Chapitre onzième
La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement
insociable. Rôle moral et social de l’art.
« Oh ! si l’on pouvait tenir registre des rêves d’un fiévreux, quelles grandes et
sublimes choses on verrait sortir quelquefois de son délire ! » Ce vœu de Rousseau se
réalise de plus en plus aujourd’hui. L’état de fièvre, pour la conscience, se manifeste
par le sentiment d’un malaise vague et d’un manque d’équilibre intérieur, et il y a une
sorte de gens dont l’état normal est semblable à la fièvre, les névropathes et les
délinquants. Névropathes et délinquants sont entrés dans notre littérature et s’y font
une place tous les jours plus grande300. Une tendance très caractéristique des déséquilibrés, c’est un
sentiment de malaise, de souffrance vague avec des élancements douloureux, qui, chez les
esprits, propres à la généralisation, peut aller jusqu’au pessimisme. Il existe chez
certains déséquilibrés ce qu’on pourrait appeler une sorte de constitution douloureuse, de peine irraisonnée, prête à se traduire sous toutes
les formes possibles du raisonnement et du sentiment, à se généraliser même en théorie
pessimiste. Nous trouvons une description très remarquable de cet état chez un jeune
homme oublié aujourd’hui : Ymbert Galloix de Genève, mort phtisique à vingt-deux ans
(1828). Victor Hugo nous a conservé de lui une lettre. « … On a dans l’âme quelque chose
qui bat plus fortement pour nous que pour la foule. Les sensations m’accablent… Il est
des moments où les traits de mes amis, de mes parents, un lieu consacré par un souvenir,
un arbre, un rocher, un coin de rue sont là devant mes yeux, et les cris d’un porteur
d’eau de Paris me réveillent. Oh ! que je souffre alors ! Les soins de blanchisseuse,
etc., etc., tout cela m’étouffe. Les heures des repas changées !… Souvent un rien, la
vue de l’objet le plus trivial, d’un bas, d’une jarretière, tout cela me rend le passé
vivant, et m’accable de toute la douleur du présent… Oh ! mon unique ami, qu’ils sont
malheureux ceux qui sont nés malheureux ! » … « Je reprends la plume aujourd’hui 27
décembre. Je souffre, et toujours. J’ai eu des moments horribles… Il est minuit et
quelques minutes. Nous sommes donc le 28. Qu’importe ?… Je suis fou de douleur, mon
désespoir surpasse mes forces… J’ai fait une découverte en moi, c’est que je ne suis
réellement point malheureux pour telle ou telle chose, mais j’ai en moi une
douleur permanente qui prend différentes formes. Vous savez pour combien de
choses jusqu’ici j’ai été malheureux ou plutôt sous combien de formes le principe qui me
tourmente s’est reproduit… Tantôt, vous le savez, c’était de n’être pas propre aux
sciences ; plus habituellement encore de n’être pas riche, de lutter
avec la misère et les préjugés, d’être inconnu… Eh bien ! mon ami, je
suis lié avec presque tous les littérateurs les plus distingués… Ma vanité est
satisfaite… et avec cela le fond, la presque totalité de ma vie, c’est, je ne dirais pas
le malheur, mais un chancre aride ; un plomb liquide me coule dans les veines ; si l’on
voyait mon âme, je ferais pitié, j’ai peur de devenir fou… Depuis deux mois, toutes mes
facultés de douleur se sont réunies sur un point. J’ose à peine vous le dire, tant il
est fou ; mais je vous en supplie, ne voyez là-dedans qu’une forme de la douleur… ;
voyez le mal et non pas son objet. Eh bien ! ce point central de mes maux, c’est de n’être pas né Anglais. Ne riez pas, je vous en supplie ; je souffre
tant ! les gens vraiment amoureux sont des monomanes comme moi, qui ont une seule idée,
laquelle absorbe toutes leurs sensations. Moi, je suis monomane aussi maintenant… Le
malheur ne serait-il donc qu’une cruelle maladie ? Les malheureux, des pestiférés
atteints d’une plaie incurable, que leur organisation fait souffrir
comme celle des heureux les fait jouir ?… Souvent j’anatomise mes douleurs, je les
contemple froidement. L’idée qui prédomine chez moi, c’est que je n’y peux
rien
301… »
Si Ymbert Galloix avait lu Schopenhauer, comme il l’aurait goûté ! Sa folie, au lieu de
se chercher des motifs de souffrance dont elle est à peine dupe elle-même, eût réussi à
se tromper et à nous tromper en s’appuyant sur tout un système du monde et de la vie. Il
ne manque qu’une chose à Ymbert Galloix pour nous laisser une émotion durable, ce sont
des idées générales et philosophiques, des sentiments dépassant la sphère du moi. Toutes
ses souffrances, comme en général celles des détraqués, sont d’origine mesquine : des
jarretières, des chemises à faire laver, des porteurs d’eau qui passent. Il le comprend
vaguement lui-même, il souffre de souffrir d’une manière si pauvre, et il aspire à
élargir sa blessure, sans y parvenir. « Quelquefois, il semble qu’une harmonie étrangère
au tourbillon des hommes vibre de sphère en sphère jusqu’à moi ; il semble qu’une
possibilité de douleurs tranquilles et majestueuses s’offre à l’horizon de ma pensée
comme les fleuves des pays lointains à l’horizon de l’imagination. Mais tout s’évanouit
par un cruel retour de la vie positive, tout ! » La souffrance vraiment philosophique
impliquerait en effet une volonté stoïque, maîtresse de soi, saine, prête à aller
jusqu’au fond du mal subi pour en sentir la réalité triste et pour en reconnaître aussi
la nécessité, c’est-à-dire les liens qui rattachent cet accident au tout, les points par
lesquels cette laideur vient se suspendre à toutes les beautés de l’univers. La
littérature des déséquilibrés exprime en général l’analyse
douloureuse, rarement l’action. L’action, du moins l’action saine
et morale, est en effet difficile aux déséquilibrés ; et précisément elle serait le
grand remède à leur désordre intérieur, car l’action suppose la coordination de l’esprit
tout entier vers le but à atteindre. L’action est la mise en équilibre de tout
l’organisme autour d’un centre de gravité mobile, comme l’est toujours celui de la
vie.
