IVe entretien.
[Philosophie et littérature de l’Inde
primitive (suite)]
I
Nous vous avons esquissé une première idée de la philosophie sacrée de
l’Inde. Entrons dans la poésie ; c’est encore sa philosophie.
Mais, avant de vous donner quelques fragments de ces immenses poèmes épiques de l’Inde
primitive récemment découverts, un mot sur ce qu’on entend par la poésie.
J’ai souvent entendu demander : Qu’est-ce que la poésie ? Autant vaudrait dire, selon
moi : Qu’est-ce que la nature ? Qu’est-ce que l’homme ?
On ne définit rien, et cette impuissance à
rien définir est précisément la
suprême beauté de toute chose indéfinissable.
Laissons donc le grammairien ou le théoricien définir, s’il le peut, la poésie ; quant à
nous, disons simplement le vrai mot : mystère du langage.
La poésie, comme nous la concevons, n’est en effet rien de ce qu’ils disent ; elle n’est
ni le rythme, ni la rime, ni le chant, ni l’image, ni la couleur, ni la figure ou la
métaphore dans le style ; elle n’est même pas le vers ; elle est tout cela dans la forme,
bien qu’elle soit aussi tout entière sans forme ; mais elle est autre chose encore que
tout cela : elle est la poésie.
Il y a dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles, une partie
usuelle, vulgaire, triviale, quoique nécessaire, qui correspond plus spécialement à la
nature terrestre, quotidienne, et en quelque sorte domestique, de notre existence
ici-bas. Il y a aussi dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles,
une partie éthérée, insaisissable,
transcendante, et pour ainsi dire
atmosphérique, qui semble correspondre plus spécialement à la nature divine de notre
être.
L’homme, par un instinct occulte, mais universel, semble avoir senti, dès le
commencement des temps, le besoin d’exprimer dans un langage différent ces choses
différentes. Placé lui-même, pour les sentir et les exprimer, sur les limites de ces
deux natures humaines et divines qui se touchent et se confondent en lui, l’homme n’a
pas eu longtemps le même langage pour exprimer l’humain et le divin des choses. La prose
et la poésie se sont partagé sa langue, comme elles se partagent la création. L’homme a
parlé des choses humaines ; il a chanté les choses divines. La prose a eu la terre et
tout ce qui s’y rapporte ; la poésie a eu le ciel et tout ce qui dépasse, dans
l’impression des choses terrestres, l’humanité. En un mot, la prose a été le langage de
la raison, la poésie a été le langage de l’enthousiasme ou de l’homme élevé par la
sensation, la passion, la pensée, à sa plus haute puissance de sentir et d’exprimer. La
poésie est la divinité du langage.
Voulez-vous une preuve de cette distinction puisée dans le fait et non
dans la théorie ? Observez, depuis l’origine des littératures, ce qui a été le partage
de la prose, ce qui a été le domaine de la poésie.
Dans toutes les langues, l’homme a parlé et écrit en prose des choses nécessaires à la
vie physique ou sociale : domesticité, agriculture, politique, éloquence, histoire,
sciences naturelles, économie publique, correspondance épistolaire, conversation,
mémoires, polémique, voyages, théories philosophiques, affaires publiques, affaires
privées, tout ce qui est purement du domaine de la raison ou de l’utilité a été dévolu
sans délibération à la prose.
Dans toutes les langues, au contraire, l’homme a chanté généralement en vers la nature,
le firmament, les dieux, la piété, l’amour, cette autre piété des sens et de l’âme, les
fables, les
prodiges, les héros, les faits ou les aventures imaginaires,
les odes, les hymnes, les poèmes enfin, c’est-à-dire tout ce qui est d’un degré ou de
cent degrés au-dessus de l’exercice purement usuel et rationnel de la pensée.
Le verbe familier s’est fait prose ; le verbe transcendant s’est incarné dans les vers.
L’un a discouru, l’autre a chanté.
Pourquoi cette différence dans ces modes divers de l’expression humaine ? Qui est-ce
qui a enseigné ou imposé à l’humanité qu’il fallait parler en prose ces choses, et
chanter en vers celles-là ? Personne. Le maître de tout, l’instituteur et le législateur
des formes et de l’expression humaine n’est autre que l’instinct, cette révélation
sourde, mais impérieuse et pour ainsi dire fatale, de la nature dans notre être et dans
tous les êtres. Analysons-nous nous-mêmes :
L’homme sensitif et pensant est un instrument sonore de sensations, de sentiments et
d’idées. Chaque corde de cet instrument, monté par le Créateur, éprouve
une vibration et rend un son proportionné à l’émotion que la nature sensible de l’homme
imprime à son cœur ou à son esprit, par la commotion plus ou moins forte qu’il reçoit
des choses extérieures ou intérieures.
À l’exception de l’extrême douleur, qui brise les cordes de l’instrument et qui leur
arrache un cri inarticulé, cri qui n’est ni prose ni vers, ni chant ni parole, mais un
déchirement convulsif du cœur qui éclate, l’homme se sert, pour exprimer son émotion,
d’un langage simple, habituel et tempéré comme elle.
Quand l’émotion, au contraire, est extrême, exaltée, infinie ; quand l’imagination de
l’homme se tend, et vibre en lui jusqu’à l’enthousiasme ; quand la passion réelle ou
imaginaire l’exalte ; quand l’image du beau dans la nature ou dans la pensée le
fascine ; quand l’amour, la plus mélodieuse des passions en nous, parce qu’elle est la
plus rêveuse, lui fait imaginer, peindre, invoquer, adorer, regretter, pleurer ce qu’il
aime ; quand la piété l’enlève à ses sens et lui fait entrevoir, à
travers
le lointain des cieux, la beauté suprême, l’amour infini, la source et la fin de son
âme, Dieu ! et quand la contemplation extatique de l’Être des êtres lui fait oublier le
monde des temps pour le monde de l’éternité ; enfin quand, dans ses heures de loisir
ici-bas, il se détache, sur l’aile de son imagination, du monde réel pour s’égarer dans
le monde idéal, comme un vaisseau qui laisse jouer le vent dans sa voilure et qui dérive
insensiblement du rivage sur la grande mer ; quand il se donne l’ineffable et dangereuse
volupté des songes aux yeux ouverts, ces berceurs de l’homme éveillé, alors les
impressions de l’instrument humain sont si fortes, si profondes, si pieuses, si infinies
dans leurs vibrations, si rêveuses, si supérieures à ses impressions ordinaires, que
l’homme cherche naturellement pour les exprimer un langage plus pénétrant, plus
harmonieux, plus sensible, plus imagé, plus crié, plus chanté que sa langue habituelle,
et qu’il invente le vers, ce chant de l’âme, comme la musique invente la mélodie, ce
chant de l’oreille ; comme la peinture invente la couleur, ce chant des
yeux ; comme la sculpture invente les contours, ce chant des formes ; car chaque art
chante pour un de nos sens, quand l’enthousiasme, qui n’est que l’émotion à sa suprême
puissance, saisit l’artiste. L’art des arts, la poésie seule, chante pour tous les sens
à la fois et pour l’âme, pour l’âme, centre divin et immortel de tous les sens.
Donc, à une impression transcendante un mode transcendant d’exprimer cette impression.
Voilà, selon nous, toute l’origine et toute l’explication du vers, cette transcendance
de l’expression, ce verbe du beau, non dans la pensée seulement, mais dans le sentiment
et dans l’imagination.
Mais comment l’homme discernera-t-il, nous dit-on encore, ce qui doit être parlé ou ce
qui doit être chanté dans les sensations ou dans les sentiments qui l’émeuvent ?
Nous répondons encore par le même mot : mystère.
L’homme n’a pas besoin de le discerner, il le sent. Ce qui est poésie dans
la nature physique ou morale, et ce qui n’est pas poésie, se fait reconnaître à des
caractères que l’homme ne saurait définir avec précision, mais qu’il sent au premier
regard et à la première impression, si la nature l’a fait poète ou simplement
poétique.
Ainsi, prenez pour exemple la nature inanimée, le paysage :
Voilà une plaine immense, cultivée, fertile, couverte d’épis ou de prairies, grenier de
l’homme ; mais cette plaine n’est ni sillonnée par un fleuve, ni bordée par des
collines, ni penchée vers la mer, et ses horizons monotones se confondent avec le ciel
bas et terne qui l’enveloppe. Certes, c’est un spectacle agréable au laboureur et
consolant pour l’économiste, qui calcule combien de milliers d’hommes et d’animaux
seront nourris après la moisson par le pain ou par l’herbe fauchés sur ces sillons. Mais
vous traverseriez pendant des jours et des mois une plaine de cette fécondité et de ce
niveau, sans qu’un atome de poésie sortît pour les yeux ou pour l’âme de ce grenier de
l’homme.
Où est la poésie dans tout cela ? J’y vois bien la richesse, j’y vois bien
l’utile ; mais le beau, mais l’impression, mais le sentiment, mais l’enthousiasme, où
sont-ils ? Il n’y a peut-être d’autre poésie à recueillir sur cette immense étendue de
choses utiles que la plus inutile de toutes ces choses, le vol soudain et effarouché
d’une alouette fouettée du vent, qui s’élève tout à coup de cet océan d’épis jaunes,
pour aller chanter on ne sait quel petit hymne de vie dans le ciel, et qui redescend
après avoir donné cette joie à l’oreille de ses petits, cachés dans le chaume ; ou bien
le cri strident du grillon qui cuit au soleil sur la terre aride ; ou le bruissement sec
et métallique des pailles d’épis frôlées par la brise folle les unes contre les autres,
et qui interrompent de temps en temps, par un ondoiement de mer, le silence mélancolique
de l’étendue.
Or, pourquoi la plaine est-elle prosaïque, et pourquoi l’alouette, le
grillon, la brise dans les épis sont-ils poétiques ? Qui pourrait le dire ?
Peut-être parce que l’alouette présente le contraste d’un peu de joie au milieu de
cette monotonie de tristesse, et d’un peu d’amour maternel au-dessus de son nid, cette
délicieuse réminiscence de nos mères ?
Peut-être parce que le grillon nous rappelle le désert aride de Syrie, où le cri du
même insecte anime seul au loin la route silencieuse du chameau sur les sables brûlés de
la terre ?
