Edgar Allan Poe7
Analyser l’œuvre d’Edgar Poe, discerner l’esthétique subtile, savante et parfaite, par
laquelle il suscite, avec une certitude prévue, l’extrême de certaines émotions, remonter
de ces moyens à ces effets, des artifices du style, de la psychologie, de la composition,
aux propriétés intimes et essentielles, saisir enfin la cause dernière, l’âme même de Poe,
complexe, ténébreuse, retorse et robuste, ayant d’un mécanisme d’acier le froid, le bleu,
le fin et le dur, ce sera, d’une certaine manière, appliquer à cet artiste la loi du
talion, le disséquer avec les instruments par lesquels il assume sur la plupart des
esprits de ce siècle un ascendant impérieux et obéi.
Les œuvres de Poe fascinent : leur domination est immédiate. Dès les premières lignes
de ses contes et de ses poèmes, par l’emploi d’un style particulier et variable, d’une
certaine catégorie de mots et d’une syntaxe précise, par le ton spécifique du début, Poe
s’empare de l’attention, dispose à le suivre en une certaine humeur, contraint — de même
qu’un sourire fait sourire, et qu’un clignement d’yeux porte à prendre l’air rusé, — à
ressentir l’état d’esprit, la comicité nerveuse et le douloureux accablement dont
l’œuvre sera saturée. Quelque chose d’étranger et de prestigieux s’est insinué, aux
premiers paragraphes, dans l’âme du lecteur : étreint et enlacé, ployé dans la posture
intellectuelle assignée, il subit d’avance le choc de l’émotion que le poète
prémédite.
Cette préparation est faite avec un soin scrupuleux. Dans les romans judiciaires, des
préfaces de plusieurs pages d’un style défini et lucide, d’une élocution correcte,
sertissant en un clair argent de froids paradoxes, préparent, toute sentimentalité
réprimée, à épanouir ce que l’esprit contient de dispositions spéculatives, de curiosité
supérieure et sèche. D’autres introductions sont à la fois nettes et fantasques,
mystérieuses et fébriles. Dans les histoires où l’erreur domine, toutes les nuances du
tragique teintent les premières phrases. L’opulente solennité du début de la Mort
rouge, le ton piteux et défaillant, dans Puits et Pendule,
s’assortissent à l’affolement entrecoupé qui secoue le commencement du Cœur
révélateur à l’ouverture maladive et triste de la Maison Usher
où ces mots « journée fuligineuse, sombre et muette »
sonnent le glas ;
d’autres encore, l’inoubliable prélude à Ligéia, les lentes et sombres
périodes initiales dans Ombre, les ténébreux débuts du
Corbeau et de la Cité en la mer, affectent comme des
présages. Sans gradations et sans pause, par un mot sinistre ! par une inversion subite,
le poète touche la région cérébrale, désigne l’émotion qu’il va surexciter. Comme la
peur s’empare de tout un public silencieux à l’abaissement des feux de la rampe, le
sommeil magnétique des convulsionnaires aux longs déchirements d’une cymbale, ces
préfaces subjuguent, prédisposent et saisissent, entraînent dans la brume violette où
surgit la vision d’Auguste Bedloe, au versant des molles collines que côtoie la frôle
barque de la fée, aux voûtes sombres sous lesquelles Roderick Usher pâlit et
s’étiole.
Pas une dissonance de style ne rompt dans la suite la tonalité de ces débuts-thèmes. La
diction analytique des romans judiciaires reste précise et glaciale jusqu’à la fin.
L’atmosphère d’ambigu badinage, qui est distillée autour du secret de la Caisse
oblongue, ne se dissipe qu’à la catastrophe Par le lent déroulement du récit,
l’aiguë terreur que désigne l’exorde de Bérénice ne desserre pas un
instant. Dans certains poèmes, d’idiotes répétitions, marquant la débilité d’une âme
prostrée, poursuivent jusqu’au bout leur battement fêlé de cloche. Cette acharnée
persistance à n’user en une fois que d’un style, à ne susciter et redoubler qu’une
émotion, conquiert le lecteur, l’emmène et le trouble ; perdant pied dans l’irréel,
lentement dépouillé du sens de sa personnalité, il est soumis et lié, muet d’épouvante,
transfixé de douleur, maniaque d’analyse, consterné de la mort d’une amante qu’il n’a
pas connue, attaché par un enthousiasme froidement tendu à la démonstration d’un
principe métaphysique, énorme à intégrer l’univers.
Cette assonance de l’âme du lecteur, obtenue dès le début de chaque œuvre et maintenue
jusqu’à la phrase finale, Poe investit son imagination. Il y fait sourdre des visions
aussi précises et nettes en leurs parties que les spectacles perçus, sollicitant la
croyance par les propriétés mêmes que réalisent les objets extérieurs : dans Poe, tout
ensemble est minutieusement détaillé, évident et intuitif, par la démonstration répétée
de ses éléments.
La description des lieux dans le Double assassinat est classique : avec
des phrases ternes d’inventaire, avec des redites et des insistances, Poe raconte la
distribution de l’appartement, le mécanisme des fenêtres, l’aspect des cadavres, le
désordre du mobilier, recompose l’acte du crime, suscitant de cet égorgement une vision
plus concrète qu’un réquisitoire dramatisé. Ses descriptions de tempêtes, faites en mots
nautiques plutôt que pittoresques, sont terrifiantes, par leur vérité minutieuse,
pleines d’épouvantements réels, de faces livides de matelots, de bris de mâts, de
colossales trombes d’eau balayant le tillac, des secousses brutales d’un assemblage de
planches heurtées et défoncées par le choc entêté des vagues. Le détaillement graphique
des scènes, absolue contrefaçon de la vision, stupéfie dans Les Aventures
d’Arthur Gordon Pym. Par un prodige d’identification avec le personnage de ce
récit, Poe réalise, dans l’ordre strict où le narrateur fictif a pu les apercevoir, des
scènes qui cessent d’être imaginaires. L’enfouissement à fond de cale de l’aventureux
marin, la bataille contre les mutins, l’île de Tsalal, l’éboulement, l’explosion du
navire, la fuite des blancs, se passent dans des lieux visibles, s’incrustent dans la
mémoire comme des actes commis ou subis. Poe sait faire surgir ainsi, dans la cervelle
de ses lecteurs, de somptueux ameublements, les paysages magnifiques et clairs du
Domaine d’Arnheim. Il fixe d’inoubliables physionomies, celle de Dupin,
de la victime dans le Cœur révélateur, de Morella, de l’exsangue
morphiomane des Souvenirs. Il promène par les rues nocturnes et
populeuses que passe l’homme des foules, et déploie la lumineuse hallucination d’Auguste
Bedloe. L’intérieur de la morose maison Usher « aux fenêtres semblables à des
yeux sans pensée »
se dévoile dans un crépuscule. Les scènes d’horreur, de
torture, de putréfaction, le facies hippocratique d’un poitrinaire moribond, la hideuse
apparition du Ver conquérant, sont implacablement
détaillés. Ces tableaux d’amphithéâtre et de charnier, lentement décrits et douloureux
aux nerfs, culminent en celui des résurrections et des mortifications successives du
cadavre de Lady Rowena, dans cette histoire que Poe a nommée avec raison :
Ligéïa, l’aiguë. La vie revenant aux chairs sous le flasque épidémie,
le sang qui reflue et rubéfie les artérioles, les lèvres se détendant, s’arquant, les
paupières qui battent, et la frêle poitrine qui palpite, puis ce corps frémissant
cadavérisé, le recroquevillement des traits, la lividité des chairs et la viscosité de
la peau, sont suivis et retracés sans un sursaut, en une succession d’images si
mémorables qu’elles hantent.
Ce minutieux détaillement descriptif des choses et des personnes, appliqué à la
représentation d’un état d’âme, devient la plus subtile analyse. S’attachant à montrer
l’activité d’un esprit, Poe la décompose en mouvements rudimentaires successifs, suivis
dans leur enchevêtrement, reliés à travers leurs interstices, distincts et réunis comme
sous le microscope, les cellules d’un tissu. Qu’il se propose de faire concevoir la
monomanie d’une intelligence analytique pure, la niaiserie d’un stupide enquêteur, la
vacillation d’une âme malade incitée à consommer sa perte et prise entre le souci de sa
chair et une irrésistible impulsion morbide, l’affolement d’une frénétique terreur, ces
états crépusculaires de l’esprit où le cerveau anémié n’a plus que des remuements lents
et des pensées moribondes, la pénétration psychologique de Poe s’exerce par la même
méthode de démonstration détaillée. Pas à pas il suit en William Legrand la filière de
raisonnements qui conduisent d’un morceau de parchemin sali à la trouvaille d’un trésor
miraculeux. Il décompose l’humeur songeuse de M. Bedloe, en une procession d’éclatantes
images. La névrose de Roderick Usher, sa terreur d’être terrifié, qui le dégénère et
l’anéantit, est disséquée libre à libre. Dans un département plus ardu, Poe excelle à
délimiter les états rudimentaires des cerveaux lésés ou dormants, l’extrême vertige, la
nausée spirituelle d’un homme mourant de faim, les larves de la pensée d’un homme
évanoui d’horreur, les mouvements reptatifs d’un cerveau sortant de catalepsie,
l’invincible torpeur de la démence débutante. Et sa virtuosité est telle qu’il se plaît,
dans le Dialogue de Monos et Una, au tour de force de dégrader, par
d’infinies atténuations, la vie cérébrale d’un mort récent, de sa plénitude au
néant.
