La critique scientifique — Analyse psychologique
Théorie de l’analyse psychologique. — Dans le chapitre précédent,
nous avons considéré l’œuvre d’art dans ses effets sur un appréciateur idéal, et dans la
cause prochaine de ces effets. Dans celui-ci nous l’étudierons en tant que signe de
l’homme qui l’a produite. En effet, un livre, par exemple, est d’abord ce qu’il est ;
mais il est ensuite l’œuvre d’un homme et la lecture de plusieurs ; c’est à remonter du
livre à son auteur, à ses admirateurs, que consiste proprement la critique scientifique.
Une œuvre d’art peut donner des renseignements sur son producteur, des facultés de qui
elle est l’image, sur ses admirateurs, du goût desquels elle est encore indicatrice. Les
premiers renseignements affèrent à la psychologie individuelle ; les seconds à la
psychologie sociale. Nous nous occuperons d’abord des premiers.
On a vu par l’exposé historique du début que la plupart des critiques n’ont essayé de
montrer la nature des écrivains dont ils s’occupaient que pour mieux apprécier leurs
œuvres. M. Taine, seul, s’est à peu près dispensé de cette tâche secondaire et s’est
appliqué dans ses études, soit par la biographie de ses auteurs, soit par des
indications induites de leurs écrits, à définir leur organisation mentale, en des termes
encore bien vagues. On en est là, et l’on peut reprocher aux meilleurs travaux actuels
des critiques biographes, deux défauts : les indications psychologiques qu’ils
de l’examen superficiel d’œuvres littéraires sont trop générales et trop peu précises
pour être considérées comme scientifiques ; d’autre part, ils ont tort d’employer
simultanément dans leurs essais et en vue de déterminer l’individualité d’un artiste,
l’histoire de sa carrière, l’ethnologie, les notions de l’hérédité et de l’influence des
milieux, avec l’analyse directe de ses œuvres. Des deux méthodes, c’est la première qui
doit céder le pas, basée, comme elle l’est, et comme nous la montrerons au chapitre
suivant, sur des lois incertaines et présomptives dont la critique scientifique ne
pourra tirer parti qu’après avoir vérifié, par ses propres travaux, la mesure dans
laquelle elles s’appliquent aux hommes supérieurs. C’est donc de l’examen seul de
l’œuvre que l’analyste devra tirer les indications nécessaires pour étudier l’esprit de
l’auteur ou de l’artiste qu’il veut connaître, et le problème qu’il devra poser est
celui-ci : Etant donnée l’œuvre d’un artiste, résumée eu toutes ses particularités
esthétiques de forme et de contenu, définir en termes de science, c’est-à-dire exacts,
les particularités de l’organisation mentale de cet homme.
Le raisonnement, par lequel on peut résoudre cette question, conclure d’une
particularité esthétique d’une œuvre à une particularité morale de son auteur, est fort
simple. L’emploi d’une forme de style, l’expression d’une conception particulière
quelconque, que cet emploi soit original ou qu’il puisse paraître entaché d’imitation,
est un fait ayant pour cause prochaine, comme tout le livre, la toile, la partition dont
il s’agit, un acte physique de leur auteur, poussé par quelque besoin de gloire,
d’argent, par un mobile, instinctif, n’importe, de faire une de ces œuvres. Cette
détermination prise, l’artiste l’exécute d’une certaine manière. Il s’adonne à un
certain art, à un certain genre, à un certain procédé, en un mot, il fait une œuvre se
distinguant de celles d’autrui par certains caractères, ceux-là mêmes que nous avons
appris à dégager dans le précédent chapitre. Il écrira, il peindra, il composera, comme
le lui permettront ses facultés acquises et naturelles, comme le lui
commanderont ses désirs, son idéal ; c’est-à-dire que les caractères
particuliers de son œuvre résulteront de certaines propriétés de son esprit. Ces
caractères seront à l’égard de ces propriétés dans une relation d’effet à cause, et l’on
peut concevoir une science qui remontera des uns aux autres, comme on remonte d’un signe
à la chose signifiée, d’une expression à la chose exprimée, d’une manifestation
quelconque à son origine.
