« on va déranger inutilement et sans motif une foule de mots qui faisaient doucement la sieste dans le dictionnaire ». Avec ce procédé, on peut être un mosaïste fort ingénieux, on ne sera jamais un écrivain. Essayez de soumettre au crible de la pensée ce style fabriqué avec des couleurs reposant sur un nuage, votre entendement ne saisira que le vide. Écrire ainsi est un passe-temps d’enfant ou de dupe autant vaudrait puiser de l’eau dans une rivière à l’aide d’une passoire ! Si je suis sévère à ce point pour M. de Saint-Victor, c’est qu’il n’y a qu’une forte secousse qui puisse réveiller un talent qui s’égare. Avec les grotesques du genre, les clowns de l’école fantaisie, je me divertis et n’ai point l’intention de critiquer. Je serais bien fâché, par exemple, que M. Ludovic Charreau, de l’Estafette, écrivît d’autre façon mais je suis pleinement rassuré à cet égard un homme capable de trouver les joyeusetés suivantes a son originalité sous la main et ne la cherche plus
« Si le réalisme s’est donné cette tâche », s’écrie, à propos de la Reine de Lesbos, le feuilletoniste de l’Estafette, « haro sur le réalisme ! S’il veut restreindre les horizons et mesurer parcimonieusement l’étendue, loin de lui ! »Et cette phrase encore, dans laquelle la fantaisie, la muse qui grise M. Ludovic Charreau tord le cou à la logique :
« Son vers (le vers de M. Juillerat), coloré, vigoureux, ardent, conserve dans ses allures sages et réglées comme un parfum de grâce antique. »Décidément, M. Charreau est le Grassot du feuilleton. M. Auguste Lireux que je viens de citer, a écrit deux excellents feuilletons, cette quinzaine, et je l’en loue avec la même sincérité que j’ai mise autrefois à lui faire la guerre. M. Lireux est l’écrivain du petit journal par excellence il faut, s’il veut réussir, qu’il se condamne à n’être que cela, même dans le grave Constitutionnel. Son compte rendu du Songe d’une nuit d’hiver était une excellente plaisanterie spirituelle dans la forme et sensée ; au fond il y a aussi deux ou trois mots fort jolis dans l’analyse de la Reine de Lesbos. Le feuilletoniste appelle cet essai poétique de M. Juillerat un
honorable pensum, et compare fort plaisamment Maubant et Ballande, portant le péplum et la chlamyde, à des
fenêtres qui marchent avec leurs rideaux.
« Le duo entre le marquis de Langeais et Gillette pourrait être supprimé sans grand dommage, et cette suppression d’un morceau inutile ferait encore mieux ressortir le beau chœur syllabique pour voix d’hommes qui précède le finale. »Or, je prendrai la liberté de faire remarquer à M. Scudo que le morceau inutile dont il parle se trouvait forcément supprimé avant la représentation par l’excellente raison que M. Victor Massé, prévoyant ce conseil salutaire du critique, s’est abstenu de l’écrire. Voilà une de ces étourderies impardonnables chez un homme que je me suis toujours figuré écrivant ses feuilletons en costume de Dieu le père et avec la plume de l’un des quatre évangélistes. M. Scudo est ce qu’on appelle, en style de presse « une autorité musicale ». Arrivé au journalisme, en traversant le professorat, il a commencé par où l’on finit, et il finit aujourd’hui par où l’on commence. Longtemps répétiteur obscur chez Choron, puis imitateur de Monpou, à l’époque où le romantisme, en faisant irruption dans l’art, brisait le vieux moule de la romance française, il ne fut jamais que le second dans une carrière où l’on n’est rien, si l’on n’est le premier. Le Fil de la Vierge, — pastiche ingénieux d’un plain-chant fort connu, — était bien fragile pour y suspendre une réputation de compositeur : M. Scudo le comprit et renonça à la composition, après avoir abdiqué le professorat. C’est de ce double avortement que naquit le journaliste. Ses débuts dans une route nouvelle furent modestes et restèrent longtemps obscurs. Un travail médiocre sur Mozart, inséré dans la Revue des deux Mondes, en 1849, lui valut, je ne sais trop pourquoi, une sorte de notoriété sur laquelle il vit encore, à l’heure qu’il est. M. Scudo, né satellite, s’était inspiré pour cette étude d’Hoffmann analysant Gluck et Don Juan seulement, d’un jardin vivant et parfumé, il devait faire l’herbier d’un naturaliste. Le critique de la Revue des deux Mondes est, à tout prendre, un écrivain de talent il possède surtout ce genre de talent anguleux et sans charmes qui s’ajuste comme une porte dans une charnière, au ton général et à la règle commune de l’établissement scolastique de la rue Saint-Benoît. Il a une autre qualité, fort rare et que je prise fort, — beaucoup d’indépendance ; malheureusement, il en pousse l’abus jusqu’à l’exclusion systématique pour toute œuvre qui naît, pour tout novateur qui pointe. Apôtre intolérant du passé, M. Scudo s’est arrangé, au fond de ses convictions de critique, un sanctuaire, un olympe, où sont triés et collectionnés par lui les dieux majeurs de la musique. L’autel est garni de ses divinités, la porte du temple est tirée et verrouillée avec soin, et fussiez-vous un homme de génie, que, sans vouloir seulement l’entrebâiller, le grand prêtre du lieu vous répondrait brutalement de l’intérieur : « Passez votre chemin, mon paradis est fait ! » Avant de fermer cette bien longue parenthèse musicale, mon excellent ami Adolphe Adam me permettra-t-il de lui faire une légère chicane à propos de son dernier feuilleton ? Passant en revue la Chanteuse voilée, Galathée, qu’il critique avec une sévérité excessive, et les Noces de Jeannette, qu’il loue, en revanche, sans aucune restriction le feuilletoniste de l’Assemblée nationale n’en constate pas moins que la Fiancée du Diable, la dernière et la moins bien accueillie des partitions de M. Victor Massé, serait un pas en avant dans la carrière de ce jeune musicien. Cette tactique de confrère à confrère m’en rappelle une autre. Avez-vous observé que lorsqu’une femme du monde se montre coiffée d’un chapeau ridicule, ses meilleures amies ne manquent jamais de se récrier à l’envi sur le goût exquis qui préside au choix de ses toilettes ? Eh bien M. Ad. Adam, rabaissant Galathée pour élever d’autant la Fiancée du Diable, est femme au lieu d’être juge ; — il n’est pas fâché de poser un succès de travers sur la tête d’un jeune confrère.
« son excellent, son vieil ami Shakespeare », et le traite avec une familiarité, une bonté vraiment touchantes.
« Nous pourrions presque parler avant lui, et formuler ce qu’il va nous dire », s’écrie le feuilletoniste. S’il ne le fait pas, soyez assuré que c’est uniquement de sa part politesse et savoir-vivre d’un maître de maison. Quel tour heureux dans ce début du bon ami du vieux Williams :
« Vous l’aimez autant que je l’aime, n’est-ce pas ? fait-il au lecteur ; je n’ai aucun doute à cet égard. Plaît-il ? »Ce plaît-il dans lequel l’écrivain s’embarrasse à plaisir et se contredit lui-même, est un de ces éclairs de génie de la même famille que le
qu’il mourûtdu vieil Horace et le
Moide Médée, avec un rajeunissement complet de la forme. Ce plaît-il nous fait pressentir d’avance la confusion et la défaite des adversaires de Shakespeare protégé par M. de Fiennes, entre autres, de M. Louis Desnoyers, qui aurait reproché, à ce qu’il paraît, à son collègue du Siècle
« un parti pris d’émerveillement ». Émerveillement ! vous ne vous attendiez pas à celui-là ? Patience le feuilletoniste va vous en lâcher bien d’autres, à commencer par la phrase suivante :
« Que non pas l’admiration, car l’auteur en mérite bien plus que son œuvre mais l’espèce d’adoration extatique dont ses pièces sont momentanément l’objet, est une mode de plus à ajouter à toutes celles dont l’esprit humain s’est vu successivement insanifié, etc. »Insanifié, plaît-il ? émerveillement ! que non pas ! ce sont là des beautés qui jaillissent tout armées, comme la déesse mythologique, du front olympien de M. de Fiennes, des beautés qui se sentent et ne se prouvent point. C’est le cas de dire avec lui en répétant ces belles choses :
« Il n’est pas de critique plus amusante et plus mordante. »La syntaxe exigeait peut-être ici un ni à la place du et ; mais le feuilletoniste a soin de se justifier un peu plus bas à l’aide de cet axiome :
« Le génie peut s’affranchir de tout. »Êtes-vous amoureux de la forme plastique ? Vous faut-il du paysage, de la musique, de la couleur à pleine palette ? Voyez, écoutez, regardez !
« Quoi qu’il en soit, ajoute M. de Fiennes, accordez-nous la permission de vous promener au milieu des fleurs, des étoiles, avec toutes ces buveuses de rosée (M. de Fiennes veut-il promener les buveuses en question en notre compagnie, ou seulement nous promener au milieu d’elles ?) parmi ces blés verts, ces aubépines en fleurs, ces églantines, ces chèvrefeuilles, enfin tout ce qui est aimable et riant dans la nature, pour aller chercher dans leur lit de roses ou de primevères la foule de gnomes, de farfadets, etc., esprits badins, qui, après s’être baignés dans la poésie, se reposent sur la corolle des fleurs. »Et toi aussi tu es peintre, ô Corrègeb-Matharel ! Et plus bas :
« Hélène se rendant elle-même dans le bois, pourra voir celui qu’elle idolâtre. »Idolâtre est joli ; seulement, si j’ai bonne mémoire, Bilboquet l’a prêté à M. de Fiennes. Mais voici deux pensées philosophiques que le feuilletoniste, plein de son sujet, n’a évidemment empruntées à personne :
« … Il lui plaît que Lanavette, qui s’est affublé d’une tête d’âne, devienne un âne pour tout de bon… Il y a certes peu de chose à faire pour opérer cette métamorphose de l’imbécile en bête… (à qui le dites-vous ?) À côté de toute divine créature, il y a un âne bâté ou non. »L’âne de M. de Fiennes arrive bien à propos pour manger le foin de M. Ludovic Charreau. Ceci nous donne la raison de l’opinion flatteuse qui s’est accréditée dans nos départements, au sujet des feuilletons étourdissants du Siècle, et que n’a pas peu contribué à répandre la double signature Ch. Matharel de Fiennes. — Il n’est pas possible, — disent, en parlant du feuilleton du lundi, les abonnés de la province, — qu’ils aient autant d’esprit et qu’ils ne soient que deux !
.
« M. Émile Souvestre tiendra sa place un jour dans la galerie où sont placés les honnêtes gens qui ont tenu, au xixe siècle, une place savante, correcte et passionnée, après de Balzac, après Frédéric Soulié, etc. »Je ne sais au juste quelle place doit tenir un jour dans les lettres françaises un écrivain qui place son ambition à écrire de ce style, mais je prendrai la liberté de demander aux collègues du feuilletoniste, — des maîtres, des autorités dans l’art de bien dire, — MM. de Sacy, de Saint-Marc Girardin et John Lemoine, — ce qu’il faut entendre par une place savante, correcte et passionnée. Le feuilleton a fait le mort, cette semaine ; et, à côté de la charade des Débats que vous chercherez à deviner, si cela vous amuse, on ne peut guère citer que cette chute de phrase que je copie textuellement dans la Patrie : M. Jules de Prémaray, ayant à prononcer l’éloge funèbre de Jules Lorin, de regrettable mémoire, l’appelle, dans son dernier feuilleton,
« un rêveur charmant et mort ». Le Tintamarre fait école, et il a bien assez d’esprit pour cela mais je préfère l’original à la copie, Commerson à M. de Prémaray, et cet heureux rapprochement, — charmant et mort, — ne vaut pas, selon moi, la phrase suivante des Binettes contemporaines :
« Le père de Méry enseignait la guitare et les rues de Naples aux voyageurs. »Ingrat, qui me plains de la pénurie de la critique, lorsque le Moniteur parisien ouvre devant moi les colonnes de son feuilleton, à deux battants ! M. des Rieux réclamait l’autre jour dans Figaro contre une assertion de mon collègue Villemot, qui lui avait attribué à tort, disait-il, la paternité d’une note directoriale. Toute méchante phrase est niable, et je ne saurais, après tout, blâmer le rédacteur du Moniteur parisien de sa susceptibilité. Seulement je dois prévenir M. des Rieux qu’il livre à de trop fréquentes communications avec les théâtres, et, de plus, qu’il commet l’impardonnable étourderie de les signer. Voici, par exemple, ce que M. Perrin, qui me fait l’effet d’avoir corrompu un metteur en pages, a glissé subrepticement dans un compte rendu de ce feuilletoniste sur la Fiancée du Diable :
« Nous avons trouvé Puget trop froid et peut-être trop dramatique. »Mais ceci n’est qu’une peccadille de logique ; nous lisons dans le même numéro une appréciation de Sophie Cruvelli, signée du critique musical du Moniteur parisien, un M. Salvadori Ruffini, qui doit être, — ou je me trompe fort, — un pseudonyme sournois de Nestor Roqueplan :
« Trois rôles, tous trois différents en caractère, en beauté, en détails ; trois passions, sublimes, puissantes, plus élevées l’une que l’autre ; trois femmes d’une physionomie, d’une volonté et de passions diverses ; trois représentations également grandes de génie. Et Mlle Cruvelli, dans toutes les trois, également grande, puissante, séduisante et toujours différente ; c’est-à-dire à la fois Valentine, à la fois Julia et Alice !… Jamais ne mêlant le type de l’une avec l’autre (quel esprit d’ordre) !… » « À la représentation de Robert-le-Diable, elle nous apparut comme une flamme nouvelle, comme un esprit bien différent, mais toujours élevé, toujours fort, toujours supérieur, toujours entraînant sous tous les rapports de la passion… en un mot, son talent grandit toujours. » Que d’applaudissements ! que d’émotions dans le public ! combien de soupirs ont soulevé de dentelles ! que d’efforts pour retenir les émotions de l’âme !… Je répéterai que Mlle Cruvelli possède tout… rien ne lui manque ; elle peut tout obtenir de son talent. (Si elle pouvait obtenir que M. Salvadori Ruffini cessât d’écrire) !… »À la place de M. des Rieux, j’ouvrirais une enquête avant d’intenter un procès à l’Opéra pour abus de publicité. Il me semble que M. Roqueplan fait mieux que cela.