Je ne respirais plus. Le pouls était immobile. Le cœur avait cessé de battre. La
volition n’avait point disparu, mais elle était sans efficacité… L’eau de rose dont ta
tendresse avait humecté mes lèvres, au moment suprême, me donnait de douces idées de
fleurs, — fleurs fantastiques infiniment plus belles qu’aucune de celles de la vieille
terre…. Le toucher avait subi une modification plus singulière. Il ne recevait ses
impressions que lentement, mais les retenait opiniâtrement, et il en résultait
toujours un plaisir physique des plus prononces. La pression de tes doigts, si doux
sur mes paupières, à la longue, remplirent tout mon être d’un délire sensuel
inappréciable… Tes sanglots impétueux flottaient dans mon oreille avec toutes leurs
plaintives cadences… C’étaient de suaves notes musicales et rien de plus… pendant que
la large et incessante pluie de larmes qui tombait sur ma face… pénétrait simplement
d’extase chaque fibre de mon être… Toi seule avec ta robe blanche, ondoyante, dans
quelque direction que ce fût, tu t’agitais toujours musicalement autour de moi… Et
quand, approchant alors, chère Una, du lit sur lequel j’étais étendu, lu t’assis
gracieusement à mon côté, souillant le parfum de tes lèvres exquises et les appuyant
sur mon front, quelque chose s’éleva dans mon sein, quelque chose de tremblant, de
confondu avec les sensations purement physiques engendrées par les circonstances,
quelque chose d’analogue à la sensibilité même, un sentiment qui appréciait à moitié
ton ardent amour et ta douleur. Cela s’évanouit promptement dans une extrême quiétude,
puis dans un plaisir purement sensuel… Une année s’écoula… Le sentiment de l’être
avait à la longue entièrement disparu, et à sa place, à la place de toutes choses,
régnaient, suprêmes et éternels autocrates, le Lieu et le Temps. Pour ce qui n’était pas, pour ce qui n’avait
pas de forme, pour ce qui n’avait pas de pensée, pour ce qui n’avait pas de sentiment,
pour ce qui était sans âme et ne possédait plus un atome de matière, pour tout ce
néant et toute cette immortalité, le tombeau était encore un habitacle, les heures
corrosives, une société.
Cet exemple d’analyse est un indice. Il est permis de soupçonner qu’un psychologue si
habile à disséquer minutieusement des états d’âme inconnaissables n’a peut-être point
usé non plus d’observations et de documents pour deviner les personnages ailleurs moins
hypothétiques. Leur unité confirme encore cette supposition. Pour montrer et
caractériser les êtres qui agissent les Histoires, Poe se borne à déduire
devant le lecteur un de leurs états d’âme, une chaîne de pensées, une intuition, un
penchant, une rêverie. Il n’emploie pas les conversations, le minutieux récit des
antécédents, les aventures amenées pour causer une décision caractéristique, expédients
qui servent aux romanciers psychologues à faire entrevoir la complexité de leurs
créatures. Avec un art plus élémentaire, Poe élague de ses personnages ce qui est
humain, commun et subordonné : il désigne ta faculté excessive ou défectueuse en
laquelle ils s’individualisent, les montre déséquilibrés en acte et poussant à ses
conséquences extrêmes la conduite commandée par leur état mental.
Cette méthode sommaire est justifiée par l’aspect saillant des personnages de Poe, qui
ressortissent presque tous à la pathologie mentale. À part Pym et quelques comparses,
dans cette galerie de faces hagardes, qui va de Dupin et de Legrand à Lady Ligéïa et à
l’amant d’Helen, tous sont affectés de quelque manie, poursuivis d’hallucinations,
secoués par quelque névrose spinale, affolés de haine, de terreur, de douleur et de
spleen. De perpétuels raisonneurs poursuivent sans cesse leur opération déductive,
séduits fatalement par l’attrait des énigmes. D’autres accomplissent d’atroces
vengeances, combinant les supplices avec une haine lucide et fixe. Il en est d’opiacés
et d’hystériques, dont la personnalité a fini d’être effacée par l’abus de passes
magnétiques. De pâles victimes sortent anéanties, les nerfs crispés ou atones, de
quelque aventure terrible au-delà des forces humaines. L’homme des foules est atteint
d’un mal moral que les aliénistes peuvent classer. Les meurtriers du Cœur
révélateur, du Chat noir, du Démon de la
perversité, Roderick Usher sont des maniaques commençants, atteints
d’hallucinations auditives ou visuelles, agités d’impulsions morbides. Le mutilateur de
Bérénice est en proie à l’une des formes du vampirisme. Les héros des poèmes sont
frénétiques d’exultation, ou radotent et délirent de douleur, comme les étranges femmes
des contes, mystiques, grandes et frêles, ont la ferveur égarée des êtres fragilement
nerveux. Toute cette troupe aux yeux aigus, à la face blême et convulsée, aux mains
capricantes, ces âmes compromises et vacillantes, situées aux confins de la folie,
disséquées en leur vice, exhibées en leur monstruosité, sont définies et homogènes.
Aucune ne porte le signe des êtres observés et pris à même la vie : divers et
incomplets.
Il est constant que nulle des femmes que Poe a connues longtemps ou pendant quelques
jours, n’est reproduite ou exaltée dans ses contes ni dans la plupart de ses poésies.
Liyeïa ne semble transposer quelques-uns des incidents de la mort de sa
femme, que prophétiquement ; car il l’écrivit avant que les rechutes et les guérisons
successives de Virginie Poe pussent lui fournir le modèle des altérations par lesquelles
passe le cadavre de Lady Rowena. Des personnages masculins de Poe, le prototype n’a pu
être désigné par la minutieuse biographie de M. Ingram. Ni Dupin, ni Pym, ni Bedloe, ni
Rod. Usher n’ont eu, que l’on sache, d’existence réelle, même approximative. Des êtres
pris partiellement dans la réalité seraient d’ailleurs plus complexes et moins intenses,
auraient une âme plus mêlée et plus trouble que les esprits rigides et clairs qui
passent dans les contes de Poe. Pour les figurer, celui-ci ne dut consulter que les
besoins de son récit, et puiser dans l’intuition de sa propre âme, bouleversée,
déchirée, affolée et déchue, dont son intelligence lucidement froide constatait les
convulsions. Poussé dès dix-huit ans dans une vie hasardeuse, il eut la soif d’aventures
et d’horreur de Pym, des visions nostalgiques de naufrages, de famine, de morne
désespoir, « d’une existence de larmes traînée sur quelque rocher gris dans un
Océan inconnu. »
. Affaibli et humilié par la lutte inutilement poursuivie
contre son alcoolisme, sentant à ses périodes de sobriété la ruine tragique de son
intelligence, poussé à la fin de sa vie jusqu’au suicide et au délire des persécutions,
il put étudier sur sa misérable âme le mécanisme des impulsions funestes, les
hallucinations menaçantes, les chancellements et les abattements de la raison malade. Il
soutint en ses dernières années cette terreur de l’isolement que concentre l’homme des
foules. Ayant perdu dans son enfance une femme qui lui témoignait quelque affection, il
passa de longues nuits couché sur cette tombe, et eut le temps, pendant ces lamentables
veilles, de méditer les hideurs de la putréfaction, et de concevoir l’idée, fréquente
dans ses contes, de la persistance du sentiment après la mort. Il posséda, à un degré
aussi élevé que le héros des Deux assassinats ; la souveraine puissance
raisonnante, démontra le principe de l’automate de Maelzel, découvrit le mystère
judiciaire réel de l’assassinat de Marie Roget, déchiffra tous les cryptogrammes qui, à
la suite d’un article, lui furent envoyés par des inconnus. Amplifiées et surtendues, ce
sont les facultés et les plaies mêmes de son âme que Poe et résume en chacun des
personnages de son œuvre.