Or le mot faculté indique une aptitude et présuppose les conditions de cette aptitude.
Si un homme peut soulever un certain poids à bras tendu, c’est qu’il a les os, les
muscles, la force d’innervation, le motif, nécessaires pour cela. De même, si certaines
propriétés d’une œuvre d’art existent, si un auteur a pu les produire, c’est qu’il
possède le mode d’organisation mentale requis. Par conséquent, un ensemble de données
esthétiques permettra de conclure à la présence d’une certaine organisation
psychologique, c’est-à-dire, en dernière analyse, à une activité particulière, à une
nature particulière des gros organes de l’esprit, des sens, de l’imagination, de
l’idéation, de l’expression, de la volonté, etc. Il ne reste donc plus qu’à déterminer
par le raisonnement et l’observation quels sont les détails intimes de pensée que
présuppose tel ou tel ensemble de signes esthétiques.
Mais la plupart des artistes ne se bornent pas à produire aveuglement, en suivant les
indications latentes de leurs aptitudes, lis se font un idéal imité ou original dont ils
tâchent de rapprocher le plus possible leurs productions, une image composite d’une
œuvre d’art ou d’une propriété d’œuvre d’art, conçue comme douée de toutes les qualités
que l’artiste admire et qu’il cherche à réaliser. C’est là une image, accompagnée de
désir, une image émotionnelle et comme telle capable de provoquer des actes. Or on sait
qu’en psychologie un désir9 est considéré comme l’expression consciente d’une
aptitude développée, et demandant à se manifester, d’une force de l’organisme contenue
et apte à être mise on jeu. L’idéal est donc simplement l’expression rendue consciente
par une image — des facultés mêmes qui forment le fond de l’esprit de l’artiste, et qui
le définissent.
D’ailleurs, que l’on considère ceci : les particularités esthétiques d’une œuvre se
composent d’un certain nombre d’émotions, d’images verbales, d’images d’objets, de
personnes, d’idées, de concepts, de souvenirs, d’habitudes d’esprit, de résidus de
sensations. Ces images et ces idées, avant de se trouver dans l’œuvre d’art, ont dû se
trouver dans l’esprit de l’homme qui l’a conçue et exécutée. Pour peu que le nombre de
ces phénomènes mentaux ait été considérable, ils ont du former une grosse part de la vie
psychique de l’artiste. Or on sait que l’esprit, le moi de tout homme, est constitué,
comme le montre notamment M. Ribot dans ses Maladies de la
personnalité
cw, non pas par une essence indéfinie, mais par une certaine
succession, par un rythme et un groupement d’images, d’idées, d’émotions et de
sensations, par un certain cours de phénomènes mentaux10
cx. Or, l’œuvre d’un artiste nous donne directement une partie notable de
ces phénomènes ; de plus elle est l’expression non seulement de ces apparences, mais de
leurs conditions profondes, des facultés et des désirs qui en forment le fond. Il est
donc légitime d’essayer de tirer de l’œuvre d’art l’image de l’esprit dont elle est,
soit le signe et l’expression, soit, plus directement même, une part indépendante et
constituante. Que l’on donc d’une série d’œuvres émanant d’un seul artiste
toutes les particularités esthétiques qu’elles contiennent, on en pourra déduire une
série de particularités intellectuelles. Si ces particularités esthétiques sont
nombreuses, en d’autres termes, si l’œuvre analysée est considérable et variée, ces
particularités sont importantes, en d’autres termes, si l’œuvre analysée est originale
et grande, les particularités psychologiques seront nombreuses et importantes ; elles
pourront suffire à définir l’artiste, en permettant de connaître l’indice individuel de
ses principaux groupes d’idées, d’images, de sensations. La méthode esthopsychologique
est d’autant plus fructueuse que les œuvres auxquelles on l’applique sont plus hautes et
plus belles.
