Le Comte Léon Tolstoï
Il y a deux ans à peine, le nom du comte Léon Tolstoï était inconnu en France ; l’on n’a
cessé d’y ignorer la gloire de cet auteur, l’un des plus grands de ceux qui vivent dans ce
temps, que pour apprendre le mépris et l’abandon qu’il fait lui-même de son génie.
L’écrivain en qui était déposée la vertu suprême de donner la vie, d’en reproduire les
innombrables formes, de la comprendre totalement dans un immense embrassement
d’intelligence, s’est détourné de soi, s’est repris au monde avec lequel il était entré en
une plus intime communion qu’il n’appartient d’habitude à un homme, et s’est réduit aux
pensées étroites d’un religieux qu’inquiètent seulement la pratique et la prédication
d’une doctrine selon les pauvres d’esprit. La nature, le problème de cette âme se
rétrécissant au point de s’exclure du domaine même, énorme et multiple, qu’elle était
apte, parmi de rares, à régir ; le long enfantement de cette faculté de mécontentement,
d’inquiétude, de souci, d’égarement, de passion, trouble et précipitée qui ne fit plus
juger louable au comte Tolstoï que d’amender en vue de plus de bonheur bien bas, cette
humanité décrite et montrée dans ses larges œuvres : cet essor et ce déclin seront
considérés dans les pages qui suivent avec l’étonnement douloureux, mais aussi avec le vif
désir de comprendre que mérite la transformation si complète d’un esprit si haut. Dans les
phases de cette carrière, ce passage successif de cette contemplation passionnée de la vie
à ce détachement attristé, à cette fuite dans la simplicité, l’abêtissement, l’humilité
grossement affectueuse d’une religion populaire, se marque, il semblera, l’évolution
préétablie d’une âme qui contint toujours virtuellement et la compréhension, et l’amour,
et la haine du réel.
L’œuvre de Tolstoï est de contenu compréhensif et réaliste. Que l’on énumère les grands
écrivains, dramaturges et romanciers qui, épris de vérité, ont senti obscurément que
l’homme, la société et la nature représentés et recréés tels qu’ils sont, forment les
livres les plus mûrement et les plus sérieusement admirés ; que l’on rappelle
Shakespeare, Balzac, le morne Flaubert, Zola, l’on pourra assimiler à ses tragédies, aux
tableaux plus populeux de leurs romans, cet immense déroulement d’êtres, d’aspects,
d’actes, d’événements, de houles humaines, de méditations solitaires, de batailles
humides de sang, de souples et tendres caresses de jeunes filles à d’indulgentes
vieilles mères, d’amours, de morts, de carrières, cet abrégé de toutes les existences
que présente La Guerre et la Paix et Anna Karénine ;
l’esprit le plus négateur du progrès artistique et le plus respectueux des modèles, sera
frappé de l’élargissement que ces romans massifs, déduits au-delà des dimensions
habituelles, donnent à la description coordonnée de l’ensemble des phénomènes sociaux
intimes et publics. Jadis, même dans la plus vaste de nos œuvres, dans
L’Éducation sentimentale, si l’on ne conçoit, en effet, comme un tout
La Comédie humaine ou Les Rougon-Macquart, un homme ne
s’est ainsi attaqué à la tâche de donner une image adéquate et compacte de la vie, avec
une pareille et si forte ardeur à saisir tout l’existant d’un coup, à le transcrire et
le consigner perçu dans son extension matérielle et idéale, de temps et d’espace, de
beauté, de grâce, d’énergie, de violence, de pathétique, de pensée. Que l’on considère
qu’en l’un de ces livres, vingt ans de l’histoire de l’Europe figurent, vingt années qui
sont tout le sanglant accouchement du monde moderne, que pour ce temps rendu par ses
événements et ses personnages marquants, l’auteur entreprend de décrire toute
l’existence sociale de sa nation, des paysans au czar, des enfants aux vieilles femmes,
des jeunes filles aux soldats, qu’on y trouve le bivouac, le champ de bataille, la cour,
le club, la famille, la hutte, le palais, les masses, les armées, les conseils, les
sommités pensantes et isolées, les mariages, les adultères, les naissances, la vie
surtout, la lente évolution de tous ces corps mous de jeunesse, s’endurcissant en l’âge
mur, faiblissant de décrépitude, de toutes ces âmes légères, puis sérieuses, puis
ternies et vacillantes, jusqu’à ce que vienne, tôt ou à son heure, sur la terre nue ou
sur la douceur d’une couche, le terme suprême, la mort, ce mystérieux moment où, en
dépit de l’horreur distraite des vivants, certains êtres existants comme ceux qui les
contemplent, cessent étrangement d’être, problème et spectacle sur lequel aucun
romancier n’a fixé un plus ferme et pénétrant regard que le comte Tolstoï. Et que l’on
joigne à ce chef-d’œuvre, d’autres livres plus ordinaires, des nouvelles esquissées, un
roman comprenant la double analyse de deux amours contraires, dans tout le mouvement de
la vie urbaine et rurale dans la Russie actuelle, des pages de souvenirs dans lesquels
revit le siège de Sébastopol, que l’on dénombre en chacune de ces œuvres, la foule des
êtres humains, caractérisés, spéciaux, marqués de tout le particularisme de
l’individualité et manifestés par des actes et des paroles, situés en des lieux décrits,
participant à des actions d’ensemble, disposés, errants, angoissés, soucieux de leur
sort, jetés dans des bras aimants ou culbutés dans la fosse, sûrement cette pyramide
humaine, de sa large base populacière à son faite d’âmes d’élite, paraîtra de taille à
se mesurer avec les plus bailles qu’aient dressées les grands créateurs d’hommes dans
nos littératures ; l’ensemble des incidents, des types et des sites condensés et évoqués
dans l’âme des lecteurs de ces quelques cents pages semblera équivaloir aux expériences
de plus d’années, à plus d’observations et de souvenirs qu’il n’eût paru croyable qu’un
seul cerveau pût concentrer et ressusciter.
En aucune autre œuvre parmi celles qui poussent le plus loin l’admiration et l’avidité
du vrai, l’on n’a conscience d’une plus vive adhésion à tout l’existant, à toutes les
scènes du paysage, aux grands actes humains du dehors, aux événements plus discrets des
maisons closes, aux agitations frémissantes exprimées en miettes, qui traversent les
âmes et les forment par l’accumulation des détails vus de près, par la précision et le
minutieux de l’observation personnelle, par cette originalité et ce pittoresque qui
résultent tout naturellement du témoignage oculaire, Tolstoï est arrivé à renouveler la
description des spectacles les plus communément connus, poussant pour la moindre scène
jusqu’à une émotion de plaisir neuf, l’illusion de l’évocation.
Même, pour ce tableau le plus antique, le retour du printemps, que l’on prenne, dans
Anna Karénine, la sortie du propriétaire Lévine, allant, par la
première journée douce de renouveau, inspecter les champs aux molles noires, les enclos
où meuglent les bestiaux étourdis et ivres de leur sortie au grand air, puis sa course à
cheval par ses bois, dans la brise molle et crue cependant de la fonte des neiges, dont
l’eau claire court, à peine salie sur le sol gelé ; les faits familiers mais précisés,
les sensations vives fraîchement remémorées d’une observation plus attentive et plus
charmée, plus immédiatement vraie que dans la plupart des romans réalistes, s’y pressent
comme pris à même avec de grosses et bonnes mains, sans qu’il y ait cependant à vrai
dire de passages descriptifs, sans qu’on puisse séparer la série de traits formant
tableau de la série des pensées du personnage dont la présence dans cette scène en cause
le narré. Que l’on relise, de même, la merveilleuse scène du fauchage dans Anna
Karénine quand le seigneur Lévine, fatigué de discussions avec son frère, se
mêle dès l’aube à la troupe d’ouvriers chargés de couper la moisson d’un pré et
s’accablant de fatigue, s’apaisant dans la simplicité d’esprit et de souhaits acquise
parmi ses nouveaux compagnons, avance andain par andain, les tempes battantes, sous
l’oppression de la chaleur, dans la senteur vireuse de l’herbe tranchée et molle de
tiède sève verte.
Comme on le reconnaît par ces exemples, il n’y a guère chez Tolstoï de descriptions
pures ; la nature n’est pour lui que le théâtre des actions humaines, un milieu montré
dans la mesure où il modifie et détermine les sensations, les volontés et conditionne
les actes. Aussi, quand ce sont non pas les premières qui dominent, mais les faits, la
description disparaît presque, sans que la limite puisse être clairement tracée entre
les ensemble ! qui forment récit. Ainsi se marquent les grandes scènes guerrières des
Souvenirs de Sébastopol et de la Guerre et la Paix, dont
l’exactitude prodigieusement nouvelle, le singulier et relief prennent l’attention,
sans que rien d’oratoire, de stylé, les recommande, sans qu’ils importent par autre
chose qu’une observation, une imagination, une expression aussi proche de la vérité
qu’on peut la concevoir. Il faudrait énumérer le combat de Schœngraben, suivi de la
sinistre chevauchée du prince André au milieu de la débâcle des caissons et des voitures
chargées de blessés, la bataille d’Austerlitz, l’entrevue de Tilsitt, le passage du
Niémen, la description mémorable de la bataille de Borodino, où tandis que pleuvent les
boulets, dans le va-et-vient des servants, sur le crépitement de la fusillade et le choc
horrible des corps à corps, rayonne paisiblement le beau soleil d’une journée d’automne
illuminant l’herbe mouillée de givre et de gouttelettes de sang, quand, tout auprès, au
milieu des rangs pressés d’un régiment misérablement décimé à distance par les obus,
succombe le prince André déchiré au ventre par un biscaïen et emporté à l’affreux et
fade charnier qui est devenu l’ambulance ; d’autres tableaux apparaissent et le récit de
cette grandiose rencontre de deux peuples se déroule en aspects tracés avec une si
évidente véracité qu’on s’imagine posséder enfin l’exacte représentation de la
guerre.
Tout serait à citer, et la mémoire du lecteur de l’œuvre où se place cette bataille
aura retenu bien d’autres épisodes saisis et projetés sur le vif. La suite des chapitres
qui décrivent avec quel sentiment de trouble, d’horreur, de descellement de tous les
fondements sociaux, la prise, l’incendie de Moscou, l’affolement, la sinistre soif de
sang et de souffrances de toute cette population confondue, et abolissant dans
l’éperdument de tous la raison de chacun, se continue par un raid de cosaques embusqués
sur les pas de l’armée française en retraite, sous une pluie battante, dans une forêt
défeuillée, par cet étrange bivouac des Russes où apparaissent deux ombres hâves de
soldats français bientôt réconfortés, égayés et égayant toute la ronde ; par les larges
dîners de club à Moscou, par de minutieux aperçus des salons aristocratiques de
Saint-Pétersbourg, par les scènes de famille des Rostow, par cette nuit blanche de lune
que Natacha et Sonia contemplent de leur fenêtre avec de légères paroles, tout
l’ensemble enfin de ces scènes fugitives, familières, graves, belles, tragiques,
toujours humaines, qui, surprises et restituées avec une force d’irrésistible
persuasion, avec une accumulation des détails, avec un saisi graphique des incidents,
partagent le lecteur entre une adhésion apparemment toute naturelle et une admiration
parfois stupéfaite, imposent l’intérêt et la sympathie, font de ces livres, d’invention
pourtant, mais auxquels s’applique si mal la désignation de romans, un des plus vastes
et des plus véridiques recueils d’observations sur les mœurs et les individus dans la
série presque complète des circonstances ordinaires et de la vie.