Les traits caractéristiques de la littérature des détraqués se retrouvent dans celle
des criminels et des fous, que nous ont fait récemment connaître les travaux de
Lombroso, de Lacassagne et des criminalistes italiens302. C’est d’abord le sentiment amer de l’anomalie intérieure et de la
destinée manquée. Ce sentiment s’exprime jusque dans les inscriptions du tatouage ; un
forçat fait graver sur sa poitrine : « la vie n’est que désillusion » ; un autre : « le
présent me tourmente, l’avenir m’épouvante » ; un autre, un Vénitien voleur et
récidiviste : « malheur à moi ! quelle sera ma fin ? » Une grande quantité portent ces
devises : — né sous une mauvaise étoile, — fils de la disgrâce, — fils de l’infortune,
etc., etc. Un certain Cimmino, de Naples, avait fait inscrire sur sa poitrine ces
paroles plus simples, mais qui ont couleur de sincérité : « Je ne suis qu’un pauvre
malheureux. » — Dans leurs vers, souvent très touchants, le même sentiment de mélancolie
est exprimé :
Voici une expression du mal de vivre plus intense que celle qu’on
trouve dans Leopardi : « Vienne la mort, je la serre entre mes bras, je la couvre de
baisers303. » Le deuxième trait de la littérature des déséquilibrés,
c’est l’expression variée d’une vanité supérieure à la moyenne. De là cette fureur de
l’autobiographie, cette tendance à noter et à éterniser les traits même non importants
de la vie journalière, à se regarder constamment, et surtout à se regarder souffrir, à
se grossir pour ses propres yeux, une tendance enfin à transformer la moindre action en
sujet d’épopée. La vanité, la réaction naïve du moi sur les choses croît chez les hommes
d’autant plus que leur conscience est plus mal équilibrée et plus mal éclairée. C’est
là, peut-être, une simple application de cette loi générale que les mouvements réflexes
sont plus forts quand l’action des centres nerveux est moindre. La suppression de la
vanité vient d’une mesure exacte de soi, d’une coordination meilleure des phénomènes
mentaux ; ayez pleine conscience de vous-même, réfléchissez sur vous-même, et vous vous
ramènerez pour vos propres yeux à de justes proportions. Les fous et les criminels ont
une vanité inconcevable, qui le plus souvent empêche chez eux le développement de tout
sentiment altruiste ; ils tuent pour faire parler d’eux, pour devenir le personnage du
jour, pour voir leur nom dans les journaux et se faire à eux-mêmes de la publicité, pour
être craints ou plaints, ou même pour devenir un objet d’horreur. — Le crime accompli,
ils tâchent d’en prolonger le souvenir de toutes les manières en le racontant avec les
détails les plus horribles, en le mettant envers. Plusieurs ont eu l’audace de se faire
photographier dans l’accomplissement simulé du meurtre, ce qui était le meilleur moyen
de se faire prendre. La vanité des criminels, dit Lombroso, est encore supérieure à la
vanité des artistes, des littérateurs et des femmes galantes. On cite un voleur qui se
vantait de crimes qu’il n’avait pas commis. Ils veulent faire bonne figure, briller à
leur manière. Denaud et sa maîtresse tuèrent, l’un sa femme, l’autre son mari, afin de
pouvoir, en se mariant, sauver leur réputation dans le monde. « Je ne
redoute pas la haine, disait Lacenaire, mais je crains d’être méprisé. » Et sa condamnation à mort lui causa moins d’émotion que la critique de
ses vers. Beaucoup de criminels sont artistes dans une certaine mesure : hantés par
l’idée du meurtre ou du vol, ils en composent d’avance dans leur esprit les diverses
péripéties, et tout cela devient ensuite pour eux une sorte d’épopée vécue dont ils
s’efforcent d’éterniser le souvenir. Le voleur d’un coffre-fort, Clément, ayant versifié
le récit de son vol, ses couplets furent chantés dans les cabarets, attirèrent
l’attention de la police, et le voleur poète fut arrêté. Il n’en acheva pas moins son
récit, où, par moment, l’ingéniosité de l’expression fait songer à Richepin, qui a fait
des pastiches connus de ce genre de littérature. C’est d’abord le récit du projet conçu
par les voleurs :
Puis vient l’accomplissement du vol. Déjà les voleurs songent à l’emploi de
l’argent.
On jette le coffre-fort, témoin du délit, dans la Bièvre, mais là il est retrouvé.
Adieu tous les beaux rêves : Quand on est pègre, on doit penser à tout.
La police intervient :
Une lutte s’ensuit, les voleurs sont vaincus :
Ah ! mes amis, à vous gloire éternelle,
Quand on est pègre, le devoir avant tout.
Ils s’en iront à la Nouvelle-Calédonie, mais ils ont l’espoir de s’échapper et de
revenir ; alors
Leurs passions prédominantes, presque les seules, sont la vengeance, l’amour de l’orgie
et les femmes. Le mot vengeance revient souvent dans les tatouages. L’un d’eux portait
sur la poitrine deux poignards entre lesquels on lisait cette devise : je jure de me
venger. Aussi est-ce le sentiment de la vengeance qui les inspire le plus souvent dans
leurs essais de poésie. Lacenaire a chanté le « plaisir divin de voir expirer l’homme
qu’on hait ». Les plus beaux vers de ce genre ont été inspirés par un brigand légendaire
corse, qui parle en style biblique :
Remarquons d’ailleurs que la vengeance est une conséquence logique de la vanité
blessée, et la disproportion du désir de vengeance qu’on remarque chez les criminels
tient beaucoup à la disproportion de leur vanité. Pour un geste, pour un sourire, ils
tuent. Ils tueront quelqu’un qui les heurtera ou les déchirera en passant. Là encore il
y a une sorte d’action
réflexe disproportionnée avec ce qui la provoque ; on dirait que les centres supérieurs
ne sont plus là pour la modérer. Autres traits essentiels. La plupart des déséquilibrés
éprouvent un véritable besoin d’excitants, comme tous les « neurasthéniques ». Il leur
faut une certaine vie sociale qui leur est propre, une vie bruyante, querelleuse,
sensuelle, passée au milieu de leurs complices. Aussi les plaisirs de l’orgie et ceux de
l’amour sensuel (sans marque de pudeur) tendent-ils à dominer leur littérature.
Richepin, qui a certainement étudié de près la littérature des fripons et des « gueux »,
a pastiché avec beaucoup d’art les chansons d’orgie des criminels ; voici un remarquable
original de ces chansons. Il s’agit d’un Noël composé par Lacenaire condamné à mort, à
l’occasion d’un dîner qu’il lui fut accordé de faire avec son camarade également
condamné.
Sur les biens d’une autre
vie,
Voici de remarquables vers d’amour du Peverone, ce brigand italien qui poivrait ses
victimes pour les marquer de son sceau :
Quatrième point. Les détraqués se complaisent dans les images sombres et horribles.
Pour bien comprendre cette tendance, il faut songer que dans ces cerveaux affaiblis, où
les réactions sont lentes à se produire, une image forte se fixe aisément et devient
facilement obsédante. Les criminels sont hantés longtemps avant et longtemps après par
l’idée de leur crime : ils le racontent à tous avec les détails les plus horribles ; ils
en rêvent, nous dit Dostoïevsky. Les écrivains détraqués se plaisent aussi à décrire des
scènes de crime et de sang, tout comme Ribeira, le Caravage et les autres peintres
homicides se plaisent dans les représentations horribles.
Cinquième point : l’obsession du mot. Dans l’irrégularité du cours des idées un mot se
dresse isolé, attirant toute l’attention des détraqués indépendamment de son sens. La
preuve de l’impuissance d’esprit, c’est justement cette puissance du mot qui frappe par
sa sonorité, non par l’enchaînement et la coordination avec les idées307. Les productions des fous et des criminels
se perdent le plus souvent, dit Lombroso, dans les jeux de mots, les rimes, les
homophonies, de même que dans les petits détails autobiographiques ; ce qui n’empêche
pas par moments de rencontrer, surtout chez les fous, « une éloquence brûlante et
passionnée qui ne se voit que dans les œuvres des hommes de génie ».