Cette analyse de soi-même en des parties douloureuses ne dégénère jamais en confession
ou en étalage. Les contes restent rigides, froids et distants, dénués, bien qu’écrits à
la première personne, d’exclamations, d’apostrophes et de cris. Le calme glacial des
romans judiciaires et d’aventures est apparent. L’on no devine pas, en lisant le
Chat noir, que l’auteur se voyait perdu par l’alcool, et l’émotion du
Corbeau, qui est factice, ne diffère pas de celle
d’Ulalume composé sur le même sujet en mémoire de Virginie Poe. Sous
les mains du poète, toutes ces âmes, issues de la sienne, deviennent métalliques et
machinales. L’intensité constante de leur unique passion, le jet rectiligne de leur
volonté, leurs sens aigus et surentendus, la subtilité de leurs pensées, leurs actions
jamais instinctives, mais déduites et raisonnées dans les plus terrifiantes conjectures,
font d’elles de parfaits mécanismes mus en leurs rouages par des courants électriques
réglés. Ces automates ignorent l’amour comme la débauche, la passion animale, les heurts
de la colère, l’agrippement de la rage, la contraction de la peur et de la douleur ; de
leur appareil, le cri, le halètement, la contorsion tout ce qui dans l’homme procède du
système nerveux général et non de l’encéphale, est supprimé. Sinistres comme des
masques, les joues exsangues et les lèvres minces, les personnages de Poe gravitent
comme des astres, ayant dans les yeux le froid éclair de la raison raisonnante, ou la
lueur tremblée de la raison vacillante, portant l’aspect impérieux et défini des
machines parfaites.
À cette imagination minutieuse, qui conçoit avec le même détail des états d’âme
directement perçus, et des scènes, des lieux, des suites de pensées imaginaires, — qui
est constituée par conséquent plutôt par la vue nette de rapports vraisemblables et
logiques, que par une acuité spéciale d’observations, — Poe associe la déduction des
incidents, la notion des conséquences probables ou nécessaires que peut ou doit avoir
toute donnée. Dans la construction de ses contes ou de ses poèmes, il n’envisage pas
chaque acte et chaque parole comme un hasard que rien ne nécessite et qui ne conditionne
aucun résultat. Il les range en une série cohérente et finale, qui possède du calcul
deux propriétés : la dépendance et la gradation des termes.
Les faits des Histoires, des poèmes, d’Eurêka sont en
relations mutuelles, comme les masses d’un système ou les organes d’un animal. Du bout
de cordon noué, trouvé sur le théâtre du crime, l’analyste Dupin conclut qu’un de ses
fauteurs est Maltais et marin. L’ensemble de circonstances par lesquelles Poe prépare la
déduction que le corps de Marie Roget a été jeté à l’eau après le meurtre, est cohérent.
La façon dont Pym et son compagnon étaient vêtus et attachés sur l’embarcation, à leur
première course en mer, les sauve. Il paraît d’autre part évident au lecteur le moins
expert que les plans de Poe ont été préparés avec préméditation en vue d’un effet final
vers lequel convergent toutes les parties. Les romans judiciaires et le Scarabée
d’or sont ainsi déductifs à rebours, issus du cryptogramme ou du mystère
déchiffrés à la fin et déterminant le début. Dans d’autres contes d’apparence moins
logique, on reconnaît à certaines indications fugitives ce caractère de subordination au
dénouement, clef de voûte en contre-bas de l’œuvre. À la fin des souvenirs de M. Aug.
Bedloe, on se rappelle de quelle façon équivoque celui-ci, ayant raconté que dans une
vision opiacée il s’était vu tomber mort, refusa de répondre quand on lui fit remarquer
qu’il venait de prouver l’inanité de son hallucination. Dans Hop-Frog, il
échappe d’abord que dès le début « l’adiposité »
des ministres est notée,
destinés à être brûlés vifs à l’apothéose. Tous les détails de la description de la
maison Usher servent, à la catastrophe. Dans William Wilson, comme l’a remarqué
M. Ingram, aucun trait du singulier récit ne dément la révélation allégorique de la fin.
Et il n’est pas de plus parfait exemple de logique dans la démence que ces foudroyantes
dernières pages du Cas de M. Valdémar, ce dénouement horrible,
algébriquement nécessaire, les données fantastiques admises, où un phtisique magnétisé
dans son agonie, laissé tel après sa mort pendant sept mois, puis soumis aux passes
contraires, « dans l’espace d’une minute et même moins, se déroba, s’émietta, se
pourrit absolument sous mes mains. Sur le lit, devant tous les témoins, gisait une
masse dégoûtante et quasi liquide, — une abominable putréfaction ! »
Cette puissance déductive, dont nous venons de marquer un cas extrême, apparaît
merveilleusement dans le poème cosmogonique d’Eurêka. N’étant plus tenu
aux semblants de réalité des contes, et libre de manier à son gré des idées purement
générales, le poète y passe du physique au métaphysique par de merveilleuses
trajectoires. Dans cet essai philosophique où Poe déploie des facultés spéculatives
analogues à celles des dialecticiens allemands et touche en passant à certaines
propositions qui font partie des plus récentes hypothèses évolutionnistes, l’origine,
c’est-à-dire la cause de la loi de la gravitation, sont recherchées.
Poe conçoit cette force comme la tendance de toutes les particules de la matière à
rentrer en une unité originelle.
Cette réaction implique une action antérieure contraire, une irradiation de l’unité en
pluralité qui dut, en vertu de l’hypothèse nébulaire de Laplace, remplir l’espace de
matière diffuse également. Cette force de répulsion entre les molécules l’autre par
laquelle les masses s’attirent, constituent les deux propriétés primordiales de la
matière, la matière même. Les particules irradiées en vertu de la première force,
tendent par la seconde à rentrer dans leur état primitif d’unité. L’univers est donc
dans une condition de rapprochement progressif qui le fera se condenser et s’abîmer dans
un globe central prodigieux :
L’équilibre entre les forces centrifuges de chaque système étant nécessairement
détruit quand il arrive à se rapprocher jusqu’à un certain point du noyau du groupe
auquel il appartient, il en doit résulter un jour une précipitation chaotique ou telle
en apparence, des lunes sur les planètes, des planètes sur les soleils et des soleils
sur les noyaux…. Alors parmi d’incommensurables abîmes brilleront des soleils
inimaginables. Mais tout cela ne sera qu’une magnificence climatique présageant la
grande fin… Par ce travail d’agglomération, les groupes eux-même, avec une vitesse
effroyablement croissante, se sont précipités vers leur centre général et bientôt avec
une vélocité mille fois plus grande, une vélocité électrique proportionnée à leur
grosseur matérielle et à la véhémence spirituelle de leur appétit pour l’unité, les
majestueux survivants de la race des étoiles s’élancent enfin dans un commun
embrasement.
Ici Edgar Poe, ayant posé en principe que la matière n’existe qu’en fonction de
répulsion et d’attraction, conçoit, par un magnifique coup de déduction, que ces deux
forces satisfaites ou anéanties, cessant d’être, entraînent dans leur disparition la
matière qu’elles constituent. Celle-ci se résume en une entité métaphysique indivise,
égale à celle qui s’irradia dans l’espace au commencement de tout, égale à Dieu. Car
dans le panthéisme original de Poe, Dieu, suivant un rythme grandiose, tantôt se
dissocie et s’immerge dans l’univers, cessant d’exister par cette incarnation dilatée,
tantôt se concentre et se récupère en une unité mystique :
Il fut une époque dans la nuit du temps, où existait un être éternel, — composé d’un
nombre absolument infini d’êtres semblables qui peuplaient l’infini domaine de
l’espace infini… De même qu’il est en ta puissance d’étendre ou de concentrer tes
plaisirs (la somme absolue de bonheur restant toujours la même), ainsi une faculté
analogue a appartenu et appartient à cet être divin, qui ainsi passe son éternité dans
une perpétuelle alternation du Moi concentré, à une diffusion presque infinie de
Soi-Même. Ce que tu appelles Univers n’est que l’expansion présente de son existence.
Il sent maintenant sa propre vie par une infinité de plaisirs imparfaits, — les
plaisirs partiels et entremêlés de peine de ces êtres prodigieusement nombreux que tu
nommes ses créatures, mais qui ne sont réellement que d’innombrables
individualisations de lui-même… La somme générale de leurs sensations est juste le
total du bonheur qui appartient de droit à l’Être divin quand il est concentré en
lui-même.
C’est en cette apothéose que culmine le poème d’Eurêka.
Ici tout l’art déductif de Poe s’est épuisé ; il prend pour base une solide assise
scientifique, pose des axiomes, entrelace des causes, fait jaillir d’une proposition
antérieure des conséquences déconcertantes, imprévues et rapides comme un coup de
théâtre, se pose d’ascension en ascension à un sommet mystique où reparaît subitement le
poète. L’on oublie, devant ce magistral artifice, que l’Eurêka possède
une certaine valeur scientifique, que l’hypothèse nébulaire s’y trouve défendue à une
époque où elle paraissait compromise, qu’à la page 143. Le darwinisme est pressenti,
ailleurs la loi du rythme et celle du principe d’hétérogénéité de Spencer exposées, que
le panthéisme original de ce poème ne procède ni de Hegel, ni de Spinoza, ni des
Alexandrins. Devant l’art parfait de la main-d’œuvre, ces mérites sont négligés par le
lecteur qui admire la dépendance précise des parties et leur progression déduite des
données initiales à l’hymne terminal.
