C
ette espèce d’enforcellement a
été générale en Europe pendant deux mille ans : on ne juroit que
par Aristote : on vouloit qu’il eut tout pensé & tout dit.
Théologiens, sophistes, physiciens, médecins, orateurs, poëtes, le
regardoient comme l’unique source dans laquelle ils devoient puiser.
Tous
ceux qui, dans ces siècles d’ignorance, se
piquoient le plus d’érudition, étoient les plus fanatiques adorateurs de
cette idole.
Son culte eut dû tomber, ce semble, avec celui du paganisme ; mais
on allia les idées Aristotéliciennes à celles de notre religion. On
éleva les livres d’Aristote à la dignité de texte divin. Son portrait a
été mis en regard avec le portrait de Jésus-Christ. On a presque fait un
dieu de celui qui a laissé en doute dans ses ouvrages s’il en
connoissoit un lui-même, s’il admettoit l’ame immortelle, des punitions
ou des récompenses en l’autre vie : jamais culte superstitieux n’a
été plus difficile à détruire.
Roger Bacon, ce fameux moine Anglois du treizième siècle, le même à qui
on attribue l’invention de la poudre à canon, est le premier qui ait
refusé de sacrifier à l’idole des nations, & qui ait tenté de
l’abbatre. Il écrivit que tous les livres d’Aristote n’étoient bons qu’à
brûler. C’étoit trop dire. La Poëtique, la Rhétorique & la Logique
d’Aristote, sont assurément trois ouvrages qui ont dû l’immortaliser
pour
la pénétration, la profondeur & la
méthode qui y règne. Mais ce très-grand & très-beau génie n’étoit
considéré que comme physicien ; & en ce sens, notre Roger avoit
raison de ne pas estimer les livres de ce philosophe. Néanmoins il ne
faut rien jetter au feu, parce qu’on découvre quelquefois des choses
attestées par les anciens, que d’abord on ne vouloit pas croire.
Ni Aristote, ni son censeur, n’ont connu la véritable physique. Ce n’est
que de nos jours qu’on a trouvé les instrumens nécessaires pour fouiller
dans cette mine, & qu’on en a tiré l’or le plus pur. C’étoit
beaucoup pourtant que quelqu’un se doutât, au treizième siècle, du
besoin qu’on avoit de voir qu’on écrivît qu’Aristote induisoit en
erreur, que c’étoit un aveugle qui en conduisoit d’autres.
Le livre de Roger Bacon fit crier tout le monde à l’impiété. Les
scholastiques, si accrédités dans ce temps là, donnèrent l’allarme. Ils
écrivirent, ils cabalèrent, ils demandèrent justice à tous les tribunaux
ecclésiastiques & séculiers. Bacon se défendit de son mieux. Il fit
même d’abord la guerre
avec avantage. Il écrasa
quelques auteurs dont la plume n’êtoit pas comparable à la sienne :
mais enfin il succomba, & fut mis en prison à Rome comme magicien,
& plasphémateur du sacré nom d’Aristote.
On n’attaqua en France qu’au milieu du seizième siècle, le culte rendu à
cette divinité. L’honneur de l’avoir alors apprétiée, d’avoir levé un
coin du voile qui cachoit la vérité, est dû au célèbre Pierre Ramus, ou
La Ramée. Personne n’étoit plus capable que lui d’amener une révolution
dans l’école.
Né avec un esprit vif, hardi, entreprenant, après avoir été valet au
collège de Navarre, il étoit parvenu à se faire une grande réputation
dans l’université. Il joignoit à une mémoire prodigieuse une application
pareille à l’étude. La passion de faire des progrès rapides dans toutes
sortes de sciences, lui fit mener un genre de vie qui eut effrayé
plusieurs austères Anachoretes. L’inflexibilité de son caractère
distinguoit sur-tout ce dialecticien Picard. Jamais rebuté, mais
toujours excité par les difficultés d’une entreprise ; la
dispute étoit son élément. Point de sophismes, point de
subterfuges de l’école qu’il ne connût. La nature, avec tous les dons de
l’esprit, lui avoit accordé une constitution excellente. Ses poumons
étoient à toute épreuve. Il avoit autant de facilité pour le moins à
vomir des injures, que d’habitude à s’en entendre dire. Son ambition
étoit de faire l’entretien du public, & il y réussit.
Etant tout jeune encore l’an 1543, dans ses thèses pour être reçu maître
ès-arts, il soutint le contrepied d’Aristote sur tout ce qu’on lui
proposa : une telle audace, dans un écolier qui ne devoit avoir
d’autres sentimens que ceux de ses maîtres, excita de grands troubles
dans l’université de Paris. Les thèses furent jugées scandaleuses, &
le soutenant déclaré athée, & perturbateur du repos des états.
Ramus voulut prouver qu’il n’étoit ni l’un, ni l’autre, & qu’il avoit
eu raison de se moquer de tant de sottises Aristotéliciennes. Pour cet
effet, il donna ses Institutions dialectiques
(*), & ses
Remarques critiques sur Aristote.
(*). C’en fut assez pour achever de le
perdre dans l’esprit des personnes même les moins prévenues. On
n’imaginoit point de supplice assez grand pour lui faire expier son
crime. Tous les professeurs de l’université, devenus autant de
trompettes effrayantes, excitoient contre lui le peuple & les
magistrats.
L’affaire fit tant de bruit qu’elle fut jugée en effet criminelle. Le
parlement de Paris voulut en prendre connoissance ; mais
l’université, craignant qu’elle n’y traînât en longueur, la fit évoquer
au conseil du roi, sollicita la justice la plus prompte, la plus
rigoureuse, & la plus exemplaire.
François I règnoit alors. Ce n’étoit plus ce temps où les princes
faisoient gloire de leur ignorance, où l’on écrivoit à un de nos rois
pour lui reprocher la sienne : « Apprenez, sire, qu’un roi
non lettré est un âne couronné »
. François I aimoit les
lettres & les arts :
il en est le
restaurateur & le père(*) en
France.
Les ennemis de Ramus le peignirent des plus odieuses couleurs. Ils le
représentèrent comme le plus grand obstacle au progrès des sciences
& des arts, comme un homme qui ne s’occupoit qu’à détruire l’ouvrage
du prince, comme un scélérat qui vouloit détourner à son profit les
hommages dûs non seulement au divin Aristote, mais à Cicéron, à Virgile,
à Horace, & généralement à tous les grands hommes de
l’antiquité.
Sur ce portrait qu’on fit de Ramus, le monarque indigné voulut d’abord,
dit-on, l’envoyer aux galères ; mais il changea d’avis, & goûta
beaucoup un expédient qu’on lui proposa ; ce fut de faire indiquer,
en Sorbonne, une assemblée réglée & publique, à laquelle on
inviteroit les plus habiles docteurs de la nation pour argumenter
contre Ramus, & tâcher de le confondre.
Le jour de cette grande dispute arrivé, tout ce qu’il y avoit, dans
Paris, de sçavans & de curieux oisifs se rendit en Sorbonne. Il y
eut des commissaires nommés par le roi, des juges choisis pour décider
qui remporteroit la victoire. Les uns devoient être dans les intérêts de
l’université ; & les autres dans ceux de Ramus.
Antoine Govea, Portugais de nation, & l’un des plus grands
philosophes de son temps, ouvrit la séance. Il attaqua vivement
l’anti-péripatéticien. Ramus se défendit avec une force de raison, &
une présence d’esprit admirables. Ses adversaires étoient successivement
terrassés. On alla aux opinions ; mais le plus grand nombre des
juges étoient gagnés : ils condamnèrent Ramus : il eut défense
d’enseigner la philosophie, & ses livres furent proscrits dans tout
le royaume. Les lettres patentes du roi, qui contiennent cet arrêt,
portent que « Ramus avoit été téméraire & impudent d’avoir
réprouvé & condamné le train & art de logique reçu de toutes
les nations, que lui-même ignoroit ;
& que, parce qu’en son livre des animadversions, il reprenoit
Aristote, étoit évidemment connue, & manifeste son
ignorance. »
Cette victime, de la haine de tant de docteurs ignorans, ne se refroidit
point pour la recherche de la vérité ; il l’aima & l’étudia
toujours, & fut persécuté de ses confrères tout autant de fois qu’il
la leur présenta. La protection toute puissante du cardinal de Lorraine
ne le garantit point de leur fureur. Ils redoubloient de rage contre
Ramus à mesure qu’on le rétablissoit dans ses emplois.
Après l’avoir persécuté toute sa vie, & l’avoir obligé d’être
toujours errant, ou toujours caché, ils mirent le comble à leurs
procédés crians, aux effets terribles de leur jalousie, en le faisant
périr, l’an 1572, dans le massacre épouvantable de la saint Barthélemie.
Ramus se doutant bien que ses ennemis implacables profiteroient de ce
jour de sang pour se défaire de lui, s’étoit caché dans une cave ;
mais un nommé Charpentier, son compétiteur pour une chaire de
mathématiques ; l’envoya
tirer de ce lieu
souterrain par des meurtriers, qui, après lui avoir pris tout son
argent, & l’avoir assommé de coups, le jettèrent par la fenêtre dans
la cour de sa maison : « On lui vit sortir les entrailles de
cette chute, & les écoliers, animés par la présence de leurs
maîtres, les répandirent dans la rue, où ils traînèrent aussi le
cadavre qu’ils frappoient avec des verges. »
Quelle
indignité dans ces docteurs rivaux, dans ces homicides défenseurs
d’Aristote !
La honte de se voir éclipsés par un homme à qui les sciences, les arts,
la Sorbonne & le collège Royal, où il fonda une chaire de
mathématiques, sont si redevables, fut la vraie cause qui les porta à
tous ces excès. Le prétexte de sa mort fut son attachement au
calvinisme.
Les opinions particulières de cet auteur fournirent, dans la suite, un
beau champ à l’éloquence du P. Cossart. Dans son discours(*)
contre la nouveauté en matière de doctrine, il les
jugea
dignes d’anathême. Ceux à qui la mémoire
de Ramus étoit chère voulurent le venger, & maltraitèrent le jésuite
dans d’autres discours publics. François Dumonstier, dans un des siens,
l’appella calomniateur & visionnaire. Cossart le foudroyant, Cossart
prit sa revanche en moins de vingt-quatre heures. Il réfuta publiquement
son adversaire, le même jour que celui-ci avoit prononcé sa
harangue ; mais les foudres de Cossart n’empêchèrent personne de
rendre justice à Ramus. L’esprit de cet anti-péripatéticien lui survécut
longtemps. On faisoit tous les jours, dans l’université de Paris, de
nouvelles tentatives pour écarter les ténèbres de l’Aristotélisme, &
leur substituer les lumières de la bonnes physique.
L’an 1624, trois professeurs de cette même université soutinrent des
thèses contre Aristote : aussitôt nouvelles clameurs, nouvelles
divisions, nouvelles poursuites de sa part. Elle étoit impatiente de
rejetter de son sein ces enfans rebèles. Le parlement interposa son
autorité. Les trois professeurs furent condamnés, bannis de son ressort,
& leurs thèses déclarées
scandaleuses &
schismatiques, & comme telles proscrites dans tout le royaume. Cet
arrêt est une des choses qui ornent le plus le palais de la sottise dans
le nouveau poëme de la Pucelle d’Orléans :
Cependant un de ces génies, faits pour élever celui de toutes les
nations, avoit quitté sa patrie pour la Hollande. Loin des Midas en
robe, il s’étoit fait, dans sa solitude de Northolland, un asyle
accessible au repos & à la vérité. Ce n’est pas que Descartes l’ait
toujours rencontrée. Ses systêmes physiques, plus brillans que profonds,
ont croulé. Plusieurs de ses livres ne sont plus que le roman de la
physique. On regrette de voir les chefs-d’œuvre(*) de
quelques-uns
de nos plus beaux génies porter sur le cartésianisme. Newton est le
philosophe du jour ; mais ce Descartes qu’il a fait tomber est
encore admirable dans sa chute.
En effet, Descartes a fait un aussi grand
chemin, du point où il a trouvé la physique à celui où il l’a poussée,
que Newton en a fait après lui. Le philosophe François a découvert de
nouvelles terres, & en a fait découvrir de plus considérables encore
à d’autres observateurs du monde physique ; mais sans ce génie
inventeur, ils n’eussent peut-être jamais rien trouvé.
A mesure qu’il portoit la lumière dans tous les climats disposés à la
recevoir, les reflets en venoient jusqu’à Paris. Quelques personnes,
nées avec un penchant insurmontable pour le vrai, excédées de toutes les
rêveries Aristotéliciennes, adoptèrent la nouvelle philosophie. Deux
professeurs furent de ce nombre ; ils firent des prosélytes :
ceux-ci en eurent encore. L’université se trouva insensiblement
cartésienne : ses vieux suppôts frémirent. Ils la comparèrent au
monde entier,
autrefois étonné de se voir
Arien. Ils portèrent leurs plaintes au parlement de Paris, &
sollicitèrent un second arrêt : mais d’autres temps,
d’autres mœurs.
Un sage, un homme vraiment zélé pour le progrès des sciences & de la
raison, étoit alors à la tête du parlement. Le fameux Lamoignon ne
voulut rien précipiter dans cette affaire. Racine & Boileau, tous
deux de ses amis, pour rendre ridicule à ses yeux la requête de
l’université, imaginèrent cet arrêt brulesque qu’ils dressèrent
conjointement, & dans lequel Aristote se plaint de ce que,
« depuis quelques années, une inconnue, nommée la Raison,
auroit entrepris d’entrer, par la force, dans les écoles de la dite
université ; &, pour cet effet, à l’aide de certains quidams factieux prenant le surnom de
Gassendistes, Cartésiens, Mallebranchistes, & Pourchotistes gens
sans aveu, se seroit mise en état d’en expulser le dit Aristote,
ancien & paisible possesseur desdites écoles, contre lequel elle
& ses consorts auroient déjà publié plusieurs livres, traités,
dissertations, & raisonnemens
diffamatoires ; voulant assujettir ledit Aristote à subir
devant elle l’examen de la doctrine, ce qui seroit directement
opposé aux loix, & coutumes de ladite université, où ledit
Aristote auroit toujours été reconnu pour juge sans appel, & non
comptable de ses opinions. »
L’arrêt fut mis avec quelques expéditions que le premier président avoit
à signer ; mais il s’apperçut de la plaisanterie : « A
d’autres, dit-il en riant, &
jettant le papier au nez de la personne qui le lui avoit
présenté : voilà un tour de Despréaux. »
Ce tour
comique, à ce qu’avoua depuis ce magistrat, sauva un arrêt fort sérieux
qu’eut pû donner le parlement.
L’aristotélisme n’étant plus soutenu par la force & l’autorité, est
tombé dans le dernier mépris. Il ne subsiste plus aujourd’hui que dans
les ridicules argumentations de quelques écoles de philosophie & de
théologie, dans ce langage équivoque, barbare, énigmatique, qui est
moins l’art de démêler le sens d’un texte, d’éclaircir les choses, que
l’art de les embrouiller, de
tourner les
vérités les plus simples & les plus augustes, les plus grands points
de la morale, en problêmes & en paradoxes. Les avocats à l’audience
ergotent-ils ? On peut douter que la forme syllogistique servit
beaucoup à fixer le sens d’une loi, d’un point de coutume ou d’un arrét,
à confondre les détours captieux d’une partie adverse. Ne devroit-on
point raisonner sur les bancs comme ailleurs ? Quand les
théologiens & les philosophes reviendront-ils du concedo, du nego, du distingo, de cette affectation à ne vouloir pas entrer dans
les idées des autres, à prendre leurs pensées à rebours, à ne dire le
plus souvent que des paroles ?
Les défenseurs du syllogisme seront peut-être révoltés. Ils diront que
rien n’est plus propre à donner aux jeunes gens de la justesse, de la
précision, de la sagacité ; que l’éloquence sur les bancs seroit
déplacée ; que si la forme syllogistique est blâmable, c’est moins
en elle-même que par rapport à l’objet auquel on l’applique : objet
trop souvent futile & vétilleux. Quelques excuses qu’ils alléguent,
ils soutiennent
mal les intérêts de la
religion. N’a-t-elle pas été mieux servie par Grotius, par Bossuet, par
Nicole, & par tant d’autres écrivains, dont on admire les ouvrages
clairs, profonds & méthodiques, que par cette foule de
Scholastiques, qui, depuis le douzième siècle, ont paru dans l’église,
& dont les imaginations ne se sont exercées que sur des subtilités
absurdes, sur des hypothèses , sur de misérables disputes
de mots.
L
e P. Berruyer en fut l’arcboutant,
& le P. de Tournemine le principal aggresseur. On rapportera ce
différend d’après des manuscrits précieux que le P. Tournemine lui-même
a laissés sous ce titre : Observations sur l’Histoire
du peuple de Dieu. Il s’y trouve des morceaux intéressans pour
le public. En même temps qu’on verra le détail véritable de cette guerre
civile, que l’ouvrage du P. Berruyer a causée chez les jésuites, &
qui n’est point encore éteinte, on connoîtra leurs usages, leur façon de
penser, leur marche dans les affaires épineuses, l’esprit de leur
gouvernement.
Commençons par exposer les systêmes étranges du P. Hardouin. C’est sur
les idées de ce sçavant jésuite qu’à travaillé le P. Berruyer, &
qu’il a donné ses histoires.
Si l’on en croit le P. Hardouin, tous les ouvrages anciens sont supposés,
à l’exception de la Vulgate, de
ceux de Pline
le naturaliste, d’Hérodote, & d’un fort petit nombre
d’auteurs : par conséquent, on ne doit faire fond ni sur le texte
Hébreu, ni sur le texte Grec. Aucun monument ecclésiastique n’est plus
ancien que le concile de Trente. Tous les conciles qu’on dit avoir été
tenus auparavant sont autant de sables. Si cela est, mon père, dit un
jour le P. Le Brun, de l’Oratoire, au P. Hardouin, d’où vient
donnez-vous une édition des conciles ? Il n’y a que dieu & moi
qui le sçache, répondit le jésuite.
Il alloit encore plus loin. Il voyoit des athées partout : Saint
Augustin, Descartes, Mallebranche, Quesnel, Arnauld, Nicole &
Pascal, l’étoient suivant lui : la preuve est sans réplique. Pour
signifier l’être suprême, ils employoient indifféremment le terme concret, ou l’abstrait : pour
dire dieu, ils disoient la divinité, la vérité.
Selon le même P. Hardouin, il y a très-peu de médailles vraies, &
celles qui sont authentiques, on les explique fort bien en prenant
chaque lettre pour un mot entier : par ce moyen, on découvre un
nouvel ordre de
choses dans l’histoire. On a la
clef de toutes celles qu’on a publiées ; les noms des rois, des
conquérans, des écrivains célèbres sont rétablis. On voit clairement que
l’Enéide n’a pas été composée par Virgile ;
mais par un moine du treizième siècle, qui a voulu décrire
allégoriquement le voyage de saint Pierre à Rome, lequel cependant, à ce
qu’assure le père Hardouin dans un autre endroit, n’y a jamais été (*).
Ce jésuite si célèbre, le plus sçavant homme de son siècle, a fait &
détruit toute sa vie des systêmes. Il est mort en 1729, dans sa
quatre-vingt troisième année. Pour bien réfuter ses principes, il eut
fallu avoir son érudition. Il n’y a, dans toute
l’antiquité, d’écrivain qui lui soit comparable qu’Origène. Il sçavoit
un grand nombre de langues, & regarda sur la fin de sa vie comme une
perte de temps celui qu’il avoit mis à les apprendre.
Ses sentimens mènent à un pyrrhonisme universel, & à l’incrédulité.
Cependant il étoit plein de vertus & de religion : Mon dieu,
s’écrioit-il quelquefois, on a beau dire que je ne crois rien : je
vous aime de tout mon cœur. Seigneur, je vous remercie de m’avoir ôté la
foi humaine pour me laisser la foi divine.« Outre le nombre
considérable de ses ouvrages imprimés, on a de lui beaucoup de
manuscrits mis en dépôt à la bibliothèque du roi. (*) On lui fit une
épitaphe(*) qui peint assez
bien son caractère :
Les opinions singulières de ce jésuite furent d’abord embrassées avec
transport par les jeunes gens de la société. Quelques-uns, après l’avoir
quittée, firent part au public des
conversations qu’ils y avoient eues avec lui, débitèrent les systêmes
qu’ils lui avoient entendu établir, & renversèrent, à son exemple,
les monumens les plus respectables de l’antiquité. L’ex-jésuite La Hode
la maltraita sur-tout dans une hïstoire de France
imprimée en Hollande, où il s’étoit réfugié. Il rejette tout ce qu’on
trouve écrit avant saint Louis. Il doute même que son historien Joinville ait existé. Quand il parle de ce qui s’est
passé avant ce règne, il ne fait que répéter ces mots, on
dit, le bruit courut, &c ; mais
personne n’a mieux développé les systêmes du P. Hardouin que le P.
Berruyer.
L’Histoire du peuple de Dieu porte, d’un bout à
l’autre, sur eux. Ce livre, en paroissant, eut le sort de toutes les
nouveautés marquées au coin du génie & de l’audace. On le lut avec
avidité : scavans & beaux-esprits, hommes & femmes,
religieux & séculiers le dévorèrent également. Tout frappa & dut
frapper dans cet ouvrage ; une chronologie nouvelle & condamnée
qu’on y suit ; des morceaux isolés qu’on y rapproche & qu’on
réduit en corps
d’histoire ; une érudition
profonde & légère qu’on y seme avec choix ; la richesse &
la douceur du stile ; un ensemble lumineux & séduisant.
L’auteur seroit un des plus grands historiens de la nation, s’il étoit
moins diffus, plus circonspect dans ses termes ; s’il avoit moins
employé d’expressions qu’il croyoit naturelles, & dont l’usage du
monde lui auroit fait sentir l’indécence ; s’il eût moins recherché
l’esprit & les agrémens ; si son coloris eût toujours répondu à
la dignité de la matière(*).
Le P. de Tournemine avoit été l’antagoniste du P. Hardouin. Du moment
qu’il vit les opinions de ce dernier, anathématisées plus d’une fois par
les évêques, se reproduire & prendre une nouvelle force dans l’Histoire du peuple de Dieu, il fut saisi d’étonnement,
& écrivit de nouveau contr’elles. Il
poursuivit son ancien rival dans son plus illustre disciple. Il dénonça
l’histoire du P. Berruyer aux supérieurs de la compagnie, qui n’auroient
jamais dû la laisser imprimer. Il leur adressa un mémoire afin qu’ils la
condamnassent, ou plutôt qu’ils se réveillassent au bruit du scandale
qu’elle causoit dans le monde & des propos affreux qu’elle faisoit
tenir sur la doctrine des jésuites.
Berruyer étoit instruit de toutes ces démarches. Il vit l’orage s’élever
& grossir ; mais il ne s’en épouvanta point. Il se remit de
tous ses intérêts à un de ses amis. Le P. Dupré se chargea de le venger.
Il réfuta les discours & les écrits du P. de Tournemine ;
donna, à l’Histoire du peuple de Dieu & à son
auteur, les éloges les plus outrés, & paria de son critique en
termes indécens & pleins de mépris.
Tournemine étoit né vain, fier, emporté, rempli de prétentions. Elles lui
venoient de sa vaste érudition & de sa haute naissance. Il se
plaignoit quelquefois qu’on le confondît avec un bon religieux. Il ne
vit qu’avec indignation la manière dont il étoit traité,
qu’on blessât toutes les règles de la bienséance pour
justifier une histoire condamnée par le cri général. Il répondit à
l’apologiste du livre ; celui-ci répliqua ; Tournemine revint
à la charge. Pendant longtemps, ce ne fut entr’eux qu’une correspondance
d’écrits satyriques, de plaintes & de menaces réciproques.
Le P. Tournemine, dans ses Observations sur l’Histoire du
peuple de Dieu, triomphe de ce qu’il a pour lui les prélats,
les docteurs, les personnes d’une piété simple & éclairée, le
général lui-même de la société, qui, sur le bruit que faisoit ce livre
en France, avoit nommé quatre théologiens jésuites pour le revoir &
lui en rendre un compte exact. Il transcrit le jugement qu’en portèrent
à sa paternité les quatres sçavans reviseurs ; l’indignation dont
ils furent saisis en voyant une chronologie toute , celle
de Porphyre & de Marsham substituée à la véritable ; en voyant
le texte de l’écriture sainte rendu très-infidellement, un double sens
littéral admis dans les prophéties qui regardent le Christ, un stile de
contes de Fées
employé dans les choses les plus
sérieuses & les plus sublimes.
Il rapporte le parti que le général fut obligé de prendre, conséquemment
aux conseils qu’ils lui donnèrent : ce fut de faire travailler
incessamment à une seconde édition de l’ouvrage, épurée de tout ce qu’on
avoit trouvé de choquant dans la première, & d’écrire en ces termes
au P. Bretonneau, alors supérieur de la maison professe de Paris(*).
Mon reverend pere,
La paix de J. C.
« Quoiqu’il m’ait toujours paru qu’il y avoit beaucoup de
corrections à faire dans le livre du P. Isaac Berruyer, avant la
réimpression, & que j’aie déjà ordonné qu’avec toutes les
expressions recherchées & peu
convenables à la dignité du sujet, on rejettât cette chronologie
déjà condamnée par nous comme très-singulière & peu conforme aux
prophéties sur Jésus-Christ, ces prophéties ne pouvant regarder que
lui seul, selon l’opinion des saints pères & des interprêtes,
j’ai eu néanmoins l’attention de donner toute cette affaire à
examiner aux reviseurs de la compagnie. J’approuve fort le jugement
qu’ils en ont porté, & je vous en envoie un exemplaire. Votre
Révérence le communiquera au P. Desconseils & aux autres
nouveaux reviseurs qui lui seront associés. Elle leur ordonnera, en
mon nom, de réformer sur cela la nouvelle édition. J’ai déjà mandé
au P.
Isaac qu’il se montrât docile à la
censure ; qu’il corrigeât, changeât & retranchât tout ce
que ces reviseurs jugeroient à propos, relativement à ce que je
desire. Cependant, s’il venoit à manquer de foumission (ce que je
n’ai garde de croire d’un religieux, & ce qui ne resteroit pas
impuni dans la société) ; en ce cas, je prie le P. Desconseils
& les autres jésuites chargés de la révision de l’ouvrage, de
remplir notre idées ; de bien mériter de la société ; de
mettre fin à nos inquiétudes, en donnant au plutôt l’édition
attendue. Ils jugeront facilement de mes intentions par la censure
& par ma lettre »
.
A Rome 2 juin 1729.
Après cet exposé des troubles intérieurs de la
compagnie, & qui justifient la promptitude du P. Tournemine à
s’élever contre l’Histoire du peuple de Dieu, il
proteste de l’innocence des motifs qui l’ont engagé à cette démarche. Il
dit n’y avoir été porté que par zèle pour le corps & pour la
religion ; qu’il a voulu prévenir, par une censure particulière,
une censure publique & humiliante ; arrêter les foudres qu’il
voyoit prêts à tomber sur une version de l’écriture sainte dans le goût
de celle de Castalion, auteur du seizième siècle, & qui ne révolta
pas moins les catholiques que les protestans ; une version écrite
d’un stile fleuri, affecté, fardé, doucereux. Oui,
repète-t-il au P. Dupré & à tous les défenseurs du P. Berruyer, un
historien doit sçavoir donner carrière à son imagination, mais jusqu’à
un certain point. Est-ce donc un privilège de l’histoire de
dispenser de toute règle, & de pouvoir être travestie en
ouvrage de fiction & de pur amusement.
On trouve, dans ces mêmes observations, une critique vive des peintures
indécentes dont l’Histoire du peuple
de Dieu est pleine. Celles des amours des
patriarches, de la passion effrénée de la femme de Putiphar, de la
coquetterie de Judith & des propositions brusques que lui fait
Holopherne, du crime épouvantable d’Onan, de la facilité avec laquelle
Rachel cède à Lia Jacob pour une nuit, y sont relevées comme étant
toutes des écueils pour l’innocence & la pudeur. Ces peintures, en
effet, sont plus dangereuses peut-être pour des gens sans principes, que
les tableaux les plus licencieux.
Outre les expressions lubriques dans cette histoire, il y en a beaucoup
de repréhensibles à d’autres égards ; par exemple, celles-ci :
Après une éternité toute entière, Dieu créa le
monde ; comme si une éternité pouvoit finir : à l’air aisé dont Dieu faisoit des miracles, on voyoit bien
qu’ils couloient de source… Le mal alloit toujours croissant, à la
honte du seigneur Dieu… les aventures des patriarches… après une
telle aventures… & mille autres qu’on lisoit dans la
première édition, & dont le P. Tournemine ne parle point. Il se
contente d’appeller, en général, cette histoire l’ouvrage d’un
romancier. Écriroit-on
autrement, dit-il, des
Contes Persans
(*) ?
Les jésuites, dans la condamnation de cette histoire, ne voulurent pas
s’en rapporter seulement au témoignage de leurs théologiens : ils
consultèrent des docteurs étrangers, qui tous crièrent, plus haut encore
qu’eux, anathême à l’entreprise du P. Berruyer ; qui l’appellèrent
un écrivain frivole, efféminé, dangereux ; un
falsificateur du texte saint ; un homme à visions & à systêmes
absurdes ; un coupable partisan d’une chronologie condamnée par la
société l’an 1708, supprimée par le jugement des évêques & par ordre
du roi, presqu’aussitôt que divulguée, abandonnée enfin par Hardouin
lui-même ; un arsénal vivant où les
hérétiques, les impies, les libertins peuvent aller
prendre des armes pour combattre la religion dans ses plus forts
retranchemens.
Le P. Tournemine s’appuie encore du jugement de ces docteurs. Au dehors
comme au dedans de la société, il trouve de quoi confondre les
enthousiastes de cette histoire, & surtout le P. Dupré qui l’avoit
appellé un dénonciateur, un grand diseur de palabres, un
fort mauvais critique, un pitoyable théologien.
Il n’est jamais plus grand, plus énergique, que lorsqu’il parle de l’abus
qu’on peut faire d’un double sens littéral ; du danger d’appliquer
au prophête Daniel, au peuple Juif, au fils d’Isaïe, à Josias, à
Auguste, ce qu’il ne faut entendre que de Jésus-Christ ; d’une
prétendue histoire des Médes & des Perses, démentie par toute
l’antiquité & fondée uniquement sur des chimères. « Ouvrons,
s’écrie-t-il, d’une voix éloquente, ouvrons les yeux aux lumières
d’une sainte tradition ; nous reconnoîtrons Jésus-Christ &
son royaume, peints par les prophêtes avec les traits les plus
ressemblans & les couleurs les plus
propres. Nous ne verrons que Jésus-Christ : nous le verrons
naître miraculeusement, frapper & détruire l’empire Romain,
idolâtre dans ce moment ou partagé entre deux maîtres il en avoit
plusieurs liés par des mariages, & cependant ennemis. Nous
verrons ces dominateurs du monde avouer, en périssant, que c’est
Dieu qui les frappe. Nous verrons l’église sortir comme du sépulcre,
après la terrible persécution de Dioclétien ; renaître des
cendres de mille buchers allumés par les bourreaux ; règner aux
yeux de Dioclétien & de Maximien, qui s’étoient vantés, dans des
inscriptions qui subsistent encore, de l’avoir anéantie : Dieu suscitera un empire
(*) Nous la verrons
devenir subitement maîtresse du monde subjugué ; non en
combattant, mais en mourant ; non par le fer, mais par la
grace. Nous verrons Constantin, adorer la pierre prédite par Daniel,
lui
soumettre sa personne & son
empire ; donner la croix pour enseigne victorieuse aux armées
Romaines, vainqueur de tous ses conquérans ; vaincu lui-même,
sans le secours des armes, par le Dieu-homme fondateur d’un empire
éternel. Nous verrons l’église s’étendre miraculeusement dans tout
l’univers, partout la même, partout aussi visible qu’un mont élevé.
Nous verrons Rome chrétienne, après la destruction de Rome idolâtre,
porter son empire, tout spirituel, beaucoup au-delà des limites des
quatre empire prédits »
.Rome, la capitale du
monde, possède, par la religion, ce qu’elle n’a pas soumis par ses
armes
(*).
Ce coup de force & de lumière est suivi d’une exhortation pressante
aux supérieurs de la compagnie, pour qu’ils arrêtent le cours d’une
doctrine bien plus dangereuse que le jansénisme ; d’une doctrine
qui n’attaque pas seulement
quelques dogmes,
mais les fondemens de la religion ; d’une doctrine qui rend
suspecte la bonne foi des jésuites, qui en a perverti cinq dont l’irreligion n’a que trop éclaté, qui causera un schisme
dans le corps (l’événement l’a bien prouvé) ; d’une doctrine enfin,
qui, représentant comme des athées tout ce qu’il y a eu de grands génies
& dans le paganisme & parmi les chrétiens, semble mettre en
honneur l’athéisme. Il parle tour à tour, dans ses Observations, en sçavant, en théologien, en religieux, en
citoyen, en sage. Tel étoit le P. Tournemine. La probité fut son
partage : cependant on a voulu rendre la sienne suspecte(*).
Quelle eût été sa douleur, s’il avoit assez vécu pour voir l’Harduinisme,
ce monstre qu’il combattit toujours, le braver encore & reparoître
dans l’Histoire du nouveau testament : ouvrage
semblable au premier pour le plan les
systêmes & l’audace, puisqu’il attaque le mystère de l’incarnation
divine ; mais si différent pour tout le reste, pour les graces
& l’élégance, pour l’élévation & la chaleur du stile. Le texte y
est noyé dans un fatras de réflexions communes, dans un verbiage froid,
entortillé, moins fleuri que précieux. La Vierge y dit que c’est bien de
l’honneur à elle d’être désignée mère d’un
Dieu : le Sauveur y fait assaut d’esprit avec la Samaritaine. Ce
qu’il y a de mieux dans le livre, c’est la manière dont tout est ramené
à la venue du messie : d’ailleurs on y cherche le P. Berruyer, son
imagination belle & sage.
Ce défaut de vie & de coloris viendroit-il de l’âge auquel il a
composé cette histoire ? viendroit-il de sa matière ? Il y a
bien un autre merveilleux dans l’ancien que dans le nouveau
testament ; mais cette seconde partie de l’Histoire du
peuple de Dieu, depuis la naissance du messie jusqu’à la fin de la
Synagogue, fût-elle supérieure à la première, l’Harduinisme y
étant, elle a dû révolter également le public.
Elle a soulevé tout le monde contr’elle, &
les dévots qui en ont été scandalisés, & les incrédules qui ne l’ont
pas trouvée assez hardie & tranchante, & les jésuites qui l’ont
dénoncée après l’avoir laissé paroître, & les prélats(*) qui l’ont
censurée, & Benoît XIV qui l’a condamnée par un bref du
17 février 1758, comme contenant des propositions
respectivement fausses, téméraires, scandaleuses,
favorables à l’hérésie & en approchant. Le pape règnant,
Clément XIII lui-même l’a foudroyée par un autre bref. Sa Sainteté
dit que l’auteur a mis le comble au scandale
(**).
Le P. Berruyer souscrivit à sa condamnation. Il marqua nommément sa
soumission au mandement de l’archevêque de
Paris, par un acte qu’il remit à ce prélat en date du
21 décembre 1753, & qui fut rendu public.
Malgré ce déchaînement universel contre l’Harduinisme, on a fait, depuis,
imprimer les épîtres de saint Paul sous le titre de Troisième partie de l’Histoire du peuple de Dieu ; mais
cette troisième partie n’a pas été mieux reçue que les deux autres.
J’entends celui de Copernic,
embrassé par le fameux Galilée & qui lui suscita tant d’ennemis,
graces au P. Scheiner, jésuite.
Galilée étoit de Florence, la patrie des Médicis & celle des lettres
& des arts. On le disoit fils naturel de Vincent Galiléi, noble
Florentin ; mais sa naissance, loin de diminuer son mérite, ne fit
que le relever davantage. Le grand duc de Toscane, son souverain, le
nomma son premier mathématicien. L’académie de Gli Lyncei tint à grand
honneur de l’avoir parmi ses membres. Les villes de Padoue, de Pise
& de Venise furent les principaux théâtres de sa gloire. Il y donna
des leçons de philosophie, de mathématique & d’astronomie, avec le
plus grand succès. L’étude des sciences abstraites ne l’empêcha point de
cultiver la poësie & la poësie burlesque. Ses
découvertes, dans l’astronomie & dans les
méchaniques, firent parler de lui dans toute l’Italie : il y mérita
la réputation de génie rare, audacieux & créateur. Il fut honoré de
tout ce qu’il y avoit alors de mathématiciens célèbres en Europe.
Un seul refusa de lui rendre hommage ; un seul entreprit de briser
l’idole encensée de tant de gens éclairés. Cet ennemi de la raison &
de tout encens qu’on ne brûloit point pour lui, fut un jésuite Allemand,
appellé Scheiner. Il eût voulu jouer, dans le monde, le rôle qu’y
faisoit Galilée.
Scheiner se disoit auteur du systême des taches du soleil. Il se vantoit
de les avoir le premier observées à Ingolstad, au mois de mai 1611.
A juger les choses sans prévention, il paroît qu’il ne se glorifioit de
rien de trop. Mais enfin, soit que cette découverte appartînt à Galilée,
soit que ce génie singulier, non content des siennes, voulût aussi
s’attribuer celles des autres, il publia qu’il n’avoit été donné qu’à
lui d’observer, pour la première fois, les taches du soleil. Venise
& Padoue, disoit-il, sont les lieux où j’ai
fait ces observations importantes. Il appelloit en témoingnage
plusieurs personnes auxquelles il en avoit parlé, mais il ne les nommoit
pas.
Galilée datoit sa découverte de l’année 1610, & son adversaire ne
datoit la sienne que de 1611. Quoiqu’ils pussent fort bien avoir observé
l’un après l’autre, sans s’être pillés, Scheiner passa pour un
imposteur ; aussi cria-t-il, de tous côtés, à l’injustice.
La querelle entre les deux astronomes s’échauffa par dégrés ; mais
le temps de perdre Galilée, & de lui faire expier sa juste ou
criminelle audace, n’étoit pas encore venu. Il n’apprit à quels ennemis
il avoit affaire, qu’au moment qu’il embrassa l’opinion de Copernic
touchant le systême du monde.
De tous les systêmes imaginés, c’est le plus raisonnable & le plus
suivi. Quelqu’un qui seroit encore entêté de celui de Ptolomée ou de
Ticho-Brahé, deviendroit la risée des gens les moins versés dans la
physique. Copernic place le soleil au centre du monde, & le fait
immobile : la terre, au contraire, est emportée par un mouvement
annuel autour du soleil. Ce qui fait le
mérite de ce systême, c’est qu’il est admirable pour rendre raison des
mouvemens & des phénomènes célestes.
