XIXe entretien.
Littérature légère.
Alfred de Musset (suite)
Maintenant que nous avons vu l’homme et l’influence, voyons les œuvres. Notre tâche devient ici très difficile.
Un jour que le poète Hafiz, ce Musset voluptueux mais philosophe de la Perse, était mollement couché sur son tapis à l’ombre des
platanes, au bord des sources de Chiraz, et qu’il s’enivrait à la fois des parfums écumants de sa coupe, des chants des courtisanes, des pas des danseuses, et des scintillements des yeux de sa jeune épouse Leïla, ces lueurs du ciel de l’âme, un de ses amis s’avisa de lui dire : « Hafiz ! qu’est-ce que l’ivresse ? »
Le poète acheva de vider la coupe à demi-pleine que cette interrogation inattendue avait suspendue un moment entre la main et les lèvres ; il regarda amoureusement le front rougissant de Leïla, il respira à longue haleine le bouquet de fleurs de jasmin et de citronniers qui jonchaient le tapis, puis, gardant un long silence comme un sage qui cherche une réponse et qui n’en trouve pas dans son esprit : « L’ivresse ? dit-il, je ne sais pas, mais enivre-toi, c’est ma seule réponse. » Prenant alors sur le tapis un des bouquets des mille fleurs diverses dont ses esclaves avaient paré la table de nacre du festin et couronné les jarres, il le donna à respirer à son ami : « Réponds à ton tour, lui dit-il, et analyse si tu peux, dans l’odeur enivrante qu’exhale ce bouquet, chacun des mille parfums dont ce parfum innommé se compose ; dis-moi ce qui est santé
et ce qui est poison dans l’invisible haleine de toutes ces fleurs ? »
L’ami respira et se tut longtemps comme Hafiz, après avoir respiré le bouquet de fleurs. « Je ne sais pas ce qui est sain ; je ne sais pas ce qui est méphitique, dit-il au poète, je ne puis pas décomposer ce qui échappe à mes yeux et à mes doigts, mais les couleurs sont ravissantes et le parfum est délicieux. » — « Laisse-moi donc vider ma coupe et regarder Leïla », poursuivit Hafiz, et il acheva nonchalamment de savourer son double délire.
Quant à nous, en face de ces deux volumes de poésie d’Alfred de Musset, notre rôle de critique est bien différent du rôle d’Hafiz et de son ami en face du festin et des danseuses de Perse. Nous ne pouvons pas dire comme Hafiz : « Laissez-moi vider ma coupe » sans savoir quelle lie amère il peut y avoir au fond du verre, et quel déboire suivra l’ivresse ? Nous ne pouvons pas dire comme le convive d’Hafiz : « Laissez-moi respirer le bouquet » sans savoir quelle salubrité ou quel poison contiennent
les coupes colorées de ces fleurs. Nous écrivons pour la chaste jeunesse et pour les sages, nous n’écrivons pas pour les voluptueux. Laissez-nous donc analyser lourdement et péniblement cette double ivresse, l’une saine, l’autre malsaine qui sort des coupes et des fleurs de ce charmant poète, et si nous sommes trop sévères, trop délicats, trop froissés par le mauvais pli d’une feuille de rose comme le Sybarite, ne vous y trompez pas, ce n’est pas mollesse, c’est conscience ; rien de ce qui froisse l’âme ou de ce qui ternit la pudeur ne doit être pardonné à celui qui écrit pour la jeunesse, ce printemps de la pureté.
J’ouvre donc le premier et je lis ; mais non, je ne lis pas Don Paez, première fantaisie poétique d’Alfred de Musset presque encore enfant. C’est une débauche de verve écumante, c’est une gaze sur laquelle étincellent déjà çà et là des paillettes de faux clinquant et quelques diamants, mais le tissu de gaze est trop clair. C’est du Pétrone en vers. On ne comprend guère comment ce jeune homme, au lieu de débuter,
comme nous débutons tous, par un excès d’enthousiasme, débute par un excès de licence d’esprit. C’est une originalité à coup sûr, mais une triste originalité. Un poète plus mûr et plus grand que Musset, venait de mettre l’Espagne à la mode par quelques fantaisies andalouses où l’on croyait entendre grincer les guitares sous les balcons aux lueurs de la lune de Séville. Tout était espagnol en ce temps-là dans le costume poétique. Byron lui-même avait popularisé dans Child-Harold les coquetteries de Cadix. La jeunesse de Londres et de Paris ne rêvait que Dulcinées d’Andalousie. Musset fait aussi son rêve : seulement au lieu de le composer d’amour et de larmes, il le compose de libertinage, de rire et de sang.
Juana est son nom, elle aime don Paez, lansquenet de la garnison ; la description de leur amour ne dissonerait pas mal dans une page obscène de l’Aretin. La sensualité grossière y tue tout amour et par conséquent toute véritable
poésie. Don Paez, en quittant la chambre de Juana, va au corps-de-garde. Dans une scène d’ivrognerie et de rixe qui rappelle trop un tableau flamand de Teniers, il apprend que don Étur, un de ses camarades, se vante de l’amour de Juana. Il lui donne un démenti en vers qui soulèvent le cœur de dégoût.
Cette année-là, on admirait cela en France.
Le sensualisme obscène des tableaux produisait ce cynisme grossier de l’expression ; il faut le pardonner à un enfant qui prenait l’engouement pour le goût ; le temps prenait bien l’ordure du mot pour la force du style.
Les deux rivaux se battent en duel sur le rempart. On pressent déjà de grandes qualités de poésie épique dans la description du combat.
Don Paez est vainqueur. Étur est tué.
s’écrie le poète, un moment ému involontairement lui-même par son propre récit,
Ces vers sont vigoureux. Mais voyez comme la matérialité de la sensation se révèle jusque dans ces élans par la brutalité des mots.
Un poète spiritualiste, surtout un jeune poète aurait dit : tu peux m’entrer au cœur, mais cela aurait ennobli l’amour en l’élevant
du rang de sensation au rang de sentiment. Entre ces deux mots il y a la distance qui existe entre l’âme et la chair, entre don Juan et Platon. Alfred de Musset s’était fait le poète de la chair et des nerfs, il devait dire : « tu peux m’entrer au ventre ! » Ce n’était pas une affectation de style, c’était une conséquence de principes. Il y a plus de rapports qu’on ne le suppose entre la vie et le goût.