Ce système de composition directe où les incidents se juxtaposent eu une ligne droite
menant de la première phrase à la dernière, constant et ostensible dans les plans de
Poe, se déguise souvent à l’application sous une intrigue habilement sinueuse. Le
conteur sait entraîner sur une fausse piste parallèle à la vraie et ne la quitter d’un
bond qu’à quelques lignes de la fin. Il excelle à faire craindre que la solution d’une
énigme intéressante ne soit impossible, puis à l’ d’un tour de main des
antinomies même qu’il lui a plu d’accumuler. Comme les peintres japonais, il semble
parfois jeter au hasard des touches inconnexes que relie subitement en un tout le rapide
trait final. Enfin ce mathématicien du fantastique, cet esprit imperturbablement logique
sur les confins du rationnel, sait, quand il lui convient, rester court au bord d’un
développement dernier, et, quelque fait à demi dévoilé laissé dans l’ombre, jouer de la
suggestion de l’insinuation, des réticences et des symboles. Ce sont des ombres de
pensées, de sinistres craintes que suggère le mystérieux finale du Scarabée
d’Or. Personne ne saurait dire l’horreur, accrue d’autant, du supplice
inquisitorial réservé à la victime de Puits et Pendule, ni quel est
l’ombilic de l’immense spirale décrite par le vaisseau fantôme sur une mer d’ébène sous
un ciel d’érèbe. La catastrophe des aventures d’A. G. Pym se dérobe derrière un rideau
de nuées cinéraires, ou par-dessus les vols d’oiseaux neigeux, s’épand le geste d’un
fantôme pale dominant une mer laiteuse. Dans les poèmes, de mystérieuses doubles
ententes entr’ouvrent sous le vague des mots, des dessous infiniment caves, courant
abstrait de mysticisme qui sourd opulemment dans la dernière strophe du
Corbeau.
En ces artifices, les plus apparents, Poe se montre l’homme de toutes les ruses
littéraires, habile à composer et à stiller d’une main sûre la délicate émotion qui
transporte le lecteur hors de lui-même, et le charme en une vie étrangère plus intense
et plus belle. Par l’intérêt, il sait saisir, abandonner, reprendre, tromper, stupéfier
et accabler, allumer la cupidité, la cruelle joie de la chasse à l’homme, la soif de
vengeance et la soif d’aventures, les effrois de l’horreur et la douceur lointaine du
rêve. Il est sans doute de ceux qui se jouent de l’homme et le font résonner « de
sa note la plus basse au sommet de sa voix »
.
Outre l’aspect particulier que prennent chez Poe les trois parties primordiales de
l’esthétique de tout écrivain : le style, l’invention des lieux et des personnages, la
composition, il est utile de considérer les caractères généraux de ces éléments, les
propriétés par lesquelles ils concordent et coopèrent. Entre ces qualités communes, la
plus apparente est l’originalité, le fait qu’en des objets, eu des ensembles se trouvent
associés des attributs que l’expérience présente séparés. L’originalité pénètre toute
l’œuvre de Poe. Elle détermine les choses, les scènes, les âmes, les plans, les théories
et les idées
Toute la configuration de l’île de Tsalal dans les Aventures est
inventée, l’eau opaque, veinée, chatoyante et teintée qui coule dans ses ruisseaux,
l’absence de blanc dans tout ce que touchent les naturels et l’horreur que leur inspire
cette couleur, la stratification des roches et le plan des vallées. Les supplices dans
Puits et Pendule sont d’une absolue nouveauté. La catastrophe à
laquelle l’humanité succombe dans Eiros et Charmion est merveilleusement
simple et originale. L’idée de faire croasser le sinistre refrain du
Corbeau, celle de faire commettre le crime de la rue Morgue par un
anthropoïde, ont un caractère d’invention sans antécédent, qui étonne quand on réfléchit
combien l’imitation directe ou modifiée est en toute chose la règle.
L’originalité de Poe, concentrée en ces exemples, est diffuse dans toute l’œuvre. Elle
a causé ce style rigide, riche et sombre comme une pesante draperie de soie, sans
exemple dans la prose anglaise. C’est par elle qu’il entreprend de décrire des
spectacles qu’aucune prunelle humaine n’a vus, la succion tournoyante du Maelstrom, les
noires eaux striées sur lesquelles fuit le vaisseau-fantôme, les vermeilles
de la mort rouge, le charme délicieux et libre des clairs jardins où se dresse le
collage Landor. L’intrigue sans exemple du Scarabée, la vengeance
singulière dans la Barrique d’Amontillado, la stupéfiante idée de songer
à décrire les conséquences d’une magnétisation in extremis,
l’allégorie de W. Wilson, cette catastrophe grandiose où la maison Usher,
par une nuit de tempête, se fissure et s’abîme dans l’étang stagnant à son pied, et
démasque lentement le disque rouge de la pleine lune ; jamais on n’a dépensé en une
série d’œuvres une richesse pareille d’inventions sans analogue. Que l’on reparcoure
encore la galerie de personnages du conteur, ces aines bizarres constituées de manies
inconnues, de maladies mentales mal classées et jointes à une lucidité disparate,
passionnées et froides, malades et rigide ; que l’on ajoute à ces marques d’originalité
artistique une originalité scientifique incontestable, certaines propositions
d’
Eurêka
, des vues sur la métrique confirmées
depuis par les travaux allemands, la vision latérale de l’œil établie il y a peu, la
connaissance de l’action délétère de l’oxygène ; il semblera que dans aucune cervelle
humaine n’ont jailli plus de visions, de groupes d’images et d’idées intégralement
factices.
La saisissement que cause cette originalité des parties, est accru par la brièveté des
compositions dans lesquelles elles sont associées. Dans une littérature où le roman à
plusieurs tomes et le poème volumineux sont la règle, il est digne de remarque que Poe
n’a écrit qu’une seule œuvre formant un livre, que la longueur moyenne de ses contes est
quatorze pages, et la longueur extrême de ses pièces cent vers. Ce fait général
rapproché des préceptes de la Genèse d’un poème et de l’Essai sur
Hawthorne apparaît comme fondamental et volontaire. Les compositions de Poe,
établies avec l’esthétique artificieuse que nous avons analysée, tendant à évoquer les
émotions rares que nous allons étudier, ne pouvaient être ni élaborées ni absorbées par
masses. Son habileté à intéresser par des procédés de style, des âmes factices, des
séries d’événements cauteleusement rapprochés, des suggestions et des surprises,
perdrait vite tout ascendant, si le conteur n’avait tenu compte par instinct d’une loi
de psychologie que l’école allemande a formulé presque mathématiquement et dont on peut
saisir l’effet dans la diminution de plaisir à la répétition d’un morceau bissé, dans la
lecture de moins en moins fructueuse d’un roman parcouru de suite. Les œuvres de Poe,
par contre, ont une étendue propre à leur assurer sur la sensibilité une action complète
sans excès ni défaut. Elles sont distillées avec la parfaite mesure des préparations
pharmaceutiques modernes, où de puissants alcaloïdes, infinitésimalement dosés, portent
les effets médicinaux à la limite délétère.
Que l’on note encore l’usage discret et presque imperceptible que fait Poe du
fantastique. Cet élément, qui se compose chez lui d’un peu d’impossible uni à beaucoup
d’improbable, est inséré dans l’œuvre avec un soin infini, au moment où le lecteur a le
plus perdu de son sang-froid et se trouve prêt à ne plus discerner le réel de l’irréel.
Une vision en plein Océan polaire après d’étranges aventures dans une île inconnue, une
maison qui s’abîme singulièrement par une tempête, la résurrection d’un cataleptique,
des ressemblances bizarres, une ombre sur une porte, un corbeau qui répond
merveilleusement juste ; en ces faibles atteintes au vraisemblable, consiste tout le
fantastique mesuré de Poe, qu’atténue encore une science exacte des transitions, du
milieu et du moment propices.