Quelques philosophes, avant Copernic, avoient bien imaginé le soleil fixe
& le mouvement de la terre autour de cet astre ; mais l’honneur
de l’invention n’en est pas moins restée à Copernic, parce que personne
n’a comme lui, rectifié, étendu, perfectionné ce systême.
A peine l’astronome Florentin en eut-il quelque idée, qu’il le saisit
dans toute son étendue & tâcha de le mettre en règne. C’est dans
cette vue qu’il donna promptement un ouvrage distribué en quatre
dialogues, où, sous prétexte de proposer la raison
philosophique & naturelle, soit pour l’une, soit pour l’autre
opinion
(*), il préfère réellement le systême de
Copernic à tous les autres ; &, à propos du développement de ce
systême, il tombe sur le jésuite Scheiner, le traite avec le dernier
mépris, le représente comme
un visionnaire qui
supposoit des expériences & des observations pour les ajuster
ensuite à ses idées.
Scheiner fut outré : dès-lors il jura la perte de son ennemi. La
vengeance étoit aisée ; le jésuite l’avoit dans ses mains. Il ne
fit que déférer au tribunal de l’Inquisition les quatre dialogues de
Galilée, comme étant l’apologie d’une opinion contraire à l’écriture
sainte. C’est ainsi, remarque un écrivain, qu’autrefois Aristarque se
vengea de Cléanthe de Samos, & l’accusa d’impiété & de sacrilège
envers les dieux.
Les inquisiteurs, embarrassés le plus souvent dans les affaires de leur
ressort, voulurent connoître d’une qui ne les regardoit pas. Car quelle
apparence, dit un auteur, que le zèle de la religion les ait alors
animés. Ce zèle ne les eût-il pas également rendus éclairés sur
l’inconséquence de punir, par l’affreux supplice du feu, les erreurs
d’un homme, & de faire trouver aux assassins un asyle inviolable
près des autels ? sur l’indignité d’encourager des pères dénaturés
à mutiler leurs enfans pour les dévouer dans les temples,
dans les concerts & sur le théâtre, au plaisir de
quelques oreilles délicates ? Ils ne se déclarèrent contre Galilée
& contre ce nouveau systême, « que pour se venger de l’injure
involontaire que leur faisoit un grand homme qui peut-être en
éclairant l’humanité, en paroissant plus instruit que les
ecclésiastiques, pouvoit diminuer leur crédit sur le
peuple »
. Un sçavant prélat dit que l’écriture est faite
pour nous rendre fidèles & gens de bien, « & non
philosophes, astronomes, naturalistes »
.
Les idées du défenseur de Copernic parurent un attentat à
l’infaillibilité des livres saints. Elles regardoient principalement ce
texte : Arrête-toi, soleil. Les dévots frémirent
& crurent la foi presqu’anéantie d’un seul coup. L’inquisition ne
fut occupée qu’à prévenir les fuites de la nouvelle doctrine. Il y eut
délibération sur délibération : le tribunal arrêta, l’an 1611,
qu’on feroit retracter Galilée, qu’on l’obligeroit de laisser la terre
dans un point fixe, & de rétablir le soleil dans son mouvement
annuel.
Le cardinal Bellarmin, dans une
congrégation
tenue en présence du pape, fut chargé de travailler à cette affaire
& de hâter l’exécution de l’ordre qu’on avoit donné. Ce cardinal
homme d’ailleurs très-instruit, mais nullement astronome, peignit à
Galilée l’inquisition prête à lancer sur lui ses foudres, s’il ne les
prévenoit en se repentant & se rétractant au plutôt. Le pauvre
astronome hésite d’abord : le cardinal insiste ; Galilée le
rend, promet tout ce qu’on veut, mais ne garde pas sa parole.
Il se crut dispensé de la tenir, sur ce que l’inquisition avoit fait
publier deux décrets opposés, l’un en 1616 & l’autre en 1620. Le
premier condamnoit absolument l’opinion de Copernic, comme allant
directement contre l’écriture sainte ; & le second permettoit
cette même opinion, comme étant une simple hypothèse & non une
vérité certaine. Entre ces deux avis différens, Galilée choisit donc
celui qui lui parut le meilleur. Il battit en ruine tous les systêmes du
monde, & défendit, avec plus de chaleur que jamais, celui qu’il
avoit adopté.
Rien ne le flattoit plus que cette
liberté de
penser qu’il croyoit lui avoir été rendue ; mais ses propos, ses
nouveaux écrits revinrent aux inquisiteurs attentifs à ses démarches.
Ils remarquèrent que ce zèlé partisan de l’astronome Polonois ne
cherchoit qu’à leur en imposer.
En effet, Galilée feignoit, en plusieurs endroits de ses ouvrages, d’être
de l’avis de ses juges ; mais il ne faisoit au fond que l’apologie
de la personne & de ses sentimens. Son arrêt fut bientôt prononcé.
Les inquisiteurs le condamnèrent, à l’âge de près de soixante ans, à six
ans de prison ; durant lequel temps, il réciteroit les
sept pseaumes pénitentiaux, une fois la semaine, comme relaps &
coupable d’avoir enseigné un systême absurde en philosophie &,
du moins, erroné dans la foi.
Il ne dut sa délivrance qu’à la foiblesse qu’il eut d’abjurer ses
opinions & de blasphêmer contre la vérité. Il jura sur les saints
évangiles de ne plus croire au mouvement de la terre : les
inquisiteurs reçurent eux-mêmes ses sermens
(*)
Au moment, assure-t-on, qu’il fut mis en
liberté, le remords le prit. Il baissa les yeux vers la terre, &
dit, en la frappant du pied : Cependant elle
remue
(*).
Si le P. Scheiner eut la satifaction d’avoir rempli sa vengeance, il eut
aussi la douleur de voir les vrais philosophes soulevés contre
l’inquisition. Ils adoptèrent presque tous l’opinion d’une terre mobile.
Gassendi fut un de ceux qui prit, avec le plus de zèle, la défense de
l’illustre persécuté. Dans une lettre qu’il publia sur la communication
du mouvement, il ne manqua pas d’établir celui de la terre par un grand
nombre d’expériences. Il ne s’éleva d’anti-copernicien que le P. Cazré,
jésuite, & le professeur royal de mathématiques Morin, homme infatué
de l’astrologie judiciaire. Au défaut de bonnes raisons que Morin ne
pouvoit avoir à dire, il vomit un torrent d’injures contre Gassendi,
dans un écrit
impertinent sous ce titre :
Les autels de la terre brisés.
Cependant toute l’Europe sçavante avoit les yeux ouverts sur Descartes,
pour sçavoir quel seroit le parti qu’il prendroit en pareilles
circonstances. Ce vrai créateur de la nouvelle philosophie mettoit alors
la dernière main à son monde, & tout son systême portoit sur le
mouvement de la terre. Dans la crainte d’éprouver le sort de Galilée, il
délibéra s’il ne mettroit pas au feu tous ses papiers. Il n’en brûla
cependant que très-peu, & se crut même, dans la suite, bien en
sureté, à la faveur de cette belle définition du mouvement : Qu’une chose peut être réputée dans un parfait repos,
quoiqu’elle soit en effet dans l’agitation la plus
violente.
Le temps n’a fait que donner plus de cours au systême de Copernic &
relever la gloire du martyr de ce systême :
Dans l’Italie même, on ne se rappelle qu’avec horreur le traitement que
l’inquisition lui fit. Les inquisiteurs,
qui
condamnèrent ce philosophe, sont apostrophés ainsi dans un poëme Italien
de l’abbé Benedetto Menzini, poëme imprimé & vendu publiquement à
Florence : « Quel étoit votre aveuglement, lorsque vous
traînâtes indignement ce grand homme dans vos cachots ! Est-ce
là cet esprit pacifique que vous recommande le saint apôtre mort en
exil à Patmos ? Non : vous fûtes toujours sourds à ses
préceptes. Persécutons les sçavans : telle est votre maxime.
Orgueilleux humains sous un extérieur humble, vous qui parlez d’un
ton si doux & qui trempez vos mains dans le sang ; quel
démon funeste vous introduisit parmi nous »
?
Ce systême, d’abord si répandu, commence à menacer ruine : on le
modifie ou l’on lui donne plus d’étendue. Les uns, appellés
semi-coperniciens, n’admettent que le mouvement dimue de la terre sur
son axe, & la déchargent de toutes les révolutions annuelles. Les
autres veulent, au lieu d’un systême conjectural & fondé sur des
suppositions idéales, un plan effectif & réel de l’univers ; la
description
topographique des cieux ; un
systême étendu & historié qui représente aussi méthodiquement
l’arrangement des astres, qu’une carte de géographie fait voir la
disposition & l’étendue d’une province.
O
n ne se représente d’ordinaire le
grand Arnauld que comme un athlète redoutable dans les fameuses disputes
de la grace ; mais il n’étoit pas seulement théologien. Il
possédoit une littérature immense. Il n’est guères de genre dans lequel
il n’ait écrit, ou ne fut en état d’écrire supérieurement : il
parloit latin aussi bien qu’aucun moderne. Ses lettres annoncent la
beauté de son génie. Dans la conversation, ou la plume à la main
discutant un point de métaphysique, il étoit comparable aux Descartes,
aux Locke, aux Clarke, aux Cudworth, aux Mallebranche. Il ne craignît
point de compromettre sa réputation en osant lutter avec ce dernier.
Mallebranche est un des plus profonds méditatifs qu’on connoisse :
il lisoit très-peu. Les fenêtres de sa chambre fermées, il passoit sa
vie à
réfléchir profondément. Tout ce qu’il a
écrit est tiré de son fond. Dégouté de la science des faits & des
mots, il abandonna l’étude de l’histoire
Ecclésiastique & des langues sçavantes vers laquelle il
s’étoit d’abord tourné, & se livra tout entier aux méditations
philosophiques. Ayant entendu parler du Traité de
l’homme de Descartes, il fut curieux de le lire, & cette
lecture fut pour lui un coup de lumière. Il ne connut qu’alors son
talent, & le genre dans lequel il devoit écrire. Il avoit tout le
feu d’un poëte, & beaucoup plus de jugement qu’il n’en faut pour ne
rien dire d’absurde(*)
Cet homme d’un si grand génie étoit, dans la vie ordinaire, modeste,
simple, enjoué, complaisant. Il observoit les moindres pratiques de son
état. Quelqu’un le voyant faire à son tour, malgré son grand âge, le
diacre
d’office dans l’église de l’Oratoire,
s’écria : Voilà Epicure, bon mot imité d’un
ancien, qui, appercevant Epicure dans un temple, dit que Jupiter n’avoit
jamais été plus honoré. Mallebranche avoit signé le formulaire :
l’écrit dans lequel il a retracté sa signature est fort suspect. Quoique
d’une santé toujours très-foible, il parvint à une extrême vieillesse.
Son corps étoit devenu transparent à cause de sa maigreur : on
voyoit avec une bougie à travers ce squelette. Je passerois sur toutes
ces particularités, si tout n’intéressoit pas dans les grands hommes.
Voilâ celui qu’Arnauld osa provoquer au combat, par un autre motif que
celui de s’instruire. Le prétexte de la dispute fut l’opinion qu’on voit
tout en dieu ; opinion exposée dans le livre de la Recherche de la vérité.
Il est peu de livres où l’on sente plus les derniers efforts de l’esprit
humain. Que cet ouvrage est profond & lumineux ! Avec quelle
pénétration étonante, quelle méthode rare, quel stile clair &
concis, quelle imagination forte & brillante l’auteur y dévoile les
erreurs des sens, & de cette même imagination !
Non seulement, dans sa recherche de
la vérité, il avoit établi que nos idées découlent du sein de
dieu même ; mais il avoit encore développé cette opinion dans son
Traité de la nature & de la grace. Il avoit
comparé dieu à un miroir qui représente tous les objets, & dans
lequel nous regardons continuellement.
Ce systême est bien différent de celui des idées inées soutenues par MM.
de Port-royal, tous cartésiens : ce n’est pas qu’ils prétendissent
que toutes les idées sont créées avant nous. Ils en admettoient que
l’esprit reçoit à mesure que de nouveaux objets corporels se présentent
à nos sens ; mais ils ne vouloient pas qu’elles nous vinssent
toutes par ce canal. Ils croyoient celle que nous avons d’un dieu, d’un
être infiniment parfait, une idée innée. Cette opinion n’a rien
d’absurde. Il est certain que notre ame peut avoir des idées
indépendamment de nos sens, & qu’elle en aura même un jour étant
immortelle. Si Descartes nous induit souvent en erreur, je doute que ce
soit dans ce cas, & que Locke, dont les opinions sont aujourd’hui
les seules à la mode,
que Locke, qui
certainement a créé la métaphysique, comme Newton la physique, nous ait
appris plus de choses sur l’origine de nos idées & de nos
connoissances, sur la cause efficiente qui les produit. Nous ne sommes
pas plus avancés à cet égard que du temps de Descartes.
Arnauld rendoit justice à ce métaphysicien, que la subtilité d’esprit
caractérise principalement, & vouloit que tout le monde la lui
rendit. Il croyoit le sentiment des idées innées un sentiment
très-fondé. L’opinion qu’on ne voit rien dans dieu lui sembloit
ridicule, & même indécente. Il la réfuta dans un livre intitulé, des
Vraies & des fausses idées.
La réponse de Mallebranche à toutes les objections, décèle l’esprit le
plus fertile en ressources. Arnauld soutint la démarche qu’il avoit
faite. Il écrivit une seconde fois contre Mallebranche. Celui-ci
repliqua, représenta son hypothèse par les endroits les plus spécieux,
& celle des cartésiens par les cotés les plus ridicules. Il
s’agissoit principalement, dans leur contestation, de sçavoir si nos
idées, comme
modifications de l’ame, sont
représentatives des objets. Ils luttèrent pendant longtemps, & ne
parurent jamais plus grands qu’alors. On peut juger, dit Fontenelle,
avec quelle force, & quelle subtilité d’esprit la question qu’ils
agitoient dût être traitée : « à peine l’Europe eut-elle
encore fourni deux athlètes. »
Un éditeur des reflexions morales du duc de la R. F…, accuse le digne
antagoniste de Mallebranche de ne l’avoir pas entendu : cette
accusation a du fondement. Une autre plus vraie encore dont on le
chargea, ce fut de n’avoir pas mis dans cette dispute la même
modération, la même politesse & la même bonne foi que l’illustre
Oratorien.
Arnauld affectoit de dire continuellement que, puisqu’on voit tout en
dieu, on y voit aussi des crapauds, des chenilles, & tout ce qu’il y
a de plus dégoûtant dans la nature ; raisonnemens pitoyables dont
il sentoit toute la foiblesse, & qu’il ne faisoit avec tant de
complaisance, que pour mettre les rieurs de son côté.
Mais les eut-il jamais pour lui ?
MM. de
Port-royal les eurent-ils encore dans le temps de cette fameuse histoire
d’un jeune homme de Chartres, qui, né sourd & muet, acquit tout à
coup l’ouie, le jour d’une grande fête, dans le parvis d’une église au
bruit des cloches qui étoient en mouvement. A la première nouvelle
qu’eurent de cet événement nos grands défenseurs des idées innées, ils
se rendent à Chartres, interrogent le jeune homme pour en tirer des
éclaircissements favorables à leur systême : mais ses réponses ne
satisfirent point ces messieurs. Ils furent tout étonnés de lui entendre
dire que, dans son premier état, il n’avoit pas eu la moindre idée de la
divinité, de nos mystères, de notre religion ; que ses réponses par
signes aux principales questions du catéchisme n’étoient qu’une routine,
un mouvement machinal ; qu’il n’alloit à la messe que parce qu’on
l’y menoit ; qu’il ne s’y tenoit à genoux, que parce qu’il voyoit
les autres dans cette posture. Après un témoignage rendu si
authentiquement, de quel poids peuvent être, en faveur des idées innées,
les exemples de tous les autres
sourds &
muets de naissance(*).
L’opinion générale est aujourd’hui que toutes nos idées émanent des sens.
Mais est-ce comme cause, ou comme occasion ? comme occasion sans
doute. Les matérialistes voudroient que ce fut comme cause. On est
également revenu des Cartésiens, & de Mallebranchistes. Envain
l’auteur, qui nous a donné ses sentimens sur la critique
des pensées de Pascal, & trois lettres sur la
nature de notre ame, a-t-il eu dessein
de réchauffer la dispute des idées innées. Envain, il s’est présenté
comme un nouvel Arnauld pour défendre Descartes, & a voulu remettre
en honneur l’ancienne métaphysique, personne ne l’a écouté : on
s’en est tenu au Traité des sensations, par M. l’abbé
de Condillac.
Sa manière de procéder est ingénieuse & nouvelle. Il anime par dégrés
une statue qui n’acquiert nos sens que les uns après les autres. Il
peint tout ce qui doit se passer en elle, pour nous faire sentir ce qui
se passe réellement en nous. Il nous donne l’histoire véritable de notre
ame, nous montre combien il est faux qu’elle soit créée avec le germe de
toutes ses idées, & nous confirme le sentiment de Locke, qui ne
rapporte qu’à nos sens l’origine de toutes nos connoissances.
T
out est intéressant dans cette
querelle. Les deux écrivains qu’elle regarde sont les deux plus grands
philosophes de leur Siècle, Newton & Léibnitz. Toute l’Allemagne,
& toute l’Angleterre, empressée chacune d’assurer au génie de sa
nation la gloire qu’elle croyoit lui être due, furent les troupes
auxiliaires. Tous les sçavans de l’Europe furent les spectateurs du
combat. La personne illustre choisie pour être médiatrice étoit la
fameuse princesse de Galles, depuis reine d’Angleterre. Cette découverte
est une des plus étonnantes dont la géométrie puisse se vanter. On a par
elle un fil pour se conduire dans le labyrinthe, & l’abysme de
l’infini. Par elle, on soumet ce même infini au calcul algébrique. On
nombre, & l’on mesure avec exactitude ce dont on ne peut pas même
concevoir l’existance.
Guillaume Godefroi Léibnitz naquît à Leipsig, en
Saxe, le 23 juin 1646 : c’étoit un de ces enfans
privilégiés de la nature, qui ne donnent l’exclusion à aucun genre de
littérature & de science, & qui vont frapper toutes les bornes
les plus reculées de l’esprit humain. Poëte, orateur, historien,
jurisconsulte, théologien, philosophe, mathématicien, homme
universel : Léibnitz fut supérieur dans chaque partie. Fait pour
décider de tout, il fut le plus souvent Pyrrhonien(*)
Il travailla longtemps aux journaux de France, d’Angleterre, de Hollande,
de Léipsig, d’Hanovre, & des autres qui se sont en Allemagne. Il les
remplissoit de ses , ou du moins de mémoires & de réflexions
qu’il en voyoit à leurs auteurs.
Les règles du calcul différentiel, insérées dans les actes de Léipsig
l’an 1684, furent cause de sa dispute avec
Newton, ou plutôt avec les partisans zélés de Newton ; car Newton
étoit un sage. Ce célèbre Anglois, les délices & la gloire de sa
nation, qui l’honora comme un père & comme ses rois ; ce génie
créateur qui appartien à tous les pays & à tous les hommes, parce
qu’il leur a porté la lumière, aggrandi les idées, & presque étendu
la sphère de l’esprit humain ; cet Anglican attaché sincérement à
son église, mais incapable de vouloir qu’on persécutât les non
conformités ; ce philosophe pratiques, dont le caractère & les
mœurs admirables ne se démentirent jamais, qui jamais ne connût les
passions, pas même celles de l’amour, craignoit surtout les divisions
& les tracasseries d’auteur. Pour n’en avoir aucune, il arrêta
souvent l’impression de ses meilleurs ouvrages : « Je me
reprocherois, disoit-il, mon imprudence de perdre une chose aussi
réelle que la tranquillité. »
Il appelloit le repos une chose presque substantielle
(*)
Jamais il ne troubla le sine pour écrire ou faire
écrire en sa faveur. Ses admirateurs entreprirent
d’eux-mêmes de l’élever aux dépens de Léibnitz.
Ils accusèrent celui-ci d’avoir dérobé à Newton l’invention du calcul
différentiel : la chose n’étoit pas aisée à prouver. Newton n’avoit
fait paroître qu’en 1687 son livre des Principes
mathématiques de la philosophie naturelle ;ouvrage marqué
au coin du génie inventif de l’auteur, & fondé sur ce calcul
qu’avoit donné Léibnitz, mais dont il avoit eu soin de cacher les
démonstrations.
Traiter Newton de plagiaire, cela ne vint dans l’idée de personne :
dire aussi que Léibnitz, par lettres ou autrement, avoit eu connoissance
de cette découverte & se l’étoit appropriée, c’étoit faire ouvrage à
ses talens & à sa probité : croire que ces deux grands hommes,
par la seule conformité de la pénétration de leur génie, & de
l’étendue de leurs connoissances, avoient saisi chacun séparément la
même lumière & la même vérité, c’est le parti que prirent quelques
personnes. Ce qui confirme cette opinion, c’est qu’ils ne se
rencontroient que sur le fond des
choses. Ce
que l’un appelloit fluxions, l’autre le nommoit différences. L’infiniment petit étoit marqué, dans
Léibnitz, par un caractère plus commode & d’un plus grand usage que
le caractère employé par Newton.
Pour juger lequel des deux étoit l’inventeur, il falloit se dépouiller de
tout intérêt de nation & d’amitié, courage que n’eurent jamais ceux
qui s’érigèrent en arbitres de ce différend. Les Anglois se croyoient
offensés qu’on osât mettre en parallèle Newton avec Léibnitz. On sçait
qu’ils font de leur compatriote « l’hercule de la fable, à qui
les ignorans attribuèrent tous les faits des autres
héros. »
Léibnitz fut d’abord attaqué sur la ligne de la plus courte
descente. On lui disoit que son plagiat n’étoit que trop
manifeste, que c’étoit assez pour lui d’être le second des géomètres,
qu’il abandonnât des prétentions chimériques ; mais il voulut
prouver qu’il avoit des droits réels. Il se défendit avec beaucoup
d’impétuosité dans les journaux de Léipsig. Plusieurs écrivains le
secondèrent de leur plume, de leurs amis, de leurs protecteurs. Il eut
bientôt un parti en état de faire face à
celui du philosophe adoré de la nation Angloise : mais Léibnitz
voulant mettre fin à tous ces actes réciproques d’hostilité, eut recours
à la société royale de Londres.
Il se plaignit à elle de ce qu’un de ses membres, Keil,
l’accusoit d’avoir donné sous d’autres noms & d’autres caractères,
le calcul des fluxions inventé par Newton. Personne, disoit-il, sçait
mieux que Newton lui-même que je ne lui ai rien enlevé. Il demandoit
pour toute réparation d’honneur, de la part de Keil, qu’il désavouât
publiquement ses écrits injurieux.
La société royale, établie juge du procès, nomma des commissaires pour en
examiner les pièces. Ils ramassèrent tout ce qu’ils purent trouver
d’anciennes lettres de sçavans mathématiciens, relatives à cette
affaire. L’examen ne fut point favorable au philosophe Allemand. Les
commissaires Anglois donnèrent à leur concitoyen tout l’honneur de la
découverte ; &, pour justifier leur jugement(*), ils le firent
imprimer avec toutes les pièces qui le motivoient.
Le recueil fut distribué dans toute l’Europe. Leibnitz n’apprit qu’avec
un chagrin mortel la perte de son procès. Il étoit alors à voyager(*).
Le jugement de la société royale souleva contre elle, avec Léibnitz,
toute la nation Allemande. Elle crut voir sa gloire compromise dans
celle de son plus beau génie. Elle appella promptement à tous les autres
tribunaux de l’Europe de l’injustice de l’arrêt porté contre lui. Cette
nation, si fière de ses prérogatives, parut n’ambitionner rien tant que
de se maintenir dans cette longue possession, où elle prétend être du
sceptre
philosophique. Elle passe aujourd’hui
condamnation sur le petit nombre de ses auteurs agréables,
quoiqu’autrefois elle ait été piquée, & avec raison, du mot de
Bouhours ; un Allemand peut-il être bel esprit ? Mais elle
veut que les autres nations lui cédent pour l’érudition, la
jurisprudence & la philosophie.
Elle ne cessa de crier que l’inventeur des monades & de l’harmonie
préétablie, l’étoit aussi du calcul différentiel. Elle parla beaucoup de
sa générosité à remettre sa cause au jugement de ses ennemis, & du
peu de justice qu’ils lui avoient rendu. Comment, demandoit-elle,
soupçonner de plagiat un génie si souvent créateur ; un homme qui
détestoit cette lâcheté dans les autres ; qui vouloit qu’on laissât
à chacun l’honneur de ses idées, & faisoit quelquefois le sacrifice
des siennes par cette seule raison : « qu’il aimoit à voir
croître, dans les jardins d’autrui, des plantes dont il avoit fourni
les graines »
.
Pendant que les amis & les compatriotes de Léibnitz, travailloient à
le venger, ainsi qu’à se venger eux-mêmes, d’une décision qu’ils
croyoient
injuste, il ne s’oublioit pas. Il
imagina de faire passer en revue les plus beaux génies de l’Angleterre,
pour faire voir dans quels égaremens ils étoient tombés. Il montra les
erreurs qu’ils avoient accréditées dans leur nation. Les remarques qu’il
fit à ce sujet, étoient humiliantes pour l’Angleterre. Il osa les
envoyer à la princesse de Galles(*).
Léibnitz mandoit à cette illustre princesse, « que la religion
naturelle même sembloit s’affoiblir à Londres, avec le vrai goût des
sciences ; que plusieurs y faisoient les ames
corporelles ; que d’autres y faisoient Dieu même
corporel ; que Locke & ses sectateurs doutoient au moins si
les ames ne sont pas matérielles & naturellement
périssables ; que selon Newton, l’espace
étoit l’organe dont Dieu se sert pour y sentir les choses, son sensorium. »
.
Il se moquoit surtout de Newton, de ce qu’il prétend, dans son optique,
« que Dieu a construit le monde de telle sorte, qu’il a
souvent besoin d’y remettre la main ; de remonter la
machine ; d’en décrasser les roues »
. Le de Newton sur l’apocalypse étoit encore un beau
champ pour la plaisanterie ; mais il n’en fut point du tout
question.
La princesse de Galles se contenta de montrer les Observations critiques au fameux curé de S. James, Samuël
Clarke. Elle ne les communiqua point à Newton, n’ayant aucune espérance
qu’il voulut s’engager dans cette dispute, ni sortir de son caractère
philosophique.
Clarke, l’ami, le disciple & le de ce grand homme, prit
sa défense & celle des autres génies d’Angleterre, maltraités par
Léibnitz. Celui-ci repliqua, & fut encore réfuté.
D’autres écrivains de diverses
nations se
mêlèrent dans cette dispute. Il y eut des femmes auteurs qui voulurent
décider des ouvrages de Newton, qui frondèrent sa chronologie, son
systême du vuide & de l’attraction (*). L’Europe
entière s’entretint longtemps de ces sçavans débats.
Les écrits de Clarke & de Léibnitz passoient tous par les mains de la
princesse de Galles, qui les faisoit tenir à l’un & à l’autre, &
tâchoit de les accorder dans leurs sentimens : mais elle n’y
réussit point. Le feu de la division ne fut éteint qu’à la mort de
Léibnitz, arrivée, comme il raisonnoit sur la
chymie, le 14 novembre 1716, à Hanovre, où la cour de
Londres se trouvoit alors. Elle fut invitée à ses obséques ; mais
personne n’y parut.
Combien cette conduite est opposée à celle qu’elle tint envers Newton, au
mois de mars 1727 ! Aussitôt qu’elle eut appris qu’il étoit
mort, elle ordonna que son corps, après avoir été exposé sur un lit de
parade, comme les personnes du plus haut rang, fût ensuite transporté
dans l’abbaye de Westminster. Le poile du cercueil étoit soutenu par le
grand chancelier & trois pairs d’Angleterre. On peut juger du nombre
des personnes de distinction qui grossirent la pompe funèbre. Il fut
enterré près de l’entrée du chœur. On lui a construit depuis un tombeau
magnifique, sur lequel est gravée l’épitaphe la plus honorable, &
qui finit ainsi(*) ; Que les mortels se
félicitent de ce qu’un d’eux a fait tant d’honneur à
l’humanité.
Il paroît aujourd’hui qu’on a disputé à Newton
la découverte du calcul différentiel, comme on a contesté à leurs
véritables auteurs celles de la circulation du sang, de la circulation
de la sève, des petits vermisseaux dont nous sommes composés : mais
il faut convenir, en même-temps, avec Fontenelle, que, si Léibnitz s’est
approprié cette découverte, un tel vol suppose bien du génie, & le
rend comparable à Promethée, « qui déroba le feu aux dieux, pour
en faire part aux hommes. »
Quelle guerre n’a pas excité le
couronnement du discours du fameux citoyen de Genève, par l’académie de
Dijon ?
Ne le regardez pas, disoit Platon en parlant de Diogène, qui s’étoit mis
sous une gouttière pour en recevoir tranquillement la pluie, & pour
se donner en spectacle aux Athéniens, ne le regardez pas, vous le ferez
trop enfler de vaine gloire : conseil admirable, & dont
l’application est aisée. Le public enthousiaste est presque toujours le
jouet de ceux qui veulent faire parler d’eux. Si l’on veut se venger du
Diogène Génevois, mettre un terme à ses déclamations, à ses paradoxes
humilians pour l’espèce humaine, on devroit moins s’occuper de lui, de
son hermitage, de ses goûts, de ses habillemens, de sa façon
de vivre, d’accueillir les personnes qui vont le voir
fouler aux pieds le
faste de la ville, &
jouir avec hauteur de sa réputation. On le mortifieroit surtout si l’on
pouvoit oublier ses ouvrages, son Devin de village, sa
lettre sur la musique Françoise, sa Julie, ou la nouvelle Héloise,
son discours sur l’inégalité des conditions ; discours où
l’on trouve en général plus d’éloquence que de véritable philosophie,
plus de sophisme que de raison, plus de coloris que de dessein, moins
d’étendue de génie que d’esprit de détail ; ouvrage qui, de
conséquence en conséquence, rameneroit l’homme à manger de la chair
humaine.
De toutes les productions de s’illustre Jean-Jacques, celle qui a révolté
davantage est la fameux discours couronné à Dijon.
L’académie de cette ville avoit proposé, en 1750, cette question à
résoudre : Si le rétablissement des sciences & des
arts a contribué à épurer les mœurs. Le doute seul étoit une
insulte pour cette même académie, & pour toutes les autres en
général. Aussi les aspirans au prix d’éloquence ne crurent pas que la
question fut sérieuse, & choisirent tous l’affirmative, à
l’exception de
M. Rousseau(*). Il saisit cette occasion de se faire connoître,
& fit contre les sciences & les arts une déclamation plus
véhémente & plus dangereuse encore que celle de Corneille Agrippa,
cet autre esprit paradoxal, cet ennemi des lettres, qui les mettoit au
rang des calamités humaines.
Cette déclamation, ou discours, est partagée en deux parties : dans
la première, l’auteur veut montrer, par l’expérience, que les sciences
& les arts sont le poison le plus fatal pour les mœurs ; &
dans la seconde, il veut le prouver par le raisonnement. Le sait &
le droit, voilà sur quoi porte tout ce qu’il dit.
Le fait, il le va chercher dans l’histoire des nations les plus éclairées
de la terre, Chinois, Egyptiens, Grecs, Romains, & de celles qui ne
connurent que les conquêtes & la liberté ;
Perses, Scythes, Germains, Lacédémoniens, Romains même
dans les premiers temps de la république. Il voit toujours les vertus à
côté de l’ignorance, & les vices à la suite des sciences & des
arts. Il compare les mœurs simples de nos pères avec les nôtres. Quelle
force dans presque tous ses tableaux !
Qu’on en juge par celui-ci, où Fabricius rappellé à la vie, &
cherchant Rome dans Rome même, s’écrie dans son étonnement :
« Dieu ! que sont devenus ces toîts de chaume, & ces
foyers rustiques qu’habitoient jadis la modération & la
vertu ? Quelle splendeur funeste à succédé à la simplicité
romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces
mœurs efféminées ? Que signifient ces statues, ces tableaux,
ces édifices ? Insensés qu’avez-vous fait ? Vous, les
maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes
frivoles que vous avez vaincus ? Ce sont des rhéteurs qui vous
gouvernent ? c’est pour enrichir des architectes, des peintres,
des statuaires, & des histrions, que vous avez
arrosé de votre sang la Grèce & l’Asie ?
Les dépouilles de Carthage sont la proie d’un joueur de
flutte ? Romains hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres,
brisez ces marbres, brûlez ces tableaux, chassez ces esclaves qui
vous subjuguent, & dont les funestes arts vous corrompent :
que d’autres mains s’illustrent par de nouveaux talens ; le
seul talent digne de Rome est d’y faire règner la vertu : quand
Cynéas, &c. »
En traitant la question de droit dans la seconde partie du discours,
l’auteur trouve les sciences pires que la boëte de Pandore. Il les
définit la source infaillible & malheureuse de l’oisiveté, de
l’irréligion, du luxe, & par conséquent de tous les vices & de
tous les maux.
Il se représente l’innocence des premiers temps comme un « beau
rivage paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne
incessamment les yeux, & dont on se sent éloigner à regret. Les
hommes innocens & vertueux, ajoute-t-il, charmés alors d’avoir
les dieux pour témoins de leurs actions habitoient ensemble sous les
mêmes cabannes ; mais bientôt
devenus méchans, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs,
& les reléguèrent dans des temples magnifiques. Ils les en
chassèrent enfin pour les y établir eux-mêmes, ou du moins les
temples des dieux ne se distinguèrent plus des maisons des citoyens.
Ce fut alors le comble de la dépravation ; & les vices ne
furent jamais poussés plus loin, que quand on les vit, pour ainsi
dire, soutenus à l’entrée des palais des grands sur des colonnes de
marbre, & gravés sur des chapiteaux corinthiens. »
Ce discours prouve très-bien le systême de l’auteur sur l’abus qu’on peut
faire de l’esprit & des talens. On pourroit le comparer au
philosophe Grec Carnéades (*),
dont l’éloquence sophistique parut si dangereuse à Rome, que Caton, le
censeur, fut d’avis qu’on
le renvoyât au
plutôt, & qu’on prévint les funestes effets de son talent d’éblouir
les esprits, de manière qu’il étoit impossible de distinguer le vrai
d’avec le faux. Les académiciens de Dijon n’hésitèrent pas à donner à M.
Rousseau la préférence sur tous les concurrens. Ils se laissèrent
entraîner à la véhémence de ses déclamations, & le couronnèrent
malgré leurs propres intérêts.
Les couronnes académiques sont d’ordinaire oubliées aussitôt que
reçues ; mais celle-ci eut un sort tout différent. Elle fut le
signal d’une guerre générale dans le monde littéraire. On se ligua de
toutes parts dans la crainte d’une révolution par rapport aux idées.
Le Nestor des rois, & le premier des hommes, fut un de ceux qui
prirent le plutôt la défense des sciences & des arts. Il daigna
traiter avec leur ennemi d’écrivain à écrivain, le suivre & le
combattre dans tous ses raisonnemens. Cet illustre protecteur des gens
de lettres, dit que c’est à tort qu’on s’en prend à eux de cette fausse
politesse qu’on remarque dans le monde, & qui n’est que le masque
des vices. « On
peut être poli sans être
dissimulé, on peut assurément être l’un & l’autre sans être bien
sçavant, & plus communément encore on peut être bien sçavant
sans être sort poli. »
Il ne voit pas ce que le luxe a de
commun avec les auteurs, dont la plupart sont si mal partagés des biens
de la fortune. Il soutient que la science est utile ne fut-ce qu’à la
religion, soit dans les écoles pour l’y établir avec force, soit dans la
chaire pour l’y annoncer dignement. Il reproche à M. Rousseau de
condamner ce qui fait toute sa gloire, & d’oser ainsi battre sa
nourrice.
Les raisonnemens du prince étoient de la plus grande justesse ;
toutefois ils furent réfutés. Quel honneur pour un républicain de se
mesurer avec un pareil adversaire ! Le citoyen de Genève défendit
son sentiment en homme persuadé. Les contradictions donnèrent un nouvel
essor à son génie. Sans manquer en rien aux égards dûs à la personne
auguste qui se déclaroit d’un avis contraire au sien, & en lui
donnant même à propos des louanges très-délicates, il répondit à tout ce
qu’elle avoit daigné objecter : il appuya son
paradoxe de nouvelles raisons & de nouvelles
preuves.
Quant à l’inconséquence de ses principes avec sa conduite, & au
reproche de s’ériger en apôtre de l’ignorance, & d’être sçavant
lui-même, il s’en justifie non en alléguant une éducation forcée, mais
en abjurant dès ce moment les sciences, en ne voulant plus qu’elles
portent dans son ame des sémences de corruption, & en renonçant
« à un métier trompeur, où l’on croit beaucoup faire pour la
sagesse en faisant tout pour la vanité »
.
Un membre de l’académie royale des belles-lettres de Nancy, dans un
discours long & raisonné, donna encore l’apologie des sciences. Leur
ennemi n’y fut pas mieux traité qu’il ne les avoit traitées
lui-même : mais, après avoir eu la gloire d’être aux prises avec
les rois, il ne daigna presque plus l’être avec personne. Seulement dans
une lettre à M. Grimm, cet autre frondeur de nos usages & de nos
goûts, il repoussa les principaux traits sous lesquels l’académicien
croyoit l’avoir accablé.
Je mets ici en caractère italique les
coups
portés par l’un, & en caractère romain les coups parés habilement
par l’autre. Qui ne seroit pas indigné d’entendre M.
Rousseau assurer que nous avons toutes les apparences des vertus
sans en avoir aucune ! J’avoue qu’il y a un peu de
flatterie à dire que nous en avons les apparences ; mais M. Gautier
auroit dû, mieux que personne, me pardonner celle-là. Eh ! pourquoi n’a-t-on plus de vertu, c’est que l’on cultive
les belles-lettres, les sciences, & les arts : pour
cela précisément. Si l’on étoit impoli, rustique, ignorant,
Goth, Hun, Vandale, on seroit digne des éloges de M.
