Ier entretien
« Toutes les choses sont en germe dans les paroles. »
(Poète et philosophe
indien.)
Avant de vous donner la définition de la littérature, je voudrais vous en
donner le sentiment. À moins d’être une pure intelligence, on ne comprend bien que ce
qu’on a senti.
Cicéron, le plus littéraire de tous les hommes qui ont jamais existé sur la terre, a
écrit une phrase magnifique, à immenses circonvolutions de mots sonores comme le galop
du cheval de Virgile, sur les utilités et les délices
des lettres. Cette
belle phrase est depuis des siècles dans la bouche de tous les maîtres qui enseignent
leur art et dans l’oreille de tous les enfants ; je ne vous la répéterai pas, toute
belle qu’elle soit, parce qu’elle ne laisserait qu’une vaine rotondité de période et une
vaine cadence de mots dans votre mémoire. J’aime mieux vous la traduire en récit, en
images et en sentiments, afin que le récit, l’image et le sentiment la fassent pénétrer
en vous par les trois pores de votre âme : l’intérêt, l’imagination et le cœur ; et afin
aussi qu’en voyant comment j’ai conçu moi-même, en moi, l’impression de ce qu’on appelle
littérature, comment cette impression y est devenue passion dans un âge et consolation
dans un autre âge, vous contractiez vous-même le sentiment littéraire, ce résumé de tous
les beaux sentiments dans l’homme parvenu à la perfection de sa nature.
Permettez-moi donc un retour intime avec vous sur mes premières et sur mes dernières
années. Je ne professe pas avec vous, je cause, et si l’abandon de la conversation
m’entraîne vers quelques-uns de mes souvenirs, je ne m’abstiens ni de m’y reposer un
moment avec
vous, ni d’allonger le chemin en prenant ces sentiers, quand ces
sentiers ramènent indirectement mais agréablement à la route.
La contrée où je suis né, bien qu’elle soit voisine du cours de la Saône, où se
réfléchissent d’un côté les Alpes lointaines, de l’autre des villes opulentes et les
plus riants villages de France, est aride et triste ; des collines grises, où la roche
nue perce un sol maigre, s’interposent entre nos hameaux et le grand horizon de la
Saône, de la Bresse, du Jura et des Alpes, délices des yeux du voyageur qui suit la rive
du fleuve.
De petits villages s’élèvent çà et là aux pieds ou sur les flancs rapides de ces
collines ; leurs murs blancs, leurs toits plats, leurs tuiles rouges, leur clochers de
pierres noirâtres semblables à des imitations de pyramides par des enfants sur le sable
du désert, la nudité d’eau et d’arbres qui caractérise le pays, les petits champs de
vignes basses, enclos de
buis ou de pierres sèches, font ressembler, trait
pour trait, ces hameaux du Mâconnais à ces villages d’Espagne, de Calabre, de Sicile ou
de Grèce, que le soleil d’été, sous un ciel cru, fait fumer à l’œil comme des gueules de
four où le paysan a allumé son fagot de myrte ou de buis pour cuire le pain de ses
enfants.
La maison de mon père était cachée à l’œil par le clocher et par les maisons des
villageois dans un de ces hameaux ; elle n’avait rien qui la distinguât de ces cubes de
pierre grise, percés de fenêtres et couverts de tuiles brunies par les hivers, seulement
qu’une cour un peu plus vaste, et un ou deux arpents de jardin potager s’étendant
derrière la maison, entre la montagne et le village. La vie y était aussi agreste et
aussi close que le site. C’est là que j’étais né et que je grandissais, sans autre idée
de cette terre que ce qui en était contenu pour moi dans cet étroit horizon ; j’y vivais
renfermé entre deux ou trois monticules, où les chèvres et les moutons montaient le
matin avec les enfants, et d’où ils redescendaient le soir au village pour donner leur
lait aux mères.
Ce monde était bien petit, même pour un petit enfant ; mon intelligence
commençait à se développer avec l’âge, et à s’interroger sur ce qui était derrière la
montagne. Quand j’y montais jusqu’au sommet avec les autres enfants du hameau pour
suivre les chèvres, je n’apercevais que trois ou quatre villages à peu près semblables,
qui tachaient de blanc le pied d’autres collines pareilles, ou qui fumaient le soir dans
le bleu du firmament.
Cependant ma mère, femme supérieure et sainte, épiait jour à jour ma pensée, pour la
tourner à sa première apparition vers Dieu, comme on épie le ruisseau à sa source pour
le faire couler vers le pré où l’on veut faire reverdir l’herbe nouvelle. Elle
m’enseignait à lire et à former une à une ces lettres mystérieuses qui en s’assemblant
composent la syllabe, puis, en rassemblant encore davantage, le mot ; puis, en se
coordonnant d’après certaines règles, la phrase ; puis, en liant la phrase à la phrase,
finissent par produire, ô prodige de transformation ! la pensée. Comment
s’opère cette transformation d’un trait de plume matérielle, sur un morceau de matière
blanche, appelée papier, en une substance immatérielle et tout intellectuelle, appelée
pensée ? Et qu’est-ce que la pensée elle-même, étrangère aux sens et jaillissant des
sens comme l’étincelle du caillou pour illuminer la nuit ? Il faut le demander à celui
qui a créé la matière et l’intelligence, et qui, par un phénomène dont il s’est réservé
le mystère, et pour un dessein divin comme lui, a donné à cette pensée et à cette
matière l’apparence d’une même substance, en leur donnant l’impossibilité d’une même
nature. Dieu seul sait les secrets de Dieu : aucun autre être ne pourrait ni les
concevoir ni les garder. La jonction de la matière et de l’âme dans l’homme, la
transformation apparente des sens en intelligence, et de l’intelligence en matière, est
le plus étonnant, et sans doute le plus saint de ses secrets. Il faut admettre le
phénomène, car il est évident ; il ne faut pas l’expliquer, car il est surhumain. On
devrait décrire sur le frontispice de toutes
les sciences physiques ou
métaphysiques, à la borne des choses explicables. « Arrêtez-vous là ; vous êtes au bord
de l’abîme ! Contemplez ! admirez ! adorez ! n’expliquez pas ! Vous touchez là au grand
secret ! On n’escalade pas la pensée de Dieu ! Le vers du Dante devrait être inscrit sur
la nature physique comme sur la nature morale : Vous qui touchez à ces limites, laissez
toute espérance de les dépasser.
Quoi qu’il en soit, je commençais à penser et à comprendre que d’autres autour de moi
pensaient plus que moi ; je commençais même à comprendre non la nature, mais le fait de
cette transformation en pensée des caractères matériel qu’on me faisait tracer ou lire,
et la transformation de cette pensée en caractères, c’est-à-dire en livres. Mes premiers
respects pour le livre, milieu surhumain où s’opère ce phénomène, me
vinrent d’où vient toute révélation aux enfants, de leur mère.
La mienne avait la piété d’un ange dans le
cœur et l’impressionnabilité
d’une femme sur les traits. Son visage, où la beauté de ses traits et la sainteté de ses
pensées luttaient ensemble, comme pour s’accomplir l’une par l’autre, me donnait, bien
plus encore qu’un livre, le spectacle de cette transformation presque visible de
l’intelligence en expression physique, et de l’expression physique en intelligence.
C’est ce qu’on appelle physionomie, chose que l’on définit toujours,
parce qu’on n’est jamais parvenu à la définir. La physionomie est en effet le phénomène
lui-même visible, mais toujours mystère : l’âme dans les traits et les
traits dans l’âme. L’homme peut voir là, plus que partout ailleurs, l’union de la
matière et de l’esprit ; mais définir dans la physionomie ce qui est de la matière et ce
qui est de l’esprit, la nature nous en défie ; c’est la limite où les deux natures se
confondent : on adore et on s’anéantit.
Je voyais donc ma mère, soit le dimanche après les cérémonies du matin, dans le loisir
de
sa chambre éclairée du plein soleil, soit les autres jours de la semaine,
le soir quand elle avait déposé l’aiguille, je la voyais prendre sur une tablette, à
côté de son lit, un volume de dévotion qui lui venait de sa mère. Sa physionomie,
ordinairement si ouverte et si répandue sur tous ses traits, changeait tout à coup
d’expression ; elle se recueillait, comme la lueur d’une lampe quand on la couvre de la
main contre le vent, pour l’empêcher de vaciller çà et là et de s’éteindre. Je
connaissais cette expression, j’y devinais je ne sais quelle conversation muette avec un
autre que moi, et, sans qu’elle eût besoin de me faire un signe, je rentrais dans le
silence et je respectais sa lecture.
Ses lèvres articulaient à peine un léger et imperceptible mouvement ; mais ses yeux
tour à tour baissés sur la page ou levés vers le ciel, la pâleur et la rougeur
alternative de ses joues, ses mains qui se joignaient quelquefois en déposant pour un
moment le livre sur ses genoux, l’émotion qui gonflait sa poitrine et qui se révélait à
moi par une respiration plus forte qu’à l’ordinaire, tout me faisait conclure, dans mon
intelligence enfantine, qu’elle disait à ce livre ou
que ce livre lui disait
des choses inentendues de moi, mais bien intéressantes, puisqu’elle, habituellement si
indulgente à nos jeux et si gracieuse à nous répondre, me faisait signe de ne pas
interrompre l’entretien silencieux !