Peut-être parce que ce bruissement et cet ondoiement d’épis mûrs sous la brise folle
nous transportent, par l’analogie de leur bruit, sur les vagues ridées de l’Océan, au
pied du mât où frissonne ainsi la toile ?
Et pourquoi ces trois petits phénomènes et ces trois petites images sont-elles à nos
yeux la seule poésie de ce vaste espace ? Parce que de ces trois phénomènes et de ces
trois images il
sort pour nous une émotion, et que de cette immense plaine
d’épis il ne sort que de la richesse.
Ce n’est donc pas l’utile qui constitue la poésie, c’est le beau. L’épi est utile, mais
l’alouette vit, le grillon chante, la brise pleure, le cœur sympathise, la mémoire se
souvient, l’image surgit, l’émotion naît ; avec l’émotion naît la poésie dans l’âme.
Vous pouvez chanter l’alouette, le grillon, la brise dans le chaume ; je vous défie de
chanter le champ de blé, la meule de gerbes, le sac de froment : cela se compte, cela ne
se chante pas. L’instrument humain n’a point d’écho pour le chiffre.
Mais vous approchez des Alpes ; les neiges violettes de leurs cimes dentelées se
découpent le soir sur le firmament, profond comme une mer ; l’étoile s’y laisse
entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l’océan de l’espace infini ; les
grandes ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis
de sapins ; des chaumières, isolées et suspendues à des promontoires comme des nids
d’aigles, fument du foyer de famille du soir, et leur fumée bleue se fond en spirales
légères dans l’éther ; le lac limpide, dont l’ombre ternit déjà la moitié, réfléchit
dans l’autre moitié les neiges renversées et le soleil couchant dans son miroir ;
quelques voiles glissent sur sa surface, les barques sont chargées de branchages coupés
de châtaigniers, dont les feuilles trempent pour la dernière fois dans l’onde ; on
n’entend que les coups cadencés des rames qui rapprochent le batelier du petit cap où la
femme et les enfants du pêcheur l’attendent au seuil de sa maison ; ses filets y sèchent
sur la grève ; un air de flûte, un mugissement de génisse dans les prés, interrompent
par moments le silence de la vallée ; le crépuscule s’éteint, la barque touche au
rivage, les feux brillent çà et là à travers les vitraux des chaumières ; on n’entend
plus que le clapotement alternatif des flots endormis du lac, et de temps en temps le
retentissement sourd d’une avalanche de neige dont la fumée blanche rejaillit au-dessus
des sapins ; des milliers d’étoiles, maintenant visibles, flottent
comme
des fleurs aquatiques de nénuphars bleus sur les lames ; le firmament semble ouvrir tous
ses yeux pour admirer ce bassin de montagnes ; l’âme quitte la terre, elle se sent à la
hauteur et à la proportion de l’infini ; elle ose s’approcher de son Créateur, presque
visible dans cette transparence du firmament nocturne ; elle pense à ceux qu’elle a
connus, aimés, perdus ici-bas, et qu’elle espère, avec la certitude de l’amour,
rejoindre bientôt dans la vallée éternelle : elle s’émeut, elle s’attriste, elle se
console, elle se réjouit ; elle croit parce qu’elle voit ; elle prie, elle adore, elle
se fond comme la fumée bleue des chalets, comme la poussière de la cascade, comme le
bruissement du sable sous le flot, comme la lueur de ces étoiles dans l’éther ; elle
participe à la divinité du spectacle.
Voilà la poésie du paysage ! Je vous défie de parler, en face de ces merveilles, le
langage vulgaire. Chantez alors, car vous êtes ému autant que les fibres de l’instrument
peuvent être émues sans briser les cordes. La poésie est née en vous, elle vous inonde,
elle vous submerge, elle vous étouffe ; l’hymne ou l’extase naissent
sur
vos lèvres, le silence ou le vers sont seuls à la mesure de vos émotions !
Voilà une des poésies de la terre ! Nous ne finirions pas, si nous les énumérions en
parcourant les scènes diurnes ou nocturnes de notre séjour terrestre. Tout ce qui a son
émotion a sa poésie. Tout ce qui a sa poésie demande à être exprimé dans une langue
supérieure à la langue usuelle, expression des choses ordinaires.
Mais la mer ? La mer, soit que nous voguions sur ses lames, soit que nous contemplions
sa surface du haut des falaises, a mille fois plus de poésie que la terre et les
montagnes. Pourquoi ? nous dit-on souvent. Nous répondons en deux mots : Parce qu’elle a
plus d’émotion pour nos yeux, pour notre pensée, pour notre âme. Un livre entier ne
suffirait pas à les énumérer et à les définir toutes. Disons les principales.
D’abord, la mer est l’élément mobile ; sa mobilité
semble lui donner avec
le mouvement la vie, la passion, la colère, l’apaisement d’une âme tantôt calme, tantôt
agitée. Ce mouvement et cette instabilité produisent en nous une première impression de
plaisir ou de terreur. — Émotion !
Ensuite, la mer est transparente ; elle ressemble au firmament ou à l’éther, qui
répercutent la lumière de l’astre du jour ou des étoiles de la nuit ; elle se
transfigure sans fin comme le caméléon par ses couleurs changeantes, roulant tantôt la
lumière, tantôt la nuit dans ses vagues. — Émotion !
Elle est immense, et elle imprime par son étendue sans limite une idée de grandeur
démesurée qui fait penser à l’infini. — Émotion !
Ses vagues, quand elles lèchent sans bruit la grève de sable humide, rappellent la
respiration douce du sommeil d’un enfant sur le sein de sa mère. — Émotion !
Quand elle écume, au lever d’un jour d’été, sous la brise folle, et que le goëland,
renversé comme un oiseau blessé, trempe une de ses ailes dans la poussière de cette
écume, la mer rappelle les bouillonnements harmonieux de
l’onde qui
commence à frissonner sur le feu. — Émotion !
Quand elle s’accumule en montagnes humides sous le vent lourd d’automne, et qu’elle
s’écroule avec des contrecoups retentissants sur le sol creux des caps avancés, elle
rappelle les mugissements de la foudre dans les nuages et les tremblements de la terre
qui déracinent les cités. — Émotion !
Si un navire en perdition apparaît et disparaît tour à tour sur la cime ou dans la
profondeur de ses lames, on pense aux périls des hommes embarqués sur ce bâtiment, on
voit d’avance les cadavres que le flot roulera le lendemain sur la grève, et que les
femmes et les mères des naufragés viendront découvrir sous les algues, tremblant de
reconnaître un époux, un père ou un fils. — Émotion !
Si une voile dérive par un jour serein du port, on pense aux rivages lointains et
inconnus où cette voile ira aborder, après avoir traversé pendant des jours sans nombre
ce désert des lames ; ces terres étrangères se lèvent dans l’imagination avec les
mystères de climat, de
nature, de végétation, d’hommes sauvages ou
civilisés qui les habitent ; on s’y figure une autre terre, d’autres soleils, d’autres
hommes, d’autres destinées. — Émotion !
Si une flotte dont on attend le retour montre, au coucher du soleil, les étages
successifs de ses voiles surgissant une à une, comme un troupeau de moutons qui monte
une colline au-dessus de la courbe de l’horizon, on songe aux canons qui ont grondé dans
ses bordées, aux vaisseaux qui ont sombré sous les boulets des ennemis, aux morts et aux
blessés qui ont jonché ses ponts sous la mitraille ; toutes les images de la guerre, de
la mort pour la patrie, de la gloire et du deuil, assiègent la pensée. — Émotion !
Si la mer est peuplée de barques de pêcheurs comme un village flottant, on songe à la
joie des chaumières qui attendent le soir le fruit du travail du jour, on voit sur la
côte s’allumer une à une les lampes des phares, étoiles terrestres des matelots.
— Émotion !
Si la mer est vide, on songe à l’espace qu’aucun compas ne circonscrit, domaine
incommensurable du vent qui laboure ses vagues
pour on ne sait quelle
moisson de vie ou de mort. — Émotion !
Si l’œil cherche à sonder le lit murmurant de ces vagues, on songe à la profondeur des
abîmes qu’elles recouvrent, aux monstres qui bondissent, ou rampent, ou nagent dans les
mystères de ce monde des eaux. — Émotion !
Enfin, si on calcule par la pensée l’incalculable ondulation de ces vagues succédant
aux vagues qui battent depuis le commencement du monde, de leur flux et de leur reflux,
les falaises dont les granits pulvérisés sont devenus un sable impalpable à ces
frôlements de l’eau, on s’égare dans la supputation des siècles et on a quelque
sentiment de l’éternité. — Émotion !
Toutes ces émotions éparses ou réunies forment pour l’homme la poésie de la mer ; elles
finissent par donner au contemplateur le vertige de tant d’impressions. Il s’assoit sur
le rivage élevé des mers, comme dit Homère, et il demeure seul, immobile et muet, à
regarder
et à écouter les flots ; et s’il essaye, en présence d’un tel
spectacle, de se parler à lui-même, il cherche involontairement une langue qui lui
rappelle la grandeur, la profondeur, la mobilité, le sommeil, le réveil, la colère, le
mugissement, la cadence de l’élément dont son âme, à force d’émotions montées de l’abîme
à ses sens, contracte un moment l’infini. L’homme ne parle plus alors ; il s’exclame, il
gémit, il pleure, il s’exalte, il frissonne, il jouit, il tremble, il s’anéantit, il se
prosterne, il adore, il prie ; il chante le Te Deum de la grandeur de
Dieu et de la petitesse de l’homme, et son chant prend instinctivement la symétrie, la
sonorité, la majesté, la chute et la rechute des vagues. Ses vers se façonnent et
s’harmonisent sur la succession et sur l’alternation des ondes par le rythme,
c’est-à-dire par la mesure musicale des mots. Mais le cœur de l’homme lui-même n’est-il
pas un organe rythmé ?….
Si nous parcourions ainsi successivement tous les phénomènes du monde visible ou du
monde social, nous trouverions partout des éléments sans nombre de poésie
cachés aux profanes dans toute la nature, comme le feu dans le caillou. Tout est
poétique à qui sait voir et sentir. Ce n’est pas la poésie qui manque à l’œuvre de Dieu,
c’est le poète, c’est-à-dire c’est l’interprète, le traducteur de la création.