Cet ensemble de scènes, les plus importantes que nous avons citées, les moins notables
qui forment la contexture même de l’œuvre, sont faites, non d’indications descriptives,
de traits anecdotiques, de considérations exposées par l’auteur, en son nom personnel,
mais des actes mêmes, des paroles et des manifestations de la foule des personnages dont
on admire et la variété, et la vérité, et l’étonnante vie fictive.
Tolstoï est au nombre des plus grands créateurs d’hommes littéraires, et par les dons
mêmes d’observation véridique qui le font représenter la vie intérieure et extérieure de
ses personnages avec une exactitude plus originale, plus minutieuse que ses devanciers,
et par l’intuition peut-être inconsciente, mais profonde et marquée de deux des
principaux caractères de toute vie organique et de toute existence : l’abondance des
manifestations, le maintien d’un équilibre défini entre sa variabilité et sa permanence.
La vie des personnages résulte chez le romancier russe de ce qu’avec un sentiment inné
de tout le possible et de tout l’humain, il nous sont présentés constamment, vivant avec
une telle profusion de descriptions, de citations, d’épisodes, de faits et gestes que la
trame continue de leurs actes nous apparaît en effet, presque ininterrompue, et forme le
déroulement complet et opulent d’une existence vraiment telle, dans laquelle un
équilibre délicat est maintenu entre les formes constantes de cette activité et ses
formes variables, adventices, illogiques ; une être réellement vivant est un cours
continuel d’actes, de pensées, d’émotions, de mouvements ; on le connaît et on le voit
exister d’autant mieux qu’une plus large part de ces manifestations est révélée ; et
celles-ci sont d’autant plus vraies et plus propres à donner la notion d’un individu,
qu’elfes sont, d’une part, mêmes et semblables au point de figurer un caractère, et
qu’elles présentent, de l’autre, les variations lentes ou subites d’âge, de condition,
de situation, les réactions instantanées aux événements, les crises à prolongés
retentissements, et enfin cette simple mobilité vitale d’idées et de sentiments, qui,
sur le fond stable de l’être, font apparaître graduellement ou d’un coup de nouvelles
âmes.
La réalisation de ces deux conditions abstraites de nombre et d’ordonnance des données
sur les personnages, la qualité commune de réalisme perçu et convaincant de leur
individualité, définit tout l’art de la caractérisation chez Tolstoï. Aucun auteur ne
renseigne plus pleinement et plus abondamment, par des traits véritables sur ses
créatures, ne se propose plus ouvertement pour but de les révéler par des récits et des
scènes inventés à une plus parfaite imitation de ce que présente la vie, même à un
observateur attentif. Se déliant des obligations qu’imposent aux romanciers anglais, et
même aux nôtres, la préoccupation de faction, la préférence instinctive pour le narré
progressif et unilinéaire ; se concédant, au mépris complet des commodités du lecteur,
les longueurs, les digressions, les épisodes en apparence inutiles, les insistances, les
enchevêtrements de chapitres divergents, l’écrivain russe multiplie les pages où il met
en scène ses personnages importants, consacre même aux épisodiques de larges exposés et
emplit ainsi son œuvre d’une multitude d’êtres complètement décrits et montrés eu toutes
leurs activités, de biographies, de carrières, de morceaux de vie, d’évolutions
notables, puis de scènes marquantes, d’épisodes complètement contés, d’apparitions
subites, précises et inoubliables, qui, observés par un homme miraculeusement
connaisseur de la nature humaine, exhibent des masses d’êtres singulièrement
vivaces.
La foule des villes, l’élan silencieux et résolu des troupes à la veille d’une
bataille, la psychologie des servants et des petits officiers d’une batterie vers le feu
ou d’un régiment passé en revue se dessinent tout naturellement sous sa plume, comme
l’atmosphère morale d’un comité administratif, d’un conciliabule de généraux, d’un salon
diplomatique et mondain, les bavardages d’un cortège de prisonniers bu d’une chambrée
d’enfants. Mais ce n’est point en ces créations pour ainsi dire instantanées, en ces
générations pullulantes que se marque le génie particulier de Tolstoï. D’autres avant
lui ont tracé, d’un coup, des profils et des tableaux également saisissants ; il n’est
unique qu’en sa manière de montrer des vies entières, de décrire peu à peu par une lente
accumulation de scènes, de récits et d’indications, toute l’évolution vitale, en ses
variations, ses écarts et sa particularité permanente d’un être conduit d’un bout à un
autre d’une partie ou du tout de sa carrière.
Tolstoï ne s’astreint à aucun procédé exclusif pour caractériser à loisir ces
personnages longuement suivis.
La démonstration par situations, actes et paroles des dramaturges, les monologues à la
Stendhal, l’intervention personnelle et discursive à la façon des romanciers idéalistes,
tout lui est bon pour vivifier entières les créatures ainsi déduites. Wronsky, Lévine,
Anna, dans Anna Karénine, le prince André, le prince Pierre, Natacha,
Nicolas Rostow dans La Guerre et la Paix, confessés et se confessant,
agissant, parlant et pensant, se témoignent chacun par une suite de manifestations si
nombreuses et caractéristiques, pendant un laps de temps si considérable et si plein,
que le spectacle même de leur vie ne pourrait donner une notion plus distincte de leur
être. Dans La Guerre et la Paix, le prince André Bolkonsky, ardent, aigu,
tenace avec la sentimentalité secrète des penseurs amers, est mené du tumulte des champs
de bataille à l’activité verbeuse des salons politiques, séquestré dans son bien, enlacé
dans un délicat amour, perdu par le dédale de croyances abandonnées et reprises, mêlé à
mille événements historiques et intimes, agité de pensées et d’émotions innombrables
jusqu’à ce que, blessé mortellement, il paraisse, en sa longue agonie, dans le
déchirement de tous les voiles, entrevoir la solution de toutes les détresses, pour
s’éteindre comme distrait de cette terre par de formidables intuitions ; le prince
Pierre, lourd, énorme, charnu et charnel comme un animal, mais sourdement miné des mêmes
inquiétudes, épris et déçu des hommes, jeté hors de lui-même par les systèmes
théosophiques et religieux qui l’attirent tour à tour, s’abandonne à ses poussées de foi
et d’appétits, s’appesantit de la grosse sensualité de ses compagnons de club, jusqu’à
ce que, dans le trouble de Moscou pris, s’affolant confondu dans la foule et frôlant la
mort, il rencontre, parmi les prisonniers auxquels il s’appareille, un pauvre hère de
doux soldat paysan qui le console et le met pour toujours en paix par quelques simples
mots de bonté, crise dont il émerge presque guéri, heureusement marié, mais avec on ne
sait quel désarroi brouillon encore dans un esprit mal dégrossi et aventureux aux
hasards politiques. Et c’est avec une pénétration, une justesse, une égale prodigalité
de scènes que Tolstoï, franchissant les limites de sexe, incarne sans faillir les
femmes, avec un art aussi sûr. Jamais le charme mutin, léger et doux de la petite fille
et de la jeune fille n’a été plus délicatement figuré qu’en ces séduisantes créatures,
la Natasha et la Sonia de La Guerre et la Paix La première surtout est
admirable avec ses joueries, ses petites passions, sa grâce de danseuse minuscule et son
gosier d’oiseau chanteur, son premier bal, sa pleine et saine et tendre participation à
l’existence de famille, ses câlineries, ses étourdissantes conversations avec sa mère,
son premier amour pour le prince André, la saute subite d’ennui, de malaise, de perverse
et d’égarée passion qui la détourna de son fiancé, puis sa tristesse de plante froissée,
sa reprise à la vie et ce sublime revoir de son aimé agonisant et muet dans l’ombre de
la mort, aux pieds de qui elle se blottit et s’apaise ; et certes Anna Karénine ne lui
est pas inférieure, l’honnête femme, belle, mûre pour de hautes amours, les yeux un peu
fous, rencontrant Wronski dans un bal, se donnant, se reprenant, se compromettant,
fuyant enfin avec son amant et prise dès lors de l’irrémissible malaise de la créature
incertaine sur son seul bien, traînant avec cet homme pourtant délicat l’existence
affreuse de la femme adultère et qui se perdant par son incertitude même, battant des
bras autour d’elle dans le vide, succombe enfin dans un suicide fébrile. Dans le roman
où se dessine cette héroïne d’une si chaude vie, on peut suivre le même travail
minutieux de représentation par un grand nombre d’incidents sur tous les personnages de
premier plan ; toute une période de leur vie nous est donnée en d’innombrables instants
pour Wronsky l’homme moderne du bel air, élégant, un peu lourd d’esprit ; mais noble,
constant, délicat, digne d’être aimé, et se haussant parfois à de grandes idées humaines
étrangères à sa caste, comme pour Lévine plus fruste, plus simple et plus profond et
dépeint de ses occupations de gentilhomme campagnard à ses angoissantes préoccupations
sur le but et le sens de la vie. Chacun de ces personnages primordiaux, ceux encore que
nous négligeons de citer, présentés sans cesse, se témoignant vivants en des incidents
toujours renouvelés et produits non tant par la marche même du récit, que par le besoin
où est l’auteur, où ils sont pour ainsi dire eux-mêmes, de manifester et d’être
manifestés, apparaissent par la constance même de leur mise en évidence, comme
irrécusablement existants. Dans l’exécution de son œuvre Tolstoï réalise, à rencontre de
tous les romanciers idéalistes, l’une des principales lois de toute vitalité et de toute
vivification : il a su reconnaître et montrer d’instinct qu’un être ne peut être décrit
dans les limites bornées d’une série cohérente et dramatique d’incidents, d’une, action
que la multiplicité des faits physiques et psychiques dont il est le centre déborde, que
l’homme est du plus au moins toujours un microcosme complet, divers, désuni, d’une
infinie variété ; qu’ainsi le roman, s’il veut être l’image et contenir tout l’intérêt
et l’importance de la vie, doit être complexe, nombreux et diffus comme elle ;
construite sur cette intuition profonde, l’œuvre perdra en fini, en concentration
artificielle d’effet, en unité factice des caractères ; mais elle pourra se hausser à la
variété frémissante et nuancée des vrais faits et des vraies âmes, au point de déployer
la même richesse de contrastes et subtils développements, que la nature où les individus
ne sont en définitive que des centres réflecteurs sous un angle défini de toutes choses,
des particules essentiellement participantes.