Je compris ainsi à demi qu’il existait par ces livres, sans cesse feuilletés sous ses
mains pieuses le matin et le soir, je ne sais quelle littérature sacrée, par laquelle,
au moyen de certaines pages qui contenaient sans doute des secrets au-dessus de mon âge,
celui qu’on me nommait le bon Dieu s’entretenait avec les mères, et les mères
s’entretenaient avec le bon Dieu. Ce fut mon premier sentiment littéraire ; il se
confondit dans ma pensée avec ce je ne sais quoi de saint qui respirait sur le front de
la sainte femme, quand elle ouvrait ou qu’elle refermait ces mystérieux volumes.
Bientôt les premières études de langues commencées sans maître dans la
maison paternelle, puis les leçons plus sérieuses et plus disciplinées des maîtres dans
les écoles, m’apprirent qu’il existait un monde de paroles, de langues diverses ; les
unes qu’on appelait mortes, et qu’on ressuscitait si laborieusement pour y chercher
comme une moelle éternelle, dans des os desséchés par le temps ; les autres qu’on
appelait vivantes, et que j’entendais vivre en effet autour de moi.
Je passe sur ces rudes années où les enfants voudraient qu’il n’y eût pas d’autre
langue que celle qu’ils balbutient, entrecoupée de baisers, sur le sein de leurs
nourrices ou sur les genoux de leurs mères. Ces années furent plus amères pour moi
peut-être que pour un autre ; plus le nid est doux sur l’arbre et sous l’aile de la
mère, plus l’oiseau déteste les barreaux de la cage où on lui siffle des airs empruntés
qu’il doit répéter sans les comprendre.
Cependant, malgré la dureté de l’apprentissage, je commençais à trouver de
temps en temps un plaisir sévère à ces récits pathétiques, à ces belles pensées qu’on
nous faisait exhumer mot à mot de ces langues mortes ; un souffle harmonieux et frais en
sortait de temps en temps, comme celui qui sort d’un caveau souterrain muré depuis
longtemps et dont on enfonce la porte. Une image champêtre ou un sentiment pastoral de
Virgile, une strophe gracieuse d’Horace ou d’Anacréon, un discours de Thucydide, une mâle réflexion
de Tacite, une période intarissable et sonore de Cicéron, me ravissaient malgré moi vers d’autres temps, d’autres lieux, d’autres
langues, et me donnaient une jouissance un peu âpre mais enfin une jouissance précoce,
de ce qui devait enchanter plus tard ma vie. C’était, je m’en souviens, comme une
consonance encore lointaine et confuse, mais comme une consonance enfin, entre mon âme
et ces âmes qui me parlaient ainsi à travers les siècles.
De ce jour la littérature, jusque-là maudite, me parut un plaisir un peu
chèrement acheté, mais qui valait mille fois la peine qu’on nous imposait pour
l’acquérir.
Les années austères de ces études s’écoulèrent ainsi. Les premiers essais de
composition littéraire, qu’on nous faisait écrire en grec, en latin, en français,
ajoutèrent bientôt à ce plaisir passif le plaisir actif de produire nous-même, à
l’applaudissement de nos maîtres et de nos émules, des pensées, des sentiments, des
images, réminiscences plus ou moins heureuses des compositions antiques qu’on nous avait
appris à admirer. Je me souviens encore du premier de ces essais descriptifs, qui me
valut à mon tour l’approbation du professeur et l’enthousiasme de l’école.
On nous avait donné pour texte libre et vague une description du printemps à la
campagne. Le plus grand nombre de mes condisciples était né et avait été élevé dans les
villes ; il ne connaissait
le printemps que par les livres. Leur composition
un peu banale était pleine des images, des Bucoliques, des ruisseaux, des troupeaux, des
oiseaux, des bergers assis sous des hêtres et jouant des airs champêtres sur leurs
chalumeaux, des prairies émaillées de fleurs sur lesquelles voltigeaient des nuées
d’abeilles et de papillons. Tous ces printemps étaient italiens ou grecs ; ils se
ressemblaient les uns les autres, comme le même visage répété par vingt miroirs
différents.
J’avais été élevé à la campagne, dans l’âpre contrée que je viens de décrire ; je
n’avais vu, autour de la maison rustique et nue de mon père, ni les orangers à pommes
d’or semant leurs fleurs odorantes sous mes pas, ni les clairs ruisseaux sortant à gros
bouillon de l’ombre des forêts de hêtres, pour aller épandre leur écume laiteuse sur les
pentes fleuries des vallons, ni les gras troupeaux de génisses lombardes, enfonçant
jusqu’aux jarrets leurs flancs d’or ou d’albâtre dans l’épaisseur des herbes, ni les
abeilles de l’Hymète bourdonnant parmi les citises jaunes et les lauriers roses.
À moins d’emprunter toutes mes images à
mes livres, ce qui me répugnait
comme un larcin et comme un mensonge, il me fallait donc décrire d’après nature l’aride
et pauvre printemps de mon pays. Je ne trouvais dans cette indigente nature aucune des
couleurs poétiques que la nudité de la terre et l’éraillement de mes roches décrépites
me refusaient.
Je résolus de me passer de la nature imaginaire et de peindre le printemps dans les
impressions, dans le cœur et dans les travaux des villageois, tel que je l’avais vu
pendant mes heureuses années d’enfance, au hameau où j’avais grandi. Je pensais bien que
ma composition serait la plus sèche, et que le maître et les condisciples auraient pitié
de la pauvreté de mon pinceau. Cependant je pris la plume avec mes rivaux, et j’écrivis
en toute humilité, mais avec tout l’effort de style dont j’étais capable, ma première
composition. Au lieu de la fiction toujours froide, la mémoire des lieux aimés, toujours
chaude, fut ma muse, comme nous disions alors ; elle m’inspira.
J’ai retrouvé, il y a peu de temps, cette composition d’enfant, écrite d’une écriture
ronde et peu coulante, dans un des tiroirs du secrétaire
en noyer de ma
mère : mes maîtres la lui avaient adressée pour la faire jouir des progrès de son
enfant. Je pourrais la copier ici tout entière ; je me contente de l’abréger sans y rien
changer. J’avoue que, si j’avais à l’écrire aujourd’hui, je la ferais peut-être plus
magistralement, mais je ne la ferais peut-être pas avec plus de sentiment du vrai sous
la plume. Voici mon chef-d’œuvre.
« Le coq chante sur le fumier du chemin, au milieu de ses poules qui grattent de
leurs pattes la paille, pour y trouver le grain que le fléau a oublié dans l’épi quand
on l’a battu dans la grange. Le village s’éveille à son chant joyeux. On voit les
femmes et les jeunes filles sortir à demi vêtues des portes des chaumières, et peigner
leurs longs cheveux avec le peigne aux dents de buis qui les lisse comme des écheveaux
de soie. Elles se penchent sur la margelle du puits pour s’y laver les yeux et les
joues dans le seau
de cuivre, que la corde enroulée autour de la poulie
criarde élève du fond du rocher jusqu’à leurs mains.
« Le vent attiédi de mai souffle, semblable à l’haleine d’un enfant qui se réveille ;
il sèche sur leurs visages et sur leurs cous les mèches humides de leurs cheveux. On
les voit ensuite se répandre dans leurs petits jardins bordés de sureaux, dont la
fleur ressemble à la neige qui n’a pas encore été touchée du soleil ; elles y
cueillent des giroflées qu’elles attachent par une épingle à leurs manches, pour les
respirer tout le jour en travaillant.
« Les hirondelles, qui sont revenues depuis peu de jours des pays inconnus où elles
ont un second nid pour leurs hivers, n’ont pas encore pris leur vol ; elles sont
rangées les unes à côté des autres sur les conduits de fer-blanc qui bordent le toit,
afin d’y saluer de plus haut le soleil qui va paraître, ou d’y tremper leurs becs dans
l’eau que la dernière pluie y a laissée ; on dirait une corniche animée qui fait le
tour du toit. Elles ne font entendre qu’un imperceptible gazouillement, semblable aux
paroles qu’on balbutie en rêve,
comme si ces charmants oiseaux, qui aiment
tant la demeure de l’homme, avaient peur de réveiller les enfants encore endormis dans
la chambre haute.
« Enfin, le soleil écarte là-bas, du côté du Mont-Blanc, d’épais rideaux de
brouillards ou de nuages ; l’astre s’en dégage peu à peu comme un navire en feu qui
bondit sur les vagues en les colorant de son incendie ; ses premières lueurs, qui le
devancent, teignent les hautes collines d’une traînée de lumière rose ; cette lueur
ressemble aux reflets que la gueule du four, où pétillent le buis et le sarment
enflammés, jette sur les visages des femmes qui font le pain. Elle ne brille pas
glaciale comme pendant l’hiver sur le givre des prés ; elle chauffe la terre, et elle
essuie la rosée qui fume en s’élevant des brins d’herbe et du calice des fleurs dans
les jardins. Le caillou que le rayon a touché est déjà tiède à ma main ; le vent
lui-même semble avoir traversé l’haleine de l’aurore du printemps ; il souffle sur les
collines, comme notre mère, quand nous étions petits et que nous rentrions tout
transis de froid, soufflait sur nos doigts pour les dégourdir.
« Le soleil monte de plus en plus ; il atteint déjà la cime du clocher,
dont il fait briller la plus haute pierre comme un charbon ; la cloche, ébranlée par
la corde à laquelle se suspendent les petits enfants au signal du sonneur, répond à ce
premier rayon de soleil par un tintement de joie qui fait tressaillir et envoler les
colombes et les moineaux de tous les toits.