Mais que serait-ce si nous parcourions la gamme entière de l’âme humaine depuis
l’enfance jusqu’à la caducité, depuis l’ignorance jusqu’à la science, depuis
l’indifférence jusqu’à la passion, pour y décerner d’un coup d’œil ce qui est du domaine
de la poésie de ce qui est du domaine de la prose ? Nous trouverions partout que c’est
l’émotion qui est la mesure de la poésie dans l’homme ; que l’amour est plus poétique
que l’indifférence ; que la douleur est plus poétique que le bonheur ; que la piété est
plus poétique que l’athéisme ; que la vérité est plus poétique que le mensonge ; et
qu’enfin la vertu, soit que vous la considériez dans l’homme public qui se dévoue à sa
patrie, soit que vous la considériez dans l’homme privé qui se dévoue à sa famille, soit
que vous la considériez dans l’humble femme qui se fait
servante des
hospices du pauvre et qui se dévoue à Dieu dans l’être souffrant, vous trouveriez
partout, disons-nous, que la vertu est plus poétique que l’égoïsme ou le vice, parce que
la vertu est au fond la plus forte comme la plus divine des émotions.
Voilà pourquoi les vrais poètes chantent la vérité et la vertu, pendant que les poètes
inférieurs chantent les sophismes et le vice. Ces poètes du vice sont de mauvais
musiciens qui ne connaissent pas leur instrument. Ils touchent la corde fausse et
courte, au lieu de la corde vraie et éternelle. Ils se trompent même pour leur gloire. À
talent égal, le son que rend l’émotion du bien et du beau est mille fois plus intime et
plus sonore que le son tiré des passions légères ou mauvaises de l’homme ; plus il y a
de Dieu dans une poésie, plus il y a de poésie, car la poésie suprême c’est Dieu. On a
dit : Le grand architecte des mondes ; on pouvait dire : Le grand poète des
univers !
Si maintenant on nous interroge sur cette forme de la poésie qu’on appelle
le vers, nous répondrons franchement que cette forme du vers, du
rythme, de la mesure, de la cadence, de la rime ou de la consonance de certains sons
pareils à la fin de la ligne cadencée, nous semble très-indifférente à la poésie, à
l’époque avancée et véritablement intellectuelle des peuples modernes.
Nous dirons plus : bien que nous ayons écrit nous-même une partie de notre faible
poésie sous cette forme, par imitation et par habitude, nous avouerons que le rythme, la
mesure, la cadence, la rime surtout, nous ont toujours paru une puérilité, et presque
une dérogation à la dignité de la vraie poésie.
N’est-il pas puéril en effet, n’est-ce pas un peu jeu d’enfant, que cette condition
arbitraire et humiliante de la prosodie des peuples consiste à faire marcher
l’expression de sa pensée sur des syllabes tour à tour brèves et longues, comme une
danseuse de ballets qui fait deux
petits pas, puis un grand, sur ses
planches ? N’est-il pas puéril que la poésie consiste à couper son sentiment dans toute
sa fougue en deux hémistiches d’égale dimension, comme si les vibrations de l’âme
étaient parallèles, et que la passion, l’amour, l’adoration, l’enthousiasme dussent être
coupés par la césure, comme l’archet du chef d’orchestre coupe l’air en deux pour
l’exécutant ? Enfin, comme si la pensée ne pouvait s’élancer de la terre au ciel à moins
d’attacher sous le nom de rime à chacun de ses vers deux consonances
métalliques, comme la bayadère de l’Inde attache deux grelots à ses pieds pour entrer et
pour adorer dans le temple ?
En vérité, quand l’homme est arrivé à l’horizon sérieux de la vie par les années et par
la réflexion, il ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine honte de lui-même et un
certain mépris de ce qu’on appelle si improprement encore les conditions de la poésie.
Quoi ! la poésie ou l’émotion par le beau, la poésie, cette essence
des choses contenue dans une certaine proportion en toute chose créée par Dieu, la
poésie cessera d’être ce qu’elle est, parce que
le poète doué de ce sens
sublime, l’émotion par le beau, ne consentira pas à ravaler ce sens
intellectuel à une puérile symétrie et à une vaine consonance de sonorité ? Il faudrait
rougir du nom de poète, le plus beau des noms de l’homme dans la région des
âmes.
Nous concevons le vers, à l’origine des littératures, quand
l’intelligence pure était moins dégagée des sens.
L’homme est composé de sens et d’esprit. La sensualité et l’intellectualité de son être
devaient s’associer à un certain degré dans son langage poétique. La partie sensuelle ou
musicale de ce langage poétique devait peut-être prédominer alors sur la partie
intellectuelle et immatérielle de la pensée. Le son pouvait prévaloir sur le sens.
Ce fut l’époque où la sensualité populaire inventa les rythmes, les cadences, les
intercadences, les césures, les nombres, les hémistiches, les strophes, les rimes.
L’habitude de
n’entendre ou de ne lire jamais la poésie que dans ces formes
sonores et symétriques fit confondre la poésie avec le vers, la liqueur avec le vase, la
matière avec le moule. De là ce préjugé qui nous domine encore ; mais il est à demi
vaincu. La poésie arrivée à son âge viril dépouille ces langes de sa puérilité.
Parmi les grands écrivains poètes, les uns par impuissance, les autres par dédain, se
sont dispensés avec bonheur de la forme des vers ; ils n’en ont pas moins inondé l’âme
de poésie. Platon, Tacite, Fénelon, Bossuet, Buffon, Rousseau, Bernardin de
Saint-Pierre, Chateaubriand, madame de Staël, madame Sand en France, une foule d’autres
en Allemagne et en Angleterre, ont écrit des pages aussi émouvantes, aussi harmonieuses
et aussi colorées que les poètes versificateurs de nos temps et des temps antérieurs. On
peut même affirmer sans scandale qu’il y a plus de véritable poésie dans leur prose
qu’il n’y en a dans nos vers, parce qu’il y a plus de
liberté. La
difficulté vaincue, qui n’est plaisir que pour les esprits plus géomètres
qu’enthousiastes, n’est pas plaisir pour l’ignorant. La masse des lecteurs ne s’inquiète
pas de l’effort, mais de l’effet ; la foule veut sentir, et non s’étonner : de là le
discrédit croissant du vers et de la rime, qui ne nous semblent plus que des jeux de
plume ou d’oreille. De là aussi ce blasphème inintelligent de Pascal, qui, confondant le
rimeur et le poète, osait écrire « qu’un poète était à ses yeux aussi méprisable qu’un
joueur de boule. » Mot vrai, s’il s’appliquait à l’assembleur de mètres et de rimes ;
mot absurde et blasphématoire du chef-d’œuvre de Dieu, s’il s’appliquait au vrai poète,
c’est-à-dire à celui qui achève la création en la contemplant, en l’animant et en
l’exprimant.
Un mot maintenant sur ce qu’on appelle les différents genres de poésie
d’école.
Ce n’est pas le genre en ceci qui décerne la primauté, c’est le génie. Cependant ou
peut, si l’on veut, classer les genres de poésie par leur nature. Moins il y aura de
sensualisme dans le poète, plus le poète sera véritablement spiritualiste, c’est-à-dire
surhumain.
Ainsi, les premiers des poètes sont évidemment les lyriques, c’est-à-dire ceux qui
chantent, parce que leur poésie est plus spiritualiste que celle des autres poètes, et
parce qu’elle s’adresse exclusivement à la plus haute des facultés humaines :
l’enthousiasme.
Après eux, et d’après le même principe de plus ou moins pure spiritualité dans l’œuvre,
viennent les poètes épiques, c’est-à-dire les poètes qui racontent, parce que leurs
poèmes s’adressent principalement à une faculté secondaire de l’esprit humain :
l’intérêt pour les aventures de la vie héroïque ou nationale.
Puis viennent en troisième ordre, et toujours d’après le même principe de
la plus ou moins pure intellectualité de l’œuvre, les poètes dramatiques, c’est-à-dire
ceux qui représentent dans leur poésie, à l’aide de personnages parlant et agissant sur
la scène, les péripéties de la vie humaine, publique ou privée.
Pourquoi ce genre de poésie, qui comparaît le plus souvent sur nos théâtres devant le
peuple, est-il inférieur aux deux autres ? Parce qu’il s’adresse spécialement aux deux
facultés inférieures de l’esprit humain : la curiosité et la passion.
Pourquoi encore ? Parce qu’il est celui de tous ces genres de poésie qui se suffit le
moins à lui-même, qui vit le moins de sa propre substance, et qui emprunte le plus de
secours matériels aux autres arts pour produire son effet sur les hommes.
Il faut au poète dramatique, pour émouvoir de toute sa puissance le cœur humain, un
théâtre, une scène, des décorations, des musiciens, des peintres, des acteurs, des
costumes, des gestes, des paroles, des larmes feintes, des déclamations, des cris
simulés, du sang imaginaire,
mille moyens étrangers à la poésie elle-même.
Il ne faut au poète lyrique ou au poète épique qu’une goutte d’encre au bout d’un roseau
ou d’une plume pour tracer, évoquer, immortaliser sur un papyrus ou sur une page,
l’enthousiasme, l’intérêt, la prière, les larmes éternelles du genre humain.
Nous savons bien, nous le répétons encore, qu’en dehors de cette supériorité ou de
cette infériorité relative des genres dans la poésie, il y a la supériorité ou
l’infériorité des poètes, qui dément souvent cette classification par la souveraine
exception du talent ; que tel poète épique, comme Homère, par exemple, est égal ou
supérieur à tel poète lyrique, comme Orphée ; que tel poète dramatique, comme
Shakespeare, par exemple, dépasse tous les poètes épiques des temps modernes, et
contient, dans son océan personnel de facultés poétiques, l’hymne, l’ode, le récit, le
drame, la tragédie, la comédie, l’élégie, tout ce qui vibre, tout ce
qui
pense, tout ce qui chante, tout ce qui agit, tout ce qui pleure, tout ce qui rit dans le
cœur de l’homme aux prises avec la nature.