Ces angles mêmes varient et ces particules changent passant peu à peu ou subitement par
de nouveaux ordres de réactions qui finissent de nouer l’enchevêtrement de chacun à tout
le monde. Selon le temps et le lieu, selon le heurt varié des circonstances, d’un mot,
d’un fait, selon de plus obscures influences internes encore, d’équilibre instable, de
silencieuses poussées de sang et de pensées, les personnages de Tolstoï varient,
évoluent, passent et s’écoulent, comme les vagues que déforment et le choc du vent, et
leur rencontre même, et la montée de la rive où elles déferlent. Chez aucun de nos
romanciers au même degré, pas même chez Balzac, chez Stendhal et chez Flaubert, qui
sentirent cependant, surtout ce dernier, le transitoire humain, le cours des années
n’est si magistralement marqué dans le cours des carrières. Grâce aux grandes périodes
qu’il a su embrasser, les personnages croissent, s’épandent et se dépouillent comme des
arbres, apparaissent, brillent, vacillent et s’éteignent. Il semble que le romancier
soit au centre et à la suite des lentes ondes de mouvement qui font se durcir et
s’effriter les roches, pousser et se flétrir tes plantes, s’affermir et vieillir les
animaux, qui poussent les enfants à l’adolescence, les jeunes gens enthousiastes et
mobiles à l’âge des décisions égoïstement rassises, qui fanent les femmes et les hommes,
les talent ou les raidissent peu à peu en une vieillesse radoteuse ou rageuse et les
portent ainsi de la naissance à la mort par d’insensibles gains et d’irréparables
pertes. La Guerre et la Paix, Anna Karénine, n’ont point à
proprement dire de sujet, ni dramatique ou psychologique ; ils ne sont point, comme on
dit, l’analyse d’un état d’âme, l’étude d’une passion, d’une faculté, d’un accident ;
ils contiennent la vie même, toute la vie d’un groupe nombreux d’hommes étagés à tous
les âges et conduits pas à pas, par une durée d’une vingtaine d’années, jusqu’au terme
des grandes phases de leur carrière. Que ce soit la princesse Kitty Cherbatzky dans le
dernier de ces livres, simple jeune fille aimante et gaie, puis déçue, malade, affectée
d’une crise de religiosité morbide, puis reprise par un autre amour, devenant une femme
naturelle et affectueuse, puis une mère, et se cloîtrant peu à peu dans une étroite
sphère de joies et soucis domestiques, — ou les périodes diverses par où marche la
passion d’Anna Karénine à mesure que décline sa radieuse beauté ; — que l’on prenne
Wronsky, Lévine, tous les personnages de ce populeux roman vivent au sens le plus exact
et le plus redoutable de ce mot, passent, montent et déclinent, emportés en un cours
lent de variations qui revêt le fond permanent de leur être d’aspects étrangement
changeants. Cet art nouveau qui rend la vie en ce qu’elle est par essence une
transition, un écoulement, une lente combustion aux mille figures de braises peu à peu
cendrées, se manifeste avec une perfection encore inférieure dans le grand œuvre de
Tolstoï, La Guerre et la Paix ; rien n’y est plus merveilleusement
identique au réel que la croissante, la graduelle transformation des âmes, toujours
pareilles à elles-mêmes, toujours nouvelles dans un devenir déployé pli à pli.
L’épanouissement de Natacha, de ses yeux ravissants d’enfant-reine, à son charme vif,
rieusement surpris de jeune fille, la plus fine, la plus frémissante, la plus
gracieusement et tendrement jolie qui soit dans les livres, son égarement de passion et
sa tristesse ployée, se joint à l’endurcissement progressif du prince Bolkonsky,
impérieux, quinteux, puis follement colère, hors de lui de chaude usure et s’affaissant
sur son lit de mort en une douceur timorée d’enfant vieillot, besoigneux d’aide. Bien de
saisi comme le progrès viril de Nicolas Rostow, de ses enthousiasmes, de sa générosité
timide, naïve et bravache d’adolescent, aux grosses fougues de sa jeunesse, à son
tranquille établissement dans les intérêts égoïstes, les jouissances, les duretés
pratiques de l’âge mûr ; s’il est un chef-d’œuvre d’ondoyante figuration psychologique,
c’est l’histoire du prince Bezoukhof passant avec son fonds de bonté angoissée par
toutes les débauches, les tentatives spirituelles, les distractions mondaines, le vin,
l’héroïsme du sacrifice patriotique, un amour romanesque, vieillissant ainsi et
réduisant à mesure ses demandes d’explication universelle, pour en venir à se contenter,
non sans quelques utopies politiques, d’un simple bonheur conjugal et de quelques vagues
maximes de bon vouloir. Tous les personnages qui l’entourent, se meuvent selon cette
carrière, en courbes particulières ; conduits par le temps, soumis à la dure pression
des faits, déformant peu à peu chaque forme de leur être, sans fixité, une pure fuite,
qui ne vit que parce qu’il cesse à tout instant d’être lui-même.
Celle métamorphose est lente, parfois monotone, produite par la chute silencieuse des
années ; le plus souvent les progrès en sont subits et marqués ; des heurts soudains,
des incidents perçus opèrent dans les âmes d’importantes et définitives réactions, de
brusques sautes, de définitifs départs qui divisent en périodes leur effacement ; ou
c’est la mobilité propre de l’âme, l’oscillation même de son équilibre complexe,
compromis par des modifications internes et frémissant en d’infinis retentissements qui
réforment tout l’être. Ici encore
Tolstoï est merveilleux à montrer ces conditions troublées de ses personnages, à les
révéler plus entièrement par ces affections passagères ou déterminantes. Il décrit
l’influence du séjour d’un beau cavalier dans le château des Bolkonsky sur la sœur
recluse, laide et pure du prince André, ou l’émoi profond dans lequel la présence de cet
homme à bonnes fortunes jette Natacha fiancée, mais délaissée et tendue à se briser dans
l’impuissant désir de son fiancé absent ; le romancier marque la bizarre jouissance de
Nicolas Rostow, ruiné au jeu, rentrant dans le salon de sa famille et entendant sa sœur
chanter une note particulièrement claire ; toujours est révélée la merveilleuse faculté
de l’âme humaine à se prêter aux formes que lui imposent les variations de son
ambiance ; en de plus hautes conjonctures, c’est le prince André, dangereusement blessé
à Austerlitz, et qui, tombant, distingue de son regard distrait des férocités humaines
la profondeur de l’inaltérable ciel bleu, développant sa silencieuse voûte au-dessus du
fracas fumeux de la canonnade dans la haute paix de l’infini ; c’est le prince Pierre
résolu à assassiner. Napoléon à son entrée à Moscou et s’ensanglantant l’esprit de ce
dessein, qui perd toute cette barbarie assumée après quelques mots d’un insignifiant
entretien avec un Français par qui il ne peut s’empêcher de se sentir ressaisi de tous
les liens sociaux. De cette science des crises psychologiques, de l’effet formateur des
incidents sur l’homme, on trouvera d’autres exemples dans Anna Karénine,
dans les passes morales de Lévine, à l’intrigue amoureuse si futilement arrêtée entre
Serge et Mlle Varinka.
Ce sont là les secrets que Tolstoï arrache à la vie pour la reproduire ; il la conçoit
active, intense, infiniment variée et expansive ; il la montre évoluant, passant par
toutes les phases que lui impose l’usure de l’organisme par le temps ; il la décrit
instable, réagissant capricieusement aux influences du dehors, empreinte de tout
l’illogisme, le hasardeux, l’incalculable, qui proviennent de sa complexité et lui
simulent son ondoyante liberté.
Et cependant, quelles que soient celle mobilité, ces variations, cette caducité, les
personnages de Tolstoï diffus et multiformes demeurent essentiellement des individus,
identiques constamment à eux-mêmes, possédant une nature propre étroitement définie et
ne pouvant être ni remplacée ni généralisée.
Si haut qu’il dresse ses figures, que leur conduite soit significative et enseignante,
que l’on considère même le prince Pierre Lévine, le soldat Karataïef, dans lesquels se
marque le mieux le biais moralisateur de l’écrivain, toujours les personnages restent
des personnes ayant en eux une essence constante irréductible à autrui, composite et
originale.
Ces hommes, que l’on pourrait être tenté de considérer comme des types, l’auteur les
réalise jusqu’au bout par mille traits adventices, les implique dans des épisodes, de
aventures, les complique et les diversifie de toute manière, les met sans cesse
en opposition avec eux-mêmes, use en un mot non pas de la méthode romanesque habituelle
qui consisterait à les rendre le plus plausibles et le plus nus possible, mais d’une
sorte de méthode historique fictive dans laquelle le personnage est d’abord posé comme
existant, puis est narrée une histoire sans omission d’écarts ou de contradictions. Le
prince Pierre est sans doute par certains côtés le Russe et la Russie, lourd, bon, à
peine dégrossi, avec de pesants instincts animaux, sourdement inquiet cependant et ne
sachant comment vivre ; mais il est aussi un débauché ordinaire, un idéologue
enthousiaste de Napoléon, de la franc-maçonnerie, un homme timide, gauche, myope,
amoureux, d’une certaine sorte d’humeur avec ses domestiques, un mari ayant avec sa
femme des relations particulières de colère et de faiblesse. De même Karataïef, ce
soldat cénobitique et affable, qui personnifie l’esprit de bonté du peuple russe, est un
homme très nettement différencié, d’un visage distinct, d’un grand sens et dont les
actes ne sauraient être prévus sur l’énoncé d’une formule. Et que l’on mette en regard
de ces personnages douteux toute la masse des hommes et des femmes qui peuplent les
grands romans de Tolstoï ; que l’on se rappelle cet ensemble de physionomies gracieuses,
mâles, vieillottes, vénérables, nobles ou basses, du capitaine, Timokhine à Sonia, du
colonel Berg à la princesse Bolkonsky, que l’on énumère Karénine, Drone Dologhof, le
prince Basile, la princesse Hélène, qu’on les mette en regard des types usuels de la
jeune fille, de l’officier, de la femme corrompue, de l’intendant, du joueur, du
fonctionnaire, tels que les aurait conçus par exemple Victor Hugo, et que l’on
ressaisisse du même coup la différence de deux arts, et celle qui sépare un être
véritablement existant à part lui, d’une personnification fictive de catégorie qui n’a
en somme d’autre titre à la vie que le mot même qui la désigne.
L’œuvre de Tolstoï présente des individus reproduits avec leur caractère essentiel
d’êtres uniques, qui n’ont ni ne sont des modèles et des pareils ; saisis ainsi par de
merveilleux dons d’observation directe dans ce qu’ils ont de différent et de
particulier, ils sont rendus de même et excellemment dans les caractères généraux par
lesquels ils participent à la vie, le nombre infini des manifestations, les variations
de ces manifestations selon le temps et l’occasion. Ce sont là les lois abstraites et
froides dont émane, comme une moisson du sombre sol, la merveilleuse floraison d’âmes et
de vie qu’est l’œuvre de Tolstoï.
Ce contenu essentiel détermine les caractères de sa forme. Les détails de style,
d’agrégation de phrases, la composition, la succession des chapitres, leur nombre, le
développement des événements, toute cette mise en œuvre extérieure de l’expression est
subordonnée à la nécessité d’englober la masse des faits psychiques et humains qui
passionnent et remplissent l’Âme de l’auteur ; ces faits, les scènes où ils se révèlent,
les circonstances qui les provoquent sont innombrables ; d’autre part, ils ne peuvent ni
être ordonnés en série comme les incidents d’un récit unipersonnel, ni résumés, par
rapports de dépendance en lois, comme les concevrait une intelligence philosophique
moins soucieuse de leur reproduction que de leur classification. L’auteur est donc
contraint, pour donner essor à la multiplicité d’images, d’actes et d’âmes qui le hante,
à traiter négligemment le récit, les descriptions, les expositions successives, les
narrations, et à compliquer autant que le lui permettront ses notions traditionnelles de
l’art d’écrire, la série des actions, des intrigues diverses de ses romans pour arriver,
par cet artifice, à présenter ses nombreux personnages presque simultanément et
parallèlement.
