L’orthographe, et la prononciation.
L’orthographe a causé, parmi les gens de lettres, un véritable schisme.
Quelques-uns ont cru devoir changer l’ancienne, par la même raison qu’on
a réformé nos vieilles modes. Les Italiens avoient donné à toute
l’Europe, l’exemple de ces changemens. Le Trissin, ce génie créateur qui
ouvrit à sa
nation la carrière de tant de
genres de littérature, est aussi le premier qui ait porté la lumière
jusques sur des choses qui ne sont pas du ressort de l’imagination. Il
entreprit d’introduire de nouvelles lettres dans l’alphabet Italien
& d’en ôter celles qu’il croyoit inutiles & même
embarrassantes ; mais il ne fut pas aussi heureux dans cette innovation
que dans plusieurs autres, & particulièrement dans celle des vers
libres, versi sciolti.
Dès 1531, quelques écrivains François tentèrent également de réformer
notre orthographe, d’après l’idée du Trissin ; mais ils ne réussirent
pas mieux que lui. Le projet de ces hommes systêmatiques étoit de rendre
notre langue plus belle, plus facile à lire &, surtout, à apprendre.
Ils trouvoient absurde que l’orthographe ne répondît pas à la
prononciation ; que l’une fût continuellement en contradiction avec
l’autre. Le plan qu’ils imaginoient, pour remédier à ce qu’ils
appelloient un abus, étoit bon sans doute ; il avoit de grands
avantages ; mais l’exécution n’en étoit pas facile. Pour être rempli
d’une manière satisfaisante, il ne falloit
rien moins qu’un homme qui eût toujours vécu dans les meilleures
compagnies, qui possédât parfaitement sa langue, qui la parlât sans
laisser entrevoir le moindre défaut d’organe, de pays, d’ignorance &
de mauvaise éducation. Quelqu’un qui prononceroit bien seroit seul en
état d’orthographier de même. Mais quels furent les premiers en France
& les plus zélés partisans du néographisme ? un Manceau, nommé Jacques Pelletier, & un Gascon, appellé Louis Maigret. En voulant tous deux ramener
l’orthographe à la prononciation usitée, ils ne la ramenèrent qu’à la
prononciation de leur pays ; & ce qu’il y eut de plaisant, c’est
qu’ils se la reprochèrent, & que chacun crut avoir de son côté la
véritable & seule manière de bien prononcer.
Les honnêtes gens, qui ne prenoient aucun intérêt à cette contestation,
rirent beaucoup des prétentions de l’un & de l’autre. Mais ceux qui
tenoient, avec chaleur, pour l’ancienne manière d’orthographier,
allèrent plus loin. Ils crurent avoir gain de cause, & qu’il ne
seroit plus question, désormais, d’aucune innovation à ce sujet.
Cependant le fameux Ramus,
ou Pierre de la Ramée, du sein de la poussière de
l’école, voulut entrer en lice. Il inventa & tâcha d’accréditer une
nouvelle orthographe. Il enchérit sur tout ce qu’on avoit imaginé pour
la réformer. La sienne étoit si singulière, que personne ne put lire ses
ouvrages, & qu’il avoit de la peine à se lire lui-même. Cet
inconvénient l’obligea de mettre, à côté de ce qu’il faisoit imprimer
suivant sa réforme, la même chose écrite à la manière ordinaire. Le
public ne sçut point du tout gré à l’auteur d’avoir eu cette attention,
& le traita de ridicule, comme les autres, pour avoir osé
innover.
Le mauvais succès de ces différentes tentatives dégoûta, pendant quelque
temps, d’en faire de nouvelles. Quelques écrivains se flattèrent d’être
plus heureux. On les combattit encore ; mais enfin leurs idées
commencèrent à prendre. Ils travaillèrent à différentes reprises sur
l’orthographe, & firent presque sentir la nécessité d’en avoir une
nouvelle. Il discutèrent la propriété de chaque lettre. Les accens même
ne furent pas oubliés. On
détermina où
devoient être le grave & l’aigu : le circonflexe fut imaginé alors,
afin de constater la suppression de quelques lettres. Il parut des
observations sur les points, les deux points, les virgules, & les
tréma. Il se fit des in-folio pour ces derniers
articles seuls. Il est parlé dans l’abbé Goujet d’un certain docteur,
qui
se disciplinoit pour les fautes contre
l’ABC
. Jamais grammairiens ne méritèrent plus
qu’alors l’application de cette pensée : l’
extrême
exactitude est le sublime des sots
.