Don Paez, non content d’avoir immolé son rival à un caprice, veut venger froidement ce caprice trahi sur sa maîtresse. Il va chez une bohémienne vendeuse de crimes, il achète un poison et un poignard pour accomplir sa vengeance avec le raffinement d’un voluptueux qui veut trouver même la saveur de la débauche dans le dernier soupir de la vie, paradoxe qui se trouve dans toutes les compositions de ce temps et qui n’est jamais dans la nature ; car entre deux passions extrêmes dans le cœur de l’homme, il n’y a jamais équilibre. Si c’est la vengeance qui remporte en lui, il ne caresse pas la victime qu’il va frapper, il la hait et il la déchire comme le tigre ; si c’est l’amour qui l’emporte, il ne tue pas, il pleure et il pardonne.
Mais la description de la masure sordide
habitée par la bohémienne vendeuse de philtres est neuve, pittoresque et gravée au noir dans la poésie qu’on pourrait appeler flamande de la France.
Cette seule ébauche du paysage trahissait
dans la jeune main un vrai poète. Cela n’égale pas en grâce, mais cela surpasse en précision pittoresque le chef-d’œuvre de La Fontaine, la description de la maison de Philémon et de Baucis.
Don Paez emporte le philtre qui donne à la fois le délire de l’amour et le délire de l’agonie. Juana attend avec impatience son amant. Ici le poète se retrouve comme malgré lui amant et poète. Lisez le portrait de Juana, vous le diriez tracé par la main de Byron ou d’Hugo, non du Byron de Don Juan, mais du Byron d’Haïdé.
Ici la mort les saisit dans l’affreux contre-sens de la passion et du meurtre. Le rideau tombe sur deux cadavres et la moralité est digne du drame.
À travers ces lueurs d’un talent néfaste mais énergique, on entrevoit nettement que si la poésie est vivante, l’âme est morte avant d’être née. Le vent du matérialisme l’a éteinte dans la poitrine de ce jeune homme. À l’absence complète de toute autre sensibilité que la sensibilité des sens et des instincts, correspond en lui la foi complète et avouée dans l’éternité du sommeil de la mort. Aussi, à dater de ce premier poème applaudi avec frénésie par une jeunesse saturée d’idéal et ennuyée de platonisme, Alfred de Musset se déclara-t-il de plus en plus le poète des sens contre les poètes de l’âme. Il n’avait versé dans Don Paez qu’une goutte du philtre empoisonné de la bohémienne, Circé de faubourg : il le versa à pleines coupes dans ses poèmes suivants. Il s’était enivré lui-même du philtre qu’il avait composé pour endormir et pour tuer l’âme de Juana.
Les Marrons du feu sont une débauche complète de poésie et de licence qui dépasse en talent et en scandale d’images Don Paez. C’est un poème dialogué plus qu’un drame. Un certain Raphaël aime une danseuse, la Camargo. Le temps et la jouissance ont usé chez lui l’amour ; cet amour est toujours jeune et brûlant dans le cœur de la danseuse. Il faut rendre justice au poète, il fait comme la nature, il donne toujours le beau rôle à la femme. Parmi tous ses sacrilèges, il se refuse au moins celui-là.
Don Desiderio est le rival malheureux de Raphaël. Raphaël et don Desiderio se grisent ensemble pendant que la Camargo danse au théâtre. Raphaël propose à don Desiderio de lui fournir l’occasion de déclarer son amour. Il n’a pour cela qu’à prendre le manteau de Raphaël et à se présenter sous son nom pendant
les ténèbres au logis de la danseuse. Ce tour de Scapin s’accomplit, la Camargo découvre la supercherie, elle jure de se venger du mépris que Raphaël a fait de sa passion pour lui. Elle promet à don Desiderio d’écouter ses soupirs, s’il tue Raphaël. Le meurtre, prix de l’amour est consommé, don Desiderio jette le cadavre à la mer, il triomphe et se promet le prix de son assassinat :
On ne sait pas pourquoi l’assassin burlesque don Desiderio déclame ces vers shakespeariens et fantastiques sur le corps de son rival. Mais les vers sont splendides comme un clair de lune entre deux nuages. L’assassin va demander à la danseuse la récompense de son forfait. Elle se moque de lui et le congédie.
dit le poète au dernier vers.
On ne conçoit pas bien pourquoi Alfred de Musset a rimé cette facétie tragique. Elle est pleine d’entrain et vide de sens ; ou si elle a du sens, elle ne peut en avoir qu’un ; une moquerie de l’amour, la dernière chose dont puisse se moquer un poète.
Une petite nouvelle de Boccace en vers, intitulée Portia, vient après ce poème. Ce n’est plus une débauche, c’est une ballade ; mais cette ballade est écrite en style de poète épique. Juliette et Roméo dans Shakespeare, Lara dans Byron n’ont pas d’accents à la fois plus fantastiques et plus étranges. La fantaisie ici
touche à l’épopée, mais le sujet est toujours monotone : un crime d’amour puni par la jalousie ou par la satiété.
Un vieux seigneur a épousé la belle vénitienne Portia. Un jeune cavalier aime Portia, il en est aimé. Dalti, c’est le nom de l’amant, attend le signal des entretiens secrets dans une église. La sainteté du lieu répand ici sa solennité grave sur le style.
Sans doute ou sans
terreur ? — Toutefois devant vous
Ces vers attestent que le poète ne restait terre à terre que par système, mais qu’il pouvait, s’il l’avait voulu, déployer des ailes dans une région plus haute de la pensée. Il le pouvait aussi dans la région des sentiments, témoin l’entretien de Dalti et de Portia dans les lassitudes du cœur :
L’époux caché derrière un pilier se découvre, les dagues se croisent, le mari tombe mort sur le pavé de l’église. Les amants s’évadent.
