Digression
Au moment où nous reprenions la plume pour achever avec vous cette
définition de la littérature, un grand deuil littéraire vient tout à coup attrister la
France et l’Europe. Mme Émile de Girardin vient de s’éteindre dans
toute la flamme de son esprit. Le plan de ce cours familier, et pour ainsi dire dialogué
de littérature, ne nous astreint pas tellement à l’ordre chronologique du génie, qu’il
nous soit interdit de faire de temps en temps des retours sur notre propre siècle, de
parler des œuvres remarquables qui s’y produisent, des écrivains d’élite dont les
talents le décorent, ni surtout d’y déplorer la perte de ceux que nous y avons le plus
aimés. La littérature telle que nous la comprenons n’a pas seulement des goûts, elle a
du cœur ; et quand le cœur a fait une partie du talent d’un écrivain, ce n’est pas à la
gloire seulement, c’est à la tendresse de mener son deuil.
L’amitié que nous avons portée depuis tant d’années à Mme de Girardin a été toujours d’un caractère si fraternel et si littéraire, que
les charmes de sa figure n’ont été pour rien dans notre attrait pour sa personne, et
que, en la pleurant avec amertume comme amie, nous sommes sûrs de notre impartialité
comme écrivain.
Sans doute il est impossible de séparer complètement dans une telle femme la grâce du
génie, et la beauté des traits de la beauté de l’intelligence : comment séparer ce que
Dieu a si bien uni sur une physionomie éloquente ? Ce ne serait pas même rendre justice
à la nature ; elle fond d’un seul jet l’âme et le corps, et elle ne permet pas qu’on les
sépare, sans mutiler l’impression qu’elle veut produire en nous par les chefs-d’œuvre de
sa création.
Cette impression que Mme de Girardin (alors Mlle Delphine Gay) fit sur moi la première fois qu’elle m’apparut, après en avoir
beaucoup entendu parler, fut si vive, que le lieu, le jour,
le site, la
personne, sont restés comme un tableau dans ma mémoire, et que je pourrais dicter
aujourd’hui encore à un peintre, le ciel, le paysage, les traits, les couleurs, le
regard, sans qu’il manquât un éclair dans les yeux, une inflexion aux lèvres, une
rougeur ou une pâleur aux joues, une ondulation aux cheveux, un nuage au ciel, une
feuille même au paysage. Ce sont là les véritables portraits dans lesquels une femme se
transfigure réellement sur la toile vivante de notre imagination ; portraits dont les
couleurs ne noircissent ou ne s’éraillent jamais, parce que la mémoire vit et les
renouvelle sans cesse.
Le hasard semblait avoir préparé pour moi une scène digne de l’apparition. C’était en
1825 ; j’habitais l’Italie. Je revenais, par un ciel de printemps, de Rome à Florence ;
j’avais passé la nuit dans la ville pastorale de Terni, ville répandue
au milieu des eaux et des arbres dans la vallée sonore, assourdie des cascades et
rafraîchie de l’écume du Vellino.
On nous dit à l’auberge, à notre réveil, que deux dames françaises, une
mère et sa fille, arrivées aussi la veille, mais plus tard que nous, venaient de monter
en voiture pour aller visiter les cascades de Terni. De nos fenêtres
nous entendions la chute de cette cascade d’un fleuve, comme un tonnerre continu au fond
de la vallée ; l’aubergiste ajouta que la plus jeune et la plus belle des deux
voyageuses était, d’après le récit de leur courrier, la plus célèbre improvisatrice de la France.
Le nom de mademoiselle Delphine Gay me vint sur les lèvres ; je fis appeler le
courrier, qui préférait le vin de Montefiascone à toutes les eaux de
Terni, et qui buvait dans une salle basse en compagnie d’une fiasque
et d’un ami. Le courrier me connaissait parce que j’avais signé souvent son passeport
pour les villes d’Italie ; il me dit que ses voyageuses s’appelaient madame
Gay et mademoiselle Delphine Gay, sa fille ; que ces dames
avaient regretté de ne pas me rencontrer à Florence ; qu’elles avaient
des
lettres de recommandation pour moi, et qu’elles espéraient me rencontrer à Rome ; puis,
montant aussitôt sur son cheval tout sellé à la porte de l’auberge, il galopa sur la
route des Cascades pour aller prévenir les deux Françaises que j’étais à Terni, et que
j’allais bientôt les rejoindre à la chute du Vellino.
On me préparait déjà en effet une calèche légère du pays, pour gravir la pente escarpée
du plateau boisé d’où le fleuve se précipite.
Il y a environ deux petites heures de chemin de la ville de Terni au sommet du plateau.
La route, en quittant Terni, s’enfonce en serpentant sous des voûtes d’arbres
aquatiques, tout dégouttants de l’éternelle rosée de la chute. Ce chemin traverse, sur
des ponts romains à demi écroulés et verdis de mousse humide, trois ou quatre branches
du fleuve. Les vagues fuient encore avec la rapidité et le sifflement de la flèche,
toutes frémissantes de l’impulsion qu’elles ont reçue en tombant de si haut ; elles
rejettent à droite et à gauche, sur les prairies, les larges flocons d’écume qui les
blanchissent encore, pour aller s’enfoncer en tournoyant sur elles-mêmes dans la sombre
vallée
de Narni, où elles se rassemblent sous les arches
brisées du pont d’Auguste.
Après qu’on a traversé ainsi les prairies qui bordent le fleuve, on s’élève
insensiblement pendant une heure, par un chemin en corniche, sur les flancs mouillés,
suants et ombreux de la montagne. À mesure qu’on monte, le mugissement du Vellino
devient plus imposant. L’ombre accroît la terreur. Le flanc de la montagne tourné au
couchant ne voit le soleil que plus tard ; cette pente ruisselle, à ces heures de la
matinée, de fraîcheur et de rosée ; ce n’est qu’aux extrémités des coudes et des caps
élevés, formés par les sinuosités de la rampe, qu’on aperçoit à sa gauche les vagues
éclairées du fleuve roulant dans la vallée à travers les brumes roses, les
scintillations et les éblouissements du soleil levant. Vapeurs des eaux, verdure des
prairies, noirceurs des sapins, pâleur des peupliers, aspérités marbrées des rochers,
rubans bleuâtres des langues de la cascade qui
s’entrecoupent, groupes
d’îles enfouies sous l’ombre portée des caroubiers, splendeur du ciel qui contraste en
haut avec les ténèbres d’en bas, rayons de soleil qui semblent jaillir de la gueule du
fleuve avec ses nappes, bruit croissant de l’air, vent des eaux et tremblement
souterrain du sol à mesure qu’on s’élève, tels sont les préludes du spectacle auquel on
vient assister d’en haut.
