IIIe entretien.
Philosophie et littérature de l’Inde
primitive
Reprenons, après cette digression de cœur, l’entretien littéraire un
moment suspendu.
Le mot littérature, dans sa signification la plus universelle, comprend donc la
religion, la morale, la philosophie, la législation, la politique, l’histoire, la
science, l’éloquence, la poésie, c’est-à-dire tout ce qui sanctifie, tout ce qui
civilise, tout ce qui enseigne, tout ce
qui gouverne, tout ce qui perpétue,
tout ce qui charme le genre humain.
Ce qui sanctifie l’homme tient évidemment le premier rang dans la littérature de tous
les peuples.
Les plus beaux livres sont les plus saints, et les plus saints sont les plus beaux. Le
sujet élève le génie ; l’homme devient divin en parlant de la Divinité.
Nous sommes étonnés que les philosophes, en cherchant une définition de l’homme,
n’aient pas trouvé avant tout celle-ci : L’homme est le prêtre de la création. C’est là
en effet le caractère distinctif de l’homme. Il cherche Dieu dans la nature comme le
grand et éternel secret des mondes ; il croit, il adore, il prie. Voilà les trois
fonctions principales qui se rapportent à l’éternité ; toutes les autres fonctions sont
secondaires, et ne se rapportent qu’au temps.
Ces trois fonctions de l’homme prêtre de la création lui ont été forcément et
glorieusement
imposées par sa nature. Il ne dépend pas de lui de les
abdiquer.
Les Indiens ont dans leurs proverbes une image qui exprime pittoresquement et
physiquement cette vérité : De quelque côté que vous incliniez la torche,
la flamme se redresse et monte vers le ciel.
La première pensée de l’homme lettré, au milieu de la nature ou de la société, est de
chercher l’auteur de son être, pour lui porter l’hommage d’amour, de terreur,
d’adoration ou de vertu qui lui est dû.
Sa seconde pensée est de le concevoir, de l’imaginer et de le définir dans les termes
les plus sublimes que la force de son désir et la faiblesse de son intelligence,
comparées à l’infini, puissent prêter à l’homme pour se représenter son Créateur.
Sa troisième pensée est de lui construire un
acte de foi et un culte ; sa
quatrième pensée est de déduire de cette foi, de ce culte et de sa propre conscience,
une morale ou un code du bien et du mal conforme, le plus possible, à l’idée que l’homme
se fait de ce qui plaît ou de ce qui déplaît à l’Être des êtres.
C’est ce qu’on appelle la théologie, la religion, le sacerdoce, la morale, la
philosophie d’un peuple :
La théologie, science de Dieu et de l’âme, la première et la dernière de toutes les
sciences, celle qui commence tout, celle qui finit tout, celle qui contient tout.
Si un seul mot sacré pouvait jamais exprimer Dieu, et les rapports de
l’homme avec Dieu, et les rapports de Dieu avec
l’homme, toutes les langues et toutes les littératures humaines mourraient sur les
lèvres ; elles n’auraient plus rien à dire ; tout serait dit !
Les livres sacrés des grands peuples sont le dépôt de leur théologie ; c’est la
littérature de leur âme. Nous allons dérouler devant vous quelques pages des livres
sacrés des Indes, les premiers monuments littéraires et théologiques
que
leur antiquité nous laisse entrevoir à travers les brumes des temps.
Mais avant nous devons dire ce que nous pensons de l’origine des théologies, des
religions, des morales, des philosophies sur la terre, à ces époques antéhistoriques de
l’humanité. Ce ne sont point des certitudes, ce sont des opinions. Dans ces matières
sans autre solution que la foi, et où tout est livré aux conjectures, le vraisemblable
est la seule approximation du vrai ; quand on ne peut pas prouver, on imagine.
Les philosophes de l’Inde sont spiritualistes par excellence. Ils ne ressemblent en
rien aux philosophes matérialistes du douzième siècle, ni aux philosophes terrestres de
la perfectibilité indéfinie de l’homme sur ce globe. Leur Éden, comme celui des
chrétiens, est dans le passé.
Il s’est formé depuis quelque temps, dans notre Europe, en Allemagne et surtout en
France, une école de philosophie bien intentionnée,
mais un peu trop
superbe. On l’appelle la philosophie de la perfectibilité indéfinie et continue de
l’humanité ici-bas. Nous sommes bien éloigné de nier la tendance organique et sainte du
progrès en toute chose, cette force centrifuge de l’esprit humain. Cette force
centrifuge lui imprime tout mouvement, comme la force centrifuge des planètes imprime
leur rotation aux astres ; mais les astres eux-mêmes ne progressent pas indéfiniment,
ils tournent sur leur axe immobile et dans des orbites prescrits. Le mouvement et le
progrès sont donc deux choses dans le ciel : n’en serait-il pas de même dans l’esprit
humain ?
Disons un mot de cette théorie à propos de la philosophie de l’Inde.
Ces philosophes de la perfectibilité indéfinie et continue, à force de vouloir grandir
et diviniser l’humanité dans ce qu’ils appellent l’avenir, la dégradent et l’avilissent
jusqu’à la condition de la brute dans son origine et dans
son passé. Si on
considère l’idée qu’ils se font et qu’ils veulent nous faire de l’homme au berceau, le
véritable nom de leur philosophie ne serait ni le spiritualisme, ni le déisme, ni le
panthéisme, ni même le matérialisme ; ce serait le végétalisme. Avant
de nous engager dans la contemplation de la théologie primitive de l’Inde, qu’on nous
permette de confesser nous-même et du même droit que ces philosophes, du droit de nos
conjectures et du droit de l’histoire, une philosophie tout opposée.
Séduits par quelques analogies scientifiques encore très-douteuses qui leur montrent
dans le travail souterrain des éléments qui composent ce petit globe, et dans quelques
cadavres d’animaux antédiluviens, des traces d’élaboration progressive et de ce
perfectionnement prétendu ou vrai dans les espèces, ces philosophes ont conclu de la
matière à l’âme, et de la pierre à l’homme. Ils ont rêvé qu’à l’origine des choses et
des êtres l’homme ne fut lui-même qu’une boursouflure de fange
échauffée par le soleil, puis douée d’un instinct qui le force au mouvement sans
impulsion, puis de quelques membres
rudimentaires qu’une intelligence
sourde et obtuse dégageait successivement de la boue pour se créer à elle-même des
organes ; puis enfin de la forme humaine, se débattant encore pendant des milliers de
siècles contre le limon qui résistait au mouvement, puis douée successivement de
l’instinct, ce crépuscule de l’âme ; de la raison, ce résumé réfléchi de l’instinct ; du
balbutiement, ce prélude de la parole ; et enfin de toutes ces facultés merveilleuses
qui font aujourd’hui de l’homme la miniature abrégée et périssable d’un Dieu.
Singulier système qui, pour appuyer une théorie de perfectibilité sans limites,
commence la créature qu’elle veut anoblir par la brute ; qui déshérite Dieu de son œuvre
la plus divine ; qui prend pour créateur, à la place de Dieu, une pelletée de boue dans
un marécage, un peu de chaleur putride dans un rayon de soleil, un peu de mouvement sans
but emprunté aux vents et aux vagues, puis un instinct emprunté à une sourde puissance
végétative,
puis une intelligence empruntée au temps qui développe et qui
détruit tout ! et tout cela pour se passer de Dieu, ou pour reléguer Dieu dans l’abîme
de l’abstraction et de l’inertie !
Mais cette fange, ce rayon, ce mouvement, cette puissance végétative, qui donc les
avait créés avant que votre humanité fangeuse se dégageât de la mare immonde ? Sublime
imagination de larve, si elle faisait une création, un homme et un Dieu à son
image !
Ombres de rêves !
Rêves pour rêves, nous aimerions mieux rêver avec les Brahmanes, ces théologiens
philosophes de l’Inde primitive, ces précurseurs de la philosophie chrétienne, nous
aimerions mieux rêver que le Créateur, apparemment aussi sage, aussi puissant et aussi
bon alors qu’aujourd’hui, a créé dès le premier jour tout être et toute race d’êtres au
degré de perfection que comporte la nature de ces êtres ou de cette race d’êtres dans
l’économie divine de son plan parfait. Nous aimerions mieux rêver, imaginer et croire
que l’homme fut plus doué et plus accompli dans sa jeunesse que dans sa caducité ; nous
aimerions mieux rêver, imaginer
et croire que l’homme, encore tout chaud
sorti de la main de Dieu d’où il venait de tomber, encore tout
imprégné des rayons de son aurore, instruit par la révélation de ses instincts
intellectuels, pourvu d’une science innée plus nécessaire et plus vaste, d’un langage
plus expressif du vrai sens des choses, vivait dans la plénitude de vie, de beauté, de
vertu, de bonheur, Apollon de la nature devant lequel toute autre
créature s’inclinait d’admiration et d’amour.
Nous aimerions mieux rêver, imaginer et croire que l’homme, à cette époque, doué d’une
liberté mystérieuse sans laquelle il n’y aurait rien d’actif et de méritoire en lui,
aurait abusé de cette liberté morale pour pécher contre son Créateur et contre sa
destinée ; que cette faute ou cette déchéance successive aurait eu pour conséquence une
dégradation et une expiation de l’espèce humaine ; que les ténèbres de l’intelligence se
seraient épaissies alors sur ses yeux, en ne lui laissant entrevoir pendant longtemps
que des lueurs et des mémoires confuses de son état primitif.
Nous aimerions mieux rêver, imaginer ou
croire que cette même liberté qui
le fit déchoir peut le faire remonter laborieusement à son apogée de créature, non plus
innocente, mais pardonnée et réhabilitée ; que les ténèbres, le travail, les efforts,
les misères, les souffrances, la mort, sont les conditions de l’état présent de
l’humanité, et la voie de cette réhabilitation dans la lumière, dans le bonheur et dans
l’immortalité.