« Les femmes qui tirent l’eau du puits, ou qui la rapportent à la maison dans un seau
de bois sur leurs têtes, s’arrêtent à ce son de la cloche ; elles courbent leurs
fronts en soutenant le vase de leurs deux mains levées, de peur que leur mouvement ne
fasse perdre l’équilibre à l’eau ; elles adressent une courte prière au Dieu qui fait
lever un jour de printemps. Les murmures, les bruits, les voix du chemin cessent un
moment, et à travers ce grand silence on entend la nature muette palpiter de
reconnaissance et de piété devant son Créateur.
« Mais déjà les chèvres et les moutons, impatients qu’on leur rouvre les noires
étables où on les enferme pendant la neige, bêlent de
plus en plus haut
pour qu’on les ramène à leur montagne accoutumée. La mère de famille descend
précipitamment l’escalier raboteux de la chaumière ; on entend résonner ses sabots de
hêtre ou de noyer sur les marches. Elle lève le loquet de bois de l’étable ; elle
compte ses agneaux et ses cabris à mesure qu’ils s’embarrassent entre ses jambes pour
sortir les premiers de leur prison ; elle les donne à conduire aux enfants.
« Les petits bergers, armés d’une branche de houx où pendent encore les feuilles,
prennent avec leurs chèvres le sentier de rocher qui mène aux montagnes ; ils
s’amusent en montant à cueillir les rameaux du buis, que le printemps rend odorants
comme la vigne, et à cueillir au buisson les fruits verts de cet arbrisseau, qui
ressemblent à de petites marmites à trois pieds, amusement et étonnement de leur
enfance. Bientôt on les perd de vue derrière les roches, et ils ne reviendront que le
soir, quand les chèvres et les brebis traîneront sur les pierres leurs mamelles
gonflées de lait.
« Pendant que les troupeaux montent ainsi
vers les cimes, on voit briller
dans les chaumières, à travers les portes ouvertes, la flamme des fagots allumés par
les femmes pour tremper la soupe du matin à leurs maris avant
d’aller ensemble à la vigne. Après la soupe mangée sur la table luisante de noyer,
entourée de bancs du même bois, on voit les vieilles femmes sortir toutes courbées par
l’âge et par le travail. Elles se rassemblent et s’asseyent sur les troncs d’arbres
couchés le long des chemins, adossés au mur échauffé par le soleil levant ; elles y
filent leurs longues quenouilles chargées de la laine blanche des agneaux. Ces
quenouilles sont entourées d’une tresse rouge qui serpente autour de la laine. Elles
gardent les petits enfants en causant entre elles des printemps d’autrefois.
« Le jeune homme et la jeune femme sortent les derniers de la maison en glissant la
clef par la chatière sous la porte ; l’homme tient à la main ses lourds outils de
travail, le pic, la pioche ; sa hache brille sur ses épaules ; la femme porte un long
berceau de bois blanc dans lequel dort son nourrisson en équilibre
sur sa
tête ; elle le soutient d’une main, et elle conduit de l’autre main un enfant qui
commence à marcher et qui trébuche sur les pierres.
« On les suit de l’œil dans les vignes des coteaux voisins. Ils déposent le berceau
de l’enfant endormi dans une charrière (petit sentier creux entre
deux champs de vigne), à l’ombre des feuilles larges, étagées de nœuds en nœuds, sur
les sarments nouveaux de l’année. L’homme rejette sa veste ; la jeune femme ne garde
que sa chemise de toile épaisse et forte comme le cuir ; ils prennent la pioche dans
leurs mains hâlées, et on entend résonner partout sur les collines, jusqu’au milieu du
jour, les coups de la pioche de fer luisant, sur les cailloux qui l’ébrèchent. La
chemise de la femme (haletante de peine), se colle sur sa poitrine et sur ses épaules
comme si elle sortait d’un bain dans la rivière. Au moindre cri de son nourrisson qui
s’éveille, elle court s’accroupir auprès du berceau, entrouvre sa chemise et donne son
lait à l’enfant après avoir donné sa sueur à la vigne.
« Quand le soleil est au milieu du ciel, elle déplie un linge blanc qui
préserve le pain et le fromage du sable que le vent y jette ; elle étend sur la
tranche de pain noir le blanc laitage à moitié durci, entouré de la feuille de vigne
et semé des grains luisants du sel gris ; ils mangent, essoufflés, l’un à côté de
l’autre, comme deux voyageurs lassés d’une longue marche, au bord du fossé de la
route, échangeant à peine quelques rares paroles sur les promesses que le printemps
fait à la vendange.
« Au pied d’un cep qui l’a distillée l’automne précédent, une bouteille rafraîchie
par l’ombre leur verse goutte à goutte la force et la joie. Ils s’endorment après sur
la terre qui fume de chaleur, la tête appuyée sur leurs bras recourbés, et ils
repuisent leur vigueur dans les rayons brûlants de ce soleil qui sèche leur jeune
sueur.
« Le soir, on les entend redescendre en chantant de tous les sentiers des collines,
et les petits bergers, qui redescendent avec leur troupeau de la montagne, ramènent à
la jeune femme, pour le repas du soir, sa chèvre
favorite, les cornes
enroulées de guirlandes de buis. »
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La composition déjà trop longuement citée se terminait par un hymne au printemps qui
gonfle les bourgeons de la vigne, qui promet la grappe, qui distille lentement dans les
veines du pampre le vin que l’automne répandra en pourpre sous l’arbre du pressoir,
cette liqueur qui réjouit le cœur de l’homme jeune et qui fait chanter le vieillard
lui-même, en ranimant dans sa mémoire ses printemps passés.
Mais je n’en copie pas davantage ; ces balbutiements d’enfant n’ont de charme que pour
les mères.
Quoi qu’il en soit, cette première composition littéraire, échappée à une imagination
de douze ans, parut aux maîtres et aux élèves supérieure au moins, par sa naïveté, aux
redites classiques de mes condisciples ; on y reconnaissait
l’accent, on y
entendait le cri du coteau natal sous le soleil aimé du pauvre villageois à Midi.
Ma description enfantine eut le prix, non de style, mais de candeur et de sincérité
descriptives. Deux maîtres tendres et vénérés, dont les vicissitudes de la vie et de la
fugitive opinion (aura) n’ont point refroidi en moi la mémoire, le
Père Béquet et le Père Varlet, professeurs des
classes littéraires chez les Jésuites, me témoignèrent depuis ce jour une prédilection
presque paternelle que je serais ingrat d’oublier. On peut changer d’esprit, on ne doit
pas changer de cœur. Ces professeurs aimés me cultivèrent avec une tendre sollicitude,
comme un enfant qui promettait au moins un amour instinctif pour les lettres : ils
étaient idolâtres du beau dans le style. Moi-même, je dois l’avouer ici avec toute
humilité aujourd’hui, je fus si étonné et si satisfait de la fidélité du tableau que
j’avais fait de mon hameau natal, sur mes pauvres collines calcinées, que j’en conçus je
ne sais quelle estime précoce et trop sérieuse pour moi-même. Je lus et relus vingt fois
ma première composition ; je l’envoyai à ma mère par l’ordre de mes maîtres ;
on la lut à la fin de l’année, à la cérémonie publique de la distribution des prix, au
collège des Jésuites, devant les mères et devant les enfants qui l’applaudirent. Elle ne
sortit jamais entièrement de ma mémoire. Et je n’ouvris jamais dans un autre âge le
tiroir du secrétaire de ma mère sans la relire tout entière avec une certaine
satisfaction de ma précocité. Je puis même dire que, de mes trop nombreux ouvrages,
c’est peut-être cet enfantillage qui m’a donné le plus de conscience anticipée de mes
forces. Je sentis ce que sent un élève en peinture qui jette l’écume de la palette de
son maître contre la muraille de l’atelier, et qui se trouve à son insu avoir fait de
ces taches quelque chose qui ressemble à un tableau. Il se croit peintre et il s’admire
lui-même, au lieu d’admirer le hasard qui a tout fait.
Une des circonstances qui grandit en moi ce vague sentiment littéraire m’est encore
présente à l’esprit ; j’aime à me la retracer
quand je me demande à moi-même
d’où m’est venu l’instinct et le goût des choses intellectuelles.
Il y avait, à quelque distance de la maison rustique de mon père, une montagne isolée
des autres groupes de collines ; on la nomme, sans doute par dérivation de son ancien
nom latin, mons arduus, la montagne de Monsard. Ses
flancs escarpés de tous les côtés sont semés de pierres roulantes ; ces cailloux
glissent sous les pieds, quand on la gravit, avec un bruit de vagues qui se retirent de
la falaise en entraînant les galets et les coquillages dans leur reflux.
Des sentiers étroits, à peine perceptibles, et tous les jours effacés par les pieds des
chèvres, conduisent par des contours un peu plus adoucis jusqu’au sommet. Là, des roches
grises, entièrement décharnées de sol et taillées par la nature, le temps, la pluie, les
vents, en formes étranges, se dressent comme de gigantesques créneaux d’une forteresse
démantelée.
Trois de ces roches sont creusées en niches, ou plutôt en chaires de cathédrales, comme
si la main des hommes s’était complu à préparer
dans ce lieu désert trois
sièges ou trois tribunes à des solitaires pour parler de Dieu aux éléments. Ces trois
chaires, rapprochées les unes des autres comme des stalles dans un chœur d’église,
forment une façade semi-circulaire qui regarde l’orient ; en sorte que les bergers ou
les chasseurs fatigués qui s’y placent et qui s’y assoient, pour se reposer à l’abri du
vent, peuvent se voir obliquement les uns presque vis-à-vis des autres, et s’entretenir
même à voix basse, sans que le mouvement de l’air dans ces hauts lieux emporte leurs
paroles préservées du vent.