On ne peut s’empêcher de se rappeler, en approchant, les noms de tous les grands poètes
et de tous les grands peintres qui sont venus avant nous frissonner d’horreur et
d’admiration à ce même site, depuis Horace et Claude
Lorrain, jusqu’à lord Byron. Terni est le pèlerinage du génie ;
le poète y laisse en ex-voto des vers sublimes, et il en rapporte une
impression des puissances et des grâces de la nature, qui gronde aussi éternellement
dans son âme que le Vellino gronde dans son abîme. J’avoue que j’étais ivre seulement de
bruit avant d’avoir aperçu le précipice.
La calèche s’arrêta au sommet du plateau dans un chemin creux, auprès de
deux ou trois pauvres chaumières ; les enfants et les chèvres de ces chaumières jouaient
au soleil au bord d’un fleuve encaissé et profond, qui coupait la prairie avec un calme
et un silence perfides : c’était le Vellino.
On eût dit que la terreur du précipice qu’il allait franchir l’étonnait lui-même, le
suspendait et le faisait presque refluer en arrière, tant son onde verdâtre, huileuse et
profonde paraissait s’attacher aux parois de son lit, et se voiler d’arbres et de
roseaux penchés sur son cours.
Le bruit seul des eaux croulantes nous conduisit de bouquets d’arbres en bouquets
d’arbres, qui nous cachaient la chute et la vallée, jusqu’à un promontoire avancé sur le
vide, comme un cap démesurément élevé sur l’Océan.
À l’extrémité de ce cap coupé à pic, une étroite pelouse bordée d’un
parapet de pierres sèches pour retenir ceux que le vertige emporterait avec le fleuve,
comme le tourbillon emporte la feuille, servait d’amphithéâtre à cet écroulement éternel
des eaux.
Nous n’essayerons pas de le décrire. Il n’y a pas de langue humaine à la mesure de ces
sensations produites par ces jeux de la toute-puissance divine : la masse d’un fleuve à
qui son lit manque tout à coup ; la profondeur incommensurable de l’abîme qui
l’engloutit ; la pulvérisation en écume par la seule résistance de l’air qu’il écrase en
tombant ; la nappe transformée à vue en vapeurs qui se dispersent au vent de leur propre
volatilisation, et qui fuient aux quatre coins du ciel comme une volée d’oiseaux
gigantesques, ou qui se cramponnent aux flancs perpendiculaires de la montagne, comme
des Titans précipités cherchant à se retenir aux corniches du firmament ; les
transparences vertes ou azurées des langues
d’eau que la rapidité,
l’impulsion et le poids du fleuve arqué en pont sur l’abîme, au moment où elles
rencontrent tout à coup le vide, semblent cristalliser ; la lumière du soleil levant qui
les transperce, et qui s’y fond en mille éclaboussures avec tous les éblouissements du
prisme ; le choc en bas, le bruit en haut, l’orage éternel, la transe sublime qui serre
le cœur, et qui ne trouve pas même un cri pour répondre à ce foudroiement de l’esprit.
Cette scène n’a pas de mots, mais elle a des évanouissements, des vertiges, des
tourbillons, des frissons et des pâleurs pour langage ; l’homme précipité avec le fleuve
est pulvérisé avant lui, en tombant en idée dans cet enfer des eaux ! (Expression de
lord Byron à la même place.)
Et si l’on ajoute à ce spectacle de la cascade de Terni ce grand jour, cette sérénité
d’un ciel d’Italie, ces teintes marbrées du rocher, cette atmosphère cristalline, cette
douce tiédeur de l’air tournoyant, qui vous baigne voluptueusement de l’haleine des
eaux, choses
qui manquent toujours aux cascades des Alpes et même du
Niagara ; si l’on considère qu’au lieu de se passer dans les gouffres ténébreux de
précipices qui bornent la vue et qui l’attristent, la scène se passe en plein espace, en
pleine lumière, en face d’un horizon sans bornes, d’un firmament limpide d’où le
Créateur semble assister, derrière le cristal infini du ciel, à ce jeu des éléments en
fureur, on n’aura plus seulement la sensation d’une catastrophe des eaux, mais celle
d’une fête de la nature, à laquelle Dieu permet à l’homme d’assister en l’adorant.
Tels étaient la scène et l’amphithéâtre où je rencontrai pour la première fois celle
qui fut plus tard madame Émile de Girardin.
Je m’avançai, sans être aperçu, un peu au-dessus de la petite pelouse où elle
s’appuyait sur le parapet de rochers pour contempler la chute. J’eus ainsi le loisir,
après avoir lentement mesuré la cascade, de reporter mes regards sur la belle jeune
fille qui s’enivrait du
tonnerre, du vertige et du suicide des eaux. Un
peintre n’aurait pas choisi pour la peindre une attitude, une expression et un jour plus
conforme à sa grandiose beauté.
Elle était à demi assise sur un tronc d’arbre que les enfants des chaumières voisines
avaient roulé là pour les étrangers ; son bras, admirable de forme et de blancheur,
était accoudé sur le parapet. Il soutenait sa tête pensive ; sa main gauche, comme
alanguie par l’excès des sensations, tenait un petit bouquet de pervenche et de fleurs
des eaux noué par un fil, que les enfants lui avaient sans doute cueilli, et qui
traînait, au bout de ses doigts distraits, dans l’herbe humide.
Sa taille élevée et souple se devinait dans la nonchalance de sa pose ; ses cheveux
abondants, soyeux, d’un blond sévère, ondoyaient au souffle tempétueux des eaux, comme
ceux des Sibylles que l’extase dénoue ; son sein gonflé d’impression soulevait fortement
sa robe ; ses yeux, de la même teinte que ses cheveux, se noyaient dans l’espace. Soit
gouttes de vapeur condensée sur ses longs cils noirs, soit larmes de l’esprit montées
aux yeux par
l’excès de l’émotion d’artiste, quelques gouttes de cette
pluie de l’âme brillaient et tombaient aux bords de ses paupières sur la cascade sans
qu’elle les sentît couler, en sorte que le Vellino roulait à la mer, avec ses ondes, une
goutte chaude et virginale du cœur d’une jeune fille de Paris : larmes sans amertume qui
baignent les joues, mais qui ne sont pas des pleurs !
Son profil légèrement aquilin était semblable à celui des femmes des Abruzzes ; elle les rappelait aussi par l’énergie de sa structure et par la
gracieuse cambrure du cou. Ce profil se dessinait en lumière sur le bleu du ciel et sur
le vert des eaux ; la fierté y luttait dans un admirable équilibre avec la sensibilité ;
le front était mâle, la bouche féminine ; cette bouche portait, sur des lèvres
très-mobiles, l’impression de la mélancolie. Les joues pâlies par l’émotion du
spectacle, et un peu déprimées par la précocité de la pensée, avaient la jeunesse mais
non la plénitude du printemps :
c’est le caractère de cette figure, qui
attachait le plus le regard en attendrissant l’intérêt pour elle. Plus fraîche, elle
aurait été trop éblouissante. La teinte du marbre sied seule aux belles statues vivantes
comme aux statues mortes. Il faut sentir l’âme, la passion ou la douleur à travers la
peau. L’âme, la passion, la piété, l’enthousiasme et la douleur sont pâles.