En somme, le trait caractéristique de la littérature des détraqués, c’est qu’elle
exprime des êtres qui ne sont sociables que partiellement et par intermittence : ils
s’isolent en eux-mêmes, vivent pour eux, et ils peuvent bien nous forcer à sympathiser
avec leurs souffrances, mais non avec leur caractère. Ils ont ce quelque chose de
farouche et de sauvage que présentent les malades chez toutes les espèces animales. Ils
ignorent l’affection continue, large, se donnant avec la régularité de tout ce qui est
fécond. Quand ils ressentent avec force des sentiments de pitié, c’est par
intermittence, par soubresaut ; ils ont des crises de tendresse, puis rentrent de
nouveau en eux-mêmes, se sauvent d’autrui, se réfugient dans le cercle étroit de leur
propre souffrance. Ils ont peur, en plaignant autrui, d’en venir à cesser de se plaindre
eux-mêmes : et pourtant le meilleur moyen de rétablir en soi l’équilibre, ce serait d’y
faire une part à autrui. La guérison des déséquilibrés serait d’apprendre à avoir pitié, — une pitié continue et active. Si un haut degré d’intelligence
peut se rencontrer avec une tendance à la folie ou au crime, jamais cette tendance,
disent la plupart des criminalistes, ne s’accorde avec le « sentiment affectif
normal ».
Nous allons retrouver les traits généraux de la littérature des détraqués dans ces
littératures de décadence qui semblent avoir pris pour modèles et pour maîtres les fous
ou les délinquants.
I. — C’est une loi sociologique que, plus nous avançons, plus la vie sociale devient
intense et plus son évolution est rapide. Or, la rapidité de toute évolution entraîne
aussi celle de la dissolution : ce qui est aujourd’hui en plénitude de vie sera bientôt
en décadence. De nos jours, on ne peut plus compter par siècles ; vingt ans, dix ans
sont déjà le « grande mortalis aevi spatium ». La littérature change
avec chaque quart de siècle. D’autre part, comme la vie sociale devient de plus en plus
complexe, comme les idées et les sentiments sont plus nombreux et plus divers, nous
assistons, en un même quart de siècle, à des rénovations sur un point, à des décadences
sur un autre, à des aurores et à des crépuscules, sans pouvoir dire, bien souvent, si le
jour vient ou s’il s’en va. L’essentiel, c’est qu’une société produise des génies ; ils
pourront paraître décadents sur certains points, ils seront des rénovateurs sur
d’autres. Du temps de Flaubert, on a crié : décadence. Aujourd’hui, on demande avec
regret ou sont les Flaubert. La théorie de la décadence doit donc s’appliquer à des
groupes d’écrivains, à des fragments de siècle, à des séries d’années maigres et
stériles : toute généralisation est ici impossible.
Y a-t-il, par exemple, décadence du « siècle » présent par rapport au passé ? Voilà un
problème bien délicat pour nous, qui vivons justement dans le présent et qui le voyons
de trop près pour le bien juger. Considérons pourtant la poésie française, pour prendre
un exemple restreint. Certes, il n’y a pas eu décadence du dix-huitième siècle au
dix-neuvième. Quant au dix-septième siècle, la principale supériorité qu’il semble
posséder en fait de poésie, c’est d’avoir vu naître le théâtre classique ; mais, d’autre
part, notre siècle a vu se produire un fait qui n’aura peut-être pas un jour moins
d’importance dans une histoire d’ensemble de la littérature française : la naissance de
la poésie lyrique. Constatons les deux faits sans les comparer : tenter une comparaison
entre le génie tragique de Corneille, par exemple, et le génie lyrique de V. Hugo, cela
paraît impossible. On rencontrerait, ce semble, des difficultés analogues si on essayait
de comparer Byron à Horace, ou le type de Faust à ceux d’Achille et d’Ulysse. Les
préférences, ici, sont individuelles. On ne peut affirmer, en pleine certitude, une
décadence de la poésie en notre siècle, mais il y a transformation constante. Toute
époque particulière du développement littéraire de l’humanité perd d’ailleurs son
importance exclusive quand on la compare à l’ensemble de ce développement : même les
époques classiques, si justement admirées, ne sauraient marquer
toujours, pour l’historien de la littérature, un point culminant ; elles peuvent être un
plus parfait modèle pour l’étudiant, comme Racine est un plus parfait modèle que
Corneille, et Corneille que Shakespeare, mais leur supériorité classique ne saurait constituer une supériorité esthétique
absolue. Le seul progrès qui semble pouvoir se constater, c’est celui de l’intelligence,
et aussi celui des sentiments, qui suivent l’évolution de l’intelligence même et
deviennent de plus en plus généraux et généreux308.
On se contente parfois d’invoquer, pour prouver la décadence, le souci extrême que
poètes et prosateurs montrent de la forme et du mot, souci qui prime celui des idées.
Sans doute, pour ceux à qui les idées font défaut, la forme devient le plus clair de
l’art. Mais ceci a-t-il empêché Victor Hugo, par exemple, de joindre au culte de la rime
riche et rare, de la forme achevée, celui des grandes idées et des hauts sentiments ? En
tout siècle et en tout pays il s’est trouvé, à côté du véritable génie, ou même du
simple talent, des rimeurs malheureux de courageux faiseurs de phrases ronflantes et
vides. De ceux-là on a médit à l’époque où ils vivaient, puis on les a si complètement
oubliés que maintenant ils semblent n’avoir point existé ; considérant à notre tour nos
médiocrités littéraires, nous en oublions presque les quelques noms qui les effaceront
un jour, et nous nous écrions : — Le vers pour le vers et la phrase pour ses
bizarreries, signe des temps, signe de décadence !
On ne peut nier pourtant qu’il n’y ait dans la vie des peuples, comme dans celle des
individus, des périodes de trouble et de malaise. Les causes perturbatrices peuvent être
de bien des sortes, mais le résultat est le même : ralentissement ou abaissement de la
production littéraire. Cet état dure jusqu’à ce que la bonne et saine vie, prenant le
dessus, réagisse contre les influences stérilisantes ; de vrais poètes se produisent,
entraînant avec eux toute leur génération. Ainsi en a-t-il été pour les romantiques. Les
classiques ont produit des chefs-d’œuvre que nous avons tous encore dans la mémoire,
mais le temps des tragédies était passé lorsque Chateaubriand et tous ceux qui l’ont
suivi sont venus apporter au siècle nouveau une poésie nouvelle, — la vraie poésie de
notre siècle. Répétons, d’ailleurs, qu’à notre époque les idées marchent vite, la
science se transforme sans cesse ; comment les écoles littéraires pourraient-elles
échapper à ce mouvement continu ? Il faut changer et se renouveler ; or, les génies sont
rares, et l’on doit savoir attendre avant de déclarer l’heure de la décadence
irrémédiablement venue.
