appelons l’immortalité sur la terre. L’esprit, l’imagination, le génie même (si le génie
n’est pas de l’âme) n’y peuvent rien ; l’âme seule fait vivre, parce que seule elle fait
sentir. Or l’humanité est sentiment bien plus qu’elle n’est intelligence. L’intelligence
est froide, l’âme est chaude ; voilà pourquoi elle est seule féconde ! C’est le secret
du succès prodigieux et durable de certains noms d’hommes et de certains livres ; mais
c’est un secret qu’on ne peut dérober : c’est le secret de Dieu. L’âme, pour bien
résumer
ici notre pensée, est le génie du cœur.
L’âme est par conséquent le génie essentiel du poète lyrique ou de l’orateur, car le
poète ou l’orateur ne produiront d’émotions religieuses, amoureuses ou patriotiques qu’à
proportion de ce qu’ils auront été eux-mêmes émus. Ils ne chanteront ou ils ne parleront
du cœur que s’ils ont plus de cœur que le reste des hommes.
Cela dit, pour nous amener au lyrique le plus pathétique de l’univers littéraire, David, disons un mot de la littérature sacrée. La poésie lyrique,
autrement dite l’ode, le psaume, le cantique, y tiennent la plus grande place dans tous
les temps et chez tous les peuples. Les livres sacrés sont presque universellement
composés de chants, comme si le chant était la forme du langage qui descendît le plus
naturellement du ciel et y remontât le plus naturellement aussi.
Nous ne prétendons pas discuter ici pour ou contre la nature d’inspiration
directe ou indirecte de ces livres sacrés ; ce n’est ni la place, ni le sujet de ces
controverses dans un Cours de littérature. Si Dieu s’était déclaré l’auteur de ces
livres ou de ces chants, l’historien de ses propres mystères, le poète de ses propres
œuvres, quel serait donc l’insecte assez superbe, assez insensé et assez sacrilège pour
se poser en critique du Créateur de la pensée et de la parole ? Admirer, dans ce cas,
serait presque aussi insolent et aussi impie que critiquer. Il n’y aurait qu’à s’abîmer
devant le Barde suprême dans le silence et dans la poudre ! La langue blasphémerait
contre le palais ! l’argile en remontrerait au potier !
Nous pensons à cet égard comme La Harpe
dans son Cours de Littérature ou plutôt de rhétorique sacrée.
« Quand les poèmes de Moïse, de David, d’Isaïe, ne nous auraient été donnés que comme
des productions purement humaines, ils seraient encore, par leur originalité, par leur
antiquité, dignes de toute l’attention des hommes qui pensent, et, par les beautés
littéraires dont ils brillent, dignes de l’admiration et de l’étude de ceux qui ont le
sentiment du beau. »
Lisons donc ces chants inspirés ; ils ont passé par des bouches humaines, et, sous ce
point de vue au moins, ils ressortent du jugement humain.
Les livres sacrés ou divinement inspirés tiennent une place immense dans la géographie
littéraire du globe, et surtout du globe antique.
L’imagination, plus
impressionnable, jouait, dans ce monde antique, un plus grand rôle que dans les temps
modernes ; la critique n’y existait pas. Les Védas chez les Indiens,
les Kings chez les Chinois, le Zend-Avesta chez les
Persans, les Chants orphéiques chez les Grecs, les feuilles même de la
Sybille chez les Romains, la Bible et les Psaumes chez les Hébreux,
sont les principaux monuments sacrés de ces différentes zones de la terre. Toute
civilisation, toute religion reposent sur un livre. Les livres sont les pyramides des
pensées de l’homme, ou plutôt les livres sacrés sont les temples intellectuels qui
semblent avoir poussé d’eux-mêmes et sans architectes du sol, pour contenir les idées de
l’humanité sur Dieu ou les dieux. Les poètes lyriques (ceux qui chantent), les auteurs
des hymnes, des cantiques, des psaumes, des prophéties, étaient alors les inspirés d’en
haut, les oracles vivants, les prophètes.
Plus tard cette inspiration de l’enthousiasme chanté, descendit plus bas dans les
littératures purement profanes, et, de sacrée qu’elle était, cette inspiration devint
purement littéraire.
Alors naquirent les lyriques patriotes, comme Tyrtée,
les lyriques philosophes, comme Orphée ou Solon, les lyriques érotiques, comme Anacréon
et Sapho, les lyriques purement poétiques, comme Horace (chantant pour chanter et pour
plaire) ; enfin les lyriques académiques de nos derniers siècles, comme Hafiz en Perse,
Pétrarque en Italie, Dryden en Angleterre, Klopstock, Goethe, Schiller en Allemagne,
Malherbe, Racine, Jean-Baptiste Rousseau, Lefranc de Pompignan et les grands chanteurs
contemporains de notre pays, au sommet desquels chantait Victor Hugo, enfant, ce
Benjamin de la tribu de la lyre.
Aujourd’hui nous ne parlons que des lyriques hébreux, et principalement de David, le
poète berger, le poète guerrier, le poète roi, le plus complet, le plus pathétique, le
plus religieux de ces prophètes. David n’est pas seulement le plus inspiré, mais le
mieux inspiré de tous ceux qui écoutèrent chanter en eux l’inspiration humaine en
s’accompagnant d’une harpe. David fait éternellement couler les larmes de son cœur dans
le cœur d’autrui, avec le doux murmure du suintement
de la source du Siloé
dans la vallée des Lamentations.
Parlons d’abord de sa harpe, symbole sans doute, mais instrument réel aussi de son
inspiration.
« À cette époque, dit le philosophe allemand Herder dans sa belle Histoire de la
Poésie des Hébreux, à cette époque de l’âge du monde, la poésie et la musique étaient
étroitement unies ; les poètes et les musiciens n’étaient presque toujours qu’une même
personne. Asoph et Hémon prophétisaient,
c’est-à-dire poétisaient en faisant résonner les cordes de leur harpe. Élysée fit
venir un joueur d’instrument pour qu’il éveillât en lui le don de prophétie ou
l’inspiration. La puissance poétique s’accroît quand elle est soutenue par la
musique. »
Moïse avait donné à ce don de prophétie ou d’inspiration une immense
autorité, en faisant de son peuple, gouverné par Dieu même, une république théocratique
dont la tribu de Lévi avait exclusivement le sacerdoce, organe alors de la souveraineté
divine.