La vue n’y est libre que du côté du soleil levant ; cette vue est vaste comme sur un
horizon de l’Océan ; elle glisse sur les collines et les villages qui séparent ces
montagnes du lit de la Saône ; elle franchit le ruban d’argent étendu comme une toile
qui sèche sur l’herbe, dans les prairies presque hollandaises de la Bresse
pastorale.
Elle se soulève au-delà pour gravir les flancs noirâtres du Jura ; elle ne se repose
que sur des cimes aériennes de la chaîne de neige des Alpes. Là, l’imagination, ce
télescope sans limite
de l’âme, se précipite dans les plaines de l’Italie et
dans les lagunes de l’Adriatique.
On jouit sur cette hauteur d’un complet et perpétuel silence ; les bruits des vallées
ne montent pas jusque-là ; on n’y entend que la chute accidentelle des petits
coquillages pétrifiés qu’un mouvement du pied fait rouler jusqu’au bas de la montagne ou
les imperceptibles sifflements que rend la brise en se tamisant sur les brins d’herbe
mince, sèche et aiguë, qui percent les pierres comme de petites lances : accompagnement
doux plutôt qu’interruption des hautes pensées que les hauts lieux inspirent.
Mon père, à qui son goût pour la chasse avait fait découvrir ce site élevé et presque
inabordable, s’y rendait souvent après le dîner, d’où l’on sortait alors à deux heures ;
il y portait avec lui un livre, pour y passer en société d’un grand ou aimable esprit
les longues soirées des jours d’été ; il m’y conduisait souvent
avec lui,
quand, vers l’âge de dix à douze ans, le collège me rendait à la famille.
Dès qu’il y était assis, son livre ouvert dans la main, je m’occupais agréablement au
pied des créneaux à choisir, parmi les pierres roulées, les plus belles pétrifications
marines, ou à tresser des paniers pour mes sœurs, avec ces joncs qui croissent à sec sur
les pelouses arides. Bientôt nous entendions, du côté de la montagne opposé à celui que
nous avions gravi, des pas lents et mesurés ; ces pas faisaient rouler au-dessous de
nous les pierres sèches ; un autre hôte de la montagne paraissait presque aussitôt
après, un livre aussi dans la main ; il essuyait son front taché de sueur et de poudre
blanche en regardant mon amas de coquillages, et en m’expliquant comment la haute marée
des siècles les avait portés jusque-là ; puis il allait saluer avec une cordialité un
peu cérémonieuse mon père, et il s’asseyait dans la seconde stalle du rocher.
Ce visiteur assidu de la montagne s’appelait M. de Vaudran.
C’était un homme de cinquante à soixante ans ; il était le cinquième fils d’une
nombreuse et remarquable famille de notre pays, appelée la famille des Bruys. On apercevait la maison de cette famille patriarcale, entourée de
terrasses et de parterres, au pied de la montagne de Monsard, au bord
d’une route poudreuse d’un côté, au bord des prés, des petits bois et d’un ruisseau de
l’autre côté.
Cette famille avait essaimé plusieurs de ses fils, avant la Révolution, à Paris, dans
les plus hautes charges de la monarchie. L’aptitude de cette race aux affaires ou aux
lettres était proverbiale dans nos contrées. Les sœurs n’y étaient pas moins distinguées
de caractère et d’esprit que les frères ; la dernière de ces sœurs vit encore, âgée de
quatre-vingt-quinze ans, dans la même maison que je vois blanchir d’ici, à l’époque où
j’écris ces lignes ; elle n’a
rien perdu de sa grâce de cœur et de son
sourire d’esprit ! Elle a usé le temps qui ne l’use pas ; elle est comme un jalon vivant
du passé, laissé dans le domaine et sur les tombeaux de ses frères et de ses sœurs. Tout
le pays aime à la retrouver, le matin, où il l’a laissée le soir.
M. de Vaudran avait été directeur d’un des ministères les plus importants, au
commencement du règne de Louis XVI. Lié avec M. de Malesherbes et avec les politiques et
les écrivains les plus illustres du siècle, décapités en 1793, il était tombé avec la
monarchie. Emprisonné, proscrit, puis amnistié par les mobilités des circonstances
révolutionnaires, il avait été enfin laissé à sec sur la rive, comme un débris après la
tempête, dans le petit domaine de ses pères.
Il y vivait en philosophe, auprès de ses sœurs, suspendu par ses opinions et ses
souvenirs entre deux temps ; doué d’un esprit étendu, d’une érudition profonde, d’une
éloquence sobre et précise comme les affaires qu’il avait maniées.
Il avait
en lui-même un entretien suffisant pour supporter le désœuvrement, ce supplice des âmes
vides.
De tous ses biens à Paris il n’avait sauvé que sa bibliothèque ; il l’avait rangée
comme son plus cher trésor dans une des chambres hautes de la maison de ses sœurs ; il
s’y consolait avec ces consolateurs muets qui ont des baumes pour toutes les blessures.
Le voisinage et la similitude de revers, l’avaient lié d’une estime et d’une inclination
mâles avec mon père ; ce n’était pas précisément de l’amitié, c’était un respect
réciproque qui donnait une majesté un peu froide et une apparence de réserve à leurs
relations. Mais ces deux hommes se recherchaient, tout en se réservant comme deux
caractères qui ont la pudeur de leurs épanchements. Ils s’étaient rencontrés un jour par
hasard dans ce site solitaire, poussés par le même instinct de solitude et de
contemplation ; ils y avaient passé des heures d’entretien et de lecture agréables l’un
avec l’autre ; le lendemain ils s’y étaient retrouvés sans surprise, et, depuis, sans
s’y donner jamais de rendez-vous, ils s’y rencontraient presque tous les jours.
La figure de M. de Vaudran portait l’empreinte de sa vie ; elle était
noble, fine, un peu tendue. Ses yeux couvaient un feu amorti par les disgrâces ; ses
lèvres avaient le pli du dédain philosophique contre la destinée, qu’on subit, mais
qu’on méprise. On lisait sur sa physionomie ce mot de Machiavel sur la fortune :
« Je donne carrière à sa malignité, satisfait qu’elle me foule ainsi aux pieds
pour voir si à la fin elle n’en aura pas quelque honte !… »
Sa voix était grave, ses expressions choisies ; sa politesse un peu compassée rappelait
la cour de Versailles dans un hameau de nos montagnes ; son costume disait l’homme de
distinction qui respectait son passé dans sa déchéance ; sa chevelure était relevée en
boucles crêpées et poudrées sur les deux tempes. Il tenait d’une main son chapeau
entouré d’une ganse noire à boucle d’argent ; son habit gris, à boutons d’acier taillés
à facettes, s’ouvrait sur un gilet blanc à longues poches ; ses souliers
étaient noués sur le cou-de-pied par des agrafes d’argent ; il portait un jonc à
longue pomme d’or à la main.
À peine était-il assis dans la chaire du rocher la plus rapprochée de celle de mon père
que j’entendais les pas plus légers d’un troisième visiteur ; celui-là gravissait
lentement aussi, mais plus résolument, la montagne. Bientôt je voyais se dessiner en
sombre sur le ciel bleu la redingote noire d’un beau jeune homme qui, sous l’habit d’un
ecclésiastique, avait la taille, la stature et la contenance mâle d’un militaire. Un
fusil double luisait au soleil sur ses épaules, un fouet de chasse badinait dans sa
main, un chapeau rond découvrait à demi son front haut et ses cheveux noirs ; ses bottes
fortes, armées aux talons d’éperons d’argent, trahissaient en lui l’homme de cheval et
l’homme de chasse plus que l’homme du sanctuaire. Sa figure avait la franchise virile du
soldat ; mais ses yeux pénétrants, sa bouche pensive, ses
joues pâlies par
l’étude annonçaient aussi l’homme intellectuel et le cœur sensible jusqu’à la
mélancolie. Ses deux chiens courants, au poil fauve, qui me connaissaient, venaient se
coucher auprès de moi sur l’herbe chaude ; je détachais leurs colliers, pour que le
tintement de leurs grelots ne m’empêchât pas d’entendre la lecture ou la conversation
des trois amis.
Ce troisième visiteur était l’abbé Dumont, neveu du vieux curé du village de Bussières,
hameau que nous voyions blanchir au pied de la montagne, parmi les vignes et les
chènevières.
Ce jeune homme, né pour une autre profession, avait été dans son adolescence secrétaire
de l’évêque de Mâcon, homme d’exquise littérature ; l’abbé Dumont avait été relégué par
la Révolution dans le pauvre presbytère de son oncle ; il devait lui succéder. Il se
consolait par la chasse, par la lecture et par la société de M. de Vaudran et de mon
père, ses voisins, de la destinée contraire qui lui avait fermé
le palais
épiscopal et qui le condamnait à la vie obscure d’un vicaire de campagne. Il avait les
goûts élégants et nobles dans une misérable fortune ; il adorait mon père comme un
modèle du gentilhomme loyal et cultivé, qui l’entretenait de cour, de guerre et de
chasse ; il aimait M. de Vaudran, qui lui avait ouvert sa bibliothèque ; il commençait à
m’aimer, tout enfant que j’étais moi-même, de cette amitié qui devint mutuelle quand les
années finirent par niveler les âges alors si divers ; amitié restée après sa perte au
fond de mon cœur comme une lie de regrets qu’on ne remue jamais en vain.
Après avoir salué, avec une aisance mêlée de respect, ses deux voisins, supérieurs en
âge et en rang à lui, l’abbé m’abandonnait ses chiens, que je tenais en laisse ; il
étendait avec soin son fusil, aussi poli que de l’or bruni, sur la mousse, et il
s’asseyait dans la troisième chaire de roche que la nature semblait avoir taillée pour
ces trois amis.