On a fait encore consister la décadence littéraire dans le mauvais goût et
l’incohérence des idées et des images ; mais on retrouve aussi cette incohérence et ce
mauvais goût chez les génies créateurs, comme Dante, Shakespeare, Gœthe. Le mauvais goût
est un manque de mesure et de critique exercée sur soi, plutôt qu’un manque de puissance
dans la production des idées et des images. D’autres, enfin, ont fait consister la
décadence dans le triomphe de l’esprit critique et analyste venant paralyser l’élan du
génie créateur. Il est certain que la décadence coïncide avec l’empiétement du procédé
et du talent sur la fécondité inconsciente du génie. Les époques de décadence savent
plus et peuvent moins. Mais peuvent-elles moins parce qu’elles savent plus ? — Nous ne
le croyons pas. On a ainsi beaucoup discuté sur la distinction des époques classiques et
des époques de décadence. En réalité, on n’a point examiné le problème d’un point de vue
vraiment scientifique. La question de la décadence littéraire se rattache, selon nous, à
la biologie et à la sociologie, car cette décadence particulière n’est que le symptôme
d’un déclin, momentané ou définitif, dans la vie totale d’un peuple ou d’une race. Et,
comme la vie d’un peuple offre les mêmes phases biologiques que la vie d’un grand
individu, on doit retrouver avant tout dans une époque de vraie décadence les traits qui
caractérisent la vieillesse. Certes, si la vieillesse est pour l’individu une déchéance
physique, elle est loin d’être par cela même une déchéance morale. Au contraire, que de
vieillards dont le cœur reste toujours jeune et la vie toujours féconde, comme ces
arbres patients et tardifs qui fleurissent jusqu’en automne, à l’époque où les feuilles
meurent ! Leur intelligence voit les choses de plus haut et de plus loin, avec plus de
détachement ; pour eux, il n’y a plus à mériter le regard que ce qui est vraiment beau
et bon :
L’affaiblissement des forces n’est donc pas la perversion des forces. Mais, ce qui
constitue une perversion véritable, c’est la vieillesse qui veut être jeune ou le
paraître, c’est l’épuisement qui veut faire œuvre de fécondité. Alors se montrent les
vrais vices de la décadence morale et intellectuelle. Dans la littérature,
malheureusement, ce n’est pas la belle et sincère vieillesse qu’on rencontre
d’ordinaire ; c’est celle qui veut faire la jeune et la coquette. Et c’est pour cela
qu’il n’y a pas seulement affaiblissement de l’esprit, mais perversion.
La vieillesse a pour trait saillant, au point de vue biologique, le déclin de
l’activité vitale produit par le ralentissement des échanges et de la circulation. Cette
diminution de l’activité a elle-même pour premier effet l’impuissance et la stérilité.
C’est cette impuissance que nous retrouvons au point de vue intellectuel dans les
époques de décadence. Un Silius Italicus, un Stace, un Fronton sont de véritables
impuissants, s’évertuant pour ne rien produire, incapables d’aucune invention, d’aucune
création personnelle.
L’affaiblissement de l’activité et de l’intelligence, chez certains vieillards,
correspond souvent à l’augmentation de la force des habitudes, des formules toutes
faites où la vie s’emprisonne. On dit : « maniaque comme une vieille fille » ; le
vieillard a d’ordinaire sa vie réglée, un fonds d’idées toujours les mêmes sur
lesquelles il vit, des gestes habituels, des phrases qui lui sont familières. Enfin la
part de l’automatisme s’est accrue chez lui, comme il était inévitable, par l’exercice
même de la vie, sans que cet accroissement de l’automatisme soit toujours compensé par
un accroissement de l’énergie intérieure. Le même phénomène se produit dans les sociétés
en décadence et chez leurs écrivains ; ceux-ci sont des automates répétant indéfiniment
sans se lasser des formules toutes faites, fabriquant des poèmes et des tragédies avec
de la mémoire, des sonnets selon la formule, et ne pensant que par centons. Le mot et la
phrase viennent chez eux avant l’idée ; ils les polissent soigneusement, comme les
vieillards survivants du siècle passé arrondissent avec amour leurs belles révérences ;
mais ne leur demandez pas d’innover, ou leur nouveau sera disgracieux, heurté et
bizarre.
Au ralentissement de l’activité correspond souvent, chez le vieillard, une sensibilité
plus émoussée. Non seulement les sensations, mais les sentiments mêmes, toutes les
émotions s’usent. La conséquence de cette usure du système nerveux est, chez
quelques-uns, une certaine perversion des sens. L’imagination sénile cherche alors à
ranimer la sensation par des raffinements et des ragoûts. Il est probable que les
libertins les plus corrompus et les plus savants (comme fut Tibère) ont été des
vieillards. Tous ces traits de l’imagination dépravée se retrouvent dans l’imagination
des époques de décadence. Le système nerveux des races s’use comme celui des individus ;
le fond de sensations et de sentiments communs à un peuple a toujours besoin d’être
renouvelé et rafraîchi par l’assimilation d’idées nouvelles. Tous les cerveaux de
décadence, depuis Pétrone jusqu’à Baudelaire, se plaisent dans des imaginations
obscènes, et leurs voluptés sont toujours plus ou moins contre nature ; leur style même
est contre nature : ils cherchent partout le neuf dans le corrompu. Comme ils en out le
sentiment, ils souffrent ; la sénilité est morose et la littérature de décadence est
pessimiste, elle a le culte du mal, elle est à la fois voluptueuse et douloureuse.
Ainsi, pour une société comme pour un individu, la décadence est l’affaiblissement et
la perversion de la vitalité, de « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Une
société, étant un organisme doué d’une conscience collective et d’une volonté commune,
ne peut subsister que par la solidarité et le consensus des individus,
qui sont ses organes élémentaires. Cette solidarité s’exprime par l’esprit
public, c’est-à-dire par une subordination des consciences particulières à une
idée collective, des volontés individuelles à la volonté générale ; et c’est cette
subordination qui constitue la moralité civique. Mais il faut remarquer que, plus la
civilisation avance, plus l’individualité se développe ; et ce développement peut
devenir une cause de décadence si, en même temps que l’individualité se montre plus
libre et plus riche, elle ne se subordonne pas elle-même volontairement à l’ensemble
social. L’équilibre, la conciliation de l’individualité croissante et de la solidarité
croissante, tel est le difficile problème qui se pose pour les sociétés modernes. Dès
que cet équilibre est rompu au profit de ce que l’individualité a d’exclusif et
d’égoïste, il y a affaiblissement du bien-être social et de l’esprit public, il y a
déséquilibration, maladie, vieillesse, décadence physique et morale309. Or, c’est surtout par la recherche du plaisir individuel que l’égoïsme se
manifeste, ainsi que par la concentration de la volonté sur le moi : orgueil, envie,
luxure et gourmandise, avarice et luxe, paresse, colère, tous les péchés capitaux de la
morale sont aussi les maladies de la société. L’orgueil pose l’individu dans son moi
intellectuel ou volontaire en face des autres, qui lui deviennent étrangers. Le
sentiment qu’il a de ce qui lui manque encore produit l’envie, cette discorde
commençante, entre les individus ou entre les classes ; l’envie se tourne en colère dès
que l’obstacle se présente ; la luxure, avec le luxe qui l’accompagne souvent, devient
le but de la vie, et, pour la satisfaire, il faut de l’or ; d’où la cupidité et
l’avarice. Enfin, le détachement des intérêts de la société et la recherche du bien-être
individuel aboutissent à la paresse. Le résultat final est la diminution de fécondité
dans la nation vieillie310. Tous ces traits et tous ces vices se retrouvent
dans les littératures de décadence. C’est l’orgueil de l’artiste qui songe à son moi
plus qu’à la vérité et à la beauté ; qui se manifeste par l’affectation du savoir, par
le besoin de se singulariser et de sortir du commun, par la subtilité, par la
déclamation ; c’est la recherche du plaisir avec tous ses raffinements, avec son mélange
d’amertume et de volupté.