J’ai tort d’avoir écrit tout ce qui rit, car le rire n’est pas du domaine de la poésie
telle qu’elle doit être entendue. Même quand on rit en vers, non seulement le rire n’est
jamais poétique, mais encore il est l’opposé de toute poésie, car il est l’inverse de
tout enthousiasme et de toute beauté. Le rire est une des mauvaises facultés de notre
espèce ; c’est l’expression du dénigrement, de la moquerie, de la vanité cachée, et
d’une maligne satisfaction de nous-mêmes en surprenant nos semblables en flagrant délit
de ridicule. Le rire est amusant, mais il n’est pas sain. Les grands comiques peuvent
avoir le génie de l’infirmité humaine ; ils peuvent être de grands peintres, ils ne sont
jamais des poètes, si ce n’est par hasard dans l’expression. Le rire est la dernière des
facultés de l’homme. L’envie rit, la malignité rit, l’ironie rit, le mépris rit, la
foule rit dans ses mauvais jours ; jamais la bonté, jamais la pitié, jamais l’amour,
jamais la piété, jamais la charité, jamais la vertu, jamais le génie,
jamais le dévouement, jamais la sagesse. Malheur au peuple athénien qui riait de tout,
même de ses gloires et de ses malheurs !
Passez-moi cette imprécation contre le rire en poésie. On ne rit pas au ciel. Satan
seul rit quand l’homme tombe. Le beau et le saint sont sérieux. Il s’agit du beau.
Un mot maintenant sur nos divisions dans ce livre.
Le titre et la forme d’entretien que nous avons donnés à ce Cours
familier de littérature universelle, disent assez d’eux-mêmes que nous ne procéderons
pas toujours méthodiquement dans cet inventaire des œuvres intellectuelles de l’homme ;
mais que, pour éviter la monotonie, la satiété et l’ennui, ces fléaux de l’étude, nous
passerons quelquefois d’un siècle à l’autre, d’un homme à l’autre, d’un livre à l’autre,
avec la logique secrète des analogies, mais aussi avec la liberté de la conversation.
L’ordre des matières, qui est le fil dans le labyrinthe, n’en sera toutefois brisé qu’en
apparence pour l’ouvrage tout entier ; car nous aurons soin de ne point entrecroiser,
dans le même entretien, des sujets appartenant à des temps, à des nations, à des auteurs
différents, ce qui jetterait la confusion dans l’ouvrage, mais de consacrer chaque
entretien tout entier ou plusieurs entretiens à un seul et même sujet ; nous placerons
en tête ou en marge de chacun
des entretiens l’époque à laquelle il se
rapporte, en sorte qu’à la fin du Cours chacun des lecteurs pourra, en faisant relier
ensemble les livraisons, rétablir sans peine l’ordre chronologique, interverti un moment
pour la liberté et pour l’agrément de la conversation littéraire.
Un sujet aussi vaste que l’inventaire de toutes les littératures comporte
essentiellement quelques-unes de ces grandes divisions qui sont la distribution de la
lumière entre les différentes parties d’un même sujet.
Notre procédé, à cet égard, ne sera pas celui de la science systématique et arbitraire
qui divise par genres ; il sera celui de la nature, qui procède par succession de temps
et qui divise par époques.
La division par genres, bien qu’elle puisse être employée dans une
certaine mesure et comme subdivision dans nos études, a l’inconvénient d’être plus
spécieuse que vraie et plus convenue que réelle ; car les genres ne
sont
jamais ni si distincts, ni si séparés, ni même si démarqués que le disent les auteurs de
ces classifications artificielles. Les genres se confondent à chaque instant dans le
même ouvrage et sous la plume du même écrivain. N’y a-t-il pas, en effet, de la religion
dans la philosophie, de la philosophie dans l’histoire, du drame dans le récit, du récit
dans le drame, de la poésie dans l’éloquence, de l’éloquence dans la poésie ? Quelle
main assez minutieuse et assez sûre peut faire ce triage et cette répartition de genres,
de manière à en faire la base absolue d’une classification méthodique des œuvres
littéraires de l’esprit humain ? On se tromperait à chaque instant, et en voulant tout
diviser on aurait tout confondu.
Nous diviserons donc, comme la nature, par générations de génie ou par époques.
Pour éviter la dissémination d’attention qu’un trop grand nombre d’époques jetterait
dans la mémoire et dans l’esprit, nous ne diviserons la littérature du genre humain
qu’en quatre grandes époques :
L’époque primitive ou orientale, indienne, chinoise, égyptienne,
arabe, hébraïque ;
L’époque gréco-latine, commençant à Homère et finissant
au christianisme ;
L’époque intermédiaire, décadence, barbarie, renaissance, commençant
à la chute de l’empire romain, finissant à la naissance de Dante à
Florence, époque dans laquelle l’Italie joue le plus grand rôle, et qu’on pourrait
appeler l’époque italienne ;
Enfin l’époque moderne, commençant au quinzième siècle, se
caractérisant en Italie, en France, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, et se
poursuivant avec des phases diverses d’ascendance ou de décadence jusqu’à nos jours.
Ainsi, l’époque primitive,
L’époque gréco-latine,
L’époque intermédiaire (ou l’interrègne des lettres),
L’époque moderne,
Voilà nos jalons. En ne les perdant pas de vue dans les différentes excursions que nous
allons faire ensemble à travers les œuvres de l’esprit humain, nous saurons toujours où
nous sommes, et nous pourrons pressentir peut-être où nous allons.
Parlons d’abord des Indes poétiques.
Le grand rideau qui nous cachait tout un monde, s’est déchiré sur l’antique Orient à
deux époques récentes. Le rideau qui nous dérobait la Chine, ses religions, sa
philosophie, son histoire, sa prodigieuse civilisation à peine soupçonnée des Grecs et
des Romains, comme une de ces planètes lointaines dont les astronomes aperçoivent, à
travers des distances infinies, quelques lueurs. Les Portugais et les Vénitiens furent
les Christophes Colombs qui découvrirent à l’Europe ce nouveau monde. Les
missionnaires jésuites du siècle de Louis XIV furent ceux qui l’explorèrent, et qui
nous en rapportèrent fidèlement alors les merveilles dans des travaux qui ne seront
jamais surpassés.
Le rideau enfin qui nous cachait les Indes, rideau qui s’est déchiré plus récemment,
qui se déchire de jour en jour davantage par la main des savants anglais, depuis le
jour où les armes de l’Angleterre ont accompli cette conquête des Indes, rêvée
seulement et à peine ébauchée par Alexandre. Chaque jour nous apporte, depuis ce jour,
de nouvelles lumières, de nouvelles langues, de nouveaux monuments de cette région,
berceau des philosophies, des poésies, des histoires ; véritable Éden des littératures antiques retrouvées au pied de l’Himalaya, aux bords du
Gange et de l’Indus.
Comme l’hiéroglyphe et le papyrus de l’Égypte, les monuments et ces langues
mystérieuses qui contiennent un secret dans chaque mot, ne nous ont pas tout dit
encore ; écoutons d’abord, néanmoins, ce qu’elles nous ont dit déjà de plus antique,
de plus saint et de plus beau. Nous conjecturerons librement le
reste.
Des foules de traducteurs studieux, acharnés à l’intelligence des livres indiens, sanscrits, comme des ouvriers à la fouille des sphinx dans le désert
du Nil, ne nous laissent plus manquer de texte pour nos études sur la littérature des
Indes. Nous avons parlé déjà des Védas.
« La poésie mystique de l’Inde »
, nous écrit un de ces savants
orientalistes qui a percé un des premiers pour l’Allemagne et pour la France les
ténèbres de la langue sanscrite (le baron d’Eckstein), « la poésie mystique a
pour texte habituel l’amour passionné et extatique de l’âme pour son créateur. Cet
amour, le plus éthéré et le plus saint que l’homme puisse sentir, s’y exprime par
les images sensuelles du Cantique des cantiques, mais avec une
candeur d’expression que l’hébreu lui-même n’atteint pas. On y
sent la nudité innocente de l’homme et de la femme dans la pureté sans tache et sans
ombre d’un autre
Éden. »
Nos mœurs, qui ne comportent plus
cette naïveté de l’âme pour qui tout est sain, m’interdisent de reproduire ici ces
extases de la littérature sacrée de l’Inde.
La littérature morale de l’Inde se compose, selon le même critique, de formules et de
maximes qui, sous une forme brève et sentencieuse, renferment les préceptes moraux les
plus épurés. Jamais la conscience du genre humain n’écrivit avec plus d’autorité et
d’évidence ces lois inspirées de Dieu, qui sont le code inné de l’être créé pour vivre
de justice, de dévouement et de vertu en société.
« C’est la sagesse biblique des patriarches conçue dans une forme brève, et
exprimée dans un rythme grave par une image frappante et simple qui s’imprime comme
l’empreinte d’un cachet dans la mémoire. Cette poésie morale de l’Inde », ajoute le
critique, « aurait pour nous quelque chose d’analogue aux Pensées
de Pascal : une grande expérience de la vie se manifeste dans ces résumés de la
sagesse de l’Inde ; cette sagesse a quelquefois des sourires de vieillard sur les
lèvres ; elle n’a jamais d’ironie. »
Les lois étaient écrites ainsi en langage rythmé, pour favoriser
l’exercice de la mémoire.
Des dialogues explicatifs du sens de ces lois et des dogmes de la religion sont un
des plus admirables monuments de cette littérature. On croit y entendre des Platons du Gange discourant avec leurs disciples. Les plus
remarquables de ces dialogues sont intitulés en effet d’un titre qui signifie
« les Séances, c’est-à-dire : Cours de sagesse dans lesquels les
disciples sont assis aux pieds du maître et écoutent sa parole. »
D’autres fragments moraux, contenus dans les immenses poèmes indiens, s’appellent le
Chant du Seigneur ou du Très-Haut. Le philosophe, devenu poète
pour s’attirer l’imagination du peuple, chante la Loi de la délivrance de
l’âme, ou de son émancipation des liens de la matière.