Alors commençait entre ces trois hommes, d’âge, d’esprit et de condition si
divers, un entretien d’abord familier comme le voisinage et nonchalant comme le loisir
sans but ; mais bientôt après l’entretien sortait des banalités de la simple
conversation ; il s’élevait par degrés jusqu’à la solennité d’une conférence sur les
plus graves sujets de la philosophie, de la politique et de la littérature. Mon père y
apportait cette franchise brève et sobre de pensées et d’impressions qui caractérisaient
son âme et son esprit ; M. de Vaudran, des connaissances nettes et intarissables ; le
jeune vicaire, la modestie et cependant l’ardeur de son âge.
La politique était toujours le premier texte de l’entretien : l’élévation du site, la
solitude du lieu, la discrétion des rochers, qui inspiraient, dans ces temps suspects,
une parfaite sécurité aux interlocuteurs, la confiance absolue qu’ils avaient les uns
dans les autres, laissaient s’épancher leurs âmes dans l’abandon de leurs pensées. Ils
étaient tous les trois, dans des mesures diverses et pour des causes différentes,
ennemis du despotisme militaire
qui avait succédé à l’anarchie de la
Révolution, et qui pesait alors sur les esprits plus encore que sur les institutions :
mon père, par attachement chevaleresque aux rois de sa jeunesse, pour lesquels il avait
versé son sang et joué sa tête ; M. de Vaudran, par amertume d’une situation élevée
conquise par ses talents, perdue dans l’écroulement général des choses ; l’abbé Dumont,
par ardeur pour la liberté dont il avait déploré les excès dans sa première jeunesse,
mais dont il s’indignait maintenant de voir la respiration même étouffée en lui et
autour de lui.
Ces trois amis s’entendaient admirablement dans une opposition commune au gouvernement
du jour ; les deux plus âgés, cependant, détestaient bien davantage la démagogie
sanguinaire de 1793, à laquelle leurs têtes venaient d’échapper. La triste option à
faire, en ce temps-là, entre des tyrans populaires ou des oppresseurs militaires, était
presque
tous les jours le thème de leur discussion. Quand ces discussions
étaient épuisées et terminées par de tristes retours sur la monotonie des regrets et sur
la vanité des espérances, mon père, M. de Vaudran ou le jeune abbé tiraient un volume de
leur poche ; ils citaient à l’appui de leurs opinions l’autorité de l’écrivain qu’ils
étudiaient alors.
Tantôt c’était un Montesquieu, ce prophète de l’expérience, qui montrait la source et
les effets des législations ; tantôt un J.-J. Rousseau, qui avait porté le rêve dans la
politique, et dont le Contrat social, oracle la veille, venait de
recevoir de la pratique et de la raison autant de démentis qu’il contient de chimères ;
tantôt un Fénelon, dont le seul vice dans ses utopies sociales était de ne pas croire au
vice ; tantôt un Platon, construisant des républiques comme des nuées suspendues sur le
vide ; tantôt un Aristote, ce Montesquieu de l’antiquité, cherchant des exemples plus
que des règles et faisant l’anatomie des gouvernements et des lois.
Plus souvent c’était un petit Tacite latin, que M. de Vaudran portait habituellement
dans sa veste, et qu’il lisait tantôt en français, tantôt en latin, à ses
deux amis, en leur faisant remarquer avec éloquence le nerf, la justesse, la portée de
l’idée jetée à travers l’histoire, pour faire de chaque événement une leçon.
Le lendemain, c’était quelque autre livre qu’on avait cité la veille dans l’entretien,
et que M. de Vaudran avait promis d’apporter de sa bibliothèque. On le feuilletait tout
haut, pour y chercher le texte discuté. Philosophie, religion, législation, histoire,
poésie, roman, journal même, tout passait et repassait tour à tour ou tout à la fois par
les controverses de cette académie en plein air. L’entretien qui interrompait ou qui
suivait les lectures prenait naturellement le ton grave, léger ou sentimental du volume.
C’était le plus souvent M. de Vaudran qui lisait quand le livre était dogmatique ;
l’abbé lisait les journaux, les pamphlets acerbes, les anecdotes analogues à son âge ;
mon père lisait admirablement les poètes. J’entends encore d’ici, après quarante ans,
ces voix à timbres divers résonner dans ce petit amphithéâtre sonore de rochers, qui les
répercutait
avec la vibration lapidaire d’une voûte souterraine ou d’une eau
qui coule dans une profonde cavité.
Je me souviens surtout d’un soir d’été où M. de Vaudran, ayant apporté par hasard avec
lui un Platon en grec, le lut en le traduisant à ses deux amis, jusqu’au moment où le
crépuscule manqua sur la dernière page du Phédon, et où les premières
étoiles scintillèrent dans le ciel autour du rocher, comme pour assister du ciel à la
mort de Socrate.
Ces trois hommes, attentifs au récit du juste résigné, essuyant leurs yeux des larmes
de l’admiration et de l’enthousiasme, me faisaient penser à trois sages d’Athènes,
conversant sur la nature et sur Dieu, assis sous les oliviers de l’Hymète. Ils me
rappelèrent bien plus vivement cette scène, longtemps après, quand, visitant moi-même
Athènes, la colline de l’Acropole, la roche taillée du Pnyx et les
pentes dénudées du
Pentélique, je reconnus une
ressemblance parfaite entre ces collines rocailleuses de l’Attique et les collines
ruisselantes de pierres de mon pays.
On conçoit quelle vive impression de la littérature de pareilles scènes, de pareils
sites, de telles lectures et de tels entretiens devaient donner à l’esprit d’un enfant.
Ces livres, ainsi feuilletés et en plein ciel, avec une ardeur continue
d’intérêts divers par ces trois solitaires, me parurent renfermer je ne sais quels
oracles mystérieux que ces sages venaient consulter dans le recueillement de l’âme et
des sens sur ces hautes cimes. L’idée d’un livre et l’image des trois chaires de pierre
sur la montagne devinrent pour jamais inséparables dans mon esprit. Ces réunions
durèrent tout l’été, jusqu’aux froids de l’automne.
L’année suivante, un autre hasard contribua davantage encore à me communiquer une sorte
de superstition juvénile pour la littérature, et
à me la faire considérer
comme une sorte de puissance surnaturelle donnée par Dieu aux hommes et propre à tout
remplacer en eux, même le bonheur.
Derrière la colline, au midi, qui sépare le village de mon père d’une vallée plus
encaissée et plus pastorale, le village de Bussières, groupé autour de son noir clocher,
s’étend dans le fond du paysage. J’y descendais presque tous les soirs, tantôt à pied,
tantôt à cheval, pour passer une ou deux heures avec le jeune vicaire lettré dont j’ai
parlé plus haut en racontant l’entretien des trois voisins.
Le chemin très-étroit qui conduisait à son presbytère se rétrécissait encore en
approchant, entre les vergers et les chènevières du village ; il laissait à peine place
au poitrail de mon cheval. À droite, il était bordé d’une petite muraille à hauteur
d’appui en pierres sèches ; à gauche, par un mur à ciment très-élevé, qui servait
d’enceinte à une maison bourgeoise de chétive apparence, et à un jardin suivi d’une
vigne et d’un verger enclos de tous côtés comme un cimetière de hameau. En me dressant
sur mes étriers, je parvenais à
jeter un regard furtif sur cette maison,
dans ce jardin et dans ce verger, toujours hermétiquement interdits aux pas ou aux
regards des passants.
La maison aux volets toujours fermés, aussi du côté du sentier, présentait, du côté du
jardin, un escalier extérieur et une petite galerie couverte, à laquelle l’escalier
aboutissait.
On apercevait quelquefois, assis au soleil ou à l’ombre sur cette galerie, un homme à
cheveux blancs, dans un costume presque sordide, et deux demoiselles d’un âge moins
avancé, mais à qui la négligence de leurs vêtements donnait prématurément les apparences
de la vieillesse. Un chien blanc et une chèvre familière, suivie de deux ou trois
chevreaux noirs, étaient toujours couchés ensemble sur les marches de l’escalier ou sur
le mur en parapet de la galerie. Ces marches n’étaient jamais balayées par le balai de
la servante : il n’y avait pas de serviteurs dans la maison ; les deux vieilles sœurs et
le solitaire qui vivait avec elles épluchaient eux-mêmes leurs herbes, ou jetaient les
coquilles des œufs de leurs poules sur la galerie.
Les allées du jardin, que le râteau ne peignait jamais, étaient entièrement
effacées par les orties et par les mauves parasites, promptes à s’emparer du sol négligé
par l’homme. On ne distinguait ces allées que par deux bordures de buis, jamais coupé
non plus, qui s’élevaient à la hauteur de la ceinture. Des choux et des raves à peine
sarclés croissaient dans les quatre carrés du jardin : la vigne, au bout du verger, que
le vigneron ne taillait plus, répandait çà et là en rampant à terre ses sarments
touffus, qui semblaient pleurer la main de l’homme. L’ombre noire du clocher s’étendait
de bonne heure le soir sur cet enclos et ajoutait une mélancolie un peu sinistre à cette
demeure.
C’était l’habitation d’un vieillard dont j’ai parlé ailleurs, et qu’on appelait
M. de Valmont ; les deux sœurs chez lesquelles il habitait depuis de longues années,
sans qu’on lui connût de relation de parenté avec elles, étaient du pays ; elles
possédaient pour toute
fortune cette maison, ce jardin, ce verger, et
quelques petits champs de vigne hors de l’enceinte, sur la colline de Bussières.