À quelque temps de là, on les retrouve ensemble
à Venise, dans une de ces rêveries nocturnes qui sortent de la mer et de l’ombre des palais de cette capitale des songes. La description égale ici, si elle ne les surpasse pas, les notes les plus sonores du poète de Venise, Byron. Écoutez :
De tels vers font pleurer de regret de ce qu’un poète capable de les avoir sentis et écrits ait trempé sa plume si souvent dans le ruisseau trivial de Paris, au lieu de la tremper toujours dans la mer limpide et inspiratrice des lagunes. Mais il semble se complaire, comme un violoniste impatient, à briser la corde à laquelle il vient de faire rendre de si délicieux accords. Il n’y manque pas ici comme ailleurs. La romance est une tragédie, et pis qu’une tragédie, une dérision.
Le poète prépare par cette réflexion de l’indifférence, la confidence cruelle que Dalti va faire à Portia dans la gondole. — « Vous repentez-vous, lui dit-il, de ce que vous avez, fait ? » — « J’ai fait cela pour vous », répond-elle.
Après cette exclamation où le remords du séducteur prévaut sur la félicité même de l’amant, Dalti avoue à Portia qu’il n’est rien de ce qu’il paraît être ; qu’il est le fils d’un pêcheur de Venise, corrompu de bonne heure par les vices de cette ville débauchée ; qu’après avoir fréquenté les plus viles courtisanes et les maisons de jeu de Venise, il a trompé Portia sur son rang et sur sa fortune ; que ce rang est dérobé ; que cette fortune, acquise un moment au jeu, est perdue jusqu’à la dernière obole, et qu’il ne lui reste que cette barque achetée la veille pour gagne-pain. Cette confidence
étonne, sans l’ébranler, le cœur intrépide de Portia. Ici encore le poète laisse le rôle sublime du dévouement à la femme.
Qu’à la voir
admirer, et quand on disait d’elle
Dans ces douze pages de ballade ou de poème de Portia, il y a pour nous une révélation d’un poète de première race. On sent que la richesse d’imagination et la jeunesse encore saine du cœur s’agitent en lui sous la froide ironie du sceptique. La nature prévaut un moment sur le paradoxe ; mais, hélas ! ce moment est court, le paradoxe littéraire, conséquence du paradoxe moral, l’emporte, et le poète retombe de l’amour dans l’ironie. Chute sans fond d’où l’on ne remonte que le cœur brisé et par un effort surhumain de vigueur morale.
Mais où est la vigueur morale quand toute foi dans sa propre nature manque à l’âme ? Elle
n’est plus que dans le repentir, car le repentir est la dernière force de l’âme ; c’est celle qui se réveille quand toutes les autres sont assoupies. Neuf fois sur dix, l’homme qui va quitter ce monde expire en se frappant la poitrine et en implorant le divin pardon. Mais, ce jeune homme débordant de vie était loin du jour où l’on se demande : « Pourquoi et comment ai-je vécu ? »
Viennent ensuite quelques chansonnettes vêtues de mantilles espagnoles et la guitare à la main. Elles appartiennent à une littérature trop débraillée pour que nous les citions dans un catalogue de choses immortelles ; cela se chante entre deux vins, cela ne se lit pas. Il faut reconnaître cependant que la gaieté franche a aussi ses chefs-d’œuvre d’inspiration et ses immortalités d’un soir, et que parmi ces chansonnettes de Musset, il y en a une, Mimi Pinson, dont chaque vers est un grelot de folie qui tinte joyeusement et décemment à l’oreille. La langue de la mansarde qui est une langue aussi, n’a rien de plus délicat et de plus svelte. C’est
du grec et du gaulois fondus ensemble dans le même vers.
On est étonné du milieu de ces chansons moqueuses, d’entendre tout à coup une note triste dissoner par moment dans la voix du jeune Anacréon et trahir quelque chose qui ressemble au déboire après l’ivresse. Tels sont les vers adressés par Alfred de Musset à Ulric Guttinger, poète jeune, tendre et pathétique alors comme Musset lui-même, mais déjà touché au cœur par cette pointe salutaire de la première douleur, qui guérit ceux qu’elle blesse. L’accent de ces vers à Guttinger a un pressentiment de gravité qui annonce un commencement d’amertume dans la joie. On sent que l’homme qui chante va bientôt pleurer.
La Ballade à la lune, grotesque parodie de l’école romantique et insolent défi à l’école classique, qui se disputaient en ce temps-là le goût français pour le laisser définitivement au bon sens, cette école éternelle, succède à ces vers à Ulric Guttinger.
Ces strophes de Scarron prises au sérieux par les classiques, firent plus pour la célébrité précoce du poète que les plus beaux vers. Mais malheur aux célébrités qui éclatent par un scandale d’esprit ! Il ne faut pas plaisanter avec la gloire.
Le poème de Mardoche vient après ces fantaisies dans le premier volume. Ce poème n’est lui-même qu’une triste fantaisie écrite avec la plume fatiguée de Byron, quand il griffonnait un chant trivial et bouffon de Don Juan. Nous en dirions autant de la nouvelle en vers intitulée Suzon. L’analyse seule offenserait la décence.
Le poète redevient homme et citoyen dans une magnifique apostrophe à la Grèce que la
poésie essayait alors de ressusciter par reconnaissance. Il intitule cette aspiration : Les vœux stériles.
Un secret remords de talent perdu semble par moment l’avertir qu’il ne faut pas ainsi répandre la poésie, cette huile des parfums, sur les pieds des courtisanes. Écoutez ce remords dans ces beaux vers :
Ne sent-on pas qu’il aurait pu être un de ces Moïses de la poésie ? Et que disons-nous nous-même qu’il ne dise mieux que nous dans cette exclamation qui contient en un vers toute une littérature ?
C’est pour avoir trop souvent frappé son front au lieu de son cœur qu’il n’a été qu’une grande espérance, au lieu d’être un grand monument, et qu’il a créé cette école des poètes actuels de l’esprit au lieu de créer l’école des prophètes du cœur.
La note du cœur ? il l’avait sous la main, il la laissait dormir. Quels accents de ce siècle
dépassent en pathétique et en charme ce soupir adressé à l’astre des nuits qu’il a tout à l’heure terni de son ironie dans la Ballade à la lune ?
Quand on peut chanter si haut, comment peut-on descendre soi-même des cieux pour ricaner dans la fange avec un grossier vulgus ?