« Avec la belle robe changeante qui vêt sa corruption, le petit poisson éblouit l’œil des amants de la couleur ; et même le nez des attablés ne boude pas longtemps ses senteurs fermentées, qui tombent, en cette terre des fraises, comme un pouilleux des sierras dans une charretée de senoras. »Comme de pareilles images, exactes, naturelles, et nullement cherchées, sont bien faites pour titiller le goût et réveiller l’appétit ! Je continue et prends mon verre :
« Ainsi qu’un chiffon de pourpre lestant une bulle de savon, le médoc ensanglante le verre mousseline. Un rayon de soleil vole sur le bord du verre, très fier de ne pas se noyer. (Le rayon ou bien le verre ?) »Autre peinture : celle-ci représente le lever et le coucher du soleil :
« Tous les matins d’été, le tablier d’or aux reins, le soleil sert à la nature le divin cordial (le vin)… Sitôt que ce premier rayon alerte a sonné la diane du jour (un rayon qui sonne !), le soleil lance sur l’univers ses mille cavaliers de flamme. »Puis, lorsqu’il s’est suffisamment vautré sur les cailloux pointus :
« La terre s’endort ; et, pendant qu’elle dort, le rayonnant magicien (toujours le soleil) accroche une émeraude à chacune des feuilles d’arbres… les fleuves roulent des perles en bâillant… l’ombre se pelotonne, s’amincit, se ramasse. »Avez-vous suffisamment remarqué avec moi les transformations successives que MM. de Goncourt font subir à ce pauvre soleil qui n’en peut mais ? D’abord il est assez mauvais nageur, puisqu’il est sur le point de se noyer dans un verre de Médoc ; puis il est tour à tour sommelier servant à boire à la nature, tambour battant la diane sur les nuages, officier de cavalerie lançant un escadron, lazzarone dormant sur les cailloux pointus, et allumeur de réverbères accrochant à chaque feuille d’arbre une émeraude en guise de lanterne ! Sur ma foi ! voilà un soleil qui est autrement occupé que celui de notre pâle été de l’an de grâce 1854 ! et, — comme images poétiques brillamment accumulées, — le grand-duc des chandelles de feu Du Bartasc fait aussi triste figure auprès de lui qu’un lampion agonisant au milieu des éclairs du gaz électrique. Passons à un autre tableau, c’est à dire à un nouvel ébahissement ; la scène représente un madras :
« La chose est carrée d’abord. Elle est en coton tout rouge ou tout jaune, presque rouge ou presque jaune, un peu rouge ou un peu jaune. Que les dix doigts d’une Bordelaise se mettent à chiffonner cette chose géométrique et sans élégance native, — un madras, — et vous aurez un miracle… » « Se levant, la belle, les yeux encore lourds, ballotte son madras, disant : qu’en fera-t-on ?… puis la belle sort ; mais dans l’escalier, une fois encore, elle s’est recoiffée : son madras est un béret assis sur un coin de tête, prêt à tomber comme un singe collé, on ne sait comme, sur le flanc d’un cheval. Les belles fleurs jaunes, les belles fleurs rouges, que ces madras courant Bordeaux sur des tiges souples et remueuses. Et quand la rue monte et que les femmes s’étagent, ne voyez-vous pas, ami Aurélien, la lumière jongler avec des oranges et des pommes d’amour ? » »Quant aux auteurs de toutes ces belles choses, ils voient et ils voient très bien et très juste ; jugez plutôt :
« Couché sur ma fenêtre, il m’est, à regarder ces choses, et les jupes qui passent, et le monde qui va, il m’est un bonheur rond et hébété… » « Mon imagination se fige. Mon cerveau semble nager dans un bain d’huile tiède. Par là-dessus un gros niais sourire m’est venu aux lèvres. « C’est une révolution de tout l’être, voluptueuse et consentie, comparable en douceurs torpides au malaise plein d’aise qui précède d’un peu l’évanouissement. »Tranchons le mot : les deux auteurs sont devenus crétins. Pour expliquer ces violences d’impuissant faites à la langue française, il faut bien dire que ceci n’est point une tentative isolée, une parodie, un travestissement d’écrivains en belle humeur (on le croirait presque), mais un manifeste de parti. Il existe de par la littérature une école qui a la prétention, non pas d’écrire, encore moins de penser, mais de sculpter et de peindre. De ce rayon intangible, — l’âme humaine, — cette école ferait volontiers un bloc de pierre, afin de lui ciseler patiemment une immortalité visible et palpable. En leur qualité de derniers venus et de disciples attardés, MM. Edmond et Jules de Goncourt ont été dans l’obligation de chercher leur originalité laborieuse dans l’exagération d’un système qui proclame et introduit le matérialisme dans l’art. Théophile Gautier, le chef de cette école, et qui en est, il faut bien le dire, le seul représentant acceptable, est resté sur la limite extrême de l’audace : au-delà, et de l’épaisseur d’un cheveu seulement, on touche au grotesque. Ce but qu’il ne fallait pas atteindre, MM. Edmond et Jules de Goncourt viennent de l’effondrer. Je n’ai pas encore pardonné à M. Paulin Limayrac la préface qu’il écrivait l’an dernier, en tête d’un beau livre de Stendhal, uniquement, il faut bien le dire, pour faufiler sous le couvert d’un grand nom littéraire de petites drôleries de sa façon sur les femmes et sur l’amour. M. Paulin Limayrac appartient, je ne dirai pas à la littérature sérieuse, mais à celle qui garde son sérieux. M. de Mars, de la Revue des Deux-Mondes, l’a stylé de bonne heure à la gravité. Qu’on veuille bien me permettre ici une courte parenthèse à ce sujet.
« Les révolutions ne seront finies que lorsque sera résolu le problème de l’ordre dans la liberté et de la liberté dans l’ordre. »Ce qui veut dire, dans le français plus net et plus clair que parlent M. de la Palisse et Joseph Prudhomme, du jour où les révolutions ne seront plus possibles, il n’y en aura plus. Permettez-moi de faire en terminant un crayon qui ne saurait être, en attendant l’arrivée de l’original, qu’un simple portrait de fantaisie, — celui du critique faux bonhomme. C’est un type dont il faut que vous ayez la clef, et que nous baptiserons ensemble ; un peu plus tôt, un peu plus tard : rien ne presse.
.
« J’oserai affirmer », dit M. Sainte-Beuve, en parlant de l’Histoire de l’Astronomie par Bailly, « que dans certaines vues de développement et de lointain qu’offre ce bel ouvrage, il y des parties qui, à les presser, se trouvent plutôt élégantes et spécieuses que solides. »Presser les parties d’une vue, d’un lointain, cela ne vous semble-t-il pas une hardiesse de langage un peu forte ? Voilà un dictionnaire qui est entre de bonnes mains ! Après avoir respectueusement ôté mon chapeau à la phrase d’un académicien, je retourne vers le petit peuple de la littérature. MM. Jules Barbier et Michel Carré viennent de faire représenter aux Variétés une sorte d’opéra-comique, sous ce titre : aux Antipodes. N’ayant pas vu leur pièce, j’ai voulu lire les feuilletons pour me renseigner : voici ce qu’en disent, le même jour, le Siècle et la Gazette de France :
« C’est un vrai petit bijou que les Antipodes. Cela est ingénieux et fin, éblouissant de grâce et de délicatesse. MM. Jules Barbier et Michel Carré ont su rajeunir une vieille donnée ; ils en ont fait le motif d’un double tableau, très piquant et très original. »
« Mais les Antipodes ! Comment deux hommes d’esprit, connus par de bons et loyaux succès au théâtre, ont-ils pu aller se jeter dans un pareil guêpier ? Nulle invention, nulle mise en scène, presque nul esprit. Seulement une gravelure à deux compartiments, l’un représentant Paris, l’autre représentant Pékin. »M. J. Marie Tiengou est bien mécontent et M. Darthenay bien satisfait : lequel croire ? car enfin ce n’est pas la pièce jouée aux Variétés, mais le jugement contradictoire de ces messieurs qui représente pour moi les Antipodes ! — me fier à la Gazette de France ? — M. J. Marie Tiengou, si compétent qu’il soit, n’a que la célébrité anonyme des divinités voilées de l’Égypte. — M’en rapporter au Siècle ? M. Darthenay est un bien bon enfant ; — c’est le Cadet-Roussel de la petite presse, et, franchement, j’ai peur de me noyer dans l’océan de sa phrase bienveillante. — C’est peut-être le cas de retourner le mot de Voltaire sur M. de Haller, et de dire de ces docteurs Tant-pis et Tant-mieux du feuilleton qu’ils se trompent tous les deux.
« Eh bien ! tant-mieux ! » — s’écrie en finissant le critique des Débats, — « ces honteuses violences nous ramènent à Voltaire, et je l’en aime davantage ! oui, maître, il faut que vous soyez vraiment bon, vraiment grand, vraiment généreux, pour être exposé, après un si long règne, à ces violences misérables… On fait des livres aujourd’hui pour réhabiliter les ennemis de Voltaire, on fait des livres aujourd’hui tout exprès pour déshonorer Voltaire, ceux qui l’ont aimé, qui l’ont servi… »Au nombre de ceux qui ont voulu déshonorer Voltaire et réhabiliter ses ennemis, à coup sûr, le plus violent de tous est celui qui a écrit les lignes suivantes :
« Dans cette liste formidable et très incomplète des grands écrivains et des grands ouvrages auxquels Fréron eut affaire toute sa vie, ne vous ai-je pas nommé le plus redoutable, le plus intrépide, le plus atroce de tous, Voltaire ? « Tout ce que la haine a de fiel, tout ce que la rage a de venin, tout ce que la langue des halles a d’insolentes injures, tout ce que le mépris peut imaginer dans ses brutalités, tout ce que des crocheteurs pris de vin, tout ce que des femmes de la halle brûlées de soif, peuvent trouver dans leur gosier desséché, d’horribles, de sales et infâmes mensonges, tout cela a été prodigué et versé à plein vase sur la tête de Fréron le journaliste. Voltaire, à cette grande occupation, a passé une grande partie de sa vie. »Le signataire de cette sortie juvénalesque, ou, pour nous servir de l’heureuse image du critique, le goupillon impitoyable qui frappe ainsi à coups redoublés sur le vraiment bon, le vraiment grand, le vraiment généreux Voltaire, — ce qui indigne si fort M. Jules Janin, — c’est M. Jules Janin lui-même. L’écrivain des Débats se sera inspiré sans doute de cette belle pensée de M. de Maistre sur Voltaire :
« Suspendu entre l’admiration et l’horreur, quelquefois je voudrais lui faire élever une statue… par la main du bourreau ! »Vous le voyez, tout s’y trouve : le bourreau d’abord, la statue ensuite. MM. Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor et Busquet, représentent en ce moment la presse française en Allemagne : qu’il me soit donc permis de m’occuper en passant du feuilleton d’Outre-Rhin, dans la personne du plus populaire des trois. Le feuilletoniste de la Presse publiait l’autre jour, sous la rubrique : Revue des théâtres, un fragment de son voyage à Munich, dans lequel on retrouve, avec sa sûreté de main et son talent plastique, toutes les intempérances de l’art matérialiste dont il est le grand prêtre. Les burgs démantelés, comparés à une scie,
y ébrèchent le ciel de leur silhouette féodale, et la nature entière y fait la cabriole sur le tremplin de la phrase de cet écrivain paysagiste.
« Sur ces collines vertes », — écrit M. Gautier, — « courent les Kobolds aux chapeaux de feutre verts… la légende et le lied se promènent par ces sentiers en se donnant la main… Les villages gothiquement naïfs (et non pas les villageois ; ne confondons pas, je vous prie), viennent vous dire bonjour aux bords du chemin en déshabillé du matin, s’étirant les bras et se frottant les yeux… » Puis notre touriste en débarquant à Ulm, aperçoit la cathédrale« faisant, avec sa coupole s’élevant au-dessus des maisons, la bosse que produirait un mastodonte couché et ruminant au milieu d’un troupeau de brebis… »Et ce pêle-mêle d’images se produit sous« un ciel débarbouillé de nuages, singeant assez bien le bleu de turquoise des ciels de Venise ».
« C’est tout seul, et à l’aide de quelques bouquins que me prêtait ma portière, que j’ai appris le peu de français qui me sert à gagner ma vie. »Ce peu de français là est un hypocrite, et M. Fiorentino serait fort attrapé qu’on le prît au mot. Pour mon compte, je souhaiterais à beaucoup de plumes indigènes de ma connaissance, d’écrire le français que parle cet Italien. Écrivain et polémiste, M. Fiorentino est un disciple de Voltaire. Là est sa force. Il a de l’école militante du xviiie siècle, la netteté des idées, la rapidité de la forme, comme aussi cette courtoisie en surface de l’homme du monde et de l’homme bien élevé, qui met des gants afin de vous égorger proprement. La méthode du critique est tout entière dans cette recommandation du maître : « Quand vous voulez assassiner un homme, commencez par lui ôter votre chapeau. » Il est rare que M. Fiorentino, même dans ses attaques les plus franches, oublie de sourire à celui qu’il prend pour cible de quelque épigramme mêlée d’ambre et de fiel. Il ne blesse pas, — il pique, — mais il pique jusqu’au sang. Le feuilletoniste du Constitutionnel, qui unit à l’esprit du Français, la finesse de l’Italien, la tenue du diplomate et l’adresse du professeur d’escrime, n’est pourtant avec cela qu’un critique de seconde main, tout en se montrant satirique de première force, — deux termes qui sont loin d’être synonymes. Il est peu d’écrivains qui comptent autant de lecteurs et fassent moins autorité, et il s’en faut que ses jugements aient la netteté de ses épigrammes. Et voyez l’apparente contradiction ! Habitué à juger la musique avec le sang-froid d’un homme d’affaires, personne cependant ne s’abandonne davantage, par moments, aux admirations outrées et irréfléchies et quand ce transport grise sa phrase, ordinairement si sobre d’épithètes, chez lui l’expression et l’enthousiasme ont le mors aux dents. Du reste, il a des repentirs et des retours terribles, et son feuilleton est encombré des débris des statues élevées et brisées par ses mains. M. Fiorentino a un léger travers qu’il faut savoir lui pardonner, car il n’entame pas de l’épaisseur d’un cheveu sa réputation d’homme d’esprit. Prend-il la plume ? souriant, content de lui-même, nous le voyons s’accouder au bord de sa phrase transparente pour s’y mirer avec la complaisance de Narcisse. C’est en grand seigneur de la presse qu’il fait au public les honneurs de son feuilleton, où l’on ne sert que des primeurs musicales. Il se pique, non pas d’être bien informé, — fi donc ! — mais d’être le seul informé ; jaloux à l’excès de son importance, il entend feuilletoniser urbi et orbi, et fît-on de la musique au fond du Vésuve, qu’il ne manquerait pas de dire, le lendemain, dans le Constitutionnel : « On m’écrit, de la troisième bouche du cratère, que mademoiselle trois étoiles a parfaitement chanté. » Au reste, à cet égard, sa bonne foi est entière et il est bien réellement persuadé que directeurs, auteurs et acteurs, tout ce monde ne saurait jouer, chanter ni composer que pour lui.
« Au lieu de Rigoletto que je demandais à cor et à cris, — écrivait-il dernièrement de Londres, — M. Gye a cru m’être agréable en donnant, coup sur coup, deux représentations de madame Viardot dans Otello et le Prophète. »Faut-il parler en finissant du style officiel, — ou pour mieux dire, — artificiel de M. Fiorentino ? Le lendemain de chaque première représentation, le critique nous fait assister à une pentecôte lyrique. Les sept notes de la gamme, tombant en langues de feu, font flamber les dix colonnes de son feuilleton et inculquent à l’écrivain un savoir musical de la force d’un compositeur et d’un chef d’orchestre ; mais quand il revient à lui, il a tout oublié. Ce masque d’érudition, sous lequel étouffait un talent aimable, tombe ; le vrai, le naturel reparaissent, et avec eux l’homme d’esprit et l’homme de goût.
.
« L’événement de la semaine (un véritable événement !) le voici : la reprise du Pré-aux-Clercs, à l’Opéra-Comique… Le Pré-aux-Clercs est un chef-d’œuvre… et depuis tantôt vingt années que l’œuvre est vivante et que l’artiste est mort, la musique Française n’a rien créé qui se puisse comparer à ce chef-d’œuvre… Le premier jour, elles n’étaient pas plus fraîches et plus nouvelles qu’elles ne le sont aujourd’hui, ces grâces de l’œuvre d’Hérold : Ce soir j’arrive en cette ville immense… et le duo les rendez-vous de noble compagnie… ô jour d’innocence ! et quiconque avait entendu une seule fois cette mélodie errante dans les nues (un mot de Shakespeare) s’en souvenait, et, rentrant chez soi par le plus long chemin la chantait à son usage… « Le chemin que peut faire en vingt années une de ces œuvres souveraines… il n’y a que Berlioz qui le puisse dire… Or, il n’était pas là pour raconter ce grand triomphe d’Hérold après sa mort ; il n’a pas vu cette foule émue, attentive et reconnaissante qui saluait tantôt de ses transports, tantôt de ses larmes délicieuses ce génie et cette mémoire ; il ne l’a pas vue, il ne la racontera pas, et voilà son châtiment. »Qu’est-ce à dire ? Et parce qu’il aura plu à M. Berlioz de choisir assez mal son temps pour faire une fugue en Allemagne, il faudra que le journal le plus justement accrédité de Paris fausse compagnie au chef-d’œuvre ressuscité ? Cela ne peut pas être. Le Journal des Débats parlera. — Que dis-je ? il a parlé par la voix de M. Jules Janin, — et j’ai bien peur que ce soit leur châtiment à tous deux !