Pratique de l’analyse esthopsychologique ; faits particuliers. —
Ainsi fondée en théorie, l’interprétation des faits esthétiques en faits psychologiques
est fort aisée en pratique. Un écrivain qui se décidera d’instinct à user d’un style
coloré, c’est-à-dire d’une série de formes verbales tendant à rendre et à suggérer
minutieusement l’aspect sensible des choses et des gens, sera un homme qui percevra
parfaitement cet aspect à l’aide de sens aiguisés, à l’aide de résidus de sensations
extrêmement aptes à revivre, de souvenirs de sensations tout prêts à renaître en images,
et doué de plus d’un catalogue bien complet de mots propres à rendre ses perceptions et
ses souvenirs ; par contre, l’activité même de ces formes sensuelles de l’intelligence
se sera ordinairement développée aux dépens de son idéation, en sorte qu’il possédera
des objets une connaissance plutôt individuelle que générique, qu’il aura une aptitude
médiocre aux notions et aux sciences abstraites. C’est là le cas des réalistes
coloristes. Ces dispositions sensuelles de l’intelligence auront ailleurs pour effet,
d’accroître énormément les facultés d’expression de la couleur et, par suite, de ne
faire concevoir les objets que représentés se fondant en certaines formes verbales, en
un certain style de peinture. C’est le cas, par exemple, des romantiques en France, des
peintres décoratifs encore, qui réussissent généralement si mal à peindre l’individu, le
portrait.
Une composition parfaite, de celle des parties à celle de toute l’œuvre, permettra de
penser que chez l’artiste qui la pratique, la cohésion des idées est étroite et suivie,
c’est-à-dire qu’entre les phénomènes de sa vie mentale, le jeu des lois de similarité et
de contiguïté est parfait. Les degrés de cette faculté assigneront la mesure dans
laquelle il faudra porter ce jugement. Si un auteur, comme Flaubert, par exemple,
compose parfaitement ses phrases et ses paragraphes, médiocrement ses chapitres, et mal
ses livres, il sera nécessaire d’admettre chez lui un commencement d’incohérence dans
les idées contenues par la prépondérance artificielle, d’une forme de phrase type, dans
laquelle cet auteur peinait de plus en plus à forcer le désarroi de sa pensée.
L’emploi particulier d’une figure, comme la comparaison, donnera lieu à des remarques
analogues. Si la comparaison est ampliative, comme chez Chateaubriand, elle témoigne de
l’accolement facile dans l’esprit de l’écrivain d’images relativement lointaines, douées
d’un caractère constant de noblesse et de beauté, avec celles que lui présentaient ses
souvenirs ou le cours de ses idées. Ce caractère constant peut s’expliquer par le
plaisir qu’il procurait à l’écrivain, par une disposition organique qui lui faisait
ressentir vivement les émotions de grandeur et qui a influé sur toutes les parties de
son œuvre.
Des indications importantes résulteront de même de la connaissance de ce que nous avons
appelé les moyens internes de l’artiste, c’est-à-dire du contenu de son œuvre, de son
sujet, du genre de personnages et de paysages qu’il affectionne, de la manière dont il
perçoit et rend la réalité. Il y a des formes d’âmes qui correspondent à chacune des
préférences que l’artiste marque en ces matières. On pourra même découvrir à l’examen
d’une œuvre quelle est la qualité des choses que son auteur s’assimile et se rappelle.
Si la plupart des peintres et des écrivains réalistes ont une mémoire essentiellement
visuelle, les dessinateurs japonais et les de Goncourt reproduisent plus
particulièrement des sensations de mouvement ; des musiciens descriptifs, tels que
Berlioz, sont des auditifs.