Rousseau : pourquoi non ? y a-t-il quelqu’un de ces noms
là qui donne l’exclusion à la vertu ? Ne se
lassera-t-on point d’invectiver contre les hommes ? ne se
lasseront-ils point d’être méchans ? Croira-t-on
toujours les rendre plus vertueux, en leur disant qu’ils n’ont point
de vertu ? Croira-t-on les rendre meilleurs en leur
persuadant qu’ils sont assez bons ? Sous prétexte
d’épurer les mœurs est-il permis d’en renverser les
appuis ? sous prétexte d’éclairer les esprits faudra-t-il
pervertir les mœurs ? … Les sciences, la logique, la
métaphysique, la
morale, la physique, les
mathématiques, sont donc, selon vous, de stériles
spéculations ? stériles selon l’opinion commune ;
mais selon moi très-fertiles en mauvaises choses.
Il y alloit, dans cette dispute érrange, de l’honneur de tous les sçavans
& de tous les artistes, & même de la subsistance de plusieurs.
Si les travaux des uns & des autres sont aussi dangereux que le
chant des syrènes, que l’affreuse potion de Circé, il faut tout
anéantir, bibliothèques, universités, académies, chefs-d’œuvre anciens
& modernes : c’est le parti qu’il faut prendre, & le plutôt
sera le mieux quoiqu’en dise M. Rousseau, qui ne veut pas qu’on tire
cette conséquence. Quelle raison pourroit-il y avoir de respecter, dans
un état, la chose qui lui seroit la plus nuisible ?
L’académie Françoise ne tarda pas à donner, pour sujet de discours,
l’affirmative de la question proposée par l’académie de Dijon. Mais où
trouver un aspirant au prix, en état de faire assaut d’éloquence &
de génie avec un des plus grands écrivains de son siècle ?
L’impression qu’avoit fait son discours
en
France passa jusqu’en Espagne. Le panégyriste des Goths & des
Hérules y trouva des partisans : aussitôt nouveaux troubles,
nouvelles altercations, nouvelles plaintes. Un dominicain y poursuivit
les fauteurs du Génevois. L’inquisition appréhendoit un schisme ;
elle alloit faire couler le sang : heureusement la cour de Madrid
étouffa cette dispute ; il parut un édit du roi pour défendre
d’agiter la question qui partageoit les esprits.
Toutes ces suites nécessaires de son opinion le philosophe, Jean-Jacques
les avoit prévues : il sçavoit quelles clameurs il exciteroit
contre lui. Pour les faire cesser, il se proposa de crier plus haut que
personne, & se fit un bouclier impénétrable à tous les traits en
répétant toujours ces deux grands mots : vertu,
vérité ! vérité, vertu !
Plusieurs écrivains ont pris, comme lui, vis-à-vis de la nation, le ton
de législateur & de maître ; mais aucun ne s’est annoncé avec
autant d’enthousiasme, ni peut-être avec autant de génie que le citoyen
de Genève. Ses idées sont hardies, ses pensées sortes & quelquefois
neuves. Il est presque
toujours égal pour la
chaleur & l’élevation du stile. Les bonnes mœurs & la vertu,
voilà ce qu’il prêche aux hommes : lors même qu’il outre son
opinion, il dit de bonnes choses dont il seroit à souhaiter qu’ils
profitassent. Ses rêveries pourroient être mises au rang de celles de
l’abbé de Saint-Pierre, & du feu marquis d’Argenson (*), si elles étoient plus liées, &
plus conséquentes. Il faut croire qu’il est d’aussi bonne foi qu’eux,
qu’il est moins touché de la célébrité que de l’amour du bien public.
Son imagination ardente & cette fureur de s’élever contre les idées
reçues eussent pu, s’il eut vêcu
dans des
siècles d’ignorance, en faire un homme dangereux ; ce qui, pour le
dire en passant, prouve, contre son propre systême, que les
connoissances, généralement répandues, loin d’être nuisibles sont
très-utiles aux hommes, ne fut ce que pour arrêter les effets contagieux
du fanatisme.
Une chose qui console un peu l’irréconciliable ennemi des lettres, de les
voir actuellement en honneur dans toute l’Europe, c’est l’opinion où il
est qu’elles n’y seront pas toujours. Il envisage, dans l’avenir, une
révolution en faveur de l’ignorance. Il y aura tôt ou tard, à ce qu’il
espère, une seconde inondation des peuples barbares du Nord, plus
cruelle que la première. L’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Italie,
l’Angleterre, seront subjuguées : les gens de lettres, chassés de
climats en climats, seront contraits de passer avec les sciences &
les arts d’Europe en Amérique, à peu près comme les sçavans de Grèce, à
la prise de Constantinople, se refugièrent à Florence.
Cette idée est singulière & bien digne du Génevois : aussi
quelqu’un
l’ayant eue d’abord en fit part, il y
a quelque temps, à M. Rousseau, sans sçavoir que ce fut la sienne.
Celui-ci en parut enchanté ; prit, sur le champ, un cahier qu’il
lui montra, & lui dit : Lisez, voilà précisément
qu’elle est ma pensée. Le mal fut-il aussi réel que M. Rousseau
se l’est imaginé, le remède ne seroit-il pas pire ?
A
vant que les bouffons(*) vinssent à Paris, on y
étoit partagé sur la musique Italienne : elle y sema la division en
1704 : l’auteur du Parallèle des Italiens & des
François, en ce qui regarde la musique & les opéra, avoit
jetté la pomme de discorde. Cet ouvrage de l’abbé Raguenet, connu par
son histoire de Cromwel, & par celle
du maréchal de Turenne, fruits de ses voyages en Italie, étoit
un éloge outré de la musique de cette nation, un tribut de
reconnoissance de tous les honneurs qu’il y avoit
reçus. Les conservateurs de Rome l’avoient décoré du titre de citoyen
Romain.
Il trouve la musique des Italiens supérieure à la nôtre à tous égards,
1°. par rapport à la langue dont tous les mots, toutes les syllabes se
prononcent distinctement ; 2°. par rapport au génie & à la
hardiesse des compositeurs, à l’enchantement des symphonies, à la ressource des castrati, à l’invention des machines. Il
veut qu’il soit réservé aux seuls Italiens d’avoir reçu de la nature
tout ce qui est du ressort de l’harmonie. Il dit « que les
chanteurs de la place Navone à Rome, & ceux du pont de Rialte à
Venise, qui sont là ce que sont ici les chanteurs du Pont-Neuf, se
mettent trois ou quatre ensemble pour exécuter des morceaux de
musique : il ajoute, on fait des
concerts en François qui ne valent pas mieux »
.
Il convient pourtant que les Italiens nous cédent pour les paroles, &
que celles de nos opéra sont aussi agréables que celles des leurs sont
plattes, sans liaison & sans objet. Il donne la
préférence à nos opéra sur ceux d’Italie « pour
les chœurs, pour les divertissemens, pour les violons, les
haut-bois, les danseurs, les pas & les habits »
:
tout le reste du Parallèle est une critique vive de
nos goûts, une satyre de nos plus grands musiciens.
On sçait combien la France est redevable à Lully ; quoique
Florentin, nous le mettons avec raison au rang de nos grands
hommes : c’est parmi nous qu’il a développé son génie.
Il vint à Paris à l’âge de dix ou douze ans, & s’y fit bientôt
connoître par le goût avec lequel il jouoit du violon. Mademoiselle de
Montpensier l’attacha à son service ; mais elle le renvoya, dit-on,
pour avoir mis en musique des vers faits sur un sujet semblable à celui
de l’énigme rapportée dans la comédie du Mercure
galant. Il entra depuis parmi les violons du roi, devint
surintendant de sa musique, & eut le privilège de l’opéra en 1672.
Ses chants sont naturels, mélodieux, insinuans & faciles ; tout
le monde les retient(*).
Les traits lancés par l’abbé Raguenet, contre le
père de la musique Françoise, révoltèrent ses amateurs. Ils opposoient
Lully aux meilleurs musiciens d’Italie : ils le mettoient au-dessus
de Bassani, de Corelli, de Buononcini, & au niveau de tout ce que
l’école de Naples, la plus célèbre & la plus féconde en génies pour
la musique, avoit produit d’excellent.
Frénuse, écrivain agréable & facile, réfuta
promptement le livre du
Parallèle, afin de prévenir les mauvais effets qu’il pouvoit
faire dans le public, & le jugement qu’en porteroient les étrangers
d’après celui d’un François. Il intitula son ouvrage : Comparaison de la musique Italienne, & de la musique
Françoise.
Frénuse y montre d’abord les exagérations dans lesquelles donnent souvent
les écrivains, plus par envie de se distinguer, que par celle d’éclairer
leurs compatriotes. Il y met ensuite en balance la gloire de deux
nations rivales, opposées par leur goût pour la musique, & décide
bientôt en notre faveur.
L’abbé Raguenet soutint ce qu’il
avoit dit des
Italiens. Il publia une défense de son Parallèle.
Frénuse écrivit de nouveau : tous deux continuèrent assez longtemps
leurs hostilités respectives.
Plusieurs amateurs entrèrent dans cette dispute, entr’autres le médecin
Andry & Fontenelle. La musique Italienne fut très-préconisée.
Frénuse, au désespoir de ne pas réunir tous les suffrages, croyant ce
goût pour elle un goût passager, s’avisa de jouer le prophête, & de
dire formellement « d’ici à dix ans la musique Italienne sera
regardée en France comme les acrostiches, & les
anagrammes »
.
Heureusement pour lui la mort l’enleva en 1707, à la fleur de son
âge ; il auroit pu voir la fausseté de sa prophétie, dans l’accueil
fait aux bouffons à leur arrivée à Paris l’an 1752 ; année
remarquable à jamais dans les fastes de la musique, & où l’on vit,
comme dans la guerre de la fronde, citoyens animés contre citoyens,
cabaler, se nuire, se déchirer mutuellement, & prêts à
s’égorger.
Ces acteurs bouffons Italiens, avant que de paroître à Paris, avoient
joué
dans différentes villes d’Allemagne :
ils avoient débuté à Strasbourg. Il s’en falloit bien qu’ils eussent
réussi quelque part. Ce qu’ils avoient de mieux dans la troupe étoit un
acteur & une actrice qui, sans être des premiers d’Italie, ne
laissoient pas de plaire ; l’un (Manelli) par le jeu de sa
physionomie faite pour le comique, par la précision & l’intelligence
de son art ; & l’autre (mademoiselle Tonelli) par sa jeunesse
& par les agrémens de sa figure, par la légéreté, l’éclat & la
justesse admirables de sa voix.
Ils essayèrent, sur le théâtre de l’opéra, le goût du public, en donnant
les meilleurs intermèdes Italiens. Toutes ces pièces furent très-bien
reçues, & principalement la Serva Padrona ;
pièce jouée, dit-on(*), &
sifflée, six ans auparavant, sur le théâtre de notre comédie Italienne.
Ce chef-d’œuvre du divin Pergolèse eut un succès
prodigieux.
Un esprit d’enthousiasme saisit alors la nation.
On ne goûta plus que la musique Italienne : il n’eût pas été du bon
air d’en médire. Peu à peu l’illusion s’affoiblit ; on raisonne, on
discute, on compare : beaucoup d’amateurs reviennent à notre
musique ; d’autres restent attachés à l’Italienne. Il y eut deux
partis bien formés, les bouffonistes & les anti-bouffonistes.
Tous ces démêlés rappellent ceux que Cyrano de Bergerac
dit être ridiculement arrivés dans l’empire de la lune, & y avoir
causé deux factions, la lunaire & l’ anti-lunaire. Les bouffonistes & les anti-bouffonistes
avoient à leur tête deux ou trois personnes d’après lesquelles ils
trouvoient tout ou divin & délicieux, ou plat & détestable.
Chaque parti avoit sa place distinguée dans le parterre de l’opéra. Le
rendez-vous des uns, c’est-à-dire des philosophes & des
beaux-esprits, ou des gens soi-disant tels, étoit le coin de la
reine ; celui des autres, c’est-à-dire des Lullistes, étoit le coin
du roi.
C’est de ces deux coins, comme de deux camps ennemis en présence, qu’on
s’observoit, qu’on se faisoit la
guerre. La
première attaque commença (car je ne compte pour rien la Lettre sur Omphale) par une pièce vive & plaisante, sous
le nom de petit prophète de Boehmisch Broda
; imitation indécente du stile des
prophéties les plus respectables. Cette critique s’étend sur tout ce qui
a rapport à l’opéra François ; local, théâtre, décorations,
lumières, orchestres, musique, poëme, acteurs & actrices, danseurs
& danseuses sans nombre & sans fin.
L’auteur y rend justice à Géliot, le Marivaux du chant, selon
l’expression d’un homme d’esprit ; à la voix légère & brillante
de mademoiselle Fel ; au talent supérieur de Dupré pour la
danse ; au génie du premier compositeur de la nation, & jette
du ridicule sur tout le reste.
Son imagination lui représente un bucheron à la tête de
l’opéra ; des charpentiers, pour faire aller les chœurs ; une
musicienne effrayante par ses cris à contre sens, par ses veines
prodigieusement enflées & son visage rouge comme la
pourpre de Tyr ; un acteur qui chévrotte, gargarife en
chantant, & fait le jeune à soixante ans passés.
Il trouve une monotonie insupportable dans les
compositions de Lully, & pire que le maussade chant des églises
d’Allemagne ; une absurdité dans ces fêtes & ces danses amenées
à tout propos & contre toute raison ; dans cet assemblage
d’ombres, de fées & de génies, tous monstres sortis du cerveau des
poëtes modernes ; dans ces représentations puériles de tonnerres,
d’éclairs & d’orages ; enfin une succession non interrompue
d’ depuis quatre vingt ans.
Le petit prophète de Boehmisch Broda en Bohême, du haut d’un grenier
obscur & glacé, se voit transporté subitement dans une sale bien
illuminée & retentissante de voix & d’instrumens. Il se
connoissoit en musique : il étoit même compositeur. Celle qu’il
entend l’effraye : il annonce, de la part du dieu qui l’envoie vers
un peuple gentil & plaisant de son naturel, qu’on
ait à renoncer à cette cacophonie détestable, à substituer une bonne
musique à celle qui n’en est pas une, à reconnoître incessamment la
mission du serviteur Manelli ; sans quoi, le
châtiment suivra de près l’obstination. La
sale de l’opéra redeviendra un jeu de paume : les plus habiles
gens ressembleront, pour la stupidité à l’onagre du
désert : ils auront l’oreille aussi endurcie que la corne
du bufle de la forêt : ils n’aimeront que les Lécluse, les Raton & les décorateurs du pont Notredame.
Le coin de la reine suscitant ainsi des prophêtes, le coin du roi en
suscite également. On oppose au petit prophète le grand
prophète Monet. Celui-ci anathématisoit l’autre ; déifioit
Lully, Campra, Destouches. Il avertissoit tout le monde de ne pas croire
au serviteur Manelli & à la Signora
Tonelli ; & donnoit pour marque de la réprobation du
peuple François, cet accueil même qu’il avoit fait à une des plus
misérables troupes d’Italie.
Cependant les bouffons jouoient alternativement avec nos acteurs. Les uns
donnèrent la Finta Cameraria, la Dona
superba, la scaltra governatrice ; & les autres Acis & Galatée, le prologue des Fêtes
de l’été, Aréthuse, le ballet de Tempé. La
comparaison étoit à l’avantage de la musique Ultramontaine. Les
partisans de la nôtre étoient
abbatus ;
mais ils eurent leur revanche à l’opéra de Titon &
l’Aurore. Les paroles sont de l’abbé de la
Marre
(*) ; M. de Mondonville a
fait la musique.
L’ardeur pour les bouffons commençoit à se rallentir. Le nouvel opéra fut
un coup terrible pour le coin de la reine, dont les habitans désolés se
dispersoient partout, dans les corridors, au paradis, sur l’escalier.
Quelques beautés neuves & saillantes de Titon &
l’Aurore firent traiter de fanfreluches Italiennes les endroits
les plus applaudis des bouffons ; comme l’impatience de Manelli de
ce qu’on ne lui apporte pas son chocolat ; le tour d’adresse de cet
homme qui a perdu sa cervelle, qui la cherche dans sa poche, & qui,
à la place, ne fait sortir que des moineaux ; ce quatuor de ti, de te, de ta,
de to ; cette imitation aussi gaie que noble du
bruit d’un horloge, d’un pot au feu ou des coups redoublés d’un
marteau.
Un bouffoniste, pour rallier sa troupe égarée,
donna promptement un écrit intitulé : Arrêt de
l’amphitéâtre de l’opéra, intervenant dans la querelle des deux
coins. Jamais arrêt ne fut plus injuste : l’auteur y
refusoit l’esprit, le goût & le bon sens aux anti-bouffonistes,
& n’accordoit ces qualités qu’à ceux du parti contraire. Il
exhortoit ces derniers à redoubler de zèle, à brouiller, à faire le plus
qu’ils pourroient de prosélytes, à braver la sentinelle excédée de leur
murmure sédinieux & qui ne cessoit de dire à certain abbé
bouffoniste : « Baissez la voix, M. l’abbé : Mais, M.
l’abbé, ne parlez donc pas tant ; vous croyez être dans une
église. »
Rien ne put faire reprendre crédit aux bouffons : les hommes &
les femmes en possession d’amener & de bannir la mode, n’y alloient
plus. La recette des intermèdes Italiens devint très-modique :
celle, au contraire, des opéra François grossissoit tous les jours.
L’argent, ce nerf de toutes sortes de guerres, venant à manquer, les
bouffons sonnèrent la retraite & s’en retournèrent en Allemagne.
Leur faction
prétend qu’ils eussent pu tenir
encore ; mais qu’il a fallu les renvoyer « à peu près comme
il fallut autrefois que Titus renvoyât sa maîtresse, pour appaiser
les Romains »
.
D’autres bouffons Italiens ont osé reparoître, en dernier lieu, sur le
théâtre de la comédie de leur nation. Le sieur & la demoiselle
Deamici y ont exécuté un intermède. Le succès que l’acteur &
l’actrice ont eu, a fait craindre que la guerre ne se rallumât ;
mais tous les mouvemens qu’on a vus dans cette fermentation ne sont que
les derniers feux d’un volcan épuisé.
La retraite des premiers bouffons fut signalée par un coup terrible, par
la fameuse lettre de M. Rousseau sur la musique Françoise. Ce misantrope
vertueux, ce philosophe singulier se présenta pour faire sentir le
mérite des acteurs qu’on venoit de perdre. Il invectiva contre la nation
qui renvoyoit les seules personnes dépositaires du vrai goût du
chant : il voulut prouver que nous n’avions ni ne pouvions avoir
une bonne musique.
Et pourquoi n’en avons-nous point & ne sçaurions-nous en avoir
une ?
C’est, dit-il, que notre langue
n’est point, comme celle des Italiens, douce, sonore, harmonieuse,
susceptible des molles tournures. De là, il se jette
sur la rauque dureté de certains morceaux de poësie.
C’est, poursuit-il, que le concours de nos consonnes, & surtout de
nos E muets, occasionne trop fréquemment des cadences, ou
des modulations fausses ou déplacées ; c’est que nos
musiciens n’ont pas encore, comme ceux d’Italie, la liberté de
s’éloigner du sens des paroles, pour exprimer tous les
sentimens & peindre tous les caractères avec tel mouvement qu’il
leur plaît ; c’est enfin que notre langue, n’ayant point
de prosodie, notre musique ne peut avoir non plus aucun mouvement
déterminé pour la mesure.
Les choses odieuses & dures qu’annonçoit le bouffoniste à toute
outrance, l’étoient encore moins que le ton âpre & révoltant avec
lequel il les rendoit. On fut généralement indigné : les clameurs
redoublèrent. On saisit toutes les sources de ridicule, plaisanteries,
brocards, estampes satyriques, chansons. Il n’étoit bruit que de
Jean-Jacques.
On célébra sa pauvreté, son galetas, son vieux
habit, ses chemises sans manchettes, son usage d’aller sans épée, son
mépris pour l’argent & sa constance à faire & à vendre de la
musique. On le joua sur le théâtre de la comédie Françoise, dans la
pièce des Fées. Il s’y trouva lui-même : il y fit
le nouveau Socrate, se montrant à tout le monde & applaudissant à
l’actrice qui se moquoit de lui. Les acteurs de l’opéra lui ôtèrent ses
entrées, sans aucun égard pour son Devin de village,
qui avoit eu le plus grand succès. Ils poussèrent encore plus loin la
vengeance : à la répétition d’un opéra, ils le firent, dit-on,
pendre en effigie à l’orchestre. Il crut voir le moment où l’on
l’assassineroit. Le lieutenant de police le fit garder à vue, à la
représentation d’un certain opéra. Le déchaînement fut tel qu’on compara
le bouffoniste à cet oiseau nocturne qu’on voit au milieu du bassin de
la fontaine qui est à l’entrée du labyrinthe de Versailles ; oiseau
devenu odieux, pour son chant & son plumage, à tous ceux de son
espèce. De cette hauteur des branches où ils sont élevés, ils lui
jettent de
l’eau en cent manières
différentes.
Mais les personnalités ne sont pas des raisons ; voici celles qu’on
donnoit afin de prouver que nous avons une bonne musique. La meilleure
de toutes les musiques, disoit-on, est celle qui exprime & peint le
mieux. C’est uniquement à rendre la nature, que doivent se rapporter
toutes les parties de l’art musical, la mélodie ou le chant, l’harmonie
ou l’accompagnement, le mouvement ou la mesure : or quelle musique
remplit mieux cet objet que la nôtre ?
On ne parloit pas de celle des anciens, dont quelques sçavans racontent
tant de merveilles. Ils nous assurent que le compositeur excitoit toutes
les passions ; qu’il rendoit, à son gré, tel homme doux ou furieux,
ingénieux ou hébété, chaste ou impudique. On se bornoit à la musique des
Italiens, qu’on trouvoit moins expressive que la nôtre, moins
pittoresque, moins remplie de grandes & belles images : on
vouloit qu’elle se ressentît de leurs Sénéques & de leurs Plines
musiciens. On représentoit la musique Françoise, comme une femme dans
qui tout respire la simplicité, la
noblesse, la décence, la raison & les graces ; &
l’Italienne, comme une femme vive, sémillante, capricieuse &
minaudière.
Les anti-bouffonistes passoient de l’existence réelle à la possibilité
d’une bonne musique Françoise.
Selon eux, toute langue est susceptible de chant ; fût-ce
l’Allemande, la Tartare & l’Iroquoise. Ce qui constitue le chant,
disoient-ils, c’est le génie des compositeurs, & non le génie d’une
langue. Les paroles ne sont que pour désigner l’objet « que le
musicien a dû peindre, le sentiment qu’il a dû exciter. Elles ne
présentent que l’explication du tableau ; & le tableau n’en
seroit pas moins bon, s’il l’étoit réellement, quand même
l’explication seroit vicieuse »
.
Avec quelle chaleur on réfutoit surtout les projets de réforme de M.
Rousseau, par rapport à l’accompagnement, à nos symphonies, aux duo, aux
chœurs, aux monologues, aux voix des acteurs, aux compositions de nos
musiciens & de nos poëtes lyriques !
Mais tous les arts ont été poussés à leur
perfection en Italie ; donc celui du chant, disoient les partisans
de la musique Ultramontaine, y a reçu le même dégré de
supériorité : la musique Italienne est de tous les pays, donc elle
doit être aussi du nôtre ; raisonnemens qu’on détruisoit par
ceux-ci. Sous Louis XIV, tous les arts ont fleuri ; d’où vient
la musique seroit-elle restée informe ? Malgré l’exemple de nos
voisins, nous avons rejetté la musique Italienne ; nous n’avons pas
craint d’être schismatiques à cet égard ; par conséquent, elle a
quelque chose qui répugne à notre goût & à notre génie. Enfin, quand
notre musique seroit évidemment mauvaise, il faudroit bien se garder
d’en prendre une autre ; par la raison que les Anglois, pour s’être
éloignés du vrai genre dramatique, ne laissent pas de goûter le leur
& de préférer Shakespear à tout ce qu’ils ont eu depuis :
raison pitoyable & qu’on auroit passé sous silence, s’il ne falloit
pas rapporter le pour & le contre.
Cette querelle musicale étoit tombée, l’animosité presqu’éteinte, les
brochures oubliées, l’attention des Parisiens
Parisiens oisifs tournée vers les affaires importantes de
l’Europe ; M. d’Alembert profita de ces momens pour amener enfin la
révolution projettée. Il a voulu rendre à la musique sa liberté, comme
tant d’autres ont tâché, par leurs écrits, d’assurer celle du commerce,
des mariages, de la presse & des toiles peintes.
Mais, en s’élevant contre une superstition invétérée, contre la sottise
de nous faire esclaves de nos divertissemens, il n’embrasse pas toutes
les idées du censeur Génevois, regardé comme le perturbateur du repos
public. Il n’avance pas, comme lui, que nous n’avons ni ne pouvons avoir
une musique : M. d’Alembert se contente de dire que nous n’en avons
point, & croit, en même temps, qu’il est très-aisé d’en avoir
une.
Quant au premier article, il se fonde sur ce que notre musique manque
d’expression. Il cite, là-dessus, cet endroit de l’Encyclopédie où l’on prouve que le chant de Méduse dans Persée iroit aussi bien sur des paroles d’un caractère
tout opposé. Cela peut être, lui a-t-on répondu ; mais la musique
Italienne a le
même défaut. « Un air
pathétique, appliqué originairement à un morceaux semblable aux
fureurs d’Oreste, a servi depuis, dans l’intermède des
voyageurs ; à peindre la gaieté maligne d’une
soubrette. »
Quant au second article, M. d’Alembert met le remède à côté du mal. Pour
que nous ayons, dit-il, une musique, il ne s’agit que d’appliquer celle
des Italiens à notre langue. Un habile musicien l’a tenté avec
succès ; mais il n’a fait son essai que sur une farce, sur des
expressions insipides & basses. M. d’Alembert voudroit qu’on fit de
la musique Italienne un plus noble usage ; qu’on déployât autrement
ses richesses.
Lorsqu’on la met, remarque-t-il, sur un langage bas, elle manque son but
& ne sçauroit être expressive. D’un autre côté, certains
bouffonistes prétendent qu’elle ne s’assujéstit point au sens des
paroles & qu’elle ne dépend aucunement du poëte : sur quoi, ses
ennemis s’écrient, « qu’avant de l’adopter, il faudroit, du
moins, que ses partisans fussent d’accord sur les effets qu’elle est
capable de produire. »
Toutes ces objections, contre le
conseil donné
par M. d’Alembert, n’ont pas empêché qu’il n’ait eu, tout récemment, son
exécution en Italie, sur le théâtre de Parme. On a joint l’opéra
François à l’opéra Italien qui, depuis un siècle, n’étoit qu’un concert
auquel on ne prêtoit aucune attention : des deux genres, on n’en a
fait qu’un, & les Parmésans en ont été transportés. On se flatte,
par ce moyen, par cette réunion de la sublimité de la musique Italienne
avec les graces & le merveilleux de la composition du drame
François, de toucher de près à la perfection de l’art. L’auteur de cette
innovation est le célèbre abbé Frugoni. Il a donné deux essais, Hypolite & Aricie & Castor & Pollux, sous
le titre des Tyndarides. Il vient de paroître sur le
théâtre de l’hôtel de Bourgogne, une nouvelle cantatrice Italienne, dont la voix brillante est propre à
consoler le reste du parti bouffoniste : aussi les comédiens
Italiens n’ont-ils pas hésité à la recevoir à demi-part. Il est étonnant
que la troupe n’ait pas plutôt songé à faire une pareille acquisition
pour son théâtre.
Que nous nous soyons égarés ou
non sur la
musique, il est certain que l’apparition des bouffons à Paris a dû
fournir aux compositeurs des idées lumineuses : elle ne peut
tourner qu’au progrès de l’art & au plaisir de la nation. Lully
n’avouoit-il pas en mourant qu’il voyoit plus loin qu’il n’avoit été.
Peut-être quelque nouveau génie, organisé plus heureusement encore,
verra-t-il par-delà le point où la musique est poussée aujourd’hui.
Cette réflexion n’est point injurieuse à M. Rameau. On doit lui rendre
justice. Qui doute qu’à considérer le point d’où il est parti, il n’ait
plus fait qu’il ne reste à faire. Il honore son siècle : on doit le
regarder comme un homme aussi supérieur dans son genre que Descartes
& Newton dans le leur. Quel musicien, avant lui, considéra son art
en philosophe ? Il en a cherché les principes physiques. Quelle
harmonie ! que de graces dans son chant ! Génie créateur(*) & autrement fécond que
Lully, rien n’a manqué à sa gloire. A combien de
persécution & de cabales n’a-t-il pas été en bute(*) ?
L
a peinture & la sculpture
sont sœurs ; cependant la rivalité les a souvent rendues ennemies.
Elles ont disputé vivement & disputent encore sur la préséance.
Chacune vante son ancienneté ; le dégré de perfection où elle est
parvenue ; les grands hommes qu’elle a produits.
L’ancienneté : premier point de contestation. La sculpture a son
berceau dans les temps les plus reculés. Elle a été en honneur chez les
peuples les plus anciens & les plus ingénieux de la terre :
chez les Égyptiens ; accoutumés à conserver la mémoire de leurs
rois bienfaisans, ils élevèrent deux statues colossales, l’une à Mœris
& l’autre à la reine son épouse : chez les Israëlites, témoin
la construction de l’arche d’alliance : chez les Grecs ;
Dédale y
apporta les premiers principes,
& enrichit sa patrie des découvertes qu’il avoit faites en
Égypte : chez les Romains, qui l’ayant toujours assez négligée, la
cultivèrent au temps de la république, la portèrent à sa perfection sous
Auguste, la virent ensuite languir sous Tibère, Caïus Caligula &
Claude, & reprendre son éclat sous Néron.
La peinture fait remonter son origine à ces mêmes peuples. Elle fit peu
de progrès en Égypte ; mais elle fut portée à son plus haut point
dans les célèbres écoles de la Grèce. Elle fleurit à Rome vers la fin de
la république & sous les empereurs : elle tomba avec l’empire
Romain, resta longtemps ensévelie en Occident, se refugia chez les
Orientaux ; mais elle y fut toujours foible &
languissante : enfin, l’an 1250, Cimabué la fit revivre à
Florence.
Nous avons plusieurs morceaux de peinture antique. Le plus considérable
est à Rome, dans la vigne Aldobrandine : il représente un mariage.
Cet antique est d’un grand goût de dessein, mais sans intelligence de
groupes ni de clair-obscur.
Il en est de la peinture & de la
sculpture
comme de tous les arts d’imitation. Elles ont une origine très-ancienne,
parce que, ces arts étant sensibles, on a dû les inventer sans beaucoup
d’effort. Mais qu’importe le temps de leur naissance. Laissons aux
sçavans le soin d’en fixer l’époque, & d’assigner, à l’une ou à
l’autre, la supériorité à cet égard. Il nous suffit de sçavoir qu’en
Occident on attribue à l’amour l’invention de toutes deux. On travailla
d’après l’idée d’une jeune Grecque, qui, frappée de voir la figure de
son amant tracée sur le mur par l’ombre que faisoit une lampe, en suivit
exactement les contours.
Laquelle de la peinture ou de la sculpture a le plus approché du point de
perfection ? Second objet de dispute.
La peinture a été informe dans les commencemens ; le temps l’a
perfectionnée. D’abord on ne peignoit qu’à fresque & à détrempe,
avec un petit nombre de couleurs. Cet usage a subsisté longtemps,
jusqu’à ce qu’un peintre Flamand, nommé Jean Van-eyck, trouva la manière
de peindre à l’huile ; manière beaucoup plus délicate &
plus durable. Celle de peindre avec du crayon
de couleur est une invention de nos jours(*). Il y a une infinité de manières
de peintures. On a essayé d’en faire sur du marbre blanc, avec des
teintures particulières & propres à la pénétrer : on en fait
avec des laines & des soies, qui sont des broderies ou tapisseries
travaillées à l’aiguille ou au métier : on en fait encore sur des
étoffes de soie blanche ou sur des toiles de coton blanc, en y employant
seulement des teintures qui pénétrent ces étoffes.
La sculpture a tenu la même marche que sa rivale : elle a fait des
progrès avec le temps. D’abord, on a travaillé sur la terre & sur la
cire, qui sont des matières flexibles & plus aisées à traiter que le
bois & la pierre. Bientôt on a choisi, pour avoir des statues, les
arbres les moins sujets à se corrompre
&
à être endommagés des vers ; comme le citronnier, le cyprès, le
palmier, l’olivier, l’ébène, la vigne, &c. : enfin les métaux,
l’ivoire, les pierres les plus dures, furent employés ; le marbre
surtout devint la matière la plus précieuse & la plus estimée pour
ces sortes d’ouvrages.
Dire actuellement quelles productions sont le plus finies, de celles de
la peinture & de la sculpture, quel art de ces deux a le plus
atteint le dégré de perfection dont chacun est susceptible ; c’est
ce que plusieurs écrivains n’ont pas osé décider. Rollin est du nombre.
Il a cru se tirer d’embarras, en s’étendant sur l’utilité & les
agrémens de l’un & de l’autre. L’abbé Desfontaines dit « que
les peintres & les sculpteurs se sont attribués successivement
la préférence, selon qu’un art a prévalu sur l’autre, en différens
temps, & que l’égalité est revenue aussitôt qu’il s’est trouvé
d’habiles ouvriers dans l’une & l’autre
profession. »
Les plus habiles peintres décident eux-mêmes la question. Plusieurs
d’entr’eux conviennent aujourd’hui que la sculpture a presque toujours
été
poussée plus loin que la peinture :
cette différence se fait sentir de nos jours plus que jamais. Ce n’est
pas aux peintres qu’il faut s’en prendre, mais à leur art : il est
infiniment plus difficile que celui des sculpteurs.
Les parties de la peinture exigent la plus grande pureté de dessein dans
l’exécution, l’enthousiasme qui appartient à la composition & à la
noblesse du choix & des caractères. Il faut de plus, dans la
peinture, la couleur, qui, ne se trouvant pas bien maniée, est seule
capable de nuire à la régularité de ces mêmes parties. L’effet, la
perspective aërienne, les plans qui y sont attachés, la perspective
démonstrative, rendent cet art de la plus grande difficulté.
La peinture & la sculpture ont fait imaginer la gravure. Cet art ne
cède en rien aux deux autres pour la perfection & l’agrément. Les
anciens ont poussé très-loin la gravure, quoiqu’ils n’aient pas connu
les estampes : cette découverte est moderne, & nous en sommes
redevables à un orfévre Florentin.
Mais laquelle de la peinture ou de
la
sculpture a le plus fourni de grands hommes ? troisième sujet de
contestation.
Les peintres trouvent, dans les plus beaux jours de la Grèce, un Apelle,
un Zeuxis, un Parrhasius. Le premier est encore moins connu par son
talent, qui le fait mettre à la tête des peintres, que par la gloire
qu’il avoit d’être le seul qui eût le droit de peindre Alexandre. Ce
fameux conquérant l’estimoit, & l’aimoit jusqu’à venir dans son
attélier & se rendre familier avec lui. La grace & l’élégance du
pinceau d’Apelle le déceloient si bien, que Protogêne, peintre de
Syracuse, en voyant quelques traits d’une extrême délicatesse dessinés
sur une toile, s’écria, Apelle est venu me voir,
quoiqu’il n’eût aucune autre indication & qu’il ne l’attendît point
(*). Le même
peintre, après la mort d’Alexandre, manqua de succomber à la fureur de
ses rivaux qui l’accusèrent d’avoir dessein
d’attenter à la vie de Ptolemée, roi d’Égypte. Échappé au supplice, il
se retira à Éphèse, où il composa son admirable tableau de la
calomnie.
Zeuxis saisissoit la nature dans toute sa vérité. Il poussa si loin la
magie de l’art, qu’ayant représenté des raisins dans une corbeille, des
oiseaux séduits vinrent pour becqueter les grapes.
Personne n’a mieux entendu que Parrhasius la partie du dessein, l’art
d’exprimer les passions de l’ame. Il s’acquit une grande réputation par
son tableau sur le peuple d’Athènes. Cette nation aimable & bisarre,
timide & fière, douce & violente, humaine & injuste,
constante & volage, étoit représentée avec tous les traits
distinctifs de son caractère.
Zeuxis & Parrhasius étoient rivaux & s’appellèrent en défi. Le
premier montra son tableau représentant des raisins : le second
ayant produit le sien, Zeuxis impatient s’écria, Tirez donc
ce rideau ; & c’étoit ce rideau même qui faisoit le
tableau. Zeuxis s’avoua vaincu, puisqu’il n’avoit trompé que des
oiseaux, & que Parrhasius l’avoit séduit lui-même.
Les sculpteurs comptent pour eux Phidias,
Lysippe, Praxitèle.
L’intelligence de l’optique a rendu Phidias célèbre. Sa Minerve, vue de
près, révolta les connoisseurs, &, mise au lieu de sa destination,
enleva tous les suffrages. Son Jupiter olympien passa pour le plus grand
effort de l’art : on disoit que, pour rendre avec tant d’expression
la divinité, il falloit qu’il fût inspiré par la divinité même, Après la
bataille de Marathon, il travailla sur un bloc de marbre que les Perses,
dans l’espérance de la victoire, avoient apporté pour ériger un trophée,
& choisit pour sujet Némésis, qui humilioit les
hommes superbes.
Lysippe étoit contemporain & statuaire d’Alexandre. Lui seul, ainsi
qu’Apelle, pouvoit représenter ce rapide conquérant. Son plus beau
morceau, qui est un homme sortant du bain, faisoit le principal ornement
des Thermes construits à Rome par Agrippa. Tibère,
l’ayant fait enlever pour en orner son palais, fut forcé de le restituer
au peuple, qui ne pouvoit supporter la privation de ce chef-d’œuvre.
Tout prenoit une vie & des graces sous le
ciseau de Praxitèle. Il représenta, en marbre, les Graces elles-mêmes,
Cupidon & sa mère : il fit deux statues de Vénus, mais une
principalement dont les habitans de Gnide furent possesseurs. Les
anciens ont encore vanté sa statue de Phryné. On ne sçavoit auquel de
ses ouvrages donner la préférence. Ayant permis à la courtisane Phryné
de choisir le plus beau, elle s’y prit d’une manière singulière pour ne
pas se méprendre. Elle fit annoncer à ce célèbre artiste que le feu
étoit à son attélier. Dans ce moment, tout hors de lui-même, il
s’écria : Je suis perdu, si les flammes n’ont point
épargné mon Satyre & mon Cupidon. Phryné, instruite du
secret de Praxitèle, le rassure sur cette fausse allarme, & l’oblige
de lui donner le Cupidon.