Ce poème du Saule est plein d’accents de cette solennité et de cette spiritualité sublimes. On n’est embarrassé que du choix des citations. Voulez-vous la prière, écoutez :
La conception de ce poème du Saule est indécise et obscure, mais dans l’exécution et dans l’inspiration de certaines scènes, la poésie moderne ne monte pas plus haut et ne plane pas plus vaporeusement dans l’éther ; mais le poète est insaisissable comme le caprice.
La Coupe et les lèvres, drame écrit après le poème du Saule, est une profession de scepticisme dans son début, une imitation très savante, mais trop servile du Manfred, de lord Byron, dans les scènes. C’est l’histoire d’un bandit tyrolien amoureux d’une autre Marguerite.
Il y a des détails ravissants, tels que cette première rencontre du bandit et de sa maîtresse.
C’est Frank qui parle :
Goethe n’a pas plus de naïveté, Byron plus de fraîcheur. Ajoutons qu’ils n’ont ni l’un ni l’autre plus de force et plus de désespoir de pensée que dans les vers suivants,
imprécations de Frank qui se cramponne à la vie.
À quoi rêvent les jeunes filles n’est qu’une bouffonnerie en vers faciles, une scène de Don Quichotte rimée, un proverbe à jouer après souper entre deux paravents. L’esprit rapetisse tout, même le génie.
Le poème burlesque de Namouna, imitation littérale d’un chant de Don Juan, n’est qu’une jolie mystification poétique où l’auteur vous
mène jusqu’à la fin de ses trois chants sans sortir de l’exorde. On a fini sans avoir commencé. Le badinage est gai, mais il est trop long et trop usé. Cela rappelle ces espiègleries d’enfants qui promènent sur les lèvres fermées d’autres enfants comme eux, la barbe d’une plume pour les faire rire ; la lèvre rit, mais l’âme ne rit pas ; puérilité indigne d’un talent qui se respecte même dans ses jeux !
Rolla est selon nous l’apogée du talent d’Alfred de Musset. Mais quel usage du talent que ce poème !
Un jeune homme a usé sa vie, son âme et sa fortune en quelques années de débauches. Corrompu jusqu’à la moelle, il veut corrompre toute innocence autour de lui ; il veut que son dernier soupir soit un dernier crime. Il achète d’une mère infâme une pauvre victime innocente de la misère et du libertinage ; il s’en fait aimer ; puis quand il a dépensé sa dernière obole, il savoure un infâme suicide dans les bras de la courtisane involontaire dont il a tué l’âme avant de se tuer lui-même. Il
lègue un cadavre à un lieu de débauche ! Voilà le poème.
Ce sujet plaisait tant à l’imagination dépravée de l’auteur qu’on le retrouve avec quelques variantes dans cinq ou six de ses œuvres en prose et en vers. C’est toujours le suicide réfléchi qui est le dénouement d’un amour des sens, détestable image à offrir à l’imagination des jeunes hommes ! La fumée d’un réchaud, la pointe d’un stylet, la goutte d’opium délayée dans un verre de vin de Champagne sont des issues plus faciles pour sortir d’embarras avec le sort, qu’un effort généreux pour reconquérir l’innocence et l’honneur, et qu’une vie d’honnête homme pour racheter une jeunesse de débauches. C’est là le danger de cette poésie ou de cette littérature du suicide après l’orgie. C’est la dernière tentation et en même temps la dernière impunité du libertinage. Werther se tuait, mais au moins c’était pour échapper au crime ; Rolla et les héros de Musset se tuent, mais c’est pour échapper à la satiété ou à la punition de leurs fautes. Voyez quel progrès dans l’immoralité ! Byron, Heine, Musset et tant d’autres ont fait faire un demi-siècle de chemin à la poésie sur la route du mal !
On ne pourrait pas vous analyser ici le poème de Rolla ; il est plein de pages souillées de lie, de vin, de sang, de tout ce qui tache. C’est une nuit de l’Arétin écrite malheureusement par un grand poète. Mais les pages qui méritent d’être conservées sont nombreuses aussi et étincelantes. Il y a plus, elles sont neuves dans notre langue. Jamais, avant ce jeune homme, la poésie n’avait volé avec autant de liberté et d’envergure du fond des égouts au fond des cieux. Musset, dans Rolla, donne véritablement à la chauve-souris les ailes du cygne ou de l’aigle. Lisez au début la comparaison sublime entre Rolla, qui n’a que trois ans à vivre avant son suicide calculé à jour fixe, et entre la cavale du désert qui n’a que trois jours à marcher sans eau dans le sable avant de mourir aussi de soif.
Lisez à quelques vers de là la description du sommeil de l’innocence.
Y a-t-il rien dans la langue de si vrai, de si frais, de si pur, que ce coin de sainte famille de Raphaël à côté de l’infâme famille qui va spéculer tout à l’heure sur la chaste innocence de cette enfant ?
Poursuivons, car le poète ne se lasse pas lui-même de répandre les odeurs de l’Éden sur ce méphitisme du mauvais lieu.
Rolla s’éveille après une nuit de délices contre nature, car l’amour et l’agonie s’excluent comme la vie et la mort. Quel contre-sens qu’un corps qui jouit pendant que l’esprit agonise ? Or, Rolla savait que l’aurore pour lui était la mort ; il mourait d’avance dans sa pensée. Tout
sophisme de morale entraîne au sophisme de composition. C’est le vice fondamental de ce poème. Il repose sur un mensonge de nature comme sur un mensonge de situation. Mais que la description de cette aurore funèbre contemplée de la fenêtre d’un lieu de débauche est poignante ! Comme le poète retrouve dans le détail, la vérité et le pathétique perdu dans l’ensemble !
Rolla s’écrie en regardant le ciel :
Dites-moi
, dites-moi
, pourquoi vais-je
mourir ?
Si vous n’
éprouvez rien
, qu’avez-vous donc en vous
Que me voulez-vous tous
, à moi qui vais
mourir ?
Et qu’y a-t-il de plus touchant que ce retour de la pensée au chaste amour, du sein de la débauche blasée et du suicide déjà consommé en esprit ?
Et ce retour amer et délicieux à l’âge de
pureté et d’innocence par l’air oublié et retrouvé d’un orgue dans la rue, comme il est compris et rendu dans ces vers funèbres.