« Ce gouvernement d’une république fédérative par une théocratie sacrée et centrale,
continue le philosophe allemand, était le plus idéal des gouvernements. Quant à moi,
j’avoue que je souhaiterais pour tous une telle Constitution, car elle seule réalise
ce que tous les hommes désirent, ce que tous les politiques sages ont cherché à leur
donner, ce que Moïse seul sut concevoir et exécuter, c’est-à-dire une organisation
sociale qui fait comprendre au peuple que c’est « la loi, et non l’homme, qui règne,
que la nation doit librement accepter ce gouvernement divin de la raison et de la loi,
et l’exercer sans tyrannie, que nous n’avons pas été créés pour être enchaînés et
contraints comme des esclaves, mais pour être guidés et conseillés par une puissance
invisible, sage et providentielle. »
Telle était la Constitution théocratique de
Moïse. La loi régnait seule ;
fondée sur la volonté de Dieu, et soutenue par la voix unanime du peuple, elle avait son
trône dans le temple national. Ce temple était la tente du Dieu du pays. Il appartenait
aux douze tribus qui, en s’y réunissant pour recevoir ses oracles, ne formaient qu’une
seule famille, la famille de Jéhova ! Les affaires publiques s’y traitaient par la
décision des Juges et par les exhortations des prophètes.
Les prophètes étaient donc non seulement des poètes, des inspirés, mais des tribuns
sacrés qui enseignaient le peuple par la parole, qui réchauffaient, qui l’entraînaient
par l’éloquence. Seulement, dans ce peuple de l’enthousiasme, l’éloquence et la poésie
fondus ensemble n’étaient qu’une seule puissance, la puissance de la parole inspirée ou
de ce qu’on
appelle la parole de Dieu ! La langue, imagée, mais monotone
comme la solitude, était oratoire et éloquente comme la liberté. C’était de l’arabe
concentré, une langue forte et brève, qui n’exposait pas la pensée, mais qui la lançait
au ciel ou aux hommes. On voyait qu’elle avait été construite, comme celle de Job, pour
un dialogue quelquefois familier, quelquefois âpre et terrible, entre la foudre humaine
et la foudre divine. C’était par conséquent l’idiome le plus lyrique qu’un poète pût
trouver tout préparé pour lui ; car tout homme inspiré était prophète, tout le peuple
était chœur, et Jéhova lui-même prenait la parole à chaque instant, souverain poète qui
parlait par le tonnerre et l’éclair dans les nuées.
Telle était la langue que David allait avoir à faire chanter, prier, pleurer pour
toutes les
prières, pour tous les hymnes et pour tous les sanglots des
siècles.
Mais s’il avait la langue toute faite par Isaïe, où allait-il prendre les inspirations
et les sentiments ?
Dans sa propre vie.
Y en eut-il jamais une où le poète et l’homme aient été plus confondus en un seul cri ?
Y en eut-il jamais une à la fois plus lyrique, plus épique et plus dramatique ?
Nous venons de la relire, cette vie, avec une attention que nous ne lui avions jamais
donnée, dans la Bible. Nous avions en même temps Homère sous notre oreiller, comme
Alexandre ; nous passions des nuits récentes d’insomnie à feuilleter tantôt l’Iliade d’Homère, tantôt la vie de David dans la Bible. Nous confessons
que la vie du prophète berger et du poète roi dans la Bible est par elle-même un poème
mille fois plus riche en aventures, en pittoresque, en intérêt, en pathétique, en drame,
que l’Iliade. Il y a dans une telle vie de quoi faire vingt poètes, si
David n’avait pas été déjà poète en naissant. Qu’on en juge par l’esquisse abrégée de
cette existence.
L’orageuse liberté du gouvernement républicain, sous les Juges, a fatigué
le peuple d’Israël. Les prêtres, pour s’appuyer sur un pouvoir unitaire qui leur sera à
la fois secourable et asservi, à l’imitation du gouvernement égyptien, ont donné des
rois au peuple.
Saül, leur instrument, est sacré par eux.
Il règne, il combat, il est un grand homme ; mais ce grand homme est, comme Jules
César, sujet aux infirmités mentales du génie. Il a des accès d’épilepsie ou de
démence.
Ces accès assombrissent et enveniment par moments son caractère.
Il flotte dans une anxiété tragique entre la nécessité de servir les prêtres qui l’ont
fait roi et la crainte de perdre sa couronne avec la victoire.
Il lui faut des auxiliaires héroïques dans son armée, et dans chaque héros
qu’il suscite il redoute de rencontrer un compétiteur à la souveraineté. Fils du
prophète, il déteste en secret les prophètes de lumière, et il cherche à leur opposer
les devins, prophètes de ténèbres.
Samuël, le roi du sacerdoce, s’en aperçoit et rejette Saül de son cœur ; ce prophète
reçoit de l’inspiration l’ordre de sacrer secrètement un roi plus docile. Il se rend,
sous des apparences de paix, à Bethléem, qui était la ville sainte (le Reims de la
Judée). Il fait comparaître devant lui les chefs de la ville et leurs enfants, pour que
Jéhova lui désigne sur place le roi futur, et pour qu’il le sacre lui-même au nom de la
prophétie. La scène est plus qu’homérique, elle est patriarcale et sacerdotale à la
fois.
Les chefs amènent leurs fils, les premiers nés, les plus beaux, les plus forts, devant
le prophète. Il les écarte l’un après l’autre au nom de Jéhova. Enfin un chef de
pasteurs, un père de famille, nommé Isaï, de Bethléem, lui amène ses sept fils ; ils
sont rejetés.
« Et le prêtre dit à Isaï, le père de famille : Sont-ce là tous tes
fils ?
« Isaï répondit : Il y a encore un tout petit garçon qui garde les brebis.