Nous rougirions surtout de rêver, d’imaginer et de croire que Dieu, comme un ouvrier
impuissant et maladroit, n’a pas su créer du premier jet l’homme dans toute la plénitude
de son humanité ; que le Tout-Puissant a tâtonné, comme un aveugle, en pétrissant son
morceau d’argile, et qu’après l’avoir ébauché dans les marais diluviens de la terre, il
a chargé je ne sais quelle force occulte de l’achever, de l’animer, d’en faire un
homme !… Franchement cette philosophie, qui fait un Dieu progressif, fait par là même un
Dieu absurde ! Nous croirions blasphémer en la partageant. Qui dit Dieu dit perfection
et éternité.
Quant à la perfectibilité indéfinie et continue de l’homme, lors même que
ce progrès ou cette croissance indéfinie de l’homme et de l’humanité ne serait pas
démentie par le bon sens, par l’histoire, par la tradition, elle serait démentie par la
nature, par l’organisation même de l’homme, et par la mesure du globe qu’il habite.
L’homme divinisé, perfectionné indéfiniment, immortalisé ici-bas dans la félicité et
dans la vie, est un contresens à tout ce que nous connaissons et à tout ce que nous
constatons de la constitution physique de l’homme.
Nous le verrons tout à l’heure dans les recherches sur la prodigieuse antiquité des Védas ou livres sacrés primitifs de l’Inde. Nous le verrons dans la
Chine. Il y a bien des siècles que l’homme existe. Des livres, aussi vieux que les
fondements de l’Himalaya, nous parlent de l’homme, de ses sens, de ses formes, de sa
stature, de son état physique et moral. La terre, la mer, la pierre s’entrouvrent
pour rendre au jour, sous les bandelettes des momies ou dans les sépulcres de
marbre, les squelettes des hommes qui vivaient sur la terre avant que le marbre lui-même
fût formé. Où sont donc dans ces livres, où sont donc dans ces vestiges, où sont donc
dans ces squelettes de l’homme primitif les preuves ou les indices des moindres progrès
dans la construction physique de l’humanité ? Quels sens manquaient aux hommes des
premiers âges ? Quels sens ont été ajoutés aux hommes d’aujourd’hui ? Y a-t-il un nerf,
une fibre, un ongle, un muscle, une articulation de différence entre l’homme d’hier et
l’homme de quatre mille ans en arrière ? Montrez-moi seulement que votre nature
éternellement progressive ait donné, par le travail de ce prodigieux écoulement de
siècles, un organe, un doigt, une dent, un cheveu de plus à sa créature favorite, une
ligne à sa stature, un jour à la durée de sa vie !… Non, rien, pas même un atome de
matière organisée de plus à son usage. Tel il est, tel il fut, tel il sera, jeté comme
une argile pesée par la même main dans le même moule.
Or, si les organes n’ont pas changé, comment les facultés qui résultent de
ces organes et qui sont limitées par ces organes auraient-elles changé ? Une faculté de
plus aurait supposé un sens de plus : où est le sens ? Une destinée progressive en
espace aurait supposé une destinée prolongée en temps : où est le temps de plus conquis
par l’homme ? « L’homme vit peu de jours », disait déjà Job, « et ces jours sont
mauvais. » Que disons-nous de différent aujourd’hui ?
On répond : Mais la perfectibilité indéfinie donnera à l’homme une durée de vie plus
longue. À supposer que cela fût possible, l’homme, au moment de rentrer dans le sein de
la terre par la mort, trouverait encore avec raison sa vie courte ; car tout ce qui
finit est court pour une pensée qui comporte et qui rêve l’immortalité.
Mais les philosophes qui affirment le progrès
de la vie humaine en durée
oublient encore que tout est coordonné dans le plan divin ; que ce plan divin assigne à
l’homme une durée de vie en rapport exact avec le nombre des autres hommes qui vécurent
ou qui doivent vivre à côté de lui, avant lui ou après lui sur cette terre ; que
l’espace de ce petit globe ne s’élargit pas au gré des rêves orgueilleux des utopistes
de la perfectibilité indéfinie ; que la fécondité même de l’écorce de ce petit globe,
que nous rongeons, n’est pas indéfinie dans sa production des aliments nécessaires à
l’existence de l’homme ; que si une génération prolongeait indéfiniment sa vie et
multipliait à proportion sa race sur la terre, d’une part cette génération sans fin et
sans limite trouverait bientôt ce globe trop étroit pour sa multitude et pour ses
besoins ; d’autre part, que cette génération prendrait dans l’espace et dans le temps la
place des générations à naître ; privilégiés de la vie qui condamneraient au néant ceux
qui sont prédestinés à vivre !
On se perd dans un abîme de conséquences absurdes, toutes les fois qu’on sort du réel
et qu’on veut substituer au plan incompréhensible,
mais visible, de Dieu
les vanités et les imaginations de l’homme.
Mais si la nature donne, par tous ses phénomènes constants, un démenti évident à la
théorie de la perfectibilité indéfinie de l’humanité sur la terre, l’histoire ne dément
pas moins, à toutes ses pages, cette hallucination de notre orgueil.
Quel témoignage vivant l’histoire nous donne-t-elle donc de cette permanence et de cet
accroissement indéfini de lumière, de vertu, de civilisation, de félicité sur la terre,
dans les races qui nous ont précédés ici-bas ? Où est la perfectibilité visible dans ces
races qui ont pullulé en tribus, en nations, en dominations sur ce globe, depuis les
temps historiques ? Quelle est donc la race qui n’ait pas suivi le cours régulier de
naissance, de croissance, de décadence et de mort, conditions de ces collections
d’hommes comme de l’homme lui-même, soumis à ces quatre phénomènes de la vie, naître,
croître, vieillir et mourir ? Ce globe n’est partout
qu’un ossuaire de
civilisations ensevelies. L’histoire, qui est le registre de naissance et de mort de ces
civilisations, nous les montre partout naissant, croissant, dépérissant, mourant avec
les dieux, les cultes, les lois, les mœurs, les langues, les empires qu’elles ont fondés
pour un moment ici ou là dans leur passage sur ce globe. Pas une, pas une seule n’a
échappé jusqu’ici à cette vicissitude organique de l’humanité. Le temps ne s’est arrêté
pour personne. On a dit : le cours du temps, parce qu’il apporte et emporte incessamment
les choses mortelles.
Ces races en passant nous ont laissé, soit dans leurs livres, soit dans leurs monuments
maintenant ruinés, quelques vestiges de leur science et de leur force, qui attestent au
moins l’égalité avec nous. Cela est si vrai que, quand nous voulons parler d’une chose
supérieure en sagesse, en vertu, en force, en beauté matérielle ou morale, nous disons :
Cela est antique. Quelle raison avons-nous de préjuger
mieux de notre destinée que de la destinée de ces grandes existences éclipsées avant
nous ? Où sont nos preuves ? où sont même nos indices ? Excepté dans quelques industries
purement mécaniques, qui changent le mode d’une civilisation sans en changer le fond, où
sont donc ces symptômes si frappants de la perfectibilité indéfinie de l’espèce
humaine ?
Est-ce dans les idées ? Nous ne pensons pas plus creux que Job ; nous ne rêvons pas
plus grand que Platon ; nous ne chantons pas plus divinement qu’Homère ; nous ne parlons
pas plus éloquemment que Cicéron ; nous ne moralisons pas plus raisonnablement que
Confucius ; nous ne résumons pas notre sagesse en proverbes plus substantiels que
Salomon.
Est-ce dans les passions ? Nous avons les mêmes passions que nos pères, parce que nous
avons les mêmes organes, et que la même lutte établie en nous par la nature entre la
raison, qui est l’instinct de l’âme, et les passions, qui sont l’instinct de la matière,
rompt aussi souvent en nous qu’en eux l’équilibre sans cesse rompu par le mal, sans
cesse rétabli par le bien, pour se rompre encore.
Est-ce dans les livres, ces monuments écrits de la pensée des peuples ? Si
nous en jugeons par les sublimes fragments que la Chine, l’Inde primitive, la Grèce,
Rome, nous permettent de déchiffrer, nous ne voyons rien d’inférieur, dans ces monuments
écrits, aux pages de notre moyen âge obscurci de ténèbres, et de nos deux ou trois
derniers siècles, crépuscule d’une renaissance de la pensée. La cendre de la
bibliothèque de Persépolis ou d’Alexandrie ne nous a laissé que quelques étincelles,
mais ces étincelles attestent un foyer aussi lumineux que le foyer de notre jeune
Europe.
Est-ce dans l’art ? L’Égypte, la Syrie, les Indes, le Parthénon, Phidias, les bronzes,
les statues, les médailles, les vases étrusques nous répondent. L’éternel effort de nos
arts modernes est de remonter à ces types du beau dans l’architecture et dans la
sculpture ; et comme les arts prennent ordinairement leur niveau dans une même époque,
tout fait conjecturer que les arts de l’esprit égalaient en perfection ceux dont la
matière plus solide nous a conservé les chefs-d’œuvre.
Est-ce dans les institutions ? Mais nous flottons encore, comme
l’antiquité, entre cinq ou six formes politiques de gouvernement énumérées par Aristote,
formes qui se combattent ou qui se succèdent avec une égale impuissance de durée et de
stabilité. L’acharnement même des peuples européens à chercher des formes meilleures de
gouvernement ou de société atteste le travail et l’inquiétude d’esprit, qui s’agite dans
un perpétuel effort.
Est-ce dans le respect de la vie humaine ? Mais jamais l’ambition, la gloire ou la
conquête n’ont versé plus de sang sur les champs de bataille qu’on n’en a versé depuis
soixante ans. Le nom de Napoléon, qu’on appelle le Grand, a coûté la vie à des millions
d’hommes en moins de vingt ans ; et tant de sang humain répandu n’a déplacé ni une borne
ni une idée en Europe. Les générations ont été fauchées dans leur fleur, au lieu de
tomber dans leur maturité. Voilà tout le progrès.
Enfin est-ce en félicité publique ? Demandez à cet éternel gémissement qui sort du sein
des masses. La même mesure de souffrance et de bien-être paraît être le partage des
peuples ;
seulement cette somme de bonheur est plus équitablement répartie
depuis l’abolition de l’esclavage et de la féodalité. Mais où l’esclavage est-il aboli ?
Sur une étroite partie de l’Europe où le prolétariat le remplace. La barbarie, le
despotisme et la servitude occupent encore l’immense majorité des zones géographiques du
globe.