Les peintres du siècle d’Auguste n’ont encore aucune supériorité sur
leurs rivaux du côté du nombre. Pour voir la peinture dans tout son
éclat, & victorieuse peut-être de sa rivale, il faut descendre au
temps des Médicis. Quels hommes que Michel-Ange, Raphaël, le Corrège, le
Titien !
La manière du premier est fière &
terrible : il sacrifioit tout à la force & à l’expression. On a
prétendu ridiculement qu’il avoit attaché un homme en croix & qu’il
l’avoit tué, pour mieux exprimer le Christ mourant.
Raphaël s’est immortalisé par son tableau de la Transfiguration, qui est
à Rome, & par la gallerie du Vatican. On reconnoît ce grand maître à
la hardiesse de sa main, aux contours coulans de ses figures, à ce goût
élégant & gracieux qu’il mettoit dans toutes ses productions(*).
Le Corrège reçut ses pinceaux des mains des graces : elles
présidèrent à tout ce qu’il fit. La nature s’est peinte elle-même dans
tous ses ouvrages. Il ne connut ni l’art, ni l’antique, ni la nouvelle
Rome, ni Venise, ni d’autre pays que le Modenois sa patrie. Il tient
tout de son génie & de son propre fond, ses belles compositions, son
grand goût de dessein, son coloris en
chanteur, son pinceau si tendre & si moëlleux(*).
Le Titien est parfait dans la partie du coloris & pour l’intelligence
du paysage. Il faut l’excepter du nombre de tant d’artistes malheureux.
Il eut de la fortune & s’en fit honneur, vivant avec les grands
& les recevant à sa table. Son caractère doux & liant lui
procura de vrais amis. Il vécut jusqu’à quatrevingt-dix-neuf ans,
toujours content, toujours enjoué, n’ayant point connu les chagrins qui
abbatent l’ame ni les maladies qui détruisent le corps.
Les sculpteurs, contemporains de ces grands maîtres, ne forment pas une
suite aussi considérable d’excellens artistes, quoiqu’on en trouve
plusieurs qui soutenoient la gloire de l’art ; ne
fût-ce que Michel-Ange, génie vaste, grand peintre,
meilleur sculpteur, architecte sublime.
Sous Louis XIV, la sculpture cédoit encore, pour la fécondité, à la
peinture, sa rivale, à l’exception du Puget, de Girardon & d’un
petit nombre d’autres, qui sont ceux qu’on peut opposer au Poussin, à Le
Brun, à Le Sueur, à Jouvenet, à Mignard, à Boulogne, à Vander-Meulen
& à cette foule d’excellens maîtres qui vivoient dans le même
temps ?
Après les quatre plus beaux siècles du monde, après ces âges heureux, il
seroit imprudent de parler du nôtre. Dans quelle décadence sont, pour la
peinture, les écoles Romaine, Florentine, Lombarde, Vénitienne,
Allemande, Flamande, Hollandoise ! La nôtre jette encore de
l’éclat ; mais ne doit-elle point à leur abbaissement une partie de
sa splendeur, la supériorité qu’elle a sur toutes les écoles de l’Europe
& l’empressement de tous les princes à fixer à leur cour nos
artistes, en les comblant de distinctions ?
Ce que je dis des peintres d’à présent, on peut l’appliquer, à plus forte
raison à nos sculpteurs : les uns
& les autres méritent des louanges. Quoique la balance entr’eux ne
soit peut-être pas égale, on peut les faire contraster, mettre
Bouchardon, Pigale, Adam, Falconet, Vassé, en regard avec Carles-Vanloo,
Boucher, de la Tour. Tocqué, peintres admirables, chacun dans son genre,
& qui nous consolent de la perte que nous avons faite de Largiliere,
Le Moine, de Troy & Rigaud.
Les graveurs s’élèvent au niveau des autres artistes. Nous avons de
dignes successeurs des Audran, des Chereau & des Drevet.
Au lieu de disputer sur la prééminence de la peinture & de la
sculpture, dispute au fond très-inutile, les artistes feroient mieux de
chercher à les réunir à l’exemple des anciens. Cet assemblage présentoit
aux yeux un spectacle charmant, & relevoit le mérite de l’un &
de l’autre art. Il y avoit moins de basse jalousie de profession. On
voyoit des sculpteurs n’estimer leurs ouvrages, que parce que des
peintres y avoient mis la main. En effet, on rapporte que, pour donner
de l’éclat &
l’air naturel à une statue,
on y faisoit anciennement appliquer, par une main habile, le vernis
& la couleur.
Cependant, de quelque jalousie d’état dont les peintres & les
sculpteurs aient été dévorés en différens temps ; quelque rivalité
qu’il y ait eu de peintre à peintre ou de sculpteur à sculpteur, jamais
le public, à l’exception de la haine extrême de Michel Ange pour
Raphaël, & de Le Brun pour Le Sueur, n’a vu, de leur part, des
scènes trop vives. S’ils écrivoient moins rarement, ils en donneroient
peut-être d’aussi singulières & d’aussi fréquentes que celles dont
tant de gens de lettres nous rendent témoins tous les jours. Les
peintres, les sculpteurs & les graveurs ne forment qu’une même
académie. Le mérite seul y donne l’entrée, & ce n’est
pas une société de gens oisifs & de discoureurs
inutiles.
Querelles de différents corps.
J’ENTENS, par ce terme, & les corps religieux,
& tout corps qui fait une profession particulière de science ou de
littérature. Tantôt ces corps ont eu de grands démêlés les uns avec les
autres ; tantôt un particulier a combattu seul contre un corps.
Cette troisième division aura deux parties. Nous mettrons, dans l’une,
les combats de la première espèce, & dans l’autre, ceux de la
seconde.
I
l faut rapporter cette querelle à
l’année 1228, au temps de la minorité de saint Louis, & de la
régence de la reine Blanche. L’ardeur de ces religieux pour avoir des
chaires de théologie, & l’éloignement de l’université
pour le partage de ses prérogatives, &
l’augmentation du nombre des professeurs, furent cause de cette dispute.
Les religieux n’eurent garde de vouloir l’emporter à force ouverte sur
un corps qui les craignoit & les haïssoit ; mais ils
profitèrent habilement des circonstances pour faire réussir leurs
entreprises.
Ils choisirent le temps où l’université, mécontente du gouvernement qui
ne lui faisoit point justice du meurtre de quelques-uns de ses écoliers,
commis par des soldats, avoit cessé d’elle-même ses fonctions, &
s’étoit dispersée en différentes villes du royaume. La raison pour
laquelle on ne l’avoit point écoutée dans ses demandes, étoit la
nécessité de mettre un frein à la violence des écoliers alors
querelleux, emportés, d’une débauche outrée ; bravant à l’envi les
loix, les mœurs, toutes les bienséances ; toujours aux mains avec
les bourgeois, ou avec le guet ; enhardis à ce désordre par leurs
privilèges & par l’impunité, & d’autant plus coupables, que la
plupart d’entr’eux n’étoient pas dans leur première jeunesse. On étoit
communément sur les
bancs à l’âge où l’on
occupe aujourd’hui les premières places de l’état(*).
Les dominicains surtout avoient à cœur de mettre à profit la dispersion
des membres de l’université. Du moment qu’ils la virent tranférée,
partie dans la ville de Reims ; partie dans celle d’Angers, ils se
firent recevoir docteurs, & obtinrent une chaire de théologie.
L’université ayant été rétablie quatre ans après, non seulement ils
demeurèrent en possession de cette chaire, mais ils voulurent encore en
avoir une seconde. L’université fit un décret pour les en empêcher. Elle
ordonna « qu’aucun couvent de
réguliers n’auroit, dans son corps, deux chaires de docteurs
régentant ensemble, sans toutefois prétendre qu’ils ne fussent point
libres de faire à leurs confrères autant de leçons qu’ils jugeroient
à propos. »
Les dominicains s’élevèrent contre ce règlement. L’université en fit un
autre, « portant que personne ne seroit admis au doctorat qu’il
n’eut juré auparavant d’observer les constitutions qu’elle avoit
dressées. »
Nouvelle résistance de la part des dominicains.
On s’aigrit, on cabale, on se répand en injures. L’université chasse de
son corps les dominicains, & les déclare excommuniés.
Le décret fut, selon l’usage, publié dans toutes les écoles. Les bedeaux,
chargés de l’aller signifier à celle des frères prêcheurs, coururent de
grands risques. A peine s’étoient-ils mis en devoir de remplir leurs
fonctions, que les frères, qui étoient là en grand nombre, se jettèrent
sur les bedeaux avec de grands cris, & les ayant chargés d’injures,
arrachèrent le papier des mains de celui qui le lisoit, & en
frappèrent un autre jusques à
effusion de
sang. Le recteur y vint lui-même avec trois maîtres-ès-arts ; mais
il ne fut pas mieux reçu, & s’en retourna sans rien faire(*).
Les dominicains, pour se venger de l’université, la décrièrent autant
qu’ils purent, la chargèrent d’accusations atroces, d’avoir voulu
renverser la religion avec l’état religieux, « d’avoir fait des
statuts contre dieu & l’église universelle, & des
conspirations contre l’honneur du roi, & le bien du
royaume »
: mais toutes ces invectives, toutes ces
horreurs, n’étouffoient point en eux le desir de rentrer dans le corps
qu’ils diffamoient.
Pour y être rétablis, ils s’adressèrent au comte de Poitiers, à la reine
Blanche, & principalement au pape. Ils obtinrent,
d’Innocent IV, une commission, adressée à l’évêque d’Evreux, qui,
pour l’exécuter, délégua un chanoine de Paris. Ce chanoine, nommé Luc,
étoit à la dévotion des moines, & les servit avec une impétuosité
singulière. Sans citer, sans appeller en
jugement aucun membre de l’université, sans écouter ses défenses,
& prendre aucune information d’elle, « il suspendit de leurs
fonctions tous les docteurs en théologie, en droit & médecine,
& tous leurs écoliers, & fit publier cette suspense dans
toutes les paroisses de Paris. »
L’université, pour justifier sa conduite, se hâta de répandre des copies
multipliées de son décret contre les dominicains. Elle écrivit, l’an
1253, une lettre circulaire à tous les évêques du royaume, afin de les
engager à la secourir dans les circonstances présentes.
Les princes, plusieurs évêques, le pape lui-même, s’étoient déclarés
contr’elle. Les frères précheurs & mineurs ne desiroient rien tant
que de la voir humiliée ; mais, au milieu de leur triomphe, ils
eurent un grand sujet de mortification. Ce même pape, Innocent IV,
jusques-là si favorable aux réguliers, leur devint tout à coup
contraire. On lui fit ouvrir les yeux sur leur marche sourde,
ambitieuse, intéressée. Il mit, par une décrétale, des bornes à leurs
prétentions : il défendit aux
réguliers
« de recevoir, les dimanches & les fêtes, des paroissiens
dans leurs églises, de leur administrer le sacrement de pénitence
sans la permission des curés, de prêcher, dans leurs églises,
pendant l’office paroissial, ni d’aller prêcher dans les paroisses
s’ils n’y étoient appellés par les curés, ni de faire aucune
fonction hiérarchique. »
Les dominicains furent surtout consternés : leur général ordonna des
prières dans toutes leurs églises. On rapporte qu’à celle de Rome,
pendant que les religieux récitoient dévotement les litanies, un d’eux
apperçut la sainte vierge sur l’autel avec l’enfant Jésus, lui disant
plusieurs fois : Mon fils exaucez-les. En effet,
le pape mourut ; delà ce proverbe de la cour de Rome : Seigneur, préservez-nous des litanies des frères
prêcheurs.
Le décret d’Innocent IV rendit les jacobins moins ardens à presser
leur rétablissement dans l’université : ils ne reprirent leur
première vivacité que sous le pontificat d’Alexandre IV. Ce pape
révoqua la décrétale de son prédécesseur. Il donna bulles sur bulles
pour étendre l’empire des réguliers ;
mais il trouva toujours de l’opposition en France de la part de
l’université.
Le nom de dominicains, de cordeliers, de religieux mendians la révoltoit.
Obstinée à les rejetter tous également de son sein, elle chargea de sa
cause Guillaume de Saint-Amour docteur célèbre, un des hommes les plus
singuliers de son temps. Il résista courageusement à tous ces corps,
& fit tête au pape lui-même.
Guillaume de Saint-Amour étoit d’un village de ce nom, dans le comté de
Bourgogne ; un canonicat de Beauvais fit toute sa fortune. Sa plume
& ses efforts continuels pour démasquer les moines, étoient son
principal mérite : c’est un des moins mauvais écrivains du
treizième siècle : nous avons de lui trois ouvrages contre les
religieux mendians. Le premier est intitulé, du Pharisien
& du Publicain ; le second, des Périls
des derniers temps ; le troisième, Collections de l’écriture sainte.
Le livre des Périls des derniers temps fit surtout
beaucoup de bruit ; il est composé avec adresse. L’auteur commence
par y protester qu’on n’en doit
faire
l’application à personne, qu’il est bien éloigné de vouloir décrier
aucun ordre approuvé par l’église ; mais cette protestation est une
ruse, un moyen pour mieux assurer les coups qu’il porte aux religieux
mendians.
Entr’autres propositions remarquables dans cet ouvrage, on y trouve les
suivantes : « Tous ceux qui prêchent sans mission sont de
faux prédicateurs, quand même ils feroient des miracles. Il n’y a,
dans l’église, de mission légitime que celle des évêques & des
curés ; les évêques tiennent la place des apôtres, les prêtres
des soixante-douze disciples. On dira que, pour prêcher, il suffit
d’avoir l’autorité ; mais le pape se feroit tort à lui-même,
s’il troubloit les droits de ses frères les évéques. L’unique moyen
d’arrêter la prédication des faux apôtres, est d’empêcher qu’ils ne
reçoivent leur subsistance ; ce secours leur manquant, ils
cesseront bientôt de prêcher. Si l’on demande quel mal y a t-t-il de
mendier son nécessaire ? je réponds que ceux qui veulent vivre
par la mendicité deviennent flatteurs,
médisans, menteurs ; & si l’on dit que c’est une
perfection de tout quitter pour J.C. & de mendier ensuite, je
soutiens que la perfection consiste à tout quitter, & à suivre
Jésus-Christ en l’imitant dans la pratique des bonnes œuvres,
c’est-à-dire, en travaillant, & non pas en mendiant. On ne
trouve nulle part que Jésus-Christ, ou ses apôtres, aient
mendié : ils travailloient de leurs mains pour subsister :
les loix humaines même condamnent les mendians valides. Pourquoi
souffrir dans l’église ce qui va contre la police des états ?
Les villes sont nécessairement surchargées par cette quantité
ridicule & honteuse de monastères des mendians. Doit-on ainsi
consacrer l’oisiveté ? c’est elle, c’est un extérieur
pharisaïque, c’est l’esprit de charlatanerie, qui met à contribution
la simplicité des fidèles. »
Le même auteur veut qu’on reconnoisse à ces traits les religieux
mendians, carmes, jacobins, cordeliers, augustins, (car tous les autres,
capucins, récollets, minimes, n’avoient pas encore paru). Ils font
semblant,
dit-il, « d’avoir plus de
zèle pour le salut des ames, que les pasteurs ordinaires. Ils se
vantent d’avoir rendu à l’église de grands services. Ils flattent
les hommes par intérèt, & demeurent volontiers dans les cours
des princes. Ils usent d’artifice pour se faire donner des biens
temporels, soit pendant la vie, soit à la mort. Ils font la guerre
aux vérités qui leur déplaisent, & s’efforcent de les faire
condamner. Ils plaident pour se faire recevoir, ne veulent rien
souffrir, se fâchent quand on ne leur fait pas bonne chère :
malheur à quiconque les examine & les éclaire de près ; ils
excitent contre lui les puissances temporelles. Quoique séparés, par
état, du monde, ils s’y mêlent de tout, font disposer à leur gré des
bénéfices & des dignités ecclésiastiques. »
Quelque vive que soit cette satyre contre les religieux mendians, elle
n’étoit pas cependant l’apologie de ces religieux bien rentés, à qui
leur vœu d’obéissance procure le plus grand despotisme, & leur vœu
de pauvreté des revenus considérables.
S. Thomas d’Aquin, & S. Bonaventure,
prirent chacun la défense de leur ordre. Ils donnèrent l’apologie de la
mendicité volontaire, & soutinrent qu’elle étoit une des vertus
évangéliques ; que ceux qui la pratiquoient quoique valides, ayant
dans leurs mains une ressource contre l’indigence, devoient être
préférés à tous les autres pauvres ; que les religieux mendians
étoient horriblement colomniés ; qu’ils ne sçauroient être à charge
au public, l’instruisant, le prêchant, & l’édifiant sans cesse.
Toutefois saint Bonaventure insiste peu sur ce dernier point : il se
plaint même, dans son livre de la pauvreté de Jésus-Christ,
& de l’apologie des pauvres, de ce que de son temps les
frères mineurs avoient dégénéré. Il leur reproche de se mêler de trop
d’affaires ; de rechercher des sépultures & des testamens,
s’attirant par là l’indignation des curés ; de faire élever à
grands frais des bâtimens magnifiques ; d’être à la fois
contemplatifs & intrigans ; de se rendre importuns, odieux même
à leurs hôtes ; d’oser demander l’aumône avec cet air d’empire
& ces
instances réitérées, « qui
font craindre aux passans la rencontre des cordeliers, comme celle
des voleurs. »
L’abbé Fleuri remarque fort sensément, « que le plus mauvais effet
de cette apologie des religieux mendians, est de leur avoir rendu le
travail des mains odieux, & fait croire que la mendicité est
plus honorable »
; c’est ainsi qu’ils ont pris le
change. Un poëte à dit à ce sujet, dans une épître sur
l’agriculture :
Une justice pourtant qu’on doit rendre à ces religieux, c’est qu’ils ne
mendient pas tous par besoin. Quelques-uns, selon la réflexion de
l’auteur des Essais historiques, ne vont quêter, de
porte en porte, que pour ne pas s’enorgueillir de leurs richesses.
Non contens de cette réfutation des écrits de Guillaume de Saint-Amour,
les frères prêcheurs & mineurs
voulurent rendre sa personne suspecte à toutes les puissances de
l’Europe. Ils voyoient bien qu’il étoit le plus grand obstacle à leur
rentrée dans l’université. Pour le perdre, ils l’accusèrent d’avoir
composé des libèles diffamatoires contre le pape.
Quelque fausses que fussent ces accusations, Saint-Amour fut obligé de
rendre compte de sa conduite, de se justifier tantôt devant l’évêque de
Paris, tantôt dans un sermon qu’il fit à l’église des SS. Innocens,
tantôt dans une assemblée d’évêques des provinces de Sens & de
Reims.
Autant les religieux mendians le perfécutoient, autant l’université
cherchoit à le défendre. Elle eut voulu principalement lui faire trouver
grace à la cour de Rome. Pour empêcher qu’il n’y fut condamné lui &
ses ouvrages, elle y envoya l’élite de ses docteurs, du nombre desquels
étoit ce même Guillaume de Saint-Amour.
Les députés avoient deux objets : le premier étoit de sauver la
condamnation du Traité des périls des derniers
temps ; & le second, de solliciter
vivement celle du livre de l’Evangile
éternel, par Jean de Parme, alors général des frères mineurs,
livre rempli de visions , & moins digne de censure que
de mépris.
Mais cette députation fut prévenue par celle que firent également les
dominicains. Ils déférèrent au pape le livre des Périls des
derniers temps, & cet ouvrage fut condamné avant même
l’arrivée des députés de l’université, comme inique,
criminel, exécrable ; néanmoins les députés continuèrent
leur route. S’étant rendus dans la petite ville d’Agnanie où étoit le
pape, il n’y eut que Saint-Amour qui tint ferme, tous les autres
souscrivirent à la condamnation de son livre. Il se défendit si bien
qu’il fut renvoyé absous.
Cependant à peine est-il en chemin, pour revenir à Paris, qu’il reçoit
une lettre du pape qui lui défend de paroître en France, & d’y
jamais enseigner & prêcher. Ces ordres étoient appuyés d’une autre
lettre au roi saint Louis, pour le prier de tenir la main à leur
exécution. Le docteur vit l’orage grossir de toutes parts, & se
refugia dans son village de Saint-Amour. C’est
à ce sujet que Jean de Meun, dans son roman de la Rose, dit :
Le pape, qui condamna cet ennemi des mendians orgueilleux de leur état,
& ce digne soutien de l’université, si célèbre depuis par son
collège de Sorbonne, étoit ce même Alexandre IV dévoué totalement
aux moines ; qui, pour établir, ou pour étendre leurs privilèges,
ne se lassoit point de fulminer des bulles ; qui donna celle quasi lignum vitœ ; qui excommunioit
indifféremment professeurs, écoliers bedeaux, défenseurs des droits de
leur corps ; qui traitoit de libèles diffamatoires des représailles
permises, des pièces justificatives, quelques vérités rendues trop
durement peut-être.
A force de menaces & de censures, il vint à bout de faire recevoir
les religieux mendians dans l’université ; mais elle ne les admit à
son corps, par un décret du 21 février 1259, qu’à condition
qu’ils auroient toujours le
dernier rang dans
les actes & dans les assemblées. Ce pape mourut l’an 1261 ; la
paix ne fut bien rétablie qu’alors dans l’université.
I
ls se sont réciproquement
anathématisés. On a, de part & d’autre, élevé autel contre autel,
école contre école.
Et comment ces deux corps eussent ils pu ne pas se porter une haine
implacable ? Leurs prétentions étoient les mêmes. Ils se
disputoient tous les deux la direction de la conscience de nos rois,
& celle des empereurs de la maison d’Autriche, au grand regret des
peuples, qui n’eussent voulu aucun religieux pour confesseur de leur
prince, & qui se plaignoient de cet usage, comme on le voit dans
quelques manuscrits secrets qui nous restent de ce temps. Ils se
disputoient le titre d’inquisiteurs, & la barbarie sacrée de faire
brûler des malheureux. Ils se disputoient l’appui des grands, & la
confiance aveugle du peuple ; la multiplicité des couvens ; le
despotisme dans les universités ; les
chaires les plus distinguées pour la prédication ; les premières
dignités ecclésiastiques, évêchés, cardinalats, papeauté même. Leur
jalousie produisit toutes leurs querelles.
Les deux factions de scotistes & de thomistes, occupées sans relâche
à se combattre & à se détruire, employèrent à l’envi toutes sortes
de sophismes, de raisonnemens intelligibles, de clameurs, d’invectives
& même de coups. Elles embrassèrent plusieurs questions aussi
futiles que souvent agitées, & qui n’ont aucun rapport à celles
qu’on se propose de traiter. On abandonne à des esprits vétilleux le
soin d’exposer & de faire entendre clairement ce que c’est que les
quiddités, l’universel de la part de la chose,
& l’universel de la part de la pensée.
Une des plus considérables disputes qui se soient élevées, est celle de
l’immaculée conception de la sainte vierge. Un dominicain, nommé Jean de
Monçon, docteur & professeur en théologie, esprit inquiet &
turbulent, jaloux de se faire un nom dans l’école, soutint publiquement
à Paris en 1387, dans la salle de Saint Thomas, des
thèses où se trouvoient quatorze propositions que
l’on accusoit d’erreur, & entre ces propositions trois ou quatre
contraires au sentiment de la conception immaculée.
Ce docteur soutenoit non seulement que la vierge avoit été conçue dans le
péché originel, mais que c’étoit une erreur contre la foi que de
prétendre qu’elle ne l’eut pas été. Une pareille opinion alloit
directement contre celle des franciscains. Ils soutenoient, d’après Jean
Scot, que la vierge avoit été exempte du péché originel. Voici comme le
docteur Subtil avoit raisonné pour établir ce sentiment. « Dieu a
pu sauver la vierge du péché originel, il a pu ne l’y laisser qu’un
moment, il a pu encore l’y laisser quelque temps, & dans le
dernier instant la purifier. »
Il apportoit des raisons de
ces trois possibilités, & concluoit ainsi « : Dieu
sçait lequel de ces trois il a fait ; mais il semble convenable
d’attribuer à Marie ce qui relève davantage sa gloire, s’il n’est
contraire ni à l’écriture, ni à l’autorité de
l’église. »
Cependant les cordeliers indignés
de l’audace
du fougueux dominicain, réfutèrent les propositions de sa thèse,
engagèrent l’université à le poursuivre, à l’accabler de ses plus
rigoureuses censures. Elle voulut que Monçon se rétractât, & Monçon
n’en fit rien. Alors elle le condamne, déclare les propositions qu’il
avoit défendues téméraires, scandaleuses, & contraires
à la piété des fidèles.
D’un autre côté, l’évêque de Paris, Pierre d’Orgemont,
excommunie le dominicain ; ordonne que ce religieux soit pris,
arrêté, livré à la justice séculière. On s’attendoit que l’inquisition
la préviendroit ; mais le père inquisiteur étoit un dominicain,
& bien en prit à son confrère. Monçon se fit des partisans : la
persécution augmenta : les uns furent obligés de se rétracter de la
manière la plus humiliante ; d’autres furent mis en prison ;
plusieurs se dérobèrent, par la suite, au dernier supplice. Un évêque
d’Evreux, confesseur du roi Charles IV, ne fut pas à l’abri, par sa
place, d’essuyer des mortifications.
De peur que les sentimens de Monçon ne vinssent à prévaloir, l’université
fit un décret par lequel elle sépara de
son
corps quinconque ne condamneroit pas avec serment les idées de ce
religieux ; & ordonna qu’à l’avenir, pour recevoir des dégrés,
on feroit le même serment. Les thomistes refusèrent de le prêter, dans
la persuasion que cette censure donnoit atteinte à leur doctrine. Sur ce
refus, les dominicains furent chassés de la faculté, & n’y entrèrent
que l’an 1401, par la médiation du roi, à condition néanmoins qu’ils
obéiroient au décret.
Monçon, condamné par cette même faculté & par l’évêque de Paris, en
appelle au saint siège. Clément VII nomme des commissaires ;
mais le dominicain voyant qu’ils ne lui sont pas favorables, quitte
l’obédience afin de se venger, & se range à celle d’Urbain. C’est à
ce redoutable compétiteur de Clément que le séditieux moine consacra ses
fureurs, & sa plume si féconde en libèles.
Dans la suite cette dispute de l’immaculée conception a plusieurs fois
été renouvellée. Elle a causé de grands troubles dans les universités, à
la cour de Rome, dans plusieurs conciles. Chaque parti saisissoit les
circonstances
qu’il croyoit favorables :
mais, les règlemens faits sur cette matière tant contestée, ont laissé
la chose indécise.
Si, d’une part, le concile de Basle s’est déclaré pour la conception
immaculée & en a fait un décret ; de l’autre côté, celui de
Trente n’a rien osé prononcer sur le fond de cette question. Le concile
laisse à chacun la liberté de prendre l’affirmative ou la
négative : seulement il dit qu’il ne comprend pas la vierge dans la
malédiction générale du péché originel, & qu’il faut s’en tenir
là-dessus aux constitutions de Sixte IV. Or, Sixte IV, quoique
de l’ordre des franciscains, & l’ennemi naturel des thomistes, a
suspendu ses foudres, a laissé le monde chrétien libre de croire ou ne
pas croire l’immaculée conception.
Sur la fin du seizième siècle, le jésuite Maldonat voulut la faire
envisager comme un problême, & l’université de Paris, au contraire,
comme un article de foi. Quelques évêques se mirent du parti du
jésuite : celui de Paris, nommément Pierre de Gondi, excommunia le
syndic & le doyen de la faculté. Ces docteurs en appellèrent comme
d’abus au parlement. La cause y fut
plaidée en présence de l’évêque. Le parlement ordonna que les deux
docteurs seroient absous ad cautelam, & n’alla pas
plus loin. Le pape, Grégoire XIII, confirma la sentence de l’évêque
de Paris.
Les théologiens soutiennent aujourd’hui communément la conception
immaculée ; mais ils la défendent comme une opinion pieuse &
non de foi. Ni l’écriture, ni les saints pères n’ont excepté clairement
la vierge de la loi portée contre tous les hommes.
Les stigmates de saint François ont encore été le sujet d’une querelle
entre les dominicains & les cordeliers. Ceux-ci ne connoissent point
de prodige plus grand ni de mieux avéré. Leur patriarche, disent-ils,
absorbé dans la contemplation, exténué de jeûnes & de veilles,
l’imagination embrasée de l’amour des souffrances, vit descendre
rapidement du haut du ciel un séraphin à six aîles ardentes &
lumineuses. Entre les aîles étoit un homme attaché à une croix, les
mains & les pieds étendus : deux aîles s’élevoient au-dessus de
la tête du séraphin, deux lui servoient
pour
voler, & les deux dernières couvroient son corps : cinq raïons
partirent des cinq plaies du crucifié, & vinrent aboutir aux cinq
mêmes parties du corps de François. La vision finit, & les marques
des cloux restèrent aux mains & aux pieds du saint, tels qu’il les
avoit vus dans l’image du crucifix. Ses mains & ses pieds sembloient
avoir été percés de coups dans le milieu : les têtes des cloux se
voyoient au-dedans des mains & au-dessus des pieds, & les
pointes étoient repliées de l’autre côté & enfoncées dans la chair.
A son côté droit paroissoit une cicatrice rouge comme d’un coup de
lance, & souvent elle jettoit du sang.
Quelque soin que prit François de cacher ses stigmates, il ne put
empêcher qu’on ne vît ceux des mains & des pieds ; mais la
plaie de son côté resta longtemps cachée. Ce ne fut que par artifice que
trois de ses frères l’apperçurent : frère Léon surtout la vit à
n’en pouvoir douter. « Cet homme, d’une simplicité merveilleuse,
& compagnon du saint, lui maniant les épaules à cause du mal
qu’il y sentoit, passa la main par son
capuce & toucha la plaie par hasard ; ce qui causa au
saint homme une grande douleur. Depuis ce temps, pour couvrir cette
plaie, il porta des fémoraux qui remontoient jusqu’aux
aisselles ; mais les frères qui lavoient ses caleçons, ou
secouoient sa tunique de temps en temps, les trouvoient
ensanglantés. Enfin, après la mort, la plaie du côté parut
évidemment comme les autres. »
Contester un fait qui paroissoit aussi évident, c’est ce que les
dominicains n’osèrent entreprendre. Ils imaginèrent de partager avec
leurs rivaux une gloire qu’ils ne pouvoient leur arracher. Ils
produisirent une sainte de leur tiers ordre, Catherine de Sienne, &
soutinrent qu’elle avoit été favorisée des stigmates aussi bien que
saint François.
Ce n’est pas que, pour fonder leur opinion, ils fussent difficiles en
preuves. Ils n’en avoient d’autres que le témoignage de la sainte &
celui de son confesseur. Elle lui écrivoit : « Vous sçavez,
mon père, que je porte les stigmates du seigneur Jésus sur mon
corps, par sa miséricorde… J’ai vu
le
Seigneur attaché en croix descendant sur moi avec une grande
lumière ; &, par l’impétuosité de mon esprit qui vouloit
aller au-devant de son créateur, mon petit corps a été contraint de
s’élancer. Aussitôt, des cinq cicatrices de ses sacrées plaies, j’ai
vu tomber sur moi cinq rayons de sang, qui tendoient à mes mains, à
mes pieds & à mon cœur »
.
Les prétentions des dominicains révoltèrent l’ordre de saint François. Il
ne voulut admettre aucun partage de gloire : il écrivit fortement
contr’eux & soutint que le privilège de son fondateur étoit un
privilège exclusif. Les franciscains s’adressèrent à Rome pour avoir
raison de l’insulte qu’ils croyoient leur avoir été faite.
Le Pape alors régnant, Sixte IV, avoit été de leur ordre. Il prit en
main leur cause, & décida qu’il n’appartenoit qu’à saint François
d’avoir été marqué des stigmates ; que Catherine de Sienne n’avoit
point reçu sur son corps cette impression miraculeuse. Il défendit, en
même temps, sous des peines très-grièves, de peindre les
images de cette sainte avec les stigmates.
Les cordeliers victorieux affectèrent depuis de les mettre dans celles de
leur patriarche. Aux portes & dans l’intérieur de la plupart de
leurs maisons, on voit ce saint avec les marques de sa glorieuse
prérogative.
Les franciscains, dit Sponde, eussent dû moins disputer pour leur
fondateur & mieux l’imiter. C’est à Dieu seul à décider de la
préséance des saints : personne ne doit mettre le sien au-dessus de
celui des autres.
En tout & partout les frères précheurs & mineurs se sont déclarés
la guerre. Leur jalousie réciproque a même quelquefois fait répandre du
sang Témoin l’aventure cruelle de Savonarolle à Florence : s’il y
fut brûlé, c’est par l’attention qu’eurent les cordeliers de soulever la
ville contre ce dominicain, de le décrier dans leurs sermons, de
persécuter, dans sa personne, tous ceux de son ordre. On vit alors des
scotistes & des thomistes s’offrir chacun d’entrer dans les brasiers
allumés pour preuve de l’excellence de leur doctrine, & se vanter de
faire des miracles.
Par bonheur tout ce zèle s’est rallenti peu à
peu, tellement qu’il n’est plus question aujourd’hui de ces
disputes.
C
e collège a toujours été pour
l’université un objet odieux. Dans tous les temps & dans toutes les
circonstances, elle s’est opposée au bien & à la gloire de ce lycée.
Il lui fit ombrage dès le moment qu’il fut érigé par François
premier.
Ce monarque voulant donner à cet établissement tout l’éclat dont il étoit
susceptible, engagea les sçavans les plus distingués de l’Europe à venir
dans sa capitale ; il les plaça dans ce collège. Son idée étoit
d’animer de leur esprit la jeunesse Françoise, de faire de Paris une
seconde Athènes.
Il en vouloit principalement au mauvais goût des siècles précédens. On
sçait quelles étoient alors les études de l’université, & son jargon
barbare, de combien de misères pédantesques & ridicules on chargeoit
la tête des
jeunes gens, combien on leur
donnoit de fausses idées. Ces lumières confuses étoient pires que
l’ignorance ; encore, pour apprendre à balbutier dans les élémens
des langues & des sciences, faloit-il payer chèrement des
maîtres.
Ceux de l’université mettoient à prix leurs leçons publiques. François
premier, pour obvier à ces inconvéniens, établit le collège royal. Les
premières chaires que l’on fonda furent pour les langues. Des hommes de
beaucoup de mérite expliquoient gratis les auteurs
originaux, Hébreux, Grecs & Latins.
Les successeurs du monarque, restaurateur des lettres en France, ont
presque tous ajouté quelque chose à la gloire de son établissement. Ce
collège qui, dans son origine, n’avoit que deux professeurs, en compte
aujourd’hui dix-neuf : deux pour l’Hébreu ; deux pour le
Grec ; deux pour les mathématiques ; deux pour la philosophie
Grecque & Latine ; deux pour l’éloquence Latine ; quatre
pour la médecine, la chirurgie, la pharmacie & la botanique ;
deux pour la langue Arabe ; deux pour le droit canon ; un pour
la langue Syriaque.
Plus l’on avoit besoin d’hommes de génie qui
élevassent celui de la nation, qui apprissent aux jeunes gens à penser,
à juger, à sentir le mérite des bons auteurs, plus les suppôts de
l’université de Paris tenoient aux anciens usages, s’opposoient à ce
qu’on mit au grand jour leur ignorance, & le délire de leurs
confrères.
Ils ne virent qu’avec rage des étrangers ouvrir des écoles publiques,
causer la désertion des leurs, diminuer leur gain, & leur ravir
l’estime & la considération du public. Point de moyen, point de ruse
qu’ils n’employassent pour renverser cet établissement dans sa
naissance ; mais le voyant toujours soutenu par le prince, ils
changèrent l’objet de leurs prétentions : ils consentirent que les
professeurs royaux enseignassent ; mais ils voulurent que le
collège royal ne fut point distingué des autres, qu’il fit corps avec
eux, qu’il fut soumis aux mêmes usages, aux mêmes règles, aux mêmes
statuts.
Ce n’étoit point là l’intention de François premier, qui recommandoit
expressément que son collège n’eut rien de commun avec l’université.
Malgré
cela, toujours ardente à faire valoir
ses prétentions, toujours contredite & jamais rebutée, elle conserve
encore les mêmes ?
La première démarche qu’elle fit pour empiéter sur le collège royal,
& l’asservir, s’il étoit possible, fut vers l’an 1533. Elle présenta
requête au parlement de Paris, tendante à ce qu’il fut défendu aux
professeurs royaux d’interpréter la bible sans s’être auparavant
présentés à l’université, sans avoir reçu d’elle cette permission. Ils
furent assignés pour être ouis avec le syndic de la faculté de
théologie, Noël Béda.
Le syndic plaida lui-même pour elle : il prétexta le motif qui la
faisoit agir, l’amour du bien public, le zèle pour la religion, & le
mépris dans lequel tomberoit la version vulgate ; les professeurs
royaux ne cessant point de répéter : ainsi porte le
texte Hébreu ; c’est ainsi qu’on lit dans le Grec des
septante, & s’attachant à des éditions faites la plupart en
Allemagne « par des juifs ou des luthériens ; par conséquent
très-capables d’altérer les textes originaux »
.
Après le plaidoyer du syndic,
l’avocat des
professeurs royaux, nommé Marillac, fit voir le ridicule d’attaquer,
pour cause de religion, des hommes jusqu’alors irréprochables à cet
égard ; de leur intenter un procès non parce qu’ils nuisoient, mais
parce qu’ils pouvoient nuire ; de les renvoyer à un tribunal
subalterne après avoir été approuvés par le souverain ; de vouloir
les soumettre, pour la signification des termes Hébreux ou Grecs, à
d’autres hommes d’une ignorance profonde là-dessus, & dont
quelques-uns traitoient de sortilèges les langues sçavantes.
On ignore quelle fut la décision du parlement : mais les professeurs
continuèrent leurs exercices indépendamment de l’université de Paris,
& sous la protection immédiate du roi.
Elle recommença ses plaintes l’année suivante 1534, à l’occasion d’un
Allemand choisi pour être professeur d’éloquence Latine. Les principaux,
ou grands maîtres de ces collèges, trouvèrent cette élection indécente,
& voulurent un François. Latomus, ou Le Masson (c’étoit le nom de
l’Allemand), mandoit au célèbre Erasme, « les principaux de
plusieurs collèges
frémissent de la
fondation que je remplis ; leur jalousie est si grande qu’elle
seroit capable de faire repentir le meilleur ouvrier de s’en être
chargé. Je me suis cependant endurci, & j’ai marché jusqu’à ce
jour assez heureusement. Je me flatte que l’établissement du collège
royal ne sera pas lui-même peu utile à l’université de Paris, par
les progrès qu’il fera faire aux langues & aux beaux
arts »
. Il fut encouragé par Erasme, & par les autres
professeurs royaux en commerce de lettres avec ce beau génie, dont
François premier eut bien voulu faire l’acquisition pour le mettre à la
tête du collège royal.