Que cette invention discrète, la juste brièveté et l’originalité constatées plus haut,
dérivent d’une propriété générale plus haute encore et dernière de l’esthétique de Poe,
l’artificiosité, de nombreux indices le démontrent. Il ne semble pas que Poe se résigne
jamais à produire les effets qu’il prémédite par la copie de la réalité, ni qu’il
consente à ne pas s’en éloigner Sans cesse il en dérange et recombine les éléments. Les
incidents nécessaires à la vraisemblance sont pressés en une intrigue purement logique,
altérés, choisis et raffinés au point de paraître agiter une planète chimérique, au
soleil plus pâle, aux nuits plus claires que la nôtre. Les âmes qui luisent dans les
yeux aigus des personnages sont concises, , sublimées en essences spirituelles
pures. Les descriptions montrent des choses et des scènes fictives ; le style se déroule
en formes multiples, volontairement adapté aux émotions que le conteur veut suggérer.
Toute l’œuvre conçue par un art infaillible et savant, calculée en ses parties, son
mouvement, sa direction et sa masse, revêt l’aspect glacial d’un objet géométriquement
parfait. D’éclatantes corolles aux nuances spectrales, se creusant en cônes et se
découpant en angles volutés, s’infléchissent par courbes pures sur leurs tiges d’abord
verticales. La précise harmonie de leur port flatte le regard que déconcerte leur beauté
rigide et leur charme inanimé.
Au moyen de cette esthétique complexe dont il fallait analyser la subtilité, Edgard Poe
a tenté de faire naître deux émotions alliées en proportions variables : la curiosité et
l’horreur.
Certains contes paraissent n’emporter qu’à la recherche fiévreuse de quelque problème
singulier. Ils se déroulent comme le calcul d’une équation, avancent d’une marche
graduelle et sûre, mènent de terme en terme, après quelques fausses arrivées d’où l’on
repart plus haletant, à une certitude imprévue irréfragablement déduite. De la marche du
conte, de son intrigue, mot impropre à des œuvres glaciales et dénuées de toute
tendresse amoureuse comme l’Eurêka, les romans judiciaires et
cryptographiques, tout l’intérêt procède. Ils sont intacts de passion et libre
d’horreur. Puis les contes, auxquels s’ajoutent les poèmes, s’assombrissent. Le problème
moins long à résoudre tient moins en suspens. Le récit d’un voyage fabuleux, une
hallucination opiacée, magnifique et sanglante, une vendetta d’une atrocité bizarre,
partagent le lecteur entre un frisson et l’attrait d’incidents inouïs. La trame plus
mince encore se réduit à la description d’une scène ou d’un acte ; la curiosité émue par
l’originalité de l’invention est aussitôt refoulée par un spasme de terreur et de
dégoût. Toutes les épouvantes surgissent. Des supplices spirituels torturent un pâle
relaps. Sur la putréfaction humaine de lugubres et formidables variations sont
exécutées. Des âmes se détraquent, difformes et faussées par de rares coups de folie ;
puis c’est le spectacle même de l’effroi, la cruelle analyse des plus angoissantes
peurs, qui fait pâlir et craindre, — jusqu’à ce que cette terreur ascendante, sublimée
enfin et spiritualisée, enclose dans des vers cristallins, teintée d’un étrange reflet
de beauté, devienne le charme tragique et céleste du Corbeau,
d’Ulalume, de Lénore.
Dans les romans judiciaires, le Scarabée et Eurêka, Poe
parvient à susciter un intérêt dénué de tout élément émotionnel. Il revêt d’une forme
littéraire ce froid plaisir, intense chez les spéculatifs, que cause la solution d’un
problème en tant que tel, aux géomètres, aux métaphysiciens et aux stratégistes. Douant
ses personnages de perspicacité, de puissance raisonnante, de rectitude déductive,
retranchant de leur âme toute passion et tout désordre, il leur assigne une recherche,
la fait entreprendre, poursuivre, manquer, jusqu’à ce que la solution soit dardée dans
leur cerveau par quelque foudroyant coup de logique. En ce drame cérébral, l’objet de
l’investigation n’a d’importance que celle de l’enjeu dans une partie d’échecs, chargé
de renforcer un intérêt existant déjà. Il est visible que la découverte de l’assassin
dans le Crime de la rue Morgue, l’exhumation du trésor du capitaine Kidd,
sont de simples appeaux qui font suivre, avec un plus complet oubli de tout, les
merveilleux raisonnements, l’intense activité cérébrale de Legrand et de Dupin. Dans
cette contemplation d’actes purement intellectuels, l’intérêt se transforme, se surtend
et se glace. Le lecteur est ému en ses facultés de calculateur et d’analyste, qui ne
correspondent dans son expérience à rien de passionnant ou de tendre. Il admire
l’étrange domination de ces contes inhumains, subjuguant son intelligence intacte. Et le
secret de leur empire lui paraîtra résider dans l’impassibilité maintenue du poète, qui
sut ne ternir d’aucune phrase cordiale la rationalité de ses plus longues œuvres.
Cet élément de curiosité pure qui constitue les romans judiciaires et le
Scarabée, s’atténue mais persiste dans la série de récits allant de
Hans Pfaal aux poèmes en prose et en vers. Il rend les vengeances de
Hop-Frog et de la Barrique aussi artificieuses
qu’horribles. Dans les contes descriptifs tels que Puits et Pendule, les
supplices et les situations sont singuliers autant qu’atroces. La recherche de la
curiosité orne les contes psychologiques de maladies mentales douteuses et ordonne en
suites bizarres les infortunes qui mènent au dénouement du Cœur
révélateur et du Chat noir. Enfin dans les contes mystiques et
les poèmes, réduite et raffinée, elle enferme encore la terreur solennelle qu’ils
exhalent, en des vases étrangement ciselés. Partout, du plus au moins, le calcul,
l’analyse, l’artifice, en appellent au raisonnement, aux facultés réfléchies, à la
curiosité détachée et froide, recommandent le calme, invitent à penser au lieu de
sentir, enveloppent les œuvres de Poe d’un clair rayonnement d’intellectualité.
Devenues, par ces propriétés , inquiétantes et dures à lire, balancées
exactement en leurs proportions, elles prennent le contour géométrique parfait d’un
dessin linéaire.
À cette régularité et cette rigidité, se mêle, en proportions variables, mais en
présence constante, l’une des émotions humaines, la plus violente, la plus tumultueuse
et désordonnée, l’horreur.
Ici Poe est maître. Que l’on rassemble les plus sombres page de la littérature
universelle, certains chants de l’Enfer, les scènes brutales des
dramaturges shakespeariens, les fantaisies de Swift, les terreurs plus puériles de
Godwin et d’Anne Radcliff, que l’on confonde certaines pages des épopées
septentrionales, des chroniques russes et espagnoles, du Maliens
inquisitorial, des voyages des missionnaires en Chine, que l’on joigne à des passages de
Suétone certains chapitres de nos traités de pathologie ; toutes ces images de sang et
de souffrance blanchiront auprès de l’horreur glaçante, du dégoût, de l’énervement, de
la pesante angoisse que causent quelques contes forts courts et fort calmes de Poe. Par
un instinct profond aiguisé de calcul, il a frappé aux endroits où l’homme actuel,
dégagé de tant de terreurs et d’épouvantes, reste sujet à la peur et soumis au
tremblement. Il ne suscite que des images efficaces, capables d’effrayer les plus
incrédules ; il sait provoquer de vagues appréhensions, le dégoût instinctif des
spectacles répugnants l’effroi des hasards sinistres, des agonies, des catastrophes
cérébrales ; son art va des transes par où font passer d’épouvantables aventures, à
cette terreur solennelle et liante que dégagent les strophes ordonnées en lente marche
funèbre des poèmes.
Certains des contes analytiques inspirent déjà une sorte de vague effroi par le calme
glacial, la netteté livide dont Poe raconte quelque monstrueux assassinat, et désigne
les plaies. Dans d’autres œuvres, dans les récits d’aventure, il suscite la peur
communicative que cause le spectacle d’un de nos semblables courant un épouvantable
danger. Il décrit et suggère l’angoisse du pêcheur tournoyant dans la vertigineuse
spirale du Maëlstrom et fait ressentir dans le Manuscrit l’accablement
d’un naufragé, jeté sur le pont d’un mystérieux et décrépit vaisseau fuyant en pleine
nuit sur une mer hurlante. Dans l’invention des tortures morales, il déploie la plus
diabolique fantaisie. Le prisonnier de l’Inquisition, assiégé dans Puits et
Pendule, par la menace des plus effroyables supplices, laissé intact sur les
plaques fumantes de son cachot, passe par des peines surhumaines ; le cataleptique de
l’Inhumation prématurée, qui se réveille hagard entre quatre planches,
la bouche liée et les yeux obscurcis, subit une agonie mentale mortelle.