Est-ce dans le bonheur individuel ? Mais ce mot de progrès dans le bonheur jure avec
l’immuable condition de l’homme ici-bas. Tant que l’homme n’aura ni perfectionné ses
organes, ni vaincu la souffrance physique et morale, ni prolongé sa vie d’une heure, ni
prolongé l’existence de ceux qu’il aime ; tant qu’il sera ce qu’il est, un insecte
rampant sur des tombeaux pour chercher le sien et pour s’y coucher dans les ténèbres,
quel est le railleur qui osera lui parler des progrès de son bonheur ? Ce mot n’est
qu’une ironie de la langue appliquée à l’homme. Qu’est-ce qu’un bonheur qui se compte
par jour et par semaine, et qui s’avance à chaque minute vers sa catastrophe finale, la
mort ? Le progrès dans le bonheur pour un pareil être, c’est le progrès quotidien
vers le sépulcre. Or, qu’est-ce que le progrès dans le bonheur pour une race
dont chaque être marche à son supplice prochain et inévitable ? Changer en fête et en
joie cette procession éternelle vers la mort, c’est plus que se tromper ; c’est se
moquer de l’humanité.
La philosophie de la perfectibilité continue et indéfinie n’est donc pas seulement
l’illusion, elle est la dérision de l’espèce humaine.
Mais, dit-on encore, cependant Dieu, qui ne trompe pas, a jeté dans l’homme ce levain,
cette invincible aspiration, cette espérance sourde et obstinée du perfectionnement
indéfini de son espèce ? Tout instinct est une prophétie : cette prophétie est donc
divine, elle implique donc un devoir pour l’homme, elle est donc destinée à se réaliser
sur cette terre.
Nous ne nions pas et nous adorons même cet instinct naturel ou surnaturel qui porte
l’homme à espérer, contre toute espérance, un
perfectionnement indéfini.
Nous croyons que cet instinct a été en effet donné à l’homme par son auteur pour une
double fin : d’abord comme une impulsion divine à travailler, pendant qu’il vit, à son
perfectionnement individuel, perfectionnement dont le but sera atteint par lui dans un
autre monde, et non dans celui-ci. C’est ici son atelier, c’est ailleurs son repos ;
c’est ici qu’il doit marcher, c’est ailleurs qu’il arrive.
En second lieu, nous croyons que Dieu a donné cet instinct de perfectionnement indéfini
à l’homme comme une impulsion au dévouement méritoire que nous devons tous à notre race,
à notre famille humaine, à nos frères en bien et en mal, à notre patrie, à l’humanité :
s’intéresser au sort commun de sa race, travailler avec désintéressement au sort futur
de cette race que l’on ne verra pas, c’est le dévouement, c’est le concours méritoire,
c’est le sacrifice de la partie au tout, de l’être à l’espèce, du citoyen à la patrie,
de l’homme au genre humain ; c’est le devoir, c’est la vertu, c’est le sacrifice, c’est
la beauté morale. L’égoïste est né pour lui seul, l’homme collectif
est né
pour ses semblables : se dévouer au perfectionnement relatif ou absolu, limité ou
illimité, fini ou indéfini, local ou universel, viager ou éternel de ses semblables,
c’est donc le devoir, c’est donc la vertu !
Or, pour que l’homme de bien se portât de lui-même à ce devoir difficile, il fallait
qu’il eût en lui une secrète conviction de l’utilité de ce dévouement à sa famille
terrestre ; il fallait qu’il crût vaguement à la possibilité de servir, d’améliorer, de
perfectionner le sort commun. Cette conviction intime, qui devient illusion s’il s’agit
d’un progrès indéfini et absolu de l’espèce, n’est nullement une déception s’il s’agit
d’une amélioration relative, locale, temporaire d’une partie de l’humanité. Le progrès
indéfini et continu est une chimère démentie partout par l’histoire comme par la
nature ; mais le perfectionnement relatif, local, temporaire, est attesté comme une
vérité.
Nous voyons partout en effet une race humaine tombée dans l’ignorance et dans la
barbarie,
en sortir pour remonter à la lumière, à la civilisation, à la
vertu, à la puissance ; arriver plus ou moins laborieusement à la perfection relative
d’une nationalité, d’une société, d’une religion supérieure ; rester à ce point
culminant plus ou moins longtemps avant d’en redescendre ; puis s’écrouler par
l’infirmité irrémédiable de notre nature, se détériorer, se corrompre, déchoir, mourir,
disparaître, en ne laissant, comme l’individu le plus perfectionné lui-même, qu’un nom
et une pincée de cendres à la place où il a vécu. L’humanité monte et descend sans cesse
sur sa route, mais elle ne descend ni ne monte indéfiniment ; voilà l’erreur des
philosophes de la perfectibilité indéfinie.
Or, il n’est pas douteux que, dans l’œuvre de cette croissance relative d’une nation ou
d’une société, cette société ou cette nation ne soit réellement et saintement servie,
secondée, assistée, glorifiée par le dévouement des hommes supérieurs ou des hommes
secondaires qui en font partie. La pensée d’un seul est le levain d’une multitude, la
vertu d’un seul sanctifie une foule, le sang d’un seul rachète une race ; le
plus glorieux ou le plus humble dévouement sauve ou grandit tout un siècle. La société
humaine ne vit que des sacrifices de ses membres au bien général. Qui se sacrifierait,
si on croyait le sacrifice inutile ? Il fallait donc que l’homme eût cet instinct de
l’utilité et de la sainteté de son sacrifice : seulement quelques-uns croient se
sacrifier à un perfectionnement et à un bonheur indéfinis sur la terre, quelques autres
croient se sacrifier à un perfectionnement relatif, local et temporaire ici-bas ; c’est
là le secret de cet instinct qui nous travaille pour l’amélioration de notre espèce,
instinct illusoire chez les uns, réel chez les autres, méritoire chez tous.
Mais ceux-là mêmes qui, comme nous, ne se font point l’illusion des progrès indéfinis
en intelligence et en bonheur sur la terre, sont convaincus que le moindre travail et le
plus obscur dévouement à l’humanité, quoique limités par la nature des choses mortelles
ici-bas, ne seront pas perdus pour l’être humain, et que, interrompu
ici-bas par la condition périssable des choses humaines et par la mort, ce progrès
profitera ailleurs, dans les régions de l’éternité, de l’absolu, de
l’infini.
Il en est de cet instinct du progrès et du bonheur indéfinis de l’humanité sur la
terre, comme il en est d’un autre instinct que Dieu a donné invinciblement à l’homme ;
instinct que l’homme sait parfaitement illusoire ici-bas, et qui cependant le pousse
invinciblement aussi à tendre toujours vers un but dont il ne se rapproche jamais : nous
voulons parler de l’aspiration au bonheur complet et permanent sur la terre.
Quel est l’homme qui ne sait pas le mensonge de cet instinct, et quel est l’homme qui
ne s’y laisse pas éternellement tromper ? Mais il était nécessaire dans le plan divin
que cet instinct du bonheur parfait mentît à l’homme, pour lui faire supporter
l’existence et poursuivre pas à pas dans la vie la route de l’éternité. Sans cet
instinct, l’homme s’arrêterait au second pas, s’assoirait le front dans ses mains
sur la route, attendant la mort sans mouvement, ou la devançant par le
suicide. Cette aspiration à un bonheur qui n’existe pas ici, est le ressort qui donne
l’impulsion à toute vie et le mouvement à toute activité humaine. Cet instinct est,
comme celui du perfectionnement indéfini de l’espèce, un mensonge ici, une vérité plus
loin. Il ne faut donc pas le croire en ce qui touche à ce monde, mais il faut le croire
en ce qui touche à l’autre. C’est un fanal placé sur le rivage où nous n’abordons
qu’après le naufrage de la vie. Nous croyons voir ce fanal à quelques vagues de nous sur
notre globe flottant, mais il brille en effet sur une autre sphère, et il nous conduit,
en nous trompant, au perfectionnement moral et au bonheur éternel.
Nous le disions il y a quelques jours :
« Cette philosophie récente de la perfectibilité indéfinie de l’humanité ici-bas est
donc une bulle d’air colorée aux regards de l’enfant qui l’insuffle de son haleine.
Cela ne résiste ni au raisonnement,
ni à l’expérience, ni à l’histoire,
ni à la nature. C’est le paradoxe de la douleur, de la misère et de la mort ; c’est le
défi à toute réalité. Il faut n’avoir lu sérieusement ni une page des annales des
siècles, ni une page de son propre cœur, pour se complaire à ce songe doré de vieux
enfants. La première ruine d’empire dont la terre est semée le confond, le premier
tombeau rencontré sous les pieds le dissipe, la première déception de cœur ou d’esprit
le fait fondre en larmes.
« La douleur est la seule vérité irréfutable d’ici-bas. Il n’y a aucune métaphore à
dire ce qu’ont dit nos pères et ce que diront nos enfants : Globe pétri
de cendre et de larmes. Quelle couche, pour rêver le perfectionnement et le
bien-être indéfinis, que cette couche où nous ne sommes retournés que par la douleur
en attendant la mort ?… Je n’ai jamais compris qu’il y eût des hommes assez doués de
l’obstination des chimères pour croire au progrès indéfini et au bonheur absolu sur
une pareille claie qui les traîne à la voirie de leur néant. Heureux hommes, ils
auront vécu, ils seront morts encore endormis ! »
La vraie philosophie, la philosophie virile, la philosophie expérimentale
est donc celle qui, au lieu de correspondre à ces rêves, correspond à la réalité de
notre triste condition humaine et mortelle ici-bas, c’est-à-dire la philosophie de la
douleur ! La philosophie de la douleur sanctifiée par l’acceptation et consolée par
l’espérance, c’est la philosophie des Indes, de Brahma, de Bouddha, de Confucius, de
Platon, du christianisme ; c’est celle qui nous a toujours paru, dès notre première
dégustation de la vie, contenir le plus de vérité, de réalité, de beauté, de révélation,
de force, de grandeur, de vertu, d’espérance, d’encouragement à vivre, à aimer, à
espérer, à agir.