II. — Un autre trait des décadences, comme nous l’avons déjà dit, c’est l’amour exagéré
de l’analyse, qui finit par être une force dissolvante. L’action disparaît au profit
d’une contemplation oisive, le plus souvent dirigée vers le moi. Rien de plus stérile
que de passer en revue tous les sentiments, poids et mesures en main, de les auner comme
une pièce d’étoffe, de faire, par exemple, de la science et du raisonnement avec un
amant ou une amante. Tout se dissout alors, tout perd sa valeur pour l’analyste, même
l’amour. La fin de l’amour lui paraît absolument disproportionnée avec la passion
qu’elle excite : c’est à ses yeux un trouble énorme, un vrai bouleversement dans tout
cela l’organisme ; pour peu de chose. D’un besoin physique indéterminé
combiné avec une sympathie morale pour telle ou telle personne déterminée naît un sentiment dont la violence semble parfois une sorte de
monstruosité dans la nature ; son but immédiat ne le justifie nullement, et cependant
sans ce but il ne serait pas. Vous figurez-vous quelqu’un qui se laisserait mourir de
faim parce qu’on lui refuserait telle friandise ? C’est la situation d’un amant
éconduit, et il y en a qui se laissent mourir ! Ô imagination, folle du logis. — Ainsi
raisonne ou déraisonne l’analyste à outrance ; tous les sentiments dont vit la poésie
perdent pour lui leur sens et leur prix ; et cependant il lui arrivera de se faire
poète, littérateur, critique littéraire !
L’analyse se porte souvent sur le moi ; or, le souci constant du moi, qui est un signe
maladif pour le cerveau, l’est aussi pour la littérature. Au dix-septième siècle, on
tenait le moi pour haïssable ; on reprochait à Montaigne de s’être mis en scène, d’avoir
étalé avec complaisance ses qualités et même ses défauts. Au dix-huitième siècle, la
littérature ayant acquis avec les Voltaire et les Rousseau un empire presque sans
bornes, une hégémonie politique et sociale, les littérateurs commencèrent à se
considérer comme les nouveaux souverains du monde. Rousseau pousse l’infatuation de son
moi jusqu’à la folie : nous en avons vu plus haut un exemple. Chateaubriand étale son
orgueil et se considère comme le Bonaparte de la littérature. Puis viennent les
Lamartine et les Hugo, qui n’ont pas brillé par l’humilité. Les écrivains du
dix-septième siècle étaient-ils plus modestes ? Non, mais ils ne montraient pas ainsi
leur moi. Au reste, le lyrisme étant devenu dominant et, avec lui, la poésie subjective,
le moi ne pouvait manquer de s’enfler. S’il y a une manière légitime de s’occuper de
soi, de s’analyser, de se livrer aux regards d’autrui, il y en a une illégitime.
L’analyse de soi n’a de valeur qu’en tant que moyen de se dépasser soi-même, de se
projeter en quelque sorte dans ce monde qui nous enveloppe, de le découvrir enfin, fût-ce en la plus infime mesure. C’est ainsi que l’œil
s’applique au verre étroit du télescope pour rapprocher l’étoile lointaine ou découvrir
l’étoile invisible ; certes ce n’est encore guère la connaître que de l’apercevoir
ainsi, mais n’est-ce pas déjà beaucoup de ne plus ignorer son existence ? Il ne faut
voir en soi qu’un coin de la nature à observer, le seul qui ait été mis d’une façon
constante à notre portée. Faire effort pour se trouver un sens à soi-même, c’est en
réalité en donner un à la nature, de laquelle nous sommes sortis au même titre que tout
ce qui est en elle, que tout ce qui la compose. Mais, où l’analyse psychologique se
transforme en la plus stérile des études, parce qu’elle se fonde alors sur une erreur,
c’est lorsqu’elle en vient à considérer le moi en soi et pour soi, à en faire un tout
borné et mesquin, alors qu’il n’est qu’un des courants particuliers de la vie
universelle. Prendre ainsi le moi pour centre et pour but, c’est méconnaître, somme
toute, sa réelle grandeur ; y borner son regard, c’est enfermer la pensée et l’existence
dans un cerveau humain, c’est oublier que la loi fondamentale des êtres et des esprits
est un perpétuel rayonnement. « Connais-toi toi-même », dit l’antique sagesse ; oui, car
se connaître, c’est s’expliquer à soi-même, par conséquent comprendre aussi les autres
et se rapprocher d’eux ; le seul moyen que nous ayons de voir, c’est assurément de
recourir à nos propres yeux et à notre propre conscience : nous sommes nous-mêmes notre
flambeau, et nous ne pouvons que veiller à ce que tout serve en nous à alimenter la
petite flamme qui éclaire le reste. Seulement, pour qui veut explorer la nuit, autre
chose est de poser à terre sa lanterne, tout près de ses pieds, où elle ne fera sortir
de l’ombre qu’un certain nombre de grains de sable ; autre chose de la diriger à droite
et à gauche, de projeter sa clarté au loin et en avant, à chaque pas. Dans le premier
cas, l’homme arrivât-il à compter les grains de sable sur lesquels toute la lumière dont
il dispose est répandue, il n’avancera point dans son exploration du monde ; dans le
second cas, il aura vu le chemin assez pour se conduire, assez peut-être pour l’imaginer
encore là où il ne pourra plus le suivre. L’écrivain qui loin de chercher à s’effacer
derrière son œuvre, emploie tout son art à mettre en lumière les particularités de son
caractère et les grains de sable de sa vie, n’aura pas même abouti à faire saillir sa
vraie personnalité ; car la personnalité a sa raison la plus profonde et la plus cachée
dans le vieux fonds commun à tous. Nous connaissons mieux, par la seule lecture de ses
écrits, la personnalité d’un Pascal que la personnalité de tel ou tel qui nous conte par
le ses faits et gestes, — choses qui s’oublient, — et qui nous retrace ses moindres
pensées, ses moindres paroles. Tout cela s’efface même pour lui, à plus forte raison
pour ses lecteurs, derrière les pensées ou actions véritablement expressives de sa vie
et de la vie.
La critique de notre temps a subi l’influence de cette maladie littéraire. Etant
devenue ou s’étant flattée de devenir, grâce à la tyrannie croissante du journalisme, la
dispensatrice de la renommée, elle a fini par se croire supérieure à la littérature
vraiment féconde, à celle qui produit au lieu d’analyser. Mais le comble, c’est de voir
le critique, plutôt que d’apprécier les œuvres d’autrui, annoncer qu’il va vous parler
de lui-même à propos des œuvres d’autrui. On en vient là de nos jours. La véritable
critique et la véritable œuvre littéraire doivent également rechercher le sérieux et
l’impersonnel. A quoi bon nous perdre dans l’enchevêtrement est la chaîne sans fin qui
l’unit aux grands rouages de la société humaine et de l’univers. Nous ne nions pas que
la littérature de décadence n’ait parfois sa beauté propre, beauté de forme et de
couleur. On peut alors lui appliquer les vers fameux de Baudelaire sur sa négresse :
C’est précisément pour faire illusion sur la stérilité du fond que les décadents
poussent au dernier degré le travail de la forme : ils croient suppléer au génie par le
talent qui imite les procédés du génie. Mais, si les œuvres géniales sont les plus
suggestives et les plus capables de susciter des œuvres originales comme elles, ce sont
aussi, celles qui s’analysent et s’imitent le plus difficilement, parce que le procédé
s’y dérobe ; elles se rapprochent de la vie, qu’on ne peut artificiellement reproduire.
La vraie poésie est une eau de source, ou un torrent qui descend de la montagne ; tel
est aussi le vrai génie. Le talent, c’est le tuyau de drainage qui ne laisse pas perdre
une goutte et donne un petit filet d’eau bien mince qui coule en frétillant sur l’herbe.