Ces exemples suffisent. La nature des sujets, des visions, des métaphores, du ton, de
l’allure, de la ponctuation même d’un écrivain : de la touche, des procédés, des lignes,
de l’équilibre des figures, des valeurs, du coloris d’un peintre ; des timbres et des
rythmes d’un musicien ; des lignes, des modules, des dimensions, de l’ornementation d’un
architecte, — tous ces signes esthétiques pourront être ramenés à une signification
psychologique, et l’ensemble de ces déductions pour un auteur présentera de son esprit
un tableau déjà poussé, que compléteront les indications tirées des émotions qu’il
suggère.
L’interprétation des émotions sera simple et directe s’il s’agit d’œuvres évidemment et
franchement passionnées ; il faudra recourir à des détours quand, par impassibilité, par
ironie ou par toute autre cause, l’auteur semble s’efforcer d’empêcher que l’on
aperçoive quelles émotions il a voulu suggérer, ou même que l’on en ressente une.
La plupart des artistes montrent, dès l’abord, par tout l’aspect extérieur de leurs
œuvres, qu’ils font ouvertement appel à la sympathie, à la sentimentalité du public ;
ils usent des modes d’expression propres à causer une certaine émotion, la décrivent et
la désignent clairement soit en des passages éloquents, s’il s’agit d’un livre, soit par
le sujet ou le mouvement s’il s’agit d’un tableau, soit en général par quelque excès peu
harmonieux de la forme. On peut citer comme exemples de cette sorte d’ouvrages, des
romans comme le Werther ou la Confession d’un Enfant du
siècle, les peintures de Rubens ou de Delacroix, presque toute la musique.
L’interprétation psychologique des émotions indiquées et suggérées dans ces œuvres est
facile. Elles expriment certains sentiments d’amertume, de tristesse, d’exubérance, de
grandeur, sur lesquelles il est impossible de se tromper. Ces émotions ont été ou
voulues consciemment et nourries par l’auteur, parce qu’elles lui paraissaient belles à
connaître, conformes à son idéal et son tempérament, ou ressenties inconsciemment parce
que l’auteur les éprouvait en écrivant et qu’elles se sont exprimées dans son œuvre
comme dans un monologue. Dans les deux cas, ces émotions sont celles-là mêmes qu’il
importe de déterminer chez l’artiste qu’on étudie, et, de fait, la plupart des œuvres
littéraires, qui appartiennent à ce genre sont autobiographiques ; dans les deux cas on
peut conclure directement à l’existence permanente chez l’auteur des émotions de
l’œuvre, et déduire de celle-ci les conditions mentales qu’elles supposent.
Certains écrivains, par contre, comme Mérimée, Flaubert, M. Leconte de l’Isle, les
Parnassiens, un grand nombre de peintres, la plupart des sculpteurs et des architectes,
des musiciens comme Gluck, se sont appliqués à éliminer de leur œuvre toute intervention
individuelle, toute exubérance et toute confusion. Leurs œuvres sont froides et
l’émotion y résulte des spectacles même qu’ils représentent et des idées qu’ils
émettent. Leur art, à l’exemple de la nature muette, s’adresse aux sens et à
l’intelligence, pour provoquer par elle l’émotion que les artistes passionnés cherchent
à produire directement, sachant que l’on s’émeut de voir un semblable ému. Ici, l’étude
des relations entre les sentiments de l’œuvre et la nature morale de l’auteur demande
plus de soins. Il faudra un examen attentif pour reconnaître, à la façon dont certains
types sont présentés, à certains mots plus vibrants, à la fréquence de certaines idées
générales, quelles sont les sympathies et les antipathies de l’auteur. D’autre part,
celui-ci réalise nécessairement dans son œuvre son idéal de beauté, et cherche à
susciter certaines émotions esthétiques pures, auxquelles il sera légitime de le croire
enclin. Enfin le fait même de la contention et de la pudeur qui lui fait s’imposer un
style lapidaire, éviter les confessions, les apostrophes, les insistances, s’abstenir de
se montrer ouvertement dans ses œuvres, est un indice significatif de sa volonté et de
son humeur. En somme l’analyse émotionnelle d’auteurs de cette sorte est aussi
fructueuse que de ceux de l’autre. Les âmes de Flaubert et de Leconte de l’Isle nous
sont connues ; le pessimisme ironique de l’un, hautain de l’autre, leur amour d’une
sorte de beauté opulente, barbare et dure, leur fuite vers les époques lointaines qui la
réalisent et leur mépris tacite ou haineusement exprimé pour les temps modernes qui la
nient, sont autant de traits aisément discernables de leur physionomie morale, que leur
œuvre cache mais moule.