Que dit cette philosophie de la douleur dans tous ces pays, dans toutes ces époques,
dans toutes ces théologies, dans toutes ces langues ? Qu’a-t-elle dit d’abord dans les
Indes ?
Elle dit : « Il y a un Dieu. Son œuvre le prouve. La vie est le témoignage de la
vie. »
Elle dit : « Ce Dieu, Être des êtres, est infini, parfait, éternel. Sa
nature le prouve ; l’infini, l’éternité, la perfection sont les attributs de l’être des
êtres. »
Elle dit : « Il a créé et il crée sans limite de temps, d’espace, de puissance, autant
de créatures que l’infini de sa pensée comporte de sagesse, de puissance et de fécondité
créatrices. Être, pour l’Être des êtres, c’est créer ! »
Elle monte par la pensée au fond des firmaments qui n’ont point de fond ; et elle dit :
« Il est là » ; elle descend aux bornes de l’éther inférieur qui n’a point de borne, et
elle dit : « Il est là » ; elle s’étend aux extrémités de l’espace qui n’a point
d’extrémité, et elle dit : « Il est encore là, il ne finit jamais, il commence toujours,
et il est tout entier partout où il est. »
Elle dit : « Il n’y a ni grandeur ni petitesse devant lui ; les choses ne se mesurent
qu’à la gloire qu’elles ont d’émaner de lui. Chacune de ses pensées réalisées est aussi
grande que l’autre, puisqu’elle est également de lui et en lui. »
Elle dit : « Nous sommes une de ses créatures,
une de ses pensées
réalisées, ni plus grande, ni plus petite que toute autre de ses créatures. Nous ne
savons pas de quel nom il nous nomme dans son vocabulaire d’amour créateur, mais nous
nous appelons ici-bas hommes. »
« Qu’est-ce que l’homme ? » continue cette philosophie primitive de l’Inde.
« L’homme est un insecte éphémère, né des ténèbres et de la douleur un matin, pour
mourir dans les ténèbres et dans la douleur un soir. Il ronge pendant quelques
évolutions de soleil l’épiderme du petit globe auquel il est attaché, puis il y rentre
pour féconder cet épiderme de sa poussière. Si on le mesure à l’infini de l’espace qui
l’entoure, il ne vaut pas la peine d’être calculé ; si on le mesure à l’infini des temps
qui le précèdent et qui le suivent, il ne vaut pas la peine d’être supputé ; si on le
mesure à sa brièveté, à son insignifiance,
à son néant parmi les êtres, il
ne vaut pas la peine d’être nommé. Il ne connaît l’éternité, l’espace, le temps, la
science, le bonheur que de nom. Il n’a le sentiment de son être que par quelques
frissons de plaisir et par des convulsions de douleur. Il n’est qu’un point sensitif et
douloureux dans la création. Sa plus grande douleur est de s’ignorer lui-même. Toute sa
nature semble en contradiction avec la bonté de ce Créateur qu’il est forcé par sa
raison de croire infiniment bon. Il cherche à s’expliquer à soi-même cette
contradiction, qui ne peut être qu’apparente. Il pense, il conjecture, il imagine, et il
conclut. Que conclut-il ? un mot qui l’écrase lui-même : Mystère ! Et comment
cherche-t-il à soulever le poids de ce mystère qui l’écrase ?
« Au commencement, se dit-il, il ne dut pas en être ainsi ; à la fin il ne peut pas en
être ainsi. Conjecturons donc.
« Est-ce que la brièveté, l’imperfection, la douleur, la mort seraient les conditions
fatales de tout être créé, c’est-à-dire borné ? Non ; car Dieu étant infini, il n’y a
pas de limite à l’expansion de vie, de grandeur, de félicité qui
peut
découler toujours de lui sans l’épuiser jamais ; il n’y a pas de mesure à ses dons, il
peut donner sans s’appauvrir, il n’a besoin d’économiser ni l’être, ni la bonté, ni la
puissance. Ce n’est donc pas cela.
« Est-ce que la nature humaine, viciée tout entière dans son premier couple ou dans ses
premières générations, comme une moisson dont tous les épis contenus dans la première
semence se ressentent de l’altération du germe, aurait subi une déchéance et une
punition à perpétuité pour avoir abusé de cette liberté morale, liberté morale qui est
son danger et sa gloire ?
« Est-ce qu’en conséquence de cette première altération par la liberté, toute cette
race solidaire subirait une expiation inexpliquée, jusqu’à ce qu’elle eût reconquis par
cette même liberté régénérée sa première innocence et sa première félicité sur la terre.
Peut-être !… Il n’y a rien là, quoi qu’on en dise, de contradictoire à l’idée du Dieu
parfait. L’idée est ténébreuse, mais nullement absurde. Qui nous dit que les âmes ne
s’engendrent pas intellectuellement comme les corps, et que la dernière
goutte d’eau ne participe pas à la corruption de la source ?
« Enfin, est-ce que la sagesse et la bonté divines auraient voulu donner à l’homme le
mérite et la gloire d’achever, pour ainsi dire, sa propre création par l’exercice
douloureux et méritoire de sa liberté morale, en l’assujettissant ici-bas à des épreuves
pénibles et mystérieuses qui, bien ou mal subies pendant cette courte vie, le
ramèneraient vaincu à de nouvelles épreuves, vainqueur à la conquête de sa propre
félicité ? Peut-être !… Il n’y a rien là ni d’attentatoire au Créateur, ni d’humiliant
pour la créature. Se faire justice à soi-même, n’est-ce pas la suprême justice ?
Participer soi-même à sa propre perfection, n’est-ce pas la perfection suprême ? Ne
serait-ce pas là la plus belle explication de ce mot : Vous serez des
dieux ?
« Dans tous les cas, mystère ! Il n’y a d’évident que le sentiment de la douleur.
L’humanité ne s’atteste que par son gémissement. »
Eh bien ! puisque l’homme ne peut ni se nier ni s’expliquer humainement sa
douleur, quelle est la philosophie la plus raisonnable, de celle qui se nie sa condition
lamentable, ou de celle qui pense à l’accepter d’abord comme une volonté adorable dans
son énigme, et à la sanctifier ensuite comme une épreuve adorable dans son mystère ?
Toutes les révoltes de la nature contre la douleur, toutes les imaginations de la
philosophie, de la perfectibilité indéfinie et de la jouissance ne corrigeront pas
l’amertume d’une larme de l’humanité. Pendant que les bergeries de cette philosophie de
la transfiguration de l’homme en dieu ici-bas font couler dans les idylles les ruisseaux
de lait et de miel, l’homme continue à s’abreuver de ses pleurs, à gémir et à mourir aux
chants faux de ces tristes épicuriens de la vallée de misère. Le sort est le sort,
l’arrêt est porté, le monde est vieux ; on a rêvé avant vous : ces sophistes de la
félicité croissante ont protesté depuis des
milliers de siècles, ils n’ont
pas fait révoquer une syllabe de la destinée. Le songe passe, et l’homme reste. Son nom
est Adam, terre, c’est-à-dire infirmité.
Mais, dès les âges les plus reculés aussi, une autre philosophie, la philosophie de la
réalité, la véritable expression de l’homme complexe, âme et corps, une philosophie qui
est raison et religion tout ensemble, vérité et consolation à la fois, une philosophie
dont on retrouve les dogmes et les préceptes dans les premiers monuments littéraires de
l’Inde, a réfléchi au lieu de rêver, et a trouvé dans la douleur même les deux seuls
remèdes à la douleur : l’acceptation et la sanctification.
Cette philosophie découle des premiers livres sacrés de l’Inde jusque dans la
philosophie du christianisme de nos jours. Nous la préférons mille fois à celle de la
perfectibilité soi-disant indéfinie. Nous la trouvons aussi plus facile à pratiquer.
Elle repose sur cet
axiome : « Il est plus aisé de sanctifier la terre que
de la transformer. »
Elle ne dit pas à l’homme de sourire quand il sanglote, ou d’espérer quand il
désespère. Elle lui dit : « Ta douleur est méritée ou ta douleur est méritoire ;
accepte-la de la main de Dieu comme une expiation, ou accomplis-la sous les yeux de Dieu
comme une épreuve. Ton juge sera ton consolateur, ton éternité compensera ta minute ;
souffre pour justifier ta race coupable, ou souffre pour conquérir ta propre félicité ;
et, dans l’une ou l’autre hypothèse, bénis ! »
Voilà la philosophie qui émane de la première théologie connue, celle de l’Inde
antique. Nous allons vous en donner une idée sommaire dans l’examen des livres sacrés et des poèmes primitifs de ce premier des peuples littéraires. Les
philosophes du progrès indéfini en théologie, en morale et en littérature, nous diront
ensuite si de telles idées, de tels dogmes, de tels préceptes et de telles poésies, à
l’aube des siècles,
sont de nature à les confirmer dans leur système de l’homme brute au commencement, de l’homme dieu à la
fin des âges.
Les premiers de ces livres sacrés se retrouvent dans l’Inde ; on ne peut assigner de
date à ces livres, tant la date en est reculée. Ce sont les Védas.
Les Védas sont un recueil d’hymnes consacrés aux divinités
symboliques de ce temps primitif ; ces hymnes célèbrent les attributs personnifiés du
Dieu unique et créateur que les sages adoraient derrière ces incarnations, et que le
peuple adorait dans ces incarnations.
« Les Védas, dit M. Barthélemy Saint-Hilaire, sont, chez le peuple
indien lui-même, le fondement, le point de départ d’une littérature qui est plus
riche, plus étendue, si ce n’est aussi belle que la littérature grecque. »
Quant à nous, nous la trouvons mille fois plus belle ; car cette littérature est plus
morale, plus sainte et pour ainsi dire plus divinisée par
la charité
qu’elle respire : c’est la littérature de la sainteté ; celle des Grecs n’est que la
littérature des passions.