Toute la diction dans La Guerre et la Paix, dans Anna
Karénine, témoigne de l’insouciance et de l’impuissance de l’écrivain. Si la
traduction de ses œuvres ne permet pas de reconnaître exactement la contexture de leur
style, l’absence d’une coupe de phrase propre, d’une qualité de vocabulaire, d’un ton
clairement déterminé, la pauvreté des tournures et des mots sont cependant visibles et à
certains détails, comme les comparaisons mal déduites de La Guerre et la
Paix (III, pp. 263 et 266), on reconnaît le peu de soin mis à l’écriture. Et
si l’on passe de cet arrangement purement formel des mots au détaillement même de la
description, au développement des situations ou des idées, au narré des événements, on
est en présence d’une série de longueurs et d’écourtements, d’omissions et d’insistances
sans cause visible, semblable à l’application d’une main faiblissante, puis fiévreuse,
puis fléchissant de nouveau sous l’immense tâche et l’abandonnant. Que l’on compare les
procédés de notations de ses grands tableaux, d’analyse de ses grandes scènes, à ceux de
nos romanciers naturalistes héritiers pour le style, des romantiques, on sera frappé du
manque de force, de certitude, d’éclat, d’intérêt soutenu, d’épuisement du sujet, de la
plupart des pages semées cependant de ramassements subits, qui synthétisent tout un
ensemble.
Le dessin fléchit puis s’accentue en gros traits, distribuant autrement que le sujet ne
le commande le fort et le faible, soulignant, résumant en de brèves formules, lâchant de
nouveau et tombant dans l’ordinaire, comme les croquis d’un artiste négligent, tantôt
sensible, tantôt fermé au charme de ce qu’il dépeint, avec les détaillements ennuyés et
les soudaines énergies d’un homme que tout intéresse et qui de tout est distrait par
autre chose. Dans les scènes dramatiques les plus poussées, le massacre du fils du
marchand Verestchaguine par la populace de Moscou, au moment de la fuite du gouverneur
Rostopchine, cet horrible épisode de sauvagerie accomplie en tremblant par des brutes
ivres épouvantées de leur bestialité ; — on encore, lors du suicide d’Anna Karénine,
quand, dans une gare bruyante, cette grande femme se jette à genoux sous la sombre masse
roulante d’un wagon ; — ou au récit des pensées de Lévine après cette conversation avec
un paysan qui changeait toute sa vie, — on distinguera dans la description des faits et
des idées, ces deux éléments de passage rapide et de soudain et ardent intérêt qui
agitent les livres de Tolstoï de leur alternance semblable au vacille-ment d’une flamme.
Il en est ainsi des transformations du prince Pierre, de la mort somptueuse et harcelée
du vieux prince Besoukhof, de toute la vie seigneuriale et familiale des Rostow, et si
l’on veut surprendre nettement ces alternatives d’abandon et d’ardeur, qui dans la
pauvreté de langue de la traduction constituent le style, le style parfois magnifique de
Tolstoï, que l’on prenne la suite de chapitres où se prolonge, où s’exalte l’agonie du
prince André, le ventre déchiré d’un biscaïen à Borodino, on y verra de quel singulier
art l’écrivain sait relever la narration des faits, de ces phrases grandioses et lourdes
de sens qui désignent comme jamais il ne le fut le mystère d’un homme défaillant et
mourant entre les mains tièdes d’êtres qui vivent.
Par ces procédés d’un art imparfait et ramassé, les scènes et les récits, les épisodes,
les digressions, les crises de pensées, les actes et les échecs s’entrelacent en ces
étranges romans comme un faisceau de lianes. Lévine et sa femme, Karénine, Anna,
Wronsky, le prince Oblonsky et la princesse Dolly, la famille Cherbatky, les amis et les
amies de tous ces gens, les enfants, les serviteurs et les paysans, font du roman
contemporain de Tolstoï, une œuvre enchevêtrée et confuse, comble et embrouillée qui
choque déjà toutes les règles d’unité et d’élaguement qui nous sont familières ; mais
qu’est cette complication devant celle des trois gros volumes de La Guerre et la
Paix où les vies complètes du prince André, du prince Pierre, de Nicolas
Rostow, mêlées aux destins des membres de leurs familles, entourés d’une foule véritable
de satellites, de connaissances, se poursuivent à travers de grandioses récits de
batailles, de négociations, d’entrevues, dans lesquelles figurent tous les personnages
célèbres du temps, à travers les scènes populaires, rustiques et sociales qui
constituent toute l’histoire politique et intime d’un peuple ? Dans cette œuvre
poursuivie et dilatée au mépris de toutes les convenances du lecteur, anarchique de
toutes ses parties, déréglée, informe, grise et vaste comme une nuée, éclate en toute sa
force, en ce qui le constitue et le détermine, le génie primordial de Tolstoï : un
énorme et montant flux de vie, un large embrassement de tous les êtres, confondant les
imaginaires et les historiques, amalgamant en un effort unique, lent et simple, les
accidents humains de tout un temps et les grandes catastrophes connues qui roulèrent sur
cet humble fond, animant les chœurs de ce grand drame, leurs chefs et la masse obscure
de ses victimes et de ses témoins, ce roman est un livre d’humanité, de nombre, de pâle
épanouissement dense de vie. Frustes de masse, lâchées à tout le développement d’une
exorbitante faculté créatrice, ces pages sans affabulation ont le plus haut sujet qui
soit, la condensation, la présentation, l’illustration d’un large ensemble de ces faits
de vie sur lesquels en définitive se concentrent les espoirs, les amours, les craintes
et les haines. Sur la foule de nos frères et de nos ennemis, Tolstoï a attaché le regard
limpide et tranquille le plus aigûment pénétrant qu’ils aient souffert, et y portant ses
larges et calmes mains, il a jeté dans son œuvre le groupe d’êtres d’âmes et de chairs
dont elles étaient pleines, un morceau de création soustrait en sa forme mentale à la
ruine du transitoire, tel quel, moite encore de la vie surprise, mou, ductile, coloré et
bruissant ; tendrement saisie, conservée toute comme le commandait son prix, et laissée
emmêlée comme le commandait sa mollesse, cette pêche miraculeuse d’êtres vivants a
déterminé la beauté même et la forme de l’œuvre dans laquelle expire leur souple
animation. La Guerre et la Paix atteint presque ainsi au véritable but du
roman réaliste, celui de contenir non pas un cas particulier et spécial auquel la
sympathie ne se concède en somme que par politesse, mais de comprendre quelque large
ensemble social, do façon à satisfaire le plus profond et le plus universel des intérêts
humains, celui qui lie chacun à la communauté de tous, au monde.
De cet ensemble, Tolstoï a donné jusqu’ici le plus vaste aperçu. Il le considère, le
dégage et le restitue, avec une âme prise d’abord d’amour jusqu’aux moelles, puis
déprise, inintelligente, déçue et dédaigneusement détachée, puis fuyant au loin et
s’apaisant dans l’humilité d’une religion dont les doctrines concilient son amour avec
son erreur.
Tout l’appareil des descriptions, des personnages, de la composition, de la forme qui
sont les moyen par lesquels l’auteur tend à reproduire fictivement certaines parties et
certains aspects de la réalité, forment au total un spectacle dont la beauté se mesure à
l’importance et à l’intensité des émotions qu’il suscite. Les livres ne charment et ne
passionnent, n’exercent leur effet proprement artistique qu’en présentant les lieux, les
gens, les scènes, les idées, non pas comme des objets de science ou d’expérience, selon
les catégories de la connaissance, mais comme des objets de sentiment, connus chacun
longuement et isolément, simplement et immédiatement, par un acte qui les suscite dans
l’esprit, du lecteur, non comparés de suite et envisagés comme parties d’une classe,
d’une loi, d’un système, et perçus ainsi par rapports, mais uniques, sentis en
eux-mêmes, avec le sourd ébranlement des états de conscience continus ; l’âme éprouve
alors non pas la succession rapide de ses pensées, de ses transitions, mais la vibration
même de chacun de ses heurts ; se déprenant de l’ascendant des phénomènes, de l’oubli
d’elle-même où ils l’entraînent, elle le rencontre et se sait exister dans ces atteintes
plus intenses, pénètre ce qu’ils lui sont et frémit aussitôt de haine ou d’amour,
d’aversions ou de sympathies, que le mensonge de l’art rend innocentes mais laisse
violentes.
Ni La Guerre et la Paix ni Anna Karénine ni les
Mémoires ni les Souvenirs de Sébastopol, malgré la
quantité de faits qu’ils contiennent, ne sont destinés à instruire sur le temps, le pays
et les gens dont ils traitent, et n’ont pour résultat principal un accroissement des
connaissances du lecteur. Le saisissement, la méditation, l’intérêt, l’abandon aux
destinées des personnages, la préoccupation douloureuse des problèmes qu’ils agitent,
l’amour ou la haine de leur nature, enfin les affections mêmes que ces romans révèlent
chez leur auteur par le choix de leurs éléments et le ton dans lequel ils sont conçus,
sont les effets véritables de leur lecture et les causes qui poussent à la poursuivre ;
le but final et puissamment atteint de ces œuvres de réalisme de reproduction minutieuse
et compréhensive de la réalité est d’induire à sentir ce qu’est la vie humaine par
l’accent même, la ferveur et l’abandon avec lesquels elle est décrite, puis à en
exprimer et en faire aimer certains caractères, faire détester d’autres, l’envisager
finalement avec un ensemble d’émotions latentes et expresses particulières qui sont
celles mêmes que l’auteur a éprouvées à cet ensemble d’images et de pensées qui fut
d’abord en lui le fantôme de ses livres.
Les œuvres de Tolstoï tendent à représenter une société entière ; ils en embrassent et
le contenu moyen et les extrêmes de conditions, d’événements, de caractères, de scènes,
d’âge ; ils la reproduisent non de haut, de loin, vaguement, par synthèses et
abstractions, mais de près, par des descriptions où le lecteur se sent comme mis face à
face avec la réalité, par des personnages étrangement vivants et individuels. Ces êtres
sont étudiés non en une aventure particulière, en une manifestation spéciale de l’une ou
de l’autre des grandes passions humaines, mais suivis pas à pas dans leur carrière
extérieure, leur évolution mentale et corporelle ; c’est le cours même de la vie, le
flux des pensées, des forces, de l’existence, du temps en l’homme qu’ils montrent, comme
ils mesurent de leur nombre et de leur variété l’épais enchevêtrement d’un peuple.
L’accomplissement de cette tâche est un grand fait et l’effort qu’il suppose suscite peu
à peu, chez le lecteur admis à suivre cette haute entreprise, le sentiment de tension
spirituelle, les élans et les arrêts, les joies et les défaillances que l’auteur put
éprouver. À mesure que l’œuvre déploie les méandres populeux de son cours, qu’elle va
charriant les foules, les armées, les villes, les existences, les scènes, que
s’entrouvent peu à peu les âmes, que vieillissent ou pubèrent les esprits et les corps,
l’intelligence du lecteur, s’emplissant de tout un monde d’images suggérées, se penche
sur ce spectacle avec la contemplation profonde, le suspens de l’être qui sous ces yeux
ouverts verrait se dresser le spectre du monde, obscur et précis, où s’agitent ses
semblables et lui-même. Tout défile et s’accuse dans cet art pressant et compréhensif
comme un vaste enserrement. La main de l’écrivain écarte l’ombre, le lecteur aperçoit le
cours et la variété de la vie humaine : il connaît le tout de ce monde mouvant et
diapré ; les armées s’étreignent et se fondent, les familles se dispersent, se
retrouvent, vieillissent et rajeunissent, les êtres croissent, s’apparient et meurent ;
les campagnes se glacent et reverdissent, la masse des foules roule sous les palais ou
dans le crépuscule, des hommes angoisses méditent sur la vie et la mort ; la lueur de la
beauté se pose sur le front des jeunes femmes et s’y ternit ; le jeu changeant des
nuances d’âme frémit, s’exalte, s’alanguit et s’active ; passent les visages contractés,
souriants, roses ou glacés du froid de la mort, et tandis que cet emmêlement d’hommes et
de choses s’insinue dans son intelligence et se projette au loin dans le monde vide de
l’esprit, le lecteur frémit et s’égare dans cette évocation de tout l’existant, avec le
trouble des vues trop vastes.