Ces poèmes gigantesques de deux cent mille
vers sont les pyramides
d’Égypte de la littérature. On les mesure avec une mystérieuse terreur ; on n’en
devine pas bien la destination ; ils ne sont pas de la main d’un seul homme ; chaque
siècle semble y avoir apporté sa pierre. Ce sont des épopées moitié divines, moitié
humaines de ces théologies successives de l’Inde ; les traditions populaires, les
mystères sacerdotaux, et aussi les histoires nationales, y sont fondus et chantés dans
une poésie tantôt héroïque, tantôt sacrée. Les fables célestes et les conquêtes des
héros y sont entrecoupées par des épisodes mystiques ou romanesques qui les font
ressembler à une Bible poétique, où les législations de Moïse et les
mystères de Jéhovah seraient entremêlés des contes les plus merveilleux de
l’imagination arabe ou persane.
Ce sont des épisodes surtout, épisodes vastes comme des poèmes, qui ont été traduits,
depuis la conquête des Indes, par les érudits, en anglais, en allemand, et
quelques-uns en français.
Après la poésie qui chante, ou lyrique, après la
poésie qui pense, ou philosophique, la poésie qui raconte, ou la poésie épique, est le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Plusieurs des
plus grandes races humaines, appelées nations, n’ont laissé pour trace de leur passage
sur la terre qu’un poème épique. C’est assez pour une mémoire éternelle. Un poème
épique résume un monde tout entier.
L’Inde en a deux. Ces poèmes, nous le répétons, ne sont pas d’une seule main. C’est
le peuple qui semble s’être élevé à lui-même, de siècle en siècle, ces prodigieux
monuments, comme ces temples d’Athènes ou de Rome auxquels chaque génération ajoutait
une assise de plus. Ces deux poèmes, sortis d’océans de souvenirs dans lesquels
venaient se recueillir et se conserver les traditions religieuses, héroïques,
nationales, populaires de l’Inde, sont le Mahabarata et le Ramayana.
De même que l’Iliade et l’Odyssée, ces deux
épopées du monde grec, furent évidemment des chants populaires et des
traditions confuses des peuples helléniques, avant d’être recueillies, coordonnées et
divinement chantées par Homère, de même les poèmes épiques de l’Inde, le Ramayana et le Mahabarata, furent primitivement des récits
héroïques et des systèmes religieux réunis, combinés, chantés par les derniers poètes,
auteurs de ces poèmes.
Quelle que soit la fécondité de la pensée, l’imagination d’un homme ne suffirait pas
à la création de ces multitudes de fables sacrées ou récits populaires. Un poète
épique n’est au fond qu’un historien qui chante, au lieu d’écrire. Pour qu’une nation
écoute et retienne ces récits chantés, il faut que ce qu’on lui chante soit déjà
accepté comme un fonds de vérité dans ses traditions. De tels poèmes ne sont jamais
pour un peuple que les archives illustrées de ses croyances, de ses mœurs, de ses
événements nationaux, ou tout au moins de ses fables théogoniques. C’est là le
caractère des grandes épopées indiennes.
Le Ramayana est surtout un poème symbolique. On y
reconnaît la source où la mythologie grecque puisa, en l’altérant, la fable de
Proserpine. Vous allez en juger.
Kora, jeune et pure vierge, fille de Damata, est ravie à sa mère à
la fleur de ses jours par le dieu de l’abîme ou de l’enfer. Ce dieu l’épouse, et
l’entraîne dans un monde inférieur et souterrain. Elle devient la reine des morts.
Mais le dieu de l’abîme, son époux, la rend chaque année pour un temps aux
lamentations de sa mère ; elle y reparaît en été au temps des moissons, saison où les
âmes des morts s’occupent particulièrement des vivants, en leur assurant le blé ou le
riz, leur nourriture sur la terre.
Sita, l’héroïne de l’épopée indienne, est la fille du
sillon ; au lieu de naître de la mer comme la Vénus grecque,
elle naît du sillon sous le soc de la charrue du roi laboureur son père.
On reconnaît à ces fables le génie divers des
philosophes ou des poètes
qui les inventèrent et les firent accepter aux peuples : les Grecs, peuplades
insulaires ou maritimes, faisant naître la déesse de la vie du sein des flots, les
Indiens, peuples agricoles, la faisant naître du champ labouré.
C’est autour de cette fable symbolique que se groupent et se succèdent les récits
épiques de la conquête de l’Inde méridionale et de l’île de Ceylan,
par les héros de l’Inde montagneuse. Nous citerons de ces poèmes des fragments
traduits par les savants interprètes de la langue sanscrite, dans laquelle ces poèmes
sont écrits. Le génie héroïque et le génie sacerdotal s’y confondent tantôt dans des
récits de batailles, tantôt dans des raffinements spiritualistes de la morale et de la
théologie. On sent que ce sont des traditions guerrières, conservées et transfigurées
par des prêtres.
Le sujet de la grande épopée indienne du Mahabarata est la guerre
de deux grandes races
et de deux dynasties qui se disputèrent, dans les
temps immémoriaux, la possession des plaines de l’Inde. Il n’existe en aucune langue
un tableau plus grandiose que celui de la ruine du parti vaincu et du massacre de la
famille royale. Priam, Hector, Hécube, l’écroulement de Troie, dans Homère, n’ont pas
cette répercussion des chutes d’empires dans le cœur de l’homme. La scène des
lamentations des femmes et des vieillards sur les cadavres de leurs époux et de leurs
fils, semble être écrite par un ancêtre gigantesque d’Eschyle. C’est à la fin de ce
poème que le dernier des héros vaincus s’élève de cime en cime, pour fuir la mort, sur
les hauteurs de l’Himalaya, ces Alpes de l’Inde, et que les dieux l’y reçoivent sur un
char aérien pour lui donner asile dans le ciel. Mais au moment d’y entrer on lui
défend d’y pénétrer avec son chien, qui l’a suivi seul jusqu’à ces limites du monde.
Le héros refuse le ciel même, s’il lui est interdit d’y introduire avec lui son fidèle
compagnon, et les parents et les amis qu’il a laissés dans les angoisses de la vie
terrestre. Les dieux, touchés de ce dévouement, se laissent fléchir ; ils l’admettent
avec ses proches et avec le fidèle animal dans les demeures célestes.
Symbole du sacrifice de soi-même à l’amour des hommes, exemple de cette charité qui
plaît aux dieux, et qui s’étend au-delà des hommes à toute la création animée ou
inanimée. Un savant traducteur français, M. Édouard Foucaux, de la Société asiatique
de Paris, publie ce fragment traduit au moment où nous publions ces lignes. Nous le
reproduirons à son vrai jour.
Un des épisodes les plus touchants du poème est celui des amours de Nala et de Damayanti. Ève dans Milton, Pénélope dans Homère,
ne personnifient pas des amours plus naïfs, plus constants et plus saints. Les
paysages sont un cadre digne du tableau. Nous allons ébaucher les principaux traits de
ce poème ; transportez-vous en esprit dans un autre monde poétique et dans une autre
nature, et écoutez :
Nala est un jeune héros aussi beau et plus doux que l’Achille
d’Homère. Il est fils d’un
roi d’une contrée des Indes, située au pied
des monts Himalaya ; de jeunes guerriers, ses pages, élevés avec lui à la cour de son
père, rivalisaient avec leur prince dans tous les exercices de la chasse et de la
guerre et sur les champs de bataille. Nala, dans les loisirs de la paix qui l’ont
ramené à la cour de son père, entend vanter sans cesse, par tous les étrangers qui
traversent sa capitale, la merveilleuse beauté et les vertus pieuses de la jeune Damayanti, fille unique du roi d’un royaume voisin ; son imagination
allume son cœur ; il brûle de voir et de posséder pour épouse Damayanti.
Damayanti, de son côté, est sans cesse obsédée des récits que la renommée fait de la
beauté, de l’héroïsme et de la vertu de Nala. Elle le voit dans ses rêves ; elle
s’entretient nuit et jour avec ses compagnes des perfections idéales de Nala. Le ciel
intervient pour réunir les amants.
Un soir, le jeune héros, en proie à cette tristesse vague, symptôme et pressentiment
des grandes passions, s’enfonce seul dans une forêt pour rêver plus librement de
Damayanti. Il
déplore l’impossibilité où il est de lui déclarer son
amour. Une troupe de cygnes s’abat à ses pieds. Il envie leurs ailes, qui leur
permettent de voler aux lieux et aux lacs où ils peuvent voir son amante. Il imagine
de faire de ces cygnes les messagers discrets de son amour. Il en saisit un par son
aile puissante ; mais les plaintes mélodieuses que l’oiseau captif fait entendre
émeuvent de pitié le cœur de Nala. Il rend la liberté à l’oiseau divin. Le cygne,
reconnaissant de cette compassion du jeune chasseur, prend une voix humaine ; il
promet à Nala de s’envoler vers Damayanti, et de lui révéler l’amour du héros.
Peu de temps après, la belle Damayanti, en folâtrant avec ses compagnes dans une
prairie entourée de forêts auprès des jardins de son père, voit s’abattre à ses pieds
la volée de cygnes auxquels Nala a rendu la liberté. Les jeunes filles, pour s’exercer
à la course, imaginent de choisir chacune un de ces cygnes, et de
le
poursuivre à travers les prés, rivalisant à qui atteindrait la première l’oiseau
rapide qu’elle désigne d’avance à ses compagnes. Le cygne choisi et poursuivi par
Damayanti, tantôt feint de se laisser prendre, tantôt échappe aux mains qui effleurent
déjà ses ailes frissonnantes, tantôt ralentit et tantôt précipite ses pieds sur
l’herbe, jusqu’à ce qu’il ait entraîné, par un espoir toujours renaissant et toujours
déçu, Damayanti dans la profondeur d’un bois solitaire.
Là, il s’arrête, il se laisse caresser par la jeune fille, il prend une voix douce
comme son chant de mort, et révèle à Damayanti l’amour dont Nala brûle pour elle. Ce
double message est porté et reporté par ces divins messagers qui rappellent les
colombes grecques de Vénus, établissant ainsi, par leurs voix modulées et
harmonieuses, une secrète confidence entre les cœurs des deux amants.
Voici les vers que le poète fait articuler au cygne :
« Ô Damayanti, écoute-moi ! Il est un prince nommé Nala, semblable aux dieux
jumeaux qui habitent le ciel ; c’est le dieu de l’amour lui-même, revêtu d’une forme
terrestre.