« Et Samuel dit à Isaï : Envoie-le chercher et présente-le-moi. »
Le petit berger vient, amené par son père par pure obéissance, et Jéhova parle dans le
cœur du prophète. « Il lui dit : Lève-toi et répands de l’huile sur sa tête, car
c’est celui-là ! »
Pendant que cela se passait à Bethléem, à l’insu de Saül et de l’armée, le roi est
saisi d’un de ces accès de démence que la musique seule, ce remède de l’âme, a le don de
calmer. On cherche un musicien, on n’en trouve pas dans le camp.
Quelqu’un dit : « J’ai entendu un petit berger
des montagnes de
Bethléem, fils d’Isaï, qui joue merveilleusement de la harpe en gardant ses
brebis. »
On fait venir le jeune musicien.
Il endort en effet par les sons de sa harpe les convulsions du roi.
Saül s’attache à cet enfant, comme le malade à celui qui le soulage ; il le garde
quelques jours au camp ; puis l’enfant retourne à son troupeau, vers Bethléem.
Nous avons parcouru nous-même, non loin de Bethléem, cette charmante vallée du
Térébinthe.
Saül y était alors campé devant les Philistins pour leur fermer l’accès des groupes de
montagnes et des plateaux élevés de Judée qui portent Sion et Bethléem.
C’est une vallée de Grèce cachée entre les
âpres montagnes de Chanaan. Les
flancs abaissés en larges degrés de ces montagnes descendent comme des plis de terre
grisâtre vers le fond du vallon ; les pentes sont tachées çà et là de groupes de grands
arbres noirs, cyprès, cèdres, sapins. Ces arbres rares gardent un pan de leur ombre aux
troupeaux sur ce sol calciné.
Un torrent traverse la vallée en serpentant à peine ; son lit, desséché à l’époque où
je le traversai, semble rouler des galets et des rochers au lieu d’ondes. Mes chevaux et
mes ânes n’y trouvèrent pas une flaque d’eau pour y tremper leurs langues.
C’est ce torrent qui séparait le camp de Saül du camp des Philistins. On se rend
parfaitement compte, à l’aspect des lieux, de la situation des deux armées et de la
stratégie très militaire de Saül, pour couvrir les villes et les pâturages de son petit
peuple. De légers monticules, entre lesquels les Philistins, venant du côté de la Syrie,
cherchaient à se glisser, font onduler la vallée au-delà du lit du torrent. Plus loin
l’horizon se noie dans la brume lumineuse que le soleil de Judée fait rejaillir des
rochers, des flancs des collines et des pierres roulées des fleuves
taris.
Cette scène des premiers exploits de l’enfant poète surgit devant moi comme une
pastorale de Théocrite. Je la vois encore aujourd’hui, et j’y vois l’enfant près du
térébinthe, avec sa harpe d’écorce et avec sa fronde de berger.
Cependant l’immobilité des deux armées se prolongeait ; l’une n’osait pas avancer,
l’autre ne pouvait pas reculer sans livrer le peuple. Tout se bornait à des insultes et
à des bravades entre les postes avancés. Un guerrier colossal, un bâtard de Geth, une
espèce d’Achille asiatique, nommé Goliath, défiait et immolait tous les jours les plus
valeureux guerriers de Saül.
Le père de David, Isaï, qui avait ses trois fils les plus avancés en âge à l’armée, dit
un
jour au petit David : « Va au camp, et porte à manger, à tes
frères, ces pains d’orge et ces dix fromages ; tu me rapporteras de leurs
nouvelles. »
David obéit, remet son troupeau à un berger et va dans le camp. On ne s’y entretenait
que du géant, l’effroi de l’armée et du peuple ; on n’y parlait que des récompenses
promises par Saül à celui de ses guerriers qui abattrait l’insolence du bâtard de
Geth.
Le berger laisse ses dix pains et ses dix fromages aux mains des gardes des bagages,
aux barrières du camp. Il s’avance jusqu’aux avant-postes pour voir la bataille ; il y
rencontre l’aîné de ses frères. Celui-ci le gronde de sa curiosité. « Pourquoi
es-tu venu ? Et pourquoi as-tu laissé ce peu de brebis abandonnées au désert ? Je
reconnais bien là ton orgueil et la malice de ton cœur. Tu es descendu pour regarder
la bataille ! »
L’enfant se détourne humblement et continue à s’informer du prix que l’on propose à
celui qui réprimera les outrages du bâtard de Geth. Il va enfin s’offrir à Saül pour
accomplir cet exploit.
« Tu n’es qu’un faible adolescent », lui dit le roi avec incrédulité,
« et ce Philistin est un guerrier consommé dès sa jeunesse ! » — « Quand l’ours ou le
lion venait pour enlever un mouton du troupeau de mon père, j’ai tué l’ours et le
lion », répond David.
On revêt le berger de la cuirasse, du casque, des armes du roi. — « Je ne puis
marcher sous cette armure », dit-il, « car je n’en ai pas l’habitude. »
Il dépouille ces armes ; il ne prend que son bâton de berger, sa fronde et cinq pierres
polies et aiguës dans le lit du torrent.
On connaît le combat. Le bâtard tombe sous la fronde du berger. David lui coupe la tête
et la rapporte au roi, au milieu des bénédictions de la multitude.
Quelle scène pastorale, quelle scène héroïque
et quelle vérité ! quelle
simplicité, quelle naïveté de mœurs et de dialogue dans ce chapitre de la Bible ! Homère
est emphatique à côté. Excepté dans l’Odyssée, il n’a point
d’invention poétique comparable à cette histoire des anciens jours.
Ajoutons : et quel début pour la vie d’un poète et d’un héros !
Cette fois Saül garde David dans son camp. Le fils du roi, Jonathas, s’attache au jeune
berger de l’amour d’un frère, d’un
amour de femme
, dit
la Bible, pour en exprimer la tendresse.
Après la bataille remportée par les Israélites, l’armée rentre en Judée aux
acclamations de la multitude. Le peuple, qui aime surtout le merveilleux, et qui préfère
partout les Jeanne d’Arc et les Dunois aux vieux rois, s’enthousiasme
pour ce berger ; il l’élève au-dessus
de Saül lui-même dans ses
bénédictions sur la route.
Le roi prend ombrage de cette popularité naissante. Il se souvient qu’il a été appelé
au trône lui-même par Samuel, qui l’avait rencontré cherchant les ânesses de son père.