La décadence dans l’art, c’est la substitution du talent au génie, c’est l’affectation
du savoir-faire, avec la charlatanerie que Baudelaire prétend permise au génie même311. Dans l’art,
l’ignorance des procédés ou méthodes et la maladresse de main a des inconvénients sans
nombre, mais elle a du moins un avantage : c’est que l’ignorant a besoin de sentir
sincèrement et d’être ému pour composer quelque chose de passable ; l’érudit, lui, n’en
a pas besoin ; le procédé remplace chez lui l’inspiration ; le convenu et le
conventionnel, le sentiment spontané du beau. « L’inspiration, disait Baudelaire, c’est
une longue et incessante gymnastique. » Verlaine, l’ancien parnassien312 qu’on cite aujourd’hui comme un novateur, a dit aussi :
Enfin Gautier, leur maître à tous dans l’art de versifier pour ne rien dire, avait
écrit : « La poésie est un art qui s’apprend, qui a ses méthodes, ses formules, ses
arcanes, son contre-point et son travail harmonique313. » Gautier oublie que le contre-point,
sans l’inspiration, n’a jamais fait un musicien ; ce qu’il dit de la poésie s’applique
simplement à la versification, laquelle en diffère comme la science de l’harmonie
diffère du génie musical. En faisant ainsi de l’art pour l’art, on enlève à la
littérature la vie ; on lui ôte toute espèce de but en dehors du jeu des formes, et, par
cela même, on l’énervé. L’action tire toujours une grande partie de son caractère
agréable de la fin qui la justifie : un but de promenade rend la promenade meilleure ;
on n’aime pas à lever même un doigt sans raison ; il en est ainsi pour tout. Un travail
sans but exaspère : de là le spleen de ceux qui n’ont pas besoin de travailler pour
vivre, de là aussi l’ennui qu’éprouvent et qu’inspirent les formistes purs en
littérature. Tout renversement de la corrélation et de la subordination des organes,
dans l’organisme du style comme dans la vie individuelle et la vie sociale, est un signe
de décadence, puisque c’est la réalisation de l’égoïsme sous la forme de l’art. Dans un
ouvrage décadent, au lieu que la partie soit faite pour le tout, c’est le tout qui est
fait pour la partie ; non seulement la page, comme dit Paul Bourget, devient
indépendante, mais elle acquiert plus d’importance que le livre, le paragraphe que la
page, la phrase que le paragraphe, et, dans la phrase même, c’est le mot qui l’emporte,
qui saillit. Le mot, voilà le tyran des littérateurs de décadence : son culte remplace
celui de l’idée ; au lieu du vrai, et par conséquent de la loi ou du fait, on cherche
l’effet, c’est-à-dire une sensation forte révélant au lecteur une
puissance chez l’auteur, n’ayant pour but que de satisfaire l’orgueil de l’un en même
temps que la sensualité de l’autre. Il n’est pas de langue littéraire plus pauvre au
fond que celle qui est ainsi composée d’expressions forcées ou simplement rares, parce
que ces expressions se font remarquer et deviennent une répétition fatigante dès qu’on
les voit revenir. « Laissez-moi vous donner, écrivait Sainte-Beuve à Baudelaire, un
conseil qui surprendrait ceux qui ne vous connaissent pas : vous vous défiez trop de la
passion, c’est chez vous une théorie. Vous accordez trop à l’esprit, à la combinaison.
Laissez-vous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres. » Ce conseil
pourrait s’adresser à tous les littérateurs de décadence.
L’idolâtrie de la forme aboutit le plus souvent au mépris pour le fond : tout devient
matière à beau style, même le vice, surtout le vice. Et pourtant, n’est-ce pas l’auteur
même des Fleurs du mal qui, en une heure de philosophie, écrivait
cette dissertation édifiante : « L’intellect pur vise à la vérité, le goût nous montre
la beauté et le sens moral nous enseigne le devoir. Il est vrai que le sens du milieu a
d’intimes connexions avec les deux extrêmes, et il ne se sépare du sens moral que par
une si légère différence, qu’Aristote n’a pas hésité à ranger parmi les vertus
quelques-unes de ses délicates opérations. Aussi, ce qui exaspère surtout l’homme de
goût dans le spectacle du vice, c’est sa difformité ou disproportion. Le vice porte
atteinte au juste et au vrai, révolte l’intellect et la conscience ; mais, comme outrage
à l’harmonie, comme dissonance, il blessera plus particulièrement certains esprits
poétiques, et je ne crois pas qu’il soit scandalisant de considérer toute infraction à
la morale, au beau moral, comme une espèce de faute contre le rythme et la prosodie
universels. » — Alors pourquoi écrire soi-même les Fleurs du mal et
chanter le vice ? — « C’est cet admirable, cet immortel instinct du beau, continue
Baudelaire, qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme
une correspondance du ciel. La soif insatiable de tout ce qui est
au-delà et que voile la vie est la preuve la plus vivante de notre immortalité… Ainsi le
principe de la poésie est stricte ment et simplement, l’aspiration humaine vers une
beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un
enlèvement de l’âme, enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui est
l’ivresse du cœur, et de la vérité, qui est la pâture de la raison. Car la passion est
chose naturelle, trop naturelle même pour ne pas introduire un ton
blessant, discordant dans le domaine de la beauté pure ; trop familière et trop violente
pour ne pas scandaliser les purs désirs, les gracieuses mélancolies et les nobles
désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la poésie… » Ce qui vaut mieux,
chez Baudelaire, que cette prose alambiquée et froide, ce sont des vers comme ceux qu’il
a intitulés : Elévation :
Malheureusement, Baudelaire nous a donné lui-même trop d’exemples de ces « miasmes
morbides », au-dessus desquels il conseille au poète de s’élever. Qui ne connaît les
vers tant cités sur Une charogne :
Il est difficile de nier l’influence déprimante et démoralisante que Baudelaire a
exercée sur la littérature de son époque. Mais Baudelaire répond déjà beaucoup mieux à
son temps qu’au nôtre ; il n’est plus à proprement parler un modèle : son influence est
tout indirecte. Baudelaire s’est trouvé vivre à une époque où l’accoutumance aux idées
de négation absolue était loin d’être faite, et sur certains tempéraments ces idées,
encore nouvelles, devaient produire des effets tout particuliers. C’est ainsi, pour
donner un exemple, que Baudelaire est l’expression de la peur irraisonnée et folle de la
mort, — sentiment qui mérite qu’on y insiste. Baudelaire, empruntant à Job son
expression fameuse, nous peint ainsi la grande peur qui le hante :
A toute heure, à tout propos il a l’esprit rempli de la l’idée de mort :
Lui-même intitule Obsession la pièce qui commence par ces vers :
Le ciel devient pour lui
En automne, le bruit des bûches qu’on vient de scier et tombant sur le pavé des cours
lui fait dire :
Ce n’est pas tant, à proprement parler, l’angoisse de la mort qu’on retrouve à chaque
page que l’horreur toute physique du tombeau ; et lorsque nous le voyons se complaire
aux idées de décomposition, évoquer les squelettes et rêver de cadavres, nous sommes
tout simplement en présence de l’enfant qui, ayant peur de l’obscurité, ouvre la porte
le soir et fait quelques pas au dehors pour ressentir le grand frisson de la nuit et,
qui sait ? pour s’enhardir aussi peut-être. C’est donc plus encore le vertige de
l’horreur que celui de l’abîme qui s’est emparé de Baudelaire ; par suite, il est amené
à chanter l’horreur et l’horrible sous toutes leurs formes. Fait-il un hymne à la
beauté, il s’écrie :
De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant.Voici d’ailleurs sous quelles