Le Pré-aux-Clercs « Quant à la musique (du Pré-aux-Clercs), elle est de M. Hérold ; c’est tout à fait aussi une musique d’opéra-comique, et, comme telle, sujette à de grandes critiques. L’ouverture, qui commençait comme une œuvre de conscience, indépendante de toute imitation avec une grande velléité de formes fuguées, m’avait d’abord donné bon espoir… Malheureusement, M. Hérold n’est pas resté longtemps dans cette velléité d’indépendance et d’originalité. Les formes rossiniennes ont prévalu dans tout le morceau qui n’a plus été que ce que l’on entend tous les jours, de l’excellent Adam (en ce temps-là de l’Adam était un gros mot, une grosse injure : ne l’oubliez pas !). « … Mais quand donc, je vous prie, les hommes du talent de M. Hérold viendront-ils à reconnaître que les procédés rossiniens rappellent nécessairement aux oreilles qui les entendent des mélodies déjà toutes faites depuis longtemps ?… « Quand on revêt la livrée d’un homme, on n’a que ce qu’on mérite quand on est pris dans la rue pour son laquais… « Après une introduction qui ressemble à toutes celles de Feydeau nous arrivons au duo de Nicette et de Giraud (les Rendez-vous de noble compagnie, etc.), qui commence il est vrai, d’une manière commune (c’est le contraire qui est la vérité), mais qui bientôt prend une tournure originale… La cavatine de Mergy toute rossinienne, est coupée en trois rimes féminines (c’est une erreur du critique), dont les e muets vont, suivant l’usage, placer invariablement un eu sonore, comme vous savez, sur des notes aiguës : c’est tout ce que je puis dire de ce morceau. Le public a trouvé fort bons les couplets en style montagnard chantés par madame Casimir (Rendez-moi ma patrie) Je ne veux pas gêner le public. C’est son affaire. À chacun son goût, même au public. Quant au finale du 1er acte il y en a beaucoup au Vaudeville de tout semblables… « Au 2e acte, le musicien se livre à de grands préparatifs, à des frais énormes. Cette fois, ce sera sans doute notre faute si nous ne sommes pas enchantés. Grande ritournelle avant le lever du rideau ; la ritournelle est coupée en deux par un solo de violon… Madame Casimir chante un andante concertant avec le violoniste solo… c’est à ce moment de l’air de madame Casimir que j’allais bonnement m’accrocher pour trouver quelque chose, lorsque est venu le déluge ordinaire de gammes chromatiques, de trilles… mauvais tours de force en ah ! ah ! ah ! bien pointus, mis ensuite en tyrolienne à l’usage de la petite propriété vocale et de la musique bourgeoise… afin que le détestable soit à la portée de tout le monde.(Nous voici bien loin de la cantilène errante dans les nues de Shakespeare ! hélas ! l’étincelle mélodique n’est plus que la flamme vulgaire d’un bonnet de coton !)
« Vous voyez que je ne recule devant aucune critique. Je ne sais pas ce que c’est que de faiblir, surtout devant les noms d’une certaine importance. Être sans indulgence et sans pitié, c’est une preuve d’estime que je suis toujours prêt à leur donner et qu’ils recevront toujours de moi. »L’impartialité m’oblige à reconnaître que M. Janin se montre un peu plus traitable envers le 3e acte de l’œuvre du laquais de Rossini. Je ne voudrais rien ajouter à la confusion du critique, — je n’ose dire à ses remords ! — mais ce qu’il y a de fâcheux dans cet article à jamais regrettable, c’est l’emploi maladroit d’expressions techniques empruntées à un art auquel M. Janin est resté étranger toute sa vie. Cela pourrait faire penser, chose qui n’est pas assurément, que le feuilletoniste avait une Égérie, ce jour-là : la rancune ou l’envie dictant à la légèreté qui tient la plume. On comprendra le motif de ce redoublement de sévérités de ma part. Moins que jamais nous devons nous montrer mutuellement indulgents à de pareils écarts de plume, aujourd’hui, surtout, qu’un scandale récent vient de fournir à quelques oisifs du monde un prétexte nouveau et admirablement trouvé de calomnier les journalistes. Ce scandale a éclaboussé la presse mais quoi ! sommes-nous solidaires du cheval de fiacre qui, pataugeant dans la boue à nos côtés, nous en couvre de la tête aux pieds ? — non ! — quoi qu’on puisse dire, soyez assurés que pour le cœur, pour l’esprit, pour l’honorabilité du caractère, personne n’a le droit de se compter avant nous et c’est à cette place même, où je reprends des écrivains que j’estime, que je suis fier de leur rendre un hommage public ; que je les tiens pour l’élite, le dessus du panier de la société française. Le seul tort qu’on nous puisse reprocher, à nous autres, hommes de la presse, c’est l’excès d’une bienveillance réciproque mal entendue et mal définie. Dans la crainte de faire un accroc à l’uniforme intellectuel que nous portons, il nous arrive parfois de n’oser point déshabiller brutalement un confrère indigne de le revêtir. C’est de notre part une insouciance d’autant plus fâcheuse, qu’elle ressemble fort à un manque de courage. Voyez ce qui arrive ! Figaro dénonce hautement un méfait de presse ; il attache le grelot au cou de M. Rominagrobis et dit à ses confrères : « Entendez-vous le tintement métallique que produit la prose de M. un tel ? » — Et chacun de convenir que Figaro a raison, de louer son courage, d’accourir le féliciter à la cantonade… mais l’imiter, c’est une autre affaire ! les prudents du parti se bouchent les oreilles pour ne pas entendre le vilain bruit qu’on leur a dénoncé. Il faut faire une exception cependant en faveur de l’Illustration, qui a demandé le nom du coupable… Le coupable, Figaro l’a nommé, lorsqu’il a dit : un feuilletoniste.
.
« … Mme° Frezzolini, d’une beauté parfaite dans le rôle de Desdémone, a été, d’un bout à l’autre de cette élégie sublime, admirablement belle de poésie, de tendresse, d’accablement, de résignation douloureuse et de mélancolie profonde… c’est un modèle de sentiment, d’inspiration et de style. « On souhaiterait d’être peintre pour fixer sur la toile ces traits si nobles, ces gestes si vrais, si touchants, ces attitudes si fières, si dramatiques et si naturelles… » « … Il est un point que personne n’ose plus révoquer en doute, pas même ceux qui en crèvent de dépit sans pouvoir le cacher (baissez la tête c’est une pierre jetée dans le jardin de l’Alboni), c’est que la Frezzolini est, en droit comme en fait, la véritable prima donna du théâtre Italien. »
*
* *
M. Fiorentino est vraiment trop modeste ou trop oublieux. Il a été
peintre, peintre à la manière de Ribeira et de Saint-Simon ; il a fixé
sur la toile le portrait de cette belle Frezzolini qu’il admire sans réserve
aujourd’hui. C’est avec une joie qu’il partagera bien vivement sans doute, que je
m’empresse de placer, dans un jour favorable, un chef-d’œuvre qu’il croyait détruit ou
enseveli pour jamais sous la poussière du bric-à-brac littéraire. Figaro a
fait l’acquisition d’un cadre pour cette belle page du Van Dyckd de la petite presse.
* *
« Il y a de par le monde une prima donna encore jeune, encore belle, d’une pâleur mate comme la cire, mais qui n’a plus que le souffle, et sur ce souffle encore il y aurait beaucoup à dire. Soit passion, soit calcul, soit caprice, soit besoin de repos, soit faute d’offres acceptables, cette cantatrice en disponibilité ne hante plus que le balcon et le foyer des théâtres. Le soir des débuts de Cruvelli, elle s’était habillée en fiancée ; elle avait mis une robe blanche, des rubans blancs, des souliers blancs, et un bouquet de fleurs d’oranger dans ses cheveux noirs comme l’ébène. Elle était entourée de sa cour ordinaire deux ou trois Italiens qui la trouvent fort belle et le lui disent en riant… un compositeur de ballets spirituel et rouge, enfin un baryton ridicule, qui, ne pouvant plus jouer de rôles au théâtre où l’on ne se hâte pas de l’engager, joue auprès de la chanteuse en question celui de Patito, de Cavalier servente, de souffre-douleur, le rôle le plus sot, le plus grotesque et le plus pitoyable. Or, à chaque phrase, à chaque geste, à chaque élan de la Cruvelli, la cantatrice pâle communiquait ses observations, ses remarques au baryton essoufflé, et celui-ci les transmettait mot pour mot à un critique grave et savant, qui se tenait debout dans l’angle du balcon. Le critique hochait la tête, le baryton souriait et la prima donna jouissait de son triomphe. Je contemplais ce petit manège, et j’avais envie de dire à cette copie d’un vieux tableau de Ribeira : — « Mais, Madame à défaut de talent, il faut avoir du bon goût. Vous avez pensé un instant que la Cruvelli ne viendrait pas, et qu’en désespoir de cause, on aurait fini par vous engager à sa place. Je conçois qu’il est fâcheux pour vous et pour vos admirateurs qu’elle soit venue, qu’elle se soit montrée et qu’elle ait vaincu. Mais cachez donc votre dépit ! Vous allez vous donner des couleurs, et il y a longtemps, Madame, que cela ne vous arrive plus. »Il n’y a pas de nom placé au bas de ce portrait dont la ressemblance crève les yeux. Malgré cela, je ne me serais pas permis de suppléer à une omission devenue inutile, si le peintre, comme pour nous ôter tout scrupule, n’avait pris la précaution, quelques mois auparavant, de signer l’une de ses toiles où il faisait poser les mêmes personnages pour un sujet différent. On peut lire, dans le Corsaire du 3 août 1851, une historiette fort spirituellement racontée, celle d’un procès intenté à Mme Frezzolini par son pédicure. La femme s’y trouve moins ménagée encore que l’artiste. C’est là une de ces licences qui révolterait un écrivain français, mais qui répugne beaucoup moins aux traditions de l’école et du goût italiens en fait de critique. Dans Mme Frezzolini, invariablement escortée de M. Barroilhet, le baryton ridicule, et dont le profil maigre et tiré et la peau ont pris des tons de cire qui la font ressembler à une sainte de Ribeira, vous retrouverez trait pour trait la prima donna assise au balcon des Italiens, le soir de débuts de Cruvelli.
*
* *
Figaro recrute des auxiliaires dans la campagne qu’il a entreprise
contre la presse vénale. Il peut enregistrer aujourd’hui les adhésions de la
Revue Contemporaine et de l’Indicateur Parisien. Voici
d’abord des réflexions fort sensées, à l’adresse des artistes, que fait sur ce triste
sujet M. Alphonse de Calonne dans la Revue Contemporaine :
* *
« … La vérité se fait jour, quoiqu’on tente pour l’étouffer, et c’est un sot calcul que d’acheter d’injustes éloges et de soudoyer de honteux mensonges. Il est rare que cette arme empoisonnée ne se retourne pas un jour ou l’autre contre ceux qui l’ont employée. La lâcheté, — comme la vertu, — trouve toujours sa récompense, et ceux qui ont payé l’impôt à la plume vénale sont destinés à devenir ses victimes, ce dont personne ne les plaindra. »— Mon cher de Calonne, vous êtes des nôtres et l’on ne devrait pas tirer sur ses alliés : toutefois, permettez-moi de relever en passant et pour mémoire deux assertions quelque peu irréfléchies qui entachent votre excellente Chronique musicale. Je lis :
« Mme Bosio est assurément une cantatrice distinguée, qui a de la passion, de la souplesse, une belle voix, et qui chante juste ; mais vous rappelez-vous la Grisi ? »— Mme Bosio est une cantatrice de premier ordre, mais chez laquelle la passion ne s’est point éveillée encore. Je me rappelle parfaitement la Grisi : c’était une grande tragédienne et une médiocre chanteuse, en un mot, tout l’opposé de Mme Bosio. Les termes de comparaison entre la Sémiramis d’il y a dix ans et celle d’aujourd’hui sont comme deux lignes parallèles, destinées à ne jamais se rencontrer… si ce n’est sous votre plume. Je cite encore :
« Mme Deligne-Lauters ne manque ni de voix ni de talent… mais elle chante de la gorge dans les notes basses, et lance des gorgées de l’effet le plus désagréable. »— Je veux bien attribuer à une distraction, à un lapsus calami, les deux contre-vérités que renferme votre phrase. relisez-là, pesez-en bien les termes soulignés, rappelez vos souvenirs : vous avez trop de loyauté et de goût pour ne pas vous condamner plus sévèrement que je n’oserais le faire moi-même. Donnons place maintenant au manifeste de l’Indicateur Parisien :
« En ce moment Paris, ne s’occupe et ne parle que de trois choses : de la Crimée, de la Potichomanie ou le luxe à la portée de tout le monde et du Chantage ; ce dernier mot, inconnu pour beaucoup de monde, est maintenant vulgarisé, grâce à la verve de Figaro, qui a dévoilé et dévoile encore, avec le talent et l’esprit qu’on lui connaît, tous les petits secrets des usines dramatiques des maîtres chanteurs. Figaro a donné le signal de la guerre au chantage ; il a levé l’étendard, cela est beaucoup sans doute, mais cela ne suffit pas. À lui de prendre l’initiative, mais à nous de suivre son exemple ; justifions-nous tous de l’odieux soupçon qui plane sur la presse en général, et le coupable silencieux se trahira tacitement ; serrons nos rangs et allons bravement sous le commandement de Figaro, saper le piédestal où trône ce dieu d’argile, encensé par l’ignorance et par la peur. »Figaro n’accepte que sous bénéfice d’inventaire les éloges qu’on lui décerne. Il donne trop peu pour recevoir. C’est un esprit de contradiction, un mauvais courtisan et un méchant camarade, et ses amis, mieux encore que ses ennemis, en font chaque jour la triste expérience. Cela ne l’empêche de bien accueillir ceux qui viennent à lui avec du courage, de la loyauté et de bonnes intentions.
Auguste Villemot
.
…… En elle (George Sand), c’est l’âme qui souffre et adresse au ciel sa plainte éloquente ; — le drame est tout entier dans cette lutte interne que l’âme, la création de Dieu, livre à la société, la création de l’homme. J’arrive donc à formuler nettement ma question — Le spiritualisme est-il possible au théâtre ? — Je ne le crois pas. Je ne veux pas humilier mon pays ; il a l’instinct de ce qui est noble, grand et élevé ; — mais son organisation sociale l’amoindrit !… etc.Compte-rendu de la Conscience :
…… Une des plus grandes crises de l’humanité sanglote dans cette maison !… etc.Le profond de Matharel eut-il mieux dit ?… (Réponse fraternelle à la délicieuse chronique de ce jour.)
.
« L’ombre de Weber aurait tressailli aux chants mélancoliques et tendres, aux purs et radieux accents d’Anna. Madame Deligne-Lauters est-elle donc née pour ce rôle ? ou le rêve de ce type poétique, éclos sous le ciel sombre de la rêveuse Allemagne, attendait-il pour se réaliser l’organisation exceptionnelle de cette blonde enfant du Nord ? Quel timbre sympathique et pénétrant ! quelle ampleur splendide et douce, tour à tour ! quelle voix caressante et pure Elle ne s’attache pas seulement à l’oreille ; elle chante doucement dans le cœur, l’échauffé, le trouble ou le fait palpiter… Je prends date (et je rappellerai cette date) de l’époque à laquelle je prédis à madame Deligne-Lauters une place élevée, une place glorieuse au premier rang des premières cantatrices. »Le Mousquetaire a frappé la médaille : au Journal des Débats, à présent, d’en ciseler le revers.