Il soupçonne dans ce favori du peuple un instrument des prophètes. « De quelle
famille est sorti cet enfant ? » demande-t-il à son général Abner,
« et que lui faut-il de plus pour être roi ? »
Saisi d’un accès de son mal sur la route, il veut frapper de sa lance le jeune harpiste
qui chante et qui joue de son instrument auprès de sa couche. La lame mal dirigée est
détournée par la Providence, ce hasard des grands hommes ; elle ne perce que le mur.
Cette préservation divine étonne et intimide de plus en plus le roi. Il cherche à lier
l’enfant par la reconnaissance
à sa famille, il lui donne sa fille Michol
pour femme ; mais il la lui donne pour sa ruine, dit-il lui-même, car il lui demande
pour dot cent dépouilles d’ennemis, espérant qu’il périra dans tant de combats.
Deux cents dépouilles sont apportées. La popularité du héros s’accroît de tant de
gloire ; avec la popularité, la jalousie du roi. Saül propose à Jonathas, son fils, de
le délivrer de David par l’assassinat. Jonathas avertit son ami, le fait cacher,
intercède pour lui, le justifie, obtient sa grâce.
Mais cette réconciliation, ouvrage de l’amitié désintéressée du fils de Saül, ne dure
pas. Une seconde fois Saül, saisi d’une fureur réelle ou simulée, pendant que son poète
l’endort aux sons de ses vers et de sa harpe, cherche à le percer de sa lance.
David s’enfuit.
Le roi le fait poursuivre et envelopper dans sa maison par ses gardes, pour le tuer
quand il en sortira le matin.
La tendresse de sa jeune épouse, Michol, veille sur lui, découvre les assassins, fait
descendre David par la fenêtre et place une statue
revêtue d’un casque sur
sa couche, afin de faire croire aux gardes que son mari dort et de lui laisser, par ce
subterfuge, plus de temps pour la fuite.
David fuit, en effet ; il va trouver Samuel, qui a prophétisé sur lui à Bethléem.
Saül l’y poursuit ; mais, au lieu de frapper, Saül se couche à terre, vaincu par on ne
sait quel esprit de terreur du sacerdoce, et il prophétise, c’est-à-dire il tombe en
extase devant le prophète.
David revient en secret à Jérusalem. Jonathas et lui se jurent alliance dans un champ
hors de la ville.
La manière dont Jonathas promet à son ami de le prévenir des dispositions du roi à son
égard est tout à fait pastorale.
« Cache-toi à cette place », lui dit-il, « près de cette pierre. Je
viendrai demain avec mes serviteurs tirer de l’arc sur la colline ; je tirerai trois
flèches comme pour atteindre la pierre ; j’enverrai un de mes serviteurs pour me les
rapporter. Si je dis à mon serviteur : Les flèches sont en deçà de la pierre, cela
voudra dire : Reviens avec assurance ; je te le jure par le Dieu vivant, il n’y a pas
de danger ; mais si je dis à mon serviteur : Les flèches sont au-delà de la pierre,
alors sauve-toi, car le roi t’aura disgracié. »
« Fils d’une courtisane », dit Saül à Jonathas son fils, « pourquoi aimes-tu le fils
d’Isaï de Bethléem ? Tant qu’il vivra sur la terre il n’y aura de sûreté ni pour toi
ni pour le royaume. Amène-le-moi donc, car il est le fils de la mort. »
Mais tout se passa comme il avait été convenu entre Jonathas et son ami. Les flèches
furent lancées, le but dépassé ; l’enfant qui les rapportait fut écarté,
sous prétexte de rapporter l’arc à la ville. David et son ami pleurèrent en s’embrassant
et en se séparant.
Quelle scène pathétique que cette double amitié entre laquelle s’interpose vainement la
compétition d’un royaume ! Aucun poème épique ne présente une plus touchante
contradiction entre l’ambition et le cœur dans la destinée de deux adolescents qui
s’aiment, pendant que leur destinée s’abhorre !
David, réduit au désespoir, s’en va vers Bethléem.
Dans une caverne, ses frères, ses amis, les bergers, les proscrits de la contrée se
rassemblent autour de lui, au nombre de quatre cents hommes. Ils s’arment pour sa
défense, et pour
vivre non en factieux, mais en aventuriers, sur les
frontières du royaume.
Le jeune chef va demander asile au roi voisin des Moabites.
La fureur contenue de Saül fait enfin explosion contre les prêtres qui favorisaient
David ; il en fait massacrer quatre-vingt-cinq par ses gardes iduméens, Arabes du désert
qui ne respectent pas le sacerdoce hébraïque.
Ce coup d’État sanglant de Saül contre ceux qui l’ont élevé à la souveraineté ne fait
qu’exaspérer la situation.
David grossit sa bande de tous les partisans du sacerdoce. Tantôt vainqueur, tantôt
vaincu, il erre dans les forêts des bords du Jourdain qui servent de limites au
désert.
Saül le poursuit avec trois mille hommes au désert d’Engaddi ; le roi entre pour se
reposer dans une de ces immenses cavernes creusées par les eaux dans les flancs des
roches d’Engaddi. Nous y avons souvent dormi nous-même, poète sans harpe et sans épée de
l’Occident.
Cette caverne avait deux branches ramifiées sous la montagne.
David et ses soldats étaient abrités sous l’une pendant que Saül dormait sous
l’autre.
La vie du roi était dans les mains du proscrit.
Le proscrit, toujours respectueux envers le persécuteur, se contente de couper pendant
son sommeil le bord du manteau de Saül pour lui montrer qu’il aurait pu aussi impunément
lui couper la tête. Puis il se repent même de cette légère atteinte au respect dû à la
royauté.
Quand Saül s’éveilla et sortit de la caverne, David le suivit de loin avec ses
compagnons de guerre, le bord du manteau coupé dans la main.
« Et il s’en allait, dit la Bible, l’invoquant de loin par derrière et disant : “Mon
maître mon roi ! mon maître et mon roi ! ”
« Et Saül se retourna ; et David, touchant la terre de son front,
l’adora !