Tout était mystère dans l’existence de ces trois personnes ; le mystère aiguisait la
curiosité, mais cette curiosité ne fut jamais satisfaite. Nul n’entrait dans cette
maison, nul n’en sortait ; il n’y avait pas un voisin ou un paysan du village qui eût
échangé en sa vie une parole ou un salut avec les habitants.
Moi seul je connaissais un peu plus que de vue M. de Valmont, mais non les deux sœurs ;
il venait quelquefois à la ville passer une semaine ou deux de l’hiver ; pendant ces
courts séjours il rendait visite, en costume alors très-décent et même recherché, à mon
oncle. Cet oncle était un amateur exquis de sciences et de littérature ; il ouvrait sa
maison à tous les hommes distingués de la province.
M. de Valmont avait eu l’occasion ainsi de me voir enfant dans le cabinet d’étude de
mon
oncle ; il m’avait même donné en passant quelques leçons de complaisance
pour l’étude du grec et du latin. La malignité, qui prétend tout expliquer, insinuait
qu’il avait été Jésuite, et sa prodigieuse instruction classique avait donné quelque
vraisemblance à cette rumeur. Suivant ses ennemis, il s’était lassé de cet ordre ; il en
était sorti pour aller en Hollande et de là en Prusse, où son scepticisme avait convenu
au roi Frédéric II.
Quoi qu’il en soit, un jour que je passais dans le sentier qui bordait le mur de la
maison fermée, la porte du jardin se trouva par hasard entrouverte ; mon chien s’y
précipita et effraya les chèvres ; le chien de la maison accourut de la galerie pour les
défendre ; une grande rumeur s’ensuivit dans l’enclos ordinairement muet. J’entrai pour
rappeler mon chien, cause de ce désordre ; M. de Valmont, assis sous un noisetier contre
le mur, se trouva en face de moi ; il me reconnut, me sourit, me salua, et m’invita à
entrer, avec une confiance très-étrangère à son caractère, mais inspirée sans doute par
la candeur de ma figure et de mon âge.
Les deux sœurs, ses compagnes de solitude,
qui s’occupaient des soins du
ménage sur la galerie, se sauvèrent en emportant leurs laitues mal épluchées, comme si
un profane avait troublé le mystère. Elles fermèrent à grand bruit l’une des deux portes
de la maison qui ouvrait sur le péristyle ; les chèvres effarouchées les suivirent. Je
restai seul avec M. de Valmont.
M. de Valmont était un homme de soixante ans, d’une belle figure, mais d’un regard
inquiet, fier et oblique, qui semblait toujours épier ou regarder de côté s’il n’était
pas épié lui-même. Il n’avait de complète sécurité qu’avec mon oncle, dont le caractère
loyal et l’esprit ouvert l’avaient attiré. Il causait de toutes choses, politique,
littérature, anecdotes secrètes des cours du Midi ou du Nord, avec une étonnante
sagacité pour un solitaire qui semblait depuis si longtemps enfoui dans une masure de
nos montagnes.
Cette connaissance si approfondie et si universelle
des sciences, des
lettres, de la diplomatie, des cours et des hommes, ne s’expliquait pas autrement que
par des conjectures. Son existence était une énigme.
On chuchotait, sans le dire tout haut, qu’il avait été employé par la diplomatie
secrète de Louis XV dans le nord de l’Europe ; qu’il avait vécu longtemps à Berlin et à
Pétersbourg dans l’intimité confidentielle de Catherine II et du grand Frédéric ; qu’il
avait été lié avec les politiques, les philosophes, les écrivains de cette dernière
cour, et qu’il avait puisé là cette universalité de connaissances, cette fleur
d’élocution et cette élégance exquise de manières dont il faisait preuve quand il
revenait dans le monde. Mais il est mort sans que la confiance même qu’il avait dans mon
oncle, et l’amitié que mon oncle lui témoignait, lui aient arraché son secret. Il dort
dans le mystère comme il a vécu.
« Eh bien ! me dit-il, mon enfant, vous voyez le premier le grand mystère de cet
enclos,
sur lequel on chuchote tant de fables dans le village ? Un homme
lassé des hommes, deux amies atteintes du même dégoût de l’existence que lui, un chien,
une chèvre, un arbre, un livre, voilà tous les mots de l’énigme. Puissiez-vous ne la
comprendre jamais par vous-même ! »
Je balbutiai timidement quelques vagues paroles d’excuse sur l’étourderie de mon chien
et sur mon indiscrétion involontaire, et je me préparais à me retirer ; mais son chien,
lassé de sa solitude et qui jouait déjà avec le mien dans les hautes mauves, prolongeait
accidentellement ma présence dans le jardin.
« Non, non, me dit alors le vieillard avec un sourire gracieux qui ne lui était pas
naturel, ne craignez pas de rester quelques minutes de plus dans ce lieu suspect. Ce
n’est pas contre des enfants comme vous que ce mur a été élevé au-dessus de la portée du
regard des hommes, et que ces fenêtres et cette porte se sont fermées ; c’est contre les
hommes curieux, calomniateurs ou méchants, qui vous persécutent quand vous habitez au
milieu d’eux et qui vous haïssent quand vous
vous retirez de leur société.
Montez avec moi, mon enfant, continua-t-il en me prenant par la main, et venez voir par
vous-même combien il faut peu d’espace et peu de richesse à un homme sage pour être
heureux. »
En parlant ainsi il me fit monter l’escalier qui conduisait à la galerie d’où les deux
sœurs venaient de s’enfuir à ma vue ; l’une d’elles, au bruit de nos pas, entrouvrit
presque furtivement la porte qui s’était refermée sur elles ; elle la referma aussitôt
avec la précipitation d’une femme d’Orient à l’aspect d’un homme qui entre par
inadvertance dans le jardin du harem. Je n’avais eu que le temps
d’apercevoir son visage ; c’était une tête de Greuze, déjà un peu décolorée et décharnée
par le temps, dans un tableau de famille de notre compatriote, le Raphaël de la
vieillesse.
Des cheveux bruns, mêlés de quelques brins blancs, retenus autour du front par un ruban
noir ; des yeux doux comme le regret
qui se résigne et qui devient bonheur ;
des joues pâles, un peu aplaties par le doigt du temps ; une bouche fine, entrouverte
par la mélancolie ; le tour du visage arrondi et trop charnu par en bas, comme celui des
femmes dont les muscles du menton commencent à se détendre et à fléchir sous le poids
des jours ; enfin une figure de bonté ouverte et de curiosité craintive, qui rappelait
la soumission volontaire de la femme esclave sous la tente du patriarche arabe dans les
déserts de Syrie.
Ce visage pâle, triste et doux comme une apparition au clair de lune, s’imprima d’un
seul regard dans ma mémoire. Je n’ai jamais revu depuis, pendant un grand nombre
d’années, cette plus jeune des deux sœurs, jusqu’au jour où on porta son cercueil blanc
de l’église au cimetière du village, sans autre cortège qu’une chèvre blanche qui bêlait
autour des porteurs, et qui gambadait avec son chevreau sur le monticule de terre
fraîche tiré de la fosse. Aucune des femmes ses voisines ne put proférer ni blâme ni
éloge sur ce cercueil mystérieux.
Parvenu avec moi sur la galerie, M. de Valmont, au lieu d’ouvrir une des
portes de la maison, monta devant moi une échelle de bois appliquée contre la muraille ;
cette échelle conduisait dans une espèce de grenier formé par un petit pavillon un peu
plus élevé que le reste du toit. La petite fenêtre basse et le volet à coulisse percé de
trous carrés qui éclairaient ce pavillon prouvaient assez qu’il avait été primitivement
destiné aux colombes. Ces oiseaux pouvaient passer et repasser à volonté par la petite
entaille que le tailleur de pierre avait faite à dessein sous le volet. Ce colombier,
comme le sanctuaire le plus reculé et le plus inaccessible de la maison, avait été
choisi par M. de Valmont pour en faire sa chambre. Je restai un instant stupéfait de
surprise sur le seuil, ne sachant où poser le pied pour y entrer à la suite de mon
guide.
Cette chambre ressemblait, dans son désordre et dans son chaos, à un
écroulement subit de bibliothèque dont les rayons auraient fléchi sous le poids des
volumes. On eut dit qu’une avalanche de livres épars, les uns ouverts, les autres
fermés, tous couverts de poussière, de brins de paille, de poils de chèvre, de plumes
d’hirondelles, avait couvert le plancher. Il y en avait jusqu’à la hauteur des genoux.
Un étroit sentier tortueux, tracé évidemment par les pieds du solitaire à travers ces
volumes, conduisait au fond de l’appartement, vers la partie la plus éclairée par le
volet en grillage des pigeons. Là, un matelas, recouvert de couvertures étendues
irrégulièrement aussi sur une litière mal aplanie de volumes, servait de lit à
M. de Valmont ; des livres amoncelés en forme de traversin lui servaient à relever sa
tête comme un oreiller ; d’autres volumes marquaient la place des pieds par un bourrelet
de livres qui encadraient cette couche. Sa main, à son réveil, en s’étendant au hasard,
à droite
ou à gauche, ne pouvait tomber que sur des livres. C’était l’homme
intellectuel couché sur ses œuvres : une litière de pensées humaines sous l’animal
pensant !
Plus près de la fenêtre, une petite table de bois vermoulu et un large fauteuil de
noyer à dossier de planche étaient évidemment le siège et la table de travail du
philosophe.