« De son grand air elle n’a pas la moindre idée ; elle y sème les non-sens et les contresens ; elle ajoute, elle retranche, elle renverse, elle bouleverse ; elle respire où il faut soutenir le son, elle hache la phrase, etc., etc. Quant à la prière, elle l’a abîmée, foulée aux pieds avec l’innocence barbare d’un enfant ; elle n’a pas seulement su en dire le thème ; elle y a introduit une foule d’horribles vocalisations, de notes basses d’un timbre hommasse, niaisement révoltantes. Interpréter ainsi une telle merveille musicale, c’est commettre une abominable et stupide profanation. Madame Lauters a une voix superbe, mais je crains bien qu’elle ne réussisse jamais à l’utiliser que dans les œuvres de pacotille. »Quelle opinion voulez-vous que se forment de la presse les artistes, ses justiciables, et les lecteurs, ses clients, en voyant deux hommes qui savent à fond les choses dont ils parlent, affirmer le blanc et le noir avec la même chaleur convaincue, s’enthousiasmer et se fâcher absolument pour les mêmes motifs ? Le moins qu’ils puissent faire, c’est de conclure poliment de l’inutilité de la critique. Encore si la juste plainte de ceux qui se voient brutalement attaqués s’arrêtait là ? Mais comment exiger d’eux la modération qui paraît manquer à leur juge ? On a donc voulu trouver une cause à la mauvaise humeur évidemment exagérée de Berlioz. Les uns l’ont attribuée au déplaisir bien naturel qu’a dû éprouver le traducteur du Freischütz en se voyant distancer par la concurrence de Robin-des-Bois ; d’autres ont parlé de la mauvaise grâce qu’aurait mise madame Lauters dans son refus de chanter au concert de l’auteur de l’Enfance du Christ. Ce sont là de purs commérages, le dernier surtout, bien qu’on ait invoqué un précédent pour lui donner créance : les attaques fort vives dont Duprez fut l’objet de la part du Journal des Débats, à la suite de son refus de continuer à paraître dans le Benvenuto Cellini du feuilletoniste. L’argument a si peu de force que je le ramasse, et le retournant, je le fais servir à prouver immédiatement le contraire. Dans la bourrasque de sifflets qui emporta l’opéra d’Hector Berlioz, madame Stoltz, charmante dans le rôle d’Ascagno, se montra, jusqu’au dernier jour, dévouée au musicien que tous abandonnaient : cela empêcha-t-il, quelques années plus tard, Berlioz-Brutus d’immoler madame Stoltz et sa reconnaissance au succès de la coalition qui devait emporter M. Léon Pillet ? Non, non ne prêtons pas au noble cœur des artistes les petites rancunes de notre monde bourgeois Si madame Lauters a involontairement blessé le critique, croyez bien que le critique lui a pardonné avec cette grandeur d’âme de madame Stoltz, heureuse d’oublier la coalition de 1847, et de chanter, à la dernière audition de l’Enfance du Christ, la Captive d’Hector Berlioz.
« Madame Lauters, dit le critique du Constitutionnel, a une voix d’une incomparable beauté. si elle le voulait sérieusement, elle pourrait être une grande artiste, elle se contente de n’avoir qu’une voix. Il faut oser lui dire la vérité au moment où on la flatte et où on la perd. »Il y a du vrai là-dedans ; mais ceci s’applique mot pour mot, avec plus de force, de justesse et d’évidence encore, à une cantatrice que M. Fiorentino a si prodigieusement flattée, qu’il l’a à peu près perdue. S’il ne le comprend pas, pourquoi fait-il de la critique ? et s’il le comprend, pourquoi blâme-t-il aux boulevards ce qui l’enchante si fort à l’Opéra ? Je m’en vais vous l’apprendre, car ceci en vaut la peine. Ce qui frappe de stérilité à mes yeux les opinions de M. Fiorentino en musique, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, son ignorance d’un art sur lequel il s’est condamné à écrire en moyenne de quinze à vingt colonnes par semaine ; mais bien plutôt son manque de vocation. Aimer la musique, tel fut le secret de Stendhal pour en parler avec éloquence, en prophète parfois, en poète toujours. Le livre de Rossini, malgré les erreurs dont il fourmille au point de vue esthétique, restera, tandis que le fatras de M. Castil-Blaze est condamné au pilori. M. Fiorentino n’aime pas la musique, et cela ressort clairement pour moi de l’uniformité invariable de ses procédés en matière de louange et de blâme. Son style n’a pas de sexe avec les œuvres qu’il lui arrive de fêter le plus. Il les introduit dans le monde de la célébrité ; mais, mort aux sensualités de la musique, froid, ennuyé, distrait, comme l’eunuque soulevant les draperies du harem et faisant défiler une à une les femmes du sultan, son maître, il entrouvre avec une nonchalance extrême les plis de sa phrase, derrière lesquels nous apparaissent danseurs, chanteurs et musiciens : mais rien de plus. Gardien de l’art, il n’en use pas pour son compte, et s’il lui arrive, par l’effet d’un miracle, d’épeler couramment une partition, jamais il ne l’embrasse avec ces transports de fièvre qui brûlent et font vivre les plus belles pages de Jean-Jacques, de Diderot, d’Hoffmann, de Stendhal et de Méry ! Un des vices de la manière du feuilletoniste, c’est encore l’élasticité de ses définitions et de ses jugements. Je comparerai, par exemple, l’appréciation qu’il fait du talent d’un chanteur à la spéculation de quelques marchands d’estampes de Paris, spéculation qui consiste, moyennant le grattage et la surcharge du texte, et certaines modifications accessoires du costume, à baptiser de vieilles planches avec les noms célèbres ou fameux que l’actualité fait surgir. La lithographie s’appellera tour à tour, selon la circonstance et avec un châle en moins ou des moustaches en plus, Fualdès, madame Lafarge, le général Cavaignac, l’archevêque de Paris. Eh bien ! voici dix ans que M. Fiorentino use de ce procédé unique, et toujours avec le même succès, vis-à-vis des célébrités de la danse et du chant. Appliquez à la Cruvelli ce qu’il dit de madame Bosio retirez du portrait de madame Ugalde deux ou trois épithètes à charnière pour les adapter à celui de madame Cabel, et vous arriverez à un résultat identique : celui d’une appréciation-omnibus, — étoffe flottante, qui enveloppe tout le monde et n’habille personne. À l’époque où il savait faire un feuilleton, M. Fiorentino rachetait du moins les banalités de sa critique avec les vivacités d’un esprit où le sel gaulois, épuré par Voltaire, saupoudrait la finesse Italienne. Il est bien changé aujourd’hui, et il semble, en vérité, qu’en serrant à son cou la cravate blanche du chroniqueur officiel, il ait étranglé sa verve au passage. Le charmant Machiavel à six centimes la ligne que nous avons tous connu et lu, n’est plus qu’un Pangloss bourgeois qui prend le la au mirliton enrubanné de ce bon M. Darthenay. Il faut qu’on ait jeté un sort à cet homme d’esprit, dont le style jouait du poignard avec tant de grâce. Ah ! si je connaissais le malappris, il ne périrait que de mes mains !
« Les parques inflexibles », en commençant un article consacré au Trovatore ? et pourquoi, s’étant résigné de lui-même à cette extrémité, signe-t-il du prénom romantique de Paul sa prose si majestueuse, qu’elle a l’air de porter l’art en terre à bras tendus ? — Est-ce une concession aux idées modernes représentées par Verdi ? — Ah ! prenez garde, M. Scudo ! Paul est synonyme de conversion, et il se peut que le Trovatore se rencontre sur le chemin de Damas ! Seconde question : Pourquoi, monsieur le chroniqueur de la Revue des Deux-Mondes, après avoir affirmé, presque sous forme d’axiome, que le défaut capital du compositeur lombard, c’est une absence complète d’imagination (ce qui signifie stérilité de motifs et d’idées), arrivez-vous à louer plus bas certaines qualités mélodiques et originales dont le compositeur vous paraît doué à un degré éminent ? et pourquoi trouvez-vous pauvre, en définitive, une partition dont vous citez jusqu’à dix morceaux importants ?… Je vous ferai remarquer, M. Scudo, que je ne défends pas Verdi, mais la logique !
« Mon cher ami, je suis sans inquiétude pour le présent ; j’ai sept francs et quelques sous dans ma poche, mais je ne te cacherai pas que l’avenir commence à me préoccuper. »Avec ses instincts d’oiseau voyageur et cette insouciance absolue du bien-être et du confortable, il avait par accès des goûts de luxe ; l’argent d’un travail littéraire, il le consacrait alors, sans garder souvent de quoi payer le dîner du jour, à l’acquisition d’un meuble, d’un vase, d’un tableau de prix. Il écrivait en marchant, le jour, à la campagne, ayant pour pupitre un arbre ou une pierre ; le soir, à Paris, adossé au mur visqueux d’une tabagie, éclairé par la lanterne du logeur de nuit. Il écrivait presque toujours au crayon, sur des morceaux de papier sordide, sur la marge d’un journal, sur l’enveloppe d’une lettre. C’est ainsi qu’il composa pour Limnander la pièce des Monténégrins. J’ai entre les mains le scénario primitif de l’opéra, à la vérité recopié par le musicien, mais tel qu’il est sorti de la tête du poète, avant qu’Alboize, son collaborateur, y eût accroché toutes les ficelles du faiseur. Reculant l’action de son drame à plus de cent années, Gérard l’avait déroulée en plein incendie du Palatinat, dans les salles géantes du château d’Heidelberg, croulant alors, éclairées de crépuscules sinistres, sous le canon de Villars. Bien qu’il ait vécu en solitaire à Paris et en mahométan à Constantinople, Gérard a aimé, — une seule femme, — et l’a aimée jusqu’au tombeau. Le jour où les hôtes du garni de la rue la Lanterne détachaient, d’un barreau de fer rouillé, le corps raidi du poète, ce jour-là s’est trouvé tomber l’anniversaire de la mort de Jenny Colon. Chaste anniversaire, fêté par deux âmes sous le regard attendri de Dieu !
.
Charité envers les autres, dignité envers moi-même.M. de Pontmartin reconnaît lui-même que
« madame Sand ne voulait ni ne pouvait satisfaire le genre de curiosité et d’intérêt qui s’attachait à ses Mémoires… sans avoir l’air de demander au scandale un succès inutile à son talent et funeste à sa gloire ». Voilà bien des raisons d’être indulgent à une publication qui n’a pas réussi, et l’on s’explique difficilement ensuite le motif qui a pu pousser M. de Pontmartin à l’achever à coups d’épithètes irritées ou dédaigneuses, en l’appelant
une œuvre bizarre, une mystification, une gageure, une attrape pour les curieux, un désastre pour l’auteur, un livre mal écrit et qui nous donne le dernier mot d’un mauvais genre et d’une mauvaise littérature, une œuvre monstrueuse, qui, heureusement, porte avec elle un préservatif qui sera toujours très puissant en France : l’ennui. L’irritation du critique l’égare au point de lui faire commettre, — à lui, puriste et délicat, — des phrases aussi défectueuses que celles-ci :
« Les natures ardentes, buvant à longs traits ces philtres grossiers, acceptent avec la même complaisance celui qui déprave leur raison que celui qui égare leur imagination et leur cœur. »Et plus loin, ce galimatias intolérable :
« Cette manie des célébrités modernes, s’imaginent qu’il leur suffit d’être tombées dans un fossé, pour que ce fossé devienne le pensionnaire de leur génie et de leur gloire. »Quel style ! m’écrierai-je à mon tour, en parodiant le dégoût de linguiste manifesté par M. de Pontmartin. Soyons francs : cette sortie passionnée et dépassant le but ; si peu justifiée par le ton incolore des Mémoires, accuse un mobile, un grief préexistant à leur publication. Les préventions de M. de Pontmartin avaient condamné d’avance le livre de George Sand, indépendamment de sa forme ; on s’était arrangé en conséquence ; le livre ne pouvait manquer de suinter le scandale à chacune de ses pages : le résultat n’a point été celui qu’on espérait secrètement ? tant pis ! le siège du critique était fait ; malheureusement, une fois le bombardement fini, il s’est aperçu trop tard que ses épithètes de gros calibre n’avaient troué que des toiles d’araignée. George Sand, fidèle à son passé et à ses impiétés philosophiques, a traité, dans ses Mémoires, le culte extérieur que l’Église rend au Christ de
fabulation ridicule, et appelé Robespierre
le plus grand homme de la Révolution. Ce sont là des énormités qui ne sont ni nouvelles, — et j’ajouterai, — ni dangereuses, et qu’il ne fallait pas ramasser avec trop d’apparat, pour en faire le texte d’un jugement littéraire sans quoi l’on s’exposait à ce que l’auteur du livre vous répondît avec quelque raison : — Vous êtes un homme de parti, vous ne sauriez être un juge. Que M. de Pontmartin veuille bien me permettre de le lui dire, — avec tout le respect que je professe pour les hommes de profonde conviction tels que lui : il a trop de loyauté et de talent pour s’enrôler, sans déchoir, dans les rangs de ces fougueux moralistes qui ont pris des engagements avec le ciel et sont en train de nous gâter le christianisme. Braves gens ! qui ne sortent jamais de chez eux sans être munis de leurs principes de morale religieuse et sociale, — comme un maçon de son mètre ou de sa toise, — et s’en servent avec un sérieux bouffon pour mesurer des badineries littéraires. Cette méprise de leur part me rappelle une anecdote dont fut le héros un gentilhomme fort brave, mais fort ignorant, au service du grand Condé. M. le Prince guerroyant en Belgique, voulait s’assurer du cours d’un ruisseau : le gentilhomme, croyant bien faire, lui apporta une mappemonde. La cause de l’insuccès des premiers volumes de l’Histoire de ma Vie, M. de Pontmartin ne l’a point recherchée ; en eût-il été autrement, qu’il se fût refusé à l’admettre. Cette cause réside uniquement dans notre manière d’accueillir ces sortes de publications et d’en être impressionnés. Aussi friands de petits scandales que prompts à nous en effaroucher, curieux comme un écolier, cyniques comme un laquais, hypocrites comme une vieille fille, nous lisons d’un œil et nous pleurons de l’autre. L’œuvre de Saint-Simon qui a cloué justement au pilori de l’histoire, dans la postérité, le déshonneur de deux règnes, est absous par notre admiration qui a baptisé son illustre auteur le Tacite français ; mais, en revanche, nous sommes sans pitié pour la feuille volante, au jour le jour, oubliée le lendemain qui aura médit en riant d’un ridicule ou d’un travers qui n’enlève rien à la réputation d’un honnête homme. Nous abandonnons à un historien, implacable comme l’honnêteté, l’honneur de deux siècles, tandis que nous ne manquons pas de prendre avec emportement la cause de la vanité du cuistre qui nous coudoie. Je suis intimement persuadé que c’est un galant homme qui s’est écrié le premier : la vie privée doit être murée ! Mais, ce dont je suis plus convaincu encore, c’est que tous les coquins ont dû faire chorus !
« L’ouverture de Mosè fut écrite par Rossini quelques heures seulement avant la représentation. »M. de Calonne en est-il bien sûr ? Je le vois déjà s’apprêtant .à me répondre : en douteriez-vous, mon cher ? — Rossini était si paresseux… Si paresseux, en effet, qu’il ne put jamais se décider à écrire en question, et que Mosè commence par une courte introduction instrumentale.
« L’empereur Nicolas vient d’être enlevé de la scène politique. »Cette rencontre n’a pas eu de suite autrement fâcheuse. Toujours à l’occasion de cette mort du czar, M. Louis Veuillot s’est livré à un mouvement à la Bossuet qui a été loin d’être heureux.
« …… Ta mesure est pleine ! s’écrie le journaliste, ton rôle est fini : va-t’en ! Il disparaît comme cette neige qui couvrait la terre, il y a quelques jours. Où est-elle ? où est l’empereur Nicolas ! » »L’image n’est pas seulement d’une grossièreté inconvenante : elle manque en outre de justesse et de charité chrétienne ; je dirais même qu’elle est d’un païen, — et M. Louis Veuillot ne manquerait pas de dire comme moi, — si cette distraction, un peu forte de sa part, était échappée à la plume d’un adversaire. L’oraison funèbre du rédacteur en chef de l’Univers est une piètre composition, littérairement parlant ; on sent que le souffle d’en haut ne la traverse pas, et que le style rapide, net, concis de l’écrivain, admirable et portant si bien coup dans la polémique, manque ici d’ampleur pour vêtir un mouvement oratoire qu’on a voulu grandiose. Les idées bouffies font éclater la forme aux entournures, et l’écrivain, dont la force ou la solidité est tout entière dans une attitude ordinairement calme et railleuse, s’essouffle et se fatigue à vouloir se surfaire. Un chorégraphe dirait que sa phrase manque de ballon ; un de ses admirateurs s’est écrié : c’est un Bossuet poussif.