Le monde qui apparaît de près, d’une démonstration immédiate qui dresse aussi
merveilleusement les lieux qu’elle ouvre les cœurs. Il est induit à tout percevoir avec
la clarté précise et noire d’une illumination d’éclair, avec des yeux tout proches et
étonnés de découvrir l’intime des choses, de connaître des âmes d’inconnus mieux que
celle d’amis, de parler sur la vaste scène de la vie des dons d’interne et neuve
pénétration, comme d’un être rénové et de sens intacts. Les vieux aspects des cieux et
des horizons, les grandes et antiques scènes des champs, de la route, de la guerre, de
la ville, toutes les mille cérémonies de la vie sociale dont il s’est détourné avec
indifférence, lui apparaissent à nouveau définis et retracés avec la vision obstinément
exacte et clignante d’un prestigieux dessinateur, dont les claires pupilles savent
prendre aux choses les vrais reflets. Dans ce monde récrié, incolore et mugissant des
pages de jeunesse mais arrêté en ses lignes , vivent des hommes et des femmes à
l’âme exquise, ardente ou grosse, mais montrés face à face et connus soudain en un
geste, un mot, un accent, comme on connaît son propre cœur.
Que ce soit une rougeur fébrile de Natacha, une parole douteuse d’Anna Karénine, une
mine de dédain du prince André, ou le prince Nicolas frémissant et attendant l’occasion
de lancer un régiment à la charge, le lecteur attiré, contraint et pénétrant se sent
devenir peu à peu ces êtres et il est devant les mouvements de leurs esprits, comme face
à face avec lui-même en ces instants où dans un sourire on sent et on découvre soudain
tout le détail de sa nature, et comme elle est familière, unique, connue, surprenante et
retorse.
Les êtres passent et repassent ; ils vivent, changent, déploient peu à peu la
trajectoire de leur carrière et de leur nature ; entre le dehors et leur dedans
s’établit ce jeu d’actions et de réactions d’atteintes et de résistances qu’est la vie ;
le lecteur assiste à l’essor graduel et au déclin de leur nature ; et si magistral est
l’art avec lequel la diversité des phases altère et ménage la permanence indélébile des
individus, ils sont À chaque tournant du récit montrés autres et mêmes avec une si
incontestable évidence de réalité, que ce cours de variations de carrières diverses,
d’âmes changeantes de visages nouveaux, d’événements successifs, finit d’entraîner
mystérieusement le lecteur dans leur muet tourbillon d’apparences et d’ombres.
L’impression est unique et singulière à ressentir. Ces romans forcent impérieusement à
aller aux personnages, à participer aux événements, à ce qu’on se sente touchant à
toutes ces existences, et sans cesse comme aux côtés des héros, adjoint, perdu dans la
foule qui les entoure, en témoin invisible de leur solitude et de leurs pensées.
Dans cette synthèse complexe, où sont représentés tous les âges, toutes les humeurs,
tous les ordres d’intelligence et de moralité, les grands événements et les petits faits
journaliers, ce n’est pas telle situation ou tel caractère qui concentre l’intérêt et
qui le particularise, mais bien l’ensemble de ce monde artificiel aménagé par merveille
et étendu au point que tout homme peut songer y vivre. Les maisons, les champs, les
rues, les jours, les nuits, le train même de la vie, de l’histoire, de la société sont
là ; on y trouve des hommes dignes d’amitié ou de haine, des femmes à aimer, des êtres à
qui sourire et d’autres qui déplaisent ; les personnages ont le visage familier et
humain, il y a des familles cordiales, de cérémonieux salons, des gens du peuple et des
soldats ; les discussions s’engagent sur les éternels problèmes et l’on peut ensuite
échanger les plus vains propos ; les êtres y aspirent, s’émeuvent et pensent avec
l’infinie variété de nos semblables. Dans ce vaste drame, la vie même est jouée ; les
spectateurs sont de la pièce ; ils ne sortent pas d’eux-mêmes, mais, pris à la magie de
cet art, s’abandonnent à la belle et facile occasion de poursuivre leur existence
quotidienne dans le fictif, dans un lieu sans peines, sans dégradants soucis de
soi-même, mais baigné d’une atmosphère de rêve et de brume immense, complexe, obscur,
fragmentaire, vaste, noire, et si immédiatement connu d’une vue si proche, que le
lecteur s’y perd et s’y trouve comme un passant dans le large miroir des eaux profondes
ou stagnent le ciel, le site et lui-même qui reconnaît son ombre dans la leur.
Comme ce passant encore, fasciné et tenu silencieux par ce fantôme de son visage et de
la rive, passe et s’éloigne vaguement touché de crainte, puis ressaisi d’incurie et de
plus pratiques pensées, le lecteur de Tolstoï se sent au cours même de l’œuvre vaguement
mais sûrement repoussé du spectacle même qu’elle présente. Sans cesse l’écrivain semble
se ceindre pour le grand effort d’enserrer son immense sujet, et sans cesse il défaille,
se détourne et se détache, comme insouciant de l’œuvre entreprise ; les scènes
s’esquissent inachevées, marquées à peine par quelques traits, les grandes crises des
personnages s’accusent en mots confus et vagues ; les descriptions des actes principaux,
entamées avec une fiévreuse ardeur, faiblissent en phrases brouillées ; une lassitude
immense se trahit aux exposés d’idées, grisaille les psychologies, émousse les
dialogues, estompe les physionomies ; le dessin s’accentue, s’affine, s’alourdit et
s’épuise, l’art devient puéril et maladroit ; la passion fléchit et vacille après
quelques accents réprimés ; et c’est avec des yeux lourds et des mains gourdes que
l’auteur porte péniblement jusqu’au bout le faix de son œuvre. Il semble que Tolstoï se
déprenne du spectacle de la vie, s’y rattache et l’abandonne en lents rythmes d’intérêt,
de découragements et d’oubli. Le lecteur sent le goût amer de ce désenchantement
effleurer ses lèvres ; une ironie oblique et tacite, une arrière-pensée de déplaisir,
comme un immense désir d’autre chose que le réel se glisse en son esprit lentement
lassé, sans qu’un aveu soit sorti du livre, sans qu’une page formule le mécompte de
l’écrivain et donne au lecteur le droit d’être sûr, la joie de la création et de
l’existence, la joie de la perception de la force se ranime sans cesse et s’éteint dans
son esprit, comme une flamme menacée, mal entretenue, et qui brûle en pure perte.
L’œuvre s’étage péniblement, elle pousse ça et là ses murs bas, gris, et à demi
dressés ; elle est conduite telle qu’elle à sa fin et enserre en ses linéaments confus
un immense domaine et une énorme foule ; on y entre fatalement, on y erre, on y reste,
et ce n’est point une émotion rassérénante que l’on éprouve à pénétrer dans ce lieu
d’ombres ; attiré d’abord et retenu comme par un enchantement, on sent se relâcher la
forte main du magicien lui-même, et c’est abandonné, doutant, percevant la vague et
menaçante présence d’un nihilisme transcendant, que l’on parcourt l’immense palais
peuplé de souffles, déserté, désolé, assombri, et d’où se retire peu à peu l’esprit du
maître vers de lointaines retraites d’indifférence.
Il s’acquitte de sa tâche, sans plaisir et sans ardeur, avec de lents mouvements de ses
puissantes et débiles mains, il assemble les matériaux de son œuvre, où la foule grise
de ses âmes, dispose la terre où elles vivent, entrelace le cours des événements, et
cette tâche de géant imparfaitement, lentement achevée, mais imposante de grandeur et de
vérité, il s’assied et la contemple avec des yeux distraits, distants et songeurs, comme
absent de ce monde et de l’image qu’il est parvenu à en donner, comme détaché déjà de
tous deux et entrevoyant quelque réalité dernière plus auguste et plus vénérée. Ceux qui
l’ont suivi, que cette création d’art a saisis par son aspect aussi original que le
vrai, par sa cohérence intérieure, par l’abondance, la variabilité et la constance des
êtres, par sa complexité, et ce caractère de présentation immédiate et illogique qui la
rend égale et aussi incontestable que ce qui existe, séduits ainsi au point de
transposer en ces livres quelques instants de leur vie, hésitent déconcertés devant ce
dédain et ce souci d’autres choses. Quand ils ont vaincu cette surprise qui les
inquiète, c’est l’énigme même de cette âme maîtresse du réel, devine des âmes, égale au
vaste domaine du monde moderne chargée d’énergies créatrices, et que n’enthousiasment ni
ces dons, ni les objets sur lesquels ils s’exercent, ni le spectacle de leur œuvre, ni
le spectacle du réel auquel elle équivaut, ni cette humanité qu’il aime pourtant, dont
il ressent les affections, les crises, les deuils et toutes les joies.
Nul comme cet auteur ne suscite sans cesse la sensation de la simple chaire humaine
blanche, rose, rouge et molle, imbibée de sang, traversée d’os et de nerfs, arrondie en
forme de membres gros ou , produisant cette notion presque animale de communauté,
de tiède contact qui naît du milieu des foules, sur les champs de bataille, dans les
hôpitaux, partout où les hommes sont prostrés ou amalgamés dans la perte de tout ce qui
les érige en individualités distinctes. Que ce soit dans La Guerre et la
Paix cette baignade de tout un régiment à laquelle assiste le prince André, de
cette chair à canon parmi laquelle un obus devait venir le déchirer, ou le spectacle des
soins de propreté que se donnent les prisonniers russes traînés à la suite de la grande
retraite ; que ce soit encore quand le prince René placé tout près de la princesse
Hélène est pris de volupté à la vue des épaules frémissantes et respirantes de cette
magnifique femme, ou quand Nicolas Lévine émacié et mourant de phtisie, change une
dernière fois de chemise sur ses membres amincis, fauteur enseigne et suggère ce profond
sentiment de fraternité par la chair qui unit et apitoie en dernière analyse le plus
fortement tes hommes entre eux par le tien puissant de l’amour de leur propre corps. Les
lieux de massacre à la terre gluante et noire de sang, les lazarets pleins de râles, de
cris, de membres amputés, d’exhalaisons putrides, sont des lieux d’humanité, comme les
multitudes grouillantes, odorantes et bavardes des jours de fête, comme les troupes de
laboureurs, tendant des muscles suants sous les lourds soleils, comme ces bals où hommes
et femmes échangent, de leurs yeux vagues, d’inarticulés et frissonnants appels aux
consommations de la volupté. Dans les villes prises, dans les orgies, dans les intimités
conjugales, dans les accoudements et dans les repos des grands corps abandonnés aux lits
et aux fauteuils, Tolstoï sait faire sentir sans cesse la personne physique de ses
héros, dépeinte ensuite et fixée, mais connue d’abord comme par un attouchement dans
l’ombre, perçue, tiède, velue, molle et toute semblable à celle qui est la vie même de
chacun.
Ces êtres ainsi désignés aux sympathies par le puissant motif de la communauté
charnelle, sont affectueux et bons, se tiennent encore par la bienveillance, le cordial
attachement qu’ils témoignent, l’amour profond et tenace qu’ils portent au sol où ils
sont nés.