Toutefois ces observateurs rigides, ayant une sorte de raison dans la
défense de leur cause, grossirent chaque jour leur parti. Les plus
grands écrivains se rangèrent à leur opinion. Ce sont eux principalement
qui la firent valoir, & qui ont mis à la mode la nouvelle
orthographe.
Parmi ceux dont le nom en a le plus imposé, il faut distinguer Du
Marsais, l’abbé de Saint-Pierre, & M. de Voltaire. Le judicieux Du
Marsais, un des hommes qui a le mieux entendu le génie des langues,
& qui a porté plus loin l’esprit de discussion &
d’analyse dans toutes les parties grammaticales, a
fait voir qu’en matière d’orthographe, si l’usage étoit un maître dont
il convint en général de respecter les loix, c’étoit le plus souvent
aussi un tyran dont il falloit sçavoir à propos secouer le joug. Il a
marqué les changemens qu’on devoit y faire. Il est d’avis qu’on supprime
les lettres redoublées, quand elles ne rendent aucun son. L’abbé de
Saint-Pierre a été plus hardi : ne voyant que fautes & abus dans
l’ancienne orthographe, comme il en voyoit dans le gouvernement, il a
travaillé avec plus de zèle que de sagesse à la réformer. Se moquant
également de l’usage reçu, de l’inutilité & des inconvéniens d’une
trop grande innovation, & de l’habitude des yeux qu’un pareil
changement blesse, il ne s’est embarrassé que d’établir ses idées
singulières, de réaliser ses rêves sur le néographisme, de mettre un
accord parfait entre l’orthographe, & la prononciation. Il ne
bornoit pas à notre langue la réforme qu’il méditoit de faire, il
vouloit qu’elle s’étendit à toutes les langues de l’Europe. Dans son
livre de la Taille réelle, un de ses meilleurs
ouvrages, il tâcha de réduire en pratique son
nouveau systême sur l’orthographe ; mais plus d’une personne se trouva
fort embarrassée à la lecture. Un homme en place fut obligé, pour
pouvoir le lire, de le faire copier suivant l’usage accoutumé. On y lit,
saje, usage, langaje, néglijence, peizam, Fransoés, Ejipsiens, &c., &c. Comme l’auteur se doutoit bien de
la peine qu’on auroit à le lire, il eut l’attention de faire écrire
souvent, dans une même page, les mêmes mots suivant l’usage ordinaire,
& suivant ses nouvelles idées. Cette bisarrerie & cette
bigarrure rendirent l’innovation encore plus ridicule. M. de Voltaire
passe pour avoir innové à son tour ; mais la pratique qu’il suit &
qu’il est parvenu à rendre assez commune, avoit été proposée avant lui.
Sa manière d’orthographier ne consiste qu’en deux ou trois points : il
écrit connaître, aimait, Français, quoique Louis XIV prononçât toujours
François. Il met deux F à philosophe. Chez lui les lettres redoublées
sont rares : en général, il écrit ais ou ois, selon que l’on prononce l’un ou l’autre. Il décide, par
ce moyen, la
bonté de bien des rimes, &
la terminaison véritable de beaucoup de noms de peuples.
On a poussé encore plus loin l’innovation. Un auteur s’est attaché à ce
que son orthographe rendit scrupuleusement toutes les inflexions de la
voix : par exemple, il écrit ele au lieu d’elle.