Si tu devenais l’épouse de ce héros, ô charmante fille de
roi, l’enfant qui naîtrait de cette union éclaterait de perfections surhumaines. Ô
vierge à la taille svelte et élancée, nous avons vu des dieux, des demi-dieux, des
hommes, des géants, des génies ; mais nous n’avions rien vu de semblable à celui qui
t’aime ! Tu es la perle des femmes, et Nala est le diadème des hommes !
« Ô cygne, adresse à Nala les mêmes paroles ! » répondit en rougissant
Damayanti.
Alors l’oiseau déploya ses ailes, pour reprendre son vol vers le séjour de Nala. La
Juliette de Shakespeare, dans la tragédie de Roméo, n’a ni plus de
passion, ni plus de langueur, ni plus d’innocence que Damayanti. Les grands poètes se
rencontrent égaux en dessin et en couleur devant leur éternel modèle la nature, à
travers tous les siècles, toutes les mœurs, toutes les langues.
Mais poursuivons l’épisode.
« Les compagnes de Damayanti », dit le texte indien, « la voient pencher la tête
comme une belle fleur qui languit sous l’ardeur du soleil du printemps, et qui
fléchit langoureusement sur sa tige. »
Elles avertissent son père, qui songe à lui donner un époux.
Les filles des rois guerriers ont le droit de choisir leurs époux parmi les
prétendants des familles royales, convoqués pour cette cérémonie à la cour du père. La
beauté célèbre de Damayanti les fait accourir de tous les royaumes voisins. Les dieux,
c’est-à-dire les génies intermédiaires qui habitent une espèce d’Olympe indien au
dernier étage des monts Himalaya, veulent assister par délassement à ce concours des
prétendants. Ils se mettent en route, revêtus de leur costume divin. Ils rencontrent
Nala qui s’y rend de son côté, dans tout l’éclat de sa beauté et de sa magnificence.
Ils veulent l’éprouver ; ils lui ordonnent, au
nom de leur divinité,
d’aller lui-même annoncer au père de celle qu’il aime que les dieux, charmés de la
beauté et des vertus de Damayanti, viennent briguer son choix pour en faire l’épouse
de celui qu’elle aura préféré entre eux tous.
Qu’on juge du désespoir de Nala, chargé de demander ainsi la main de son amante pour
un autre ! Mais l’obéissance religieuse l’emporte dans son cœur sur l’amour même ; il
fléchit volontairement sous les dieux ; il s’immole à sa piété ; il accomplit le cruel
message.
La première entrevue des deux amants, dans l’appartement de Damayanti, est
biblique.
« Prédestinés l’un à l’autre », dit le poète, « ils ne s’étonnent pas de se voir
pour la première fois ; ils semblent s’être vus toujours ; ils ne se reconnaissent
pas, ils se connaissent ; ils se regardent immobiles et ravis, avec ce charmant
sourire qui dit : Nous ne commençons pas, nous continuons de nous aimer. »
Cependant le cruel message sort des lèvres de Nala. La poésie moderne la plus éthérée
et la plus mystique, celle de Dante lui-même, n’a pas une scène
aussi émouvante, aussi dramatique
et aussi sainte à la fois dans sa
simplicité. C’est le sacrifice d’Abraham demandé à un amant sur son amante, au lieu
d’être demandé à un père sur son fils.
Cependant, une fois le devoir accompli par Nala, Damayanti lui jure qu’elle saura
tromper la ruse des dieux déguisés en prétendants ; qu’elle le reconnaîtra, malgré
toutes les apparences, entre tous, et qu’elle ne sera qu’à lui seul.
Le concours des prétendants nous rappelle les plus majestueuses scènes de la Bible ou d’Homère. La scène se passe sur un des plateaux de
l’Himalaya, dont la description forme un des paysages les plus grandioses et les plus
terribles que l’imagination d’un Salvator Rosa ait jamais conçus.
Les chefs, les héros, les dieux y passent en revue, dans leur majesté et leur terreur,
sous l’œil du poète.
À ce tableau, digne du pinceau de Michel-Ange, succède un autre tableau que l’on
dirait
échappé, comme la création d’Ève, à la muse inspirée de Milton
chantant les beautés primitives du paradis terrestre. La charmante Damayanti se
présente dans l’assemblée des princes. Un murmure, semblable à celui qui transporta
les vieillards de Troie à l’aspect d’Hélène coupable, suppliante, mais toujours
éclatante de beauté et de majesté, parcourt l’auguste assemblée. L’admiration inspirée
par l’innocence de la vierge timide, qui va se dépouiller un moment de la réserve
d’une jeune fille pour choisir librement son époux, cause le frémissement involontaire
qui agite le sénat divin. On nomme devant elle les princes ; ils se lèvent, et
s’offrent à ses regards. Cinq lui apparaissent sous la forme et dans le costume
éclatant et majestueux de Nala. Quel est le véritable ? Elle le cherche, et commence à
soupçonner le déguisement des dieux, qui, pour parvenir à leur but, veulent tromper
son amour. Elle récapitule les signes extérieurs, attributs des divinités, et ne peut
les découvrir. Damayanti, s’élevant au-dessus d’elle-même, se met en prière ; elle
conjure les dieux dans des strophes d’un pathétique admirable, et les invoque
tour à tour au nom de la vérité. Son invocation joint à la dignité de la
prêtresse le courage de l’amazone et la candeur d’une fille tendre et innocente.
Enfin les dieux, après avoir suffisamment éprouvé la sincérité de ses paroles et la
soif de vérité qui la dévore, accueillent ses vœux : ils se montrent
à ses regards. Chacun d’eux se revêt des signes qui le distinguent. Elle les voit, le
regard immobile, portant une couronne de fleurs immobile comme leur attitude. Leurs
contours sont sévèrement dessinés ; ils ne paraissent pas respirer ; nulle chaleur,
aucun souffle ne trahit chez eux l’existence vulgaire ; aucune sueur ne couvre leurs
fronts majestueux, élevés au-dessus du sol, et à l’abri de la poussière terrestre.
Nala, au contraire, est déchu de sa grandeur ; ses traits sont flétris, ses vêtements
magnifiques tombent en lambeaux ; la sueur découle de son front, il est couvert de
poussière. Mythe profond, allégorie sublime, qui rappelle ce passage des Écritures :
« L’homme, sorti de la poussière, rentrera dans la poussière ; il travaillera
à la sueur de son front. »
Cette scène, qui atteint à une sublime hauteur
de pensée, indique le
terme de la tentation. La vérité, que Damayanti invoque avec des
expressions si pathétiques, paraît enfin à ses regards, l’arrache à son incertitude,
et devient sa récompense. Elle apprend à connaître le prix et la réalité des deux
mondes terrestre et céleste. Tout cela est symbolique. C’est là la première épreuve de
l’âme aimante, entraînée par un mystérieux instinct vers l’âme aimée, qui signifie ici
l’être de l’être. Le poète, mystique et épique à la fois, réserve à son héroïne de
plus cruelles épreuves.
« Quand Damayanti a reconnu Nala, enhardie par son amour, forte et craintive à la
fois, rougissant et cachant son front pour dérober sa rougeur, elle saisit un pan du
manteau de Nala, et, en déclarant ainsi son choix, elle montre que la femme doit
s’appuyer sur l’homme. »
Nala la soutient, la console et la glorifie. « Tu n’as pas craint, lui dit-il,
de me confesser en m’honorant en présence des dieux ; moi, je te serai fidèle tant
que ma raison n’aura pas abandonné cette enveloppe mortelle de mon âme. »
On
pressent les catastrophes
dans la joie. Les dieux applaudissent, et
ratifient l’union des époux.
Dante, le poète épique et mystique de nos temps modernes, a-t-il aucune scène ou
aucune conception, dans ses trois poèmes, supérieure à cette scène, et à cette
conception de la littérature indienne ? Et dans cette immense conception tous les
détails sont, en naïveté, en force ou en grâce, égaux à la majesté de l’ensemble.
Reprenons le poème.
Nala emmène sa jeune épouse au royaume de son père. Un des dieux, témoins de son
mariage avec Damayanti, le poursuit de sa jalousie : ce dieu trouble sa raison, il le
possède, suivant l’expression moderne ; il lui inspire la passion du jeu jusqu’à la
frénésie. Le jeu ici signifie tous les autres vices. Nala perd au jeu jusqu’à son
empire. L’adversaire implacable contre lequel il joue et perd même ses vêtements, lui
propose à la
fin de jouer sa femme, la belle et infortunée Damayanti.
Nala ne répond pas par des paroles à cette proposition sacrilège ; mais il lance sur
son adversaire un regard dans lequel se résume plus d’indignation, plus de désespoir,
plus de remords et plus de reproches aux dieux, que n’en contiennent même les
lamentations de Job.
Dépouillé, proscrit par sa propre démence, réduit à un seul manteau pour tout bien,
Nala s’enfuit au fond des forêts. Damayanti, sans lui adresser une plainte, s’associe
à la misère et à la honte de son mari. Ils n’ont à eux deux qu’un seul manteau, dont
la moitié couvre la nudité de Nala, l’autre moitié, la nudité de sa belle épouse.
Jamais le poème de l’indigence et de la faim n’a eu des cris plus déchirants que dans
cette fuite. Le ciel même, par de cruels prodiges, semble conspirer contre les deux
époux. Ils n’avaient eu pendant trois jours que de l’eau pour soutenir leur vie ;
pressés par la faim, ils arrachent des racines à la terre et des baies sauvages aux
arbustes ; une troupe d’oiseaux plane enfin sur eux : « Voilà des
aliments pour le jour »
, s’écrie Nala dans la joie. Les oiseaux s’abattent
sur le sol ; Nala jette sur eux son manteau comme un filet, pour les prendre ; mais
les oiseaux soulèvent le manteau sous l’effort de leurs ailes réunies, ils l’enlèvent,
l’emportent dans leur vol, et laissent Nala et Damayanti entièrement nus.