« “Voyez dans mes mains le pan coupé de votre manteau ! Quand vous dormiez dans la
caverne je n’ai point voulu porter ma main sur vous !…
— « Oui, je vois que tu es meilleur que moi”, répondit Saül. “Tu régneras
certainement sur Israël ! Jure-moi seulement par Jéhova que tu ne feras pas périr ma
famille après moi ! que tu n’effaceras pas mon nom de la maison de mon père ! ” »
Et David jura. Puis il remonta sur les hauts lieux avec ses compagnons de guerre.
David paraît avoir été à cette époque un des premiers exemples de cette chevalerie
errante et héroïque, toujours pratiquée en Arabie, redressant les torts, protégeant les
faibles, punissant, pillant, tuant les oppresseurs, et se faisant ainsi parmi les tribus
des campagnes une renommée de tuteur ou de vengeur du peuple qui devait inévitablement
le porter au trône ou au supplice.
Le Tasse et l’Arioste n’ont rien d’aussi romanesque dans leurs aventures de chevalerie
que la rencontre de David et de la belle Abigaïl, son second amour, sur
la montagne du Carmel. Nous avons vu de nos yeux des scènes presque aussi pittoresques,
aussi patriarcales, entre les Arabes de notre caravane et les femmes du pays, dans le
sentier entre la mer et les bois, sur les flancs de cette même montagne.
Voici la rencontre, d’après la Bible.
David, sachant qu’un homme riche, nommé Nabal, habite sur le plateau du Carmel, ordonne
à ses compagnons mourants de faim de respecter ses troupeaux ; puis il lui envoie
demander des vivres pour lui et pour eux.
L’avare Nabal refuse.
David choisit quatre cents hommes d’élite parmi les siens pour aller arracher par la
force ce qu’il n’a pu obtenir par des services.
La belle Abigaïl, épouse de Nabal, apprend, en l’absence de son mari, que
David s’avance vers sa demeure.
Elle prend deux cents pains, deux outres de vin, cinq moutons cuits, cinq corbeilles
d’orge, cent grappes de raisin, deux cents corbeilles de figues, et elle en charge ses
ânes. Montée sur une ânesse, elle descend, accompagnée de ses serviteurs, au pied de la
montagne, au-devant de David, à l’insu de son mari.
« Lorsqu’elle aperçut David, dit le poème, elle descendit de son âne, s’inclina,
agenouillée sur la pierre du chemin, et, adorant le jeune chef, elle lui dit :
“Remettez à Nabal son iniquité et sa démence, et, s’il s’élève un jour un homme qui
vous persécute et qui recherche votre vie, votre âme sera préservée parmi les âmes des
vivants, et l’âme de vos ennemis sera agitée comme la pierre tournoyante lancée en
l’air par la fronde !
« “Et alors, quand vous serez roi, souvenez-vous de votre servante ! ” »
David, frappé de la beauté d’Abigaïl et touché de son éloquence, accepta les présents
et renonça à sa vengeance. Abigaïl, revenue
en sa maison, trouve son mari
ivre au milieu d’un festin ; elle lui raconte le danger qu’il avait couru. Il en mourut
de peur. David, apprenant sa mort, demanda par ses envoyés Abigaïl pour épouse :
« Laquelle, se levant, dit le verset, se prosterne à terre, adore Jéhova et
dit : “Voici votre servante ; que je sois comme une servante pour laver les pieds des
serviteurs de mon maître ! ” »
Et elle monta sur une ânesse, et cinq jeunes filles la suivirent, et elle épousa le
héros.
Saül avait enlevé à David sa première épouse Michol ; il l’avait donnée à un autre de
ses favoris, Phalti, fils de Laïs, qui était de Gallim.
Poursuivi de nouveau par Saül, le jeune chef ose descendre une nuit dans le camp avec
Abisaï, un de ses plus intrépides compagnons.
Ils entrent dans la tente du
roi endormi. Abisaï veut profiter de l’occasion pour le frapper ; David, toujours fidèle
et respectueux, retient encore sa main ; il se contente d’emporter la lance et la coupe
du roi.
On voit que sa seule pensée est de fléchir son maître à force de preuves de
fidélité.
Saül enfin succombe avec Jonathas, après une bataille perdue contre les ennemis
d’Israël, et il se perce de son épée.
On apporte ses armes et ses habits à David, émigré alors chez les Amalécites. Il pleure
sur le roi et sur Jonathas ; il chante un chant funèbre. On y sent la sincérité de la
douleur et le remords du patriotisme, au milieu des nations étrangères qui se
réjouissent de leur victoire sur son pays.
Il rentre en Judée et habite Hébron en attendant que la nation et les prêtres se
décident entre les fils de Saül et lui.
Abner, le général le plus accrédité de Saül, soutient pendant sept ans la cause de la
famille royale. À la fin, il cède à l’amour que lui avait inspiré Respha, jeune concubine de Saül, et il l’épouse. On lui reproche cette audace.
Il
s’indigne et jure de se venger de cet outrage en reconnaissant
David.
Abner est tué en trahison pendant sa négociation perfide avec David. Bientôt le fils de
Saül lui-même est assassiné pendant son sommeil. Le peuple entier se précipite vers
Hébron pour reconnaître roi son héros expatrié.
Son règne, qui commence alors, n’est qu’une vicissitude d’exploits et même de crimes.
La souveraineté l’enivre, le sang l’allèche, l’amour le corrompt ; mais il ne perd point
son génie poétique avec sa vertu ; il est à lui-même son propre barde. Enfin il aggrave
ses crimes par l’ingratitude et la perfidie la plus odieuse dans ses amours avec
Bethsabée, qu’il aperçoit au bain, qu’il arrache de sa demeure, et dont il fait tuer le
mari pendant que ce guerrier se dévoue pour lui sur le champ de bataille.
Le prophète Nathan, courageux vengeur du crime, force David à se condamner lui-même par
la parabole de la brebis unique dérobée à son pauvre possesseur.
« Mais le pauvre n’avait qu’une petite brebis
qu’il avait achetée en
nourrice, et qui avait été élevée sous son toit avec ses enfants, mangeant son pain,
buvant dans son écuelle et dormant sur son sein, et il l’aimait comme sa fille ! »
Quel poète épique a de pareils accents sortis du cœur ? Quelle justice parle au cœur en
pareilles images ? Quel talion de miséricorde demande ainsi au coupable des larmes pour
du sang ?