Que l’on écarte toute idée de mièvrerie, de sensiblerie vertueuse, d’embellissement
factice de la vérité ; il n’y a là aucune de ces effusions doucereuses, de ces feints
attendrissements qui rendent odieux dans la littérature française les tableaux de la vie
en famille ; mais la simple vérité virile et saine, comprenant les froissements, les
conflits, les ridicules, le prosaïque de l’existence à plusieurs ; mais donnant aussi sa
sûreté, sa dignité, sa douceur, sa gaîté, son aspect archaïque et patriarcal. L’émotion
de sympathie cordiale que suscite le spectacle de vies humaines bien conduites et
heureuses, s’attache à l’union aimante de Lévine et de sa femme Kitty, à la noblesse
naturelle de leur condition que tempèrent si véridiquement la médiocrité de leurs
pensées, leurs inclinations simples comme leurs manières, tous les incidents ordinaires
de leur ménage, des singuliers accès de jalousie du mari à la transformation graduelle
de la femme en une ménagère sans grand génie. Et ce tableau véridique si charmant du
mariage ordinaire est loin encore des scènes familiales dans La Guerre et la
Paix, de la vie de château et de palais des Rostow avec leurs enfants, leurs
amis et leurs domestiques. Le sentiment d’aise est profond à lire cette merveilleuse
idylle de joie, de grâce, de gaieté, d’opulence, de bonté vraie où passent en leur
vieillesse bonasse les deux parents entourés des mines espiègles, tendres et fines des
petites-filles, de l’enthousiaste petite personne de Petia, au milieu de la foule des
hôtes et des clients, entre les servantes, l’intendant, les valets et les veneurs. C’est
au début la scène légère des agitations, des amourettes et des jeux de la nursery, puis cet incident étourdissant, le soir où Natacha hésitant entre ses
prétendants, court se blottir dans le lit de sa mère au coucher et lui raconte
joyeusement ses peines ; où encore la vie de mascarades, de veillées, de folles courses
en traîneau, de chasses et d’innocentes intrigues tout l’hiver à Otradnoé ; la
sympathie, le plaisant et réconfortant intérêt pour la joie de ces bonnes gens, seront
profonds et bienfaisants.
Comme Tolstoï sait montrer le charme vrai de la vie de famille, il décrit encore et
fait aimer le libre attachement des hommes entre eux, la camaraderie, l’amitié, la
fraternité, l’affection et l’aide mutuelle des paysans d’une même commune, les beaux
attachements des soldats d’une même troupe, l’en-masse des foules, ou plus
individuellement la liaison de Wronsky avec ce grand officier lent de la garde Javshine,
ou de Nicolas Rostow avec Denissow ; la vérité sans embellissement du récit est la même
et provoque de cordiales adhésions. Enfin Tolstoï sait rendre avec un puissant réalisme
le patriotisme instinctif des masses et des chefs. Le grand mouvement d’âme qui donne la
tranquille assurance de l’héroïsme aux bataillons silencieux des défenseurs de Borodino,
les larmes de Koutouzoff en apprenant le premier mouvement de retraite de Napoléon,
l’exode instructif de toute la population de Moscou, sont des tableaux grandioses et
graves qui remémorent aux âmes même les plus affranchies l’amour du sol natal.
Plus profondément encore et plus généralement, ses personnages sont animés et animent
de bonté, de toutes tes passions bienfaisantes de pitié, d’union, de pardon, de
concorde, de serviabilité, qui rendent possible et précieuse la vie en commun ; ils sont
pénétrés et pénètrent de ce profond sérieux moral, de cette attitude attentive et virile
devant les grands problèmes de la vie, de la constante méditation de son terme et de son
but qui porte à relier les actions humaines à des principes, à un système de vérités
universellement catégoriques.
Par une vertu particulière de la race slave, ou par un penchant de l’écrivain, les
hommes de Tolstoï sont naturellement bons, portés d’un premier mouvement affectueux vers
leurs semblables, disposés d’instinct à la confiance, à la compassion, aptes à sentir,
en dépit des hiérarchies et des préjugés sociaux, les penchants secrets de fraternité
qui forcent finalement les hommes à agir humainement l’un à l’égard de l’autre. Mêlée de
vues bornées chez Lévine et sa femme, de morgue chez Wronsky, d’exaltée amertume chez
Anna, de sèche étroitesse chez Karénine, cette bonté élémentaire et comme animale éclate
pure cependant et puissante chez ce groupe d’êtres de haut rang, et dans le grave
tableau de la mort de Nicolas Lévine, où son frère et la femme de celui-ci viennent
simplement et cordialement s’asseoir au chevet de ce pauvre agonisant à côté de la
prostituée dont il a fait sa compagne et, plus haute encore et plus belle, quand Anna
adultère au su de son mari, et croyant mourir des couches de la fille de son amant joint
la main de l’homme pour qui elle s’est perdue à celle de l’homme qu’elle a trahi et
induit Karénine à pardonner avec tant de noblesse à son ennemi que le comte Wronski
reste troublé de devoir s’incliner devant celui qu’il méprisait. Que l’on rapproche ces
actes d’un sérieux humain singulièrement profond et simple, de la bonté sénile du vieux
Rostow, de l’infinie faiblesse de géant du prince Pierre, que l’on note que la scène la
plus grave de La Guerre et la Paix est celle où le soldat Karalaïef
raconte, dans l’obscurité puante d’une chambrée de prisonniers, l’histoire comme
évangélique d’un marchand injustement condamné pour un assassinat, heureux de souffrir
et pardonnant au scélérat qui le fait mourir au bagne, et l’on reconnaîtra que
l’impression dernière de ce livre de batailles est religieuse, morale, pénétrée de bon
vouloir et d’amour.
De ces personnages si près d’être vertueux, les principaux sentent confusément ou
nettement la nécessité de justifier devant eux-mêmes leurs actes et souffrent de
l’impossibilité où est tout homme pensant de vivre justement et heureusement pour soi,
quand ce soi est un phénomène éphémère d’au plus une soixantaine d’années de durée
moyenne. Ce problème, le plus ardu et le plus inévitable qui attende l’homme aux années
de maturité où l’on se perçoit mortel, les héros favoris de Tolstoï l’agitent et le
résolvent avec une gravité triste et angoissée, une ardeur de recherche, une inquiétude
tenace de gens qui ne peuvent vivre avec ce souci. Jetés dans les hasards d’une époque
troublée, militaires pour la plupart, homme de cour, de loisirs et de richesse, ils sont
préoccupés de cette énigme dernière ; ils cherchent tous une réponse qui comble la
contradiction entre leurs désirs et leurs croyances. Le prince André Bolkonsky, cet
homme sec, clair, acerbe, qui tient à la vie par des liens si étroits, s’inquiète,
s’aigrit, vit au hasard et se déçoit de vains semblants d’envie, jusqu’au jour où une
balle le jette à terre et le force à plonger ses yeux vacillants dans la paix d’un ciel
que ne souillent pas la fumée, le sang et les cris des batailles. L’irréparable mort de
sa femme, l’impossibilité d’expier ses duretés envers cet être frivole, le replongent
dans son amertume et ses agitations, et c’est encore par un calme soir de givre et de
ciel clair qu’il entend et accepte presque des paroles du prince Pierre, la promesse
d’une vie future, l’existence d’un dieu personnel qui réveillent en lui la force de
vivre et d’espérer. La joie, l’ambition, le ressaisissement ; il se mêle aux affaires
publiques, s’éprend, est trahi, retourne à la guerre et, mortellement atteint sur un
champ de bataille, s’abandonne tout entier, au seuil de l’ombre, à cette méditation
muette de la mort, cette contemplation ravie de l’inconnaissable où ne le touchent plus
les caresses de son fils et de son amante. Plus assidûment encore et avec de plus
harcelants malaises, le prince Pierre Bezonkhof, inquiet et se dégoûtant des grosses
jouissances dont il essaie de tromper ses besoins spirituels de foi, se lance de-ci
de-là à la recherche d’une règle, d’un mot magique qui donne quelque sens à ses actes,
et rencontre en plein désespoir, un singulier personnage qui lui parle de Dieu et de la
vie future selon les formes de la franc-maçonnerie ; il se jette dans cette secte pour
reconnaître promptement l’inanité de sa philosophie et de sa morale, retombe dans sa
morosité et ses débauches quand à l’approche de l’année française il est témoin de la
forte certitude, de la foi et de la joie qui animent les masses populaires et les
armées ; pris de contagion, enflammé d’un patriotisme fumeux, il quitte son palais, se
môle à la populace, conçoit un instant le dessin d’assassiner Napoléon ; une
conversation dissipe ce transport de férocité, il se fait horreur devant l’exécution de
quelques-uns de ses compagnons, et froissé, prostré, éperdu, rejoint une troupe de
prisonniers, où l’existence de pauvre qu’il mène, cette vie de résignation et
d’insouciance l’apaisent peu à peu et l’ouvrent aux humbles paroles d’un petit soldai
paysan, familier, doux et sensé ayant sur lui quelque chose de la bonne fraîcheur de la
terre. Que l’on rapproche ce salut par la simplification de l’esprit et par l’innocence
de la vie, de la conversion do Lévine, à ces pauvres paroles d’un paysan, qu’il faut
vivre pour autrui ; que l’on relise la série de récits moraux, publiés sous le titre :
La Recherche du Bonheur, Les Trois Morts, La Mort d’Ivan Iliitch, La Puissance
des Ténèbres, Ivan l’Imbécile, ce sera encore l’humilité
d’esprit, la pureté de cœur, la frugalité et la pauvreté que les œuvres de Tolstoï
paraîtront recommander et suggérer avec une onction communicative et une insistance
ouverte qui sont le fait, non plus d’un artiste, mais d’un prédicant.
Et en effet, le penchant à ne représenter de l’homme que ses tendances morales, le
désir de ne susciter l’approbation que pour ces inclinaisons presque futures et d’ériger
en héros des personnages qui trouvent aux problèmes de la destinée ces pauvres
solutions, portent le romancier russe, en dépit de son réalisme et de l’étendue de son
observation, à laisser de singulières lacunes dans sa description de l’humanité. Toute
la grande classe des êtres naturellement pervers qui alimente depuis un demi-siècle
notre littérature romanesque n’est représentée chez lui que par quelques médiocres
exemplaires de second plan, le prince Basile, son fils Anatole Kouraguine et sa fille la
princesse Hélène, Dologhow, dans La Guerre et la Paix, quelques mondaines
dans Anna Karénine. La corruption du grand monde russe, qui devait être
connue par le d’un aristocrate comme le comte Tolstoï, figure à peine dans son
œuvre, comme les mœurs ignobles de la populace, et la grossière crapule des marchands.
La grandeur du mal, la beauté artistique des vices, tous ces actes coupables, passionnés
et calculés qui souillent d’ombres vigoureuses le monde et dont l’âpre analyse fait la
gloire de La Comédie humaine, est ignorée, et quand l’écrivain russe
s’attaque dans Anna Karénine à la liaison adultère de deux amants,
éperdument épris pourtant, c’est avec de singuliers ménagements et en négligeant de
décrire les transports de félicité qui eussent dû compenser les infortunes finales.