C’est de même une difficulté plus apparente que réelle que semble présenter l’étude des
artistes qui en imitent d’autres. Ils empruntent en effet à celui dont ils sont les
disciples leurs moyens d’expressions, les émotions dont ils jouent et il semblerait
qu’appliquée ainsi à des doubles d’autrui qui peuvent être cependant des peintres
éminents, comme les maîtres secondaires des écoles italiennes, de grands poètes, comme
le romantique Swinburne, de grands romanciers, comme M. Zola, notre méthode d’analyse
soit impuissante ; car les données que l’on peut recueillir de ces œuvres de seconde
main, ne semblent pouvoir fournir de renseignements que pour l’organisation mentale des
artistes modèles, qui ont employé les premiers les moyens et les effets que leurs
disciples se sont appropriés. Mais il faut comprendre que le fait même de l’imitation,
le fait intime grâce auquel un écrivain s’enrôle sous telle bannière plutôt que sous
telle autre, qu’il parvient à se servir avec quelque succès et quelque originalité de
l’esthétique qu’il a choisie, a une cause profonde, et se ramène, comme tous ses actes,
à sa constitution intellectuelle, à ses aptitudes, à ses tendances. Il y a donc, entre
l’artiste imitateur et son maître, une similitude générale d’organisation
intellectuelle. Cette organisation est plus marquée chez l’artiste original, puisqu’elle
l’a poussé à inventer en dehors de ce qui existait : elle est probablement moins
accentuée chez l’artiste imitateur, chez qui elle s’est manifestée sans spontanéité.
Mais cette organisation est similaire : il existe des faits psychologiques généraux à la
base du romantisme, du réalisme, de la peinture coloriste, de la musique
polyphonique.
Ces indications sur certains cas particuliers doivent suffire. Il en est d’autres
encore, tels que celui des écrivains mercantiles, des auteurs de contes pour les
enfants, des feuilletonistes écrivant pour une classe définie de la société, des
peintres et des musiciens soucieux de plaire au public plus qu’à eux-mêmes, en un mot
des artistes qui emploient certains moyens ou certains effets, non pas d’instinct, mais
volontairement, et dans un but étranger à l’art ; il sera facile de se tirer d’affaire
pour les œuvres de cette sorte, en considérant qu’elles n’intéressent que par la
personnalité qu’elles affectent de manifester et qu’il sera toujours facile de
distinguer. On résoudra de même d’autres cas.
De ceux que nous avons mentionnés, il ressort que l’on peut tirer de l’examen des
particularités esthétiques d’une œuvre la connaissance des particularités, c’est-à-dire
des propriétés caractéristiques, de la constitution psychologique de son auteur. Cette
connaissance sera d’autant plus précise que l’analyse de l’œuvre aura été plus
minutieuse et plus productive. Elle sera d’autant plus complète et mieux coordonnée
qu’elle résultera de données esthétiques plus nombreuses et plus cohérentes. Tout ce que
les exemples précédents ont de vague et de général disparaîtra quand l’analyste pourra
baser ses conclusions psychologiques sur l’examen des moyens internes et externes, de la
forme, du contenu, des émotions qui caractérisent l’œuvre d’un auteur, en assignant, à
chacun de ces ordres de données, l’importance et le rang qu’il peut prendre.