De ce jour, en effet, le poète-roi est frappé par la main de Jéhova dans sa
vieillesse ; il est témoin des déchirements de sa maison, des outrages de ses enfants à
leur propre sœur, des révoltes et des compétitions au trône de ses fils entre eux. Il
erre, chassé et poursuivi comme un proscrit, sur ces mêmes hauteurs et dans ces mêmes
forêts d’où il est descendu
pour anéantir la dynastie de Saül. Il n’a
d’autre consolation que sa harpe, qui se trempe de ses pleurs et qui sanglote sous la
main de ses repentirs.
Nous le demandons à Homère, à Virgile, à Dante, à Milton, au Tasse, y eut-il jamais une
vie d’homme qui fut aussi naturellement un poème épique ? y eut-il jamais pour un poète
une source plus abondante, dans son propre cœur, d’émotions, d’hymnes ou de larmes ? Et
si Dieu lui-même a voulu se façonner, dans un cœur d’homme, un instrument capable de
crier, de chanter ou de pleurer pour l’humanité tout entière, Dieu lui-même aurait-il pu
pétrir autrement le cœur de cet homme ?
Aussi David est-il devenu le poète des âmes et le poète des temples.
Lisons maintenant ses chants, et essayons de recomposer cette vie avec ses hymnes ou
avec ses gémissements immortels. Le poète et la poésie sont ici une seule chose. Il n’y
a pas une note de cette harpe qui ne soit un homme ; il n’y a pas une fibre du cœur de
cet homme qui ne soit une note ! Et, pour comble de merveille, tout ce chant monte à
Dieu, et toute cette
poésie est un holocauste, une prière, une humilité ou
une sanctification.
Maintenant, pour nous faire une idée juste de ce qu’est la poésie lyrique, écoutons
chanter dans un même homme d’abord ce pauvre petit berger des montagnes de Bethléem ;
puis cet adolescent armé de sa fronde, libérateur de son pays ; puis ce musicien favori
de Saül assoupissant avec sa harpe les convulsions d’esprit de son roi ; puis ce
proscrit cherchant asile dans les cavernes de Moab ; puis ce chef de bande et de parti
courant les aventures sur les frontières de la Judée ; puis ce roi choisi par les
prêtres et acclamé par le peuple pour éteindre la race de Saül et pour fonder sa propre
dynastie ; puis ce souverain exalté par sa haute fortune, ne refusant rien à ses
intérêts ni à ses amours, et ternissant ainsi sa vieillesse après
avoir
couvert d’innocence et de gloire ses jeunes années ; puis le vieillard puni, repentant,
rappelé à Dieu par l’extrémité de ses châtiments, et convertissant encore ses sanglots
en cantiques pour fléchir et pour attendrir son juge là-haut.
On voit qu’aucune note de la vie humaine ne manque à cette harpe, dont les vibrations
résonnent encore jusqu’à nous.
Mais pour sortir du style figuré, qu’était-ce en réalité que cette harpe dont les
poètes hébreux, et surtout David, accompagnait ses chants ?
Il paraît, d’après l’Écriture, que David, tout à la fois musicien et poète, avait deux
instruments, l’un pour la mélodie, l’autre pour l’accompagnement de ses vers. L’Écriture, en effet, nous parle d’abord d’un petit
berger, fils d’un
nommé Isaï, de Bethléem, que les officiers de la tente de
Saül ont entendu jouer délicieusement de la flûte sur la colline en gardant les brebis
de son père. C’est pour cela qu’on songe à lui et qu’on le fait venir la première fois
au camp, afin d’amuser et de calmer la maladie mentale du roi.
Mais, indépendamment de ce talent de joueur de flûte, quand l’âge eut développé le
génie poétique et la valeur héroïque du jeune berger, il paraît, par le langage
subséquent de l’Écriture, que David, comme les autres prophètes de la Judée ou de
l’Arabie, rejeta la flûte et prit la harpe, instrument plus viril, aux cordes graves,
qui inspirait ou accompagnait toujours les vers en ces temps-là. Cette harpe hébraïque
était sans doute un instrument à deux ou trois cordes, semblable à celui que les Grecs
appelaient lyre, et dont Achille s’accompagne pour pleurer Briséis
sous sa tente ou au bord des flots de la mer, au ravissement de son ami Patrocle.
Et quelle était la forme, la mesure, le rythme, la consonance, le mètre de
ces chants poétiques, de ces vers sacrés ? Avaient-ils l’hémistiche, les pieds, la rime
de ce langage nombreux et musical que les Grecs, les Latins et nous,
nous appelons aujourd’hui des vers ?
Il paraît que la langue hébraïque, quoique déjà très imagée et très savante, n’était
pas encore arrivée à cette invention parfaite des vers, qui change les mots en notes, et
qui fait chanter le style comme une musique à laquelle on bat la mesure avec une
rigoureuse précision. Il paraît que la forme poétique et versifiée de cette langue alors
consistait principalement dans la répétition ou dans l’écho de la même pensée, se retrouvant dans la même phrase, à peu près dans le
même nombre de
mots, de manière à se faire consonance à elle-même, comme
l’écho fait consonance au cri qu’on lui jette.
Cette prosodie de la consonance de deux pensées se répondant, comme deux voix, du
commencement du vers et à la fin de la strophe, avait sans doute été inspirée aux
premiers poètes ou prophètes hébreux par la nature de leur contrée. La forme creuse des
vallées et des ravins, la sonorité des rochers qui percent partout la terre, le
retentissement des nombreuses cavernes qui déchirent partout aussi le creux de ces
roches, y multiplient les échos. Les pasteurs de cette nation pastorale, frappés sans
doute de la symétrie avec laquelle ces ravins, ces rochers, ces cavernes répétaient
leurs flûtes ou leur voix, cherchèrent naturellement à imiter cette répétition musicale
dans leur prosodie. De là ce que les érudits appellent le parallélisme, dans les chants épiques ou lyriques de la Bible ; parallélisme dont
nous croyons, nous, ignorant, trouver la véritable origine dans l’imitation de l’écho.