En entendant de tels soupirs au milieu de tels blasphèmes, on ne sait en vérité s’il n’y a pas plus de vertu que de scepticisme dans une
pareille âme, et si Musset n’est pas un esprit céleste, masqué en esprit satanique pendant ce triste carnaval de sa vie humaine ?
Le poème finit par un dévouement enfantin et tendre de la jeune fille et par un baiser du jeune homme sur la croix de son collier. Puis une goutte de poison endort pour jamais le cœur de Rolla qu’un amour inattendu allait vivifier peut-être ! Hélas ! tout finit par ce mot peut-être, pour le héros comme pour le poète.
À dater de ce jour, Alfred de Musset semble devenir un autre homme. Cette tristesse du lendemain, qui est l’expiation des voluptueux après le plaisir, se fait sentir à son âme. Cette tristesse qui n’est que le sentiment douloureux du vide pousse les uns au suicide, les autres à la religion ; entre quelques rares éclats de gaieté on entend dans sa poésie je ne sais quels longs soupirs qui trahissent une salutaire souffrance sous ce masque de rieur.
Il y a, au salon de peinture de cette année, à Paris, un petit tableau de Gérôme, que j’ai admiré hier et qui me semble représenter
parfaitement la disposition d’esprit d’Alfred de Musset à cette époque de sa vie. C’est une scène de mascarade à la porte d’un bal public pendant une nuit de carnaval. Un jeune homme encore vêtu de son costume bouffon, de Pierrot, vient de se battre en duel avec un de ses compagnons de fête, sans doute pour quelques querelles d’amour ou de table. Il est blessé à mort, il s’affaisse entre les bras de ses témoins ; une tache de sang suinte à travers son habit blanc de Pierrot ; les traits de son visage décoloré voudraient rire encore, mais ils agonisent malgré lui, et sous ce faux rire on sent que la pointe de l’épée a touché le cœur.
Tel se montre Alfred de Musset dans presque toutes les poésies qui ont suivi le poème de Rolla. On voit la porte du bal masqué, on entend la musique folle de la danse, mais dans cette musique il y a un sanglot ; le sanglot demande comme Desdemona un saule pleureur sur une tombe.
Il intitula ces poésies d’un nouvel accent les Nuits. C’est la corde grave de sa lyre muette jusque-là, aussi mélancolique et aussi pathétique que les plus graves mélodies de ses rivaux.
Ce sont des dialogues à voix basses entre le poète et ce qu’il appelle encore la muse, c’est-à-dire entre le cœur de l’homme et son génie. Ce cœur et ce génie cherchaient à se mettre d’accord en lui comme en nous tous. Nous ne connaissons rien dans la poésie française, anglaise, allemande, de plus harmonieux, de plus sensible et de plus gémissant que les oratorios nocturnes de Musset. Lisez-en ici quelques strophes, puis lisez tout ; vous serez saisi comme je le suis en ce moment moi-même d’un immense repentir de n’avoir pas lu plus tôt et de n’avoir pas apprécié assez un pareil musicien de l’âme. Ah ! que la mort est un grand révélateur !
La Muse.
Le Poëte.
La Muse.
Le Poëte.
Qu’ai-je donc en moi qui s’
agite,
La Muse.
De tels vers ne se font pas avec une plume
et de l’encre, mais avec la moelle de son cœur et le doigt du dieu de l’inspiration !
Il continue et il s’interroge lui-même en vers ailés sur les différents sujets de chant qui s’offrent dans ce temps-ci à sa lyre ? Cela rappelle un chant de moi, les Préludes, mais cela est mille fois plus vagabond et plus emporté d’imagination ; le disciple dépassait de bien loin le maître. Gilbert lui-même, dans ses satires, n’a pas de morsures plus saignantes contre ses ennemis.
Quels vers modernes, même ceux de Byron le premier des modernes, égalent ceux qui éclatent à la fin de cette nuit de mai ?
La Muse.
Et ceux-ci de la Nuit d’août. Il répond à la muse qui lui reproche de ne plus chanter.
Et ceux-là de la Nuit d’octobre où le poète s’est souvenu trop amèrement de l’inconstance de la femme qu’il a aimée la première, et où la muse le félicite d’avoir enfin pleuré :
Est-ce qu’il n’y a pas véritablement une poésie moderne, se demande-t-on après avoir lu ces pages délicieuses de mélancolie ? Est-ce qu’Ovide, Anacréon, Tibulle, Properce, Bertin, Parny, ont de telles profondeurs dans le sentiment ?
Ah ! que je me reproche cruellement aujourd’hui de n’avoir pas connu le cœur d’où coulaient de pareils vers, moi vivant ! je ne les lis qu’aujourd’hui, et le cœur d’où ils ont coulé ne bat plus. Il est trop tard pour l’aimer. Mais il n’est pas trop tard pour s’extasier de regret et d’admiration devant ces chefs-d’œuvre.
Ici se trouve dans le volume un magnifique fragment de poésie lyrique qui aurait pu, si je l’avais entendu à temps, rapprocher nos deux destinées et nos deux cœurs. C’est la lettre à Lamartine, une des plus fortes et des plus touchantes explosions de sa sensibilité souffrante.
Écoutez :
Lettre
à
M. de Lamartine.
Recevez-moi maintenant comme vous désiriez alors être accueilli par le chantre d’Harold, poursuit-il. Puis il me raconte les déboires de sa première passion trompée.
Quel qu’il soit
, c’est le mien
; il n’est pas deux
croyances
L’épître finit par un hymne en strophes de piété et d’apaisement dignes de ce sublime récitatif.
Eh bien ! croira-t-on que de tels vers restèrent sans réponse ? Croira-t-on que ce frère en sensibilité et en poésie qui passait à côté de moi dans la foule du siècle ne fut ni aperçu, ni reconnu, ni entendu par moi dans le tumulte de ma vie d’alors ? J’en pleure aujourd’hui ; mais ce n’est plus le temps de se retourner et de lui dire : donne-moi la main, nous sommes de la même famille ! Il ne donne la main maintenant qu’aux esprits immortels qui ont trébuché quelquefois sur cette poussière glissante de la vie, mais qui ont lavé les taches de leurs genoux dans les larmes de leurs yeux et dans les rosées du ciel. Voici par quel hasard
je ne connus pas ces vers, je n’y répondis pas et je parus dur de cœur, quand je n’étais qu’emporté et distrait par le tourbillon des affaires.