Sous Henri II, l’université crut avoir trouvé le moment favorable de
renverser l’ouvrage du roi, son prédécesseur. Il s’étoit élevé quelques
disputes entre les écoliers ; elles avoient dégénéré en séditions.
Ils s’assembloient au pré-aux-Clercs pour se battre ; beaucoup de
gens sans aveu se joignoient à cette jeunesse fougueuse ; ils se
répandoient ensuite dans plusieurs quartiers de la ville ; il en
résultoit un grand désordre ; l’université s’y plaisoit :
quand
il fut au comble, elle en rejetta toute
la faute sur les professeurs royaux.
Elle les accusa d’avoir fait naître, ou d’avoir fomenté la sédition,
prétendit qu’il y auroit toujours du trouble tant qu’elle n’auroit point
inspection sur eux. Pour les assujettir à ses règlemens, elle présente
requête au roi ; mais elle est déboutée de sa demande par le crédit
du cardinal de Lorraine, protecteur de Ramus & du mérite. Irritée de
ce refus, elle porta l’affaire au parlement.
Il en prend connoissance : craignant que ces disputes d’écoliers,
dont quelques-uns affichoient des placards très-séditieux, n’aient des
suites plus fâcheuses, il ordonne qu’ils ne paroissent nulle part en
troupe, que toutes les écoles publiques soient fermées, tant celles de
l’université, que celles des professeurs royaux. L’arrêt étoit encore
plus mortifiant pour elle que pour ceux-ci. Ils étoient payés par le
roi : au contraire, les professeurs de l’université perdoient tout
en perdant leurs écoliers. Aussi fit-elle promptement une députation au
roi, pour l’assurer qu’elle & les professeurs royaux étoient
également
innocens de ces émeutes, qu’ils
étoient au désespoir de cette division parmi les écoliers. Le monarque
reçut favorablement les députés, & daigna les reconnoître pour bons & fidèles sujets. L’université rentrée en
grace avec la cour, célébra cet événement par une procession solemnelle,
& par des harangues latines.
Elle fit encore, l’an 1568, plusieurs entreprises contre les professeurs
royaux. Comme elle craignoit toujours qu’un homme versé dans le Grec
& dans l’Hébreu ne fut hérétique ou pire encore, elle dressa une
profession de foi pour la leur faire signer ; voulant mettre un
frein au progrès de l’hérésie : elle étoit excusable du moins quant
au motif ; mais elle passa son pouvoir, en exigeant qu’en
conséquence de cette signature les professeurs royaux fussent soumis à
ses loix, ordonnances, & statuts.
Elle alla plus loin, elle voulut qu’avec eux leurs écoliers signassent
cette même profession de foi. Rien de plus ridicule qu’une telle
prétention.
La troisième chose qu’exigea l’université, c’est que les professeurs
royaux
iroient à ses processions. Elle
ordonna qu’ils eussent à se rendre aux Mathurins au jour marqué. Ils y
furent ; mais ils protestèrent contre cette nouveauté, & dirent
qu’ils ne s’étoient mis en marche que par respect pour le roi, & par
égard pour leur président, le cardinal de Lorraine. Il y eut quelques
altercations au sujet du rang qu’ils tiendroient à la procession.
Lorsqu’ils eurent donné leur consentement à tout, ils ajoutèrent que
c’étoit sans préjudice des droits & prérogatives de leur
collège.
L’université, pour être autorisée dans ce qu’elle faisoit, sollicita
promptement un arrêt du parlement. Elle en obtint un très favorable le
21 août de cette même année 1568. Il porte « que tous ceux
qui enseignent & enseigneront & feront lecture, tant ès
écoles privées que publiques, même les lecteurs du roi, principaux,
régens ; précepteurs, pédagogues, officiers, suppôts de ladite
université, seront de la religion catholique, apostolique &
romaine, & obéiront aux loix, statuts & ordonnances de
ladite université, tant en
vie, mœurs,
que décence des habits, assisteront le recteur, ès actes chétiens
& catholiques ; & où il s’en trouvera qui n’auront
voulu & ne voudront encore de présent, observer & garder ce
que dessus, à ladite cour permis & permet au recteur de ladite
université, & autres qu’il appartiendra, pourvoir en leurs
places autres personnes de la qualité que dessus »
.
On fit lecture de l’arrêt, dans une assemblée de l’université, au milieu
des plus grandes acclamations ; mais le triomphe ne fut que
passager. On ne voit nulle part que l’arrêt ait été, par la suite, en
vigueur, & que les professeurs royaux soient restés sous le
joug.
Pour les y maintenir, l’université s’intrigua encore en 1625. Elle
profita de quelque désordre qu’on lui rapporta s’être passé dans le
collège Royal, & d’une contestation élevée entre deux aspirans à la
chaire de Ramus. Le recteur voulant connoître de ce désordre s’y
transporte. On l’y reçoit très-mal : il prétend qu’on l’a
insulté : plainte sur le champ, de sa part, au parlement.
Il demande réparation, appuie beaucoup sur
l’importance d’incorporer dans l’université les professeurs royaux,
d’empêcher qu’ils ne trafiquent de leurs chaires, & de les mettre
toutes au concours. A l’égard des deux contendans qui prétendoient à
celle de Ramus, l’université donnoit l’exclusion à l’un, parce qu’il
n’étoit pas de son corps, & demandoit encore que le parlement la
maintint dans cette prétention. Elle gagna sur tous les points par un
arrêt du mois d’août 1626.
On lit, dans cet arrêt, que la cour de parlement « enjoint aux
dits professeurs du roi de garder les règlemens, statuts &
ordonnances de ladite université ; de rendre au recteur, ès
disputes & autres actions, l’honneur & le respect qui est dû
à sa dignité ; d’assister aux processions, assemblées &
autres actes de l’université, quand ils seront mandés par ledit
recteur ; ordonne qu’à la requête du procureur général, il sera
informé des contraventions qui ont été faites »
.
Les professeurs royaux sçachant que le parlement leur avoit toujours été
contraire, se doutoient bien qu’ils
auroient du dessous dans les nouvelles chicanes qu’on leur
faisoit ; ils gagnèrent le conseil. Il intervint de ce tribunal un
arrêt du 18 mars 1633, qui paroît avoir toujours été suivi
depuis : « Il ordonne que les lecteurs & professeurs
royaux seront tenus de reconnoître le grand-aumônier pour leur
supérieur ; fait défenses au recteur & à l’université de le
troubler en cette qualité ; sauf au recteur & à
l’université, en cas que les professeurs royaux vinssent à enseigner
quelque chose contre la religion & l’état, d’en donner avis à sa
majesté »
.
La direction du collège Royal est passée entre les mains du secrétaire
d’état, ayant la maison du roi dans son département. Le grand-aumônier
de France n’a plus aujourd’hui d’autre fonction, à l’égard des
professeurs royaux, que celle de recevoir leur serment, après lequel ils
prennent possession de leurs charges, avec la qualité de conseillers du
roi. Ce qui donna lieu à ce changement, c’est l’indiscrétion du cardinal
Barberin,
grand-aumônier, qui, donnant sans
aucun choix les chaires du collège Royal, l’avoit singulièrement
avili.
L’arrêt du conseil de 1633 a si bien été le terme de toutes les disputes,
qu’on ne trouve rien, pas même dans les actes de l’université, qui
prouve qu’elle ait depuis exercé la moindre jurisdiction sur les
professeurs royaux, & qu’elle les ait appellés à ses processions.
Ils font un corps totalement séparé d’elle.
Sous le ministère de M. de Maurepas ; elle voulut faire revivre ses
prétentions : la circonstance étoit favorable. L’érudit Couture se
trouvant à la fois membre du collège Royal, & recteur de
l’université, le fit vaquer un jour de procession. L’université ne
manqua pas d’en prendre acte ; elle mit dans ses registres que tous
ses écoliers, & ceux du collège Royal avoient eu congé.
Les professeurs royaux se plaignirent à M. de Maurepas. Il fit rayer
l’endroit qui les avoit choqués, & mettre à la marge que la rature
avoit été faite sous les yeux du ministre. L’historien du collège Royal,
M. l’abbé Goujet, eut dû rapporter cette anecdote.
Il est étonnant que, malgré la protection de
la cour, les professeurs royaux aient resté jusqu’au règne de
Louis XIII sans être réunis dans un même lieu pour y donner leurs
leçons. Auparavant, ils enseignoient dans divers collèges.
Henri IV projettoit de leur faire élever un bâtiment
magnifique ; le terrein même fut déterminé ; c’étoit celui des
collèges de Tréguier & de Cambrai. La maison devoit avoir de grandes
salles pour les leçons publiques ; des logemens commodes pour les
professeurs ; une cour de dix-huit toises de long & de douze de
large, ornée d’une fontaine ; un vaisseau de toute la longueur du
bâtiment, pour y placer la bibliothèque royale. On destinoit à cette
maison trente mille livres de rente ; beau projet, & dont
l’exécution eut prévenu toutes les plaintes dans lesquelles s’exhalent
les professeurs royaux. La mort funeste de ce bon roi les priva d’un
père. Son successeur fit bâtir dans l’emplacement arrêté. Le
28 août 1610, il posa la première pierre : mais l’édifice
est resté imparfait.
On a voulu, en dernier lieu,
transporter les
exercices des professeurs royaux à l’hôtel de Nevers, rue de Richelieu,
où est à présent la bibliothèque du roi. Ils devoient y avoir leur
logement & une augmentation de gages. Plusieurs d’entr’eux
s’opposèrent à cette translation, & les choses sont restées dans
leur premier état.
Louis XIV, ce monarque libéral, magnifique envers les gens de
lettres Francois, & même à l’égard des sçavans étrangers, n’a rien
fait pour le collège royal ni pour ses professeurs.
Louis XV vient de faire revivre, en leur faveur, un privilège pour
l’impression de leurs ouvrages : c’est le même dont jouissent les
trois académies de Paris.
On demande souvent de quelle importance peuvent être certaines chaires du
collège royal, puisque souvent les professeurs manquent d’écoliers.
C’est beaucoup s’il en sort quatre ou cinq, chaque année, qui sçachent
l’Hébreu, le Syriaque ou l’Arabe. Mais ne suffit-il pas qu’une chaire
ait le moindre genre d’utilité, pour être précieuse dans une capitale.
L’intelligence de l’Arabe & du Syriaque peut faciliter
le commerce avec le Levant(*).
Dans les universités, on montre sans doute la langue & l’éloquence
Latine. Les professeurs royaux, chargés de cette partie, n’ont pas le
même objet. Leur but est de prendre les jeunes gens au sortir du
collège, de leur former l’esprit & le goût, lorsqu’ils sont le plus
en état de juger & de sentir, comme autrefois, dans Athènes, on le
pratiquoit aux académies. Malheureusement les salles du collége royal
sont la plûpart désertes.
Quoique le goût des langues soit passé, leur utilité pourroit bien y
faire revenir. La fondation du collège royal, célébrée par tant de
harangues, tant de vers, tant de tableaux allégoriques, mérite d’être
soutenue. On attend, de la sagesse du ministère, de voir réaliser les
espérances qu’il a données.
L
a forme d’un capuchon & une
barbe ont causé cette querelle séraphique. Elle a duré trente ans. Toute
l’Italie y est entrée, papes, cardinaux, princes, mais sur-tout
princesses célèbres par leur dévotion & par leur beauté.
Le P. Zacharie Boverius, capucin, a donné les annales
de cette véritable guerre civile, dans l’ordre de S. François. C’est
d’après cet historien, qui se croit au-dessus de tout soupçon d’avoir
exagéré les choses, que l’auteur, protestant de la guerre séraphique,
les a décrites. Nous nous garderons bien de garantir tous les faits,
& nous tâcherons même d’adoucir l’âpreté de son fiel.
Un cordelier, nommé frère Matthieu de Bassy, très-homme
de bien, mais de vues bornées, s’entretenoit un jour, avec plusieurs de
ses compagnons, du
grand saint François. L’un
faisoit saint François supérieur à Jesus-Christ même, parce qu’il avoit
éclairé plus d’aveugles, redressé plus de boiteux, tant hommes que bêtes, chassé plus de diables des corps des
possédés, & ressuscité plus de morts. L’autre assuroit que saint
François avoit tué le fils aîné d’un médecin, pour avoir la gloire &
la satisfaction de le ressusciter. Celui-ci contoit, de la meilleure foi
du monde, que frère Benoît d’Arreze, ayant été jetté
dans la mer par des matelots, en avoit été retiré par saint François,
qui, après l’avoir transporté au paradis terrestre, & l’y avoir fait
regaler par Elie & par Enoch, le remit dans son vaisseau pour
morguer ceux qui l’en avoient fait sauter. Celui-là disoit
mystérieusement que frère Jean des Vallées, par grace
spéciale de saint François, sentoit, de quatorze lieues loin, l’odeur de
la venue du frère Juniperus, dont le grand amusement
consistoit à jouer, avec un enfant, à la bascule ou
hausse qui baisse. On n’oublia pas cette échelle
blanche que saint François a indiquée à ses enfans, pour les faire
monter tout droit au ciel, non plus que ce privilège
de tous les Franciscains, d’être préservés des malins
tours du diable(*).
Un seul cordelier gardoit un profond silence. On alloit lui en demander
la raison, lorsqu’en soupirant, il laissa tomber ces mots : Peut-on, en sureté de conscience, être cordelier &
porter cette sorte d’habit. C’est du sien dont il parloit.
Quelque sérieux qu’on eut gardé jusques-là, on ne put s’empêcher de
rire. Notre cordelier ne se déconcerta point : il répéta les mêmes
paroles, & fit impression.
Il conta comme l’habit des Franciscains n’étoit point le véritable habit
de saint François, & donna, pour démonstration de la chose,
plusieurs portraits qu’on avoit de ce patriarche, & sur-tout son
saint habit qu’on gardoit à Assise. L’habit des cordeliers, répétoit-il
souvent, n’est qu’un habit toléré par les papes. Chacun alloit lui faire
des objections, lorsque l’heure de garder
le silence sonna.
Frère Matthieu de Bassi, plus visionnaire que les
autres, fut celui dont l’imagination se frappa le plus de ce qu’il avoit
entendu dire. Il y rêve nuit & jour. Son esprit ne devint tranquille
que quand on lui eut crayonné la forme du véritable habit de saint
François. On lui dessina une espèce de froc, joint à un long capuce en
pointe. A la vue de cette ébauche, frère Matthieu se
sentit tout embrasé. Pendant la nuit, saint François ne manqua pas de
lui apparoître précisément avec un capuchon pointu. Cette apparition fut
pour frère Matthieu une raison de plus de quitter bien vîte le
sien : mais, comment parvenir à faire cet échange ?
Il apperçoit, dans sa chambre, une vieille & crasseuse tunique :
il la prend ; il y joint un capuchon long & pointu, se revêt de
cet accoutrement, se serre ensuite d’une grosse corde, gagne, le plus
doucement qu’il peut, les murs de son couvent de Monte-Falcone, & les franchit d’un saut. Une croix de bois
à la main, il prend la route de Rome, assuré que le pape lui accordera
ce
qu’il n’eut pas osé demander, je veux
dire, la permission de porter un capuchon pointu.
Malheureusement pour le frère Matthieu de Bassi, la nuit qu’il s’étoit
échappé de son couvent, il faisoit un grand clair de lune. Les paysans
apperçoivent le fugitif, le prennent pour un vagabond. Craignant qu’il
n’en veuille à leurs poulaillers ; ils crient, de
toutes leurs forces, à l’aide, au secours ; voici un
larron, un voleur de poules. On accourt de partout, les uns armés de bâtons, les autres de fourches ou de
bêches : on arrête le pauvre frère, on le garotte. Mais,
quelqu’un ayant représenté que ce pourroit bien être un dévot hermite
qui se seroit égaré, que sa patience même & sa croix de bois le
prouvoient assez, frère Matthieu fut relâché.
Cette aventure ne lui fit point perdre courage. Il vit bien qu’il y
avoit, dans tout cela, du diable intéressé à détourner le bien que
feroient un jour les capuchons pointus. Il continua sa route de Rome. Il
se jette aux pieds de Clément VII : « Saint père, lui dit-il, je suis un prêtre, bien
qu’indigne, de l’ordre des frères mineurs. Mon
plus grand desir seroit d’observer à la lettre la
règle de notre séraphique patriarche ; mais le puis-je ?
Il est constant, par les anciens monumens de l’ordre, que saint
François ne portoit qu’un vil habit, avec un capuce pyramidal joint
immédiatement à l’habit, sans scapulaire ; de même que votre
sainteté me voit revêtu. Qu’il plaise donc à votre sainteté me
permettre de porter cette forme d’habit, de vivre dans quelque
hermitage, & d’aller par le monde prêcher la parole de
Dieu »
.
Clément VII lui accorda sa demande, à cette seule condition qu’il se
présenteroit, une fois tous les ans, à son provincial, dans le temps du
chapitre des frères mineurs de l’observance. La permission du pape
n’étoit que de vive voix ; mais frère Matthieu ne voulut pas
attendre un bref qu’il eût pu obtenir facilement, de peur de paroître se
défier de la providence.
Décidé, par le pape, cordelier réformé, il ne songea plus qu’à remplir sa
mission. Il choisit la Marché d’ Ancône pour le théâtre de son zèle. Il
alloit partout prêchant contre l’habit des
cordeliers. D’abord il passa pour fou. Les petits enfans s’amusoient
de lui : les uns lui jettoient de la boue ou des
pierres ; les autres le tirailloient rudement par son capuce,
qu’ils faisoient pirouetter en cent manières différentes.
Cependant frère Matthieu brûloit d’impatience d’aller à Assise y voir, en
original, le capuce de saint François : satisfaction qu’il se
donna. Au lieu d’un capuce, il en vit plusieurs, qu’il révéra
très-profondément, tant de saint François que de ses compagnons. Comme
il avoit les yeux attachés partout, dans ce moment d’enthousiasme, il
observa que les capuces étoient un peu différens du sien : aussitôt
il le réforma sur ces modèles.
Le temps où les cordeliers tenoient leur chapitre étant arrivé, frère
Matthieu fut se présenter à son provincial, selon l’ordre qu’il en avoit
du pape, & frère Matthieu fit une sottise. Son provincial, qui
l’épioit depuis longtemps, ne l’eut pas en sa disposition qu’il le fit
mettre en une prison affreuse, au pain & à l’eau, avec ordre de ne
lui pas épargner de fréquentes & rudes disciplines.
Un cordelier fut touché de ces mauvais
traitemens. Il en instruisit la duchesse de Camerin (*) qui prenoit beaucoup
d’intérêt au bon frère Matthieu : quelques actions de zèle, dont
elle avoit été témoin, avoient gagné son estime. Elle a pitié d’un
malheureux, sollicite sa liberté auprès de Clément VII son parent,
& l’obtient à force d’instances.
Les premiers pas de frère Matthieu, sorti de sa prison, furent vers sa
puissante protectrice, qu’on peut regarder aussi comme la mère & la
fondatrice de l’ordre des capucins. Cette protection singulière de la
duchesse & la réputation que s’étoit faite le nouveau réformé, lui
gagnèrent quelques prosélytes.
Un de ses anciens amis, Louis de Fossombrone, cordelier de distinction, auparavant soldat,
pressé du desir d’avoir un capuchon pointu, s’en fit attacher un,
très-artistement travaillé, sur une robe de drap fort grossier.
Fossombrone substitua ce
bel habillement au sien, & le voilà bientôt parti de son couvent
pour joindre l’autre paladin spirituel, qui l’accueillit on ne peut
mieux.
C’étoit vraiment une acquisition unique que ce Louis de
Fossombrone, &, sans lui, la nouvelle réforme
ne se fut jamais établie. Il avoit cet air de héros, ce courage, cette
confiance, cet esprit fertile en ressources, ce bonheur soutenu, ce
concours rare de qualités qui font imaginer & réussir les grandes
entreprises.
Le provincial des cordeliers sentit bien la perte qu’il avoit faite. Il
protesta qu’il auroit le déserteur mort ou vif. Il se mit lui-même à la tête d’une troupe de
soldats, & les conduisit où il sçavoit qu’étoit frère
Fossombrone.
Celui-ci, à l’approche de ses ennemis, ne se troubla point. Il joua le
général d’armée ; il feignit d’avoir également à ses ordres un
détachement de soldats. Il faisoit faire un bruit horrible dans une
grande chambre où il étoit ; assignant, à haute voix, les rangs
& les postes ; ordonnant aux uns de se mettre à telle porte,
aux autres à telle
fenêtre ;
recommandant à tous de se distinguer & de massacrer impitoyablement
quiconque voudroit les forcer & les prendre.
La peur saisit le provincial : il se met derrière les soldats &
les encourage à avancer. L’officier qui les commandoit dit au
provincial : « Père, si la chose en valoit la peine, nous
nous exposerions très-surement ; mais, pour une querelle
monacale, faut-il se faire tuer ? On se moqueroit de
nous »
.
Pareille aventure arriva une autre fois que frère Fossombrone étoit à
dîner avec frère Matthieu & deux nouveaux prosélytes. Les soldats
s’avançoient pour les prendre, lorsqu’aux cris de guerre des quatre
capucins, la troupe soldatesque s’arrêta effrayée du cliquetis prétendu
des armes. « Malheur, crioient les capucins, au premier qui
avancera. Soit soldat, soit observantin, ne faisons quartier à
personne »
. Ces mots furent comme un coup de foudre.
« Pères, dit le capitaine, en tremblant, aux observantins
plus effrayés encore, où nous conduisez-vous ? à la
boucherie !
Vous nous assuriez que
nous n’aurions affaire qu’à deux capucins, & c’est une légion de
soldats qu’il faut combattre : trouvez bon que nous nous
retirions »
. Leur retraite fut une déroute épouvantable.
L’annaliste Boverius, capucin, compare cette fuite à celle des Syriens
qui assiégeoient Samarie, & dans le camp desquels
Dieu fit entendre un bruit horrible de chariots, de chevaux & d’une
grande armée.
Un autre jour, Louis Fossombrone (car on ne finiroit point sur le récit
de ses prouesses) ayant sçu que son provincial avoit envoyé, pour le
prendre dans un couvent de camaldules où il étoit, au haut de l’Apennin,
un gros de frères observantins les plus forts & les plus robustes,
armés chacun d’un bâton ferré, il se mit en disposition de bien recevoir
son monde. A peine furent-ils arrivés à la cime d’un certain rocher où
il les attendoit, qu’il les fit tous précipiter en bas à moitié morts de
peur. Elle vint de ce que l’ Alexandre, le César, l’ Annibal capucin avoit
habilement distribué une grande quantité de tisons fumans. Les
observantins
ne doutèrent point qu’ils
n’allassent être brulés tout vifs.
Un mérite bien rare qu’avoit Fossombrone, c’est qu’il ne
s’enorgueillissoit point de ses victoires. Il ne manquoit jamais de
chanter un Te deum sur le champ de bataille.
Tous ces combats ne se donnèrent point sans être précédés & suivis de
beaucoup de négociations. L’Italie entière s’occupa de ce démêlé. On fit
parler, de part & d’autre, les personnes les plus distinguées par
leur naissance ou par leurs talens, à la tête desquelles étoit toujours
la duchesse de Camerin. Après bien des conférences
pour terminer les choses à l’amiable, on arrangea que les deux partis en
viendroient à des explications en présence de témoins.
Les observantins exposèrent les premiers leurs plaintes. Leur provincial
traita les réformés d’apostats, de vagabonds, de misérables. Les
capucins répondirent qu’il les connoissoit mal ; que ce n’étoit
point du tout par esprit de libertinage qu’ils s’étoient réformés, mais
par le seul desir de faire leur salut ; qu’il ne pouvoit pas y en
avoit
pour eux sans capuchon pointu ;
que saint François avoit été habillé de même ; que sa règle étoit
totalement négligée par ses enfans aînés ; & qu’enfin les
frères de l’observance devroient bien plutôt s’appeller les frères de l’inobservance.
A force de se chamailler dans ces momens d’explication, on manqua d’en
venir aux mains. Ce qui rendit surtout les réformés extrêmement fiers,
c’est que le pape avoit approuvé leur habit & leur façon de
vivre ; approbation qui n’étoit, comme je l’ai dit, que verbale,
mais qui fut convertie en une bulle en forme, donnée le
13 juillet 1528.
La bulle étoit de Clément VII : elle confirmoit, entr’autres
choses, les réformés dans la possession de vivre dans des hermitages, de
demander l’aumône en quelque endroit que ce fut ; &, ce qui les
intéressoit le plus, de porter une longue barbe & le grand capuchon
pointu. La bulle fut publiée dans Camerin avec beaucoup d’appareil.
C’est de cette même année 1528, que les capucins datent le
commencement de leur ordre, parce que ce ne fut
qu’alors que les quatre réformés osèrent se montrer impunément en
public, & braver les cordeliers. Il arriva même qu’à cette
apparition publique & triomphante des réformés, les enfans qui les
virent pour la première fois, s’écrièrent : Capucins,
capucins ; & le nom leur en est resté depuis.
Insensiblement ces révérends pères devinrent à la mode dans toute
l’Italie : ils virent venir à eux, en foule, des religieux de tous
les ordres, mais particulièrement de celui des frères mineurs(*). Tout un couvent
fort
nombreux, de la province de Calabre, le gardien à la tête, se capuchonna. L’affaire fit un
bruit épouvantable ; & le provincial des observantins,
appréhendant les suites de cet exemple, & que son ordre ne vînt à
être démembré, porta ses plaintes à tous les tribunaux. Il fallut que
les observantins, nouvellement capuchonnés, se jettassent dans les bras
du duc de Nocera, de l’illustre maison des Caraffes : ce même duc
de Nocera, fils de la fameuse Lucrèce Borgia(*), fille débauchée
du débauché Alexandre VI.
Il avoit des goûts différens de ceux de sa
mère : il protégeoit les moines qu’elle détestoit. Il crut, aussi
bien que son épouse qui étoit dévote, que c’étoit conscience de ne pas
mettre les nouveaux réformés à couvert de la persécution. Il leur donna
un logement dans son palais. La duchesse ne se possédoit pas de joie de
se voir avec des saints : elle n’étoit occupée qu’à les fêter.
N’ayant pas trouvé leurs capuchons à sa fantaisie, elle se fit apporter
un morceau de gros drap qu’elle voulut tailler & coudre elle-même,
pour en faire un admirable. Ses femmes firent plusieurs autres capuces
par son ordre & dans le même goût.
Quel homme eut pû n’être pas sensible à tant de soins ! Nos réformés
admiroient la providence. Craignant néanmoins de n’être pas logés
convenablement à la pauvreté de leur état, ils quittèrent bientôt le
palais du duc & de la duchesse de Nocera, pour aller habiter des
maisons de capucins : car ils en avoient déjà, malgré toutes les
oppositions des cordeliers.
Le provincial des observantins, voyant la dispersion de ses inférieurs
du couvent de la province de Calabre,
contre lesquels il avoit obtenu une sentence d’excommunication, crut
qu’il seroit aisé de les ravoir en détail. Il chargea de ce soin,
quarante frères observantins des plus déterminés : mais, autant de
fois qu’ils voulurent mettre les mains sur les réformés, autant de fois
saint François les sauva, en confondant les sbirres séraphiques. Tous
leurs efforts n’aboutirent qu’à enlever de temps en temps
aux pauvres capucins quelques misérables collations qui faisoient
tout leur régal.
Quand on fut las, de part & d’autre, de se battre, on négocia. Il se
tint des conférences en présence du duc de Nocera & du pape
lui-même. Les capucins revenoient continuellement au genre de vie
scandaleux que menoient les cordeliers. Ceux-ci leur répondoient :
Attendez que votre chéminée ait autant fumé que la
nôtre, & vous verrez que vous ne vaudrez pas mieux que
nous. Le résultat de ces pourparlers fut que les cordeliers
n’inquiéteroient plus en rien les capucins. Il plut au pape de
l’ordonner ainsi, & de lever en même tems la sentence
d’excommunication,
portée contre ces
derniers.
Il sembloit, après cela, que tout devoit être fini ; mais il s’en
falloit bien que tout le fut. On ne demandoit plus de
messes aux cordeliers ; les confessionnaux étoient
vuides ; la quête n’alloit plus. Ce capuchon pointu & cette
barbe faisoit tourner la tête à tous les dévots & à toutes les
dévotes d’Italie. Le général des cordeliers trembla pour la ruine
entière de son ordre ; il s’adresse au pape, pour qu’il veuille
bien la prévenir : il propose à sa sainteté de faire rentrer des
sujets, qu’il appelloit rébelles, sous l’obéissance d’un seul chef qui
seroit, non le général des conventuels, comme le desiroient les
capucins, mais le général des cordeliers. Car il faut sçavoir que les
capucins, pour se soustraire plus surement aux violences de leurs
ennemis, avoient pris le parti de se ranger du côté des frères
conventuels ; autre branche considérable de l’ordre de S.
François.
Ce même général des cordeliers osa parler au pape, avec le dernier
mépris, du capuce des réformés : il l’appelloit un cornet d’épices, & prétendoit que ce ne pouvoit être le
capuce de S.
François, à moins que ce grand
patriarche n’en eût porté un de même, lorsqu’en présence de l’évêque
d’Assise il se revêtit d’un caban ou d’une capote
de berger.
Les plaintes du général, appuyées du crédit de quelques cardinaux,
avoient ébranlé le pape : mais les capucins, instruits à temps de
ce qui se passoit, l’empêchèrent de rien faire. Ils allèrent assurer sa
sainteté, qu’en prenant un habit , ils étoient bien
éloignés de vouloir par-là faire des dupes & augmenter leurs quêtes.
Ils parlèrent au pape avec le plus grand désintéressement, en présence
de plusieurs cordeliers qui protestèrent la même chose.
Les uns & les autres, au rapport de l’historien de la guerre
séraphique, dont j’emprunte & j’adoucis toujours les traits, avoient
déjà disputé d’humilité par ostentation ; & cette fois ils
disputèrent de désintéressement par avidité. Les observantins
rappellèrent ces temps(*) où ils prouvèrent si bien le
leur : mais ne pouvant rien gagner sur l’esprit
de personne, le pape n’agissant point pour eux, la quête baissant tous
les jours, les capucins faisant conquêtes sur conquêtes, les meilleurs
sujets de l’observance, les d’Asti, les Jesi, les Ochin, ayant passé chez eux, le
général, désespéré, imagine une vengeance.
Il n’ignoroit pas que Louis de Fossombrone étoit l’ame de la réforme : il l’engage à le
venir trouver pour traiter ensemble. Aussitôt qu’il l’eut en son
pouvoir, il le fit arrêter, contre la foi de ses promesses. Vingt frères
observantins, apostés pour cela, fondirent sur le malheureux
Fossombrone. Ils
arrachèrent indignement son
capuce : le général lui-même s’en saisit dans un moment de
rage ; le jetta par terre & le chargea d’imprécautions.
« Qu’on enchaîne, s’écria-t-il, en montrant Fossombrone,
qu’on enchaîne incessamment cet apostat ; qu’enséveli dans le
plus noir cachot, il y soit tourmenté le reste de ses
jours »
.
Un grand d’Italie, à qui Louis avoit fait confidence de
sa bonne-foi, ne le voyant plus paroître de quelques jours, se douta
bien de la perfidie. Il va trouver le général, le menace & lui fait
rendre le plus digne ornement des capucins.
Le général ne se rebuta point. Voyant bien que les grandes protections
qu’ils avoient faisoient avorter tous ses desseins, il imagina de leur
opposer de plus grandes protections encore. Il écrivit à tous les
potentats de l’Europe, pour les engager à s’entremettre de l’affaire la
plus importante qui eût jamais été.
Le pape reçut, dans le même temps, des sollicitations de la part de tous
ces souverains, pour anéantir la nouvelle réforme. « Qu’a donc
fait cette
réforme, demandoit-il, en
lisant les dépêches ; qu’a fait cette réforme à ces majestés
& à ces altesses. Ils ne se doutent pas seulement comme les
capucins sont faits ; ils ne les ont jamais vus »
.
Quoique le pape aimât les capucins, il n’osa plus les soutenir : il
les bannit de Rome par foiblesse. Leur sortie de la ville manqua d’y
exciter une révolte en leur faveur. Un hermite, dont les vertus
éclatantes avoient subjugué le peuple, alloit criant dans toutes les
rues : « Rome entretient & embrasse des voluptueux, des
adultères, des usuriers, des voleurs, des assassins, toutes sortes
de gens perdus de réputation & de débauche, & chasse
effrontément l’exemple de la ville. Malheur à toi, Rome, qui
rejettes de tels hommes, & qui nourris des chiens ! Malheur
à toi, peuple sans goût, qui n’aimes pas les capucins, & qui
idolâtres les statues »
.
Ils furent rappellés promptement. Assurés de la considération du public,
vainqueurs de la cabale cordelière, ils n’avoient plus qu’à jouir ;
mais, hélas ! faits à la guerre depuis longtemps,
n’ayant personne au dehors à combatre, ils se
déchirèrent entr’eux. Qui le croiroit ? ce Louis de Fossombrone, ce
guerrier capucin, ce héros, en apparence, si humble, si modeste, étoit
l’homme de la terre le plus orgueilleux.
Il avoit déjà passé par tous les grades d’honneur de son corps ;
mais la place de général des capucins qu’il manqua, le jetta dans le
désespoir. Cet homme, qui avoit combattu si longtemps & avec tant de
succès pour le capuchon & pour la barbe, a la bassesse de vouloir
anéantir l’un & l’autre, & travaille à détruire son propre
ouvrage. Il ne cache à personne ses desseins furieux : il s’en
explique ainsi à ses frères assemblés : « Écoutez-moi, mes
frères ; je suis Louis de Fossombrone ; je suis Louis
Ténaglia(*).
J’ai entrepris & exécuté bien des choses ; je puis en
entreprendre encore de plus grandes : tremblez, ingrats,
tremblez »
.
Toutes ses menaces n’aboutirent qu’à le faire retrancher de son ordre. Il
n’y a jamais eu de corps aussi mal
heureux en
grands hommes. Matthieu de Bassi, le
premier qui entreprit la réforme des capucins, ne resta point non plus
parmi eux. Leur fameux général Ochin les quitta
scandaleusement, eux, leur saint habit & sa religion même. Possédé
de l’amour d’une femme, il s’enfuit à Genève. Il sacrifia à cette femme
sa place de premier capucin du monde, sa réputation de saint personnage
& d’un des plus grands prédicateurs d’Italie. Il devint l’apôtre de
la polygamie.
Toutes ces scènes éclatèrent dans le public. Les cordeliers en
triomphoient ; partout où ils rencontroient les capucins, ils leur
crioient : « Voilà les hypocrites, voilà les hérétiques.
Jusques à quand, ô capucins, en imposerez-vous au monde
entier ? Mais non, vous n’en imposez plus ; le masque est
levé : c’est fait de vous, c’est fait de la barbe & de
votre capuchon »
. Les capucins confus
baissoient la tête, enfonçoient leur capuce & passoient
bien vîte leur chemin.
Le pape lui-même, qui n’étoit plus alors Clément VII, mais
Paul III, tremblant qu’ils ne fussent en effet
autant d’Ochin & de fauteurs
d’hérésie, résolut leur perte. Passant devant un de leurs monastères, il
avoit dit : « Avant qu’il soit peu, il ne sera question ni
de capucins ni de leurs couvens »
. Dans cette idée, il
assembla plusieurs cardinaux qui furent tous de l’avis du pape, hors le
cardinal Antoine San-Severini tout dévoué aux
capucins.
Il représenta l’injustice qu’il y auroit de confondre tant d’innocens
avec un malheureux coupable. Il ajouta que c’étoit faire trop d’honneur
à Ochin que de détruire, pour lui, un corps qui pouvoit être une colonne
de plus à l’église. Cette dernière raison fit changer de résolution le
pape. Tous ses propos contre les capucins leur étoient revenus : le
public attendoit avec eux leur arrêt, quand sa sainteté les manda au
Vatican.
Ils ne doutèrent point alors que ce ne fût pour les frapper de la foudre.
Les cordeliers en doutoient encore moins : ils firent faire
précipitamment & porter au Vatican autant qu’ils purent de leurs
habits, pour en revétir les capucins, aussitôt leur sentence prononcée.
Ces derniers furent
dociles à s’y rendre au
jour marqué.
Le pape, avant que de leur donner audience, les fit attendre plusieurs
heures. Au bout de ce temps-là, plus morts que vifs, ils sont
introduits : ils tombent tous à ses pieds, le visage prosterné
contre terre & baigné de larmes. Le pape leur reproche, dans les
termes les plus durs, la désertion d’Ochin & un écrit insolent de sa
façon contre le saint siège. « Jugez-vous,
leur dit-il, vous-mêmes : que ne méritent pas de
telles horreurs ? Est-ce trop vous punir que de révoquer tous
vos privilèges(*) & de vouloir
que vous rentriez dans l’observance ? Hé ! de grace, saint
père, interrompt leur général, François de Jesi,
en se relevant sur ses genoux, n’y eut-il pas entre les apôtres un
traître, Judas, dont la chûte pourtant ne nuisit
pas au collège apostolique »
. « Taisez-vous,
orgueilleux, reprend le pape, avec une sorte de colère, d’où vient
vous excuser ainsi & m’interrompre »
? Ensuite
prenant un visage
moins sévère. « Je
voulois, continue-t-il, vous punir, mais je me sens désarmé. Saint
François combat visiblement pour vous. Vous aviez un juge terrible,
vous n’avez plus qu’un père. Continuez à jouir de toutes les graces
que vous a accordées le saint siège. Soyez, en un mot, de dignes
capucins, & n’oubliez jamais qui vous êtes »
.
Ce jour, qui devoit être un jour de confusion pour les capucins, fut leur
plus beau jour de triomphe. Les cordeliers, confondus, s’en retournèrent
avec les habits qu’ils avoient apportés. Les capucins, couverts de
gloire, virent bien qu’on ne l’acquiert que par les traverses. Ils
bénirent la providence, & se félicitèrent d’être dans le cas des
grands établissemens. On les comparoit à Enée, arrivant en Italie, &
fondant un empire avec une poignée de Troyens, malgré tous les
obstacles.
Le pape, en pardonnant aux capucins, n’exigea d’eux qu’une chose, pour
s’assurer de leur doctrine, qu’ils signassent quelques articles de
théologie. Les bonnes gens les signèrent
tous avec la foi du
charbonnier.