« Poèmes épiques, continue le savant traducteur, systèmes de philosophes, théâtres,
mathématiques, grammaire, droit, le génie indien a tenté toutes les grandes directions
de l’intelligence. De son propre aveu, ce sont les Védas qui ont
inspiré cette littérature. »
Les Védas sont des chants pareils à ceux des prophètes et de David
dans la Bible ; avec cette différence que les chants bibliques ne sont que des cris
lyriques d’enthousiasme, d’adoration, de crainte ou d’amour à Jéhovah, tandis que les
hymnes des Védas indiens sont en même temps des dogmes religieux. La
poésie lyrique des prophètes hébreux est mille fois plus sublime d’expression, les
hymnes des Védas ont plus d’enseignement de morale et de vertu dans
leurs strophes. Il y a cependant de magnifiques percées d’imagination sur la création,
et sur le chaos qui couvait le monde avant sa naissance.
« Alors rien n’existait, dit un de ces hymnes, ni le néant, ni l’être,
ni monde, ni espace, ni éther ; il n’y avait point de mort, il n’y avait point
d’immortalité, il n’y avait ni lumière ni ténèbres. Mais la création future reposait
sur le vide. Glorifier Dieu fut le désir de naître pour le premier
germe de la création…
« Cependant il y avait Lui, dit le livre, il y avait Dieu ; lui
seul existait sans respirer, il existait absorbé en lui-même dans la solitude de sa
propre pensée, de sa pensée tournée en dedans de lui pour jouir de la contemplation de
lui-même. Il n’y avait rien en dehors de lui, rien autour de lui ; il n’y avait que
lui avec lui ! »
Quelle métaphysique déjà profondément spiritualiste, que cette création par le désir occulte qui presse toute chose, non encore née, de naître pour
s’unir à Celui de qui tout sort et à qui tout retourne, afin de l’aimer et de le
glorifier ?
« C’est ainsi, poursuit l’hymne sacré, que les
sages, méditant dans leur
cœur et dans leur entendement, ont expliqué le passage du néant à l’être ; mais Lui, Dieu, quelle autre source put-il avoir que lui-même ? Lui seul
peut savoir si cela est ainsi, ou si cela est autrement. »
Un autre de ces hymnes complète lyriquement cette définition par un cri répété de foi
et de reconnaissance au Dieu unique créateur, et conservateur des êtres connus.
« Il naissait à peine de lui-même et déjà il était le seul maître des mondes créés
par lui ; il remplit le ciel et la terre : à quel autre Dieu offrirons-nous
l’holocauste ?
« Le monde ne respire et ne voit qu’en lui : à quel autre Dieu offrirons-nous
l’holocauste ?
« À lui appartiennent ces sommets inaccessibles de montagnes blanchies, ce firmament,
cet Océan sans limites avec tous ses flots ; à lui l’espace où il étend ses deux bras
sans toucher les bords : à quel autre Dieu offrirons-nous l’holocauste ?
« C’est lui que le ciel et la terre, soutenus par son esprit, frémissent
du désir de voir, quand le soleil dans sa splendeur surgit à l’orient : à quel autre
Dieu offrirons-nous l’holocauste ?
« C’est lui qui parmi tous les dieux secondaires (incarnations de ses attributs) a
toujours été le vrai Dieu, le Dieu suprême : à quel autre offrirons-nous
l’holocauste ?… »
Cette litanie sublime des perfections et des droits divins du Dieu créateur se poursuit
de strophe en strophe avec l’accent d’un
Te
Deum
de l’âme, ivre de joie d’avoir entrevu son auteur.
La création de l’homme n’est pas célébrée dans un autre hymne avec moins de
métaphysique et moins de poésie pleine de symbole.
« Dieu pensa ; il se dit : Voilà les mondes ! Je vais créer maintenant les hôtes de
ces mondes. Il créa un être revêtu d’un corps ; il le vit ; et la bouche de cet être
s’ouvrit
comme un œuf brisé ; de sa bouche sortit la parole, de la parole
sortit le feu ; les narines s’ouvrirent, et des narines sortit le souffle, et du
souffle sortit l’air qui se dilate et se répand partout ; les yeux s’ouvrirent, et des
yeux jaillit la lumière, et de cette lumière fut produit le soleil ; les oreilles se
sculptèrent, et des oreilles naquit le son qui donne le sentiment du loin et du près (des distances) ; la peau s’étendit, et de
cet épiderme étendu naquit la chevelure, de cette chevelure de l’homme naquit la
chevelure de la terre, les arbres et les plantes ! etc., etc. »
On voit qu’en sens inverse du matérialisme moderne, qui fait naître l’intelligence des
sensations brutales de la matière douée d’organes, le spiritualisme déjà raffiné des
sages de l’Inde fait naître les phénomènes matériels de l’intelligence.
Et ces hymnes sacrés des Védas se chantaient dans l’Inde on ne sait
combien de siècles avant la religion des Brahmanes, et la religion des Brahmanes avait
été remplacée par celle de Bouddha, et celle de Bouddha était déjà vieillie du temps de la conquête d’Alexandre,
c’est-à-dire trois cent vingt-six ans avant Jésus-Christ. Qu’on juge par là de cette
prétendue barbarie des âges primitifs que les philosophes de la perfectibilité indéfinie
affirment, en balbutiant encore eux-mêmes des doctrines infiniment moins sublimes que
ces échos lointains du berceau du monde.
Non, en présence de tels monuments, nous ne croyons point avec eux que l’homme ait
commencé dans la fange et dans la nuit, mais nous croyons avec l’Inde qu’il a commencé
dans la perfection relative et dans la lumière de ce qu’on appelle un Éden. Nous croyons que les reflets de cet Éden et de cette
lumière ont resplendi longtemps sur son âme, avec plus de lueurs d’une révélation
primitive que dans des âges plus distants de son berceau ; nous croyons que cette
révélation primitive date de la création, que Dieu est contemporain de l’âme qu’il créa
pour l’entrevoir et pour l’adorer, et que s’il y a une plus éclatante effusion de la
lumière, c’est à l’aurore du genre humain, et non dans le crépuscule de sa caducité,
qu’il faut la chercher.
La grandeur, la sainteté, la divinité de l’esprit humain sont les
caractères dominants de cette philosophie dans la littérature sacrée et primitive de
l’Inde. On y respire je ne sais quel souffle à la fois saint, tendre et triste, qui
semble avoir traversé plus récemment un Éden refermé sur l’homme. Cette poésie donne
l’extase comme l’opium qui croît dans les plaines du Gange. Je me
souviens toujours du saint vertige qui me saisit la première fois que des fragments de
cette poésie sanscrite tombèrent sous mes yeux. Voilà en quels termes
je dépeignis alors moi-même mes impressions.
« Cette extase, disais-je, est comparable à celle que nous avons éprouvée quelquefois
nous-même, en tombant par hasard sur une de ces pages mutilées des livres sacrés de
l’Inde, où la pensée de l’homme s’élève si haut, parle si
divinement, que
cette pensée semble se confondre dans une sorte d’éther intellectuel avec le
rayonnement et avec la parole même de Dieu, de ce Dieu qu’elle cherche, qu’elle
atteint, qu’elle entrevoit enfin au fond de la nature et du ciel, en jetant un cri de
voluptueuse joie et de délicieuse possession du souverain Être.
« Ces demi-pages sont si belles que, s’il y en avait beaucoup de cette nature, elles
dégoûteraient l’homme qui les lit de vivre de la vie des sens ; elles suspendraient le
battement du pouls dans ses artères, elles lui donneraient l’impatience de l’infini,
la passion de mourir pour se trouver plus tôt dans ces régions indescriptibles où l’on
entend de tels accents dans de telles ivresses, où l’intelligence bornée se précipite
et se conjoint à l’intelligence infinie dans ce murmure extatique des lèvres, puis
dans ce silence de l’amour qui est l’anéantissement de tout désir dans la possession
de l’Être infini, infiniment adoré et infiniment possédé.
« Les deux plus fortes impressions littéraires de ce genre furent produites en moi
par la lecture de ces pages mystérieuses de l’Inde, vraisemblablement déchirées de
quelques livres
surhumains, et emportées par le vent des siècles du
sommet de l’Himalaya jusqu’à nous.
« La première fois, j’étais seul dans une petite chambre haute et nue d’une maison de
campagne inhabitée, où les maîtres en s’en allant avaient laissé quelques feuilles
volantes de brochures et de journaux littéraires éparses et livrées aux rats sur le
plancher. L’aurore se levait au loin sur une longue lisière de forêts monotones et
sombres que j’apercevais en m’éveillant par ma fenêtre ouverte, à cause de la chaleur
d’été. Les rayons presque horizontaux du soleil glissaient sur mon lit ; les
hirondelles entraient avec eux, et battaient joyeusement les vitres de leurs ailes. Le
vent frais du matin, en tourbillonnant doucement dans la tout, faisait bruire les
feuilles de livres et de journaux sur les carreaux de brique comme des gazouillements
d’idées qui se réveillent dans l’esprit.
« Ce bruit attira mon attention. Je n’ai jamais pu voir une page écrite sans éprouver
la passion
de la lire. Je ramassai quelques feuilles à demi rongées des
traductions des hymnes indiens. Ces fragments étaient l’œuvre d’un de ces hommes qui
consacrent toute leur existence et tout leur génie dans ce monde à regarder et à sonder
d’autres mondes. Il se nomme le baron d’Eckstein, philosophe, poète, publiciste,
orientaliste ; c’est un brahme d’Occident, méconnu des siens, vivant dans un siècle,
pensant dans un autre.
« Je lisais dans mon lit, le coude appuyé sur l’oreiller, dans cette voluptueuse
nonchalance de corps et d’esprit d’un homme indifférent aux bruits d’une maison
étrangère, qu’aucun souci n’attend au réveil, et qui peut user les heures de la matinée
sans les compter sous le marteau de l’horloge lointaine qui les sonne aux laboureurs.
Tout à coup je tombai sur un fragment de trente ou quarante lignes qui étincelèrent à
mes yeux comme si ces lignes avaient été écrites, non avec le pinceau du poète trempé
dans l’encre, mais avec la poussière
de diamants et avec les couleurs de
feu des rayons que le soleil levant étendait sur la page ; ce fragment était un
éblouissement de l’âme mystique, appelant, cherchant, trouvant, embrassant son Dieu à
travers l’intelligence, la vertu, le martyre et la mort, dans l’ineffable élan de la
raison, de la poésie, de l’extase. L’accent était profond comme l’infini, les mots
transparents comme l’éther limpide, les images parlantes et répercussives de l’objet
comme le miroir des mers et des cieux, le sentiment jaillissant comme un flot de
l’éternité, émanation de chaleur et de lumière qui s’échappe du soleil sans jamais tarir
son foyer, une illumination de l’infini par les girandoles des astres sur l’autel de
Dieu.