Le systême des plus hardis novateurs, en fait d’orthographe, fut vivement
réfuté par ceux qui lui préféroient l’ancienne. M. l’abbé d’Olivet
combattit pour l’usage. L’abbé Desfontaines, toujours en guerre pour
abbatre l’hidre du néologisme, tourna ; pendant quelque temps, sa plume
contre le néographisme. Beaucoup d’écrivains se joignirent à ce
combattant redoutable. Ils ne cessèrent de répéter qu’il étoit de la
dernière importance de laisser les choses sur l’ancien pied ; qu’il y
alloit de la police des lettres, & de celle même de l’état ; que l’orthographe intéressoit la
grammaire & la langue ; qu’il falloit apporter autant de soin pour
orthographier correctement, que pour écrire purement : ils se
plaignoient de ce qu’on se relâchoit là dessus. Ils
fondoient leurs exclamations sur la nécessité de
conserver l’étymologie des mots ; de faire porter à notre langue,
dérivée de celle des anciens Romains, les glorieuses marques de son
origine ; sur la difficulté qu’il y auroit à distinguer le singulier
& le pluriel, soit des noms, soit des verbes, puisque il aime & ils aiment, s’écriroient
il aime, ils aime ; sur la multitude
de dialectes qui s’introduiroient dans notre langue, le Normand, le
Picard, le Bourguignon, le Provençal, étant autorisés à écrire comme ils
parlent ; enfin, sur l’inutilité dont deviendroient nos bibliothèques,
& sur l’obligation où l’on seroit d’apprendre à lire de nouveau tous
les livres François imprimés auparavant la réforme. Ils ajoutoient que
cette différence, qui se trouve entre notre orthographe & notre
prononciation, se faisoit encore plus sentir dans la langue Angloise. Il
est vrai que de toutes les langues connues, c’est celle où ce défaut est
le plus considérable. Les Anglois ne prononcent aucune des cinq
voyelles, comme les autres nations. Un François qui ne sçauroit point
leur langue, & qui
liroit en présence
d’un d’eux, par exemple, i have, j’ai, ne seroit point
entendu. L’Anglois croiroit qu’il n’y a point de mot pareil dans toute
sa langue. Cette difficulté extrême d’articuler le son propre de chaque
voyelle, de connoître toute la variété des accens de cette langue, de
saisir certains sifflemens de syllabes finales, fait que l’Anglois ne se
prononce bien qu’avec beaucoup de peine & d’usage. On voit assez de
François, de femmes même, qui le lisent & l’entendent ; mais
très-peu qui le parlent, & qui soient en état de suivre une
conversation angloise.
Les vengeurs zélés de l’ancienne orthographe, traitoient leurs raisons de
démonstration morale ; mais leurs adversaires ne
les jugeoient pas même une simple preuve. Ils les réfutèrent pour la
plupart avec succès. Quant à cette raison qu’on croyoit sans réplique,
qu’il faudroit jetter au feu les meilleurs livres, comme devenus
inutiles par la nouvelle orthographe, ils répondirent que, pour remédier
à cet inconvénient, on n’avoit qu’à les faire imprimer de nouveau.
Cette dispute développa de part & d’autre
le caractère ardent & l’impolitesse de quelques écrivains : mais il
y en eut pourtant qui s’y engagèrent avec modération, & qui
voulurent rapprocher les deux partis. Le père Buffier, Rollin, & M.
Restaut, prirent un sage milieu. Ils parurent également éloignés de
respecter superstitieusement l’usage, & de le heurter en tout.
L’orthographe pour laquelle ils se déclarèrent, est une orthographe
raisonnée. Un cas, disent-ils, où il seroit ridicule de changer la
manière usitée d’écrire, c’est lorsque des mots, ayant un même son, ont
pourtant une signification opposée, comme poids, poix & pois, ville, & vile, qui sont toutes choses
différentes. Il n’est pas douteux qu’il ne faille marquer aux yeux les
différences que l’on ne peut faire sentir à l’oreille. Suivre la raison
& l’autorité, voilà, selon les écrivains les plus judicieux, la
règle la plus sûre par rapport à l’orthographe. Cette règle dit tout,
& condamne le pédantisme & toute affectation.
Il semble que cette dispute eut dû être étouffée dans sa naissance. Pour
décider la question agitée, il n’y avoit
qu’à consulter nos grands dictionnaires François : leur orthographe
devoit faire loi ; mais ils n’en ont point suivi d’uniforme.
Richelet a retranché de plusieurs mots les lettres qui ne se prononcent
point. Il a substitué le petit i à l’y grec, excepté dans les mots tout-à-fait grecs : encore ces
changements n’ont-ils pas été conservés dans les éditions de son
dictionnaire, faites après sa mort. Dans ceux de Furetière, de Trévoux
& de l’académie Françoise, l’ancienne orthographe est communément
employée. On n’a rien dit de plus sensé que ce qu’on trouve dans la
préface de ce dernier dictionnaire, en parlant de la contestation sur
l’orthographe. « L’ancienne nous échappe tous les jours ; &,
comme il ne faut point se presser de la rejetter, on ne doit pas non
plus faire de grands efforts pour la retenir. »
Le changement dans toute matière a des attraits : de même qu’on a changé
en grande partie l’orthographe, on a aussi essayé de substituer aux
notes ordinaires de la musique d’autres signes ;
inventions dont les auteurs n’ont pas été bien reçus
du public, & qui les en ont même fait mépriser dès qu’elles ont
paru.