Les taches qui voiloient leur splendeur, une fois dissipées, ils n’en
brillèrent que davantage. Ils furent chacun autant de soleils dont les
rayons immenses blessoient continuellement la vue des cordeliers. Que
firent ceux-ci pour anéantir un objet insupportable ? Pie IV venoit
de convoquer de nouveau le concile général à Trente. Ils s’adressèrent
au concile même, & voulurent avoir raison de l’affront sanglant dont
ils se disoient couverts.
De peur néanmoins qu’ils ne gagnassent pas leur procès par la seule bonté
de leur cause, ils eurent recours à la ruse. Le général des observantins
se retrancha à demander au concile que le géneral des conventuels, qui
étoit présent, lui fut subordonné. Les capucins s’étant soumis
d’eux-mêmes à ce dernier, ils devenoient tout naturellement soumis à
l’autre ; & c’étoit fait d’eux. Le général des observantins,
établi despote, n’eut souffert qu’une même règle & qu’un même habit.
Le coup étoit violent ; mais il fut paré.
Le général des conventuels, se
levant
brusquement, prit la parole ; il disputa vivement, en plein
concile, au général des observantins, & la primauté du généralat,
& le sceau de tout l’ordre de saint François. « Pères
illustrissimes & révérendissimes, s’écria-t-il, si l’on veut
décider cette affaire par l’antiquité de l’ordre, le sceau nous
appartient ; nous sommes plus anciens que ceux de
l’observance : mais si l’on veut examiner la chose par
l’observance même de la règle, le sceau ne doit être ni à eux ni à
nous, mais aux capucins »
.
Les pères du concile jettèrent aussitôt les yeux sur le général de ces
réformés : mais il refusa de si grands honneurs ; il borna
toute son ambition à vouloir faire reconnoître les capucins pour de
vrais enfans de saint François & de l’église Romaine. Avant que de
se rendre à sa demande, les pères du concile lui firent celle-ci. Quelle
raison avez-vous d’être habillé comme vous l’êtes ? Dans l’instant,
il tira de sa poche un portrait de saint François d’après l’original
qu’en conservent les grands ducs de Toscane, dans leur palais, à
Florence….
La conformité de l’habit du patriarche avec
l’habit des capucins, frappa tout le monde. Elle fit taire sur le champ
le général des cordeliers, qui ne cessoit de bavarder sur cette longue
barbe & ce capuchon pointu.
La façon dont se mettoient les capucins, ayant été démontrée la meilleure
de toutes, ce fut à qui les imiteroit le plus chez les autres enfans de
S. François. Les récollets furent d’une hardiesse inconcevable :
petit à petit ils allongèrent la pointe de leur capuce. Les capucins
s’en apperçurent, & s’en plaignirent. Bientôt les uns & les
autres se prirent de paroles. Le capucin disoit au récollet :
« Tu veux nous égaler en sainteté, tu as l’ambition de porter
un capuce semblable au nôtre, & de vouloir qu’on te prenne pour
un capucin. »
Le récollet lui répondoit en raillant :
« tu mets donc la sainteté à porter un long cornet d’épices.
La sainteté de vous autres capucins paroît en ce que, huit jours
devant vos carêmes, vous jouez des gobelets, & vous faites des
culbutes »
(*).
L’audace des récollets fut portée au tribunal
d’Urbain VIII. Ce pape leur ordonna de raccourcir leur capuchon ;
ce qu’ils ne voulurent point faire. Tout ce qu’on put obtenir d’eux, fut
qu’ils ne l’allongeroient plus.
Les picpusses ont joué pareillement, & jouent
encore de mauvais tours aux capucins. Les uns & les autres ont une
ceinture, un capuchon, une barbe & des sandales à peu près dans le
même goût. De bonnes femmes les ont confondus
très-souvent, de façon qu’elles donnoient au quêteur
des picpusses ce qu’elles avoient destiné au quêteur des
capucins. Mais cette source de division n’en a jamais causé
d’égale à celle que nous avons vu durer si longtemps entre les
observantins & les réformés.
A la fin, les cordeliers prirent le bon
parti : ils se moquèrent de la barbe & du capuchon pointu,
quand ils virent l’un & l’autre se multiplier de tous les côtés. Ils
trouvèrent qu’il n’y avoit pas de comparaison de ce capuchon au leur.
Notre capuce est rond, disoient-ils, il est fait à la
manière d’un beguin de petit enfant. Il est donc plus conforme
à ces paroles de Jésus-Christ : Si vous n’êtes faits
comme de petits enfans, vous n’entrerez point dans le royaume des
cieux.
L’historien de la guerre séraphique termine son ouvrage, en citant ce
passage de saint Jérôme. « Il y en a qui se revêtent d’une haire,
& se faisant des capuchons pour retourner en enfance, imitent
les chouettes & les hiboux… Fuis ceux-là que tu verras ayant une
barbe de bouc, un manteau noir & les pieds nuds, endurcis au
froid. Toutes ces choses sont marques du diable »
. Mais
c’est un moine apostat qui parle.
L
a Flandre, ce théâtre de tant de
guerres sanglantes, a pareillement été celui de cette querelle si
ridicule. Il s’agissoit de l’origine des carmes. Quelques-uns d’entr’eux
la fixent à Énoc, bien avant le déluge. Le plus grand nombre n’ose la
faire remonter qu’à Élie.
Les carmes, selon eux, descendent de ce prophète en ligne directe :
c’est ce prophète qui les a fondés sur le Mont-Carmel.
Des particuliers établissent tous les jours des fables sur l’ancienneté
de leurs maisons ; à plus forte raison, les carmes croient-ils
pouvoir être jaloux de tant de siècles de gloire.
Les jésuites d’Anvers, continuateurs de Bollandus, se moquèrent de cette
opinion. On connoît le genre de travail de ces sçavans religieux. Leur
occupation continuelle est de remettre en
honneur les vies des saints, de faire partout des recherches pour les
constater. La légende épurée de tant d’absurdités qui s’y
trouvent ; l’histoire rétablie dans ses faits authentiques ;
la chronologie fixée, l’impiété se taira ; & ce sera le
triomphe de la religion.
Les bollandistes, ayant à fixer l’origine des carmes, ne donnèrent dans
aucune chimère : ils la marquèrent au douzième siècle. Ils
assignèrent le B. Berthold pour premier général de l’ordre. En cela, ils
ne parloient que d’après Baronius & Bellarmin. Ils eurent
l’attention de ne rien se permettre, en écrivant, qui pût blesser la
délicatesse des carmes, sur l’origine desquels ils ne voulurent pas même
trop appuyer, par la raison qu’on ne parle guère à un père des défauts
de ses enfans, & à un plaideur de la foiblesse de sa cause.
Ce ménagement devoit être senti : mais, quand on a des prétentions,
on croit que les autres ne font jamais assez pour nous. Les carmes
entrèrent en fureur : ils réclamèrent, de tous les endroits de la
Flandre, les vingt siècles d’ancienneté qu’on vouloit leur ravin.
L’Europe entière retentit de leurs plaintes,
sur la fausseté de la date. Ils attestèrent les patriarches, les
prophètes, les philosophes Grecs, les prêtres des Gaulois, &
généralement tous les célèbres personnages qu’ils prétendoient avoir été
carmes. Ils inondèrent les pays-bas de libèles épouvantables contre le
père Papebroch, jésuite, qui étoit à la tête des
bollandistes, & contre tous les jésuites.
Les carmes les traitèrent avec cette hauteur & ce ton de mépris,
qu’un noble Allemand a vis-à-vis d’un roturier. Le P. François de Bonne-Espérance, carme plus
déterminé encore que les autres, se chargea de repousser l’insulte qu’il
croyoit avoir été faite à tout son corps. A force de mettre sous la
presse des volumes d’injures contre les bollandistes, & de ne se
donner aucun repos ni jour ni nuit, François de Bonne-Espérance succomba, l’an 1677, à l’excès du
travail, & fut remplacé par d’autres qui enchérirent sur ses
emportemens.
Pendant que les carmes de Flandre combattoient pour l’ancienneté de leur
origine, comme pour leurs autels &
leurs foyers, les carmes de France ne
s’oublièrent pas. La ville de Beziers fut témoin d’une scène qui amusa
tout le royaume.
L’an 1682, les carmes y tinrent un chapitre provincial. Un de leurs
jeunes moines voulut y briller : il choisit, pour sujet de thèses,
la question même de l’origine de l’ordre. Il avoit arrangé, dans sa
tête, une suite non interrompue d’illustrations, depuis Élie, &
doutoit si peu de la justesse de ses idées, qu’il défioit tout le monde
de le convaincre de la moindre erreur. Il fut admis à soutenir
publiquement ses thèses. Jamais positions ne furent plus
.
Selon le soutenant, Élie étoit né carme. Son père le vit carme, avant
même qu’il lui eut donné le jour : il vit cet auguste enfant que
des hommes, habillés en carmes, révéroient, emmaillotoient &
allaitoient, non de lait, mais de feux ardens : Élie fut mis dans
la confidence du mystère de la conception de la Vierge ; il fonda
plusieurs couvens de carmes sur le Mont-Carmel, à Bethel, à Jéricho,
&c. &c. Élie fit Élisée général de l’ordre.
L’intervalle de temps de la résurrection de
Jésus-Christ à son ascension, fut employé, par le Sauveur, à faire des
visites fréquentes à Énoch & à Élie, pour les éclairer & les
instruire à combattre un jour l’ante-christ : attendu la nécessité
où sont tous les hommes, & où même s’est trouvée la sainte Vierge,
de recevoir le baptême, Élie se l’est fait conférer par Jésus-Christ, ou
bien par un ange, ou peut-être par Énoch ; & baptisé lui-même
une fois, il a baptisé les autres : il est vraisemblable qu’Élie
n’a point été privé du sacrement de l’eucharistie ; qu’il étoit
prêtre, & qu’il avoit reçu les ordres sacrés, ou d’un ange ou de J.
C. lui-même : tout ce que la Judée a eu de prophètes, l’ancienne
Gaule de druïdes célèbres, la Grèce même de chefs de philosophes, &
nommément Pithagore, ont été carmes : au milieu de toutes les
variations du gouvernement du peuple juif, l’ordre des carmes n’a jamais
varié : les enfans d’Élie se sont maintenus sans la moindre
interruption, sous le nom de Béchabites, d’Esséniens, d’Assidéens, de
Nazaréens, jusqu’au temps de saint Jean-Baptiste qui embrassa
leur institut avec tous ses disciples :
enfin, tous ces monastères si renommés, ces tombeaux effrayans des
déserts de la Palestine, de l’Egypte & de la Thébaïde, étoient des
couvens de carmes ; & tous les ordres, si multipliés depuis,
soit en Orient, soit en Occident, ont été faits sur le modèle de
l’institut d’Élie. Un écrivain(*) que l’éclat d’une telle généalogie eut pû saisir
de respect, s’il n’avoit pas professé le calvinisme, l’a trouvée fort
comique, & distingue malignement deux sortes de carmes ;
« les grands carmes ou les carmes chaussés, & les
pecarmes ou les carmes déchaux »
. Les uns & les autres
sont l’objet de ses invectives.
Le jeune carme, qui eut le courage de soutenir tant de visions en plein
chapitre provincial, concluoit d’une manière flatteuse pour l’assemblée.
Puisque l’ordre des carmes, dit-il, a pu triompher ainsi du temps, il y
a quelque apparence qu’il triomphera encore de ses ennemis ; qu’il
se perpétuera de
génération en génération,
jusqu’à la consommation des siècles. Le défenseur de l’éternité de
l’ordre au manteau blanc & noir, osa la garantir sur la vertu du
saint scapulaire, sur tous les privilèges accordés par la sainte Vierge,
au bienheureux Simon Stoch.
Cependant les thèses furent dénoncées à la cour de Rome, qui les condamna
en 1684. Il faut convenir qu’à cette scène près, donnée par les carmes
de France, ils ne firent point parler d’eux, & qu’ils laissèrent
ceux des pays-bas terminer la dispute qu’ils avoient commencée,
satisfaits d’être eux-mêmes tranquilles spectateurs.
On voyoit continuellement sortir, de la plume de ces carmes Flamands, des
volumes immenses de mauvais raisonnemens & d’invectives. Quelque
froides que fussent leurs productions, ils les jugeoient autant de canons & de mortiers, & ne
manquoient pas d’en donner le titre à ces libèles. C’étoit partout de
grands mots échafaudés sur d’autres grands mots. Le nouvel
Ismaël, le Jésuite réduit en poudre, le Jésuite Papebroch, historien conjectural &
bombardant, firent beaucoup rire le public.
Les bollandistes, attaqués si violement, s’en
vengèrent en gardant le silence. Ils continuèrent à donner les volumes
suivans des Actes des saints, & à bien mériter de
la république des lettres.
Le célèbre du Cange mandoit sur cela quelque chose de très-sage à un de
ses amis. « Je crois que c’est une espèce de vengeance licite
devant Dieu, de mépriser son ennemi, quand il nous attaque
d’injures, en ne lui répondant pas »
. La lettre de du Cange
tomba entre les mains des carmes, & manqua de lui susciter de
cruelles affaires. Elle disoit encore : « Ces bons pères
devroient plutôt s’arrêter à la vérité, que non pas d’aller
rechercher des origines fabuleuses, comme faisoient les Grecs &
les Romains, lorsqu’ils travailloient à l’histoire de leurs villes
& de leurs provinces »
. du Cange se plaignit qu’on osât
produire sa lettre : il dit qu’il l’avoit écrite en réponse à une
autre, dans laquelle on lui avoit envoyé une pièce de vers d’un
bénédictin de saint Lambert en Styrie. Le sujet de ces vers étoit le
courroux des
carmes, sur l’injure qu’ils
croyoient leur avoir été faite. On disoit que l’auteur avoit chanté leur
colère, ainsi qu’Homère a chanté celle d’Achille.
Ces prétendus descendans d’Élie eussent dû reconnoître leur tort, au
silence qu’on gardoit à leur égard : mais ils l’imputèrent à
l’impossibilité de leur répondre. Ils crurent la société humiliée, &
ne doutèrent point de remporter sur elle le triomphe le plus complet.
L’an 1690, ils dénoncèrent le P. Papebroch au pape Innocent XII.
Ils accusèrent ce jésuite d’avoir rempli d’erreurs grossières les
quatorze volumes des Actes des saints, à la tête
desquels on voyoit son nom.
Le pape commença par écouter leurs plaintes, & renvoya l’affaire à la
congrégation de l’index ; mais les carmes ne furent pas
satisfaits : ils voulurent une prompte justice. Se défiant de la
lenteur de Rome & de leur crédit à cette cour, ils crurent en avoir
davantage en Espagne. En conséquence, l’an 1691, ils déférèrent les
mêmes quatorze volumes à l’inquisition de Madrid.
Le père Sébastien de Saint-Paul,
leur
provincial, en homme d’une profonde politique, tenoit un volume tout
prêt contre les jésuites, pour achever, selon lui, de les écraser.
L’affaire ne fut pas plutôt entâmée à l’inquisition, qu’il le fit
paroître : c’étoit un gros infolio. L’auteur ne
le donnoit que pour l’abrégé des erreurs contenues dans les volumes des
Actes des saints.
Et ces erreurs, en quoi consistoient-elles ? Précisément dans ces
articles : Jésus-Christ n’a pas fait profession de pauvreté
évangélique, avant que de l’avoir enseignée : le baptême de
Constantin, par le pape Silvestre, est une fable : les donations de
ce même empereur à l’église Romaine, sont une pièce supposée : il
n’est pas certain que la face de Jésus-Christ ait été imprimée sur le
mouchoir de sainte Véronique, ni même qu’il y ait jamais eu une sainte
de ce nom : saint Pierre n’a été que quinze ans à Rome :
l’église d’Anvers est en possession de montrer le prépuce de
Jésus-Christ ; mais cette église est-elle bien assurée de
l’avoir ? Jésus-Christ a vécu trente-sept ans : les électeurs
de l’empire ne tiennent pas du saint siège le droit de faire un
empereur : enfin, le Mont-Carmel n’étoit
pas anciennement un lieu de dévotion, & les carmes n’ont point eu le
prophète Élie pour leur fondateur. Les autres articles n’étoient pas
plus repréhensibles, & le père Sébastien de Saint-Paul en faisoit
monter les erreurs jusqu’à deux mille.
Il regardoit, comme un crime capital, dans le père Papebroch, d’avoir eu
raison sur certains points, avec des écrivains tels que Gérard Vossius & Claude Saumaise ;
d’avoir oublié, dans son Vestibule du mois de mai,
l’année de l’impression ; d’avoir contesté aux carmes qu’ils se
soient trouvés aux conciles tenus depuis l’an 448, & qu’ils aient
possédé des couvens en Europe avant le quatorzième siècle.
Un écrivain n’a pu s’empêcher de dire : « Il n’y a point
d’impertinence monachale que ce démêlé n’ait fait avancer à ces
fiers descendans des prophètes Élie & Élisée, auxquels il faut
espérer qu’ils ressembleront dans la bienheureuse
éternité »
. La dispute des carmes leur a fait plus de tort
qu’une suite avérée de cent siècles d’ancienneté ne leur eut fait
d’honneur.
Toute l’Europe sçavante attendoit avec
impatience le jugement de Rome ou de Madrid. L’inquisition d’Espagne
prononça le 14 novembre 1695 : elle donna un décret, par
lequel elle condamnoit les quatorze volumes des Actes des
saints des mois de mars, d’avril & de mai, comme contenant
plusieurs propositions « erronées, hérétiques, sentant l’hérésie,
périlleuses dans la foi, scandaleuses, impies, offensant les
oreilles pieuses, schismatiques, séditieuses, téméraires,
présomptueuses, injurieuses à plusieurs souverains pontises, au
saint siège, à la sacrée congrégation des rites, au bréviaire &
au martyrologe Romain, à l’excellence de quelques saints & de
plusieurs écrivains recommandables, peu respectueuses à l’égard des
saints pères & d’autres dignes auteurs, & satyriques en
général contre l’état religieux, & singulièrement contre l’ordre
des carmes »
.
Leur triomphe ne pouvoit être plus grand : mais voici quelque chose
qui les humilia. Un religieux de la congrégation de saint Jean de Dieu,
nommé
F. Paul de Saint-Sébastien, jaloux de leur gloire, vint se mettre sur les
rangs, & disputa d’ancienneté avec eux. Il avoit en main des preuves
comme les carmes n’étoient pas les plus anciens cénobites. Il en
écrivit, l’an 1696, de l’hôpital d’Antiquera, à son général en Espagne,
& lui manda que, tout bien examiné, vu & revu sur des titres
incontestables, il restoit à l’ordre des frères de la Charité neuf cent
ans de primauté sur celui des carmes.
Le raisonnement étoit tout simple. Abraham a été le premier général des
frères de la Charité : ce grand patriarche fonda l’ordre dans la
vallée de Mambré, en faisant de sa maison un hôpital. Il en fit, après
sa mort, un second dans les limbes, pour y recevoir les enfans morts
sans baptême.
Le frère Paul de Saint-Sébastien défioit toute la terre de le convaincre
d’erreur, & de lui opposer ni bulle ni concile.
La diversion des frères de la Charité, en mortifiant les carmes, ne
satisfaisoit pas les jésuites. Leurs bollandistes avoient été flétris à
l’inquisition d’Espagne : ils voulurent laver leur
affront. Ils se remuèrent, ils s’intriguèrent, &
mirent dans leurs intérêts les gens de lettres & beaucoup de
princes. L’empereur Léopold premier se plaignit au pape & au roi
d’Espagne du mauvais traitement fait aux bollandistes, condamnés avant
que d’être entendus. Ils furent admis à se justifier au tribunal de
l’inquisition, par un décret qu’elle donna le 3 août 1696. Les
PP. Papebroch, Janning & Baërt défendirent, article par article, les
propositions dénoncées des quatorze volumes des Actes des
Saints.
Les carmes soutinrent, avec une nouvelle vivacité, leur cause & le
décret qu’ils avoient obtenu de l’inquisition. Ils ne lui avoient encore
dénoncé que le père Papebroch ; mais, alors ils lui dénoncèrent le
protecteur des bollandistes, l’empereur Léopold lui-même. Ils
envoyèrent, à ce tribunal ; la lettre de ce prince au roi
d’Espagne, en la qualifient d’hérétique & de schismatique. Il est
vrai que, pour l’honneur de sa majesté impériale, ils voulurent bien
supposer que la lettre n’étoit pas d’elle.
Tant de mouvemens de tous les
côtés,
reveillèrent Rome : elle examina le livre des Actes
des Saints. Les volumes arrètés reçurent leur passeport, à
l’exception du Propylœum, ou Histoire
chronologique des papes.
Mais cette censure levée n’étoit pas un jugement définitif : on en
attendoit un du saint siège & de l’inquisition d’Espagne.
L’inquisition, excédée de toutes les poursuites de cette affaire, ne
voulut rien décider : elle défendit seulement les écrits faits pour
& contre. La congrégation du concile se conduisit de même :
elle donna un décret le 8 mars 1698, qui faisoit défense, sous
les plus rigoureuses peines, de traiter de l’institution
primitive & de la succession de l’ordre des carmes, par les
prophètes Élie & Élisée. Le pape confirma ce même décret
par un bref en conformité.
C
e procès est un procès de deux
siècles. Commencé vivement, interrompu, repris : il n’a jamais été
terminé. Les particularités en sont intéressantes.
Les jésuites, dès leur institution, reçus avec empressement dans
plusieurs états de l’Europe, ne purent mettre le pied en France, sans y
soulever presque tous les esprits. La prévention contre ces pères étoit
si générale, qu’on croyoit leur établissement diamétralement opposé à la
bonne constitution d’un état. Ils étoient retirés à Paris dans quelque
maison particulière : mais un homme sourd aux cris de sa nation,
& voulant se montrer supérieur aux préjugés vulgaires, osa donner
asyle aux jésuites. Guillaume Duprat, évêque de Clermont, les logea dans
son hôtel de la rue de la harpe, l’an 1550, & leur donna des biens
très-considérables.
Ce n’étoit pas tout d’avoir ce logement &
ces biens, il falloit pouvoir en jouir. L’institut des jésuites n’étoit
pas encore approuvé dans le royaume. Le roi Henri II, à la
sollicitation du cardinal de Lorraine, faisoit tous ses efforts pour
faire enregistrer au parlement les lettres patentes qu’il avoit
accordées à la société ; mais le parlement ne se pressoit pas
davantage : il ne vouloit point de jésuites dans le royaume.
L’évéque de Paris, Eustache du Bellai, ne s’en soucioit pas non plus.
Tous les corps de la ville pensoient de même. La raison qu’on apportoit
de ce déchaînement universel, c’est qu’il y avoit bien assez de
religieux en France.
Le mobile de tout cela étoit l’université de Paris. Il lui revenoit de
tous les endroits que les jésuites ne cherchoient qu’à dominer. On
citoit les universités d’Allemagne & de Lorraine, pour en avoir fait
la triste expérience. Celle de Paris prit ombrage des jésuites. Elle
avoit déjà beaucoup perdu de son crédit(*). Il étoit à
craindre qu’elle n’affoiblît encore celui qui lui restoit, en le
partageant avec eux. Elle ne voulut point se donner des maîtres.
Non seulement elle refusa d’admettre les jésuites dans son corps, mais
elle fit ce fameux décret de l’an 1554 ; décret où elle motive,
avec tant de zèle patriotique, son refus de compter au nombre de ses
membres quelqu’un de ceux de la société, qui se donne le nom de Jésus.
L’université déclare cette société périlleuse en matière de
foi, ennemie de la paix, de l’église & de l’état ;
formée pour la ruine des
fidèles, plutôt que pour leur édification.
La faculté de théologie étoit aussi animée que les autres. On ne peut
avoir idée de ce soulevement général contre les jésuites, que par tout
ce qu’on a vu depuis. Le peuple, & le peuple même le moins fait pour
connoître de ces sortes de contestations, adopta les mêmes sentimens,
& regarda ces pères comme des monstres : mais la cour pensa
différemment. Les jésuites y trouvèrent de grands protecteurs ;
& cette protection ne leur fut pas stérile. L’an 1562, leur
congrégation fut admise en France.
Ils songèrent aussitôt à se faire connoître dans Paris. Ils achetèrent,
des biens de l’évêque Duprat, une grande maison dans la rue saint
Jacques, appellée la cour de Langres. Ils en firent un collège, sous le
nom de collège de Clermont de la société de Jésus.
Julien de saint-Germain, recteur de l’université de Paris, que
l’ouverture d’un tel collège eût du allarmer, se trouvoit, heureusement
pour les jésuites, l’homme le plus indifférent. Ils s’adressèrent à lui.
Saint-Germain ne consulte aucune faculté : il n’imagine
pas même que la chose puisse avoir des suites
funestes. Il prend tout sur lui, & donne aux jésuites des lettres
d’immatriculation, sous le sceau privé du recteur. Ils ouvrent alors
leur collège : ils donnent des leçons publiques le premier
octobre 1564. Maldonat y enseigna la philosophie, & Vanège les
humanités.
L’université change de recteur. Au pacifique Julien de Saint-Germain, succéde, dans le courant de ce même mois
d’octobre, Jean Prévôt, ennemi juré des jésuites. Le premier acte qu’il
fait de sa nouvelle jurisdiction, est d’interdire ces nouveaux maîtres.
Il leur ôte la liberté de tout exercice de classe, jusqu’à ce qu’ils
aient constaté leur droit d’enseigner. Requête au parlement de leur
part : mais il ne leva point la défense. Ce qu’il arrêta ne fut
rien moins qu’à leur avantage. Il ordonna que, le
18 février 1565, le recteur Jean Prévôt les interrogeroit.
Jean Prévôt, de partie, devenu juge, les interroge avec la plus grande
précision. Les demandes & les réponses furent remarquables. Etes-vous séculiers, réguliers ou moines,
demanda-t il aux jésuites ? Nous
sommes en France, répondirent-ils, tels que la
cour nous a nommés ; sçavoir, la société qu’on appelle du
collège de Clermont. Etes-vous moines ou séculiers, reprit Jean
Prévôt ? Ce n’est pas ici, repliquèrent ces
pères, le lieu de nous faire cette demande. Mais,
enfin, continua-t-il, êtes-vous véritablement
moines, réguliers ou séculiers. Ils dirent : Nous avons déjà répondus que nous sommes tels que la cour nous a
nommés.
Ce ton mystérieux mortifia le recteur autant qu’il l’étonna. L’université
jugea les jésuites des gens suspects. Elle se confirma dans l’opinion de
ne les pas aggréger à son corps. Elle fit défense aux écoliers de
prendre des leçons chez eux, & nomma des députés qui poursuivissent
l’affaire.
Les plus célèbres avocats briguèrent de plaider cette cause. Le choix
tomba sur Versoris qui n’étoit qu’un avocat médiocre, & sur le
fameux Étienne Pasquier, l’un des plus beaux génies de son siècle. Le
premier étoit pour les jésuites, & le second pour l’université.
Tout Paris se déclara pour elle. Les curés, le prévôt des marchands &
les
échevins, les administrateurs même des
hôpitaux intervinrent dans le procès. Si les jésuites le gagnoient, on
croyoit que c’étoit fait du repos de l’état. Ces idées venoient moins de
l’importance d’apprendre un peu de Grec & de Latin, que des
conséquences qu’on craignoit qu’il n’en résultât pour la conduite de
tant de jeunes gens destinés à remplir les places les plus distinguées.
Tout dépend, pour le commun des hommes, des premières impressions qu’ils
ont reçues dans leur jeunesse. Les esprits supérieurs ne sont conduits
que par eux-mêmes.
Versoris parla pour la société. Il y avoit ce jour-là, au palais, une
grande affluence de monde. L’avocat bavarda tout le temps. Son plaidoyer
roula sur des comparaisons qui ne disoient rien, sur l’éloge de saint
Ignace, sur le nombre des établissemens de son ordre, sur le courage
qu’avoient les jésuites de renoncer à des dignités auxquelles il feroit
ridicule à la plupart des moines de prétendre. Ce que Versoris dit de
mieux, c’est qu’il falloit qu’ils eussent bien du mérite pour avoir tant
d’ennemis. Il concluoit que c’étoit une raison
de plus pour confier l’instruction de la jeunesse à ces hommes à
talent.
Étienne Pasquier commença par jetter du ridicule sur le verbiage de
l’avocat de sa partie adverse. La société ne fut célébrée
qu’après ; mais elle n’y perdit rien. Pasquier en fit cet éloge.
« Cette société, sous apparence d’enseigner gratuitement la
jeunesse, ne cherche que ses avantages. Elle épuise les familles par
des testamens extorqués, gagne la jeunesse sous prétexte de piété,
médite des séditions & des révoltes dans le royaume. Avec ce
beau vœu qu’elle fait au pape, elle en a obtenu des privilèges qui
doivent faire soupçonner sa fidélité, & craindre pour les
libertés de l’église de France, l’autorité & la personne de nos
rois, & le repos de tous les particuliers »
. Sa
conclusion fut que « cette nouvelle société de religieux qui se
disoient de la société de Jésus, non seulement ne devoit point être
aggrégée au corps de l’université, mais qu’elle devoit encore être
entièrement bannie, chassée & exterminée de
France »
.
Pasquier étoit peut-être trop
prévenu &
pas assez modéré. C’est le même qui nous a donné le Catéchisme des jésuites. Aussi l’ont-ils chargé d’invectives,
& déchirent-ils encore sa mémoire. Ils lui donnèrent plusieurs
démentis formels. Sur ce qu’il répétoit toujours, Je veux
être tondu si j’avance rien de faux, le père Garasse, dont on
connoît le stile grossier & les turlupinades, lui repliquoit :
Oui, vous serez tondu, & c’est moi qui serai votre
barbier. Il est plaisant de voir un Étienne Pasquier traité de
sot. Le jésuite l’appelle tout franchement « sot par nature, sot
par becquare, sot par bemole, sot à la plus haute gamme, sot à
double semelle, sot à double teinture, sot à cramoisi, sot en toutes
sortes de sottises »
. Un autre bel endroit du père Garasse,
c’est son adieu à Pasquier, quand il fut mort. « Adieu, maître
Pasquier ; adieu, plume sanglante ; adieu, avocat sans
conscience ; adieu, monophile sans cervelle ; adieu, homme
sans humanité ; adieu, chrétien sans religion ; adieu,
capital ennemi du saint siège de Rome ; adieu, fils dénaturé de
l’église, qui publiez & augmentez les opprobres
de votre mère ; adieu, jusqu’à ces coups de
tonnerre qui vous enséveliront sous d’autres montagnes que dans
votre Parnasse ; adieu, jusqu’à ce grand parlement, auquel vous
ne plaiderez plus pour l’université »
.
Les deux avocats, Versoris & Pasquier, n’ayant plus rien à dire,
Jean-Baptiste Du Menil, qui faisoit la charge de procureur général,
discuta la matière. Il se décida contre la demande des jésuites, attendu
l’inconvénient de confier à des gens, la plupart étrangers, la portion
la plus chérie de l’état. A l’égard de la fondation de l’évêque de
Clermont, Du Menil jugea qu’il falloit la laisser subsister dans
l’établissement d’un collège, toujours sous le nom de collège de
Clermont ; mais qu’il falloit en faire principal quelque honnête
homme qui ne seroit d’aucun ordre religieux, & moins encore de celui
des jésuites.
Leur avocat ayant mal plaidé ; le parlement ne les aimant point, les
conclusions du procureur général étant contr’eux, ils avoient tout à
craindre. Ils crurent avoir gagné leur procès, que de ne le pas perdre.
Les parties
furent appointées au commencement
d’avril 1565, de manière que les jésuites, sans être aggrégés à
l’université, restèrent libres de publier leurs leçons publiquement.
Ils reprennent alors leur fonction. Presque toute la jeune noblesse de
France étudie à leur collège. Nouveau sujet de mécontentement de la part
de l’université. C’étoit alors le temps de la ligue. La France étoit
armée contre la France. Les jésuites avoient refusé de prêter ferment de
fidélité à Henri IV. L’occasion d’éclater contr’eux étoit plus
belle que jamais : l’université ne la manque point. Ses quatre
facultés s’assemblent : elles présentent requête au parlement,
& demandent justice de tous les attentats des jésuites. Cette
reprise du procès se fit l’an 1594.
Ils choisirent Claude Duret pour leur avocat. L’université prit Antoine
Arnauld pour le sien ; ce même Arnauld, moins fameux encore par ses
talens supérieurs, que par ceux de tous ses enfans, & par la haine
héréditaire de toute sa famille contre les jésuites. Claude Duret
soutint leurs intérêts de
son mieux ;
mais il fut blâmé de ses confrères, pour s’être chargé d’une pareille
cause. Antoine Arnauld, assuré d’être applaudi d’avance, fit des
tableaux affreux de la société. Le petit nombre de partisans des
jésuites n’y trouva pas de ressemblance.
Ces peintures odieuses, jointes à celles que Louis
Dollé, avocat des parties intervenantes, fit des jésuites, n’excitèrent
qu’un cri contr’eux dans toute la France. Plus ils étoient haïs, plus
ils avoient besoin de protecteurs. Le duc de Nevers, le baron de Rosni,
le cardinal de Bourbon, les soutinrent. Ils furent encore maintenus dans
leurs emplois, sur les conclusions du procureur général, pour lequel
Antoine Séguier porta la parole.
Cependant l’orage, élevé contre un des meilleurs & des plus grands
rois qu’ait eu la France devient plus terrible. On ose attenter à la vie
de Henri IV. Les jésuites sont accusés d’avoir conduit la main.
Le monarque les avoit comblés de biens. Il avoit fait abbattre cette
fameuse pyramide, élevée en 1595 devant le palais, & chargée
d’inscriptions infamantes pour ces pères. Il
leur donna le collège de la Flèche. Le père Coton eut toute sa
confiance. Quel motif eut pû, disent-ils, les porter à vouloir se
défaire de leur bienfaiteur ? Mais le peuple n’écoutoit que sa
haine, & les voyoit toujours un poignard à la main. Il fallut les
sacrifier au cri national. Ils furent bannis de France.
Leur rappel sembloit désespéré : le parlement n’y vouloit point
entendre. De-là ces remontrances si vives de ce corps au roi, & les
réponses si sages du roi. Le monarque, n’obtenant rien du parlement qui
trembloit pour sa personne sacrée, rappella lui-même les jésuites de
force & de sa seule autorité. Mais, quelque bonne volonté qu’il eut
pour eux, quelque courageux qu’il fut, il n’osa jamais les rétablir dans
toutes leurs fonctions dans la capitale. Ils eurent défense d’enseigner
dans leur collège de Clermont. C’est une satisfaction qu’il voulut
donner à l’université, depuis si long-temps en guerre avec eux.
Si leur collège de Paris étoit fermé, celui de la Flèche étoit ouvert. Ce
qu’ils perdirent d’écoliers dans une
ville,
ils le gagnèrent dans une autre. Bien des jeunes gens des plus grandes
maisons du royaume, quittèrent Paris pour la Flèche.
L’affront, fait aux jésuites, subsistoit toujours. Ils voulurent avoir un
collège ouvert dans la capitale. Henri IV ne vivoit plus. La
régente considéroit encore le père Coton : il s’adresse à elle,
pour faire lever la défense portée à regret par le feu roi : le
jésuite réussit. Un édit est donné en conséquence, & présenté au
parlement. Le parlement consent à l’ouverture du collège de Clermont, à
une condition ; c’est que les jésuites se feroient aggréger, dans
six mois de temps, au corps de l’université. Attendu la disposition de
ce corps à leur égard, ce n’étoit pas leur faire une grande grace ;
mais c’en pouvoit devenir une par les circonstances.
L’université étoit divisée. Le fameux syndic, Edmond Richer, tâcha de
réunir tout le monde contre les jésuites. Ils n’ont guère eu d’ennemi
plus dangereux. Edmond Richer ne connoissoit point les ménagemens. Il
joignoit à l’opiniâtreté des gens de sa
profession, une inflexibilité d’esprit particulière. C’étoit un de ces
hommes vieillis sur les bancs au milieu de la chicane, endurcis dès
l’enfance à la misère, très-embarrassans pour la cour, parce qu’ils ne
lui demandent rien, & qu’ils peuvent se passer de tout : c’est
un de ceux qui a le moins sacrifié aux préjugés de l’école. Il écrivit
pour les libertés de l’église de France, & contre les prétentions
des papes. Il changea les règlemens de l’université, toutes les fois
qu’elle lui mit l’autorité en main. Devenu syndic, ayant passé par tous
les grades d’honneur de son corps, & acquis cet ascendant que
donnent sur les esprits des actions hardies, il crut ne devoir écouter
que son zèle, qui lui fit beaucoup de partisans & d’ennemis. Sa
mémoire est encore chère à bien des ames élevées & républicaines. Il
parvint à former une opposition, au nom de toute l’université, à
l’enregistrement des lettres patentes accordées aux jésuites.
Pour les rendre encore plus odieux à la Sorbonne, il lui dénonça un
ouvrage d’un de ces pères : c’étoit une traduction Françoise de
trois sermons
Espagnols, prêchés à la
béatification d’Ignace de Loyola. La traduction est du P. Sollier. On y
disoit, « 1°. qu’Ignace, avec son nom écrit sur un billet, avoit
fait plus de miracles que Moïse n’en avoit fait au nom de Dieu avec
sa baguette ; 2°. que la sainteté d’Ignace étoit si relevée,
même à l’égard des bienheureux & des intelligences célestes,
qu’il n’y avoit que les papes, comme saint Pierre, les impératrices,
comme la mère de Dieu, quelque monarque, comme Dieu le père &
son fils, qui eussent l’avantage de l’avoir ; 3°. que les
autres fondateurs des ordres religieux avoient été sans doute
envoyés en faveur de l’église ; mais, que Dieu nous a parlé, en
ces derniers temps, par son fils Ignace qu’il a établi héritier de
toutes choses ; 4°. enfin, qu’Ignace affectionnoit
particulièrement le pape de Rome, le regardant comme le légitime
successeur de Jésus Christ, & son vicaire sur la
terre »
: louanges outrées, fausses & ridicules. Mais,
quel est l’ordre religieux qui ne regarde son fondateur comme l’unique
lumière qui ait paru ?
Edmond Richer n’eut pas affaire à des ingrats.