.
« M. Dumas fils a écrit cette curieuse comédie dans le style du Demi-Monde littéraire, et avec son esprit jeune jusqu’à la gaminerie, bien portant jusqu’à la pléthore… la santé est un des caractères distinctifs du talent de M. Dumas fils. Son succès comme individualité aide beaucoup à ses succès comme écrivain… il se fait aimer en raillant comme d’autres se font aimer en flattant. Son esprit s’empourpre du bien-être de son corps, ses bons mots ont de l’embonpoint… »Un peu plus loin, sacrifiant à l’éclatante réussite du Demi-Monde, les deux succès antérieurs de la Dame aux Camélias et de Diane de Lys, qu’il traite cavalièrement d’aventures galantes et scandaleuses racontées gaillardement par un jeune homme de bonne humeur, le critique déclare que le résultat de cette troisième épreuve est décisif pour l’avenir de M. Dumas fils. Il n’y a plus à s’en dédire ; l’éloge est grand, la main qui l’a décerné ne se referme pas, c’eût été chose superflue : le critique avait commencé parfaire ses réserves. Sa libéralité était celle d’un calculateur qui après avoir compté jusqu’à dix, pose zéro et retient… le reste. Suivez bien la politique de M. de Prémaray. Je vais vous l’exposer, mais subalternement, comme il convient de faire à un simple gacheux de la critique : C’est dans le deuxième acte que l’auteur a entendu placer la peinture de son Demi-Monde. Supposez l’acte supprimé, la portée philosophique de l’œuvre disparaît. En rapprochant les ais disjoints de l’action, il vous restera peut-être une pièce ; mais vous n’aurez plus de comédie. C’est justement à ce deuxième tableau, formant clé de voûte, que s’en prend la mauvaise humeur de M. de Prémaray. L’auteur, dit-il,
« a empâté sa toile avec exagération ; les tons me semblent faux ». Pour le reste, il déclare que
tout est bien et d’une grande puissance. Il est vrai que ce tout n’appartient pas à l’auteur du Demi-Monde, jugez plutôt !
« Non, s’est écrié plus haut le feuilletoniste, la baronne d’Ange n’est pas une comédie nouvelle ! non votre drame n’est pas une découverte ! toutes ces scènes, tous ces personnages ; vous les trouverez dans Balzac, si vous cherchez bien. »Conclusion sous-entendue : le Demi-Monde pourrait bien n’être qu’une troisième aventure galante et scandaleuse, comme ses sœurs la Dame aux Camélias et Diane de Lys. Il ne reste à M. Alexandre Dumas fils qu’à s’incliner, en répondant à M. de Prémaray ce que dit Olivier de Jalin à la baronne d’Ange :
— Ma foi vous êtes d’une jolie force !
qu’il pétrifie dans le sel de ses plaisanteries toutes ces femmes de Loth? M. Paul de Saint-Victor, enfourchant sa prose caparaçonnée d’écarlate, me fait l’effet d’un homme qui monterait à cheval, non dans l’intention d’aller quelque part, mais uniquement pour le plaisir de regarder le sabot de sa monture qui sonne sur le pavé et en fait jaillir des étincelles. Il faut appliquer au critique du Pays (vers lequel, malgré tous ses défauts, je me sens pourtant irrésistiblement entraîné) le jugement de Rivarol sur l’abbé Delille, et dire de M. de Saint-Victor qu’il est si fort occupé du soin d’assurer un sort à chacune de ses phrases, qu’il n’a vraiment pas le loisir de songer à l’avenir de son feuilleton.
« L’admiration, — s’écrie-t-il en s’abandonnant à un élan pindarique, — est un instrument qui ne chante qu’au contact d’une autre harmonie… Vienne cette harmonie, et vous la verrez la couvrir de caresses, semer des fleurs sous ses pas, etc. »Voyez à quelle extrémité peut vous conduire la rhétorique on se met en route sans songer à mal ; on se propose de cueillir, à droite et à gauche, un bouquet d’adjectifs, pour l’offrir aux abonnés de l’Estafette, et voilà qu’on est entraîné à faire de l’admiration un instrument, et de cet instrument, un jardinier-fleuriste égrillard qui prend la taille à une harmonie et effeuille des roses sous ses pas ! Cela me rappelle une hardiesse de style encore plus forte ; c’est M. Thiers qui s’en est rendu coupable. M. Thiers, un esprit fort peu accessible au lyrisme, s’est pourtant oublié un jour jusqu’à écrire la phrase suivante, dans laquelle sa pensée devient successivement une source, un incendie, une montagne, un cheval et un vaisseau :
« En remontant à la source de ces bruits, il fallut bien reconnaître que la main des royalistes avait, encore une fois, allumé l’incendie de la guerre civile ; mais des cimes élevées où l’élu de la France tenait les rênes du gouvernement, il n’était pas donné à une folle tentative de faire sombrer le vaisseau de l’État. »
« On devine de suite que le Demi-Monde ne pouvait être une comédie d’action. »De quel nom baptiser alors les situations émouvantes et les péripéties pressées des trois derniers actes de la pièce ? En vérité, M. d’Avrigny est bien bon de commettre une faute de français pour avancer une proposition inexacte, qui tendrait à prouver, si elle prouvait quelque chose, qu’il n’a pas vu jusqu’au bout la comédie de M. Dumas fils.
« J’avoue que, pour ma part, dit le rédacteur du Charivari, j’ai été fort désappointé de ne point voir sur la scène la peinture de ce Demi-Monde dont j’étais affriandé sur l’étiquette du sac. J’y ai compté presque une douzaine de personnes comme on en voit dans tous les mondes possibles. »Voilà qui me surprend étrangement de la part de M. Taxile Delord, auquel je supposais d’excellents yeux. Je crois me rappeler en effet, — et de cela il y a six mois à peine, — que M. Delord vit jouer l’opéra de Maître Wolfram et en rendit compte quarante-huit heures avant la représentation. Avec une vue de ce calibre, on devait voir le Demi-Monde, quand bien même l’auteur eût commis la distraction un peu forte qu’on lui reproche. Ce n’est pas que cette société exceptionnelle n’existe ; le critique l’a observée sans en avoir l’air, et il ajoute, d’un petit ton dégagé et comme pour faire honte à M. Alexandre Dumas fils, dont c’est le métier :
« qu’on en pourrait esquisser vingt physionomies tout de suite, si on avait le temps et l’espace nécessaires ». Mais M. Taxile Delord n’a que le temps de faire au Charivari la littérature que vous savez. Après avoir prouvé à l’auteur qu’il n’avait su ni voir ni observer, M. Delord a formulé en ces termes son opinion sur une pièce qui est un événement et une littérature :
« Avec un fonds de comédie, drapés et cousus par une main intelligente, les oripeaux du Demi-Monde pouvaient encore fournir un costume leste et pimpant à Thalie. »M. Taxile Delord, qui commandite pour un tiers la vieille gaîté française au Charivari, passe pour avoir une prétention sérieuse. Dans les grandes solennités, il se pose en homme littéraire du journal. Mais comme sa phrase d’apparat ne sert que rarement elle a, — vous avez pu vous en convaincre, — l’allure d’un autre âge, et traîne avec elle je ne sais quelle odeur de vieilles armoires où l’écrivain la tient enfermée. M. Delord, dans ces moments-là, me fait assez l’effet d’un de ces vieux débris de l’armée de la Loire, qui, devenus tout à fait étrangers à notre époque et mettant pour un jour leur uniforme trop large et leurs épaulettes vert-de-grisées, se mêlent à toutes nos manifestations, en croyant fermement assister à une revue du premier Empereur. C’est donc fort innocemment, et sans savoir de quoi il était question, que M. Taxile Delord est venu se mêler à la manifestation du Gymnase et a fourré son vieux plumet dans l’œil de l’auteur du Demi-Monde.
« Moi, qui vous parle, s’est écrié Alexandre Dumas, je n’aurais pas pu faire le Demi-Monde. Mais ce n’est pas là un aveu d’infériorité ! Je puis faire autre chose je puis faire Antony, le Comte Hermann et la Conscience ! »— Ce qui revient à dire, convenez-en : « Mon fils fait avec succès le commerce littéraire ; sa maison prospérera mais veuillez ne pas la confondre avec la mienne, la maison Alexandre Dumas, connue et brevetée, et qui, depuis vingt-cinq ans, jouit à juste titre de la confiance du lecteur. C’est moi qui suis le vrai Jean-Marie Farina ! » »
.
« la pièce est écrite avec soin, mais d’un grand ennui ». Le Constitutionnel trouve que les personnages qui concourent à l’action
« sont des mannequins dont le ressort est brisé ». M. Paul de Saint-Victor traite l’auteur du proverbe de
« sonneur aux cloches du tocsin conjugal ». — L’image est terriblement cherchée, mais, à tout prendre, elle semble dire quelque chose, tandis que je me demande ce que le feuilletoniste entend, un peu plus haut, par cet adorable galimatias :
« peindre le trouble des âmes limpides ». M. de Prémaray cache ce petit serpent en sevrage sous les fleurs de ses louanges : « La distinction de M. Octave Feuillet, dit-il, ressemble à de la recherche, et son naturel à de la trivialité. » Suivant M. Muret (de l’Union),
« on pouvait attendre davantage du début de M. Feuillet sur notre première scène ». Mais de tous les critiques, celui qui s’en est tiré avec le plus d’esprit et le plus de tact, c’est M. Nestor Roqueplan, qui a profité de l’occasion pour ajourner son premier feuilleton dans la Presse. Pour cette fois, je ne puis donner tort à un petit nombre d’écrivains de se trouver en dissidence avec la majorité d’un public bénévole, tout disposé, comme, dit le proverbe, — et puisque proverbe il y a, — à prendre M. Octave Feuillet pour Alfred de Musset.
« Un dramaturge, disait-il, se garderait bien de consulter séparément, sur la pièce qu’il veut faire représenter, son notaire, son cordonnier ou son porteur d’eau ; mais devant ces trois zéros réunis dans une salle et multipliés par un millier d’autres, il tremble, il se prosterne, il attend son arrêt, et il en est que cet arrêt fait mourir. »Cela est malheureusement trop vrai. Pour n’en citer qu’un exemple, je dirai que l’insuccès des Deux Nuits devait hâter la période mortelle de la phtisie laryngée dont Boieldieu est mort en 1834. Je ne veux point conclure de ce qui précède que les surmenés se recrutent invariablement dans une classe unique. La littérature a les siens, mais ils sont d’une autre sorte, et le plus glorieux de tous, celui qui use sur le macadam des frivolités présentes un sabot fait pour courir peut-être sur le grand chemin de la postérité, n’est-ce pas cet Alcide du roman qui semble avoir une plume fixée au bout de chacun de ses dix doigts ? Il est vrai que celui-là est une exception : il galope, au moins, tandis que le surmené de la littérature proprement dit se contente de trotter sous lui ; mais si ce dernier n’avance pas, il s’agite, et parfois le succès présent le couronne… au genou. Le théâtre, les arts, la science, la politique elle-même abondent en surmenés. Les noms viennent en foule au bout de ma plume ; je me contenterai d’en choisir un, qui est la personnification du travail, de la persévérance, et, il faut le dire, à son honneur, de la probité littéraire.
« Vous mourrez dans votre chenil. Pour moi, la réputation a beau prendre les devants, j’ai de bonnes jambes, je la rattraperai. »Je suis bien aise de signaler ce trait de ressemblance à M. Amédée Achard, qui, en signant son courrier de l’Époque du nom de Grimm, nous a prouvé malheureusement qu’il n’avait pas ouvert l’illustre auteur de la Correspondance. M. Amédée Achard a la physionomie de son talent et le talent de sa physionomie : tous deux sont blonds, fluets, sans souffle et un peu fades, et sous la forme affectée par la coupe de l’habit et le tour de la phrase à la mode du jour, on ne sent jamais saillir les muscles du corps et de l’esprit. S’étant fait de bonne heure imitateur pour être quelque chose, M. Achard s’est donné deux maîtres : Janin et Dumas, deux improvisateurs, et c’est une question d’économie de temps qui a décidé de ses sympathies. Il a pris au premier ce clapotement du mot, qui ne permet pas de voir au fond de l’idée, et s’il y a une idée, et emprunté au second le procédé économique de l’alinéa. Mais toujours expéditif, il est le premier écrivain qui ait songé appliquer à l’imitation littéraire le décalquage de la potichomanie. Les acteurs de son roman de Belle-Rose sont les personnages des Mousquetaires découpés aux ciseaux ; mais il a fourni le verre. Il fabrique depuis dix ans du faux Charles de Launay avec la conscience d’une bonne bourgeoise qui confectionne, du pseudo-Japon, et cette verroterie hebdomadaire obtient le plus grand succès auprès de la classe des lecteurs qui recherche le bon marché jusque dans les délassements de l’esprit. Tant de persévérance devait conduire M. Amédée Achard à la notoriété, à défaut de la réputation. La Revue des Deux-Mondes a fini par accepter le jeune écrivain ; seulement, après y être entré par la grande porte, avec deux romans médiocres, il a tâté son talent et s’est rendu justice. Il se borne à y écrire aujourd’hui, sous un modeste pseudonyme, des articles de mode et d’industrie. Mais, à défaut de talent, il y a une chose qu’il est juste de louer chez le chroniqueur de l’Assemblée nationale, c’est le caractère de l’écrivain. M. Amédée Achard n’a jamais risqué sa chaussure vernie sur le sol fangeux et glissant de la Bohême.
« Non, ce n’est pas Verdi, ce n’est pas la musique italienne de nos jours que l’on parodie dans les charges de MM. Thomas, Grisar et Ce (voilà un Ce passablement irrespectueux, et que je ne me fusse pas permis d’écrire, moi que l’on accuse pourtant d’avoir éreinté un homme de savoir, de talent et de conscience !) »Il est certain que si, dans la Cour de Célimène, M. Thomas a abusé des fioritures, des points d’orgue et des cadences alla Felicità, ce que nul ne conteste. le compositeur n’est pas allé les ramasser dans le Trovatore, où il n’en existe pas. J’ai dit qu’il y avait des détails et pas d’idées, des astragales et pas une ligne accentuée, des variations et pas de thème, dans la musique de la Cour de Célimène : mon avis est malheureusement partagé par des hommes qui savent les choses dont ils parlent. M. Scudo, né au pays de M. Montazio, pense absolument comme moi là-dessus. M. Berlioz, pour se dispenser de dire de trop dures vérités à un collègue qui dispose d’une voix à l’Institut, se contente d’écrire sur les marges de la partition de Célimène, une réclame à l’adresse de M. Jourdan et de madame Meillet, qui ont, dit-il, parfaitement chanté leurs soli de l’Enfance du Christ. M. Léon Gatayes, le plus débonnaire pourtant et le mieux élevé des critiques, non moins excédé que moi des trilles et des roucoulades de la partition, tire, en d’autres termes, exactement la même conclusion que Figaro. Voici le dernier alinéa de son compte rendu du Mousquetaire :
« Troublé par les éblouissants points d’orgue qui éclatent de tous côtés, par les feux d’artifices de traits, roulades, vocalises et fioritures, ma mémoire n’y voit plus pour distinguer un duo et un trio dont je voulais me souvenir. C’est le résultat inévitable des tendances matérielles d’un art qui supprime la mélodie au bénéfice des combinaisons. Cette ciselure musicale, ces arabesques embrouillées, ces girandoles sonores, qui, sans aller plus loin, ne frappent que l’oreille, entrent d’un côté et sortent de l’autre, sans laisser au cœur le moindre souvenir. C’est très bien fait ; c’est arithmétiquement pur et irréprochable : il n’y manque que la clarté de l’idée, — cette lumière du génie mise sous le boisseau de la science. — C’est la lanterne magique enfin, moins la flamme de la lampe.Je persiste donc plus que jamais à penser que la réussite éclatante du Caïd a poussé M. Ambroise Thomas dans une voie rétrospective des plus fâcheuses et sans issue pour son avenir. Je répète que c’est faire acte de puérilité que de mettre toutes les ressources d’un style distingué et d’un savoir dont nul ne conteste l’étendue au service de formules musicales que la satiété a rendues insupportables. Quand on a écrit le deuxième acte du Songe d’une Nuit d’été, quand on a fait preuve d’idées pour son propre compte, on ne s’amuse pas à sculpter les formes d’autrui. Dans ce travail indigne d’un talent que j’ai loué ailleurs, M. Ambroise Thomas me représenta un homme qui s’amuserait à ciseler la pierre d’une tombe, dans l’espoir de ressusciter le cadavre qu’elle recouvre, et qui prendrait pour une âme l’étincelle que ferait jaillir son ciseau.