Elle se leva enfin au bruit de mes pas.
Je saluai la mère, qui me présenta à sa fille. Le son de sa voix complétait son
charme : c’était le timbre de l’inspiration. Son entretien avait la soudaineté,
l’émotion, l’accent des poètes, avec la bienséance de la jeune fille ; elle n’avait, à
mon goût, qu’une imperfection, elle riait trop ; hélas !… beau défaut de la jeunesse qui
ignore la destinée ; à cela près, elle était accomplie. Sa tête et le port de sa tête
rappelaient trait pour trait en femme celle de l’Apollon du Belvédère en homme ; on
voyait que sa mère, en la portant dans ses flancs, avait trop regardé les dieux de
marbre.
La Sibylle a un temple admirable situé au-dessus
de la cascade de Tivoli ;
s’il y avait eu un de ces temples au-dessus de la chute de Terni, on n’aurait pas pu y
rêver une Sibylle plus inspirée que cette jeune fille.
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Nous revînmes ensemble à Terni ; nous nous y séparâmes le soir, elle pour aller à Rome,
moi pour retourner à Florence. Elle m’avait laissé une gracieuse et sublime impression.
C’était de la poésie, mais point d’amour, comme on a voulu plus tard interpréter en
passion mon attachement pour elle. Je l’ai aimée jusqu’au tombeau sans jamais songer
qu’elle était femme : je l’avais vue déesse à Terni !
Cette première impression me resta toujours ; elle était pour moi sur un piédestal,
isolée dans son génie ; je la regardais d’en bas, il faut regarder d’en haut ce qu’on
aime.
Cette charmante apparition de Terni avait alors à peu près dix-huit ans ; elle était
fille
de madame Sophie Gay, femme supérieure très-méconnue.
Madame Sophie Gay était contemporaine de ces quatre ou cinq femmes de beauté mémorable
et de célébrité historique qui apparurent à Paris après le 9 thermidor, comme des fleurs
éblouissantes prodiguées toutes à la fois, la même année, par la nature pour recouvrir
le sol ensanglanté par l’échafaud. Madame Tallien, madame de Beauharnais, madame
Récamier, madame Gay, étaient de belles idoles grecques qui firent un moment, sous le
Directoire, rêver Athènes au peuple de Paris. Elles furent le nœud entre la liberté
épurée de sang et la gloire militaire pure encore de despotisme ; un sourire fugitif,
mais ravissant, de la France entre deux larmes.
Madame Gay, aussi étincelante au moins d’esprit que sa fille, bonne, tendre, généreuse,
héroïque de passion et de courage, fidèle à ses amis jusque sous la hache, cœur
d’honnête homme dans la poitrine d’une femme d’un temps corrompu, n’avait qu’un défaut.
Ce défaut était un excès de nature qui lui faisait négliger quelquefois
cette hypocrisie de délicatesse qu’on appelle bienséance. Elle avait conservé la
franchise tragique d’idées, d’attitude et d’accent de cet interrègne de la société
appelé la Terreur en France. Elle semblait défier la bienséance comme elle avait défié
l’échafaud. Ce temps de cataclysme où elle avait vécu seyait à son caractère ; elle
était Romaine plus que Française.
Son âme, chargée de premiers mouvements, était pleine d’explosion ; dans les éruptions
de son cœur elle brisait tout, elle faisait scène, elle choquait les
scrupules ; elle scandalisait les pusillanimités de salon : c’était son seul tort ; mais
ce tort était racheté par tant de vigueur de sentiment et par tant d’élégance de
conversation, qu’on lui pardonnait tout, et qu’on finissait par aimer en elle jusqu’à
ses défauts.
Elle adorait sa fille, en qui elle se voyait renaître. Frappée des dispositions
précoces de
cette enfant pour la poésie, elle l’avait cultivée comme on
cultive une dernière espérance de célébrité domestique, quand on a soi-même le goût de
la gloire et qu’on vieillit sans l’avoir pleinement savourée.
Cette gloire posthume et désintéressée, goûtée dans la personne de son enfant, est
peut-être la plus touchante de toutes les faiblesses. La vanité s’y confond avec la
tendresse, la maternité y sanctifie la vanité.
Madame Gay s’était faite elle-même le piédestal de sa fille ; on la raillait de son
empressement à la produire et à faire admirer ses perfections : mais qu’y a-t-il de plus
innocent et de plus désintéressé que de vouloir faire éclater aux yeux du monde le
prodige qu’une mère a trouvé dans le berceau de son propre enfant ?
Les autres filles de madame Gay, aussi charmantes et aussi spirituelles que la
dernière, étaient déjà mariées ; elles n’animaient plus de leur présence son foyer
désert ; tout revivait pour elle dans sa Delphine. On connaît la prédilection des mères
pour les derniers venus à la vie. Ils semblent avoir plus besoin que les autres
du cœur maternel ; les Benjamins sont une vieille histoire,
ils sont aussi vrais dans la civilisation qu’au désert.
De plus, madame Gay, après avoir possédé une opulente fortune, était tombée dans une
médiocrité d’existence qu’elle ne soutenait que par le travail littéraire, souvent si
mal rémunéré ; elle craignait la pauvreté après elle pour cette enfant : elle pouvait
penser que le double talent de la mère et de la fille, et leur double travail,
apporteraient un peu plus d’aisance à la maison, que sa fille se ferait avec ses vers
une propre dot de sa gloire. Dieu lisait tout cela comme je l’ai lu moi-même dans le
cœur de cette excellente mère, mais le monde cherche à voir les vertus même du mauvais
côté.
Cependant l’enfant se développait dans la société des femmes et des hommes les plus
illustres, amis de sa mère, et entre autres de M. de Chateaubriand et de madame de
Staël ; elle dépassait en charmes et en talent tout ce que le
cœur d’une
mère avait rêvé. On lui avait appris à sentir et à parler en vers ; elle avait l’image
dans les yeux, l’harmonie dans l’oreille, la passion en pressentiment dans le cœur,
l’éclat dans l’esprit ; ses strophes peignaient, chantaient, pleuraient, brillaient
comme les gazouillements poétiques de l’oiseau qui s’essaye au bord du nid à demi-voix,
et dont on écoute en avril les notes futures. On lui enseignait à réciter ces vers aux
amis lettrés de la maison avec cette voix, ce regard, ce geste qui transforment la
poésie en magie sur les lèvres d’une belle jeune fille, et qui confondent l’admiration
avec l’amour.