Je vivais peu en France pendant les belles années de 1828 à 1840 que Musset remplissait de ses pages presque toujours détachées et jetées au vent. J’étais en Italie, en Angleterre, au fond de l’Orient, ou voguant d’une rive à l’autre de la mer d’Homère ; plus tard, j’étais absorbé par la politique, passion sérieuse obstinée et malheureuse de ma vie, bien qu’elle ne fût en réalité, pour moi, que la passion d’un devoir civil (et plût à Dieu, pour mon bonheur, que je n’eusse jamais eu d’autres passions que celles des beaux vers, de l’ombre des bois, du silence des solitudes, des horizons de la mer et du désert ! Plût à Dieu que je n’eusse jamais touché comme Musset à ce fer chaud de la politique qui brûle la main des orateurs et des hommes d’État !
Omnia vanitas
, dit le Sage ; mais de toutes les vanités, la plus vaine, n’est-elle pas de vouloir semer sur le rocher, au vent d’un peuple qui ne laisse à rien le temps de germer et de mûrir !
Bref, je lisais peu de vers alors, excepté
ceux d’Hugo, de Vigny, des deux Deschamps, dont l’un avait le gazouillement des oiseaux chanteurs, dont l’autre avait, par fragments, la rauque voix du Dante ; j’entendais bien de temps en temps parler de Musset par des jeunes gens de son humeur ; mais ces vers badins, les seuls vers de lui qu’on me citait à cette époque, me paraissaient des jeux d’esprit, des jets d’eau de verve peu d’accord avec le sérieux de mes sentiments et avec la maturité de mon âge. J’écoutais, je souriais, mais je ne lisais pas. Une seule fois, je lus jusqu’au bout, parce que la page était politique et parce que j’avais chanté moi-même une ode patriotique sur le même sujet. Voici en quelle occasion :
C’était en 1840, au moment où la politique agitatrice et guerroyante du ministère français, qu’on appelait le ministère de la coalition, menaçait, sans vouloir frapper, tous les peuples de l’Europe, pour soutenir, sans aucun intérêt pour la France, un pacha d’Égypte, révolté contre son souverain, le plus étrange caprice de guerre universelle sur lequel on ait jamais soufflé
pour incendier l’Europe. L’Allemagne, menacée comme le reste du continent, sentait raviver, non sans cause, ses vieilles animosités nationales contre nous. Un de ses poètes, nommé Becker, venait de publier un chant populaire et patriotique qui retentissait dans tous les cœurs et dans toutes les bouches sur les deux rives du Rhin.
« Ils ne l’auront pas, notre Rhin allemand, tant que les ossements du dernier des Germains ne seront pas ensevelis dans ses vagues. »
Musset répondit à ces strophes brûlantes et fières par des strophes railleuses et prosaïques auxquelles l’esprit national (dirai-je esprit, dirai-je bêtise) répondit par un de ces immenses applaudissements, que l’engouement prodigue à ses favoris d’un jour, engouement qui ne prouve qu’une chose : c’est que le patriotisme n’était pas plus poétique qu’il n’était politique en France en ce temps-là.
J’avoue que ces strophes me parurent au-dessous de la dignité comme du génie de la France.
Les ailes de l’aigle ne seyaient pas à ce rossignol. Je combattais alors de toutes mes forces à la tribune la coalition soi-disant parlementaire, et la guerre universelle pour la cause d’un pacha parvenu. J’écrivis dans une heure d’inspiration, la Marseillaise de la paix, seule réponse à faire, selon moi, à l’Allemagne justement offensée par nos menaces.
Ces vers que je relis aujourd’hui avec plus de satisfaction d’artiste qu’aucun des vers politiques que j’aie écrits, pâlirent complètement devant le petit verre et le petit vin blanc des strophes de Musset. Je fus déclaré un rêveur et lui un poète national : la Marseillaise de la paix ne se releva qu’après la chute de la coalition parlementaire. On voulait un refrain de caserne, on bafoua la note de paix.
Ces vers de Musset, les seuls que je connusse de lui, me confirmèrent malheureusement dans le préjugé que j’avais de la médiocrité lyrique de ce jeune homme.
Ce fut quelques années après, qu’étant seul et de loisir, un soir d’été, sous un chêne de ma retraite champêtre de Saint-Point, un petit berger qui me cherchait dans les bois, pour m’apporter le courrier de Paris, me remit dans la main un numéro de Revue littéraire. Ce numéro contenait l’épître de Musset à Lamartine. Je la lus non seulement avec ravissement, mais avec tendresse ; je pris un crayon dans ma poche, j’écrivis, sans quitter l’ombre du chêne, les premiers vers de la réponse que je comptais adresser à cet aimable et sensible interlocuteur. Ces vers les voici :
À M. de Musset.
1840.
Maintenant que mes jours et mes heures
limpides
S’ils ne le peuvent plus
, que ces vers
oubliés
J’en étais là, quand le son de la corne du pâtre qui rassemble les vaches pour les ramener à l’étable se fit entendre dans la prairie au bas des chênes, et me rappela moi-même au foyer où j’étais attendu. Je jetai ces vers ébauchés dans un tiroir de ma table pour les achever le lendemain ; mais il n’y eut point de lendemain ; un événement politique inattendu me rappela soudainement à Paris ; le courant des affaires et des discussions de tribune emporta ces pensées avec mille autres ; les beaux vers d’Alfred de Musset restèrent sans réponse et s’effacèrent de ma mémoire. Ce ne fut que cinq ou six ans après que, rouvrant par hasard à Saint-Point un tiroir longtemps fermé, je relus ce commencement de réponse, et que, me repentant de mon impolitesse involontaire, je résolus de la compléter ; mais il y avait apparemment ce qu’on appelle un guignon entre Musset et moi, car un nouvel incident m’arracha encore la plume de la main, et dans mon impatience d’être ainsi interrompu, je me hâtai de coudre à ce commencement un mauvais lambeau de fin, sans qu’il y eût ni milieu, ni corps, ni âme à ces vers : aussi restèrent-ils ce qu’ils sont dans mes œuvres, aussi médiocres
et aussi indignes de lui que de moi-même. Je rougis en les relisant de les avoir laissé publier.