.
« que c’est par les qualités qu’on lui niait, par la fraîcheur, le charme et l’élégance des mélodies que Verdi a obtenu son grand succès ». L’élégance, le charme, la fraîcheur des motifs pénètrent la sensation de l’auditeur, mais ne la remuent pas ; or, le talent de Verdi est avant tout essentiellement dramatique ; donc mettre sur le premier plan les qualités tempérées de l’œuvre, c’est déplacer adroitement le succès. L’éloge n’est plus que l’envers de la critique et son excuse, — un peu plus tard, — lorsque le feuilletoniste traitera sévèrement le finale du troisième acte. — Mon cher Adam, si vous êtes aussi sensible que vous le dites au « charme et l’élégance » dont le maître a su empreindre son style, qui pèche ordinairement par excès de force, pourquoi demandez-vous « qu’on supprime des morceaux excellents par eux-mêmes, les trois quarts du divertissement » ? Vous, qui avez écrit des ballets charmants, faut-il vous apprendre que celui-ci est délicieux ? Que mon excellent camarade en critique me permette de lui signaler une confusion involontaire, commise dans la rapidité de l’improvisation. Il a écrit, en parlant de l’air que chante Obin, au deuxième acte :
« C’est comme, une autre musique. »L’air a un beau caractère sans doute ; mais il est, au contraire, dans la manière de Verdi, et taillé sur le patron de la cavatine exécutée par Graziani au deuxième acte du Trovatore. On y retrouve, avec le même procédé d’orchestration, pour doubler la première phrase de l’allegro, le petit chœur syllabique et mezza voce, employé comme effet d’opposition dans l’effluve de sonorité instrumentale.
« la partition des Vêpres siciliennes renfermait des effets connus, des réminiscences(il serait loyal de les indiquer) », M. Fiorentino ajoute d’un petit air innocent :
« La barcarolle du deuxième acte rappelle une chanson napolitaine d’une couleur ravissante : Bella figliola che tieni stil fiori ! »La méchanceté, suffisamment transparente, se montre à travers un verre, tout en prenant garde de casser les vitres ! La phrase dit également deux choses : que l’air en question rappelle, comme couleur seulement, une cantilène de Lazzaroni ou qu’il la reproduit à l’aide d’un plagiat effronté. Ô bienheureux peuple italien ! qui loge la déesse vérité, non plus au fonds d’un puits, mais dans un morceau de caoutchouc !
« Cette longue partition, dit M. Henri Montazio dans l’Europe artiste, est un voyage au long cours à travers tous les ouvrages précédents du compositeur. En entendant la plupart de ces cavatines, de ces duos, de ces romances, de ces boleros, on pourrait dire Ti conosco, mascherina ! »— Et pour ce qui est de la barcarolle du deuxième acte, M. Montazio accuse positivement Verdi de l’avoir recueillie de la bouche des Lazzaroni : ce qui ne l’empêche pas, tout en croyant suivre sa démonstration apparemment, de la terminer par cette conclusion stupéfiante :
« Des mélodies charmantes, des cantilènes pétillantes de verve et d’imagination, sont semées à pleines mains dans le courant de cinq actes. »Nous voici bien loin des masques trop connus de tout à l’heure ! Je comprends les difficultés d’un homme qui écrit, dans une langue qui n’est point la sienne, et de peur d’accuser M. de Montazio de ne pas penser ce qu’il dit, j’aime mieux croire qu’il ne sait pas toujours dire ce qu’il pense.
« Toutes ces grandes passions, dit-il, ont pour accompagnement obstiné un motif de polka plus digne du jardin Mabille que de l’Opéra. Ajoutez une confusion de voix déplorable (quelle confusion ? il n’y en a aucune), une instrumentation sauvage et criarde (c’est, au contraire, un badinage d’orchestre), et l’unisson de rigueur qui finit par impatienter et agacer les nerfs. »Eh bien voyez ce qui arrive M. Maurice Bourges, de la Gazette Musicale, compositeur, érudit et même savant en musique, dit positivement et en tout le contraire. Ce que le Constitutionnel appelle dédaigneusement une Polka de Mabille, le chœur : ô fête brillante ! charme M. Maurice Bourges, et lui paraît une causerie vive, fringante, alerte, et quant au finale tout entier, il le trouve beau sans restriction. Comment décider, je ne dirai pas entre le Constitutionnel et la Gazette Musicale (l’opinion de M. Fiorentino est souvent de l’eau claire, qui filtre entre les doigts de qui s’efforce de la saisir), mais entre les répugnances d’Adolphe Adam et l’approbation de M. Maurice Bourges ? Si par politesse, j’accorde que tous deux aient raison, à un point de vue différent : Verdi, qui a le, sien, ne saurait avoir tort. On aura beau faire et béait écrire le jugement en matière d’art est dominé par la sensation ; il l’explique, la coordonne et ne la supplée en aucun cas. Il n’y a de grande musique, croyez-le bien, que celle qui a le secret d’émouvoir grandement. Tout le reste est du fatras. Une théorie sur le beau et le bon peut être comparée à ces arcs de triomphe, monuments d’un autre âge : si l’art contemporain n’y passe pas, l’émotion en croupe, ce n’est plus qu’une ruine !
*
* *
La pythonisse de la rue Saint-Benoît, M. Scudo, n’a pas fait entendre encore l’arrêt de
Buloz-Apollon.
M. Baudillon, du Messager des Théâtres, est le Pangloss de la critique ;
à propos des Vêpres siciliennes, il trouve naturellement, que tout est au
mieux dans le
meilleur des opéras possible ; mais il nous a paru un peu froid
pour un Pindare officiel des premières représentations ; il se borne * *
« à constater un succès étourdissant ». Qu’il y prenne garde ! l’opposition lui a parfois médiocrement réussi, témoin l’anecdote suivante : L’Opéra-Comique venait de représenter Miss Fauvette, je crois ; M. Baudillon qui, ce jour-là, n’était pas en fond d’épithètes flamboyantes, se borna à enregistrer un succès « sans exemple » à l’Opéra-Comique, et à dire que mademoiselle Lefebvre avait joué comme Saint-Aubin et chanté comme Persiani. Indigné de cet acte d’agression inouïe, M. Perrin fait appeler le rédacteur en chef du Messager des Théâtres, et lui met sous les yeux l’article inqualifiable ; notre camarade Achille Denis avoue loyalement que son critique musical est peut-être allé un peu loin. L’attaque était flagrante, et il ne put trouver que ces mots pour l’excuser : « Baudillon est un bien mauvais coucheur, mais c’est un honnête homme… il aura marché sur un feuilleton de Darthenay ! » » Jusqu’ici ont défilé, avec ceux qui ont fait cortège au succès, ceux qui se sont efforcé d’enrayer le char du triomphateur, et ont lancé quelques pierres sur son passage. Place, maintenant, aux écrivains qui poussent à la roue, ou qui ont bravement passé sur leur épaule la bricole de l’enthousiasme !
« La mélodie, presque nue, frémit de tendresse et d’humilité, mais les avances de la voix d’Hélène l’enhardissent. » « L’orchestre pleure de rage, accumule, en grondant, les vents et les tonnerres d’une explosion formidable…… Au plus fort du complot passionné des instruments et des voix, une délicieuse barcarolle retentit…… vous diriez les gouttes fraîches de la rosée des nuits, jetées par un vent magique sur un cratère en ébullition. »Plus loin, on lit que les
« notes neigent », et que le bolero du 5e acte
« est le cri de l’alouette dans le jardin de Vérone ». Henry Monnier, qui n’est pas un grand styliste, a placé cette phrase sensée dans la bouche de l’interlocuteur de M. Prudhomme :
« Monsieur, voulez-vous parler de Dozainville ? parlons de Dozainville ! »— Mon cher monsieur de Saint-Victor, dirai-je à mon spirituel collègue de la Presse, vous avez fait de la langue française un verre d’eau dans lequel infuse un gramme de savon, et de votre plume, le tube au moyen duquel les écoliers insufflent des mondes irisés par milliers. C’est joli, c’est vide, et cela dure quelquefois le temps d’achever votre phrase. Mais de grâce, pour aujourd’hui, finissons-en avec vos globules prismatiques et si vous voulez parler des Vêpres siciliennes, parlons des Vêpres siciliennes !
« LL. MM. l’Empereur n’ont pas un instant cessé d’applaudir (notez que l’Opéra a commencé à sept heures et demie, et qu’il s’est terminé à une heure un quart du matin). Lorsque le maître a été rappelé après le deuxième acte et à la fin de l’ouvrage, elles se sont penchées ostensiblement sur le devant de leur loge. »Après avoir commencé par où d’autres eussent mis peut-être quelque scrupule à finir, il ne restait plus, au critique méridional, qu’à franchir les neuf colonnes de son feuilleton en faisant le saut périlleux. Il s’en est acquitté avec une intrépidité de héros. M. Marie Escudier est un de ces écrivains passionnés qui ne savent que se placer aux deux extrémités de la critique. Entre ces deux mots : sublime ou détestable, leur plume ne sait rien faire tenir. On dit, en faisant l’éloge de Saint Simon qu’il savait bien haïr. C’est aussi l’une des qualités du critique du Pays et de la France musicale. Qui sait haïr sait aimer, d’ailleurs, et si Verdi est un dieu, assurément M. Marie Escudier est son prophète. Il le sert, comme il fait toute chose, à outrance, et les cuivres que le maître fait mugir dans ses finales, le serviteur en compose les fanfares de ses retentissants feuilletons. Il y a toujours un dévouement absolu au fond de ces natures turbulentes. Bien que l’idole devant laquelle elles s’inclinent soit parfois l’œuvre de leurs mains industrieuses, elles finissent par l’adorer de bonne foi, et lui demeurent fidèles, même après que l’incrédulité du peuple l’a mise en pièces. En ce qui touche Verdi, M. Marie Escudier est dans le vrai sur bien des points, et l’avenir doit lui donner raison Mais, à quoi bon compromettre une bonne cause par des exagérations, et pourquoi ne le dirais-je pas ? des maladresses inutiles et imputées à crime, par ses envieux, à l’homme de grand talent qu’on veut défendre ? Dans l’analyse des ouvrages de son musicien favori, le critique se sert volontiers du procédé créé par feu Nicolet, procédé qui consiste à s’écrier en appelant la foule : « Messieurs, chez Verdi, c’est de plus fort en plus fort ! » Sacrifiant toujours le succès de la veille au succès du lendemain, il dira, par exemple, que la scène du De Profundis, une scène froide, sinon manquée, est plus saisissante que celle du Miserere, qui a fait le grand succès du Trovatore, et pour louer la phrase des violoncelles, avant le lever du rideau, il ira, se grisant lui-même avec le flux montant de son hyperbole, jusqu’à prétendre que l’ouverture des Vêpres siciliennes
« est une des plus ravissantes que nous ayons entendues depuis Guillaume Tell » !!M. Escudier, — chez qui le cœur fait toujours feu avant la tête, — est un architecte qui, tout en voulant élever un monument à un grand homme, en pose la première pierre sur son front qu’il écrase ! Je voulais faire tenir ici une étude sur les Vêpres siciliennes ; mais cette boutade est déjà bien longue, et je craindrais que le lecteur ne me laissât en chemin. J’ai assisté à deux nouvelles auditions de l’œuvre de Verdi : elles sont tout à fait favorables à ce maître, et je n’hésite pas à croire que le brouillard, qui en voile encore les réelles beautés, ne soit le fait d’une exécution insuffisante. On crie en Italie, mais à l’Opéra on braille ; il y a toujours, chez nos voisins, de la poésie et du style au fond de ces exagérations folles, tandis que nos artistes, avec des voix superbes, ne sont le plus souvent que des chantres de cathédrale.
« Nous ne sommes qu’un juge très inexpérimenté et très incompétent de l’art dramatique », s’écrie le rédacteur en chef de l’Univers ; et il y a bien paru tout de suite l’attaque, dirigée, par ricochet, contre la grande artiste italienne, est, en définitive, l’éloge le plus complet qu’on puisse faire de son talent.
« Ce qu’Alfieri a mis dans Mirrha pour son propre compte, dit M. Veuillot, c’est l’ennui, un ennui pesant et dense, insoutenable à la lecture. L’actrice seule fait tout passer. Elle anime cette torpeur ; elle fait circuler le feu et la vie dans cette gloire… »peut répondre l’enthousiasme de la foule auquel l’écrivain vient de faire le procès. Croyez-moi, M. Veuillot, au lieu de souffler maladroitement dans les pipeaux de la critique et de descendre, sans en être prié, jusqu’à doubler les Guillot du lundi, continuez à manger du Béranger, voire même du Dupin. N’usez pas vos mandibules de carnivore à brouter les mauvaises herbes du théâtre. Je vous le dis, de compte à demi avec la morale d’une fable qu’on a fort reprochée à La Fontainef :
.
*
* *
La troupe des Bouffes-Parisiens compte, avec quelques artistes connus
et appréciés : — mademoiselle Macé, du Gymnase, le chanteur Darcier, le polichinelle
Derudderg, —
plusieurs talents que le succès du premier soir a révélés au public, entre autres, les
deux comiques Pradeau et Berthellier.
Mademoiselle Macé, qui joue avec sensibilité la jeune mariée de la Nuit
blanche, est tour à tour, dans le prologue, une charmante fantaisie et le plus espiègle des titis parisiens ; elle récite fort bien les
jolis vers de Méry que Figaro a publiés en partie, et dit avec beaucoup
d’esprit et de finesse des couplets de facture, sur un air nouveau d’Offenbach, destiné
à la popularité du bal et du piano. Pradeau, qui partage avec son camarade Berthellier
le succès de fou rire de la scène des Deux Aveugles, représente, dans ce
prologue, la figure historique de Bilboquet. Il en a le faciès, le sourire goguenard, il en ressuscite quelques-unes de ses intonations
célèbres, que la postérité a recueillies respectueusement de la diction du maître,
Odry-le-Grand. N’oublions pas, un des artistes engagés par Bilboquet, le classique
Polichinelle, si admirablement rendu par un jeune artiste du nom de Derudder, qu’on se
demande si c’est là un homme ou un pantin. On se frotte les yeux, on cherche les fils
qui font mouvoir la marionnette ; l’imitation ne saurait aller plus loin, l’illusion est
complète : avec sa désinvolture de poses, de mouvements, de danse disloquée et son rire
de fer-blanc, c’est bien la métamorphose de l’homme changé en bois. Après avoir salué du
bout de ma plume la senora Mariquita et ses deux compagnes, les danseuses Danoises,
permettez-moi de finir par un rapide crayon de la figure d’une véritable artiste.