Si des contestations élevées au sujet de l’orthographe, nous passons à
celles qu’à suscitées la prononciation, nous verrons encore les
grammairiens divisés. L’impossibilité de sçavoir comment il faut
prononcer la pluspart des mots latins, & les idées, à cet égard, des
modernes latinistes mirent autrefois en combustion l’université de Paris
& le collège Royal. De serviles compilateurs de phrases, d’une
langue qu’on a bien de la peine à entendre, plus amateurs des mots que
des choses, osèrent se donner pour des oracles en fait de prononciation.
Mais, ne s’obstant l’infaillibité que chacun s’attribuoit, ils ne furent
pas moins en guerre pour sçavoir de quelle manière on prononceroit les
deux mots quisquis & quanquam.
L’université de Paris vouloit qu’on prononçât kiskis,
kankam. Quelques professeurs du collège Royal,
nouvellement établis, jaloux de se faire un nom dans le monde latin,
étoient d’avis contraire. Ils opinoient fortement
pour qu’on prononçât quisquis
quanquam. Cette dernière prononciation étoit alors une
nouveauté. La Sorbonne la crut dangereuse pour la religion & pour
l’état : elle anathématisa quiconque ne se conformeroit point à la
prononciation d’usage dans les écoles.
Les professeurs royaux se moquèrent de pareilles censures. Ils
prononcèrent le Latin comme ils crurent devoir le faire, &
engagèrent à un coup d’éclat un jeune bachelier, plus ardent encore
qu’eux pour la nouvelle prononciation. Cet abbé, au mépris des ordres
réitérés de la Sorbonne, prononçoit partout avec affectation quisquis & quanquam. Il fut
bientôt cité au tribunal de la faculté de théologie, qui voulut le
dépouiller du revenu de ses bénéfices. Appel sur le champ de la part de
l’abbé au parlement : l’affaire alloit devenir sérieuse ; mais les
professeurs royaux, engagés d’honneur à ne pas laisser condamner le plus
zèlé défenseur de leur opinion, allèrent en corps à l’audience,
représentèrent avec éloquence à la cour l’injustice des procédés de la
Sorbonne. Le parlement eut égard à la prière,
& à la qualité des supplians. Il rétablit l’abbé dans tous ses
droits, & laissa chacun libre de prononcer le Latin comme on
voudroit. Cela rappelle les disputes des jésuites & de l’université
sur la prononciation de la langue Grecque qui ont été fort loin, &
qui ne sont pas encore finies.
La prononciation de la langue Françoise à causé un plus grand nombre de
contestations : il s’en élève chaque jour : plusieurs ne sont pas aisées
à terminer. Par exemple, est-il dans la règle de ne pas faire sentir, ou
de prononcer avec affectation en chaire, au barreau & sur le
théâtre, le s final des noms, & le r final des verbes dont l’infinitif est terminé en er ou en ir, sous prétexte que cette
pratique donne plus de dignité & d’énergie à la prononciation ?
Est-il vrai que les gens qui parlent bien prononcent les mots terminés
par une consonne articulée, tels que rival, desir, mer, comme s’il y avoit rivale, desire, mere ; en sorte qu’on put ranger ces mots parmi les rives
féminines ? Quelque sentiment qu’on embrasse pour ou contre, on ne
manquera jamais de partisans & de raisons
Le moyen de sçavoir à quoi s’en tenir c’est
d’aller à la source, de consulter les gens de cour, & les gens de
lettres. En général, il nous manque un bon traité de prosodie, c’est à
l’académie Françoise à nous en donner un aussitôt qu’elle aura terminé
son grand dictionnaire. Tous les ouvrages qu’on a publiés jusqu’à
présent sur cette matière, sont insuffisans & trop bornés. Ce que
nous avons de mieux, c’est l’ouvrage de M. l’abbé d’Olivet, qui n’est
encore qu’un très-petit essai.
Il est ridicule que des gens instruits d’ailleurs se fassent un crime de
la moindre faute contre la prosodie Grecque & Latine, & qu’ils
négligent la prosodie Françoise. Il est encore moins permis à un homme
du monde de l’ignorer : une belle prononciation annonce une personne
bien élevée ; elle prévient en faveur d’une femme, autant & même
plus que la figure & les habillemens.
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