« Voilà, me dit-il, le secret de ma solitude et de mon bonheur ! J’ai connu le monde,
je l’ai jugé, je l’ai fui ; mais, comme l’homme est un être instinctivement sociable,
j’ai trouvé dans cette maison, dans l’amitié de ces deux sœurs aussi sauvages que moi,
une société pour mon cœur ; et je trouve dans ces livres, rapportés de mes voyages et
jetés pêle-mêle à mes pieds, une société pour mon esprit.
« Cette société me suffit ; je n’en regrette ni n’en désire point d’autres. Je n’ai pas
même voulu classer ou ranger ces volumes ; le peu de temps que j’ai à vivre ne vaut pas
cette
peine. Je vis au milieu d’eux comme au milieu d’une foule qu’on
traverse sans s’y attacher à personne. J’aime mieux me fier au hasard qu’au choix ; je
remue cette litière de livres, j’étends la main, et, sur quelque volume que je tombe,
mon esprit noue conversation avec un esprit ; quand il m’a tout dit, je passe à un
autre. Quels vivants vaudraient pour moi ces morts ressuscités dans ce qu’ils ont eu de
mieux sur la terre, leur pensée ? Je suis le fossoyeur des idées humaines, qui en exhume
une pour faire place à une autre, et je trouve plus de vie ainsi sous la terre qu’il n’y
en a dessus ! »
Il continua à me parler ainsi de cette société morte, en m’en faisant apprécier
l’inestimable supériorité sur la société des vivants, jusqu’au moment où les rayons du
soleil du soir, qui se retiraient un à un par les ouvertures du volet grillé, laissèrent
ce cimetière intellectuel dans une silencieuse obscurité. Je ne répéterai pas
son long discours, bien qu’il soit aussi présent à mon souvenir que le timbre un peu
caverneux de sa voix l’est encore à mes oreilles. Puis, me reconduisant sur la galerie
et sur le seuil du jardin : « Allez, mon enfant, me dit-il, et dites, si on vous
interroge, tout le mystère que vous avez vu ! »
Cette scène fit une impression magique sur ma jeune imagination. J’entrevis de ce
moment-là tout ce qu’il devait y avoir de vie dans cette mort apparente de livres
couchés dans la poussière, et tout ce qu’il devait y avoir d’entretien dans ce silence.
Il fallait que cela fût ainsi pour qu’un solitaire qui avait traversé les foules et les
bruits du monde pût se trouver plus heureux dans la société de ces morts que dans la
société des vivants. La littérature, dans son acception la plus vaste, apparut tout à
coup à mon esprit. Je vous la ferais apparaître du même aspect si les limites de cet
entretien me permettaient de reproduire ici le sublime discours de M. de Valmont.
L’impression littéraire était produite pour jamais en moi ; il suffit.
Cette impression croissante se renouvela et s’accrut, connue on le pense
bien, par les hautes études de mon adolescence, par les ennuis d’une longue oisiveté
dans ma jeunesse inoccupée, qui ne trouvait son aliment que dans la lecture, par le
besoin d’exprimer dans la solitude ces premières passions, qui, après avoir parlé en
ardeur et en larmes, s’amortissent en parlant en vers ou en prose ; enfin par ces
premières amours de l’imagination ou du cœur qui empruntent tous la voix de la poésie :
la poésie ! ce chant de l’âme qui exhale ce qui nous semble trop divin en nous pour
rester enseveli dans le silence ou pour être exprimé en langue usuelle ; littérature
instinctive et non apprise, qui prend ses soupirs pour des accents, et qui cadence les
battements de deux cœurs pour les faire palpiter à l’unisson de leurs accords.
Ce fut l’époque où, après avoir écrit des volumes de poésie amoureuse, jetés depuis aux
flammes pour en purifier les pages, j’écrivis ces poésies contemplatives
qui furent accueillies comme les pressentiments bien plutôt que comme les promesses d’un
poète. Tout devint littéraire à mes yeux, même ma propre vie, qui se répercutait, avec
ses impressions, ses piétés, ses affections, ses joies ou ses douleurs, dans mes vers.
L’existence était un poème pour moi ; l’univers en notes diverses ne chantait ou ne
gémissait qu’un hymne, je ne vivais qu’un livre à la main.
L’âge en avançant changea la note, mais non l’instrument. Les révolutions de 1814 et de
1815, auxquelles j’assistai, la guerre, la diplomatie, la politique, auxquelles je me
consacrai, m’apparurent comme les passions de l’adolescence m’étaient apparues, par leur
côté littéraire. J’aurais voulu que la vie publique mêlât le talent littéraire à tout ;
rien ne me paraissait réellement beau, dans les champs de bataille, dans les
vicissitudes des empires, dans les
congrès des cours, dans les discussions
des tribunes, que ce qui méritait d’être ou magnifiquement dit, ou magnifiquement
raconté par le génie des littérateurs.
L’histoire elle-même me semblait mesquine et triviale quand elle ne racontait pas les
événements humains avec l’accent surhumain de la philosophie, de la tragédie ou de la
religion. L’histoire n’était selon moi que la poésie des faits, le poème épique de la
vérité.
L’éloquence de même. Dire ne suffisait pas, selon moi ; il fallait bien dire, et le
talent faisait partie de la vérité. Je ne m’en dédis pas ; il y a dans les affaires
humaines, en apparence les plus communes, un aspect intellectuel et oratoire vers lequel
les esprits les plus positifs doivent toujours tendre à leur insu ou sciemment pour
dignifier leur œuvre ; ce qui ne peut pas être littérairement bien dit ne mérite pas
d’être fait.
C’est là la littérature des événements, aussi réelle et aussi nécessaire à la grandeur
des nations que celle de la parole. Lisez les annales des peuples ; vous vous
convaincrez d’un coup d’œil que, tant qu’ils n’ont pas été littéraires,
ils
n’ont pas été, et que leur mémoire commence avec leur littérature. Elle finit aussi avec
elle : dès qu’un peuple ne sait plus ni chanter, ni écrire, ni parler, il n’existe
plus.
La tribune politique, où je montai à mon tour pendant quinze ans de ma vie, redoubla
pour moi le sentiment des lettres ; j’étudiai nuit et jour, sans relâche, pendant ces
quinze années, les modèles morts ou vivants de la parole, pour me rendre moins indigne
de parler après eux ou à côté d’eux. C’est alors aussi que j’étudiai plus profondément
les plus grands historiens littéraires de l’antiquité, pour raconter aussi les grands
événements de mon pays.
La littérature n’est pas moins indispensable au récit qu’à l’action des grandes
choses ; le peuple lui-même le plus illettré, quand il est rassemblé et élevé au-dessus
de son niveau habituel, comme l’Océan dans la tempête par une de ces grandes marées ou
par une de ces fortes commotions qui soulèvent ses vagues,
prend tout à coup
quelque chose de subitement littéraire dans ses instincts ; il veut qu’on lui parle, non
dans l’ignoble langage de la taverne ou de la borne,
mais dans la langue la plus épurée, la plus imagée et la plus magnanime que les hommes
des grands jours puissent trouver sur leurs lèvres. J’ai eu l’occasion d’observer
souvent par moi-même, pendant le long dialogue que le hasard d’une révolution avait
établi entre moi et la foule, que plus j’étais lettré dans mes harangues, plus le peuple
m’écoutait ; que la vulgarité du langage n’attirait que son mépris, mais que les paroles
portées à la hauteur de ses sentiments par ses orateurs obtenaient sur ce peuple un
ascendant d’autant plus sûr que ces orateurs élevaient plus haut le diapason de leur
éloquence. La grandeur, voilà la littérature du peuple ; soyez grand, et dites ce que
vous voudrez !
Voilà comment la littérature élève l’esprit dans l’action ; voyons comment elle console
le cœur dans les disgrâces.
Ici je veux aller aussi loin avec vous que peut aller la parole intime. Il
y a des choses qu’on ne dit qu’une fois dans la vie, mais il faut qu’elles aient été
dites ; sans cela vous ne comprendriez pas suffisamment vous-mêmes la toute-puissance du
sentiment littéraire sur la vie de l’homme public et sur le cœur de l’homme privé.
Loin de moi donc les timidités de paroles ! J’ouvre ici mon âme jusque dans ses
derniers replis. La bienséance des écrivains pusillanimes ne découvre jamais ces nudités
de l’âme en public, mais le cœur gonflé d’amertume soulève sur les plus mâles poitrines
ces vaines bandelettes par une impudeur de sincérité plus chaste au fond que les fausses
pudeurs de convention. Si le Laocoon se torturant dans le marbre sous
les nœuds redoublés du serpent n’était pas nu, verrait-on ses tortures ?… Quand le cœur
se brise, ne fait-il pas éclater la veine ?
Sous de trompeuses apparences, ma vie n’est pas faite pour inspirer l’envie ; je dirai
plus, elle est finie : je ne vis pas, je survis. De tous ces hommes
multiples qui vécurent en moi, à un certain degré, homme de sentiment, homme de poésie,
homme de tribune, homme d’action, rien n’existe plus de moi que l’homme littéraire.
L’homme littéraire lui-même n’est pas heureux. Les années ne me pèsent pas encore, mais
elles me comptent ; je porte plus péniblement le poids de mon cœur que celui des années.
Ces années, comme les fantômes de Macbeth, passant leurs mains par-dessus mon épaule, me
montrent du doigt non des couronnes, mais un sépulcre ; et plût à Dieu que j’y fusse
déjà couché !