Et ce n’est pas seulement l’oreille qui est frappée et instinctivement charmée par cette
consonance
du mot avec le mot ; c’est l’âme. S’il y a écho dans nos
oreilles, il y en a un également dans nos pensées ; l’esprit de l’homme aime à se
répéter deux fois ce qu’il pense et ce qu’il sent, comme pour s’affirmer davantage à
lui-même ce qu’il a pensé ou ce qu’il a senti, et comme pour jouir ainsi deux fois de sa
propre faculté de penser et de sentir. Qu’est-ce que la rime elle-même dans nos langues
modernes, si ce n’est la consonance du premier vers se faisant écho dans le second ?
Cette répétition de la même idée dans la première partie du verset, et se reproduisant
presque en mêmes termes dans la seconde partie, avait chez les anciens et chez les
Hébreux évidemment une autre cause.
Cette cause, c’était la facilité que cette répétition donnait au peuple ou au chœur de s’associer au chant du poète, en répétant après lui ce qu’il
avait déjà dit ou chanté. Cette intention de prêter ainsi une espèce de refrain au chœur
ou au peuple est frappante dans certains psaumes de David. En les lisant, on entend
d’ici le chœur ou le peuple, auquel on jette le refrain, qui le reçoit sur les lèvres
et qui le faire retentir en le prolongeant jusqu’au ciel.
Cela dit, il est facile de se rendre compte de la flûte, de la harpe et de la prosodie
du berger musicien et du roi-poète. Écoutons-le chanter.
Mais, d’abord, pourquoi écoutons-nous chanter de si loin ce lyrique Hébreu, et pourquoi
n’écoutons-nous Pindare que dans nos académies et dans nos écoles ?
Pourquoi n’écoutons-nous Anacréon ou Horace que dans nos loisirs voluptueux
d’esprit ?
Disons-le d’un mot : ce n’est pas seulement parce que le christianisme, héritier du
judaïsme, s’est emparé de ces poèmes lyriques de David comme il s’est emparé des vases
et des parfums du temple de Salomon, et qu’il en a fait le manuel de nos cérémonies, de
nos piétés
ou de nos larmes ; non, c’est que Pindare, Anacréon, Horace ne
sont que des lyres, et que David est une âme. La lyre profane n’a son écho que dans les
oreilles raffinées d’un peuple ou d’un temps ; l’âme a son écho dans toutes les âmes et
dans tout l’univers sensible. Or, nous le répétons ici, le caractère spécial de David,
c’est d’exprimer l’âme de l’humanité dans toutes les phases, dans tous les sentiments,
dans tous les lieux, dans tous les temps. Toute âme qui jouit, qui souffre, qui combat,
qui triomphe, qui prie, qui gémit, qui sanglote, qui se reconsole, qui se repent, qui se
replie du monde et qui se réfugie au ciel, cherche en elle-même des paroles, et, ne les
trouvant pas en elle, elle ouvre les Psaumes et elle trouve des milliers de versets qui
jouissent, souffrent, luttent, prient, gémissent, pleurent, invoquent ou s’extasient à
l’unisson de son âme. Ces Psaumes sont le vocabulaire universel des joies ou des
douleurs de l’homme. C’est que ce poète était plus qu’un poète ; il était l’inspiré de
l’humanité passée et de l’humanité future.
Il y a dans le premier chapitre du livre des Rois, intitulé Samuel, un ou deux versets tout à fait caractéristiques des mœurs du temps et du
genre d’inspiration qui distingue David des autres poètes lyriques de toutes les
langues.
Voici ce passage de la Bible :
« Un homme de la montagne d’Éphraïm, nommé Elcana, avait une femme stérile, nommée
Anne.
« Et celle-ci, honteuse de sa stérilité devant ses compagnes, pleurait et refusait
toute nourriture.
« Anne ! est-ce que je ne vaux pas mieux par ma tendresse pour vous que dix enfants ?
lui dit son mari.
« Or cette femme, à ces paroles, consentit à boire et à manger, et elle s’en alla au
Temple
pour supplier, dans sa douleur et dans ses larmes, le Seigneur de
lui accorder l’objet de son vœu.
« Et, pendant qu’elle articulait à voix basse ses prières qui se pressaient sur ses
lèvres, le grand prêtre aperçut cette femme.
« Et, n’entendant aucune voix distincte sortir de sa bouche, mais voyant seulement le
mouvement convulsif de ses lèvres balbutiant, le grand prêtre crut que cette femme
était ivre de vin, et il dit à cette femme : Jusqu’à quand durera votre ivresse ?
Laissez évaporer la vapeur du vin qui vous agite.
« Mais la femme lui répondit : Je ne suis qu’une pauvre femme dans l’anéantissement
de sa douleur ; je n’ai point goûté de jus de la vigne ni d’aucune boisson qui enivre
l’homme ; mais je répandais mon âme ici devant mon Dieu.
« Ne me confondez pas avec les femmes qui adorent les dieux étrangers, parce que dans
la mer de mon angoisse j’ai prié obstinément et sans me rebuter le Seigneur ! »
Cette femme qui paraît ivre du jus de la vigne, qui balbutie jusqu’à extinction de voix
et de mouvement inarticulé de ses lèvres, et qui répand son
âme devant l’autel jusqu’à ce que son Dieu l’exauce et que l’homme s’y trompe,
n’est-elle pas la plus parfaite et la plus touchante image du délire lyrique de
David ?
Le seul caractère de ce lyrisme dans toutes les nations, et surtout dans les nations
jeunes, que leur jeunesse même enivre de poésie, est précisément ce délire, ce
balbutiement confus des lèvres de cette femme et des hymnes du berger de Judée. Ils
répandent leur âme l’une en larmes, l’autre en cantiques ; on les croit dans l’ivresse,
et ils ne sont ivres que de leurs pensées, de leurs pleurs, de leur Dieu.
On sent tout de suite qu’à une pareille poésie il n’y a d’autres règles que
l’inspiration, le délire et le génie ; le plus grand poète lyrique sera précisément
celui qui sera
possédé de plus d’ivresse. Si cette ivresse est simulée et
profane, il sera Pindare ; si cette ivresse est sincère et sacrée, il
sera David.