couleurs il nous dépeint son propre cœur :
Et s’il parle de la douleur :
A la page suivante, on voit les « vastes nuages en deuil », devenir les « corbillards
de ses rêves ». On n’en finirait vraiment pas s’il fallait relever toutes les images de
ce genre qui sont répandues dans ses vers ; son inspiration poétique emprunte plus d’une
fois les apparences du cauchemar :
Il finit par se demander lui-même, non sans quelque raison :
Pourtant, lorsqu’il le voulait, il savait rendre douce l’ironie et demander à la nuit
des inspirations moins troublées que la plupart de celles qu’il lui doit :
Et maintenant, si nous voulions rechercher ce que devient chez nos contemporains cette
anxiété de la mort, nous la retrouverions avec un Pierre Loti, par exemple, mais
élargie, plus profonde et plus haute, tant il est vrai qu’il y a toujours des sentiments
ou idées en progrès tandis que d’autres sont en décadence. Pour Loti comme pour
Baudelaire, — et c’est là leur seul point commun, — la mort est toujours présente. D’un
bout à l’autre de son œuvre, on sent passer le vent de la mort comme celui de la mer
auquel il s’identifie. Mais, avant de devenir la tourmente, le vent de mer n’est qu’un
simple frisson, rien « qu’une inquiétude planant sur les choses », rien que
« l’éternelle menace qui n’est qu’endormie ». Et les hommes, ceux que Loti a voulu
peindre, les marins, se réjouissent : « A ce pardon, la joie était lourde et un peu
sauvage, sous un ciel triste. Joie sans gaieté, qui était faite surtout d’insouciance et
de défi ; de vigueur physique et d’alcool ; sur laquelle pesait, moins
déguisée qu’ailleurs, l’universelle menace de mourir. Grand bruit dans Paimpol ;
sons de cloches et chants de prêtres. Chansons rudes et monotones dans les cabarets… »
Mais « à côté des filles amoureuses, les fiancées des matelots disparus, les veuves de
naufragés, sortant des chapelles des morts, avec leurs longs châles de deuil et leurs
petites coiffes lisses ; les yeux à terre, silencieuses, passant au milieu de ce bruit
de vie, comme un avertissement noir321 ». Et l’« avertissement noir » passe et
repasse dans l’œuvre de Loti, et il arrive que c’est précisément cette mort inévitable,
proche toujours, qui donne à la vie son prix infini : la proximité de l’ombre rend la
lumière plus intense et plus douce. Puisqu’ils doivent mourir, les êtres seront tout
entiers dans leur regard, dans leur sourire, dans une simple parole, signes fuyants qui
ne se reproduiront pas. La pitié de Loti s’étendra même aux choses, celles qui ont ceci
de commun avec l’homme, la fragilité, et on dirait qu’il a la nostalgie de tout ce qu’il
a vu une fois. L’inconnu de la mort vient pour lui se mêler à toute manifestation de la
vie, le plus simple fait revêt une apparence de profondeur et de mystère ; dans la
grande épouvante qu’il découvre épandue, les amours lui semblent plus forts ; et c’est
toute la poésie de la mort qui s’ajoute à celle de la vie. Aux yeux de Baudelaire, la
mort flétrissait la vie, aux yeux de Loti, elle l’idéalise. Un autre exemple de la
rapidité avec laquelle les sentiments se transforment et, avec eux, les inspirations
littéraires, c’est que, par opposition au pessimisme réaliste, il nous est venu
récemment des horizons voilés de l’Angleterre une poésie très douce, toute de nuances,
et de nuances effacées. La lumière n’est plus qu’un demi-jour, un clair de lune
perpétuel ; les images sont plus semblables à des — impressions, aux impressions de
toutes sortes que les choses produisent en nous, — qu’à ces choses elles-mêmes. Dante
Gabriel Bossetti, par exemple, nous peindra ainsi la reine Blanchelys :
Même s’il s’agit d’une paysanne italienne, un être bien réel cependant, sa façon de
voir restera la même :
Et Shelley, décrivant les fleurs d’un jardin, dira :
Il y a même des moments où Shelley dépeindra une chose avec des images que nous sommes
forcés d’imaginer ; c’est une sorte de double évocation :
Nos symbolistes, outrant encore cette poésie de rêve, en sont arrivés à la poésie de
l’impression pure et simple. Pourvu qu’une impression soit douce,
pourvu qu’elle soit vague surtout, ils ne lui demanderont rien de plus, ni la raison
qui l’amène, ni l’idée qu’elle renferme. Une telle façon d’entendre la poésie est
suffisante, peut-être, pour le poète lui-même, en qui ses propres vers éveillent une
foule d’idées complémentaires, explicatives surtout ; mais pour le lecteur il n’en est
point ainsi. C’est lui supposer véritablement le don de prescience que de lui demander
de ressentir une impression poétique alors qu’il ne lui est rien dit de ce qui l’a fait
naître ; car, en réalité, les impressions qui nous viennent des choses ont leur cause
première en nous-mêmes, et, pour les faire partager à qui que ce soit, il faut commencer
par lui découvrir l’état de conscience qui les a déterminées. Une énumération, une
constatation de faits ou d’idées ne signifient rien par elles-mêmes ; il faut que le
poète en donne la clef, c’est-à-dire la signification qu’elles ont revêtue pour lui,
signification qu’elles prendront immédiatement par sympathie dans l’esprit des autres.
Et voilà pourquoi nous ne saisirons jamais le sens de vers tels que ceux-ci :
Voici d’ailleurs quelle sorte de préceptes le chef de l’école adresse au poète
symboliste :
Il faut aussi que tu n’ailles point
Paul Verlaine semble oublier que la musique, au moyen, des tonalités, des rythmes et du
mouvement, détermine d’une façon marquée et précise, autant que le pourrait faire une
couleur et pas seulement une simple nuance, le caractère général du morceau. La
« chanson grise » n’existe que dans la tête de l’auditeur peu ou point musicien, non
dans la musique des grands maîtres. N’importe ; après avoir fait de la peinture et de la
sculpture en vers, on veut aujourd’hui faire de la musique en vers, en assemblant des
phrases inintelligibles et, par cela même, dit-on, symboliques, — c’est-à-dire
expressives de tout parce qu’elles ne sont expressives de rien :
Ah
! puisque tout ton être
,
Les classiques, avec leurs genres bien étiquetés et à jamais séparés l’un de l’autre,
avaient certainement introduit dans la littérature des classifications artificielles ;
mais de là à confondre tout, il y a loin. C’est une des formes de l’insociabilité
intellectuelle que l’obscurité voulue, l’inintelligibilité systématique, et les
symbolistes y visent :
C’est là ce qu’ils appellent de la musique en vers, des « romances sans paroles »,
comme dit Verlaine ; traduisez : des paroles sans pensées. Quant à la musique de ces
vers, qui peut la saisir, et en quoi diffère-t-elle des plus banales harmonies de
Lamartine ? En prose, même obscurité voulue, avec un mélange de mots français, latins,
grecs, et de mots qui ne sont d’aucune langue : — « Parmi l’air le plus pur de désastre,
où le plus puissant lien une voix disparate, un point sévèrement noir ou quelque rouvre
de trop d’ans s’opposait à l’intégral salut d’amour, et la velléité dès lors inerte
demeurait, et muette sans même la conscience mélancolique de son mutisme. » Ces phrases
relativement fort claires sont du Traité du verbe de
Verlaine, — car ils croient avoir inventé un verbe nouveau. Au reste, le bon sens
français proteste vite contre un parti pris de bâtir avec des nuages, lesquels
s’arrangent et se dérangent, changent de formes sans autre raison que le vent qui passe,
— le vent d’une fantaisie de poète qui nous demeure étrangère par système. Si l’école
des symbolistes est une école de décadence, à tout le moins est-il difficilement
supposable qu’elle puisse devenir bien contagieuse.