« Je lus, je relus, je relirais encore… Je jetai des cris, je fermai les yeux, je
m’anéantis d’admiration dans mon silence. J’éprouvai un de ces instincts d’acte
extérieur que l’homme sincère avec soi-même éprouve rarement quand il
est
seul, et que rien de théâtral ne se mêle à la candide simplicité de ses impressions. Je
sentis comme si une main pesante m’avait précipité hors de mon lit par la force d’une
impulsion physique. J’en descendis en sursaut, les pieds nus, le livre à la main, les
genoux tremblants ; je sentis le besoin irréfléchi de lire cette page dans l’attitude de
l’adoration et de la prière, comme si le livre eût été trop saint et trop beau pour être
lu debout, assis ou couché ; je m’agenouillai devant la fenêtre au soleil levant, d’où
jaillissait moins de splendeur que de la page ; je relus lentement et religieusement les
lignes. Je ne pleurai pas, parce que j’ai les larmes rares à l’enthousiasme comme à la
douleur, mais je remerciai Dieu à haute voix, en me relevant, d’appartenir à une race de
créatures capables de concevoir de si claires notions de sa divinité, et de les exprimer
dans une si divine expression. »
Si le poète inconnu qui avait écrit ces lignes quelques milliers d’années avant ma
naissance, assistait, comme je n’en doute pas, du fond de sa béatitude glorieuse, à
cette lecture et à cette impression de sa parole écrite, prolongée de
si
loin et de si haut à travers les âges, que ne devait-il pas penser en voyant ce jeune
homme ignorant et inconnu dans une tourelle en ruine, au milieu des forêts de la Gaule,
s’éveillant, s’agenouillant, et s’enivrant, à quatre mille ans de distance, de ce Verbe
éternel et répercuté qui vit autant que l’âme, et qui d’un mot soulève les autres âmes
de la terre au ciel !
Voilà la littérature du genre humain !
Mais la douceur envers l’homme et envers toute la nature est le second caractère divin
de la philosophie et de la littérature indiennes. Je veux vous redire aussi un des
effets de cette littérature sur mon âme.
« Un jour j’avais emporté à la chasse un volume anglais de traductions du sanscrit ; c’est la langue sacrée des Indes.
« Un chevreuil innocent et heureux bondissait de joie dans les serpolets trempés de
rosée sur la lisière d’un bois. Je l’apercevais de temps en temps par-dessus les tiges
de bruyères,
dressant les oreilles, frappant de la corne, flairant le
rayon, réchauffant au soleil levant sa tiède fourrure, broutant les jeunes pousses,
jouissant de sa solitude et de sa sécurité.
« J’étais fils de chasseur. J’avais passé mes jeunes années avec les garde-chasses,
les curés de village, et les gentilshommes de campagne qui découplaient leurs meutes
avec celles de mon père. Je n’avais jamais réfléchi encore à ce brutal instinct de
l’homme qui se fait de la mort un amusement, et qui prive de la vie, sans nécessité,
sans justice, sans pitié et sans droit, des animaux qui auraient sur lui le même droit
de chasse et de mort, s’ils étaient aussi insensibles, aussi armés et aussi féroces
dans leur plaisir que lui. Mon chien quêtait ; mon fusil était sous ma main ; je
tenais le chevreuil au bout du canon.
« J’éprouvais bien un certain remords, une certaine hésitation à trancher du coup une
telle vie, une telle joie, une telle innocence dans un être qui ne m’avait jamais fait
de mal, qui savourait la même lumière, la même rosée, la même volupté matinale que
moi, être créé par la même Providence, doué peut-être
à un degré
différent de la même sensibilité et de la même pensée que moi-même, enlacé peut-être
des mêmes liens d’affection et de parenté que moi dans sa forêt ; cherchant son frère,
attendu par sa mère, espéré par sa compagne, bramé par ses petits. Mais l’instinct
machinal de l’habitude l’emporta sur la nature, qui répugnait au meurtre. Le coup
partit. Le chevreuil tomba, l’épaule cassée par la balle, bondissant en vain dans sa
douleur sur l’herbe rougie de son sang.
« Quand la fumée du coup fut dissipée, je m’approchai en pâlissant et en frémissant
de mon crime. Le pauvre et charmant animal n’était pas mort. Il me regardait, la tête
couchée sur l’herbe, avec des yeux où nageaient des larmes. Je n’oublierai jamais ce
regard auquel l’étonnement, la douleur, la mort inattendue semblaient donner des
profondeurs humaines de sentiment, aussi intelligibles que des paroles ; car l’œil a
son langage, surtout quand il s’éteint.
« Ce regard me disait clairement, avec un déchirant reproche de ma cruauté
gratuite : “Qui es-tu ? Je ne te connais pas, je ne t’ai jamais offensé. Je t’aurais
aimé peut-être ; pourquoi m’as-tu frappé à mort ? Pourquoi m’as-tu ravi ma part de ciel,
de lumière, d’air, de jeunesse, de joie, de vie ? Que vont devenir ma mère, mes frères,
ma compagne, mes petits qui m’attendent dans le fourré, et qui ne reverront que ces
touffes de mon poil disséminé par le coup de feu, et ces gouttes de sang sur la
bruyère ? N’y a-t-il pas là-haut un vengeur pour moi ou un juge pour toi ? Et cependant
je t’accuse, mais je te pardonne ; il n’y a pas de colère dans mes yeux, tant ma nature
est douce, même contre mon assassin. Il n’y a que de l’étonnement, de la douleur, des
larmes.”
« Voilà littéralement ce que me disait le regard du chevreuil blessé. Je le
comprenais, et je m’accusais comme s’il avait parlé avec la voix. “Achève-moi”,
semblait-il me dire encore par la plainte de ses yeux et par les inutiles
frémissements de ses membres.
« J’aurais voulu le guérir à tout prix ; mais
je repris le fusil par
pitié, et, en détournant la tête, je terminai son agonie du second coup. Je rejetai
alors le fusil avec horreur loin de moi, et cette fois, je l’avoue, je pleurai. Mon
chien lui-même parut attendri ; il ne flaira pas le sang, il ne remua pas du museau le
cadavre, il se coucha triste à côté de moi. Nous restâmes tous les trois dans le
silence, comme dans le deuil de la même mort.
« C’était l’heure de midi. J’attendis que le vieux berger qui ramène les moutons à
l’étable pendant les heures brûlantes repassât avec son troupeau sur la lisière du
bois, pour lui faire emporter le chevreuil à la maison. En attendant, je tirai de ma
poche un volume de ces restes des poèmes épiques de l’Inde, et je m’efforçai de me
distraire par la lecture. Vain effort ! la page s’ouvrit sur une de ces merveilleuses
allégories poétiques dans lesquelles la poésie sacrée des Hindous incarne ses dogmes
d’universelle charité. On croit y sentir, dans l’amour et dans le respect de l’homme
pour tout ce qui a vie et sentiment, quelque chose de la charité de Dieu lui-même pour
sa création animée ou inanimée.
« Le poète racontait l’ascension graduelle d’un héros, d’épreuve en
épreuve, jusqu’au ciel, par les gradins ardus de l’Himalaya. À mesure que la route
devient plus longue, plus pénible et plus glaciale, le héros est abandonné de
lassitude par ceux qui l’ont le plus aimé sur terre, qui ont d’abord tenté de le
suivre, mais qui, rebutés de ses infortunes, retournent en arrière, ou succombent à
ses pieds sur les sommets de glace et de neige dans son ascension. Parents, amis,
frères, amante même, finissent par se lasser de dévouement ou par s’épuiser de forces.
Son chien seul, plus fidèle et plus inséparable de lui que l’amitié et que l’amour,
suit en haletant les traces de son maître pour mourir à ses pieds ou pour triompher
avec lui.
« Le héros arrive enfin aux portes du ciel. Elles s’ouvrent pour lui, mais elles se
referment devant l’animal. L’homme alors, pénétré d’une justice sublime et d’une
abnégation qui s’élève jusqu’à l’immolation de soi-même, refuse d’entrer dans le
séjour de la félicité divine, si son chien, compagnon de ses peines et de ses mérites,
n’y entre pas avec lui. Les dieux, attendris de ce sacrifice de générosité, laissent
entrer l’animal avec l’homme, et le ciel se referme sur tous les deux.
J’ai noté ce fragment de charité universelle, et je le citerai bientôt dans ces
archives des beautés de l’esprit humain.
« Cette lecture me fit comprendre et sentir, mieux que la lecture même des dogmes
religieux de l’Inde, la beauté, la vérité, la sainteté de cette doctrine, qui interdit
aux hommes, non seulement le meurtre sans nécessité absolue, mais même le mépris des
animaux, ces compagnons et ces hôtes de notre habitation terrestre, hôtes dont nous
devons compte à notre Père commun, comme des êtres supérieurs d’intelligence et de
force doivent compte des êtres inférieurs qui leur sont soumis. J’admirai, j’adorai
cette parenté universelle des êtres, cette fraternité de la vie entre tout ce qui
respire, entre tout ce qui sent, entre tout ce qui aime ici-bas dans la mesure de son
intelligence et de sa destinée. Je conclus que le poète indien était le sage, et que
j’étais
l’ignorant et le barbare d’une civilisation qui avait perdu tant
de chemin sur la route de l’amour, ou qui n’y était pas encore arrivée. Je pressentis
que l’homme de l’Occident y arriverait un jour.
« Je renonçai pour jamais à ce brutal plaisir du meurtre, à ce despotisme cruel du
chasseur qui enlève sans nécessité, sans droit, sans pitié, l’existence à des êtres
auxquels il ne peut pas la rendre. Je me jurai à moi-même de ne jamais retrancher par
caprice une heure de soleil à ces hôtes des bois ou à ces oiseaux du ciel qui
savourent comme nous la courte joie de la lumière, et la conscience plus ou moins
vague de l’existence sous le même rayon.