« Ô femme adorable et dévouée ! » dit Nala ; ce misérable, cet insensé plongé dans
la boue de l’infortune, c’est ton époux ! Écoute-moi donc, écoute les ordres qu’il
te donne, et qui peuvent seuls te sauver de son sort ! Abandonne-moi aux dieux qui
me poursuivent, et enfuis-toi seule vers le royaume de ton père !
« En vérité, en vérité », répond l’épouse. « Ô mon roi, mon cœur tremble, mes
genoux fléchissent sous moi, ô prince ! Lorsque je pense et repense aux conseils que
tu me donnes. Dépouillé de ton empire, dépouillé de ta fortune, sans vêtements, sans
nourriture,
dévoré par la faim, par la soif, tu veux que je t’abandonne
dans ce dénuement, au milieu de ce désert, et que je songe à mon propre salut ? Non,
non, je resterai ici, ô mon roi, dans ces sombres forêts pour calmer les peines qui
te rongent, lorsque, accablé sous le poids de ces angoisses de la faim, de la soif,
du froid, tu reportes un triste et lointain regard sur ta félicité passée ! Aucun de
ces remèdes que la médecine inventa ne vaut, dans les tortures de l’âme et du corps,
les tendres soins d’une épouse. »
« Tu dis vrai, réplique Nala ; tu dis vrai, ô fille à la taille de palmier ! Ô
Damayanti ! Abattu par la tristesse, l’homme ne trouve nulle part un berceau aussi
doux que dans les bras d’une tendre épouse ; non, je ne te quitterai pas, femme
timide. Mais pourquoi redouter ma fuite ? Plutôt m’abandonner moi-même, que de
t’abandonner ! »
Damayanti, rassurée, conjure son époux de se rendre avec elle dans le royaume de son
propre père, qui leur donnera asile. « Oui », répond Nala, « ce royaume est à
ton père ; il le partagera avec moi. Je n’en puis douter ;
mais, dans
l’indigence qui me flétrit, je n’irai pas mendier sa pitié, moi qui ai paru
autrefois riche et magnifique dans ce royaume. Moi dont la félicité ajoutait à ta
félicité, faut-il que j’y paraisse aujourd’hui, manquant de tout, et ajoutant par
mes misères à tes misères ? »
Damayanti comprend cette pudeur de l’infortune, et n’insiste plus.
Les deux époux, après cet entretien, s’étendent pour dormir sous le seul manteau
qu’ils ont retrouvé, et s’endorment sur la terre nue, sans herbe et sans mousse, pour
reposer leurs membres épuisés.
Une scène déchirante, que l’épisode d’Ugolin dépasse à peine en horreur, interrompt
ce repos. Nous regrettons de ne pouvoir en donner ici que l’esquisse. Chaque vers est
un gémissement d’un cœur qui se brise.
« Damayanti dort à côté de son époux, sous la moitié du manteau jeté sur leurs
membres.
Nala se réveille ; il se demande s’il ne serait pas mieux à
lui de mourir ou de fuir dans une inaccessible solitude, que de faire endurer à
cette femme de tels tourments : « Près de moi, dit-il, cet être charmant ne peut
trouver que les agonies du cœur ; fuyons ! elle retrouvera le bonheur loin de
moi ! »
Après une longue angoisse d’incertitude, il se décide enfin à abandonner Damayanti
pendant son sommeil.
« Pourrai-je faire », dit-il à voix basse, « deux parts de ce manteau qui nous
recouvre, sans que Damayanti, mon amour, s’en aperçoive ? »
Il se lève ; le
mauvais génie qui l’obsède présente à sa main une épée nue sur l’herbe ; Nala coupe en
deux le manteau et s’enfuit, en emportant la moitié de cette seule richesse qui leur
reste.
Après quelques pas, sa raison revient avec sa tendresse ; il se rapproche.
« Elle dort », dit-il ; « elle dort maintenant sur cette terre nue, sous la
branche ténébreuse, ma bien-aimée, elle qui jusqu’ici n’eut jamais à subir ni les
ardeurs du soleil ni les intempéries des tempêtes, femme au sourire d’où coulent les
grâces. Lorsqu’elle s’éveillera et qu’elle ne trouvera plus que la
moitié des vêtements, elle tombera dans la démence. Si je te laisse, ô fille de
Bhéma, toi belle entre toutes les créatures de ton sexe, tu parcourras seule
l’horrible forêt, infestée de bêtes féroces et de serpents ! »
Il s’éloigne cependant de nouveau, revient sept fois, rappelé par sa tendresse ; sept
fois le génie ennemi l’entraîne loin de Damayanti ; l’amour et la
pitié le ramènent. Il semble que deux cœurs battent dans son sein. Comme le balancier
qui va et revient, Nala part et revient sans cesse ; enfin il a fui.
Damayanti se réveille. Elle se voit seule sous la moitié coupée du manteau, comme
symbole de la séparation définitive entre les deux corps et les deux âmes. Ses
lamentations remplissent la forêt, le délire s’empare de ses sens ; elle appelle Nala
et le redemande aux arbres et aux montagnes, avec un accent qui
attendrirait, en effet, les arbres et les rochers. Un serpent l’enlace comme le
Laocoon ; serrée dans les replis du monstre, elle s’oublie encore elle-même pour ne
songer qu’à son époux. « Ô mon époux ! » s’écrie-t-elle, « quand un jour tu
penseras à ma destinée, quels seront tes remords ? Tu te diras : “Ai-je bien pu la
fuir et la délaisser dans la solitude ? ” Toi, le lion des hommes, qui chassera de
toi les noirs soucis, quand la fatigue, la faim, la douleur vont
t’assaillir ? »
Un chasseur, qui parcourait la forêt, entend des cris, accourt, perce le serpent
d’une flèche. Fasciné d’admiration devant les charmes de la beauté qu’il vient de
délivrer, il ose lever les yeux sur elle et lui parler de son amour. La chaste
indignation de l’épouse fidèle est si foudroyante, que, d’un seul regard, elle fait
tomber le chasseur mort à ses pieds. Sa beauté est relevée par sa vertu.
« Son corps était droit et ferme », dit ici le poète, « son sein de marbre,
son visage plus resplendissant, d’une lueur plus douce que la lune ; ses sourcils
formaient un arc majestueux au-dessus des yeux, ses paroles résonnaient
comme une musique enivrante. Au nom du grand Nala mon époux, que je porte gravé
dans mon cœur, ainsi périront », dit-elle, « tous ceux qui profaneront d’un désir
l’épouse qui lui appartient jusqu’au tombeau ! »
Damayanti, restée seule, s’égara en remplissant la solitude de roucoulements
semblables à ceux de la colombe.
Ici le poète devient le plus sublime des peintres ; la palette humaine n’a en Europe
ni dessins ni couleurs comparables à la description du monde végétal au milieu duquel
erre Damayanti sur les pentes de l’Himalaya, au milieu des glaciers, des torrents, des
volcans, des rochers, des arbres d’une nature vierge et primitive. C’est la jeunesse
de la création, coulant avec une sève de vie qu’on voit et qu’on entend sourdre aux
rayons des premiers soleils. La beauté pudique de l’amante abandonnée resplendit dans
ce tableau au-dessus du soleil lui-même ; c’est l’Ève d’un autre jardin. Un tigre
féroce s’approche pour la dévorer ; vaincu par sa beauté et la sainteté de
l’épouse, il se couche à ses pieds et il l’adore.
Elle parvient enfin aux portes d’un monastère de Brahmanes, religieux ascétiques ;
monastère bâti au sein de ces forêts. Les ermites étonnés l’entourent et
l’interrogent ; elle leur raconte ses malheurs ; ils lui prédisent le retour de sa
félicité. À son réveil, le monastère et les ermites se sont évanouis comme une
apparition ou comme un rêve. Damayanti reprend sa route ; elle s’arrête au pied d’un
arbre dont l’ombre donne la mort : « Ah ! » dit-elle, « cet arbre est heureux
au milieu de la forêt, c’est le souverain des bois environné des festons de lianes
qu’il soutient et qui lui donnent la joie. Hâte-toi, ô bel arbre, de me délivrer de
mes souffrances ! Toi qui enlèves à l’homme le sentiment du fardeau de ses peines,
n’as-tu point vu Nala, qui m’est si cher ? Nala, dont la peau délicate n’est
protégée que
par la moitié d’un manteau ? Nala, qui erre dans cette
sinistre forêt, poursuivi par le désespoir ? Cher arbre, oh ! Délivre-moi de la
vie ! Ton nom ne signifie-t-il pas celui qui enlève les douleurs aux hommes ? Ô bel
arbre, que ton nom soit une vérité pour moi ! »
L’arbre insensible lui laisse la vie. Elle poursuit sa course, rencontre une caravane
de marchands dont la cupidité affairée et dure fait à peine attention à sa beauté et à
ses larmes. On voit que, dès ces temps primitifs, le poète indigné peignait la dureté
déjà proverbiale des trafiquants de l’Inde. « Nous n’avons rencontré dans ces
forêts que des lions, des tigres, des serpents », lui disent-ils ; « nous ne savons
ce que c’est que Nala : nous voyageons pour chercher la richesse. Si tu es une
déesse comme ta beauté le révèle, protège notre négoce et
enrichis-nous ! »
Damayanti suit néanmoins la caravane, couverte à peine de haillons, et insultée à
l’entrée et la sortie des villes par les dérisions de la populace. La pitié ne peut
émouvoir le cœur par un plus grand avilissement de la jeunesse, de la beauté et de
l’innocence. Elle est enfin rendue
à la tendresse du roi son père ; elle
envoie de tous côtés des Brahmanes messagers, pour découvrir le sort et le séjour de
son époux.
Nala, après des aventures aussi tragiques, était entré au service d’un roi voisin en
qualité d’écuyer conducteur de chars. Son mauvais génie l’a transfiguré, son corps
méconnaissable est devenu difforme ; mais il a conservé son héroïsme et recouvré sa
vertu.