Les jésuites cherchèrent à lui rendre tout le mal qu’il vouloit leur
causer. Leur grand objet fut de lui faire ôter le syndicat : ils
n’y purent réussir ; mais ils lui donnèrent d’ailleurs tous les
désagrémens possibles, pendant qu’il fut en place. Ils eurent contre lui
la protection du chancelier : ce chef de la magistrature du royaume
ne vouloit plus qu’il fut question de ces querelles. Il alloit donner
des lettres patentes pour incorporer les jésuites dans l’université,
malgré elle, lorsque le syndic prévient le coup. Richer a l’adresse
d’opposer à l’autorité du chancelier, celle du parlement. Il en appelle
à cette cour, comme étant le seul tribunal qui dût connoître de
l’opposition aux lettres patentes, accordées pour l’ouverture du collège
de Clermont.
Le parlement n’éclairoit pas moins la conduite des jésuites, que le
faisoit l’université. Sur l’opposition qu’elle avoit faite, il étoit
intervenu, l’an 1611, un arrêt qui ordonnoit aux parties de comparoître.
Il fallut se choisir de nouveaux avocats. Montholon fut celui des
jésuites, & La Martelière
celui de
l’université. Le premier étoit homme de condition, mais avocat peu
estimé ; le second avoit la plus grande réputation. Ainsi le sort
des jésuites fut toujours de passer pour des hommes supérieurs, & de
n’en trouver que de médiocres pour les défendre.
Après ce que les Pasquier & les Arnauld avoient dit contre la
société, il sembloit que la satyre devoit être épuisée : mais La
Martelière montra qu’ils avoient été réservés. Il appella les jésuites
faux, ambitieux, politiques, vindicatifs, assassins de rois, corrupteurs
de la morale, perturbateurs des états de Venise, d’Angleterre, de
Suisse, de Hongrie, de Transilvanie, de Pologne, de Suède, de l’univers
entier. « Jamais, dit-il, dans un des
plus terribles plaidoyers qu’on connoisse, il n’y aura de repos
parmi nous, tant que nous serons environnés de ces ennemis d’un
nouveau genre. Ni nous-mêmes, ni nos enfans, ni nos rois, ne serons
en sureté. Dès leur naissance on fit, dans ce même lieu où je parle,
les plus terribles prédictions sur leur projet abominable de
renverser les loix divines &
humaines… Pendant trente ans, les jésuites n’ont cessé de porter,
dans toute la France, le flambeau de la discorde, & d’y allumer
un feu qui sembloit ne devoir jamais s’éteindre »
. Il
représentoit l’université pleurant la mort de son roi, & les
jésuites élevant à grands frais ce vaste edifice de
leur noviciat du fauxbourg saint Germain ; l’une fidelle à son
prince, ainsi qu’à la patrie ; & les autres, vendus à Rome
& à la maison d’Autriche. Il peignoit tous les jésuites autant de
Chatel & de Barrière. Il
mettoit ces paroles dans la bouche de leur P. Guignard, parlant de
Henri III son maître. « Si on ne le peut déposer sans
guerre, qu’on lui fasse guerre. Si on ne la peut faire, qu’on le
tue »
.
On applaudissoit à chaque instant à La Martelière : on crioit, dans
le palais, qu’il falloit encore une fois chasser les jésuites. Le
plaidoyer fut également applaudi à l’impression. On le compara aux Philippiques de Démosthène & de Cicéron.
Montholon parle ensuite : il crie à la calomnie, entasse
raisonnemens sur raisonnemens, faits sur faits ; le tout noyé
dans des comparaisons sans nombre & sans
choix. Montholon fut aussi mal reçu à vouloir défendre la société, que
La Martelière fut applaudi pour la peindre des couleurs les plus
affreuses.
On attendoit avec impatience les conclusions de l’avocat-général Servin. Ce magistrat avoit beaucoup de considération
dans son corps : Il s’y étoit distingué par ses talens & par
ses grandes lumières. De plus, on le connoissoit pour un ennemi décidé
des jésuites. Servin chargea encore les portraits
qu’avoit fait d’eux La Martelière, & conclut pour l’université. Il
demanda, en finissant, qu’on fit signer à ces pères les quatre articles
suivans. 1°. Que le « concile est au-dessus du pape ; 2°.
que le pape n’a aucun pouvoir sur le temporel des rois, & qu’il
ne peut les en priver par excommunication ; 3°. qu’un prêtre
qui sçait, par la voie de la confession, un attentat ou conjuration
contre le roi & l’état, doit le révéler au magistrat ; 4°.
que les ecclésiastiques sont sujets du prince séculier & du
magistrat politique »
.
Qu’on eut alors donné à la Sorbonne ces propositions à signer, elle y eût
été
tout aussi embarrassée que les jésuites.
Le premier président de Verdun, sur la protection duquel ils comptoient
beaucoup, demanda à six de ces pères, venus au plaidoyer de leur avocat,
s’ils étoient d’avis de signer les quatre articles de Servin, & de
les faire signer à leur général. Leur réponse fut que, du moment qu’ils
seroient de la Sorbonne, ils n’auroient qu’une même doctrine avec
elle ; qu’ils avoient une règle expresse là-dessus ; &
que, quant à leur général, ils alloient lui en écrire. Ils ne
satisfirent point les juges. Le 22 décembre de cette même année
1611, le parlement donna un arrêt, portant défense aux jésuites de s’entremettre par eux, ou par des personnes interposées, de
l’instruction de la jeunesse.
Le pape, au milieu de tous ces troubles, ne s’étoit mêlé de rien ;
mais il éclata. La cour de France, qui avoit à ménager celle de Rome
dans un temps de minorité, tâcha de contenter tout le monde. Le fort de
l’orage, contre les jésuites, étoit diminué. Ce même premier président
de Verdun règla qu’on ne les seroit point signer malgré eux, pourvu
qu’ils se conformassent à la
doctrine reçue
en France : mais il ne leur fut point permis encore d’enseigner à
leur collège de Clermont.
La perte de leur procès fut généralement attribuée à leur grand ennemi
Servin qui, quelque temps après, ayant voulu paroître à la cour, y
essuya, en présence même de la régente, toutes sortes de plaisanteries
& de duretés de la part des courtisans, à la dévotion des
jésuites.
Enfin, le 15 février 1618, leur collège de Clermont fut ouvert
à la sollicitation de la noblesse & du Clergé, qui, aux états
généraux de l’an 1614, s’étoient réunis pour demander cette grace au
roi. L’université n’ayant plus qu’à dissimuler son ressentiment, trouva
néanmoins le moyen de tirer vengeance de ses rivaux. Elle fit un décret,
en vertu duquel tous ceux qui demeurent chez les jésuites pendant leur
cours de philosophie, sont exclus des dégrès, quoiqu’ils prennent des
leçons des professeurs de l’université. Ainsi les maisons les plus
suspectes l’étoient moins aux yeux des auteurs de ce décret, que celle
du collège de Clermont, aujourd’hui de Louis-le-Grand,
si célèbre par le nombre & le choix
de ses élèves, & par les maîtres excellens qu’il a donnés. Les
jésuites ne se sont adressés à aucun tribunal, pour avoir raison d’une
partialité si marquée. Est-ce modération, ou plutôt sagesse &
crainte, d’être mal reçus à porter des plaintes ? Peut-être
sont-ils moins consternés d’une pareille exclusion, qu’ils ne le
seroient d’être confondus avec tant d’autres religieux ?
Par ce décret, qui subsiste encore, on peut juger si ces deux corps
rivaux sont prêts à se réconcilier. Divisés dans leurs opinions, dans
leurs usages, dans leurs méthode d’enseigner, ils ne sont occupés qu’à
s’abbaisser l’un l’autre. « N’humilierai-je donc jamais, disoit
le père Doucin, cette Sorbonne orgueilleuse »
. Ces pères
& leurs antagonistes saisissent toutes les occasions qui se
présentent de se donner des ridicules(*).
En dernier lieu, dans ce temps si critique pour les jésuites, leurs
ennemis
s’attendoient à voir l’université
recommencer ses poursuites, le parlement l’appuyer & faire revivre
ses arrêts. Le moindre souffle eût pu rallumer un feu caché sous la
cendre.
L
es dominicains ont été institués
du temps des Albigeois, pour faire tête à ces hérétiques, & les
jésuites dans le seizième siècle, pour s’opposer au progrès du
luthéranisme & du calvinisme ; c’est-à-dire, que les uns &
les autres devoient, par état, s’attacher à rétablir la paix dans
l’église. Ils ont en effet travaillé beaucoup à remplir cet objet :
mais, en voulant éteindre des divisions funestes, ils n’ont fait
qu’allumer une guerre horrible.
L’histoire des congregations de auxiliis est plus
honteuse peut-être à l’esprit humain, que celle de toutes les hérésies
du monde. Ceux qui ont eu la principale part dans ces disputes célèbres,
ont marqué plus de mauvaise foi que n’en ont montré, dans les leurs,
tant de chefs de secte déclarés, & par là même moins à craindre.
Voici le précis
de cette histoire de la
chicane & de la haine, de la politique & de la fausseté.
Le fameux père Aquaviva, élu général des jésuites, l’an 1581 ; cet
homme qui fut si longtemps souverain & tout puissant dans son ordre,
entreprit de faire revenir les esprits sur la doctrine des jésuites, si
généralement décriée. Il fit travailler ce qu’il y avoit de meilleurs
sujets parmi eux à un directoire des études. Quand le règlement fut
dressé, il le fit imprimer à Rome, & publier ensuite dans toute la
compagnie, pour qu’elle eût à s’y conformer.
La doctrine de saint Thomas étoit fort recommandée dans ce directoire,
suivant l’intention de S. Ignace. D’ailleurs il n’y étoit point parlé de
suivre ou de ne pas suivre l’ange de l’école sur le chapitre de la
prédestination.
Un jésuite de Salamanque, nommé le père Prudence de Monte-major,
s’arrangea là-dessus. Il fit soutenir publiquement, dans cette ville,
une thèse qui étoit ou paroissoit être le contrepied de la doctrine des
dominicains. Le jésuite Espagnol combattoit la prédétermination
physique, & tâchoit d’établir la prescience divine des futurs
contigens
conditionnels, indépendamment
d’aucun décret absolu précédent. Il n’est pas aisé de dire qui le
premier s’est douté de la prémotion physique. Les jésuites veulent
qu’elle ne fît que d’éclore, du moins telle qu’on la soutenoit alors,
& qu’on l’a depuis enseignée. Les dominicains en font saint Thomas
le père : mais, que ce soit ou ne soit pas un enfant supposé, la
discussion est inutile.
Dans le temps de ces tentatives du père Prudence de Monte-major, Bagnès
se trouvoit justement à Salamanque. Le dominicain eut avis de la thèse
qu’on alloit soutenir aux jésuites : il vole à leur collège, entre
dans la sale comme la thèse étoit commencée, & argumente sur la
position qui l’avoit révolté. La dispute s’échauffe : Monte-major
& Bagnès en viennent à des personnalités. Celui-ci se retire
furieux.
Il se promet bien d’avoir une prompte vengeance du jésuite. Bagnès
travaille jour & nuit à la réfutation de la thèse. Il en dresse une
censure très-longue & très-raisonnée qu’il envoie à l’inquisition de
Valladolid. La censure contenoit seize propositions que
Bagnès jugeoit détestables, & qu’il disoit
appartenir au père de Monte-major. Les propositions étoient
effectivement très-repréhensibles. Malheureusement pour le censeur,
elles se trouvèrent tout le contraire de celles qu’on avoit
soutenues.
Les idées du jésuite n’en eurent que plus de cours. Bagnès fut désespéré.
C’étoit, selon ses ennemis, un scholastique encore plus rempli de
suffisance, de jalousie basse & d’hypocrisie, que d’érudition &
de pédantisme. Son désespoir redoubla quand ce digne soutien de la
prédétermination physique eut nouvelle qu’un autre jésuite fameux, Louis Molina, avoit composé un ouvrage tout exprès,
pour rendre sensible à tout le monde la manière dont Dieu agit sur les
créatures, & celle dont les créatures lui résistent.
Ce Louis Molina étoit un homme réellement singulier.
C’est un autre Christophe Colomb dans le monde théologique. Dans ce pays
scabreux, où l’invention est si dangereuse, il osa tracer des routes
nouvelles. Il établit ses principes, en distinguant l’ordre naturel
& l’ordre surnaturel, la
prédestination à
la grace & la prédestination à la gloire, la grace prévenante &
la coopérante. C’est à lui qu’on est redevable de deux idées
rares ; le concours concomitant & la science moyenne. Suarès
est le père du congruisme.
Dieu, par sa science moyenne ; consulte habilement notre volonté,
pour sçavoir ce que nous ferons quand nous aurons reçu sa grace.
Ensuite, selon l’usage qu’il voit que fera le libre arbîre, il prend des
arrangemens, en vertu du congruisme, qui nous engagent à faire le bien,
& même à y persévérer jusqu’à la mort, sans néanmoins nous y
déterminer directement & par sa toute-puissance. C’est de la part de
Dieu une grande habileté à ménager la volonté de l’homme, ainsi qu’un
ministre adroit & pénétrant ménageroit celle de son prince, pour
l’amener à tout ce qu’il voudroit. Dieu, prévoyant toutes les
circonstances où nous nous trouverons, prévoit en même temps que, s’il
nous donne une certaine grace, il nous plaira d’y consentir. Il se
détermine à nous la donner ; & voilà la grace congrue. Le
molinisme paroissoit trop odieux ; c’est pour le tempérer &
le faire recevoir que le congruisme fut
imaginé.
Le livre de Molina étoit intitulé, Concorde de la grace
& du libre arbître. C’est une production bien digne de
l’Espagne, presque aussi stérile en bons écrivains, que féconde en
auteurs scholastiques. Le cardinal Baronius compare ce théologien
jésuite à un serpent qui échappe des mains par ses artifices & par
des protestations de catholicité.
Aussitôt que le livre de la Concorde eut paru, Bagnès
& ses confrères (car il avoit déjà mis dans ses intérêts une grande
partie de son ordre) oublièrent la thèse de Monte-major. Ils tournèrent
leur fureur contre Molina. Son livre leur parut bien autrement à
craindre que la thèse. Ils crièrent qu’on n’avoit rien vu de si
abominable ; que la science moyenne n’étoit pas à beaucoup près
quelque chose d’aussi raisonnable que la prémotion physique ; qu’il
n’y avoit pas de comparaison de l’une à l’autre, surtout pour la clarté.
Ils donnèrent, en réfutation des idées de Molina, d’autres idées qu’ils
crurent plus justes & plus lumineuses. Tout leur systême porte sur
ces paroles, qui sont le précis
de plusieurs
passages de saint Augustin. « La grace tire son efficace de la
toute-puissance de Dieu & du souverain domaine qu’il exerce sur
les volontés des hommes, comme sur toutes les autres créatures(*) »
.
Bagnès, dans l’enthousiasme des opinions qu’il soutenoit, & se
moquant de celles des jésuites, écrivit pour en faire sentir le
ridicule. Molina n’en trouvoit pas moins dans la prémotion, &
répondit très-vivement. Les jésuites soutinrent leur confrère, & les
dominicains le leur. On se traita de part & d’autre d’hérétiques.
Les dominicains appellèrent les jésuites pélagiens, & ceux-ci
appellèrent les dominicains calvinistes. Tous les moines, toutes les
universités d’Espagne prirent parti dans cette affaire.
Elle fut mise entre les mains des grands inquisiteurs du royaume. Les
intéressés, la voyant portée à ce tribunal, y soutinrent leurs
prétentions avec toute la vivacité possible. Ils voulurent chacun
prouver que leur doctrine n’étoit que la doctrine des pères & celle
de l’église.
Le bruit de ces divisions passa de Valladolid
à Rome. Il n’étoit pas possible que le pape portât un jugement certain
sur la question présente. Il n’en recevoit de tous les endroits que des
exposés très-infidèles. Rome en entrevit assez pour être allarmée :
elle évoqua promptement la dispute, ordonna le silence aux deux partis,
qui ne le gardèrent ni l’un ni l’autre.
Les dominicains étoient indignés que la doctrine de saint Thomas, une
doctrine approuvée depuis si longtemps dans toutes les écoles, se
trouvât compromise avec quelques idées &
nouvelles : mais, ce qui révoltoit encore plus ces révérends pères
contre la société, (car il faut remonter à la vraie origine de la
querelle) c’est le grand crédit qu’elle acquéroit en Espagne &
ailleurs, au préjudice de leur ordre qui dépérissoit tous les jours. Le
nombre de leurs chaires de théologie avoit diminué à son profit. Ils
n’étoient plus les prédicateurs ni les directeurs à la mode. Ils avoient
cessé de donner des confesseurs aux rois & aux empereurs de la
maison d’Autriche, il semble que, dès les
premières années de la conversion d’Ignace, ils prévissent combien son
institut leur seroit un jour nuisible. Que d’altercations ne s’élevèrent
point entr’eux & les zélés compagnons de ce politique fondateur
(*) ! Elles ont été les sémences
des divisions dont je parle.
Toutes les parties du monde rétentirent des cris des dominicains. Ils
écrivirent que le livre de Molina étoit le précurseur de
l’antechrist. Le célèbre Melchior Canus mandoit à la cour de
Madrid : « Plaise à Dieu qu’il n’en soit pas de moi comme de
Cassandre, à qui l’on n’ajouta foi qu’après la prise de Troie. Si
l’on souffre que les pères de la société continuent sur le pied
qu’ils ont commencé, je prie Dieu que le temps n’arrive pas où les
rois même voudront leur résister, & ne le
pourront. »
Un autre dominicain, Alphonse Vindano, alloit
dans toutes les villes d’Espagne, criant en chaire que les jésuites,
leur père Ignace & ses compagnons étoient à tous les
diables ; qu’on pouvoit l’en croire sur sa parole,
puisqu’il avoit été envoyé du ciel pour le révéler. Lanuza lui-même,
dont on a si vivement sollicité la canonisation, étant provincial des
dominicains, crut devoir, en conscience, présenter à Philippe II
cette requête injurieuse aux jésuites, dans laquelle on s’exprime ainsi
à leur sujet. « Ils attirent & s’attachent un grand nombre de
personnes dans les écoles, par l’adresse avec laquelle ils font
entendre que chacun, par leur crédit, obtiendra surement tout ce
qu’il voudra ; qu’ils feront donner aux ecclésiastiques des
bénéfices, aux gens du barreau des cliens, aux étudians les saints
ordres, aux docteurs des chaires de théologie, à tous, enfin, des
avantages proportionnés à leur dévouement pour la
société »
.
Lanuza, dans sa requête, prioit le monarque de faire lever la défense du
pape de traiter des matières sur la
science
moyenne & sur la prémotion physique, jusqu’à ce que sa sainteté eut
décidé quelque chose. Philippe II, qui avoit de grands intérêts
d’état à soutenir, ne voulut pas se mêler de ces querelles de
l’école.
Cependant les consulteurs, pour l’examen du livre de Molina, étoient
nommés. Ils devoient faire la fonction de juges ; &, si l’on en
croit un historien récusable (*), ils se montrèrent tous parties, à la réserve
de deux que les dominicains ne purent gagner. Ces pères, accrédités à la
cour de Rome, avoient eu le secret de prévenir en leur faveur tout ce
qui environnoit sa sainteté. Ils avoient la protection des deux
cardinaux, Alexandrin & d’Ascoli, autrefois de leur ordre, &
prédéterminés à l’affectionner encore.
Le rapport que les consulteurs firent du livre de Molina, fut peu
favorable. Clément VIII pouvoit prononcer : il n’aimoit pas
les jésuites. C’étoit une raison de plus pour leur donner cette
mortification ; mais il voulut d’autres
éclaircissemens. Le général, Claude Aquaviva, représenta au pape les
mauvaises intentions des consulteurs, l’assura qu’on avoit pris pour des
erreurs des vérités incontestables. On apprend, dans les Mémoires chronologiques & dogmatiques du père
d’Avrigni(*), que
certains n’avoient pas même lu ce livre. De semblables accusations
décréditent plus une cause, qu’elles ne la servent. Les nouvelles
représentations du général, appuyées de celles de Robert Bellarmin, créé
nouvellement cardinal, & la mort du cardinal Alexandrin, achevèrent
de déterminer le pape à faire revenir les consulteurs sur tout ce qu’ils
avoient fait.
Ils étoient si fermes dans leurs principes, que, de soixante-une
propositions qu’ils avoient d’abord relevées dans le livre de Molina,
ils vinrent à quarante-neuf, ensuite à quarante-une, & enfin à
vingt. Le pape en marqua son étonnement aux consulteurs, qui ne se
rétractèrent point. Alors, de peur
de rien
faire contre la religion & contre la plus exacte justice, sa
sainteté ordonna des disputes réglées, où elle voulut assister.
Clément VIII étoit très-éclairé, & en état de juger par
lui-même. Il fut libre à chaque corps de prendre le théologien qu’il
voudroit, pour soutenir sa cause commune. Les dominicains choisirent
Alvarès pour le leur, & Valentia fut celui des jésuites.
Ce fut le 20 Mars 1602, qu’on ouvrit la première congrégation,
appellée comme toutes le suivantes, de auxiliis, des
secours ; parce qu’il s’agissoit effectivement, dans cette
dispute, du secours que Dieu donne à la volonté foible des hommes pour
les porter à faire le bien.
Cette congrégation se tint dans une salle du Vatican. Le pape, qui y
étoit en personne, avoit à ses côtés deux cardinaux, Pompée
Perigonius & Camille Borghèse. Les consulteurs, qui font
toujours des moines, étoient placés sur des sièges plus bas. Les deux
généraux d’ordre se trouvèrent aussi à la dispute, comme pour animer
chacun leur combattant.
Avant que d’être engagée, le pape exposa
l’importance de l’affaire & toute l’attention qu’elle méritoit. On
veut que son discours n’ait été qu’une(*) invective très-vive contre les jésuites, &
qu’il leur ait adressé ces paroles : « Que prétendez-vous
donc ? N’êtes-vous point effrayés d’introduire, dans l’église
de Dieu, la doctrine de Pélage plutôt que d’abandonner les intérêts
de Molina ? Considérez, je vous prie, à quel péril vous exposez
le monde chrétien par vos disputes. Ne préférez point vos intérêts
particuliers au bien commun & au salut public : cédez aux
saints pères ; cédez à la vérité »
.
Le discours de sa sainteté fini, le théologien des jésuites parle le
premier en faveur de la science moyenne : celui des dominicains
tâche d’établir ensuite la prémotion physique. L’un & l’autre mirent
en usage toute l’étendue de leur érudition & toutes les subtilités
de leur esprit ; mais Alvarès avoit moins de ressources dans le
sien. Le
jésuite Valentia, théologien habile,
terrassa bientôt le dominicain.
Le général des dominicains, tremblant pour la gloire de l’ordre,
substitua bientôt à ce foible champion un athlète redoutable, le
révérend père Thomas Lémos. On a fait de ce théologien estimable un
portrait ridicule. (*) Lémos est représenté comme l’homme à
qui la dispute convenoit le mieux, ayant un port de héros, la
constitution la plus robuste, un regard fixe & menaçant, une
poitrine excellente, une voix de tonnerre, beaucoup de présomption &
très-peu de sçavoir ; mais il est permis d’en appeler à ses
ouvrages & à sa réputation en Italie & en Espagne. C’est ce même
homme que ses admirateurs assurent avoir refusé le chapeau de cardinal,
sans compter quelques petites prélatures qu’on lui
avoit auparavant offertes.
Valentia n’avoit pour lui qu’un grand nom. Ce jésuite, d’une santé
foible, épuisé encore par les fatigues de plusieurs congrégations, se
trouva mal un
jour en présence de sa
sainteté, qui lui commanda de s’asseoir. La distinction étoit flateuse
pour le jésuite, dont le pape estimoit les talens ; mais le
dominicain prit autrement la chose. Lémos crut que Valentia s’étoit
évanoui, terrassé par la force des raisons. La santé du jésuite alla
toujours en dépérissant ; il mourut, quelque temps après, à Naples,
n’ayant pu recouvrer assez de force pour reprendre la dispute.
Lémos se glorifioit d’avoir réduit son adversaire à falsifier un passage
de saint Augustin. Le jésuite avoit effectivement cité faux ; le
dominicain l’en convainquit. Souvent on altère un fait sans vouloir
tromper, &, plus souvent encore, afin d’induire en erreur. Les
apparences furent contre Valentia : c’est là-dessus qu’il est
appellé(*)
« le nouvel Ananie, qui a menti, en présence du successeur de
Pierre, dans une affaire qui intéressoit toute l’église, & où il
s’agissoit des droits du saint Esprit sur le cœur de
l’homme »
. On nous assure que le pape,
à la falsification du passage appella Valentia menteur, fourbe, fripon. On nous garantit encore ce
propos de sa sainteté, quand elle apprit la mort du jésuite :
« S’il n’a point eu d’autre grace que celle qu’il a défendue,
il ne sera pas allé en paradis »
.
Quoiqu’on se fût assemblé pour éclaircir les choses, elles étoient plus
embrouillées qu’auparavant. Un jésuite, Achilles Gaillard, vint alors
faire part à sa sainteté d’un moyen sûr qu’il avoit de les arranger
& de contenter tout le monde, pourvu que chacun voulût relacher un
peu de ses droits, & que les dominicains acceptassent la science
moyenne, en même temps que les jésuites admettroient la prédestination
gratuite. Il offrit de faire un accord raisonnable de ces deux systêmes.
De peur qu’on ne le soupçonnât d’avoir été engagé à cette démarche par
ses confrères, il eut grand soin d’avertir qu’il l’avoit faite de son
propre mouvement.
Cette prédestination gratuite, c’est-à-dire, si dieu fixe le nombre de
ceux qui sont sauvés avant que d’avoir égard à leurs mérites, tempérée
ainsi, ne fut
point du goût des dominicains.
Ils refusèrent l’accommodement d’Achilles Gaillard. Quelle folie aussi
de vouloir que des théologiens ne disputassent plus !
Les congrégations continuèrent toujours, quoique celui qui les avoit fait
naître, Molina, fût mort à Madrid, l’an 1601 ; trop tard sans doute
pour le repos du monde théologique, mais assez tôt pour n’être pas
témoin lui-même des suites terribles de son singulier ouvrage de la Concorde.
Le jésuite Pierre Arrubal remplaça le père Valentia ; mais Arrubal
ne tint pas non plus contre les poumons de l’infatigable Lémos, qui,
outre les talens dont l’avoit gratifié l’auteur de la nature, avoit mis
dans ses intérêts la cour céleste. Toutes les fois & tout le temps
que Lémos disputoit, il étoit environné d’une gloire en manière de
couronne, dont les yeux même des cardinaux étoient éblouis. C’est le
révérend père Chouquet dominicain qui nous atteste ce prodige dans son
curieux livre, Des entrailles maternelles de la sainte
Vierge, pour l’ordre des frères prêcheurs.
A Pierre Arrubal succéda La Bastide. Ce ne fut
qu’à force de se relever les uns les autres, que les jésuites vinrent à
bout de l’indomptable Lémos, le réduisirent à se trouver mal à son tour
& à disparoître quelque temps.
Pendant qu’on disputoit d’une part, on négocioit de l’autre. La plupart
des puissances de l’Europe prirent parti dans ce procès. La cour
d’Espagne, mécontente des jésuites qui avoient ménagé la paix de Henri
IV avec Rome, demandoit pour les dominicains un jugement
définitif : la cour de France s’y opposoit ; les jésuites
faisoient leurs efforts pour qu’elle l’emportât. Les cardinaux Bellarmin
& Duperron, qui leur étoient dévoués, souhaitoient qu’il se tint un
concile général ; mais leur idée ne put avoir lieu. Les jésuites,
voyant que les circonstances ne leur étoient pas favorables, n’eurent
alors qu’un objet, de faire reculer la décision. Ils en parlèrent à
Henri IV, qui chargea le cardinal Duperron de tâcher d’obtenir cette
grace du pape.
Duperron étoit à la fois homme de lettres, négociateur & courtisan
habile(*). Il servoit les jésuites, qui pouvoient
le servir lui-même auprès du monarque. Il osa dire à Clément VIII
que, si l’on faisoit un décret en faveur de la prédétermination, il le
feroit souscrire à tous les protestans de l’Europe.
Clément VIII penchoit pour le systême des dominicains ; mais il
n’anathêmatisa point le livre de la Concorde. On
prétend qu’il avoit déjà dressé une bulle pour le condamner : on
spécifie jusqu’au jour où cette bulle devoit être publiée ; c’étoit
la veille de la pentecôte. Toutes ces circonstances disent beaucoup
& pourroient prévenir en faveur d’un parti. Ce qu’il y a de vrai sur
le compte de Clément VIII, c’est qu’il se donna beaucoup de peine
pour se mettre au fait des questions agitées, & qu’elles causèrent
sa mort. Léon XI lui succéda, mais pour très-peu de temps. Ce n’est
que sous
Paul V, que le fil de ces
disputes fut repris, malgré, dit-on, les efforts des jésuites pour
qu’elles fussent abandonnées par le nouveau pape, & qu’il fût libre
aux deux partis de rester chacun dans ses opinions, qui n’attaquoient
pas les dogmes de la foi.
Personne n’étoit plus en état que Paul V de prononcer sur cette
matière. N’étant encore que cardinal, Camille Borghèse, il avoit assisté
aux congrégations. Celles qu’il ordonna furent composées des mêmes
prélats & des mêmes consulteurs que Clément VIII avoit fait
assembler.
La Bastide & Pérès furent les théologiens de la société. Lémos reprit
le commandement des troupes prédéterminantes. Il ne s’étoit éclipsé pour
un temps que pour reparoître plus glorieux. Les dominicains eurent
seulement une attention dans la reprise du combat, c’est de donner à
Lémos un second, le père Alvarès. Celui-ci remarque-t-on, parloit
très-peu, par considération pour son confrère qu’il laissoit
briller.
Dans toutes les congrégations tenues sous Clément VIII, les jésuites
avoient toujours été sur la
défensive : les dominicains n’avoient publié aucun des argumens
qu’on peut faire contre la science moyenne. Paul V voulut que les
jésuites fussent aggresseurs à leur tour, & montrassent les côtés
foibles de la prémotion physique : cet ordre fut exécuté
parfaitement.
Quand Alvarès & le grand Lémos se sentirent pressés par les argumens
les plus simples, mais les plus convainquans, ces redoutables soutiens
de leur parti ne s’entendirent plus eux-mêmes & ne furent entendus
de personne. Ils se jettèrent dans la distinction du sens
composé & divisé
(*). Ils convinrent que Calvin avoit soutenu,
comme eux, une grace efficace par elle-même ; mais ils nièrent que
Calvin en cela fût hérétique, & prétendirent qu’il ne l’avoit été
que dans cette conséquence faussement tirée d’un principe
très-vrai : « Que le consentement de la volonté s’ensuivoit
nécessairement par une nécessité de conséquent »
: au
lieu
que les dominicains soutenoient que
« le consentement de la volonté n’étoit nécessaire que d’une
nécessité de conséquence »
.
Lémos divisa & subdivisa encore la prédétermination physique. Il en
attribua une aux pélagiens, une autre à Calvin, & une troisième aux
dominicains, la seule vraie & catholique, au jugement de
l’incomparable Lémos. Il crut s’apercevoir que tout le monde, dans
l’assemblée, lui en faisoit compliment. Pour lui, il s’humilioit de ses
triomphes & les rapportoit au seigneur, en
s’écriant avec l’apôtre : C’est par la grace de Dieu
que je suis ce que je suis
(*).
Lorsque Paul V vit la cause suffisamment instruite, il se fit donner
par écrit le sentiment des consulteurs. Leurs opinions ne furent pas
plus
favorables au systême de Molina. Mais on
avoit affaire à un pape qui n’étoit point aliéné des jésuites ; il
eût voulu ramener les consulteurs à un seul avis. Jugeant la chose
impossible, il ordonna, sous peine d’excommunication, un profond
silence, & se chargea lui-même de réduire les argumens pour &
contre dans un sens clair & précis.
Vint alors le fameux interdit des états de Venise. Les jésuites Vénitiens
se rangèrent du côté de Rome, quoiqu’ils eussent dû préférer leur
patrie. Ils furent bannis de Venise & y revinrent beaucoup plus tard
que les capucins & les théatins, qui avoient suivi leur exemple.
Cet entier dévouement des jésuites pour le saint siège ne leur nuisit pas
auprès de Paul V. Le cardinal Duperron, qui avoit du crédit sous ce
pape, fit valoir cette action hardie. La foudre du Vatican, prête,
dit-on, une seconde fois à les frapper, fut retenue. Les mêmes personnes
qui ont fait courir le bruit que Clément VIII avoit dressé une
bulle contre la doctrine de Molina, veulent aussi que Paul V en art
dressé une autre à laquelle il a manqué
seulement la promulgation : elles vont jusqu’à produire une
copie. Leurs adversaires s’inscrivent en faux & se prévalent de ce
que la bulle n’a pas été fulminée ; mais cela prouve-t-il qu’elle
n’ait pas existé. Ce défaut de publicité a causé & cause encore bien
des regrets. Ceux que témoigne l’abbréviateur de l’Histoire
ecclésiastique, ne sont pas le langage de l’impartialité.
« Par un terrible jugement de Dieu, s’écrie-t-il, les bulles
contre Baïus avoient été rendues publiques, au lieu que la décision
dressée par l’ordre de Paul V n’a jamais été publiée »
.
Ce même écrivain cite ces paroles de l’évêque de Montpellier,
Colbert : « Si Paul V s’étoit rendu aux sages
remontrances qui furent faites pour publier la bulle contre Molina,
il auroit épargné à l’église tous les maux qu’elle éprouva
depuis ; au saint siège, cette foule de décrets qu’a produits
sa complaisance pour les jésuites ; aux jésuites, le malheur
d’être devenus une pierre d’achoppement dans Israël ; aux
fidèles, celui d’être dirigés par des hommes qui ne connoissent de
la religion
que l’extérieur, qui ont
établi des maximes pour justifier les péchés, & qui, voulant
accorder les passions avec l’évangile, ne réforment pas les
passions, mais détruisent l’évangile »
.
Tout ce qu’on peut dire de certain à ce sujet, c’est que le pape
Paul V ne condamna ni la doctrine des jésuites ni celle des
dominicains. Il ordonna très-sagement aux deux partis de vivre en paix
& de s’abstenir d’injures, se réservant le droit de publier la
décision du fond de ces disputes, quand il le jugeroit à propos. Il fit
en même temps signifier ses dernières volontés à tous les nonces
apostoliques & aux grands inquisiteurs, faits pour reconnoître sa
jurisdiction. Les généraux des deux ordres furent chargés de contenir
leurs inférieurs.
L’impression que fit cette modération du pape sur les dominicains &
sur les jésuites fut bien différente, selon certains auteurs. Les
premiers furent au désespoir, & les autres au comble de la joie. Les
jésuites poussèrent la maladresse jusqu’à faire des réjouissances
publiques, à tenir leurs collèges
fermés
pendant quelques jours, à faire de très-belles illuminations. Ils
donnèrent des feux d’artifice, représentèrent des comédies, firent
dresser des arcs de triomphe au haut desquels étoient gravés, en
caractères d’or, ces deux mots : Molina
victorieux.
Cet esprit de paix qu’avoit recommandé le pape, fut la chose à laquelle
on pensa le moins. Les dominicains & les jésuites cherchèrent toutes
les voies de se nuire : il resta entre ces deux corps une animosité
sourde. Le duc de Lermes, ministre de Philippe III, roi d’Espagne, en
appréhendant les suites, voulut la faire cesser. Il s’établit médiateur
entre ces religieux ennemis : il tâcha de les amener à l’unité de
doctrine, mais toujours en vain. Le duc tiroit des paroles positives des
uns & des autres ; mais aucun ne gardoit la sienne. Ce ministre
reconnut sa sottise, abandonna son projet & vit combien il eût été
plus facile de reconcilier les puissances les plus ennemies, que deux
corps divisés.
Néanmoins le temps, qui calme tout, appaisa les esprits. Les jésuites,
pour ne pas avoir l’air de pélagiens ou
sémi-pélagiens, tempérèrent leur molinisme, par ordre de leur général
Aquaviva. Ils y mirent une certaine quantité de
prédestination gratuite(*). La plupart des
dominicains, de peur de paroître calvinistes, adoucirent également leur
grace efficace par elle-même. Ils en sont venus, selon le témoignage
d’un historien(**) qui leur est
très-favorable, & qui gémit d’être obligé de faire cet aveu, ils en
sont venus au point d’admettre une grace suffisante,
un pouvoir prochain, un état de pure
nature : ménagemens, ajoute cet historien, qui révoltent
les véritables thomistes & quelques ames privilégiées. C’est d’après
Pascal qu’il croit être en droit de se plaindre, & rapporte ces
paroles adressées à un dominicain dans la deuxième provinciale :
« Allez,
mon père, allez ;
votre ordre a reçu un honneur qu’il ménage mal. Il abandonne cette
grace qui lui avoit été confiée & qui n’a jamais été abandonnée
depuis la création du monde : cette grace victorieuse, qui a
été attendue par les patriarches ; prédite par les
prophêtes ; apportée par Jésus-Christ ; prêchée par saint
Paul ; expliquée par saint Augustin, le plus grand des
pères ; confirmée par saint Bernard, le dernier des
pères ; soutenue par saint Thomas, l’ange de l’école ;
transmise de lui à votre ordre ; maintenue par tant de vos
pères, & si glorieusement défendue par vos religieux, sous les
papes Clément & Paul. »
Tous ces arrangemens, pour rapprocher les jésuites de leurs adversaires,
sont-ils exposés fidélement ? Les dominicains reconnoissoient des
graces suffisantes du temps des disputes. Les ouvrages
seuls d’Alvarès & de Lémos font foi de ce fait. Rien ne montre mieux
la différence réelle du jansénisme au thomisme, que la réflexion
mal-adroite de Pascal.
L
es messieurs de Port-royal furent
ainsi appellés, à cause du nom d’une célèbre abbaye de bernardines, près
de Chevreuse, à six lieues de la capitale. Ils s’étoient fait bâtir des
cellules dans l’enceinte de la maison. Pour avoir quelque idée de leur
genre de vie, il faut se les représenter levés chaque jour à quatre
heures du matin, récitant l’office au chœur, mangeant en commun, jeunant
la plus grande partie de l’année, couchés sur la paille, & couverts
d’un cilice, partageant leur temps entre l’étude, la prière & le
travail des mains, observateurs rigides de beaucoup de pratiques de
dévotion.
Ils se proposoient d’établir un ordre d’une espèce toute nouvelle, &
figuré dans l’ancien testament. Le plan & les
constitutions furent dressés pour cela.
Sans
l’archevêque de Paris, qui s’opposa fortement à l’exécution de ce
projet, on alloit voir augmenter encore le nombre des moines, &
diminuer celui des citoyens.