Le premier des poètes lyriques profanes est le poète grec Pindare. L’homme le plus
capable de le comprendre par l’intuition littéraire et de le transvaser d’une langue
dans une autre sans laisser perdre une goutte de cette poésie, c’est parmi nous
M. Villemain. Il va nous en donner incessamment une traduction : c’est une bonne fortune
pour la Grèce.
Le procédé de Pindare est de feindre cette ivresse de la femme qui répand son âme dans
le Temple et de s’abandonner en apparence au vol désordonné de ses pensées. Il donne
ainsi à sa puissante imagination des coups
d’aile qui le font perdre de vue
dans l’éther, et qui le transportent d’un sujet à l’autre et d’une image à une autre
avec la rapidité et l’éblouissement de l’éclair.
Certes, si ce grand poète, au lieu de naître dans une nation vaniteuse de rhétoriciens
et d’artistes, comme les Grecs, était né dans une nation de pasteurs, de prêtres, de
prophètes, comme les Hébreux ; s’il avait vécu la vie du berger de Bethléem, d’abord
gardien de brebis dans les lieux déserts, joueur de flûte aux échos des rochers de son
pays, barde d’un roi qu’il assoupissait aux sons de sa harpe, sauveur d’un peuple par sa
fronde, proscrit de caverne en caverne avec une bande d’aventuriers, puis le héros
populaire de sa nation, puis roi, tantôt triomphant, tantôt détrôné de l’inconstant
Israël, puis couvert de cendre sur sa couche de douleur, noyé dans les larmes de sa
pénitence, et n’ayant de refuge, comme les colombes dans les creux des rochers
d’Engaddi, que dans la miséricorde de Jéhova qui avait exalté sa jeunesse ; si Pindare,
disons-nous, avait eu toutes ces conditions inouïes du génie lyrique du fils
d’Isaï, il aurait peut-être donné à la Grèce des psaumes comparables à ceux de la
Judée.
Mais Pindare était tout simplement un barde hellénique, un poète lauréat à la solde de
toutes les villes grecques ou de tous les vainqueurs qui se disputaient le prix aux jeux
olympiques.
On sent l’art partout sous l’inspiration, dès le début de ses plus belles odes.
« Ainsi qu’un architecte consommé (dit-il avant de chanter les mules d’Agésias) ;
ainsi qu’un architecte consommé décore de colonnes semblables à l’or la façade d’un
palais, ainsi, avant de célébrer la victoire de ce grand pontife de Jupiter qui habite
Syracuse, dois-je faire précéder cet hymne à sa gloire d’un exorde
resplendissant !
« Ô Phinthès, poursuit le poète, attelle au
timon mes mules
infatigables, afin que, monté sur mon char, je m’élance d’un vol rapide dans des
sentiers non encore frayés, et que je remonte à la tige illustre de tant de héros
couronnés aux jeux Olympiques. »
Puis, sans transition, et comme emporté déjà par les mules poétiques aux bords de
l’Alphée, il assiste en esprit à la naissance miraculeuse d’Évadné. Il raconte la
filiation des héros de cette maison.
Dans toutes ses odes l’artiste en gloire suit la même marche : une invocation et un
récit qui paraît étranger d’abord au sujet, et auquel il rattache les plus poétiques
aventures des dieux et des hommes. Revenant sans cesse au prix inestimable des louanges
distribuées par le poète à ses héros :
« Comme le vent emporte le navigateur sur la plaine liquide,
« Comme les rosées abondantes engraissent la terre et la fécondent,
« Ainsi les louanges des poètes contemporains aux hommes qui veulent illustrer leurs
noms par leurs vertus ou par leurs victoires,
« Les hymnes plus douces que le miel, transmettent
leurs exploits aux
siècles à venir !…
« Il est temps », dit-il lui-même à la fin de ces interminables digressions qui
semblent l’éloigner de sa route, « il est temps que mes mains cessent de lancer
ces poignées de flèches qui volent loin du but que je veux atteindre ! »
Il s’arrête et redescend quelquefois dans les plus sages considérations de la sagesse
humaine.
« Insensé », dit-il alors, « celui qui entreprend de lutter contre les dieux.
« Leur volonté élève les uns, abaisse les autres, distribue à son gré les faveurs ou
les revers.
« Mais rien ne fléchit la haine vivace de l’envieux.
« L’ulcère qui ronge son cœur lui fait souffrir d’insatiables douleurs !
« Que faire contre le sort et contre lui ?
« Alléger par la patience le poids du joug que la fortune nous impose !
« Ne ressemblons pas au taureau attelé au soc qui s’exténue et s’ensanglante
davantage à mesure qu’il regimbe contre l’aiguillon !
« Se consoler en s’entretenant avec les
hommes de bien à qui plaisent
mes chants,
« C’est le seul bien auquel j’aspire !
« Être enfant avec les enfants, homme avec les hommes, vieux avec les vieillards ; se
proportionner aux trois âges de la vie humaine, c’est le secret de plaire à tous ; et
cependant il y a pour les mortels une quatrième condition de bonheur plus
difficile :
« S’accommoder de sa fortune présente ! »
Puis des maximes telles que celles-ci :
« La louange, compagne de la lyre, est plus douce que l’onde attiédie des bains
chauds ; elle délasse les membres roidis par la fatigue.
« La parole qui coule avec les grâces de la profondeur du génie est plus mémorable
que les grandes actions. »
« La pensée nous fait dieux ! »
s’écrie-t-il ailleurs.
Mais ces grandes images, ces fortes pensées, ces sages maximes, cette philosophie
pratique ne sont que des excursions rapides qui interrompent par moment son enthousiasme
de commande pour les villes, les îles, les rois, les citoyens qui payent ses chants. On
sent le génie sublime, mais le génie attelé
au char olympique et soumis au
frein de l’or ou de la vanité poétique. Quant à l’âme, on n’en voit pas la trace, on
n’en entend pas le cri, on n’en recueille pas les larmes douces ou amères dans le vase
du cœur versé devant Dieu.
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