Les épouvantes du cimetière et du charnier semblent attirer Poe dont l’implacable génie
tire du spectacle de la putréfaction charnelle de brutaux effets de terreur. Aux
dernières pages du Chat noir, est dressé le cadavre gâté de l’assassinée,
que dévore, la gueule rouge, l’animal famélique, sinistre héros de ce conte. Dans
A. G. Pym, les scènes d’horreur physique s’accumulent et s’exagèrent.
L’épisode du massacre des mutins, où Pym, pour terrifier ses adversaires, se farde de
pustules, se ballonne et se déguise à l’imitation d’un marin mort dont la carcasse roule
dans les balots, les scènes ignobles où les survivants tuent, dépècent et salent un des
leurs, ayant soin d’en jeter la tête et les pieds, aboutissent à l’horrible rencontre
par ces affamés, d’un brick désemparé et dépeuplé, roulant au hasard sur les lames, une
cargaison empestée de cadavres en sanie que déchirent des oiseaux repus.
Sur son dos où une partie de la chemise avait été arrachée et laissait voir le nu, se
tenait une mouette énorme, qui se gorgeait activement de l’horrible viande, son bec et
ses serres profondément enfouis dans le corps, et son blanc plumage tout éclaboussé de
sang. Comme le brick continuait à tourner, comme pour nous voir de plus près, l’oiseau
retira péniblement du trou sa tète sanglante, et, après nous avoir considérés un
moment stupéfié, se détacha paresseusement du corps sur lequel il se régalait, puis il
prit droit son vol au-dessus de notre pont et plana quelque temps dans l’air avec un
morceau de la substance coagulée et quasi-vivante dans son bec. À la fin l’horrible
morceau tomba, avec un sinistre piaffement, juste aux pieds de Parker.
De même que ces spectacles putrides soulèvent l’extrême dégoût, par l’atteinte qu’ils
portent à notre amour de la forme humaine, les contes psychologiques terrifient en
ruinant la croyance à la raison. Poe fait douter de la santé cérébrale à force d’étaler
les détraquements, les névroses et les hallucinations de ses maniaques. Il montre la
mystérieuse et inexplicable hantise de l’Homme des foules, la volonté
succombant sous des impulsions morbides, les dégradants ravages de l’alcool ; puis les
demi-affolements, les illusions acoustiques et les envies sanguinaires de l’assassin du
Cœur révélateur, enfin te vampirisme forcené de l’amant de Bérénice,
dont l’acte dégoûtant lutte d’horreur avec une épouvantable folie. Et au-delà de ces
contes où l’angoisse paraît exaltée hors de mesure, de névrose eu névrose, viennent des
êtres plus mystérieusement désorganisés, puissants d’intelligence, atteints des maladies
profondes de la volonté, monstrueux et fêlés par l’énorme développement de quelque
groupe cérébral normalement infime. Sur le fond ténébreux d’une demeure somptueuse et
muette, se profilent les traits pâles de l’incestueux l’époux de Morella, croyant
reconnaître en sa fille l’âme transfuse de celle qu’il n’avait su aimer vivante ; la
lutte folle de Ligéia contre la mort, la douleur somnolente de son amant et sa
fantastique rêverie dans la longue nuit, où il crut voir la forme immatérielle de la
décédée se glisser dans le corps tiède de lady Rowena ; Roderick Usher, peureux d’avoir
peur, les mains nues, la voix trémulante, dardant de tous côtés son regard trop aigu,
égaré par la délicatesse de ses sens, l’esprit sursautant, vacillant et défaillant, au
point de succomber dans un spasme d’effroi, en cette mystérieuse nuit, dont la
description demeure inoubliable.
Nous sommes ici aux contins du possible et au sommet de la gamme d’émotions
terrifiantes que Poe scande dans son œuvre. En quittant entièrement le réel, il ôte à
l’horreur tout le pénible et le dur. Elle est dans ces œuvres suprêmes purifiée et
assuavie, teintée de tendresse, ombrée d’une sorte de mysticisme qui l’exalte et
l’apaise. Nous entrons dans l’éther astral où s’échangent les douces paroles de Monos et
d’Una, d’Oinos et d’Agathos, d’où descendent le démon de Silence, la fée
de l’Ile, d’où vint le fantôme informe et indéfini qui, par un temps de
pestilence, contrista les sept buveurs de Ptolémaïs. Des rythmes subtils, de musicales
allitérations, la magie des mots, conduisent aux poèmes. Les sombres allégories du
Palais hanté, du Ver conquérant, de la Cité en la
Mer voilent les images de la Folie, de la Mort, du Jugement dernier, sous la
noire dentelle de leur style. Dans Lénore, dans Ulalume,
se lève la plainte pour une amante perdue, la soudaine angoisse d’un inconsolé, qui
vient à passer, par une nuit scintillante d’automne, devant le seuil du caveau clos
depuis un an sur une dépouille chère. Le noble poème du Corbeau embaume
encore, sous de lourdes bandelettes, l’amour d’une morte, dont le souvenir illumine la
chambre nocturne aux rideaux de soie bruissants, donne à la réponse fatidique et
monotone de l’oiseau toutes ses successives gradations de désespoir, jusqu’à ce finale
épandu où s’associent la terreur, la passion, le mystère et la suprême beauté :
Prophète, dis-je, être de malheur, prophète, oui, oiseau ou démon ! Par les cieux sur
nous épars, — et le Dieu que nous adorons tous deux, — dis à cet âme de chagrin
chargée, si dans le distant Eden, elle doit embrasser une jeune fille sanctifiée que
les anges nomment Lénore, — embrasser une rare et rayonnante jeune fille que les anges
nomment Lénore ! Le corbeau dit : Jamais plus.
Que ce mot soit le signal de notre séparation, oiseau ou malin esprit, hurlai-je en
me dressant. Recule en la tempête et le rivage plutonien de la nuit. Ne laisse pas une
plume noire ici comme gage du mensonge qu’a proféré ton âme. Laisse inviolé mon
abandon, quitte le buste au-dessus de ma porte, ôte ton ber de mon cœur et jette ta
forme loin de ma porte Le corbeau dit : Jamais plus.
Et le corbeau sans voleter, siège encore, — siège encore, sur le buste, pallide de
Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont toute la semblance
des yeux d’un démon qui rève, et la lumière de la lampe ruisselant sur lui, projette,
son ombre à terre ; et mon âme, de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera
jamais plus 8.
L’absence dans l’œuvre de Poe de certains caractères, est aussi significative que la
présence des précédents. Ni dans ses contes, ni dans la plupart de ses poèmes, il ne se
sert pour produire l’émotion, du spectacle de l’amour normal, qui est pourtant le
contenu principal de tous les romans, de tous les drames et de presque tous les vers. Le
plus grand nombre des contes ont pour personnages des hommes et rien dans
l’arrière-fonds de l’intrigue, ne montre que ceux-ci se soient jamais émus du frôlement
d’une jupe. D’autres œuvres présentent des hommes et des femmes s’aimant, mais d’une
passion si dénaturée, mystique ou démente, qu’elle est nouvelle et surhumaine. Poe voile
l’attraction des sexes, dont il renverse les rôles, l’altère de maladie, de folie ou de
crime, la montre morbide et forcenée dans Ligeïa, enfantine et fantasque
dans Eleonora ; et ses poèmes même, quelques pièces fugitives à part, ne
décrivent de l’amour que le spectre. Le Corbeau, Ulahme,
Lénor sont les réquiems d’une belle morte. Dans A Hélen, que
Poe adressa à Mme Whitman sur le point de devenir sa femme, la ferveur d’une adoration
extasiée s’altère du récit d’une hallucination aussi étrange et cruelle que celle dans
Bérénice, écrit treize ans auparavant.
Si l’amour sain, doux et heureux manque aux écrits de Poe, on n’y trouve pas non plus,
malgré leur diabolisme et leur cruauté, leurs monstres et leurs grotesques, l’élément
qui accompagnent les grylles de toutes les époques, l’obscénité. Quoiqu’on parle
d’orgies dans W. Wilson, qu’à l’île de Tsalal, les matelots de la
Jane Guy trouvent des femmes « obligeantes en toutes
choses »
, que dans Marie Roget, il faille fouiller le dessous
d’une femme galante, et dans le Crime de la rue Morgue, entrevoir le
cadavre d’une jeune fille brutalement lacérée, pas un mot équivoque, pas une allusion
aux réalités de la chair, un rauque éclat de voix ou un afflux de sang ne vient altérer
le calme glacial de ces œuvres et de toutes. Il semble qu’elles soient laminées à froid,
trempées dans une eau polaire, aérées d’éther, nimbées d’un halo boréal. Elles déroulent
leur mécanisme sans susciter d’autres passions que celles qui anémient le cerveau et
font pâlir les joues. Blêmes, elles portent les traces d’une âme épouvantée et contenue,
que nous tâchons de voir.