Malgré tous les efforts de ces messieurs, pour s’étendre, leur société
fut toujours peu nombreuse, mais choisie. Quels hommes que la plupart de
ceux qui la composèrent ! Antoine Arnauld ! Louis-Isaac
Saci ! Antoine Le Maître ! Nicole ! Pascal ! Pour
les faire connoître, entrons dans quelques particularités.
Le nom d’Arnauld porte l’idée d’un de ces génies faits pour éclairer les
hommes ; d’une de ces imaginations ardentes & fougueuses qui
saisissent & rendent vivement les choses ; d’une de ces ames
pures, courageuses, inébranlables, trop au-dessus de la fortune, pour
lui sacrifier le sentiment si flatteur d’être tout par son propre
mérite, & rien par elle. Il eut été cardinal, s’il s’étoit prêté aux
intentions de Rome, & s’il avoit écrit contre les quatre fameuses
propositions du clergé de France. Les applaudissemens qu’on donnoit à
ses ouvrages, ne l’aveugloient
point sur leur
imperfection. Il étoit le premier à les critiquer(*).
De quelle réputation ne jouirent point ses deux neveux, Le Maître &
Saci, l’un pour ses plaidoyers, les meilleurs de son temps,
quoiqu’aujourd’hui si misérables ; & l’autre pour sa traduction
des comédies de Térence & pour celle de la Bible. Il fut renfermé deux ans & demi à la
Bastille : mais il sçut s’occuper utilement dans ce lieu si redouté
des gens de lettres, & qui a fait sortir le talent de plusieurs.
Nicole est le Boece ou le Rodriguès de la France. Ses Essais
de morale sont l’effort d’un génie original. Que de justesse,
que de méthode dans cet ouvrage ! Si la marche de l’auteur est
lente,
elle est toujours sûre. Il va de
principes en principes, de conséquences en conséquences. Aussi, disoit
un incrédule : « Quand on le lit, il faut prendre garde à
soi : si on lui passe quelque chose, on est bientôt confondu.
Arrêtez-le dès le premier pas »
. Nicole étoit un second La
Fontaine dans la conversation. Il sentoit lui-même qu’il n’y brilloit
pas. Quand on y disputoit contre lui sur quelque matière importante,
« je sçais bien, disoit-il, qu’en parlant, je n’aurai rien à
repliquer : mais attendez que j’aie la plume à la main, &
vous verrez qu’alors j’aurai surement raison »
. Jamais
philosophe n’eut plus de candeur d’ame. Simple, timide, sans aucun usage
du monde, il amusoit souvent, par ses naïvetés(*), les messieurs de Port-Royal.
Dans Blaise Pascal, on admire un génie
précoce, subtil, pénétrant, créateur en bien des parties ; un
écrivain unique qui le premier développa les vrais caractères de la
langue ; qui la fixa ; qui lui donna cette force, cette
précision, cet agrément qui la distinguent. Il semble avoir moins écrit
pour ses contemporains, que pour les siècles à venir. On lui reproche
d’avoir abusé de ses talens. Il étoit souvent le
jouet de son imagination. L’humanité seroit bien à
plaindre d’être telle qu’il l’a représentée. Il voyoit trop de défauts
dans les autres, & pas assez dans lui-même. C’est un problême, si sa
dévotion fut sincère. Baile dit « que cent volumes de sermons
sont moins capables de désarmer les impies, que la vie de
Pascal ; que son humilité & sa dévotion
mortifient plus les libertins, que si on lâchoit sur eux une
douzaine de missionnaires »
. Mais la dévotion devroit-elle
aller avec le fiel & la haine ? Misantrope vertueux, héraclite
sinistre, Pascal fut un singulier mélange de sagesse & de déraison,
de conduite & d’inconséquence. Il eut des visions(*) à la fin de ses jours. Il
s’imaginoit
voir continuellement, à son côté
gauche, un goufre. Il détournoit la vue, & trembloit de s’y
précipiter.
Qu’on joigne, à ces illustres solitaires, Arnauld d’Andilli, Hermant,
Lenain de Tillemont, Lancelot, & l’on jugera si tous ces génies
réunis formoient un corps respectable. Ils étoient l’élite des écrivains
de la nation. Leurs excellens ouvrages y répandirent le bon goût, firent
connoître les beautés de la langue. Port-royal étoit un Lycée admirable.
Les écoles qu’on y tenoit, avoient beaucoup de réputation. Les jeunes
gens en sortoient pleins de grands principes pour la conduite de la vie,
& nourris de la lecture des auteurs Grecs & Latins. Parmi les
élèves qui s’y formèrent, on compte les Bignon, les Harlai, les Bagnol
& l’illustre Racine.
Plus ces messieurs de Port-royal jettoient d’éclat, plus ils faisoient
ombrage. L’envie les observoit de près. Ils eurent des rivaux dignes
d’eux, des rivaux d’esprit, de talens, d’érudition & de vertus, qui
concertèrent la ruine de ce nouvel établissement. Pour éclater, il
manquoit seulement à ceux-ci
un
prétexte : ils le trouvèrent dans quelques opinions qui s’étoient
glissées à Port-royal.
En effet, le fameux abbé de Saint-Cyran les y avoit
apportées. Il est l’origine de tous les troubles arrivés depuis. Le rôle
qu’a joué cet abbé, mérite qu’on s’y arrête : voyons par quels
moyens, avant que de gagner les autres, il avoit été gagné lui-même.
Saint-Cyran, ou Jean Duverger de Haurane, nâquit à Bayonne, l’an 1581, de parens
nobles. Il fit ses humanités en France, & fut étudier en théologie à
Louvain. Il se lia, dans cette ville, avec son camarade d’étude Cornelius Jansenius, depuis évêque d’Ypres. L’un & l’autre avoient le même professeur, homme
singulièrement entêté des opinions de Michel-Bay, ou Baïus, selon
l’usage de ces temps-là, de latiniser tous les noms.
Ces opinions rouloient sur la grace & sur la prédestination. Rome les
avoit déjà anathêmatisées deux fois ; d’abord par les vives
instances des cordeliers, qui trembloient pour leur libre arbitre &
pour le systême de Scot ; ensuite à la sollicitation des jésuites,
que Baïus
n’aimoit pas & qui le lui
rendoient avec usure.
Le professeur de théologie de Louvain gagna Jansénius & Saint-Cyran,
brûlant l’un & l’autre du desir de se distinguer. Il leur présenta
les opinions de Baïus par ce qu’elles ont de plus séduisant. Deux papes
n’en avoient porté qu’une censure générale. Les docteurs de Louvain
s’étoient trouvés fort embarrassés, en recevant une bulle de
Sixte-quint, à cause d’une certaine virgule. Ils députèrent à Rome pour
cela, malgré l’avis du docteur Morillon, qui vouloit qu’on laissât le
monde en paix & qu’on reçût la bulle, fût-elle erronée. Le
professeur faisoit valoir toutes ces raisons en faveur de Baïus :
il disoit que Baïus n’avoit jamais abjuré ses erreurs, que sa
rétractation avoit été forcée, que sa querelle avec les jésuites n’étoit
venue que d’une animosité réciproque. Les jésuites persécutoient Baïus,
& Baïus les persécuta lorsqu’il devint chancelier de l’université de
Louvain.
A force d’entendre parler à l’avantage de ce novateur, les deux disciples
le goûtèrent. Son mépris pour le
jargon
scholastique & sa méthode aisée de procéder leur plut. Ils voulurent
aussi se faire un nom, dogmatiser d’après Baïus, assigner un fil dans le
labyrinthe épouvantable de la toute-puissance divine & de la
liberté. Jansénius se mit à composer un très-gros & très-ennuyeux
livre sur saint Augustin. Sous prétexte de n’exposer que les sentimens
de ce père sur la grace, il faisoit l’apologie du Baïanisme. Cet ouvrage
ne parut qu’après sa mort, arrivée l’an 1638(*). Jansénius
mourant le soumit au jugement de l’église. Celui qu’alors il porta de
son livre est remarquable : « Je pense,
dit-il, que difficilement on y trouvera quelque chose à
changer. Si cependant le saint siège veut y faire des changemens, je
suis enfant d’obéissance, de l’église Romaine dans laquelle j’ai
vécu jusqu’à la mort : telle est ma dernière volonté »
.
C’est ainsi qu’il devint chef de secte, ne s’en
doutant point, & chef de secte dans un pays
d’obédience où les bulles des papes sont des loix souveraines.
L’abbé de Saint-Cyran, inconsolable de la perte de son ami, revint en
France. Paris lui parut le théâtre le plus convenable à son zèle. Il y
fit usage de ses talens pour accréditer l’Augustin de
l’évêque d’Ypres. Il joua le prophête Élie, le Jean-Baptiste, le
fondateur d’un nouvel évangile. Son air patelin & ses paroles
emmiellées en imposèrent à beaucoup de monde. Des prêtres, des laïques,
des femmes de la ville & de la cour, des religieux, & surtout
des religieuses, adoptèrent ses idées. Il vouloit que le mystère
présidât à tout. L’ambition de dogmatiser faisoit le fond de son
caractère ; mais ce n’est pas une raison pour le peindre, comme on
a fait des couleurs les plus odieuses & les plus .
Craignant un jour, dit le père d’Avrigni, qu’un ecclésiastique, qu’il
avoit mis dans ses confidences, ne les révélât, il l’arrête dans une rue
pour se confesser à lui, & le met dans le cas d’être obligé de se
faire. A son talent près pour la direction,
l’abbé de Saint-Cyran étoit un homme assez ordinaire. Écrivain foible
& diffus, en Latin comme en François, sans agrément, sans correction
& sans clarté : on ne songe guères aujourd’hui à le lire.
Les premières conquêtes de cet apôtre du jansénisme furent les deux
maisons de Port-royal, celle des Champs & celle de Paris. Ces
maisons avoient à leur tête deux sœurs d’Antoine Arnauld, la mère
Angélique & la mère Agnès, toutes deux recommandables par l’héroïsme
de leur ame & par leurs vertus. La mère Angélique avoit passé
plusieurs années de sa vie à réformer des couvens. En guerre avec les
moines, avec les abbés & les abbesses qui vouloient continuer leur
ancien genre de vie, elle triompha de tout par sa constance. Un
assistant du général de Cîteaux, grand chasseur de son métier & le
plus ignorant des moines, fut celui de tous qui lui donna le plus de
peine à réduire(*). Pour la
mère Agnês,
elle avoit remis au roi l’abbaye de Saint Cyr, dont elle avoit été
pourvue étant toute jeune. L’état de simple religieuse lui parut
préférable à celui d’abbesse.
Ces deux singulières sœurs, qui gouvernoient les deux monastères de
Port-royal, gouvernées elles-mêmes par l’abbé de Saint-Cyran, firent des
prosélytes. L’évêque de Langres, Zamet, l’avoit introduit auprès
d’elles. L’abbé l’emporta bientôt sur l’évêque. Elles donnèrent leur
confiance au nouveau directeur. Il gagna, par leur moyen, tous les
Arnauld & tous les le Maître ; deux familles très-nombreuses
&, de tout temps, ennemies des jésuites. Des Arnauld avoient plaidé
violemment pour que les jésuites fussent bannis de France, & pour
qu’ils n’y rentrassent jamais. Le saint troupeau de prosélytes ne songea
qu’à se précautionner contre l’orage qu’ils prévoyoient devoir fondre
sur eux. Port-royal des Champs fut la retraite qu’ils jugèrent la plus
sure : ils la regardèrent comme une espèce de place d’armes. Réunis
dans cette solitude à la voix de la grace efficace, ils n’eurent qu’un
cœur &
qu’une ame, qu’un cri contre les
jésuites. Leur nom seul paroissoit aux Port-royalistes devoir être
l’objet de l’exécration du genre humain. Les hostilités commencèrent
bientôt de part & d’autre.
Le livre de La fréquente communion, donné par le grand
Arnauld, jetta la première épouvante. Il l’avoit fait pour les
religieuses de Port-royal. L’ouvrage étoit médiocre ; mais il fut
réfuté par un plus mauvais encore que donna le jésuite Brisacier. Ces mêmes religieuses qu’Arnauld avoit représentées
comme des modèles de vertu, furent peintes des plus odieuses couleurs.
Le jésuite les accusa de ne pas croire à la religion, à l’eucharistie, à
l’eau-bénîte, aux saints & saintes du paradis. Arnauld fut encore
moins ménagé qu’elles. On jugea l’ouvrage du jésuite un vrai libèle,
l’archevêque de Paris, Condi, le condamna comme tel.
Le P. Meynier prit la défense de son confrère, & fit des tableaux
encore plus affreux de Port-royal. Comment croiroit-on que ce jésuite
appelle Arnauld ? un déiste ; l’abbé de Saint-Cyran ? un
athée ; quelques autres
Port-royalistes ? des monstres ligués pour anéantir toute idée de
religion. C’est à Bourg-fontaine, selon le père Meynier, que ce complot
se trama(*).
Les Port-royalistes frémirent de ces horribles accusations. Ils
assurèrent que les religieuses étoient d’une exactitude scrupuleuse à
communier souvent avec dévotion ; à faire, tout le long du jour,
des signes de croix ; à chanter l’office de la vierge ; à
faire, tous les samedis, une procession en son honneur ; à dire le
chapelet. Arnauld lui-même « en porta un sur lui toute la vie,
& ne manqua pas un seul jour de le dire »
. L’auteur de
La fréquente communion, qu’on accusoit de vouloir
en proscrire l’usage, étoit au fond bien éloigné de cette idée. Sévère
dans la théorie, on
le trouvoit différent
dans la pratique(*).
Cependant les jésuites, allarmés du bruit que faisoit déjà le jansénisme
en France, sollicitoient à Rome la condamnation du livre de l’évêque
d’Ypres, comme une suite de celle de Baïus. Rome se rendit à leurs vives
instances : elle condamna, dès 1641, le livre intitulé Augustin.
La Sorbonne voulut connoître de ce jugement. Elle examina les cinq
fameuses propositions de Jansénius, de son Augustin très-fidellement quant au sens, mais non pas quant
aux paroles : les évêques de France les examinèrent aussi. La
division se mit dans la Sorbonne & dans le clergé. Quatre-vingt-huit
évêques écrivirent en corps à Innocent X, pour le prier de donner
la paix à l’église Gallicane, & de porter un jugement
définitif ; onze autres
écrivirent pour
le prier de n’en rien faire.
Innocent X prononce, & la France est en combustion. Il condamne
chacune des cinq propositions à part, sans citer ce qui les précédoit ni
ce qui les suivoit, ni même les pages dont elles étoient tirées. Une
telle omission n’eût pas été pardonnable dans le moindre tribunal
séculier. Il fallut toute l’autorité du cardinal Mazarin, pour donner un
passeport à la bulle du pape : ce ministre redoutoit l’ombre de
faction ; il vouloit prévenir des divisions naissantes.
Mais ni les ministres, ni les rois, ni les papes, ni tous ceux qu’on
accusoit d’être gouvernés par les jésuites, ne purent arrêter le cours
des opinions nouvelles. Les Port-royalistes étoient d’excellens remparts
contre toutes les attaques. Ils eurent pour eux les parlemens, au moyen
des appels, & le gros de la nation, parce qu’il les croyoit
persécutés. Tellement qu’après la bulle d’Innocent X, on vit plus
que jamais de jansénistes & de troubles en France.
Dans le temps de cette grande fermentation des esprits, arrive l’histoire
du duc de Liancour à qui un prêtre de
saint Sulpice refusa l’absolution, parce qu’au lieu de passer sa vie
avec des comédiennes, comme tant de personnes de ce haut rang, le duc de
Liancour passoit la sienne avec de nouveaux hérétiques. Cela fit
très-bien pour ces hérétiques-là : ils se plaignirent, ils
écrivirent toujours de ce stile qui leur est particulier. Les jésuites
ne s’oublièrent pas & répondirent : tout ce qu’il y avoit chez
eux de gens de mérite voulut se mesurer avec des gens qu’ils sçavoient
en avoir beaucoup. Les Sirmond, les Petau, les Annat, les Ferrier, les
Vavasseur, se distinguèrent à cette occasion : c’étoit l’histoire
de ces partis si célèbres qui ont divisé tant de différens états. On ne
désigna plus les jésuites que par le nom de molinistes, & leurs
adversaires par celui de jansénistes ; grands mots pour lesquels on
se bat & dans lesquels il y a bien du mal-entendu.
Les Port-royalistes, ne pouvant se soutenir par la force, eurent recours
à leur plume, à tout ce que peuvent imaginer des personnes de génie
persuadées qu’elles n’ont pas tort. Ils
embrouillèrent les choses autant qu’il fut en eux. Ils voulurent
prouver que Jansénius n’avoit pas dit ce qu’il a dit, & ce qu’on
trouve dans plusieurs endroits de son livre. Ils soutinrent qu’on avoit
pris le change sur sa pensée, sur la manière dont il avoit parlé des
commandemens divins, de la nature de la grace, du sang de Jésus-Christ,
répandu pour le salut de tous les hommes. Ils ne reconnoissoient point
sa doctrine, à l’ de son ouvrage. D’autres la retrouvoient fort
bien dans les cinq propositions condamnées, & maintenoient qu’elles
en faisoient tout le fond.
Outre que le sens de Jansénius avoit une forte d’évidence, l’analogie
apparente de ses opinions avec le pur calvinisme, eut dû les empêcher de
se répandre ; mais elles furent bientôt accréditées, graces à
l’amour de la nouveauté, à la haine pour les jésuites, aux intrigues de
quelques jeunes abbés & de certaines vieilles dévotes, à l’envie de
se distinguer & d’être quelque chose.
Cette apparence, que Jansénius n’avoit parlé que d’après les saints
pères, en imposoit à beaucoup de personnes.
Arnauld s’appuyoit fortement de ce témoignage ; mais on lui
répondoit qu’une parole de plus ou de moins & les circonstances
changent tout ; qu’il falloit regarder à l’esprit d’un auteur,
& non pas à la lettre.
Ce même Arnauld, si zélé pour sa cause, poussé d’ailleurs par ses
ennemis, avançoit tous les jours quelque proposition singulière. Il
soutint, entr’autres, celle-ci : Saint Pierre est un
juste à qui la grace, sans laquelle on ne peut rien, a manqué dans
une occasion où l’on ne peut pas dire qu’il n’ait point péché.
Cette proposition révolta la Sorbonne, fort aigrie contre lui. Elle le
retrancha de son corps, l’an 1654. L’assemblée, tenue à ce sujet, est
célèbre. Le chancelier Seguier y assista de la part du
roi. La sale étoit remplie de moines mendians. On en avoit fait venir
des provinces, quoique, selon l’usage, il ne puisse y avoir que deux
docteurs de chaque corps dans les assemblées de la faculté. Arnauld
protesta, pardevant notaire, contre l’injustice qu’on lui faisoit. Il se
plaint, dans cet acte authentique, de ce qu’il a eu pour juges les mêmes
personnes qu’il avoit récusées,
& qu’il
sçavoit être indisposées contre lui ; de ce que le syndic avoit
compté plus de suffrages qu’il ne s’étoit présenté d’opinans ; de
ce qu’on avoit refusé de lire ou de lui entendre lire un écrit qui étoit
la justification de sa doctrine ; de ce qu’enfin il sembloit qu’il
fût moins question d’une délibération que d’un complot.
Innocent X mourut vers ce tems-là ; mais les choses ne
changèrent pas de face. Le nouveau pape, Alexandre VII, renouvella
les censures contre les cinq propositions. Il agissoit de concert avec
le plus grand nombre des évêques de France. Ces évêques, non contens
d’un formulaire qu’ils avoient déjà fait, en dressèrent un second. En
voici les termes : « Je condamne de cœur & de bouche la
doctrine des cinq propositions contenues dans le livre de Cornelius Jansénius ; laquelle doctrine n’est
point celle de saint Augustin, que Jansénius a mal
expliquée. »
Cette formule étoit un frein à tous les subterfuges des Port-royalistesm.
Elle rendoit inutile leur fameuse distinction du fait &
du droit, qui les
avoit mis quelque
temps à leur aise, & qu’ils vouloient ériger en une espèce de dogme.
Ils crièrent à leur ordinaire, & les évêques, avec le gouvernement,
agirent.
Les évêques présentèrent ce formulaire à signer à tous ceux qui leur
étoient suspects. Une telle démarche fit beaucoup de rebèles &
quelques hypocrites. On voulut que les religieuses de Port-royal des
champs & de Port-royal de Paris, signassent elles-mêmes, &
donnassent l’exemple de la soumission. Ce sanctuaire du jansénisme
réduit, le jansénisme entier tomboit naturellement.
On alla donc chez ces religieuses : on leur ordonna de convenir que
les cinq propositions étoient dans un livre Latin ; ce qu’elles
nièrent fortement. Elles accusèrent les jésuites, les évêques & les
papes d’avoir mal entendu Jansénius. Elles ajoutèrent qu’il se pouvoit
que les cinq propositions fussent erronées, mais qu’il étoit bien
certain que Jansénius n’avoit pas tort. Enfin, elles ne signèrent point,
alléguant toujours leur conscience pour raison. La conscience étoit
également l’excuse
ordinaire de leurs
ennemis. La modération seule n’étoit du côté de personne.
Cependant la cour vouloit être obéie : elle avoit décidé la ruine de
Port-royal dès 1659. Les lettres touchantes d’Arnauld d’Andilli, à la
reine Marie de Medicis, suspendirent le coup. Arnauld
d’Andilli, père du ministre Pomponne, mandoit à la reine :
« Je serois bien malheureux d’avoir quitté le monde pour
finir mes jours dans un desert, & n’y trouver que ma
perte »
. Il faisoit le plus grand éloge des compagnons de sa
retraite.
Mais leurs vertus même les rendoient dangereux. On ne ménagea plus rien.
Le 12 mars 1660, la cour envoya le lieutenant civil, d’Aubrai,
(empoisonné depuis par la fameuse marquise de Brinvillers, sa fille,) à
Port-royal des champs, pour en faire sortir les solitaires. Les jeunes
gens qu’on y élevoit, furent également dispersés. Le genre de mort dont
périt d’Aubrai, parut aux victimes une vengeance divine. Qui donc
retiroit le fruit de ce coup d’éclat ? Les jésuites. Ils voyoient,
dans la destruction de
Port-royal, leur
propre sureté, leur crédit établi, leur réputation moins compromise,
leurs livres moins exposés à des comparaisons désavantageuses, & le
nombre de leurs élèves accru.
Les cellules & les écoles des solitaires de Port-royal, détruites,
restoient encore les deux célèbres monastères. Ils alloient subir le
même sort, lorsque les religieuses crièrent miracle. C’étoit une jeune
pensionnaire de Port-royal de Paris, nièce de Pascal, appellée
mademoiselle Perrier, qui, venant de baiser une sainte épine, apportée
de Jérusalem avec d’autres reliques, avoit été guérie d’une fistule
lacrimale. Le miracle, faux ou vrai, recula la ruine des monastères. Les
jésuites voulurent aussi se mêler de faire des miracles : mais ces
pères n’eurent pas la vogue. On les accusoit d’avoir fait trop de mal,
pour être crus des saints.
La dispersion des malheureux solitaires étoit toujours présente à la
mémoire des personnes qui pensoient comme eux. Le cœur en saignoit à des
femmes de la première distinction. La duchesse de Liancour, la princesse
de Guimené, la marquise de Sablé, la
duchesse
de Longueville, étoient inconsolables. Cette duchesse de Longueville,
sœur du grand Condé, si connue par la guerre civile de la fronde, &
par son esprit de galanterie, étoit l’ame du jansénisme. Sur l’âge du
retour, la dévotion est une ressource pour bien des femmes, comme le bel
esprit pour quelques autres : mais la duchesse conservoit son
inquiétude naturelle, & son penchant à la cabale. Elle cachoit
soigneusement, dans son hôtel, Arnauld, plus épié pour lors que ne l’a
depuis été Cartouche(*). Cette même
princesse avoit fait élever un corps de logis à Port-royal des
champs : elle y vivoit, avec les solitaires, dans la communication
de la raison & de la philosophie, du bel esprit & de la piété,
de l’aigreur & du fiel contre la cour, de l’aversion contre les
jésuites, que le prince, son frère affectionnoit.
On accusoit ces pères de gouverner tout le monde, docteurs, évêques,
magistrats, ministres, rois, papes. Les personnes qu’ils avoient à leur
dévotion, on les appelloit jésuites de robe courte. On lit, dans une Vie d’Arnauld, imprimée à Cologne, qu’ils ont, dans
toutes les parties du monde & dans tous les états, des émissaires
qui, sans porter leur habit, ne sont pas moins liés par des vœux, &
qu’ils sont placés, comme autant de signaux, pour avoir connoissance
& donner avis de tout, travaillant par ce moyen à l’utilité du
corps. On renouvella les anciennes histoires de l’assassinat de Henri le
grand, médité par Barrière, exécuté par Chatel, leur écolier ; du
supplice du père Guignard, de leur bannissement de France & de
Venise. On chercha toutes les voies de rendre les
jésuites odieux(*). Pascal fit plus : il leur
donna des ridicules.
Ses Lettres provinciales, écrites d’un stile dont on
n’avoit point eu jusques-là d’idée en France, furent lues avec une
avidité singulière. Elles sont un mêlange de plaisanterie fine, de
satyre, de sarcasmes, & même de sublime. Aussi, dit-on que Bossuet,
interrogé lequel de tous les ouvrages écrits dans notre langue il
aimeroit le mieux avoir fait, répondit : les Lettres
provinciales. Elles furent distribuées en dépit des jésuites.
Un d’eux, en liaison avec un neveu de Pascal, nouvellement arrivé
d’Auvergne, fut le voir. Le jésuite parla des provinciales : on attribue, lui dit-il, les petites
lettres à votre oncle. Le
neveu feignit de
n’en vouloir rien croire : il logeoit avec son oncle. Pendant la
belle conversation du jésuite, dans la chambre même où l’on l’avoit
reçu, il y avoit, sur le lit, quinze exemplaires des provinciales, mouillés encore(*). Ces Lettres furent mises en
Latin par Nicole, sous le nom de Guillaume Wendrok, avec des notes
assorties au texte.
La méchanceté de Pascal consistoit en ce qu’avec beaucoup d’adresse, il
attribuoit à toute la société des opinions aussi ridicules que
dangereuses de quelques jésuites Espagnols & Flamands. On les eut
peut-être également découvertes chez tous les ordres religieux &
dans toutes les écoles catholiques. La différence des temps, des pays,
des mœurs & des coutumes, peut encore faire des nuances sur ces
objets : mais on n’en vouloit qu’aux jésuites. On aimoit à les
croire corrompus par systême. On se flatta même de tracer la marche
qu’ils avoient tenue,
pour réussir dans le
renversement de la bonne morale & de la saine doctrine(*). Lainès & Salméron le tentèrent
dès 1547, au concile de Trente. D’autres jésuites l’ont essayé d’abord
en Italie, ensuite en Espagne, en Flandre, en Portugal, en Allemagne, en
France. On vouloit qu’ils eussent concerté ces abominations, &
qu’ils n’eussent tant cherché à s’établir dans toutes les parties du
monde, que pour le pervertir. Il sembloit qu’on les chargeât
d’imputations aussi horribles, & sans doute aussi chimériques que
celles qu’on a inventées sur ces douze prétendus apôtres de Vanini, qui, partis de l’Italie, devoient se répandre dans
tout l’univers, & se le partager, pour amener la dépravation
générale de l’esprit & des mœurs. Quelque société, quelque secte que
ce soit, exige un lien qui la rende respectable, & qui puisse
inspirer de l’intérêt pour le corps.
Les jésuites furent longtemps à répondre aux Provinciales. Toutes leurs réponses ne firent que confirmer le
public dans l’idée qu’ils manquoient alors de bons écrivains. Le bruit
courut que le
comte de Bussi leur avoit
offert sa plume, à la charge qu’ils le serviroient auprès de
Louis XIV.
Il faut convenir que, s’ils n’avoient personne qu’ils pussent opposer à
Pascal, aucun non plus de nos écrivains n’étoit capable d’entrer en lice
avec lui.
On a comparé les jésuites au cardinal Mazarin, sur qui toute la France
plaisantoit, & qui gouvernoit toute la France. Ils ramenèrent
Louis XIV à la persécution des religieuses de Port-royal. Elles
étoient obstinées plus que jamais. L’archevêque de Paris avoit compté
les gagner, en leur faisant de fréquentes visites. Ne réussissant point,
il leur dit, dans la dernière : « Vous êtes
très-vertueuses ; vous êtes pures comme des anges, &
orgueilleuses comme lucifer ; vous avez une opiniâtreté &
une superbe de démon »
.
Il est certain qu’à leur obstination près, jamais religieuses ne furent
plus respectables. Le désintéressement faisoit leur caractère :
elles ne recevoient aucune dot des filles ; mais, quand elles
avoient fait profession, on prenoit uniquement ce que les parens
jugeoient à propos d’accorder. Plus d’une famille,
tombée dans l’indigence, retrouva ce qu’elle avoit
donné. Ces religieuses avoient pour principes, que ce n’étoit pas être
pauvre, & accomplir le vœu de pauvreté, que d’être riche en commun.
Point de pension, point de jalousie chez elles. La maison fournissoit
abondamment aux besoins de chacune.
La cour, irritée de tant de résistance, fit enlever, par deux cent
gardes, les principales religieuses de Port-royal de Paris : il ne
resta que celles qui se soumirent à signer le formulaire. Je ne connois
point de sentiment plus élevé que celui de la mère Angélique, dans une
lettre qu’elle écrivit alors à M. Hermant : « La dignité de
notre affliction est si grande, quelle me fait trembler de ce que
Dieu nous a choisies pour souffrir pour sa vérité. Il n’y a point de
grace pareille »
.
Tout bon janséniste envisageoit son sort par les mêmes côtés, & n’en
devenoit que plus difficile à se laisser fléchir. Il n’y eut pas moyen
de traiter avec les quatre fameux prélats, Arnauld, évêque d’Angers,
frère du docteur, Buzanval, évêque de Beauvais, Pavillon d’Alet &
Caulet de Pamiers.
Ils ne voulurent jamais
signer un formulaire reçu par les autres évêques & par le parlement.
Alexandre VII, qui l’avoit composé lui-même, & qui se flattoit
de se voir obéi, s’indigna de ne pas l’être. Il vouloit qu’on fit le
procès aux quatre prélats refractaires.
Les Port-royalistes appuyoient tous les jours leur cause de quelque
excellente production de leur plume. Il n’en sortoit rien qui ne fût
marqué au coin du génie mâle & vigoureux, de l’élevation de leur
ame, & de l’âpreté de leur caractère. Les jésuites faisoient
également de leur mieux.
Aux combats à force ouverte, on joignoit les ruses de guerre. Sur
l’espoir d’une fortune imaginaire, auprès d’un évêque janséniste, on fit
courir, d’un bout du royaume à l’autre, un jeune professeur de
philosophie à Douai, lequel vendit ses meubles, perdit sa place, &
dépensa tout son argent. Cette aventure amusa Louis XIV. Il parut
encore une lettre supposée de ce monarque(*) à M.
Arnauld, datée du camp, devant Ypres, 1678.
Toutes ces plaisanteries ne tomboient point
sur des ingrats. On ne demeura pas en reste avec les jésuites. Satyres,
contes, brocards, estampes injurieuses, rien ne fut épargné(*).
Dans le temps des plus grandes disputes, pour sçavoir si les cinq
propositions étoient ou n’étoient pas dans
Jansénius, Rospigliosi devint pape, sous le nom de Clément IX,
& tout changea de face. Le nouveau pape engagea les quatre évêques à
signer le formulaire. Il obtint cela d’eux, parce qu’ils avoient gagné
sur lui de substituer sincérement aux mots purement & simplement.
Cet accord mutuel fut un événement remarquable dans la nation. Le calme y
renaquit. On le nomma la paix de Clément IX, ou la
paix de l’église. Les écrivains de Port-royal cessent les
hostilités. Les religieuses, exilées, reviennent. Les jansénistes,
détenus à la Bastille, sont relâchés. Arnauld, le grand Arnauld, sorti
de sa retraite, est reçu partout comme le Chrysostome de son siècle. Le
nonce va le voir, le comble d’éloges, l’appelle penna
d’oro,
plume d’or. Arnauld(*) est présenté à
Louis XIV.
Cette paix de Clément IX, paix si célébrée, fut bientôt rompue. Il
restoit, dans les puissances contractantes, un fond de défiance & de
haine. Les deux partis cabaloient sourdement. Aucune voie d’autorité ne
put étouffer le feu caché sous la cendre. Il sortit avec plus de
violence qu’auparavant.
Les jansénistes furent perdus à la cour. Arnauld, aux prises avec les
calvinistes, pendant la paix de Clément IX, (car il falloit
toujours qu’il fît la guerre) revint aux jésuites, leur porta des coups
terribles. En craignant les conséquences, il s’exila
lui-même de sa patrie, & se retira dans les
pays-bas. Il y vécut dans la solitude, dans la pauvreté, dans des
craintes continuelles de tomber entre les mains de ses ennemis, mais
consolé de tout par l’ambition d’être chef d’un parti redoutable.
Il avoit, de Rome, la permission de dire la messe dans sa chambre. Ses
liaisons avec cette cour étonneront sans doute, mais elles ne sont pas
moins véritables. Il entretint toute sa vie des correspondances avec les
cardinaux du sacré collège. Il avoit des instructions très-sures
concernant les papiers les plus importans, envoyés à la congrégation de
la Propagande. Personne ne connoissoit mieux que
lui la bibliothèque du Vatican. Il citoit les pièces originales,
l’endroit où l’on les avoit placées, & défioit les jésuites d’en
contester l’authenticité. Ils ne purent pas faire mettre à l’index sa Morale pratique, tandis que
le livre du père Le Tellier, sur les chrétiens de la
Chine, y fut mis. Son crédit à Rome étoit au point qu’il en plaisantoit
lui-même. « On me croit, en France, disoit-il, le plus grand
ennemi des papes, &
l’on ignore comme
j’ai toujours été avec eux »
. Un souverain pontife a permis
qu’on fouillât dans le Vatican, & qu’on mit dans une édition,
projettée à Venise, des œuvres entières d’Arnauld, tout ce qui a rapport
aux liaisons dont je parle.
Arnauld est mort à Bruxelles en 1694, âgé de quatre-vingt-deux ans,
emportant au tombeau les regrets des siens & l’estime de ses
ennemis. L’abbé de Pomponne étoit le dernier de cette famille(*).
La violente persécution contre les suppôts du jansénisme ne rallentit
point le courage des religieuses de Port-royal des champs. Il se
soutenoit à l’aide de cette persécution même, à l’aide des sophismes des
écrivains jansénistes, de quelques problêmes qu’ils exposèrent
sur la distinction du fait & du droit.
Ils vouloient qu’on crût le droit d’une foi divine,
& le fait d’une foi humaine : leurs
antagonistes exigeoient la foi divine pour le fait.
Le procès est porté à Rome ; vient la bulle de Clément XI, Vineam domini. Ce pape, qui, comme tous ses
prédécesseurs, depuis Baïus, cherchoit à concilier les esprits, ordonna
de croire le fait, sans expliquer si c’étoit d’une foi
divine ou d’une foi humaine. Or, cette bulle de Clément XI, il
fallut encore la signer : le cardinal de Noailles la fit présenter
aux religieuses de Port-royal des champs.
Elles signèrent, mais sans déroger à la paix de Clément IX, & se
retranchant dans le silence respectueux à l’égard du fait. Si elles
avoient signé purement & simplement, dit un de leurs
panégytistes(*), on ne leur auroit pas
fait une meilleure composition : il falloit qu’elles subissent leur
fort. Leur respect apparent est jugé le comble de l’outrage : le
roi demande une
bulle au pape pour la
suppression du monastère. Le cardinal de Noailles, qui étoit alors moins
dans leurs intérêts que dans ceux de la cour, qui sçavoit les
dispositions de Rome, qui reconnoissoit des vertus & des talens dans
les jansénistes, mais qui n’en aimoit pas le nom, seconda les vues qu’on
avoit. Il priva les religieuses des sacremens & de voix active &
passive. Cette privation leur fut sensible, mais elle ne leur ôta point
le courage : une d’entr’elles mourut de chagrin, pour avoir montré
quelque inconstance & donné une rétractation passagère.
Enfin, le grand jour de la vengeance arrivé, on commença par faire mettre
à la Bastille l’avocat de ces religieuses mal conseillées. Elles furent
ensuite toutes enlevées & dispersées en différens couvens : le
lieutenant de police d’Argenson exécuta la commission. Les religieuses
étoient au nombre de quinze de chœur & de sept converses : la
plus jeune avoit cinquante ans. Leur maison fut démolie de fond en
comble en 1709.
Deux ans après, on se vengea sur les tombeaux de l’église & du
cimetière.
On en exhuma les corps pour les
transporter ailleurs : ceux de Le Maître & de l’immortel Racine
sont dans l’église de saint Etienne du mont, à la cave de saint
Jean-Baptiste. Comme on ne fouilla qu’à une certaine profondeur, ne se
doutant point qu’il y eût des corps par delà, quelques-uns, à ce qu’on a
prétendu, furent à l’abri de la plus rigoureuse recherche.
Les décombres de Port-royal ont toujours été l’objet de la vénération
d’un certain public. Le peuple janséniste a cru longtemps que les
pierres y brûloient ; il y faisoit des prières, des pélerinages,
des convulsions. Le gouvernement n’a, depuis quelques années, arrêté ce
fanatisme, qu’en faisant défenses aux cabarets d’alentour de donner
retraite à ces pélerins.
Quel triomphe pour les jésuites de ne voir rien qui leur résistât, &
de n’avoir plus qu’à plaindre leurs rivaux ! Il faut croire que ces
pères furent touchés ; qu’ils éprouvèrent ce sentiment des grandes
ames vengées ; que la politique seule ne les anima point ;
qu’ils ne firent pas tout, dans la crainte d’être éclipsés & de ne
jouer que le
second rôle. Trop de zèle pour
la religion a pu leur offrir des dangers imaginaires, ou leur faire
exagérer les dangers réels. Cette dispute du jansénisme ne roule que sur
des questions abstraites : elle n’attaque ni les dogmes
fondamentaux ni les biens de l’église, ni les vœux qu’on fait dans les
cloîtres, comme la secte de Calvin & de Luther. Ce n’est point
précisément un milieu entre la crainte de déchirer ou de trop resserrer
les liens par lesquels nous tenons au saint siège. Pour chercher ce
milieu, il suffit d’être bon François : tout moliniste, comme tout
janséniste, doit penser également à cet égard.
▲