Je n’ai en moi de quoi sourire ni au passé, ni à l’avenir ; je vieillis sans postérité
dans ma maison vide et tout entourée des tombeaux de ceux que j’ai aimés ; je ne fais
plus un pas hors de ma demeure sans me heurter le pied à une de ces pierres
d’achoppement de nos tendresses ou de nos espérances. Ce sont autant
de
fibres saignantes arrachées de mon cœur encore vivant et ensevelies avant moi, pendant
que ce cœur bat encore dans ma poitrine comme une horloge qu’on a oublié de démonter en
abandonnant une maison, et qui sonne encore dans le vide des heures que personne ne
compte plus !
Tout ce qui me reste de vie est concentré dans quelques cœurs et dans un modeste
héritage. Et encore ces cœurs souffrent par moi, et ces héritages, je ne suis pas sûr de
n’en être pas dépossédé demain pour aller mourir sur quelque chemin de l’étranger, comme
dit le Dante. Les chenets sur lesquels mon père appuyait ses pieds, et
sur lesquels j’appuie aujourd’hui les miens, sont un foyer d’emprunt qu’on peut
renverser à toute heure ; on peut les vendre et les revendre au moindre caprice à
l’encan, ainsi que le lit de ma mère, et jusqu’au chien qui me lèche les mains de pitié
quand il voit mon sourcil se plisser d’angoisse en le regardant ! Je dois compte de tout
cela à d’autres ; ils y ont déposé, sur la foi de mon honneur et de mon labeur,
l’héritage de leurs enfants, le fruit de leurs propres sueurs.
Si je ne
travaillais pas tous les jours pour eux, que dis-je ? si je dormais mes nuits pleines ou
si une maladie (que Dieu me l’épargne avant l’heure !) venait à arrêter un moment ma
plume, l’outil assidu que j’use pour eux, ces braves amis péricliteraient avec moi ; ils
seraient obligés de chercher dans mes cendres leur fortune ; ils la retrouveraient tout
entière, sans doute, mais ils ne la retrouveraient que sous mes démolitions.
Vous voyez donc pourquoi je subis souvent au-delà de mes forces la rude condamnation du
travail. Eh bien ! ce travail même, cette vertu forcée, mais enfin cette vertu de la
nécessité, on me la reproche comme une vaniteuse soif de bruit qui obsède les oreilles
de mon nom ? Hommes inconséquents dans vos reproches, que ne reprochez-vous aussi au
casseur de pierres sur la route d’obséder la voie publique de sa présence pour rapporter
le soir
à la maison le salaire qui nourrit la femme, le vieillard,
l’enfant ?
Les enfants des Samiens insultaient Homère parce que, disaient-ils,
Homère obstruait les sentiers de l’île en récitant ses vers au seuil des maisons. Et où
voulaient-ils donc qu’il les récitât, si ce n’est dans le chemin, lui qui n’avait pas
d’autre publicité que la voûte du ciel ? La presse est pour l’écrivain aujourd’hui ce
qu’était la voûte du ciel pour Homère.
Je ne suis pas Homère, mais mes critiques sont plus durs que les Samiens. Sur ces pages où ils me reprochent d’entasser des monceaux de vanité,
ce n’est pas de l’encre que vous lisez, sachez-le bien, c’est de la sueur ! ce n’est pas
mon nom que je cherche à grandir, c’est le gage de ceux dont ce nom est toute la
propriété et toute l’existence. Mon nom ! ah ! je sais aussi bien que vous ce qu’il vaut
et ce qui l’attend ; je voudrais de tout mon cœur (le Ciel m’en est témoin) qu’il n’eût
jamais été prononcé ; je donnerais ce qui me reste de jours pour qu’il fût déjà enseveli
tout entier, avec celui qui l’a porté, dans le silence de la terre, sans bruit là-bas,
sans mémoire ici !… Il faut
supposer une grande dose de puérilité, je
l’avoue, à un homme qui a vécu âge d’homme et qui a vu ce que j’ai vu, pour croire qu’il
tienne à cet écho du néant qu’on appelle la mémoire des hommes ! Que je vive dans la
mémoire de Dieu, je me ris de celle des hommes ! La vie ne m’est plus rien.
La vie, dans ma situation, et après les épreuves que j’ai traversées ou que je
traverse, ressemble à ces spectacles dont on sort le dernier et où l’on stationne malgré
soi, en attendant que la foule s’écoule, quand la salle est déjà vide, que les lustres
s’éteignent, que les lampes fument, que la scène se dénude avec un lugubre fracas de ses
décorations, et que les ombres et les silences, réalités sinistres, rentrent sur cette
scène tout à l’heure illuminée et retentissante d’illusions.
Et qu’y regretterais-je donc à présent dans cette vie ? N’ai-je pas vu mourir avant moi
toutes mes pensées ? Ai-je envie d’y chanter encore
d’une voix éteinte des
strophes qui finiraient en sanglots ? Ai-je goût pour rentrer dans ces lices politiques
qui, fussent-elles rouvertes, ne reconnaîtraient plus nos accents posthumes ? Ai-je un
bien ferme espoir dans ces formes de gouvernement que le peuple abandonne avec autant de
mobilité qu’il les conquiert ? Suis-je assez fou pour croire que je fondrai ou que je
taillerai à moi seul en bronze ou en marbre une statue colossale du genre humain, quand
Dieu n’a donné pour cela aux plus grands statuaires que du sable ou du limon pour la
pétrir ? À quoi bon vivre pour ne contempler autour de soi que les ruines de ce qu’on a
construit dans ses pensées ? Heureux les hommes qui meurent à l’œuvre, frappés par les
révolutions auxquelles ils furent mêlés ! La mort est leur supplice, oui, mais elle est
aussi leur asile ! Et le supplice de vivre donc, le comptez-vous pour rien ?…
Quant à moi, je serais mort déjà mille fois de la mort de Caton, si j’étais
de la religion de Caton ; mais je n’en suis pas ; j’adore Dieu dans ses desseins ; je
crois que la mort patiente du dernier des mendiants sur sa paille est plus sublime que
la mort impatiente de Caton sur le tronçon de son épée ! Mourir, c’est fuir ! On ne fuit
pas.
Caton se révolte, le mendiant obéit ; obéir à Dieu, voilà la vrai gloire !
D’ailleurs, une réflexion juste m’a toujours paru condamner ces morts d’ostentation ou
d’impatience. Cette réflexion, la voici : Ou la vie est un don, ou elle est un supplice.
Si elle est un don, il faut la savourer jusqu’à la fin comme un bienfait quelquefois
amer, mais enfin comme un bienfait, et si elle est un supplice, il faut la subir comme
une mystérieuse et méritoire expiation de nos fautes.
Je vis donc, mais, comme vous le voyez, je ne vis pas sur des roses ; je défie Caton
lui-même
d’avoir plus que moi la satiété du temps. Je compte une à une, en
les sentant toutes, mais sans en maudire aucune, les pierres de ma propre lapidation. Je
n’accuse pas les hommes ; non, c’est injustice ou sottise. J’ai trouvé les hommes bons
et le sort cruel ; voilà le vrai.
C’est ainsi que je vis ; et, cependant, faut-il tout dire ? je vis quelquefois heureux
de vivre, quoique attaché à ce pilori du travail forcé qui ne déshonore pas, mais qui
tue. Eh bien ! Savez-vous pourquoi je supporte la vie ? c’est par la vertu même de ce
travail à mort qui est ma condition. Tout n’est pas supplice dans ce travail à mort ;
non, le travail à mort, comme tous les autres supplices infligés par la Providence, a
aussi sa goutte d’eau dans l’éponge à la pointe de la lance qui a bu le sang !…
J’ai renoncé pour toujours à tout rôle ici-bas ; je l’ai fait sans peine, car ce rôle,
je vous le dis devant Dieu, ce n’était pas ma personne, c’était ma consigne ; en
quittant la scène, il
n’est rien tombé de moi avec l’habit. Dans mes
déceptions, rien ne m’était personnel ; je travaillais pour l’humanité, j’ai été déçu
dans l’humanité. Que Dieu l’assiste ! L’homme n’y peut rien.
D’acteur que je fus pendant vingt ans dans ce triste drame oratoire ou populaire de ma
patrie, le prompt dégoût du peuple et la mobilité ordinaire des choses humaines m’ont
rejeté au rang des spectateurs les plus oubliés ; je ne m’en plains pas : c’est le bon
côté des disgrâces ; quand la foule se précipite où l’on ne veut pas aller, heureux
l’homme seul !
Mon existence ainsi est bien plus à moi ; je m’enveloppe de cette obscurité, je la
resserre de jour en jour plus étroitement, comme un manteau d’hiver autour de mes
membres ; que ne puis-je en envelopper aussi mon nom ?
Mais d’où vient, me direz-vous encore, ce bonheur intime, si contradictoire avec une
situation que vous dépeignez comme si pénible ?
Expliquez-nous cette
contradiction apparente. Un seul mot l’explique, et c’est par là que je voulais
terminer : c’est que je suis redevenu franchement et exclusivement homme de lettres ;
c’est que je vis, grâce à cette passion pour la littérature, en société avec tous les
hommes qui ont légué leur âme écrite à la mienne, comme nous léguerons tous une parcelle
de notre âme écrite à ceux qui viendront après nous ; c’est que mon âme se distrait,
s’édifie, se fortifie dans cette société des grands morts ; et c’est aussi parce que,
indépendamment de ces bienfaisantes influences du travail littéraire en lui-même, je
jouis de penser que ce travail, plaisir pour les uns, peine pour les autres, devoir pour
moi, ne sera peut-être pas entièrement perdu pour ceux à qui je dois le fruit de mes
veilles1 !
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