* *
« Il y avait ce soir-là, à l’Opéra, des Italiens, des Allemands, des Suédois, des Espagnols, des Hollandais, des Anglais qui jurèrent de n’avoir jamais rien entendu chez eux de plus exquis et de plus parfait … ils étaient venus de tous les points du globe ; ils parlaient au foyer toutes les langues et tous les patois ; mais ne croyez point qu’il y eût désordre et confusion comme à la tour de Babel, car ils s’accordaient tous à trouver Roger fort beau… Je ne parle pas des provinciaux de toutes les provinces, qui en étaient comme abasourdis… Cette soirée n’a été d’un bout à l’autre qu’un triomphe… La voix de Roger, loin de s’altérer ou de s’affaiblir au rude métier qu’il a fait dans ses derniers voyages, a gagné en force, en pureté, en volume. l’art n’a plus de secrets pour lui ; c’est un acteur et un chanteur complet. Il a la grâce, il a la force, il a le cœur, il a le style. Il exerce, en un mot, la même fascination sur la salle entière que sur les grands et le peuple qui l’environnent dans la Cathédrale de Munster, et sur sa pauvre mère éplorée, etc. L’air de l’Allemagne lui a fait grand bien. On l’a trouvé plus jeune, plus élégant, plus mince. »Je n’ai qu’un mot à dire de ce superlatif de l’éloge décerné à un homme de talent, c’est qu’il serait excessif et qu’il en faudrait rabattre, même quand on associerait, dans un hosannah fraternel, les gloires éteintes où muettes de la scène : Nourrit, Malibran, Rubini, Sontag, Garcia, Falcon et Duprez. Mais voyez la maladresse ! le critique a choisi pour placer Roger au-dessus de tous, le jour où ce chanteur était inférieur à lui-même. La vérité est que ce soir-là, soit émotion bien naturelle après une absence assez longue, soit fatigue ou enrouement qui avait saisi le chanteur à la gorge, jamais Roger ne fut moins le maître d’une voix momentanément altérée. J’en appelle au témoignage des dix-huit cents spectateurs qui assistaient avec moi à cette reprise du Prophète, acceptant d’avance, comme un démenti collectif, la réclamation d’un seul. Quand je me borne à constater un fait, loin de moi la pensée d’en conclure que ce soit pour Roger un insuccès ni un malheur c’est un accident dont l’artiste a finalement triomphe par le suprême effort de sa volonté et de son savoir-faire. Je lui ai rendu pleinement justice à cet égard, sans dissimuler toutefois les obstacles physiques qu’il lui a fallu, surmonter. Si j’insiste, à mon grand regret, c’est pour un motif grave et j’ajouterai même personnel. Le public, qui n’est point la dupe des audacieuses contre-vérités qu’on vient de lire, a trop souvent pour habitude d’en rendre solidaire quiconque tient une plume, enveloppant la presse tout entière dans un dédain immérité. Or, à chacun ses œuvres j’ai bien assez des miennes, et je ne veux avoir rien de commun avec le feuilletoniste du Constitutionnel. Il serait libre assurément d’infliger à un artiste de valeur un traitement élogieux que celui-ci n’a pas mérité, et personne n’y prendrait garde, si cette opinion n’empruntait un crédit, qu’elle n’a pas elle-même, à un journal qui parle du haut d’une tribune de 40 000 abonnés. M. Fiorentino peut ne pas exister, mais le Constitutionnel existe, et je soutiens que, fût-ce dans un intérêt d’amitié ou par excès de zèle, il ne saurait être permis de répandre de fausses nouvelles, pas plus pour obscurcir une question d’art que dans le but de satisfaire des passions politiques. C’est une mauvaise action que la morale condamne ; c’est un délit que la loi devrait réprimer aussi sévèrement que l’autre.
.
« Hugues a fait des menaces à Pia ; le scélérat ne tarde pas à les réaliser. »Ce scélérat, — le cri d’une âme honnête, — me rappelle une impression de théâtre analogue qui remonte à quelques années. J’assistais avec mon ami Villemessant, dans une baraque de la foire d’Auteuil, à une représentation de ce chef-d’œuvre éternel de l’enfance, qui a nom Geneviève de Brabant. Les marionnettes chargées des principaux rôles, autrefois premiers sujets chez Séraphin, attestaient les nombreux services et les accidents des Odyssées foraines. Le traître n’avait plus de profil et les longues souffrances faisaient tomber en écailles les couleurs flamandes de la noble duchesse de Brabant. Sur le banc placé devant nous, une vieille femme suivait avec une fiévreuse attention la pantomime expressive des marionnettes. Chaque fois que Golo était eu scène, elle l’apostrophait à demi-voix des épithètes flétrissantes de lâche, d’infâme et de misérable. Enfin arrive la situation touchante où, désobéissant à l’ordre homicide de l’intendant du mari de Geneviève, un serviteur sauve l’infortunée. « Brave cœur ! » s’écrie notre voisine, à laquelle ce trait d’humanité du pantin arrache en abondance des larmes qui la suffoquaient. — Madame, — fait alors Villemessant, avec cet admirable sang-froid que vous lui connaissez, en se penchant vers la vieille femme et en lui montrant du doigt le bon serviteur, qui était en tram de s’agenouiller sur les jarrets, — Madame, il y a des honnêtes gens partout !
*
* *
Remarque et anecdote, tout cela ne m’empêche pas de reconnaître que si M. Muret n’est
pas un feuilletoniste brillant, il a des qualités de critique estimables, un sens droit
et, — ce qu’il faut priser par-dessus tout, — une rare indépendance. Il connaît le
théâtre, il se donne la peine d’étudier les questions qui s’y rattachent, il dit
d’excellentes choses… Quel malheur qu’il les dise parfois si mal !
Je serai juste : M. Muret est, avec M. Matharel de Fiennes, le seul feuilletoniste qui
puisse donner, loin de Paris, l’idée du théâtre parisien. Tous deux encore se touchent
par un point qui n’est pas précisément à leur louange : l’indigence du style. Le second
est peut-être un nouvelliste mieux informé ; mais le premier, vivant loin des coteries,
est plus impartial.
* *
« Le mal du pays céleste, dit le feuilletoniste de la Presse, semble être la seule souffrance de cette infirmerie des âmes. Elles entendent de loin le ranz des anges. »M. Paul de Saint-Victor est bien heureux que le correcteur ait été distrait ce soir-là. Que fût-il arrivé, grand Dieu ! si, guidé par le sens commun et remontant à l’analogie de l’image, il eût supprimé dans le dernier mot une lettre, une seule qui, au premier aspect, a tout à fait l’air d’être une coquille ? Car enfin on pouvait s’y tromper : — les deux termes se trouvaient représentés en même temps dans l’étable de Bethléem.
*
* *
Cette distraction, qui aurait pu être commise, me fait souvenir d’une anecdote qui
trouve naturellement sa place ici. Elle m’a été racontée par Gatayes. M. Gaiffe,
ex-critique de l’ex-Événement, s’était, comme chacun sait, créé une
spécialité dans l’école romantique. Il faisait dans l’adverbe. Malheureusement, cet effet de style, — sa marotte, — tout en affectant
la négligence et le badinage improvisés, ne s’obtenait chez le feuilletoniste qu’au prix
d’efforts inouïs, attestés par les ratures et les surcharges de sa copie. Raison de plus pour que M. Gaiffe tînt à des adverbes si laborieusement
conquis ! Aussi la correction de ses épreuves amenait-elle, comme conséquence
invariable, des tempêtes de colères qui crevaient en jurons sur la tête des
compositeurs.
— Les animaux ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table, un jour que ceux-ci
avaient remplacé un mot illisible par la plus énorme, la plus extravagante des coquilles.
Puis se ravisant tout à coup et examinant de plus près et sous tous ses aspects la
disposition typographique du non-sens que sa plume s’apprêtait à corriger : « Au fait,
dit-il, subitement apaisé, cela fait mieux ainsi et je le laisse… »
* *
« Gérard de Nerval avait comme la nostalgie du ciel ». Le ranz des anges, l’infirmerie des âmes, la maladie du pays céleste, — toutes ces chutes affadies d’un jargon ridicule me rappellent cette moralité de la grisette styliste du Quart de Monde :
« L’indifférence est lu commissionnaire qui a emporté le biblot de mon amour. »Un mot à M. de Prémaray, puisque je viens de le nommer. Le feuilletoniste de la Patrie a écrit deux ou trois lignes, suffisamment transparentes, à l’adresse de l’écrivain populaire qui s’est créé dans son journal le chef de la secte des Ristoristes. M. de Prémaray obéit en ceci à un sentiment aussi louable que généreux ; il prend parti pour une femme absente ; il veut préserver une artiste, qui est la gloire de la scène française, des éclaboussures que fait, en tombant dans le Mousquetaire, l’enthousiasme turbulent de M. Alexandre Dumas pour le génie de la Ristori. C’est une protestation de bon goût, à laquelle il ne manque rien, pas même l’admiration bien sentie que témoigne le critique à la rivale de mademoiselle Rachel.
« Cette mort de la Ristori dans les maremmes, dit M. de Prémaray, est au-dessus de la description. »Il fallait en rester là et ne pas généraliser une lutte qui ne saurait avoir d’autres champions que les deux tragédiennes de la France et de l’Italie. Malheureusement, le critique arbore les trois couleurs de sa belle Patrie, et les plante sur une question d’art, comme s’il s’agissait d’escalader une redoute. Pour ne se montrer ni Racheliste, ni Ristoriste, il se fait bravement Chauvin.
— « Non, s’écrie le caporal Prémaray, la Ristori n’est pas tout le drame, quand il y a Rosé-Chéri, Guyon, Lucie Mabire et Thuillier… »Il est certains rapprochements qui sont pénibles, non pour les grands noms qu’ils s’efforcent de ravaler, mais seulement pour les petits qu’ils exhaussent d’une façon ridicule, et j’ai tout lieu de craindre qu’en s’imaginant louer avec effusion de cœur des artistes méritantes, le feuilletoniste ne s’en soit fait de mortelles ennemies… Soyons de bonne foi ! tout homme d’esprit qu’il est, le critique de la Patrie me pardonnerait-il si, faisant figurer son nom sur une liste des hautes illustrations du théâtre en France, j’écrivais sans transition : Molière, — Regnard, — Beaumarchais, — Jules de Prémaray ? De même que la peinture, la critique a sa perspective, et l’on ne saurait transporter violemment au premier plan ce qui, par la loi de la distance, de la lumière et de l’harmonie, doit seulement se fondre ou s’éparpiller dans l’ensemble et les détails du tableau.
« Pia, dit M. Fiorentino, n’aurait que cet éclair là, que ce mot là : Il mio fratello gualterio, que ce serait la plus grande et la plus admirable de tous les artistes présents, passés et futurs ! »Pourquoi ne pas s’écrier tout de suite, comme Fontanarose, que c’est la plus grande tragédienne connue dans l’univers et dans mille autres lieux ?… Quelle sotte chose que la louange ainsi entendue ! cela vous dégoûterait du talent et de l’admiration ! Ces éloges qui, pour être provoquants, se croient obligés de retrousser leurs épithètes jusqu’au-dessus du mollet, me rappellent involontairement, et avec dégoût, la pantomime ténébreuse que de malheureuses filles jouent, le soir, au carrefour des rues solitaires.
.
L’esprit de notre vie est jaloux des individualités et ne permet à un individu de devenir grand qu’à l’aide de l’universalité des êtres.M. Théodore Pavie, dans la Revue des Deux-Mondes, se livre, de son côté, à une étude d’un intérêt plus palpitant encore c’est un travail sur le Hitopadèsa, recueil de fables hindoues, par le docte Rârâyana, publié (et c’est, je crois, tout l’intérêt du morceau) cinq cents ans après le Pantchatantra.
*
* *
Je ne comprends pas très bien comment l’alliance de la France et de l’Angleterre a pu
mettre la littérature hindoue à la mode. Il faut que cela soit, pourtant, puisque,
venant en aide à la Revue-Buloz, une Revue, qu’on dirait, au premier aspect, imprimée en
langue française, le Causeur universel (4e année
d’existence), consacre un premier-Paris à un travail signé Le Coq sur
ce lugubre sujet :
ENFERS !
M. Le Coq, supposant qu’une population de touristes est debout pour recueillir ses
paroles avec avidité, veut bien nous apprendre que, dans la théogonie Hindoue, il existe
des enfers de plusieurs sortes. Comme le moment paraît heureusement choisi pour cette
confidence !
* *
« Le Tamisra et l’Andhamisra (lieux des ténèbres), le Maharôva, le Rôrava (séjours des larmes), le Poutimritica (lieu infect, — probablement le water closet du diable), — le Ridjicha (lieu où les méchants sont exposés dans une poêle à frire). »Je m’arrête : car il y a vingt-sept enfers décrits dans la même langue harmonieuse ; mais il est bon que je vous dise, toujours d’après le savant M. Le Coq, que la poêle à frire n’est ici qu’une simple casserole destinée à faire revenir la chair des damnés : après avoir passé par vingt-sept enfers, une rôtissoire plus complète les attend. Si, comme l’a dit M. de Bonald, la littérature est l’expression de la société, il est évident que le Causeur universel s’adresse de préférence aux sociétés qui s’en vont, le dimanche, manger des matelotes à La Rapée et des fritures à l’Île Saint-Denis.
« Une agitation pleine de mystère, et que nous appellerions volontiers silencieuse, régnait au palais du Roi. »Puis vient l’héroïne du roman, qui scelle une lettre de ses larmes. Puisque, de temps immémorial, il est loisible aux poètes de transformer en perles et en gouttelettes de diamant les larmes d’une jolie femme, pourquoi M. Ponson du Terrail n’aurait-il pas le droit d’en faire de la cire à cacheter ? — M. d’Avrigny, de l’Assemblée nationale, change bien, d’un trait de plume, les yeux d’une Parisienne en une paire d’arrosoirs ! Ce feuilletoniste, rendant compte de la représentation donnée au bénéfice de la Ristori, a risqué cette métaphore humide :
« Les larmes et les bouquets pleuvaient de toutes parts. »Mais ceci n’est qu’un manque de goût, et le goût ne s’apprend point ; tandis que les règles élémentaires de la syntaxe étant une affaire d’application médiocre, à la portée des intelligences les moins exercées, avec l’étude et le temps, il ne faut pas désespérer d’en posséder le mécanisme fort simple. Au départ de M. Édouard Thierry, qui est un lettré, M. d’Avrigny avait pris possession du feuilleton de l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, rien ne s’oppose à ce que l’ancien titulaire reprenne des fonctions où il n’a pas été remplacé, et son successeur peut se donner un repos bien, mérité et utiliser ses loisirs en étudiant la grammaire. Une fois ce travail indispensable accompli, il comprendra pourquoi la phrase suivante est vicieuse :
« Heureusement que le public n’a pas attendu mon feuilleton pour aller applaudir Oyayaye. »Que M. d’Avrigny veuille bien me pardonner si je le renvoie à l’école : il n’y sera pas seul ; il y trouvera le dix-neuvième siècle en personne, conduit à la férule par un magister redoutable, M. Viennet.
Il était temps que M. Viennet organisât une Saint-Barthélemy classique pour atteindre cette hérésie grammaticale, moitié argot et moitié patois. Les ligueurs mettaient une croix blanche à leur feutre pour se reconnaître dans cette obscurité du néologisme, l’auteur de l’Épître attache toute la mythologie païenne à son chapeau. On voit pendre à son aigrette fanée Pluton, Apollon et la muse, et les étrangers, attirés à Paris par le voyage de la reine d’Angleterre, peuvent visiter le Tartare sur les indications très précises du poète. Dans t’antipathie que lui fait éprouver le vocabulaire moderne, l’académicien ne consent même pas à faire grâce à l’état civil. Les chefs du mouvement romantique n’ont pas eu le droit, suivant lui, de s’appeler Hugo et Lamartine. Ces deux noms n’existent pas dans la langue de Boileau ; il ouvre donc l’Art poétique et les baptise pour se conformer au style du maître : Ronsard et Chapelain. Chapelain était un poète médiocre ; mais sans vouloir ni le défendre, ni manquer de respect à M. Viennet, — qui ne l’a pas lu, — je puis affirmer à ce dernier que le poème de la Pucelle ne contient pas d’hémistiche plus dur que celui-ci :
M. Viennet entre dans une colère poétique épouvantable, en voyant le progrès toujours croissant de l’importation anglaise dans le langage hippique. À quoi bon, suivant lui, ces vilains mots de turf, de sport, de groom, de steeple-chase, qui nous obligent à tourner disgracieusement la bouche comme si nous mâchions de la braise (c’est le terme dont il se sert) ? Pourquoi le lexique du Box prévaudrait-il contre le dictionnaire de la fable, lorsque celui-ci laisse découler de ses pages de miel : pégase, bucéphale, centaure, arènes, jeux de Diane, qui suffisent à tout exprimer, — pourvu qu’on ait la précaution de se ceindre le front d’un laurier et de tenir à la main une lyre d’or, ce qui est la chose la plus commode et la plus simple du monde, quand on se rend en coupé à l’heure aux courses de la Marche ?