Ces vers, retenus de mémoire ou colportés de salons en salons par les amis, avaient
fait une célébrité avant l’âge au nom de Delphine. Bientôt cette gloire domestique ne
suffit plus à la mère.
La restauration des Bourbons s’était accomplie : la poésie, cette élasticité comprimée
des âmes, était revenue avec la liberté. Madame
Gay, liée d’antécédents et
d’opinion avec les royalistes, conduisit sa fille dans les salons de cour de madame la
duchesse de Duras et de quelques autres femmes supérieures du temps ; les salons,
longtemps fermés ou muets sous l’Empire, se vengeaient de leur silence par un culte
passionné pour les talents qui promettaient un nouveau siècle de Louis XIV aux
Bourbons.
Le roi lui-même était un lettré et un poète. La Restauration était la température où
fleurissaient les talents naissants. Madame de Staël et M. de Chateaubriand leur
donnaient le diapason, l’un de la liberté aristocratique, l’autre de l’enthousiasme
dynastique. Ces deux enthousiasmes se confondaient dans ces réunions presque
académiques, où l’esprit était la première dignité des hommes et des femmes.
La jeune Delphine y fut accueillie, comme l’Aurore du Guide, par
toutes les grâces du jour.
Elle y respira à longs traits partout l’enthousiasme qu’elle y répandait elle-même. Une
des meilleures preuves de l’incorruptibilité de sa belle nature, c’est qu’elle en fut
heureuse, mais
point enivrée. Sa modestie la défendit contre les vertiges
de l’adulation ; sa mère avait tant d’orgueil maternel pour elle, que la jeune fille
n’était occupée elle-même qu’à rabattre l’exagération de cette idolâtrie. D’ailleurs,
une des qualités précoces et dominantes de son esprit était le bon sens ; ce sens exquis
chez elle lui disait assez qu’il fallait attribuer à sa jeunesse et à sa beauté la plus
grande partie des hommages que le monde rendait à ses promesses de talents. Elle exprima
admirablement ce sentiment dans une poésie sur le bonheur d’être
belle.
Ce fut dans ces heureuses années qu’elle composa la plupart de ses poèmes, recueillis
depuis sous l’humble titre d’essais poétiques. Nous n’en citons rien
ici ; à quoi bon citer ce qui est dans la mémoire de tout le monde ? On ne peut faire à
cette poésie qu’un reproche, c’est d’avoir respiré un peu trop l’air des salons : l’air
des salons est trop artificiel et trop tempéré pour donner à la poésie cette trempe
énergique, nécessaire à l’imagination comme au caractère du talent. L’esprit, ce génie trop familier des salons, y corrompt le véritable
génie, qui vit de grand air. Cet air des salons donne à la poésie des finesses au lieu
de grandeur. Les grands accents ont besoin de grands espaces, de grands mouvements de
l’âme, de grandes passions ; une jeune fille, élevée dans cette cage dorée des hôtels de
Paris, ne peut élever sa voix qu’à la portée de la société étroite et raffinée qui
l’entoure : si Sapho eût été une jeune fille de bonne compagnie dans la cour de quelque
roi des Perses, nous n’aurions pas ces dix vers, ces dix charbons de feux, allumés dans
son cœur, et qui brûlent depuis tant de siècles les yeux qui les lisent.
Mais les vers de jeunesse de madame de Girardin ont tout ce que l’atmosphère dans
laquelle elle vivait comporte ; c’est de la poésie à demi-voix, à chastes images, à
intentions fines, à grâces décentes, à pudeurs voilées de style. Le seul défaut de ses
vers, nous le répétons,
c’est l’excès d’esprit ; l’esprit, ce grand
corrupteur du génie, est le fléau de la France. « Ô sainte bêtise ! s’écriait un
grand juge des poètes de son temps, que tu es préférable dans ta naïveté à ces
raffinements de la pensée, qui ne valent pas à eux tous un cri de la
nature ! »
Mais le goût naturel et exquis de la jeune fille la défendait contre l’abus. De temps
en temps elle avait des retours de nature contre le pli trop artificiel que la société
donnait à son talent.
Cet excès d’esprit ne nuisait en rien à la tendresse de son cœur. Elle aspirait à un
époux digne d’elle surtout, parce que l’amour est un dévouement. Je me souviens de
l’avoir vue un matin d’une nuit sans sommeil, pendant laquelle elle avait veillé à côté
du berceau d’un enfant malade de la comtesse O’Donnel, sa sœur. Tout le cœur d’une mère
se lisait dans sa physionomie fiévreuse et dans ses traits pâlis. Ce fut l’occasion de
quelques vers que je lui adressai le lendemain.
Ces vers commencent par des strophes dans lesquelles j’exprimais l’étonnement du
voyageur qui, voyant briller de loin les cimes neigeuses et escarpées des
Alpes, est tout surpris de voir en approchant que ces sommets, en apparence froids et
inhabitables, cachent dans leurs flancs des vallées tièdes et délicieuses, où croissent
les plus doux fruits de la nature.
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Sa double célébrité de beauté et de génie croissait avec les saisons : dès qu’elle
paraissait dans les théâtres, dans les fêtes, dans les académies, un murmure
d’admiration courait
dans la foule, tous les yeux se tournaient vers elle
pour la contempler. Les jeunes hommes exaltaient ses charmes, les vieillards la
plaignaient d’une célébrité funeste au bonheur. On se demandait avec inquiétude comment
une femme, habituée à vivre d’encens dans un monde qui n’était jusque-là qu’un temple
pour elle, pourrait se contenter d’un seul cœur et d’une place obscure dans le foyer
d’un mari.
Mille bruits couraient sur son mariage ; aucuns n’étaient vrais. La gloire attire les
yeux, mais fait peur au sentiment ; à moins d’être très-inférieur et d’accepter
humblement son infériorité, ou à moins d’être très-supérieur et de ne craindre aucune
éclipse, on redoute d’épouser ces grandes artistes qui introduisent la publicité dont
elles rayonnent dans le ménage, qui ne veut que le demi-jour. On la trouvait trop grande
pour la maison d’un époux ordinaire ; on rêvait pour elle on ne sait quel sort plus
grand que nature. On ne la connaissait pas. Elle ne voulait qu’un cœur ; elle savait se
proportionner aux plus humbles conditions de la vie commune, pourvu que l’amour, cette
poésie du cœur, ne manquât pas à sa destinée.
Quoi qu’il en soit, à l’insu de sa mère et d’elle-même, quelques
admiratrices de sa beauté, parmi des femmes de cour et quelques courtisans affairés
d’importance, conçurent, dit-on, à cette époque l’idée intéressée de lui faire épouser
clandestinement le comte d’Artois, qui fut depuis Charles X.