Nous avons analysé l’œuvre d’Edgar Poe. Ayant séparé les éléments de son esthétique et
les composants des émotions qu’elle sert à provoquer, nous avons discerné un style varié
et adapté au ton de chaque conte et poème, des descriptions de lieux et d’états d’âme
également détaillées, une psychologie à la fois , autobiographique et
imperturbable, des plans combinés merveilleusement, l’habile brièveté de tout écrit, la
nouveauté des visions présentées, 1 ’artificiosité générale des moyens. Ceux-ci sont
employés à exciter dans l’âme du lecteur un double courant d’émotions associées comme
deux fils entrelacés et alternants : l’une la curiosité pure de l’analyste, l’autre la
terreur du visionnaire, qui, de moins en moins matérielle va du spectacle de la mort à
celui des désorganisations cérébrales les plus subtiles, pour s’élever aux passions
idéales et graves des poèmes. En cette suite d’éléments, il en est de simples et de
complexes. L’originalité et l’horreur dans l’imagination de Poe, son amour de l’artifice
dans le style, les plans, la brièveté, l’analyse, sont irréductibles. Son emploi de la
curiosité, sa psychologie, certaines omissions étranges dans son œuvre, ses doctrines
esthétiques procèdent de causes composées. Ce sont ces causes que nous allons
déterminer, cherchées dans la configuration cérébrale de celui qui a produit ses
manifestations. En d’autres termes, étant donnés les caractères résumés plus liant, nous
essayerons de construire un mécanisme intellectuel hypothétique dont les principales
activités correspondent à ces propriétés saillantes, apercevoir en ses gros rouages
l’âme que Poe dut avoir pour écrire comme nous l’avons montré.
Edgar Poe a limité son effort à produire parfaitement des émotions de curiosité et
d’horreur. Chez un littérateur styliste, poète, érudit, ce choix de deux sentiments
inusités, sans lien logique commun, peut surprendre. La psychologie explique ici que le
désir est la manifestation consciente d’une aptitude de l’organisme. De même que la faim
est l’indice cérébral de la capacité de digérer, que l’amour d’une carrière marque la
faculté d’y exceller, de même Poe s’est appliqué à faire naître les deux émotions
spéciales à son œuvre, parce qu’il sentait pouvoir terrifier et étonner.
De ces deux effets le premier est facile à produire. Pour provoquer l’horreur il suffit
de montrer des objets, des scènes, des personnages qui épouvantent, et, pour les
montrer, de les imaginer soi-même nettement. Ce dut être là le penchant primordial de
Poe. De même que chaque artiste aperçoit plus vivement et conserve plus obstinément dans
la mémoire, certaines formes, certains êtres, certains ensembles, et, de ces spectacles,
un caractère spécifique et abstrait, que Michel-Ange avait l’âme pleine de torsions de
muscles, Rembrandt de dégradations de lumières, Beethoven de rythmes héroïques, Poe dut
accumuler en lui tous les objets de l’épouvante humaine. Son âme fut pleine de cadavres,
de pâles suppliciés, de folies subtiles et subites, de pleurs de frayeurs, de remords,
d’abandons. C’est là le phénomène premier de son organisation cérébrale, dont toute
explication est impossible, sauf les raisons vagues pour l’individu de l’hérédité de la
race, de l’éducation, du milieu.
À ce penchant original, d’autres se joignent. Nous avons montré comment l’originalité
caractérise toute l’œuvre de Poe, depuis certains objets bizarrement composés jusqu’à
l’invention des situations, des personnages, des plans, des émotions, et même de
certaines vérités scientifiques. Analysée en ses éléments, l’idée d’originalité se
résout en l’accolement de deux ou plusieurs images qui ne se présentent pas d’ordinaire
consécutivement, qui ne s’associent pas dans l’expérience ou la mémoire. C’est donc dans
une anomalie de ce mécanisme cérébral que l’on appelle l’associationisme, qu’il faut
chercher la cause profonde du phénomène littéraire apparent chez Poe. Évidemment dans
l’esprit de cet homme, les images ne se suivaient ni ne se coordonnaient à l’imitation
de la réalité ; par un dérèglement léger qui, grossi et constant, serait celui de la
manie, elles se succédaient parfois sans ordre, automatiquement ; ou bien Poe, écartant
volontairement les chaînons intermédiaires, se plaisait à joindre les termes extrêmes
d’une série d’images conséquentes.
Cette seconde supposition est plus probable ; car tout l’art de Poe porte la marque
d’une clarté, d’une volonté, d’une pleine conscience qui en constitue le troisième
élément primitif. Nous avons montré avec quel calme supérieur Poe analyse ses
caractères, déduit ses plans, combine le coloris de son style, les proportions de son
œuvre, la réticence de ses dénouements, dose d’une main savante les deux forces
passionnelles dont il joue, l’horreur et la curiosité. Le caractère commun de toutes ces
qualités de mesure, d’ordre, de prévision, de juste calcul est celui d’adaptation à un
but. Poe perçoit le rapport défini9 de cause à effet entre les moyens littéraires à
employer et l’effet émotionnel fictif à produire, entre la constitution interne des
personnages et leurs actes, entre un fait et ses conséquences possibles, entre toutes
les parties de l’œuvre, entre ses propres facultés et leur emploi loisible, enfin, dans
l’Eurêka, entre certaines hypothèses et certaines lois actuelles. Cette
aptitude à connaître clairement et à observer habituellement certains rapports que les
artistes ordinaires, se bornent à sentir d’instinct, se résume en une particularité de
constitution cérébrale que l’on peut exprimer comme suit : chez Poe les
émotions se transforment constamment en pensées.
Il est de notoriété commune que tout violent mouvement d’âme, si celui qui l’éprouve
s’efforce de l’examiner et de le manier, cesse d’affecter la conscience comme émotion et
devient cette chose atone, claire et utile, une connaissance10. C’est là ce que Poe pratique
constamment, et c’est en vertu de ce penchant essentiel que ses œuvres ont revêtu une
forme cristalline et géométrique, aiguë, et définie, qu’elles sont parfaites, glaciales
et nettes. Il semble que l’artiste pour son écrit le plus bref ou le plus étendu, avant
ressenti, puis envisagé un effet émotionnel à produire, s’étant calmé même de la sorte
d’excitation purement intellectuelle que lui a causée l’invention des moyens, s’est mis
à l’œuvre la tête aussi libre qu’un mathématicien notant une belle démonstration, ou un
biologiste sur le point d’écrire un mémoire concluant. Dans la plénitude de ses hautes
facultés d’analyste, Poe médite son effet final, combine ses péripéties, détermine ses
personnages et leur milieu, se décide pour la sorte de style voulu, précis, songeur,
mystique, plaintif ou pompeux, adopte certains artifices éprouvés, fixe la nature du
dénouement brutal ou fuyant, vérifie par le rebours la contexture de sa trame, rédige et
termine, aussi sûr de frapper certaines touches cérébrales, qu’un chimiste de l’effet
d’un réactif ou un balisticien, sur le point de projeter un boulet, de son choc
terminal. Sans fièvre d’inspiration, sans cette identification avec l’œuvre que
pratiquent la plupart des auteurs, une merveille de mécanique littéraire a été produite,
un admirable appareil à émouvoir, d’une action infaillible, intense et perpétuelle.
Ces trois facultés primordiales, la vision de l’horreur, l’originalité de
l’association, la transformation des émotions en pensées, séparées par l’analyse, sont
en réalité confuses, coopèrent et réagissent.
Les aptitudes rationnelles, réglant les autres, les empêchent de devenir chez leur
auteur même des sources d’émotion. Si la faculté de voir et de retenir des images
horribles n’eût été contenue par l’intelligence, Poe aurait ressenti la terreur et perçu
les hallucinations qui empêchaient Hoffmann d’écrire seul la nuit. Si son originalité
n’avait été contrainte de s’exercer sur une ligne logique et productive, elle eût
dégénéré en incohérence, en bizarreries de manières et d’habitudes. Sur ces deux points
la biographie de Poe est négative, tandis que sa psychologie où il s’analyse calmement
en ses vices et ses misères, montre quel était l’empire de son intelligence sur sa
sensibilité. Par contre celle-ci qu’affectaient seuls les spectacles tragiques, son
originalité à laquelle répugnaient les sujets rebattus, unis à son rationalisme
réfractaire à toute émotion, firent qu’il ne sut montrer de l’amour, source de vie et de
joie, que les aspects macabres, tragiques et fous, la Vénus des vertiges et la Vénus
tumulaire. Enfin son aptitude au raisonnement, jointe à son originalité, rend compte de
ses doctrines esthétiques.