Je me souviens parfaitement aujourd’hui de l’air poétique et tendre que je me proposais de chanter à demi-voix dans cette réponse à Alfred de Musset. Mon intention était de lui montrer, par mon propre exemple, la supériorité, même en jouissance, de l’amour spiritualiste sur l’amour sensuel.
Et moi aussi, voulais-je lui dire, j’ai aimé à l’âge de l’amour, et moi aussi j’ai cherché, dans l’enthousiasme qu’allume la beauté, l’étincelle qui allume tous les autres enthousiasmes de l’âme. Cet amour, bien qu’il aspire à la possession de la Béatrice visible à laquelle on a voué un culte pur, n’a pas besoin pour être heureux de ces plaisirs doux et amers dans lesquels tu cherchas jusqu’ici la sensualité plutôt que l’immortelle volupté des Pétrarques, des Tasses, des Dantes, seule aspiration digne de celui qui a une âme à satisfaire dans le plus divin sentiment de sa nature. Je lui
racontais ici deux circonstances de ma vie, circonstances bien dégagées de toute sensualité et dans lesquelles cependant j’avais goûté plus de saveur du véritable amour que, ni lui, ni moi, nous ne pourrions en goûter jamais dans les possessions et dans les jouissances où il plaçait si faussement sa félicité de voluptueux.
Dans l’une de ces circonstances, je me rappelais trois longs mois d’hiver passés à Paris dans la première fleur de mes années. J’aimais avec la pure ferveur de l’innocence passionnée une personne angélique d’âme et de forme, qui me semblait descendue du ciel pour m’y faire lever à jamais les yeux quand elle y remonterait avant moi. Sa vie, atteinte par une maladie qui ne pardonne pas aux êtres trop parfaits pour respirer l’air de la terre, n’était qu’un souffle ; son beau visage n’était qu’un tissu pâle et transparent que le premier coup d’aile de la mort allait déchirer comme le vent d’automne déchire ces fils lumineux qu’on appelle les fils de la Vierge. Sa famille habitait une sombre maison du bord de la Seine, dont l’ombre se réfléchissait au clair de lune dans le courant du fleuve. Les
convenances m’empêchaient d’y être admis aussi souvent que mon cœur m’y portait et que le sien m’y appelait par son affection avouée de sœur. Pendant ces trois mois de la saison la plus rigoureuse, je ne manquai pas une seule soirée de sortir de ma chambre très éloignée de là, à la nuit tombante, et d’aller me placer en contemplation, le front sous les frimas, les pieds dans la neige, sur le quai de la rive droite, en face de la noire maison où battait mon cœur plus qu’il ne battait dans ma poitrine.
La rivière large et trouble d’hiver roulait entre nous ; j’entendais pour tout bruit gronder les flots de la Seine ou tinter les réverbères des deux quais aux rafales des nuits. Une petite lueur de lampe nocturne qui filtrait entre deux volets entr’ouverts m’indiquait seule la place où mon âme cherchait son étoile. Cette petite étoile de ma vie, je la confondais dans ma pensée avec une véritable étoile du firmament ; je passais des heures délicieuses à la regarder poindre et scintiller dans les ténèbres, et ces heures, cruelles sans doute pour mes sens, étaient si enivrantes pour mon âme, qu’aucune des heures sensuelles de ma vie ne
m’a jamais fait éprouver des félicités de présence comparables à ces félicités de la privation. Voilà, disais-je à Musset, les bonheurs de l’âme qui aime ; préfère-leur, si tu l’oses, les bonheurs des sens qui jouissent !
Cette belle personne, poursuivais-je, mourut au printemps ; je n’étais pas à Paris ; j’y revins deux ans après, je parvins avec bien de la peine à me faire indiquer sa tombe sans nom dans un cimetière de village loin de Paris. J’allais seul à pied, inconnu au pays, m’agenouiller sur le gazon qui avait eu le temps déjà d’épaissir et de verdir sur sa dépouille mortelle. L’église était isolée sur un tertre au-dessus du hameau, le prêtre était absent, le sonneur de cloches était dans ses champs, les villageois fanaient leur foin dans les prairies : il n’y avait dans le cimetière que des chevreaux qui paissaient les ronces et des pigeons bleus qui roucoulaient au soleil comme des âmes découplées par la mort. J’étendis mes bras en croix sur le gazon, pleurant, appelant, rêvant, priant, invoquant, dans le sentiment d’une union surnaturelle qui ne laissait plus à mon âme la crainte de la séparation ou la douleur de l’absence. L’éternité me semblait avoir
commencé pour nous deux, et quoique mes yeux fussent en larmes, la plénitude de mon amour, désormais éternel comme son repos, était tellement sensible en moi pendant cette demi-journée de prosternation sur une tombe qu’aucune heure de mon existence n’a coulé dans plus d’extase et dans plus de piété.
Voilà, lui disais-je, encore une fois ce que c’est que l’amour de l’âme en comparaison de tes amours des yeux ; celui-là trouve plus de véritables délices sur un cercueil qui ne se rouvrira pas, que tes amours à toi n’en trouvent sur les roses et sur les myrtes d’Horace, d’Anacréon ou d’Hafiz.
Mais je ne lui dis rien, en effet, de ce que je voulais ainsi lui dire dans mes vers ; Musset mourut lui-même avant qu’un seul mot de moi à lui ou de lui à moi eût expliqué ce malentendu du hasard entre nous.
Le dirai-je ? Ce n’est que depuis sa mort prématurée, ce n’est qu’en ce moment où j’écris, que j’ai ouvert ses volumes fermés pour moi et que j’ai lu enfin ses poésies. Ah ! combien,
en les lisant, ai-je accusé le sort qui m’a privé d’apprécier et d’aimer, pendant qu’il respirait, un homme pour lequel je me sens tant d’analogie, tant d’attrait, et, oserai-je le dire ? tant de tendresse après sa mort ! Oh ! que ne l’ai-je connu plus tôt ! Je me fais de cruels reproches à moi-même quand je me dis : il n’y a pas deux mois que j’ai coudoyé ce beau et triste jeune homme en entrant ensemble dans un lieu public ; il n’y a pas deux mois que je me suis assis silencieux et froid à côté de lui dans une foule. Je l’ai regardé, il m’a regardé, et nous ne nous sommes rien dit, comme si nous étions deux étrangers parlant des langues diverses et n’ayant de commun que l’air qu’ils respirent.