Pratique de l’analyse psychologique ; faits généraux. — Nous venons
de voir en vertu de quels principes on peut, de l’examen d’une œuvre littéraire,
des notions sur l’entendement qui l’a créée. Nous avions exigé que ces notions
fussent définies, scientifiques,
Utilisables ; dans tous nos exemples précédents, nous les avons poussés à ce point ; il
convient d’y insister.
La constitution d’un esprit ne saurait être décrite nettement qu’en termes de
psychologie scientifique. Il ne sert à rien de savoir que tel artiste était ambitieux,
amer et bas, que tel autre a une âme d’homme d’affaires, que Stendhal, par exemple, est
un homme tendre, cosmopolite, philosophe sensualiste. Ce sont là des mots vagues,
pouvant s’entendre de mille manières différentes, et qui ont surtout le tort de
n’exprimer d’un homme que certaines manifestations extérieures extrêmement complexes,
sous lesquelles se cache encore tout un mécanisme intérieur qu’on néglige de nous
montrer. Entre des résultats de ce genre et ceux que doit nous présenter une étude
vraiment approfondie, il existe toute la différence qui sépare les définitions usuelles,
de celles que donne la géométrie ou toute autre science.
L’œuvre d’un artiste est le signe compréhensible de son esprit. Cet esprit, en tant
qu’esprit humain, est constitué par le même mécanisme général de sensations, d’images,
d’idées, d’émotions, de volitions, d’impulsions motrices et inhibitrices, que la
généralité des entendements humains. Comme esprit individuel et surtout comme esprit
supérieur, ce mécanisme général est affecté de certaines altérations particulières qui
constituent à proprement parler, sa personnalité, sa discernabilité, son essence à part,
les caractères par lesquels il se sépare et existe. Ces excès et ces défauts forment,
chez l’individu supérieur, la marque et la cause par lesquelles il se distingue
d’autrui, et font qu’il dépasse ou déborde la moyenne.
Or, ce sont précisément ces facultés saillantes et sortant de l’ordinaire que nous
donne l’analyse esthétique telle que nous l’avons indiquée et telle que nous avons
appris à l’interpréter, traduites en indications mentales, ramenées à leur sens précis
en termes de psychologie, ces données aboutissent à nous révéler le caractère essentiel
et particulier de la nature de l’artiste étudié, l’élément même en excès ou en
défaut11 par
lequel il est à part des autres hommes en tant qu’artiste, et des artistes en général,
en tant que tel artiste. Les exemples d’analyse générale que nous avons donnés, d’autres
qui seront publiés ailleurs, montrent comment il n’est pas actuellement de particularité
esthétique importante qui ne puisse aboutir à la désignation d’une particularité
psychologique définie, qui, à son tour, peut être exprimée en une altération définie du
mécanisme général de l’entendement. On sait aujourd’hui, grâce aux belles
systématisations de Spencer, Wundt, Taine, Bain, Maudsley, ce qu’est un esprit humain,
quelles sont ses parties et de quelle façon elles coopèrent. La volonté, la mémoire, le
sentiment, le langage, une perception, une image, une idée, un raisonnement, sont des
termes possédant un sens précis, représentant des faits notoires. Enfin, les
monographies, les traités de psychopathologie nous renseignent sur les altérations de
cet organisme normal et mettent sur la voie, par antécédent ou par analogie, des
modifications qu’il peut subir.
Grâce à ces progrès des sciences morales, notre travail d’interprétation et
d’explication doit aboutir à la connaissance complète de l’esprit dont on aura analysé
les manifestations et pénétré les parties. Une fois tous les indices esthétiques
recueillis, triés et précisés, une fois ces signes traduits en leur sens, c’est-à-dire
en une série de faits mentaux, et ces derniers exprimés en termes définis de
psychologie, il s’agit de rassembler tous ces points épars, de les unir et de les
coordonner, au moyen d’une reconstruction hypothétique de l’intelligence dont ils
donnent pour ainsi dire le tracé. Il s’agit d’émettre sur le jeu et la nature des gros
organes de cette âme, une supposition qui nous permette de la figurer telle qu’elle
puisse être la cause des manifestations constatées. On dira : ces faits mentaux, déduits
de faits esthétiques, émanent d’une intelligence inconnue, dont ils déterminent la
nature ; il reste à préciser quelle doit être cette intelligence pour réaliser à la fois
les lois de la psychologie générale et causer les manifestations particulières du cas
étudié.