Tolstoï échoue de même et se récuse devant les passions de l’intelligence ; l’ambition,
l’amour de l’or, de la domination, ne tiennent aucune place dans ses livres ; les
solutions logiques des perplexités humaines, ces magnifiques efforts de l’esprit tâchant
de concilier en un système cohérent ses besoins et ses notions sont débattus à peine,
dans Anna Karénine notamment, et avec le langage grossier d’un homme qui
n’a pu s’élever à les comprendre. L’auteur qui eût paru capable entre les premiers de
mettre debout un capitaine de génie et qui rencontre Napoléon sous sa plume, ne sait
nous en décrire que quelques aspects anecdotiques ridicules, et quand il se trouve amené
à propos de la guerre à exposer ses vues sur la philosophie de l’histoire, c’est à la
plus mesquine, à la plus absurde doctrine qu’il se rallie, prétendant citer le hasard,
l’instinct obscur des masses comme une explication, et préférant la stupide inaction de
Koutouzoff à tous les actes déterminants de ses lieutenants et de ses adversaires.
En ces omissions énormes, en ces penchants trop exclusifs se marquent les limites de
génie de Tolstoï, et se définit sa nature.
Déviant au préjudice de nous tous, qui ne compterons pas de sitôt un artiste si prêt
d’être complet, de la description objective de la vie, impuissant à en reproduire toutes
les manifestations les plus malfaisantes, comme les louables, Tolstoï a passé de la
grande épopée de La Guerre et la Paix à l’œuvre plus réduite et plus
fausse d’Anna Karénine, pour verser dans les petits contes moraux de ces
derniers temps et pour en venir enfin aux ouvrages doctrinaires : Ma
Religion et Que faire ? où se marque un esprit rétréci,
individualisé, retranché du monde au point de toucher à l’irrationalité aiguë des pires
fous. Par une évolution interne dont il nous reste à coordonner les termes, Tolstoï a
acquis peu à peu une personnalité trop intense, trop étroite et trop prêcheuse, pour
être un artiste. Cessant graduellement d’être comme le voyant, le miroir, l’intelligence
de toutes les formes de l’âme humaine, se réduisant à n’en concevoir qu’une, la sienne
propre, comme exemplaire, manifestant ce prosélytisme par des indications, des
insistances, des exclusions arbitraires, puis par des opinions expresses. Tolstoï est
devenu de romancier sectaire prosélytisant.
L’homme le plus près d’accomplir cet acte d’adhésion à tout le réel, qui est le
principe de tout grand poète et de tout grand penseur, est aujourd’hui le plus loin de
cette soumission : il n’a souci que de réformer l’homme et la société, mettant en
balance nos innombrables siècles de souffrances, de leçons, de règles lentement
acquises, chimériques inspirations dont s’est consolée son âme inquiète.
À ce point de notre étude, les grands traits du génie de Tolstoï nous sont connus. Cet
écrivain, l’un des plus grands parmi les réalistes, perçoit et décrit le monde extérieur
avec une vision originale immédiate, avec une pénétration dans ses détails et son
intimité qui donnent la vérité même comme fraîchement découverte et saisie sur le fait.
Il connaît en maître l’homme, prodigue à ses créatures les caractéristiques de la vie,
les manifeste abondamment, leur infuse une individualité distincte, fait parcourir à
celles-ci, flexible et rigide, toutes les étapes d’une carrière et compose le groupe de
ses êtres de personnes si nombreuses, si diverses et si vivantes toutes, que l’on reste
confondu de cette multitude et de cette création. Son œuvre donne au monde une large
représentation et saisit par ce vaste déploiement, par un art qui tend à égaler la
grandeur, l’illogisme, l’existence autonome du réel, mis face à face avec lui en une
contemplation si proche qu’elle paraît neuve et personnelle, le lecteur, pris
d’impérieux attraits, pénètre dans les romans de Tolstoï comme en un monde dont il est,
s’émeut de la bonté dont ses personnages sont pleins, s’affole des angoisses dont les
attristent les problèmes de la mort et du sens de la vie, et plonge dans l’atmosphère
grise de ces livres comme on se perd hors de soi dans un rêve.
Toutes les visions dont le souvenir nous est ainsi présenté, lotîtes les émotions dont
on est ainsi saisi, ont existé d’abord et ont frémi dans l’âme du grand écrivain qui les
a fixées à jamais eu son œuvre. Il fut à l’origine celui qui, doué d’une merveilleuse
faculté de percevoir et de se rappeler, connut les mille aspects de la nature, les
innombrables et particulières manifestations humaines ; qui sut deviner, par on ne sait
quelle intuition de soi-même et des autres, les âmes et les agitations d’âmes doutées
dehors sont les signes ; embrassant dans son large esprit tout l’individuel des
personnes, et ce qu’elles ont d’universel, les lois déliées, les indices délicats de
leur permanence, de leur variabilité, de leur mobilité ; il conçut encore, le premier à
ce degré, toute retendue presque du monde et de notre espèce, contempla cet immense
spectacle de ses yeux novateurs et, le reproduisant entier, sut tacitement s’y enclore
avec tous en des livres auxquels personne ne peut se prétendre étranger ; et comme
l’essentiel de l’artiste est de connaître les choses et les gens, non pas objectivement
et intellectuellement, mais sous leur aspect sensible, en la boulé de ses personnages,
en leur âme aimante, en leur noblesse morale, en leur méditation douloureuse de la mort,
et leur résignation à d’humbles solutions, ce sont ses vertus, ses angoisses et sa
simplicité d’esprit qui transparaissent, comme s’accuse en leur impuissance spéculative
la sienne propre, comme se marque sa répulsion pour le mal dans le rôle effacé qu’il lui
assigne, et son détachement final de tout l’ensemble de la vie et du monde, dans le ton
lointain et las dont il en parle.
Pour tout homme qui conçoit un ordre de choses meilleur que l’existant ou tel qu’il ne
puisse être atteint par une évolution fatale et graduelle, la réalité cesse peu à peu
d’être un objet de contentement ; pour tout homme qui considère l’ensemble des faits
physiques et moraux non pas comme un système intelligible à résumer intellectuellement
en lois, mais comme le domaine et le sujet d’une règle louable moralement à laquelle il
doit satisfaire ou être amené à se conformer, cet ensemble cesse d’être un objet de
contemplation sereine. Si l’artiste ou le penseur réalistes, exposés à percevoir tout le
réel, ne peuvent mettre leur esprit et leur œuvre en correspondance avec cet immuable
non moi, ni s’astreindre à reconnaître la juste nécessité des choses et qu’un péril de
l’actuel conditionné par tout le passé, conditionne tout le futur, ils sont, entre leur
science et leurs désirs, eu un trouble douloureux. La contrainte de connaître et
l’impuissance d’aimer ce qui leur répugne, le désir graduel et l’incapacité de supprimer
ces causes d’aversion ou d’en dériver l’esprit, cette alternative de se soumettre, de se
renier ou de souffrir sans recours, conduit chez des esprits de cette sorte à une âpre
lutte des deux ordres de facultés inversement froissées ; chez Tolstoï, le sentiment
triompha de l’intelligence.
Au cours de sa carrière de grand observateur, cet écrivain eut l’infortune de porter un
jugement définitif entre les phénomènes et les actes que lui montrait le cours de la
vie. Il a réprouvé et rejeté de son œuvre ceux dont la propriété commune est d’être
malfaisants, de causer de la souffrance, de contrevenir aux préceptes de la morale
chrétienne, et il a étudié avec trop de sympathie et d’insistance ceux où se marquent
les caractères contraires. Or la réalité est aussi riche en corruption qu’en pureté, en
douleur qu’en joie, en cruauté qu’en bonté ; les carnages et les débauches y côtoient
les innocences et les continences ; l’amour de l’or, l’ambition, la perversité, la soif
de jouissances, sont des mobiles plus puissants que les vertus qui les contredisent ;
celui-là seul peut trouver plaisir à contempler la vie, qui considère sans horreur le
mal dont elle est faite comme le bien, sinon la colère et les froissements sont
continuels ; l’on s’en détourne, l’on s’en indigne ou l’on s’en contriste, mais l’on
cesse d’en connaître.
De ce désaccord intime entre les penchants de l’écrivain et le spectacle que son
intelligence était forcée à contempler, sans pouvoir l’aimer ou le comprendre, ce fut un
sentiment de tristesse, de répulsion, de détachement, de volontaire irréflexion qui
résulta. Au ton des premiers romans, à l’absence de ces passages frémissants de passion
où l’auteur, emporté par l’attrait de ses visions, précipite et dompte son style, à
l’insouciance des développements, à toute la conduite lente et lasse de l’œuvre, on sent
l’abîme qui se creuse entre l’auteur et son domaine. C’est sans joie, sans le cri de
l’enfantement que jaillit son livre, mais lentement et lourdement produit avec la
tristesse déçue d’un homme qui aperçoit l’inanité de tout ce que ses fibres le portent à
aimer. Entre le spectacle du monde et l’âme où il se réfléchissait, il venait comme une
ternissure. Pendant quelque temps Tolstoï réussit à vivre en dissimulant son aversion
sous l’indifférence, sous le refus de pousser jusqu’au bout la méditation de sa
répulsion. Mais ce nihilisme était une solution dilatoire, la solution de ceux qui se
résignent à ne plus penser. Le problème allait se dresser dont on ne se tire pas avec
quelques vagues gestes de malaise ; la pensée de la mort se présentait, et là, sentant
que la vie des hommes est faite d’autant de malheur que de bonheur, le monde d’autant de
bien que de mal, jugeant l’existence des individus insensée de durer en cette condition
pour s’éteindre dans le noir de l’inconnu, Tolstoï dut répondre à la voix de son
angoisse et choisir entre son adhésion au réel qu’il ne pouvait rendre sincèrement
complète, et son amour du bien et de bonheur, son besoin d’explication du mal et du
malheur, qu’il lui fallait satisfaire sous peine de désespérer.
Pour tout homme réfléchi, la pensée de sa propre mort et de celle de ses proches est la
suprême épreuve du système de croyances sur lequel il a construit sa vie. La plupart
échappent à cette question qui touche du plus près, par stupidité ou par peur, par un
effroi instinctif de l’envisager qui trahit sûrement leur ruine intérieure. Un grand
nombre se contentent vaguement des promesses de la religion. Quelques-uns, sortant de la
compassion et de l’amour d’eux-mêmes, se sentant participants à la force en qui réside
indestructiblement le principe des existences passagères, et affermis en cette certitude
de persister dans le tout, apprennent à ne plus se soucier de leur sort et à ne
s’affliger pas autrement de leur dissolution que la froide terre où s’ouvrira leur
fosse. Mais pour des esprits comme celui de Tolstoï, que cette vie scandalise et qui
tout à coup en viennent à songer que, mauvaise et absurde, elle est courte, sans espoir
de rachat, sans le temps de changer ; la pensée qu’après une soixantaine d’années de
péchés et de souffrances, il viendra inévitablement pour tout homme un mystérieux moment
où, misérablement, il cessera d’être sans que ce globe s’arrête de fuir dans l’espace et
les jours de se suivre, est intolérablement amère. Tolstoï ne pouvait hausser son
intelligence à la joie ou à l’illusion des explications métaphysiques. Il ne pouvait non
plus détacher son esprit du réel et se consoler du spectacle du monde par un espoir
idéal de félicité hors de temps et l’espace, par le dogme spiritualiste et chrétien de
l’immortalité de l’âme et des récompenses futures. Sa magnifique aptitude à concentrer,
sur le spectacle du monde, d’intenses dons de vision, son amour même de la vertu, de la
bienfaisance humaines le gardaient de cette facile solution à longue échéance. Il
fallait qu’en cette vie, dès ce moment, les hommes devinssent meilleurs et plus heureux,
que cela fût facile, simple, instantané ; et le psychologue le plus génial de ce temps,
celui dont la large âme a pénétré et recréé toute la multitude des types divers, qui a
compris et fixé le plus véridiquement le plus large fragment du spectacle du monde, en
est venu ces dernières années à élaborer un pauvre manuel de morale pratique ne
contenant que quelques règles, mais telles que le plus religieux des hommes passerait
pour fou à tenter de les accomplir, prônées cependant comme tout aisées, praticables sur
l’heure, de nature à donner immédiatement le plein bonheur, et se résumant en ce
précepte, de ne faire en aucune occasion de mal à qui que ce soit, même pour se défendre
des méchants.