« Ils appartiennent à Dieu, me dis-je ; Dieu m’a fait leur ami et non leur tyran. La
vie, quelle qu’elle soit, est trop sainte pour en faire ce jouet et ce mépris que
notre incomplète civilisation nous permet d’en faire impunément devant les lois, mais
que le Créateur ne nous permettra pas d’avoir fait impunément devant sa justice. »
De ce jour je n’ai plus tué. Le livre, en si pathétiquement la nature,
m’avait
convaincu de mon crime. L’Inde m’avait révélé une plus large
charité de l’esprit humain, la charité envers la nature entière. C’est le sceau de toute
cette littérature indienne : l’humanité ! L’humanité s’y agrandit aux proportions de
l’amour divin du Créateur pour l’universalité de ses ouvrages.
Une telle littérature atteste, par son existence à cette époque reculée du monde, une
de ces deux choses : ou bien une révélation primitive dont les perfections étaient
encore présentes à la mémoire de l’homme, ou bien une maturité consommée d’âge et de
raison qui portait déjà ses fruits de sagesse et de sainteté dans la philosophie et dans
la poésie de la prodigieuse vieillesse d’une telle race humaine.
Aussi, avant d’entrer dans l’appréciation des œuvres purement poétiques de l’Inde,
laissez-moi vous donner brièvement un avant-goût de sa philosophie et de ses notions
morales sur Dieu, sur l’âme, sur l’homme, sur les rapports
de l’homme avec
Dieu et de l’homme avec l’homme ; vous verrez si de telles notions, chantées en vers ou
rédigées en dogmes et en codes, sont un indice de cette prétendue barbarie primitive que
les philosophes de la perfectibilité indéfinie et continue attribuent à cette enfance du
monde.
Je puise cet exemple dans le Bagavagita, épisode du poème sacré du
Mahabarata, selon MM. Hastings et Wilkins, ses premiers traducteurs.
« La scène est un champ de bataille. Un des combattants, le héros Arjoùn, à l’aspect de ses parents, de ses amis, de ses compatriotes, qu’il
faut frapper dans cette guerre civile, sent défaillir en lui son cœur, et préfère
recevoir la mort au malheur de la donner. Le demi-dieu Krisna, qui
combat à côté d’Arjoùn, mais qui combat avec l’impassibilité divine,
gourmande le héros de sa faiblesse. Un dialogue sublime, semblable à ceux de Platon,
s’établit entre eux pendant que les deux armées opposées se reposent un instant du
meurtre.
— « Que crains-tu ? » dit le demi-dieu ou le maître à son élève Arjoùn ; « le sage ne s’afflige jamais ni pour les morts ni pour les
vivants. J’ai existé de toute éternité, toi aussi, et nous ne pouvons jamais cesser
d’exister. Nous nous transformons, mais ce n’est pas mourir ; l’âme, dans ces
transformations successives, éprouve l’enfance, la jeunesse, la vieillesse, comme nous
les éprouvons ici-bas. Celui qui est ferme dans cette foi ne se trouble plus en rien.
Ce sont nos organes matériels et passagers qui nous donnent ici ces sensations du
chaud et du froid, du plaisir ou de la douleur ; mais ces choses n’existent pas en
elles-mêmes. Apprends que celui par qui toutes choses ont été créées est
incorruptible, immuable, inaltérable, et que rien ne peut détruire ou modifier ce qui
n’est pas susceptible de destruction. L’âme qui habite ces corps sur lesquels tu
pleures est incorruptible, impérissable, incompréhensible comme son auteur. L’âme ne
peut ni tuer ni
être tuée : de même que l’homme rejette ses vieux
vêtements, en revêt de neufs, de même l’âme, ayant dépouillé sa vieille forme, en
prend une nouvelle. Le fer ne peut la diviser, ni le feu la brûler, ni l’eau la
corrompre, ni l’air l’altérer… Mais, soit que tu penses qu’elle meurt avec le corps,
soit que tu la croies, comme moi, éternelle, ne t’afflige pas : toutes les choses qui
ont un commencement ont une fin, et les choses sujettes à la mort doivent avoir un
régénérateur. L’état précédent des êtres est inconnu, leur état actuel est visible,
leur état futur est un mystère. Ne consulte pas tes vaines opinions ou tes vaines
terreurs ; ne consulte que ta conscience et ton devoir, qui te commandent de mourir
pour tes frères et pour la cause de ton peuple. Peu importe l’événement, que tu sois
vaincu ou vainqueur : la vertu est dans l’acte, et non dans ce qui résulte de l’acte.
Celui-là seul est véritablement sage et sanctifié qui a renoncé à tout fruit temporel
de ses actes ; il est délivré des liens de la matière ; il vit déjà dans les régions
de l’immuable félicité ! »
— « Et à quel signe », lui demande son élève et son interlocuteur Arjoùn, « distinguerai-je cet homme sage et divinisé qui est déjà
absorbé, vivant, dans la contemplation des choses immuables ? Où demeure-t-il ?
Comment peut-il vivre et agir encore ici-bas ? »
— « Écoute », répond le maître divin, « celui-là est affermi dans la sainteté et dans
la lumière qui balaye son cœur de tout autre désir que la contemplation de Dieu et de
soi-même, qui ne se réjouit ou ne s’attriste ni de ce qu’on appelle bien ni de ce
qu’on appelle mal terrestre ; celui-là est affermi dans la sainteté et dans la vérité
qui peut replier en Dieu tous ses désirs, comme la tortue replie à volonté tous ses
membres sous son écaille. L’homme affamé ne pense qu’aux aliments qui peuvent
rassasier sa faim, mais l’homme sage oublie la faim elle-même, pour se nourrir
seulement de son Dieu !
« L’insensé dominé par ses passions ne rêve que dans la nuit du
temps, où toutes les
choses dorment dans les songes ; le sage ou
saint ne veille que dans le jour de l’éternité, où toutes les
choses veillent ; et quand il meurt au monde, il est absorbé dans la nature
incorporelle de Dieu !
« Mais ce dépouillement de la forme infirme et mortelle », poursuit le philosophe
divin, « ne peut s’accomplir dans l’inaction. Ce monde plein de travaux a été créé
pour d’autres devoirs encore que la contemplation passive de la Divinité. Abandonne
donc, ô mon fils, tout motif personnel, et accomplis tes devoirs par le seul amour du
bien. »
Voilà pour la piété. Écoutez maintenant pour la charité :
« Servez-vous les uns les autres, et vous parviendrez à la félicité. Celui qui ne
prépare ses aliments que pour lui mange le pain du péché. Tout être qui a vie
est produit par le pain qu’il mange ; le pain est produit par la pluie ; la
pluie est produite par la prière qui l’implore ; la prière est produite par les bonnes
œuvres ; les bonnes œuvres sont produites et données à l’homme par Brahma (nom de Dieu).
« Moi-même », poursuit le demi-dieu Krisna dans sa leçon à son disciple, « moi-même
je pratique les bonnes œuvres ; et cependant, par ma nature divine, je n’ai rien à
faire, rien à désirer pour moi-même dans les trois parties (les trois continents
connus du globe alors), et cependant je vis dans l’accomplissement des devoirs moraux.
Si je n’accomplissais pas exactement ces devoirs, tous les hommes suivraient bientôt
mon exemple, ce monde abandonnerait son devoir ; je serais la cause de la production
du mal, j’éloignerais les hommes du droit chemin. De même que l’ignorant remplit les
devoirs de la vie dans l’espoir d’un salaire, de même le sage parfait doit les remplir
sans motif personnel d’intérêt, mais pour le bien ; et le bien, il le fait pour Dieu !
Voilà le sage. Ceux qui atteignent cette doctrine seront sauvés
par leurs
œuvres, les autres seront retardés. »
« Mais par qui, ô Krisna », demande le disciple, « les hommes sont-ils poussés à
commettre le mal ? »
« Apprends », répond le maître, « qu’il y a une concupiscence ou un désir mauvais,
fille du principe charnel, pleine de péchés, et sans cesse agissant en nous, dont le
monde est enveloppé comme la flamme est enveloppée par la fumée, le fer par la
rouille ; c’est dans les sens, dans le cœur, dans l’intelligence pervertie, qu’il se
plaît à travailler l’homme et à engourdir son âme. Applique-toi à le vaincre dans tes
passions domptées.
« On admire vos organes matériels, mais l’âme est bien plus admirable : l’âme est
au-dessus de l’intelligence ; mais qui est au-dessus de l’âme ? Combats ton ennemi,
qui prend en toi la forme du désir ! »
« Où va l’homme après sa mort ? » demande le disciple. « Le bien va au
bien, et le mal au mal », répond le maître ; « mais l’homme ne cesse pas d’exister
sous d’autres formes jusqu’à ce qu’il soit régénéré tout entier dans le bien. »
Puis le dieu se définit lui-même par la voix inspirée et extatique du maître
surnaturel.
« Des hommes d’une vie rigide et laborieuse », dit-il, « viennent devant moi
humblement prosternés, sans cesse glorifiant mon nom, et constamment occupés à mon
service. D’autres me servent en m’adorant, moi dont la face est tournée de tous
côtés : ils m’adorent avec le culte de la sagesse, uniquement, distinctement, sous
diverses formes. Je suis le sacrifice ; je suis le culte ; je suis l’encens ; je suis
l’invocation ; je suis les cérémonies qu’on fait aux mânes des ancêtres ; je suis les
offrandes ; je suis le père et la mère de ce monde, l’aïeul et le conservateur. Je
suis le seul saint digne d’être connu. Je suis le consolateur,
le
créateur, le témoin, l’immuable, l’asile et l’ami. Je suis la génération et la
dissolution, le lieu où résident toutes choses, et l’inépuisable semence de toute la
nature. Je suis la clarté du soleil, et je suis la pluie. Je suis Celui qui tire les
êtres du néant et qui les y fait rentrer. Je suis la mort et l’immortalité. Je suis
l’être !