« C’est la malédiction de certains esprits », dit Poe dans ses
Marginalia, « de ne pouvoir être satisfaits, quand ils se sentent
capables d’accomplir une œuvre. Ils ne sont pas même heureux, quand ils l’ont
exécutée. Il faut qu’ils sachent et qu’ils montrent comment ils s’y sont
“pris”. »
Cédant à cette faiblesse, Poe nous a révélé, en plusieurs de ses
Essais, les principes de son esthétique rationaliste, par laquelle il
avoue exclure de l’art toute émotion et tout enthousiasme. Dans un article sur Bryant,
il félicite ce poète d’avoir banni de ses vers toute passion. Il écrit dans une étude
sur Hawthorne : « Dans toute composition, il ne devrait y avoir pas un mot
d’écrit, qui ne tende directement ou indirectement au dessein préétabli. »
Il
débute dans son Essai sur la poésie américaine par déclarer :
« L’ordre le plus élevé de l’intelligence imaginative est toujours
principalement mathématique. »
Les passages abondent où il proclame l’identité
de la faculté calculatrice et de l’artistique. Mais il n’est nulle part plus explicite
que dans son analyse du poème le Corbeau, donnant sinon l’histoire exacte
de la composition de cette pièce, du moins l’idéal de son esthétique.
Je préfère, dit-il, commencer par la perception d’on effet à produire… Je me dis tout
d’abord : des effets ou impressions innombrables, dont le cœur, l’intelligence, ou, en
général, l’âme est susceptible, lequel choisirai-je dans l’occasion présente. Ayant
choisi un effet premièrement nouveau, secondement vif, je considère si on peut le
produire le mieux par des incidents ordinaires et un ton particulier, ou par des
incidents et un ton particuliers, regardant ensuite autour de moi ou plutôt en moi
pour trouver cette combinaison de ton et d’événements qui m’aideront le mieux à
produire l’effet.
Et il poursuit ainsi, développant toute la genèse possible du Corbeau,
de son idée fondamentale à ses moindres détails.
Que l’on compare ces préceptes d’après lesquels la composition marche « pas à
pas vers son achèvement avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème
mathématique »
, aux recommandations des poétiques anciennes enjoignant à
l’artiste de ressentir d’abord l’émotion qu’il veut provoquer. L’on constatera une
différence fondamentale et un progrès.
L’appel à l’instinct, aux exubérances incorrectes du tempérament, le conseil de livrer
des émotions secrètes en amusement à des étrangers, l’invite aux confidences et aux
familiarités, sont remplacés par une doctrine savante et plus fière. Le calcul
esthétique et la connaissance de l’homme régissant l’élaboration de l’œuvre, chaque
détail ajouté involontairement, les forces vives de l’artiste contenues, concentrées et
dirigées sur le but prémédité, le trouble et les erreurs de la passion écartés, la
dispense de confessions et d’étalages, à ces innovations tendent les doctrines de Poe,
qui marquent aussi clairement que son œuvre l’intellectualité de son âme. Adoptées et
pratiquées, elles feraient de l’art une discipline aussi impersonnelle, scientifique et
efficace que la médecine.
Nous sommes au bout de notre tâche. En un ensemble d’œuvres, les plus étranges de notre
siècle, nous avons noté un ensemble de caractères d’abord externes, puis intérieurs Ces
caractères associés selon leur similitude, analysés selon leur signification, nous ont
permis de conclure chez celui dont ils marquent les écrits, à certaines propriétés
mentales, dont l’existence et les modifications réciproques expliquent pourquoi l’œuvre
de Poe est telle que nous l’avons vue. Il semble qu’en envisageant ces facultés comme
les forces d’une mécanique cérébrale, on oublie leur caractère, de manifestations
vitales et transitoires. Il faut donc imaginer que ces penchants grands et moindres, les
visions d’horreur, les associations incohérentes, la raison domptant toute émotion, ont
été situés entre 1809 et 1849 dans la matière d’un encéphale particulier, pourri depuis
et résorbé par le sol du cimetière de Baltimore en Amérique ; que cette cervelle
remplissait le crâne d’un homme à cheveux noirs, lustrés et bouclés, à yeux gris, au
large front, aux ièvres minces, droites, coupées aux coins de deux incises diagonales,
un homme à la tète massive et presque cubique posée sur des épaules rondes, fortes,
tombantes, ayant la taille moyenne et les mains musculeuses, l’air impérieux, sûr de
lui-même, sarcastique et gracieux. Cet être, issu du mariage d’une comédienne et d’un
gentillâtre que sa famille renia, ayant pour frère aîné un demi-fou et pour sœur puinée
une idiote, laissé orphelin à trois ans, adopté par une famille riche et passant sa
jeunesse dans ces orgueilleux états du Sud, où se recrutèrent les esclavagistes, élevé
sans affection dans l’attente d’une grande fortune, dissolu, endetté, désavoué par un
père adoptif, ayant mené à deux reprises pendant deux ans une vie d’aventures et de
vagabondages inconnus, fut ramassé mourant de faim à Baltimore, par un vieux journaliste
que ses premiers essais avaient étonné, Il vient ici une éclaircie de quelques années.
Poe se marie ; et les circonstances lui ayant ainsi permis d’augmenter le rayon de ses
souffrances, voici les désastres qui reviennent et se suivent, que chassé de ville en
ville et de rédaction en rédaction, restant besoigneux, lent à travailler, querelleur,
aigri, affolé par le spectacle de la maladie qui minait sa femme, semblait l’abandonner
et la ressaisissait, il se jeta dans le vice qui consomma sa ruine, se mit à boire les
redoutables liqueurs que l’on débite en Amérique, ces délabrants mélanges d’alcool,
d’aromates et de glace ; et toujours luttant contre sa tentation et toujours succombant,
reportant l’amour enfantin qui purifiait sa pauvre âme, de sa femme morte à sa
belle-mère, quêtant un peu de sympathie auprès de toutes les femmes qu’il trouvait sur
un chemin et ne recevant qu’une sorte de pitié timide, ayant tenté de se suicider pour
une déconvenue de cette espèce, atteint enfin de la peur de la bête pourchassée, du
délire des persécutions, multipliant ses dernières ivresses qui le menaient de chute en
chute à la mort, — il en vint, l’homme en qui se résumaient la beauté, la pensée, la
force masculine, à avoir cette face de vieille femme hagarde et blanche que nous montre
un dernier portrait, cette face creusée, tuméfiée, striée de toutes les rides de la
douleur et de la raison chancelante, où sur des yeux caves, meurtris, tristes et
lointains, trône, seul trait indéformé, le front magnifique, haut et dur, derrière
lequel son âme s’éteignait.
Cet homme qui fut faible, nerveux, petit, irascible, rancunier, aimant, enfantin,
inconstant et affolé, que la vie ballota, heurta, renversa et prostra sans cesse, qui
semble s’y traîner en titubant, incertain et enragé, comme sous une rafale un ivrogne,
posséda par un contraste, comble d’ironie, l’intelligence lucide, logique, rectiligne
que nous avons admirée, l’aptitude aux bizarres combinaisons de la pensée, la vue de
tout ce qui est horrible, avec la faculté de dominer ces imanations, d’en faire éclore
des œuvres froides, parfaites, et neutres.
Il semble que le pouvoir même de se détacher de soi dans l’exercice de ses hautes
facultés, les ait retranchés de sa vie entière. Il ne fut certes point l’homme de ses
écrits, celui que l’on ramassa ivre et moribond dans une rue de Baltimore, le 7 octobre
1849. La continuelle malchance qui le poursuivit et l’accabla, qui le contraignit, homme
de rêve noblement inapte à toute tâche mercantile, aux mesquines coquineries de la vie
besoigneuse, lui interdisant de dépenser sa fougue en de belles débauches et son
inconstance en des caprices somptueux, le fit ne remplir de sa carrière que la part
idéale, incomplètement et au prix de quelles souffrances ! Il fut rompu et brisé pour
avoir été d’un métal non ductile. En tous les points où put l’atteindre la société
inclémente qui le charriait, il fut meurtri et mortifié. Niais de même que ses hautes
facultés ne régirent pas sa vie, elles n’en furent pas atteintes. Poe conserva intacte à
peu près, sinon entièrement, la partie intérieure, précieuse et inutile de son être, le
délicat et magnifique mécanisme cérébral, qui lui permit de fleurir son tronc rabougri
de corolles resplendissantes. Le fait, stupidement fortuit, qu’un emploi dans
l’administration fédérale lui fut refusé, nous a sans doute privés de quelques poèmes et
son intempérance do quelques contes. Entre Poe l’écrivain et le malheureux, la fissure
ne fut pas complète. Mais grâce à la faculté primordiale de son âme, à ce rationalisme
qui le fit ne ressentir d’émotions qu’en son existence inférieure et sauva l’artiste en
perdant mieux l’homme, il conserva et déploya son génie, plus que tout autre écrivain
moins constitutionnellement impassible. Cet homme, vacillant et faible, fut
imperturbable. De ses passions de son alcoolisme, son inconstance, sa petitesse, ses
infortunes, sa pauvreté, son isolement, sa rage, et son désespoir, l’intellectualité qui
fut en lui suprême et non centrale, demeura séparée, intacte, triomphante.
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