Ce prince avait eu occasion de voir et d’entendre la jeune fille dans les salons des
Tuileries, chez une des femmes de la cour logée au palais ; il avait exprimé pour elle
une admiration qu’on pouvait prendre pour de l’amour.
On savait qu’il ne voulait pas se remarier d’un mariage authentique, par des
délicatesses de famille et de dynastie ; mais on pensait que sensible encore, comme il
l’avait toujours été, aux charmes d’une société de femmes, et trop pieux pour avoir une
favorite, il serait heureux de trouver, dans un mariage consacré par la religion et
avoué par l’usage des cours, une compagne des jours de sa maturité.
L’admiration qu’il avait témoignée pour la
belle inspirée devant ses
courtisans fut prise par eux pour une inclination naissante. Ils s’étudièrent à la
nourrir. Il s’agissait de contrebalancer par un empire de femme, exercé sur le cœur de
l’héritier de la couronne, l’empire occulte exercé par une autre femme sur le cœur du
roi.
Des intelligences dans les affections des princes sont des influences dans leurs
conseils ; la politique, sous les apparences de l’amour, assiège même l’oreiller des
rois. Une Diane de Poitiers légitime, ou une madame de
Maintenon jeune et séduisante, parurent une nécessité de situation au parti
royaliste. Ce parti ne pouvait pas choisir une personne plus accomplie pour l’un ou
l’autre de ces rôles : Diane de Poitiers n’était pas plus belle, madame de Maintenon pas
plus supérieure ; mais la jeune fille à qui on destinait leur rôle avait l’innocence qui
manquait à l’une, la franchise qui manquait à l’autre.
On s’étudia, dans cette idée, à multiplier pour le comte d’Artois les
rencontres avec la jeune personne qu’il paraissait regarder avec une prédilection toute
paternelle. Moins Delphine était confidente de ce plan de cour, plus la séduction était
vraisemblable : la plus sûre des coquetteries, c’est l’innocence.
Tout semblait conspirer au succès du plan des courtisans, lorsque enfin le comte
d’Artois, ému en apparence de tant de charmes, parut n’éprouver d’autre embarras que
celui de déclarer sa tendresse. Ils vinrent en aide à sa timidité ; ils lui parlèrent
d’un mariage qui concilierait, dans une demi-publicité, sa religion, sa délicatesse de
père et de roi futur ; ils lui désignèrent la personne pour laquelle des yeux
intelligents avaient deviné son attrait ; ils lui en firent un éloge qu’ils supposaient
déjà gravé en traits plus profonds dans son cœur.
Le comte d’Artois les écouta sans surprise,
accoutumé qu’il était par eux
à ces sortes de provocations à un mariage d’inclination et de félicité domestique. Mais,
comme toujours, ces complaisants s’étaient trompés : le comte d’Artois avait juré au lit
de mort de madame de Polastron, son dernier attachement, que nulle autre femme ne la
remplacerait jamais dans son cœur, et qu’il allait donner ce cœur à Dieu seul. Il resta
religieusement fidèle à ce serment. Il évita même de revoir trop souvent la belle
personne pour laquelle on lui avait prêté d’autres sentiments que ceux de l’admiration.
Delphine ne connut jamais cette conspiration de cour, fondée sur ses charmes. Elle était
trop fière pour consentir à servir d’amorce, même au cœur d’un roi.
Je revins, peu de temps après cette conjuration de cour, à Paris. J’y revis Delphine et
sa mère. Rien ne ressemblait plus alors au poétique encadrement de l’apparition de
Terni ; la
scène avait changé, mais non la personne ; les années l’avaient
embellie encore. La mère et la fille logeaient à cette époque dans un petit entresol
humide et bas de la rue Gaillon, carrefour de rues qui vont des Tuileries au boulevard,
pleines de bruit, de mouvement et de boue. Tout attestait dans cette résidence la
médiocrité de fortune de la pauvre mère.
Deux chambres basses où l’on montait par un escalier de bois, des meubles rares et
éraillés, restes de l’antique opulence, quelques livres sur des tablettes suspendues à
côté de la cheminée, une table où les vers de la fille et les romans de la mère,
corrigés pour l’impression, révélaient assez les travaux assidus des deux femmes ; au
fond de l’appartement, un petit cabinet de travail où Delphine se retirait du bruit pour
écouter l’inspiration, voilà tout. Ce boudoir ouvrait sur une terrasse de douze pas de
circuit, sur laquelle deux ou trois pots de fleurs souffrantes de leur asphyxie
recevaient à midi un rayon de soleil entre deux toits, et où les moineaux d’une écurie
voisine piétinaient dans l’eau de pluie. Ah ! qu’il y avait loin de là aux arcs-en-ciel
flottants dans l’atmosphère
rose de la cascade du Vellino, et aux collines
tapissées de lauriers de cette Tempé de l’Italie !
Eh bien ! malgré cette médiocrité d’existence de ces deux femmes, les plus beaux noms
de France et d’Europe se pressaient dans cet entresol. On y rencontrait depuis madame
Récamier jusqu’aux Montmorency et aux Chateaubriand. C’est la vertu de Paris de courir à
la beauté, à la gloire, à l’agrément, plus qu’à la richesse et à la puissance. L’air y
est cordial, c’est le cœur seul qui y règle l’étiquette. On ne pouvait s’empêcher de
penser, en contemplant et en écoutant Delphine, à cette Vittoria
Colonna, qui fut la noble et chaste Aspasie de Rome moderne, la passion
platonique de Michel-Ange, le modèle des Vierges de Raphaël, pendant qu’elle était, par
ses propres poésies, la rivale heureuse de Pétrarque !
Je fus reçu avec accueil par la mère et la fille, comme un ami qu’on
aurait éprouvé vingt ans. Nous nous étions vus dans une heure d’émotion où les minutes
comptent pour des années. Avoir jeté ensemble en face d’une sublime nature le cri de
l’enthousiasme, c’est se connaître et s’aimer comme si on avait passé la vie à
s’étudier. Il y a des amitiés foudroyantes qui fondent les âmes d’un seul éclair ; telle
était la nôtre depuis Terni.
Je venais assidûment les visiter dans la matinée.
Depuis quelques semaines j’y voyais souvent debout, derrière le fauteuil de Delphine,
un jeune homme de petite taille et de charmante figure, qui semblait à peine sortir de
l’adolescence. Il parlait peu, on ne le nommait pas ; il paraissait vivre dans une
intime familiarité avec les deux dames, comme un frère ou un parent arrivé de quelque
voyage lointain, et qui reprenait naturellement sa place dans la maison.
Ce jeune homme avait les yeux sans cesse attachés sur Delphine ; il lui parlait bas ;
elle détournait négligemment son beau visage
pour lui répondre, ou pour lui
sourire par-dessus le dossier de sa chaise.