« Regarde ce monde comme un lieu de passage triste et court, et sers-moi uniquement ;
le reste est néant ! Je pardonne au pécheur quand il revient à moi, et je purifie le
souillé ! Je suis dans ceux qui me servent et m’adorent en vérité, et ils sont dans
moi… Si celui qui a mal agi revient à moi et me sert, il est aussi justifié que le
juste !… Unis ton âme à moi, et regarde-moi comme ton asile, et tu entreras en
moi !… »
Ici le dialogue suspendu est repris par le disciple ; il fait une magnifique profession
de foi au Dieu unique et suprême, dont tous les autres dieux secondaires, êtres purement
symboliques,
ne sont que les satellites obéissants. C’est le Te Deum de l’universalité divine ; la parole y luit comme le feu.
Le dieu lui répond par l’énumération des millions de formes sous lesquelles il se
manifeste à la nature dans ses créations et dans sa providence. Enfin le maître se
transfigure entièrement en esprit, et foudroie le disciple anéanti dans sa divinité ;
puis il reprend sa forme humaine douce et souriante, et l’instruit des devoirs du culte
et de la morale.
« Celui-là est chéri de moi, dit-il, dont le cœur, libre de toute haine, répand sa
charité sur toute la nature animée ou inanimée ; qui ne craint point les hommes, et
que les hommes ne craignent point ; qui ne désire rien pour lui, tout pour ses
frères ; qui est le même dans la gloire ou dans l’humiliation, dans le chaud et dans
le froid, dans la peine et dans le plaisir ; qui s’élève par le détachement au-dessus
des vicissitudes de la courte vie d’ici-bas, pour chercher le seul Brahma (Dieu), le
souverain principe de toutes choses.
« Or, sais-tu ce que c’est que ce divin secret
dont la connaissance te
conduira à l’immortalité ? C’est Celui qui n’a ni commencement ni fin, et qui ne peut
être appelé ni la vie ni la mort, car il est au-dessus et en dehors de la mort et de
la vie ! Il est tout mains et tout pieds, il est tout visage, toute tête, tout œil,
tout oreille. Milieu de tous les mondes, il les remplit de son étendue ; n’ayant
lui-même aucun organe, il est le résumé de toutes les facultés des organes ; sans être
incorporé dans rien, il contient tout, et sans aucune qualité des choses il participe
souverainement à toutes les qualités. Il est le dedans et le dehors, le mobile et
l’immobile de la nature ; par l’imperceptibilité de ses parties dans ce que nous
appelons l’infiniment petit, il échappe à la vue ; il est loin, et cependant il est
présent ; il est indivisible, et cependant il est divisé en toutes choses ; il est ce
qui détruit et ce qui produit ; il est la lumière, mais il n’est pas les ténèbres »
(nette protestation contre le panthéisme dont ces doctrines sont accusées) » ; il est
la sagesse, l’objet et la fin de toute sagesse !
« Celui qui me connaît ainsi par ce que je
suis entre dans ma nature et
s’y divinise.
« Toutes choses animées ou inanimées sont produites par l’union des deux principes,
la matière et l’esprit.
« Quand tu vois toutes les différentes espèces d’êtres qui sont dans la nature
comprises dans un seul être, de qui elles émanent et se répandent au dehors, alors tu
conçois Dieu !
« Ceux qui, par les yeux de la sagesse, aperçoivent que le corps et l’esprit sont
distincts, et qu’il y a pour l’homme une séparation finale qui l’émancipe de la nature
animale, ceux-là entrent par l’intelligence dans l’état des êtres. »
Vous voyez que cette sublime philosophie, comme la philosophie du christianisme, ne
place pas la perfectibilité indéfinie dans ce monde des sens et de la mort, mais dans le
monde supérieur de l’âme et de l’immortalité !
Le dialogue suivant explique la théorie du bien pour le bien, du renoncement complet au
fruit de la bonne action, de la vertu pour elle-même, des sacrifices. On
croit lire Fénelon dans ses plus pieuses extases de l’amour de Dieu pour Dieu seul.
« Écoute, et retiens maintenant mes dernières paroles », dit en finissant le maître ;
« ce sont les plus mystérieuses ; je vais te les dire pour ton bonheur, parce que tu
es mon bien-aimé… »
Il résume en peu de mots toute cette doctrine au disciple, et lui recommande de ne la
révéler qu’à ceux qui l’aiment.
« Et maintenant », ajoute le maître divin, « as-tu écouté avec attention ? et le
nuage de ton esprit, qui ne vient que d’ignorance, est-il dissipé ? »
« Il est dissipé », répond le disciple, « et j’ai retrouvé à ta voix l’entendement.
Je serai ferme maintenant dans la foi, et je vais agir conformément à ce que je
crois. »
« Et c’est ainsi », chante alors le poète, « que je fus témoin et auditeur du
miraculeux entretien entre le fils de Vaaseda et le magnanime fils
de Pandoa, et que j’ai obtenu la faveur d’entendre cette suprême et
divine doctrine,
telle qu’elle a été révélée par Krisna lui-même, le dieu
de la foi. Plus je repasse dans mon esprit ce saint et merveilleux dialogue de Krisna et d’Arjoùn, plus mon cœur est dilaté par une
joie surnaturelle. En quelque lieu que soit Krisna, le dieu de la
foi ; en quelque lieu que soit Arjoùn, le puissant lanceur de
flèches, là se trouvent certainement la vérité, la fortune, la victoire et la
vertu ! »
Y a-t-il rien dans ce langage et dans ces doctrines théologiques et morales, datant de
quatre mille six cents ans, qui atteste la prétendue barbarie et la grossière
superstition que certains philosophes ont besoin d’attribuer au vieux monde pour motiver
leur orgueilleux système ? N’y sent-on pas, au contraire, ou la sagesse d’un âge déjà
très-avancé en foi et en vertu, ou le reflet encore tiède et lumineux d’une révélation
primitive mal effacée de la mémoire des hommes ? Ne dirait-on pas, à la lecture de ces
lignes, qu’une racine pleine de la sève morale du christianisme futur végétait dans les
flancs de l’Himalaya ?
Avant de feuilleter avec vous la littérature
de l’Inde primitive, il
fallait vous donner une idée de la philosophie religieuse de ces peuples, car avant de
parler il faut penser.
Passons aux poèmes de cette littérature. Ses poèmes sont tout à la fois son histoire en
poésie et sa théologie en actions.
Un admirable écrivain qui vient d’adresser à mon nom, dans la
Presse, un hymne à l’amitié déguisé sous la forme d’une critique, me reproche
d’avoir désespéré du monde, d’avoir découragé l’esprit humain de sa sainte aspiration au
progrès, d’avoir exhumé, dans une lecture de l’Imitation et ailleurs,
ce qu’il appelle les miasmes méphitiques du moyen âge, d’avoir désossé l’homme de ses
forces et de sa virilité, en lui enlevant les mirages, selon nous très-dangereux, d’un
progrès indéfini et continu sur ce petit globe.
Nous lui répondrons incessamment entre deux Entretiens littéraires,
ou même dans un des Entretiens littéraires que nous publions ; car
M. Pelletan, qui parle comme Platon, a le droit de rêver comme lui de beaux rêves. Mais
nous, hélas !… il y a longtemps que nous sommes réveillé !… Nous croyons plus beau et
plus viril de regarder en face le malheur sacré de notre condition
humaine que de le nier ou d’en assoupir en nous le sentiment avec de l’opium. Ce suc de pavots, quelque bien apprêté qu’il soit, et M. Pelletan
l’apprête en grand poète, n’est bon qu’à donner les délires de la perfectibilité
indéfinie et de la félicité sans limites sur une terre qui ne fut, qui n’est et qui ne
sera jamais qu’un sépulcre blanchi entre deux mystères !
Du progrès local, relatif et borné, oui ! Du progrès indéfini et continu, non ! Rien
n’est illimité dans notre petite espèce, bornée à un éclair de durée, à un
atome d’espace, à une pincée de poussière. De l’utopie avec les idées, passe encore ;
mais de l’utopie avec la nature ! Oh ! les éléments mêmes se moqueraient de nous. Ce
genre d’utopie me rappelle les fossoyeurs d’Hamlet, qui jouent aux
osselets dans leur cimetière avec les crânes vides et déterrés des morts. Respectons nos
belles destinées futures là-haut, mais ici respectons au moins notre néant !
Un historien dont l’érudition nourrit le bon sens, et dont le bon sens se relève quand
il le faut jusqu’à la poésie, ce bon sens transcendant de l’imagination,
M. Thierry, nous fournit une frappante et pathétique image de cette condition
transitoire des civilisations humaines. M. Pelletan aime les images, et il a raison :
dire n’est rien, peindre est tout en fait de style ; les images sont les gravures de
l’idée ; ce qui n’est pas représenté n’est pas dit. Voici l’image de M. Thierry :
« Tu te souviens peut-être, ô roi », dit un chef saxon à son prince, « de ce qui
arrive quelquefois dans les jours d’hiver quand tu es assis à table avec tes
capitaines, qu’un bon feu brille dans le foyer, que la salle est chaude, mais qu’il
pleut, qu’il neige et qu’il gèle au dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la
salle à tire-d’aile, entrant par une porte, sortant par l’autre : l’instant de ce
trajet est plein de douceur pour lui, il ne sent plus ni pluie, ni vent, ni frimas ;
mais cet instant est fugitif, l’oiseau disparaît en un clin d’œil, et de
l’hiver il repasse dans l’hiver ! Telle me semble la vie des hommes sur cette
terre, et sa durée d’un moment, comparée à la longueur du temps qui la précède
et qui la suit : de l’hiver il repasse dans
l’hiver. »
L’air extérieur, la pluie, la neige, le vent, les frimas, c’est la condition de
l’homme ; la salle chaude et abritée, c’est le progrès ; l’oiseau, c’est la civilisation
qui traverse un moment cette douce température, mais qui, hélas ! ne s’y repose pas
longtemps, et qui, poursuivie par l’instabilité humaine, repasse de l’hiver
dans l’hiver.
Jetons du bois dans le foyer, et prions Dieu que la lumière et la chaleur durent,
dirai-je à M. Pelletan ; mais ne flattons pas le pauvre oiseau qui passe, et ne croyons
à l’éternité de rien ici-bas, pas même de nos songes !
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