La réponse à ce problème donnera, avec une vraisemblance considérable, une notion
exacte, complète et définie de l’âme de l’artiste que l’on veut connaître, prise en
pleine existence, en pleine activité, dans l’exercice même de ses facultés, saisie eu
son ensemble avec tout ce qu’y auront déposé l’hérédité, l’éducation, le milieu, les
hasards de la carrière, l’imitation, figurée en un mot, non pas comme une abstraction
factice et après soustraction de certains éléments qu’on aurait tort de prétendre
étrangers, mais en sa vie propre et dans l’ensemble des conditions qui l’ont constituée.
Enfin, on peut imaginer tels progrès de la science des rapports de la pensée avec le
cerveau qui permettront d’étayer l’hypothèse psychologique sur l’organisation mentale
d’un artiste, par une hypothèse physiologique sur la conformation de son cerveau ; une
supposition de ce genre pourra même être confirmée par l’examen histologique de
l’encéphale qui en aura été l’objet. De pareilles vérifications, si elles sont
favorables, donneront à nos analyses critiques une valeur absolue.
L’analyse psychologique et les sciences connexes. — Dans les pages
qui précèdent, nous avons admis à chaque instant que la critique scientifique reçoit de
précieux secours de la psychologie générale. Mais cette dernière profitera des travaux
auxquels elle concourt. La psychologie se sert aujourd’hui de deux méthodes12. D’une part, elle use des résultats de l’introspection telle que l’ont
pratiquée les anciens philosophes et s’efforce d’interpréter ce que chacun peut savoir
de son propre esprit, en s’aidant de la physiologie, de la psychologie animale, des
constatations que l’on peut recueillir en général par l’observation. D’autre part, la
psychologie tente d’attaquer les phénomènes de la pensée par le dehors, en s’aidant de
toutes les sciences qui peuvent les éclairer, et qui comprennent la psychophysique, les
analyses de pathologie mentale, les travaux encore de psychologie animale, la
physiologie cérébrale, les études sur l’hypnotismecy. La psychologie semble donc suivre une
marche doublecz : elle émet, grâce à
l’introspection, des hypothèses extrêmement probables qu’elle vérifie ensuite sur des
cas provoqués par la maladie ou l’expérimentation.
Or, la critique scientifique doue la science mentale d’un nouveau procédé de
vérification et d’investigation en permettant d’étudier le jeu des lois psychologiques
chez toute une classe de personnes extrêmement intéressantes, les géniaux. Elle servira
donc à préciser ces lois et fournira de plus des matériaux précieux à l’un de ses
départements les moins explorés, celui des fonctions supérieures de l’intelligence,
auquel ne contribue ni la psychophysique qui occupe des fonctions élémentaires, ni la
pathologie mentale, ni les données de l’hypnotisme qui étudient des esprits ou délabrés
ou dégénérésda. Il convient d’attendre de la
critique scientifique des notions neuves et précises sur l’imagination, l’idéation,
l’action réciproque du langage et de la pensée, de l’émotion et de la pensée, des
sensations et des idées, sur l’invention, sur les sentiments esthétiques et sur d’autres
problèmes de même ordre ou supérieurs. L’esthopsychologie et la psychologie des grands
hommes d’action rendront à la psychologie générale les mêmes services que la pratique de
la dissection humaine à la médecine. Elles vérifieront les lois sur leur objet même et
contribueront à faire découvrir celles qui appartiennent au développement propre de
l’homme.
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