Je demandai à sa mère quel était ce jeune inconnu, dont la physionomie forte et fine
inspirait une attention et une curiosité involontaires. La mère me répondit que c’était
M. Émile de Girardin ; elle me raconta son histoire ; elle me consulta sur de vagues
idées de mariage. Je lui dis que le jeune homme avait une de ces physionomies qui
percent les ténèbres et qui domptent les hasards, et que dans le pays de l’intelligence
la plus riche dot était la jeunesse, l’amour et le talent.
Peu de temps après, j’étais retourné à mon poste, à l’étranger ; j’appris, hors de
France, que la charmante apparition de la cascade était devenue madame Émile de
Girardin.
En feuilletant les pages de ses poésies, on lit celles de son cœur. Beaucoup de ces
pages pourraient être signées par les premiers noms de la poésie française. Son
invocation à la
Croix, au début du neuvième chant de son épopée de
Madeleine, a l’accent racinien.
Les premiers vers de la Vision sont du
même accent : La
jeune fille, au cœur héroïque, est visitée en songe par l’apparition de Jeanne
d’Arc.
Il est difficile à une femme de chanter, en vers plus sobres, plus nerveux et plus
virils, l’Exegi monumentum de son sexe.
Le retour dans la patrie, après le voyage en Italie où je l’avais rencontrée, n’est pas
exprimé avec moins de simplicité et de grandeur :
Voilà le poète ; la femme reparaît à la fin du chant :
La tragédie de Judith, celle de Cléopâtre,
élevèrent son style poétique au-dessus de l’élégie, à la hauteur de la scène antique.
Des vers tels que ceux-ci dans sa Cléopâtre ont le grandiose d’une
scène de Racine. L’âge et l’étude avaient affermi sa main. Qu’on en juge par le tableau
de l’Égypte que fait Cléopâtre à sa confidente Iras, dans l’ennui de l’attente
d’Antoine.
Cléopâtre.
Le monologue d’Antoine après la bataille d’Actium a des accents de Corneille.
La force dans la tragédie, une finesse féminine dans la comédie, se révélaient à chacun
de ses nouveaux ouvrages. Mais son véritable triomphe était la conversation. Son génie
était un de ces génies qu’il faut lire sur la physionomie, dans les yeux et dans le son
de voix de l’auteur. Leur meilleur ouvrage, c’est eux-mêmes. Il n’y a pas d’édition de
leur esprit qui vaille une soirée passée au coin de leur feu. Hélas ! Nous ne nous y
assoirons plus ! De tous ces familiers, ou aimables ou célèbres, que nous y avons aimés,
admirés ou entrevus, elle était le lien : le lien brisé, le faisceau s’est dispersé.
Il se passa de longues années avant que j’eusse l’occasion de la revoir ;
elle avait rempli ces années de bonheur, de vers et de célébrité : des volumes de
poésie, des romans de caractère, des articles de critique de mœurs qui rappelaient Addison ou Sterne ; des tragédies bibliques, où le
souvenir d’Esther et d’Athalie lui avait rendu
quelque retentissement lointain de la déclamation de Racine ; des comédies, où la main
d’une femme adoucissait l’inoffensive malice de l’intention ; enfin des Lettres parisiennes, son chef-d’œuvre en prose, véritables pages du Spectateur anglais, retrouvées avec toute leur originalité sur un autre sol :
tout cela avait consacré en quelques années le nom du poète et de l’écrivain. Sa
jeunesse avait mûri sans rien perdre de sa fraîcheur ; et de plus, par une exception que
méritait son caractère, en acquérant beaucoup d’éclat, elle n’avait pas perdu une
amitié.
Telle on la retrouve après la révolution de 1830.
Cette révolution troubla sa vie comme elle avait troublé le monde. La
jeune femme poète sentit dans son bonheur obscur le contrecoup de la chute des rois.
Tout se tient dans ce triste monde ; le nid d’hirondelle est entraîné dans la chute des
palais.
M. de Girardin avait créé un grand organe politique, la Presse,
puissance d’opinion qui comptait avec les puissances de fait. Mais en même temps qu’il
est une puissance, un journal est un tourbillon autour duquel se groupent et
s’entrechoquent les ambitions, les passions, les haines et les envies de tout un siècle.
La plus affreuse mêlée de sang sur un champ de bataille n’approche pas de cette hideuse
mêlée d’encre qui tache les combattants des partis divers dans ces ateliers de la
politique. Les noms s’y pulvérisent dans le choc des idées ou des systèmes. Le nom même
d’une femme peut être, comme ceux de madame de Staël ou de madame Roland, entraîné sous
l’engrenage, et profané jusqu’à l’insulte ou jusqu’à l’échafaud.
Madame de Girardin seule fut préservée de ces éclaboussures des passions par la douce
impartialité de son cœur ; elle ne se mêla jamais au combat, pour rester
toujours chère aux vainqueurs, secourable aux vaincus. Les hommes les plus opposés à la
politique de son journal recherchaient le charme de son salon. C’était un de ces
territoires qu’on neutralise pendant la guerre entre deux armées, pour traiter de la
paix et de l’amitié future après les hostilités.
Quant à elle, elle se réfugia de plus en plus dans les lettres, pour mieux constater
son alibi dans les blessures que les différents partis se faisaient à
deux pas d’elle ; aussi ne la rendit-on jamais responsable des amertumes que la plume
des écrivains politiques répand dans le cœur des hommes du parti contraire. Elle savait
quelquefois s’irriter, jamais haïr.
Cet asile, qu’elle s’était réservé dans son talent poétique, profitait tous les jours
davantage à ce talent. Quelque temps avant la révolution de 1848, elle s’éloigna de
Paris au premier
murmure de la tempête qui couvait dans les âmes. Elle vint
passer une fin d’été dans ma solitude au milieu des bruyères de Saint-Point. Elle
écrivait alors avec une verve virile sa belle tragédie de Cléopâtre,
dont le style a la solidité et le poli du marbre. Je n’oublierai jamais l’inspiration de
son visage et l’émotion de sa voix quand elle nous lisait, le jour, ce qu’elle avait
composé la nuit. C’était ordinairement le matin, à l’ombre d’un toit de mousse qui
couvre un pan du verger en pente, d’où le regard plane sur une vallée de Tempé, en face de sombres montagnes ; rien n’y troublait le silence, si ce n’est
le sourd murmure du ruisseau sous les saules, des bourdonnements d’abeilles dans les
sainfoins, et quelques gazouillements de linottes importunes sur les arbres. Ses beaux
vers faisaient taire en nous tous ces bruits du dehors ; les insectes cessaient de
bourdonner près de la ruche ; son visage, encadré de chèvrefeuille et de vigne vierge,
respirait plus de poésie encore que ses vers. Ce furent ses derniers jours de calme ; ce
furent aussi les miens. Quelques mois après, nous étions en pleine rue, opérant cette
grande évocation de la raison
publique, et ce grand sauvetage d’une nation
après ce grand naufrage d’un gouvernement.