Ô Musset ! pardonne-moi du sein de ton Élysée actuel ! Je ne t’avais pas lu alors. Ah ! si je t’avais lu, je t’aurais adressé la parole, je t’aurais touché la main, je t’aurais demandé ton amitié, je me serais attaché à toi par cette chaîne sympathique qui relie entre elles les sensibilités isolées et maladives pour lesquelles la température d’ici-bas est trop froide, et qui ne peuvent vivre que de l’air tiède de l’idéal de la poésie et de l’amour, cette poésie du
cœur ! Les juvénilités de ta vie et de tes vers, les gracieuses mollesses de ta nature ne m’auraient pas écarté de toi, au contraire ; il y a des faiblesses qui sont un attrait de plus, parce qu’elles mêlent quelque chose de tendre, de compatissant et d’indulgent à l’amitié, et qu’elles semblent inviter notre main à soutenir ce qui chancelle et à relever ce qui tombe. Je t’aurais compris, et je t’aurais compati à toi vivant, comme je te comprends et comme je te compatis dans la tombe. Et qu’as-tu donc fait de ta jeunesse et de ton talent, que nous n’ayons plus ou moins fait nous-même, quand nous commencions à trébucher comme des enfants sans lisière sur tous les achoppements de la jeunesse, de la beauté, de la sensibilité et du génie ?
Tu t’es laissé prendre par les yeux aux apparences séduisantes du plaisir, au lieu de rechercher les saintes fidélités du sentiment ; qui est-ce qui en a souffert, si ce n’est ton cœur ? Il a poursuivi des feux follets dans la nuit putride des lagunes de Paris, au lieu de suivre dans le ciel l’étoile immortelle d’une Laure ou d’une Béatrice digne de toi. Et nous donc, si nous avons été plus heureux, avons-nous donc été plus sage ?
Tu as chanté sur une guitare italienne ou espagnole les tarentelles enivrantes des nuits de Séville ou de Naples, au lieu de rejeter cet instrument aviné des orgies nocturnes, de saisir l’instrument sacré de Pétrarque, et de confondre, dans des hymnes rivaux des siens, les deux notes du cœur humain qui s’immortalisent l’une par l’autre, l’amour et la piété. Et nous donc, n’avons-nous pas brûlé au feu qui purifie tout deux volumes de poésies juvéniles que des amis mûrs et sévères nous conseillèrent d’anéantir, pour ne pas jeter derrière nous, sur la route de la vie, de ces pierres de scandale qu’on retrouve avec honte au retour, et qui font rougir le front sous ses rides. Que t’a-t-il manqué ? un ami, pour t’arracher aussi d’une main impitoyable quelques pages qui sont du talent, mais qui ne sont pas de la gloire ?
Tu as été trop indifférent aux causes publiques de ta patrie et du monde, et le choc des verres t’a empêché d’entendre le choc des idées, des opinions, des partis, qui germaient, combattaient, mouraient pour la cause du bonheur ou du progrès du peuple ? — Hélas ! puisque tu n’avais pas la foi politique, qui pourrait t’accuser de n’avoir pas eu le zèle ? Et ce zèle
qui nous a dévoré, nous, et qui nous dévore encore, à quoi, grand Dieu ! nous a-t-il servi ? et à quoi a-t-il servi à nos frères ? Regarde d’en haut ce bas monde : qu’y a-t-il de changé ici que des noms ?
Tu fus sceptique avant l’expérience, voilà tout ton crime ! Ce scepticisme te porta à te détourner de la mêlée, comme tu t’étais, au premier déboire, détourné de l’amour ; tu cherchas dans ta tristesse à savourer la vie sans la sentir, et à goûter dans un opium assoupissant les sommeils et les rêves d’un autre Orient ? — Et nous donc, n’avons-nous pas cherché de même l’oubli de la terre dans les platonismes calmants des philosophies spiritualistes, et dans l’opium divin des espérances infinies, qui donnent, dès ici-bas, les songes éternels ?
Enfin, tu as changé de temps en temps de corde et de note sur ton instrument de joie, tu lui as fait rendre, au soir de tes années assombries, des accents inattendus d’inspiration, de douleur, de piété, de pathétique, d’enthousiasme pour la nature, d’invocation à son auteur, qui ont fait frémir à l’unisson d’abord, puis taire d’admiration ensuite nos propres lyres étonnées que les musiciens du temple fussent tout
à coup surpassés par un ménétrier du plaisir !
Puis, tu t’es endormi avec tes refrains moitié sacrés, moitié profanes sur les lèvres, et nous t’accuserions ? — Non, je n’aurais eu le droit de t’accuser de rien dont je ne sois moi-même coupable ; mais j’aurais eu le droit de t’aimer, de te consoler, de te dire d’avance le goût de tes larmes, d’entendre le premier les confidences de tes chants, et, puisque tu devais mourir avant moi, d’en recueillir peut-être pieusement le difficile héritage, afin d’augmenter ta gloire en diminuant tes œuvres de tes fautes !
Oui, si j’étais ton frère de sang, aussi bien que je me sens ton frère de cœur, je voudrais anéantir d’abord toutes tes juvénilités en prose, idylles de mansardes, pastorales de tabagies où la finesse et la grâce du style ne rachètent pas même la monotone trivialité du sujet commençant toujours par une orgie pour finir par un suicide. J’arracherais ensuite avec douleur, mais avec une douleur sans pitié, la moitié des pages de tes deux volumes en vers ! Je ne ferais grâce qu’aux divins fragments enchâssés çà et là dans tes poèmes comme des tronçons de statues de
marbre de Paros dans la muraille d’une taverne de Chio. J’encadrerais dans le vélin le plus pur et dans l’or tes Nuits, incomparables rivales de celles d’Hervey, de Novalis, de Young, et je composerais avec le tout deux petits volumes que j’intitulerais Sourires et Soupirs ; l’un les plus frais sourires de la jeunesse, l’autre les plus pathétiques soupirs de l’humanité. Ce serait mon hommage et ton épitaphe, ô poète endormi dans nos larmes !
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