Damayanti, informée enfin que son époux existe, mais que la honte l’empêche de se
découvrir à elle, fait usage d’un subterfuge qui doit arracher à Nala le cri de la
nature. Elle feint de vouloir choisir un nouvel époux, et fait proclamer dans tous les
États voisins que les prétendants à sa main peuvent se présenter à la cour du roi son
père. À cette nouvelle, Nala peut contenir à peine son secret et son désespoir. Le roi
dont il conduit les chars veut aspirer pour lui-même au choix de Damayanti. Il charge
Nala de préparer ses coursiers, et de le
conduire à la cour du roi dont
Damayanti est la fille. Des scènes de mœurs orientales se déroulent pendant des chants
intarissables, tantôt dans le palais de Damayanti, tantôt dans celui où Nala gémit
inconnu sous le déguisement qui le cache et sous le faux nom de Wacouba. Écoutons le poète épique :
« Nala, sous ce nom de Wacouba, choisit, dans les écuries du roi son maître, quatre
coursiers aux flancs minces, aux muscles vigoureux, lançant la fumée et le feu par
leurs naseaux roses, aux joues larges, au cœur palpitant. — Hé quoi”, lui dit le roi
en les voyant, “veux-tu donc tromper mon impatience ? Ces coursiers efflanqués et
amaigris n’auront ni la force ni la rapidité nécessaires pour me conduire en un jour
au royaume de Damayanti.”
« — Remarque, ô roi, ces signes heureux”, lui répond Nala ; “cette étoile sur le
front, ces deux taches sur la tête, ces deux fois deux épis sur chaque flanc, autant
au poitrail ; cette large tache de poil sombre sur le dos. Ils nous emporteront
comme le vent, et ne s’arrêteront qu’au terme de notre course.” »
Le récit de la course du char est fantastique comme une ballade des
bardes du Nord. En route, le mauvais génie qui possédait Nala sort de son corps à
l’approche de sa femme. Mais Nala reste encore méconnaissable à tous les yeux sous la
grossière apparence d’un conducteur de chars ; sa beauté tout intérieure est voilée,
pour que la honte de sa condition présente n’éclate pas à la cour du roi son
beau-père. On croit lire les transfigurations d’Ulysse dans l’Odyssée pour tenter Pénélope.
« C’était le soir », dit le poète ; « le char conduit par Nala ébranla la ville de
Damayanti du bruit de ses roues ; les chevaux de Nala, qui ne l’avaient point
oublié, entendirent ce bruit, qui retentit jusque dans leur écurie. S’agitant et se
cabrant d’ardeur, ils pressentirent les premiers le retour de leur ancien maître. Ce
sourd tonnerre du char de Nala sur le pavé des rues, semblable à un grondement
de foudre lointain, frappa aussi les oreilles de Damayanti, qui frissonna
d’émotion et d’attente ; elle entendit en même temps les chevaux du prince son
époux, qui bondissaient de joie et qui hennissaient de désir dans l’écurie ; elle
crut déjà revoir le char de Nala attelé dans la cour comme jadis, quand la
formidable main de son époux tenait ses rênes. Les paons, debout sur le parapet de
la forteresse, et les éléphants dans leurs stalles hautes, donnèrent des signes
d’attention et d’inquiétude à ce bruit ; ils dressèrent la tête, jetèrent des cris,
et saluèrent ainsi cette foudre souterraine qui annonçait jadis l’arrivée du
héros.
« Dieu ! que mon âme est réjouie », s’écria Damayanti, « par ce bruit du char qui
semble en roulant ébranler la terre et remplir son orbite ! Oh ! C’est Nala ! C’est
le monarque du monde ! Je mourrai, je le sens, si je ne vois dès aujourd’hui ce
prince, plus resplendissant de vertu et de beauté que l’astre des nuits ! La vie
s’arrêtera dans mon cœur, si ses bras, dès aujourd’hui, ne se referment pas sur son
épouse. Je veux m’élancer dans le
bûcher des veuves aux flammes d’or,
si le héros de Nishada ne me presse pas dès aujourd’hui sur son sein ! »……….
Dans son trouble et dans son impatience, elle monte les degrés de la plate-forme de
la forteresse, pour apercevoir de plus loin celui en qui elle soupçonne son époux.
Elle ne voit que des écuyers et des serviteurs qui flattent de la main des chevaux en
les détachant, et qui rangent un char royal dans les cours où sont rangés les chars de
son père.
« Va », dit-elle à une esclave confidente, « et informe-toi quel est ce conducteur
de chars que j’ai vu assis sur son siège avec une apparence grossière et un bras
plus court que l’autre. »
L’esclave obéit, porte et reporte des messages scrutateurs au héros soupçonné sous
son déguisement. Tantôt Damayanti espère, tantôt elle retombe dans ses doutes et son
anxiété. Elle renvoie mille fois l’esclave confidente pour interroger tantôt Nala
lui-même, tantôt ses compagnons de voyage. Des demi-mots révélateurs s’échangent peu à
peu entre l’esclave et le héros. Il pleure en entendant
l’esclave qui lui
peint les angoisses et l’amour fidèle de l’épouse abandonnée par l’époux.
« Ô femme, aux cheveux noirs comme la nuit », dit-il en s’adressant par une
apostrophe involontaire à Damayanti, « ne t’indigne pas contre l’homme infortuné,
privé de sa raison, qui cherchait en vain la nourriture de sa femme et la sienne,
et à qui des oiseaux néfastes venaient d’enlever jusqu’à son manteau ; si tu vois
jamais revenir ton époux, dépouillé de l’empire, indigent, dévoré de remords, ah !
ne le repousse pas de ton sein !
« Arrêtons-nous ici », dit en s’interrompant le savant traducteur de cet
épisode, « et admirons la délicieuse et touchante naïveté du poète, qui tantôt
rappelle la majesté d’Homère, tantôt la sublimité de la Bible. Cette poésie
indienne est vivante ; dans ses veines circule une sève ardente et riche, le feu
créateur : ainsi se répand dans les feuilles et dans les fleurs du palmier de ces
climats ce suc vigoureux qui fait végéter l’arbre, renouvelle sa tige, et se
transforme en liqueur enivrante. Tout y est passionné, mais calme ; la raison y
plane sur la passion ; tout y est naïf comme la nature surprise
dans ses cris les plus spontanés : jamais elle n’inspira à une poésie des accents
plus vrais et plus intimement émanés de l’émotion et de la conscience. Faisons des
vœux, ajoute-t-il, pour que cette poésie nouvelle, à force d’être antique, et qui
présente des traits de ressemblance et souvent de supériorité avec la poésie des
Grecs, soit associée un jour à ces œuvres de la Grèce dans l’enseignement de la
jeunesse. »
Nous disons comme lui.
Une série d’épreuves naïvement ingénieuses, tentées sur le cœur de son époux par
Damayanti, pour forcer Nala de confesser son vrai nom, rappelle celle que Pénélope
fait subir à Ulysse, dans l’Odyssée, avant de le reconnaître pour
son mari. La plus touchante de ces épreuves est celle de ses deux petits enfants
qu’elle lui envoie en apparence, sans intention, par l’esclave confidente. À leur
aspect, le cœur
de Nala se brise et s’ouvre ; il jette le cri du père et
laisse échapper à demi le cri de l’amant. « Ô esclave », dit-il à la nourrice,
« ne t’étonne pas de ces larmes qui montent à mes yeux : ces enfants ressemblent à
mes deux petits enfants ! J’ai pleuré, dans la surprise que m’a causée cette
ressemblance née du hasard. »
Enfin, les deux époux sont mis en présence l’un de l’autre sous les yeux du père et
de la mère de Damayanti. Leur dialogue et leur reconnaissance, toujours ambigus et
suspendus par la transformation du héros en conducteur de chars, n’ont ni modèle ni
imitation dans le pathétique d’aucune littérature. Nala reproche à son épouse d’avoir
songé à se choisir un autre époux. Elle lui avoue que cette faute apparente n’était
que la ruse de son amour pour le forcer par la jalousie à se découvrir. Les dieux, par
une pluie de fleurs qui tombe miraculeusement du ciel sur l’épouse, attestent la
pureté de Damayanti. Nala reparaît sous sa vraie forme et sous sa beauté primitive.
« La femme aux joues vermeilles attire sur son sein la tête de son
bien-aimé ; elle soupire et sourit à la fois ; ils passent la nuit à se redire
comment ils avaient erré sans guide, sans vêtement et sans nourriture,
dans la forêt. »
Nala, purifié de ses fautes par le pardon de l’amour, rentre, suivi de Damayanti, de
ses enfants et de ses serviteurs, dans ses États. Il les reconquiert dans une bataille
sur un frère usurpateur. Après avoir vaincu, il pardonne, et donne à ce frère la
moitié de son royaume. Dans son bonheur, il ne reconnaît plus d’ennemi. Il pousse la
charité divine jusqu’à pardonner au dieu jaloux la cause de tous ses malheurs.
Le chrétien de ce poème trouve, dans ce pardon universel et surhumain du
héros, une faute de morale, une omission de cette justice qui doit rétribuer le
châtiment aux coupables. Nous ne partageons pas cette opinion. Cette charité à tout
prix, qui est le caractère de ces poésies sacrées de l’Inde, et qui est
le pressentiment d’une autre charité, est bien supérieure à la justice. La charité
est plus que la justice, puisqu’elle est la divine bonté imitée de Dieu, autant que la
créature peut imiter le créateur. Elle est plus encore, elle est le devoir de l’homme
parfait ; car si l’être infaillible peut punir, l’homme, être faillible, doit, en ce
qui le concerne, tout et toujours pardonner.
La morale de ces grands poèmes symboliques et sacrés de l’Inde primitive est donc
aussi divine que la poésie en est sublime ; il en découle partout une onction qui
n’attendrit pas seulement l’imagination, mais qui édifie le cœur. En fermant le livre
on n’est pas seulement charmé ; on est meilleur : le poète y est le sanctificateur de
l’âme ; ce n’est pas de l’ivresse qui monte de sa lyre, c’est de l’encens.
Cette littérature sacrée de l’Inde a, de plus, un caractère qui la rapproche de la
littérature hébraïque ; elle est exclusivement religieuse. Tout poème est un symbole
qui revêt un dogme ; tous les vers sont des ailes qui emportent l’âme au-dessus de la
terre. On peut comparer ces poèmes à de grands sacrifices où l’imagination,
le sentiment, le génie du poète se consument d’enthousiasme sur le bûcher,
pour illuminer les hommes et honorer le ciel.
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