Madame de Girardin était trop Romaine de cœur pour ne pas accepter la république, au
moins comme une nécessité de l’occasion ou comme une épreuve du courage. La république
seule avait un retentissement d’antiquité. La république à ses yeux, c’était la poésie
des événements.
Madame de Girardin n’était d’aucun parti préconçu en politique. Ses instincts non
raisonnés, si elle n’avait écouté que l’instinct, l’auraient plutôt reportée de regrets
et d’affection vers la Restauration. On est toujours du gouvernement où l’on fut
belle.
Elle avait été belle, heureuse, aimée, encensée, sous le gouvernement de ses beaux
jours ; elle ne s’était jamais attachée au gouvernement de Juillet. Ce régime avait péri
de prosaïsme ; elle sentait l’impossibilité de couronner alors Henri V, mais la
possibilité de couronner le
peuple s’il avait voulu de la couronne. Le fond
de l’opinion de madame de Girardin, c’était le beau ; elle était du parti du beau en
toute chose. Rien ne pouvait être plus beau à ses yeux qu’un gouvernement de Périclès en France, gouvernement tenté sans crime après la chute
spontanée d’un trône qui n’avait ni tradition ni principe. Ce gouvernement de Périclès
défendu par l’unanimité de la nation, conseillé par les talents de toutes les opinions
réconciliées dans l’amour de la patrie commune, et présidé fortement par un des
meilleurs citoyens, régulateur temporaire de la république, lui souriait. Aussi
s’intéressait-elle à cette république naissante, sortant d’une ruine qu’elle n’avait pas
faite, pour sauver la nation et l’Europe. Les factions trompèrent ses espérances. La
nation n’eut pas la patience qui fonde et qui laisse s’user les difficultés ; elle ne
donna pas le temps aux choses qui ne s’enracinent que par un peu de temps.
Mais madame de Girardin montra un courage mâle dans les péripéties de cette révolution.
Son mari, qui avait impunément attaqué le premier gouvernement de la république,
fut emprisonné par le second. L’épouse fut sublime d’angoisse, de tendresse,
d’imploration, de menaces, d’éloquence, en revendiquant ou la liberté de son mari, ou le
cachot avec lui. Tout céda facilement à ses larmes ; il y avait erreur et brusquerie,
mais non sévice, dans le gouvernement du jour. Les dernières convulsions de la
république expirante ne trouvèrent madame de Girardin ni moins résolue ni moins
constante. Les secousses avaient ébranlé sa vie, mais non son âme ; elle était à la
hauteur de tout, même de l’exil. Madame Roland n’aurait pas mieux su mourir pour son
honneur d’épouse ou pour son honneur de poète.
À dater de ce jour, elle ferma son cœur aux illusions et sa porte au monde ; elle ne
vit plus qu’un petit nombre d’amis de toutes les fortunes. Elle ne travailla plus pour
la gloire, mais pour la nécessité. Elle fut fière de se passer de la fortune en se
suffisant par son travail.
De grands succès sur la scène récompensèrent
son courage ; elle en
préparait dans le silence de plus importants et de plus durables. Son esprit observateur
et pénétrant ourdissait un de ces grands drames de caractère, qu’elle avait la force de
nouer et de dénouer d’une main sûre. Elle étudiait pour cela Balzac, ce Molière
intarissable du roman. Son salon, autrefois si peuplé, n’était plus que l’atelier d’un
grand artiste.
On l’y trouvait presque toujours seule, la plume à la main, le visage trop pâli ou trop
coloré par le feu de la composition. Elle quittait tout pour causer, avec une liberté et
une promptitude d’esprit qui faisaient de sa conversation le plus délicieux de ses
talents. Toujours rieuse, jamais acerbe, elle ne permettait pas à son esprit de railler
jusqu’au sang. Elle avait le cœur brusque, mais bon ; cette brusquerie de son cœur
donnait plus de franchise à ses amitiés ; on était plus sûr de sa sincérité en éprouvant
ses douces colères. Elle était incapable de flatter, même ses amis.
Ceux d’entre eux qui l’ont vue comme moi dans ces derniers temps, étaient frappés du
caractère solennel, majestueux et serein qu’avait
contracté sa beauté plus
mûre. Elle ressemblait à la Niobé, cette mère des douleurs du
paganisme. Elle pleurait les enfants qu’elle n’avait pas eus. Une maternité d’adoption
trompait ses regrets. Elle aurait été une grande mère pour un fils, elle aurait eu le
lait des lions ; car le trait dominant de son caractère, c’était l’héroïsme.
Rien n’annonçait une décadence dans la vie énergique dont elle paraissait déborder. Ses
cheveux étaient aussi touffus et aussi blonds, ses bras aussi beaux, ses traits aussi
fins, le regard aussi resplendissant de lumière et d’âme. Le ver était dans le cœur.
Elle était allée respirer l’air des bois à Saint-Germain.
Tout à coup on apprit qu’elle se mourait.
Ramenée de Saint-Germain à Paris pour y mourir, où elle avait chanté et aimé, elle
parut reprendre haleine un moment sur cette pente du tombeau. La porte de sa maison sur
l’avenue des Champs-Élysées s’entrouvrit
à un battant pour quelques amis.
Je fus du nombre ; j’y courus.
La dernière fois, on me fit entrer dans une petite salle basse du rez-de-chaussée. Elle
s’y était réfugiée pour éviter le bruit des ouvriers, qui renouvelaient ses appartements
et son jardin. J’y trouvai un jeune écrivain, d’âme sensible et de main magistrale, qui
ne rougit ni d’aimer ni d’admirer, Paulin de Limayrac ; une femme qui a perdu son sexe
dans la mêlée du génie comme les héroïnes du Tasse, madame Sand. Ils étaient seuls avec
elle dans la demi-ombre d’une chambre de malade ; ils parlaient bas ; leurs deux
physionomies exprimaient ce sentiment complexe de l’amitié qui veut rassurer, et de la
compassion qui souffre et qui doute. J’admirai ce hasard qui réunissait ainsi, dans un
espace de quatre pas carrés, quatre âmes de nature diverse presque inconnues les unes
aux autres, mais dont chacune avait un empire au dehors sur une région de l’intelligence
humaine.
Ces royautés d’esprit, cachées sous les plus humbles costumes, semblaient, devant cette
mourante, oublier leurs talents et ne sentir
que leur âme. C’est le beau
moment des fortes natures. Quand la vie disparaît, toutes les petites passions
disparaissent avec elle ; il ne reste que de grandes pensées sous des noms d’hommes ou
de femmes, qui secouent la poussière du monde et qui contemplent leur néant en face de
Dieu. Auprès du lit d’un mourant il n’y a plus de siècle, il n’y a plus que
l’éternité.