*
* *
Dans le domaine de la science et de l’industrie moderne, — la
vapeur, — le fougueux disciple de Boileau n’accepte pas davantage de vocable tout
neuf pour baptiser une invention nouvelle. — Bateau à vapeur est un
mot plat, et steamer, bien que l’usage l’ait consacré et rendu compréhensible, a le tort
grave de nous venir d’une terre et d’une langue étrangères.
* *
s’écrie le poète, et il s’empresse de donner à l’invention de Fulton, un nom grec, le Pyroscaphe. Voyez-vous d’ici un tanneur des bords du Rhône prenant le pyroscaphe à Lyon, pour aller vendre ses cuirs à Beaucaire ? Pourquoi dire tender, railway, wagon ? M. Viennet n’en voit pas la nécessité, et le bourgeois de la rue Saint-Denis, qui, le dimanche, va voir jouer les grandes eaux de Versailles ou prendre le frais sur la terrasse Saint-Germain, n’aurait-il pas plutôt fait de dire au buraliste ? — Voici un talent, donnez-moi un billet de 1re classe pour :
Pardon ! mon cher monsieur Viennet, l’image est fausse, puisque les rayons accouplés forment saillie. Mais c’est une tache légère et je reprends :
Cette définition est admirable, sans contredit par malheur, nous n’aurions pas achevé le troisième vers, que le convoi serait arrivé au Havre : sans compter que chacun des trente mille promeneurs du dimanche, étant dans l’obligation de répéter la formule à tour de rôle, je crois (je ne l’affirme pas) qu’il y aurait avantage réel à voyager en coucou. M. Viennet termine par ces deux vers, sa sortie violente contre le néologisme :
D’où il faut conclure que la tragédie de Mirrha a le don d’égayer très fort le spirituel académicien.
« Le siècle ne peut plus s’en dédire, — s’écrie-t-il d’un ton d’inspiré ; — les temps sont venus ; le mouvement est imprimé ; le tambour bat aux champs sur le chemin de la tragédie. Il n’y a plus d’avenir que là… »Vraiment M. Ponroy n’est pas généreux de nous faire passer sa prédiction sur le corps, — et cela sans crier gare ! C’était bien assez de la notice peu rassurante de M. Babinet (de l’Institut), sur les tremblements de terre.
« Les théâtres, — ajoute l’écrivain apocalyptique, — n’ont jamais compris que la moindre lumière d’imagination, la plus humble combinaison de passions éclatantes, le plus petit atome de magnétisme dramatique, est dix fois plus susceptible d’un succès fulgurant que toutes les subtilités mornes et cadavéreuses du métier. »Je ne comprends pas, et vous ? mais je gagerais à coup sûr que M. Ponroy a en Portefeuille pas mal de tragédies dont le placement est devenu difficile.
*
* *
Le galimatias, à notre époque, est une maladie contagieuse qui gagne peu à peu les
esprits les plus sains. Comment un romancier et un dramaturge, tel que M. Ponroy, s’en
pourrait-il préserver, lorsque un écrivain, rigide observateur de la règle, comme
M. de Riancey, y succombant de sang-froid, écrit à propos de la notice de M. Naudet,
consacrée à M. Pardessus :
* *
« Une vie couronnée par la dignité est la meilleure leçon que le présent puisse recevoir d’un passé qui lui est contemporain. »
*
* *
Notre siècle est un homme qui retourne ses vieux habits. Seulement il les porte fort
mal. Tandis que M. Arthur Ponroy fait un roulement pour annoncer le réveil terrible de
la tragédie, un ex-rédacteur du Corsaire, retiré en province où il
continue son commerce, vient de se fabriquer une enseigne de publicité, à l’aide d’un
nom qui est synonyme en France d’esprit, de verve et quelquefois d’éloquence.
M. Meilheurat a donc fondé le
* *
Miroir des folies du siècle
L’abondance des matières nous force à renvoyer au prochain numéro l’article Beaux-Arts, les Nouvelles à la main, une grande partie de notre Bulletin bibliographique, et divers articles.M. Alfred Meilheurat a eu là une inspiration heureuse ; mais les demi-mesures ne valent jamais rien. J’ai parcouru les pages qu’il a cru devoir épargner ; à sa place, j’aurais supprimé le reste. C’est une si belle chose, pour un journal qui n’encombre pas la curiosité publique, de savoir disparaître à propos ! Il y a quelque temps de cela, une Revue des plus pacifiques, puisqu’elle traitait de la mécanique appliquée à l’industrie, la Revue Progressive, fondée par un savant honorable, se tâta et se vit bien malade. Après avoir inutilement cherché un levier, — des souscripteurs, — n’ayant pas les moyens de vivre, elle eut l’esprit de savoir mourir. Elle parut une dernière fois pour dire à ses lecteurs qu’elle ne paraîtrait plus, attendu qu’elle venait d’être tuée en Orient.
.
Il y avait un testament… je l’ai brûlé…n’émeut, ne touche plus personne, parce qu’au lieu de dénouer l’action dans les entrailles palpitantes du sujet, elle ne présente à l’esprit, subitement refroidi, qu’une idée abstraite, celle d’un époux, d’un père qui ne veut pas être fou, parce que, dit-il, un fou ne saurait être ni époux ni père. S’il s’agissait de l’honneur de sa fille ou de sa femme, nous partagerions l’angoisse de Favilla ; mais que nous importent son orgueil égoïste profondément humilié et sa dignité d’homme compromise ? Je viens assister à un drame, et vous traitez une question de médecine légale, vous accouchez d’une thèse philosophique. Singulière organisation que celle de cette femme illustre C’est un esprit français par excellence, considéré au point de vue du style, et pour le reste, un rêveur allemand. Mais du moins, la main conserve la lucidité lorsque la tête divague. Elle a la poésie, l’imagination, la puissance et parfois la profondeur elle parle un magnifique langage, tour à tour dramatique ou coloré, éloquent ou familier, substantiel ou plein de délicatesses ; le contour de la phrase a tant de netteté qu’elle rend transparents jusqu’aux nuages de la pensée et du sentiment. — Pourquoi faut-il, qu’avec de si rares, de si précieuses qualités, ce talent, — ce n’est pas assez dire, — ce génie soit faux avec une grandeur qui n’est qu’à lui et dans des proportions colossales ? Qui m’expliquera comment l’œuvre du romancier présente (question de moralité à part) un assemblage d’éloquentes invraisemblances et des montagnes de merveilleuses impossibilités ? Dans ses livres, l’exception humaine revêt un esprit et un corps sous la magie du style ; mais l’homme ne vit pas ; il n’est pas cadavre non plus il est mensonge, système, thèse arbitrairement soutenue dans l’intérêt de certaines idées philosophiques, qui changent avec les conversions multipliées de l’écrivain.
« un instrument d’enthousiasme terminé par une tête d’ange ou d’oiseau fabuleux… Les directeurs vont se disputer ce grand comédien ».
« Rouvière dit de son côté Méry, dans la création de Favilla, s’est placé au-dessus de toute analyse vulgaire et de toute comparaison. »Notre camarade Villemot le proclame un artiste de génie ; — la plaisanterie m’a semblé un peu forte pour un écrivain qui, d’ordinaire, a la malice bienveillante. Théophile Gautier baptise M. Rouvière un acteur shakespearien h, et le reste du troupeau feuilletoniste, donnant tête baissée contre ces éloges extravagants, fait la culbute au même endroit. M. Fiorentino, lui, tout en passant dans le même cerceau, fait sa cabriole à part, afin qu’on le distingue. On peut appliquer à ce critique un mot fait sur le poète Lemierre. Deux jours par semaine, il sert sa personnalité à trois services, et ne quitte jamais le public sans lui en donner une indigestion. Que Rouvière, arraché tout à coup à une obscurité que je veux supposer imméritée, consente à nourrir de cette viande creuse sa vanité d’artiste réduite jusqu’ici à la portion congrue, c’est son affaire ! Mais qu’il y prenne garde ! cette réputation, — l’engouement, le caprice, le joujou d’une soirée unique, — c’est un peu la baronnie de Muhldorf, dont Favilla, dans sa folie, s’imagine être le véritable propriétaire. Un jour ou l’autre, lorsque échoira le terme de ce rôle exceptionnel, qui n’est ni dans la réalité humaine ni dans les conditions normales du théâtre il faudra bien que Rouvière s’éveille de son rêve de gloire. La foule, rassasiée d’effets surnaturels et fantastiques, lui criera alors : « Fais place à un véritable comédien dont le talent et la figure soient de ce monde ! » Qu’aura-t-il à répondre ? Écornifleur et parasite d’une renommée dont le public est le souverain dispensateur, dira-t-il pour son excuse, en parodiant Favilla : Mais je n’étais pas un fou lorsque je m’imaginais être le plus grand comédien de l’époque… Il existe des feuilletons où des écrivains censés affirmaient la chose. Que sont devenus ces feuilletons ?… car je les ai tenus dans ma main…. Oui, oui… c’est cela… la frivolité parisienne en a fait des papillotes !
*
* *
Je sais bien que la critique est unanime dans son admiration pour Rouvière ; mais
qu’est-ce que cette unanimité prouve ? rien, sinon que, suivant l’usage invariable, les
feuilletonistes se sont rendus au foyer dans les entractes. C’est le manège des
boursiers qui se réunissent aux alentours de Tortoni pour savoir sur quel chiffre opérer
dans la transaction des valeurs publiques. On appelle ces réunions la Petite Bourse. Eh bien ! les soirs de première représentation, le foyer de nos
théâtres a sa Petite Critique, et vous n’aurez la grande, l’érudite et
la sincère, que le jour où, par une mesure violente, le feuilletoniste sera conduit dans
sa loge en voiture cellulaire, et ramené chez lui pour écrire son compte rendu, séance
tenante, comme cela se pratique pour les élèves de l’Institut entrés en loge.
J’ai parlé d’exceptions dans cet aplatissement de la critique devant un drame et un
artiste médiocres. Il est juste de les faire connaître. Les dissidents sont les deux
Jules : le Jules des Débats et celui de la Patrie.
Assez de visages et d’esprits renfrognés comme cela ! et reposons nos jumelles sur une
physionomie plus avenante.
* *
.
Ce sont aujourd’hui les lettrés, bafoués au temps de sa fortune et de la nouveauté de ses chefs-d’œuvre, dont l’engouement persiste lorsque la vogue a cessé. L’auteur du Tartuffe i, plus grand à lui seul que tous les dramaturges ensemble et les dépassant de toute la hauteur de son front sidéral, leur est inférieur dans ce qui constitue l’habileté des moyens scéniques. L’Art tel qu’il l’a créé, pratiqué et compris, est impuissant à émouvoir le peuple rassemblé, et, tandis que, par une contradiction étrange, il est demeuré inaccessible, dans les choses de génie, à ceux qui lui ont succédé, il est dépassé par le plus humble d’entre eux dans les choses de métier. Or, le métier, c’est la marche en avant, c’est le progrès du théâtre moderne, et jugez de ce que vaut ce théâtre, lorsque nous y voyons M. Dennery primer Molière et le Médecin des enfants en être l’esprit et le Misanthrope la lettre morte ! Puisque le théâtre de Molière a pu vieillir et Molière rester éternel, il faut en conclure que ce grand homme a écrit autre chose que des pièces de théâtre. Oui, certes, il a fait un livre que la postérité feuillettera éternellement pour lire ces navrantes, sublimes ou charmantes histoires, vieilles comme l’humanité et jeunes comme le cœur humain : Harpagon, Elmire, Alceste, Célimène, Chrysale, Agnès, Sganarelle, Marianne, Géronte, madame Pernelle et Tartuffe. Quant à la fabulation dramatique dans laquelle circulent ces visages qui sont des types, ces femmes qui sont des grâces, ces hommes qui sont des caractères, ce n’est rien de plus qu’un accessoire et un cadre, et si vous le revendiquez à titre d’art dramatique, à la bonne heure ! je vous l’abandonne, à la condition de garder les peintures pour en décorer les parois de ma bibliothèque. L’art dramatique, ne le cherchez ni au théâtre de Molière ni parmi ceux qui poursuivent la chimère de succéder à Molière. M. Scribe lui-même n’en sait plus le secret et le mot de passe. Cet art, après avoir parlé longtemps avec succès la langue de M. Duvert, se retrempe aujourd’hui dans les coq-à-l’âne de M. Labiche ; le Palais-Royal est son temple, l’argot est sa langue, le calembour est son Dieu, et M. Grassot est son prophète. Les temps héroïques sont passés pour le théâtre ; arrêtez un homme dans la rue, — fût-ce M. J.-J. lui-même ! — et offrez à ce passant un coupon de loge pour la Fille mal gardée ou une stalle d’orchestre pour assister aux Femmes savantes : il n’hésitera pas, à moins que vous n’ayez la précaution de le placer entre quatre fusiliers et de le faire conduire par la garde dans « la maison de Molière », notre homme ira tout droit s’amuser aux lazzis de la Fille mal gardée. Oui, la marche, le progrès, les tendances de l’art moderne sont tout entiers dans les grivoiseries de M. Marc-Michel et ses collègues ; et j’étonnerais bien du monde si j’ajoutais, avec une conviction sincère, que l’avenir du théâtre y est aussi. Si jamais un second Molière pouvait naître à la France, soyez persuadés que c’est avec les détritus de tous les vaudevilles qui jonchent la scène depuis vingt ans, que ce génie des temps nouveaux engraisserait la moisson des chefs-d’œuvre à venir ! M. About s’est donc trompé de temps, de date et de chemin, lorsqu’il est revenu sur ses pas, dans l’espoir d’y trouver, pour le théâtre, des formes rajeunissantes. Les vieux auteurs et la vieille gaîté, qu’il a voulu détrousser au coin de la comédie, avaient été dévalisés déjà par Molière. Dans ce guet-apens, tendu aux turlupins de la farce et de l’obscénité, le jeune auteur devait se casser le nez en heurtant des brocs vides et des falots éteints. Voilà peut-être le thème qu’il y avait à développer à l’occasion. de la chute de Guillery, en établissant, avec preuves logiquement déduites, les deux points que je n’ai fait qu’indiquer en courant l’infériorité du théâtre dans la hiérarchie littéraire, et son rajeunissement par l’élément trop dédaigné du vaudeville grivois.
« La fortune, jalouse de Mélingue, a soufflé sur le théâtre de Mélingue un incendie à ce point furieux, que la ville entière se demande encore comment un si grand incendie a pu contenir dans un si petit théâtre. »Avouez qu’il faut être un critique bien fatigué pour faire, sans nécessité aucune, d’un verbe actif un verbe neutre.
« Des mots tirés au hasard dans un bonnet d’Arlequin, des transitions de pain à cacheter et de colle à bouche…… » Son sac à la malice est vide, et il y fouille à chaque instant d’un air magistrat, comme s’il allait en tirer Géronte en personne. »Puisque tiré y a, je ne crois pas non plus que les deux phrases que je viens de citer soient venues toutes seules et sans le secours du forceps. Après tout, cela m’est égal mais qu’est-ce que M. de Saint-Victor a donc voulu dire avec ces
« mots gelés qui vous envoient a la face les étoupes enflammées des anciens tréteaux» ? Pour ce qui est du troupeau feuilletoniste, il a sauté à l’avenant à travers le cerceau de Guillery : ainsi, dispensez-moi d’en parler.