L’évolution est complète, et il n’y en a pas eu de telle dans un tel esprit depuis
Pascal. Partir d’œuvres littéraires qui embrassent et montrent tout le merveilleux
spectacle de la vie, s’en détacher peu à peu et s’en déprendre par une lente et sourde
angoisse d’un idéal de vertu, hésiter, ne savoir que faire un temps et continuer à
considérer le monde avec de soudaines reprises de tendresse, puis se buter contre le
problème de sa fin et de sa cause, oublier son charme, sa grandeur, son radieux
fleurissement de force pour lui demander compte de son sens en présence de son terme, et
s’encercler peu à peu dans ce problème comme un sorcier dans son rhombe, dédaigner les
véritables solutions par mépris et impuissance de l’intelligence et en venir comme le
dernier des prédicants et comme le solitaire de Port-Royal à une doctrine de
simplification, de retranchement de toutes les obligations sociales, de reniement de
tous les appétits et de l’amour même de soi, de sa propre vie, avec l’idée folle
d’exclure, en ce monde de guerre, la violence et le mal des actes des hommes, telles
furent les phases de la transformation mentale de Tolstoï, déclin dont on peut mesurer
la profondeur en comparant l’épopée grandiose et par bonheur acquise de La Guerre
et la Paix, à des récits comme Le Tilleul, à des moralités
puissantes encore mais puériles comme Le Premier Distillateur et
La Puissance des Ténèbres.
L’homme physique et psychique. — L’écrivain de cinquante-cinq ans qui,
après avoir composé de pareilles œuvres, s’adonne aujourd’hui à de telles besognes avec
le vain projet de moraliser les humbles, — comme si rien moralisait que la vie même, les
dures faits, — a franchi dans sa carrière les mêmes étapes que dans l’évolution de sa
pensée. Cet homme qui jeune, fut musculeux et trapu, le visage oblong, le front bombé
par les côtés et arrondi par le haut, les yeux clairs enfoncés sous les sourcils
broussailleux, le nez puissant, les lèvres charnues et rondes dans la barbe épaisse,
l’air énergique et mâle, brusque et bon, bien Russe, qui, né noble et riche, prit part
aux guerres du Caucase et à la défense de Sébastopol, qui parcourut l’Europe, mena à
Saint-Pétersbourg et Moscou la grande vie du gentilhomme, qui fut cassant et
orgueilleux, insolent pour Tourguénef, qui devint célèbre et dont la gloire a conquis
ces dernières années la France et l’Allemagne, s’est tout à coup détourné de sa nature,
de son génie, de sa renommée et contraint mystérieusement par les commandements de sa
conscience, renonçant à ses habitudes, à ses appétits, à l’exercice de sa puissante
intelligence, s’est retiré du monde, de l’art, de la jouissance même de ses richesses.
Comme Lévine, il a rencontré sur sa route un pauvre d’esprit dont les paroles ont
retenti dans son cœur, comme une voix intérieure, et ce Slave dont l’âme violentée et
repoussée par les durs dogmes de la science occidentale, demandait au monde plus de
bonté qu’il n’en contient, cet aristocrate, cet homme de fortune, ce grand écrivain
s’est retiré à la campagne, écrit des contes pour les moujiks, s’adonne à des travaux
manuels, fait des souliers et raccommode des poêles, donne son bien en aumône, prêche la
vie populaire, le refus du serment, le pardon des injures, l’union avec une seule femme,
interdit le divorce, le service militaire, la violence, la résistance aux méchants, les
injures et menace de fonder une nouvelle secte de gens scrupuleux et troublés dont il
sera le patriarche, devenu aujourd’hui un grand vieillard de soixante ans, les cheveux
longs rejetés en arrière du front creusé de profondes rides, au-dessus des yeux plus
caves, mais fermes, inébranlablement fermes, les joues creuses autour du large nez et
ployant sur de massives pommettes, la bouche droite, saillante et close, au milieu d’une
longue barbe blanche tombant sur de larges épaules, l’air vénérable et sûr, de la
certitude de ceux qui ont cru à jamais ; l’air noble et d’une joie austère, de la joie
de ceux qui sont affermis dans leur foi.
Cette attitude finale, cette carrière, l’œuvre que nous venons d’étudier, l’ensemble et
le conflit de facultés mentales que présupposent ces débuts et ce terme sont étrangement
composites. Nous avons vu de quels éléments hostiles l’une et l’autre sont formées,
comment les premiers livres de Tolstoï sont de larges et proches images de la nature et
de l’homme, comment la vie même s’y est reproduite par les caractères profonds et cachés
dont se marque sa révélation ; comment une infinie variété d’âmes humaines y existent
vraiment, âmes de femmes, de jeunes filles, d’enfants, de soldats, d’hommes, prises à
même de la multitude diverse, créées mobiles, variables, individuelles, réelles,
agitées, bruissantes et telles que la sagacité de l’analyste s’oublie devant le succès
et l’illusion de la synthèse. Cet excellence présuppose chez l’auteur de merveilleux
dons d’observation, d’imagination et de souvenir. Il fallut que, se soustrayant en
réfractaire à tout ce qu’enseignent de seconde main sur notre entourage les livres et
les on-dit, il reçut par des sens naturellement aigus des impressions vraiment
personnelles et propres à lui, de l’immense spectacle ambiant, que, coordonnées par une
mémoire étonnamment continue, les diverses images des objets et des hommes, non pas
agglomérées en idées générales, mais mises bout à bout en séries, lui apparussent en
leur évolution aussi bien qu’en leur nature. Pour remonter enfin de cette connaissance
des dehors essentiels et subjectifs, de cette connaissance des corps, des physionomies,
des actes, des situations, des conditions, à la sorte de mouvements psychiques qu’ils
causent ou dont ils sont causés, Tolstoï dut posséder tout d’abord une notion absolument
exacte du seul rapport d’homme à âme qui lui était accessible, du sien, — et compléter
cette intuition par des aptitudes miraculeuses au raisonnement par analogie pour autrui,
par la divination des variations de la relation entre le monde et les êtres selon la
variété de ces derniers, par d’audacieuses, sagaces et instinctives hypothèses, par une
souveraine imagination psychologique qui lui ouvrit le cœur des simples et des femmes,
comme l’esprit des méchants et des penseurs. Que l’on grandisse ces facultés au point où
leur manifestation devient impérieuse, que l’on y accole les qualités d’élocution et
d’arrangement juste nécessaires pour composer des œuvres littéraires de forme médiocre,
que l’on fasse prédominer la connaissance, le rappel, l’imagination des personnes, sur
celles des actes purs, des drames, des histoires, l’on aura énuméré les causes générales
dernières des œuvres de Tolstoï, de leur contenu réaliste, de leur étendue, de leur
valeur plus psychologique que dramatique, et la force de ces dons sera mesurée à la
grandeur de leur manifestation, à la puissance d’illusion de l’œuvre à la sympathie, au
saisissement, à l’attraction qui s’en dégagent.
Maintenant qu’une intelligence ainsi douce pour la perception, le souvenir, la
divination des esprits, soit telle que toutes ces notions sur le monde ne s’accompagnent
pas des mêmes sentiments, des mêmes émotions ; que les sentiments agréables d’élation,
de joie, d’acquiescement, suivent plus particulièrement la vue et le souvenir d’actes
immédiatement bienfaisants à l’homme, que l’écrivain consolidant progressivement ce
sentiment, lui laisse déterminer ses propres actes et ses mobiles, aussitôt le spectacle
du monde étant mêlé de mal et de bien, toute une partie de la réalité sera envisagée
avec des dispositions pénibles d’aversion, d’inquiétude, d’angoisse, de désespoir ;
l’écrivain négligera le plus qu’il pourra de prêter attention à cette part de la
réalité, l’omettra de sa mémoire, de son imagination, de son œuvre ; mais comme on ne
peut éviter de la connaître, comme ses facultés d’observateur la lui représenteront sans
cesse, il en viendra peu à peu à un état de trouble, d’éloignement pour le spectacle
qu’il semblait destiné à connaître et à goûter pleinement. Mais la vie de tous et la
sienne propre n’est point un sujet dont on puisse se détacher quand on l’a considérée ;
il faut, sous peine de malheur, de folie ou de suicide, que l’on arrive à s’en
satisfaire, car elle est courte et l’occasion de bonheur qu’elle présente paraît être la
seule. Il fallait donc que Tolstoï admît qu’il n’en est point ainsi et recourût à la
réponse traditionnelle des religions ; mais cet espoir n’eût en rien atténué ses
souffrances d’observateur essentiellement réaliste : ou que, par une haute opération
intellectuelle, il accolât à l’idée générale de l’existence du mal, l’idée de sa
nécessité, de son utilité, de sa diminution graduelle par l’effet de lentes causes
auxquelles lui-même coopère, et qu’il se sentît participant à celle futurition d’un bien
universel, par la notion de sa permanence dans le tout ; mais le cerveau de Tolstoï
était incapable de ces spéculations, et ni ses observations en se fondant en types, ni
sa faculté verbale en substituant à chaque chose individuelle sa désignation générique,
ne l’ont conduit aux généralisations et aux idées. Il ne lui restait donc qu’à se
retirer de la société telle qu’elle existe, à proclamer que le bonheur réside dans une
réforme pratique du genre de vie de chacun, dans le renoncement à cette intelligence qui
le torturait, à formuler enfin du fond de sa retraite une doctrine, qui contenait les
préceptes pour atteindre le bonheur et qui, crue instantanément persuasive et
applicable, jetait même sur ce monde, qu’il avait délaissé, un éclat au moins imaginaire
de paix et de bonté. Encore une fois, et pour un des grands hommes de ce temps, la
sensibilité, cette forme primaire de la relation entre les choses et nous, l’avait
emporté sur la forme seconde de la connaissance, l’intelligence, et en avait suspendu
l’exercice.
Il semblera inutile, après cette analyse, que nous discutions la valeur de la solution
apportée par Tolstoï au problème de la vie et de la mort. Ce problème est un objet de
pensée que l’on ne tranche pas de quelques apostrophes : il appartient de le discuter à
ceux qui sont fervents de vérité plus que de belles illusions, ne connaissent d’autre
passion que celle d’égaler leur âme au système du monde.
Les écrits de Tolstoï ne sont pas d’un penseur intègre. Mais tous ceux qui aiment le
feu de la vie malgré l’incessante mort de ses flammes, trouveront en ces livres la plus
grande et la plus vraie des images fictives de ce monde, la plus complète représentation
qui soit des derniers fleurissements de la force sur ce globe. Ces romans existent ; ils
seraient peut-être — pénétrés de moins de bonté et de plus froide justice — le modèle,
l’esquisse de l’épopée humaine future. Pour ceux qui connaissent la bienfaisance de
l’art, son efficacité à rehausser la vie d’émotions intenses et nobles dont est retirée
la souillure de la douleur et de l’égoïsme, c’est par ses œuvres mêmes que Tolstoï
paraîtra avoir accompli, sans le savoir, la mission qu’il s’est assignée sur le tard.
C’est en eux qu’a commencé et fini son existence utile.
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