Malgré le froid de la saison, une grande porte vitrée était ouverte sur une petite cour
fermée de tous côtés par de hautes murailles. Au milieu de cette petite cour, une
fontaine en marbre distillait mélancoliquement un filet d’eau sonore ; une pluie fine,
semblable à un brouillard liquéfié, tombait froide et sans bruit sur les dalles de la
cour. Cette pluie ajoutait au frisson de l’âme le frisson du ciel.
La malade était étendue à demi sur un canapé placé en plein air sur le seuil de la
porte-fenêtre, entre la chambre basse et la petite cour, afin que la fraîcheur de
l’atmosphère
et le bruit de l’eau l’aidassent à respirer plus largement
l’air qui manquait à sa poitrine.
Je la trouvai peu changée ; elle avait maigri pendant son séjour à Saint-Germain, mais
une coloration plus vive de ses joues, un éclat plus vif de ses yeux, un repos plus
visible de ses traits, un timbre plus naturel de sa voix, me remplissaient de l’illusion
d’une convalescence. La conversation fut souriante, légère, affectueuse, telle qu’il
convient auprès d’un malade qui reprend à la vie, et à laquelle il ne faut donner que
ces mouvements doux de l’esprit et du cœur, qui bercent l’âme comme dans ce second
berceau de la mort.
Elle y prit part avec cette même élasticité de sentiments et de conversation qui
couvrait d’intérêt ou de gaieté même, un fond de tristesse. Nous abrégeâmes la visite,
dans la crainte de la fatiguer ; nous nous retirâmes un à un, sans bruit, comme des amis
discrets qui emportent une bonne espérance, et qui craindraient de la perdre en se la
confiant. Ce fut notre dernier serrement de cœur et notre dernier serrement de mains.
Nous apprîmes avec stupeur, le lendemain, qu’elle avait
expiré sans
faiblesse et sans larmes, entre les regrets qu’elle laissait sur la terre et les
espérances qu’elle avait depuis longtemps placées au ciel.
Quand le bruit de cette mort se répandit dans Paris, on crut sentir que le niveau
d’intelligence, de sentiment et de gloire du siècle avait baissé en une nuit d’une
grande âme. Ceux qui ne la connaissaient que de nom la pleurèrent ; ceux qui l’aimaient
ne se consoleront jamais.
Ses obsèques furent le triomphe de la douleur publique. Les salons mornes, où tout le
siècle avait passé sous le charme de son entretien et surtout de sa bonté, les cours, le
jardin, l’avenue même des Champs-Élysées, n’étaient pas assez vastes pour contenir
l’immense concours d’hommes de cœur et d’hommes de nom qui se rencontraient, sans s’être
concertés, au pied de ce cercueil. Chacun y apportait un tribut, un souvenir, un charme,
une piété,
presque une reconnaissance ; pas un seul une amertume.
Elle n’avait offensé qu’un seul homme dans sa vie, et c’était pour défendre son mari.
Il faut effacer ces vers de ses œuvres, car la plus petite vengeance ne monte pas au
ciel avec nous. Mais la sainte colère de l’amour est-elle une vengeance ou une vertu
dans un cœur d’épouse ? N’importe, effacez-les. Ce tronçon brisé d’armes politiques ne
sied pas sur une tombe de poète, encore moins sur une tombe de femme. Plaire, aimer,
pardonner, ce fut toute sa vie : que ce soit aussi toute sa mémoire !
Dans une lettre jointe à son testament, et qui m’est communiquée par sa sœur, il y a
une prière et un reproche sorti du tombeau, auquel j’aurais été plus sensible si je
l’avais mérité. « Priez, dit-elle à son exécuteur testamentaire, M. de Lamartine
d’achever mon poème de la Madeleine, auquel il manque des chants, et
qui est celui de mes ouvrages poétiques auquel j’attache le plus de ma mémoire.
J’attends cela de son souvenir pour moi. J’ai beaucoup espéré autrefois de
l’amitié de M. de Lamartine. Je l’ai trouvé toujours gracieux et bon avec moi, mais
jamais complètement dévoué. Cette froideur a été mon premier désillusionnement dans la
vie. Quand je serai morte, il ne me refusera pas d’exaucer le dernier vœu de mon
cœur. »
Hélas ! La prière arrive trop tard pour être exaucée ; la sève des beaux vers tarit
avec le printemps, comme celle des roses. Le poème commencé par une main, achevé par
l’autre, ne serait plus qu’un lugubre concert à deux voix, dont l’une est morte et dont
l’autre est éteinte. Ce poème religieux s’achèvera par elle dans le ciel. Je n’y
toucherais que pour le décorer sur la terre.
Et quant au tendre reproche qu’elle m’adresse du fond de son cercueil sur la froideur
et sur la déception de mon amitié pour elle, ce reproche serait pour moi un cruel
remords, si ce n’était un malentendu de nos deux existences. Dans la jeunesse, nos cœurs
remplis d’autres sentiments ne pouvaient se rencontrer que dans ces inclinations
d’esprit un peu tièdes
qui ont la température des convenances et non la
chaleur des grandes affections. Plus tard, la politique domestique de sa maison, qui
n’était pas toujours la mienne, commanda quelques réserves réciproques dans notre
intimité. Je la vis rarement, et comme on voit en trêve une amie d’une autre faction
entre deux combats. Le respect de ma propre cause me défendait une trop grande assiduité
dans son salon. Son nom se confondait avec le nom d’un homme d’idées éminent, souvent
bienveillant pour moi, quelquefois hostile à mes amis.
Mais jamais mon amitié réelle, constante et tendre ne souffrit de cette réserve ; et
quand nous nous retrouverons dans la sphère des sentiments sans ombre et des amitiés
éternelles, elle reconnaîtra qu’elle n’a laissé à personne, en quittant cette boue, une
plus vive image de ses perfections dans le souvenir, une plus pure estime de son
caractère dans l’esprit, un vide plus senti dans le cœur, une larme plus chaude et plus
intarissable dans les yeux.
Mais reprenons l’entretien littéraire que cette larme a trop interrompu.
Je prie ceux de mes honorables abonnés qui me permettent de voir en eux
une famille d’amis, et qui m’adressent des lettres d’affection si nombreuses et si
émues, de recevoir ici l’expression collective de ma reconnaissance. Je recueille leurs
lettres comme des monuments de consolation dans le travail. J’y répondrai
individuellement, aussitôt qu’un peu de loisir me permettra de dérober à ces heures de
labeur quelques heures de plaisir. En attendant, qu’ils sachent que je les lis, et que
je m’écrie souvent en les lisant, et en sentant palpiter leur âme à travers la page : il
y a des cœurs en France ! J’en voudrais avoir mille pour l’aimer comme elle mérite
d’être aimée par ceux qu’elle aime !
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