Un psychologue distingué parmi nos littérateurs, Paul Bourget, a fait une sorte
d’apologie de la décadence et de la littérature appelée « malsaine ». Le mot malsain, selon lui, est inexact si l’on entend par là opposer un état
naturel et régulier de l’âme, qui serait la santé, à un état corrompu et artificiel, qui
serait la maladie. « Il n’y a pas à proprement parler de maladies du corps, disent les
médecins ; … pareillement, il n’y a ni maladie ni santé de l’âme, il n’y a que des états
psychologiques, … des combinaisons changeantes, mais fatales et pourtant normales. » —
Cette théorie nous semble un mélange de vrai et de faux : il est vrai que tout rentre
dans des lois, même les monstruosités, et aussi la maladie, et aussi la mort ; mais il
est faux qu’il n’y ait point de monstres, de maladies ni de mort pour le médecin, et
même pour le physiologiste, et enfin pour le sociologiste. Tous ont le droit et le
devoir de constater l’accroissement ou la diminution de la vitalité dans l’organisme
dont ils étudient les lois. Le déterminisme que professent les partisans de l’évolution
ne les empêche nullement de reconnaître que tel individu, telle espèce, telle société
est en progrès ou en décadence sous le de la rapport vitalité, par conséquent de la
force de résistance dans la lutte pour la vie, de l’unité et de la complexité internes,
qui permettent aux êtres supérieurs de s’adapter à leur milieu et de le dominer, au lieu
d’en être dominés. Dire que la maladie, comme la monstruosité, est normale est parce qu’elle fatale, qu’elle vaut la santé parce
qu’elle est tout aussi naturelle, c’est ne pas reconnaître un
critérium de valeur naturelle dans l’intensité même et dans
l’extension de la vie, ainsi que dans la conscience et la jouissance qui en sont la
révélation intime. « Un préjugé seul, où réapparaissent la doctrine antique des causes
finales et la croyance à un but défini de l’univers, peut, dit Paul Bourget, nous faire
considérer comme naturels et sains les amours de Daphnis et de Chloé dans le vallon,
comme artificiels et malsains les amours d’un Baudelaire dans le boudoir qu’il décrit,
meublé avec un souci de mélancolie sensuelle :
- — Il n’est nul besoin, répondrons-nous, d’admettre les antiques causes finales ni un but défini de l’univers pour admettre
la loi de l’évolution et pour considérer, au point de vue de cette loi, la vitalité
plus intense et expansive, plus consciente et heureuse, plus féconde pour soi et pour
autrui, comme supérieure, comme plus vivante et plus durable. Les amours de Daphnis et de Chloé sont fécondes, tendent à
« promouvoir la vie », comme disent les Anglais ; les amours de boudoir sont stériles,
tendent à ralentir, à altérer, parfois à détruire la vie. Quant à placer, comme
Baudelaire, la « langue natale de l’âme » dans les riches plafonds, les miroirs profonds et la splendeur
orientale, c’est une de ces nombreuses absurdités qui remplissent ses vers et en font
souvent la seule originalité : tout ce luxe faux et imaginaire, tout ce vain orientalisme n’est pas plus la langue natale de la vie que de l’« âme » : c’est un rêve artificiel et tout littéraire de
l’imagination romantique. On peut soutenir que, même au point de vue de la pure
sociologie, la littérature décadente est aussi fausse qu’elle est
malsaine au point de vue physiologique et moral. Théophile Gautier
dit que la langue de cette littérature est « marbrée déjà des verdeurs de la
décomposition » ; quelque prix qu’on attache aux verdeurs, un
cadavre qui se décompose sera toujours inférieur physiologiquement et esthétiquement à
un corps anime par la vie, parce que le cadavre marque non une évolution en complexité
et en unité tout ensemble, mais une dissolution et un retour aux forces plus
élémentaires, plus simples et plus désagrégées. L’erreur des apologistes de la
décadence est précisément de croire que la littérature décadente ait plus de complexité, plus de richesse que l’autre, parce
qu’elle a plus de raffinement, plus de sensualité et de dilettantisme intellectuel.
« La décadence romaine, dit encore Paul Bourget, représentait un plus riche trésor
d’acquisitions humaines. » — Nullement : elle marquait la fin des acquisitions et le
commencement des pertes de toute sorte. Au point de vue de l’évolution vitale ou
sociale, l’accroissement en complexité ou, comme dit Spencer, en hétérogénéité,
implique nécessairement une augmentation parallèle de l’unité, de la subordination et
de l’organisation ; c’est pour cela que le cadavre est, au fond, moins complexe et
moins riche que le corps vivant : il n’offre plus que le jeu des lois physiques et
chimiques, au lieu d’offrir encore le jeu des lois physiologiques ; la décomposition
est une simplification et non une complication. La littérature de Baudelaire lui-même,
avec ses splendeurs et aussi ses « charognes », est une littérature
très simple ; sous son air de richesse, elle cache une pauvreté radicale non seulement
d’idées, mais de sentiments et de vie ; elle commence un retour, par un chemin
détourné, à la poésie de sensations, d’images sans suite, de mots sonores et vides qui
caractérise les tribus sauvages ; et celle-ci a cette énorme supériorité qu’elle est
sincère, l’autre non. Les prétendus raffinés sont des simplistes qui s’ignorent ; les blasés qui croient avoir « fait le tour de
toutes les idées » sont des ignorants qui n’ont pas même fait le tour d’une seule
idée ; les dégoûtés de la vie sont de petits jeunes hommes qui n’ont pas encore un
instant vécu. — Paul Bourget met dans la bouche des décadents cette parole : « Nous
nous délectons dans ce que vous nos appelez corruptions de style, et nous délectons
avec nous les raffinés de notre race et de notre heure ; il reste à savoir si notre
exception n’est pas une aristocratie. » — Oui, pourrait-on leur répondre, une
aristocratie à rebours, comme celle des hystériques, des névropathes, des vieillards
avant l’âge. Il serait naïf aux décadents de croire, avec Baudelaire, qu’ils font
partie d’une élite sociale, alors qu’ils se rangent volontairement eux-mêmes parmi les
« non-valeurs humaines », les stériles, les impuissants, les impropres à la vie
sociale, les inaptes et, en définitive, les ineptes. Le plus fataliste des fatalistes, Spinoza, n’aurait pas eu de peine à
démontrer que la « pourriture » est un état de la force et de la substance moins
compliqué et moins unifié tout à la fois que la santé de la jeunesse, conséquemment
moins beau. Et c’est par une illusion d’optique intérieure qu’un décadent se croit
raffiné quand il préfère à la lumière et aux couleurs de la vie qui s’épanouit la
« phosphorescence de la pourriture ». L’odorat qui préfère les parfums d’un cadavre à
ceux d’un corps vivant est-il donc aussi plus raffiné ?
En définitive, c’est la dissolution vitale qui est le caractère commun de la décadence
dans la société et dans l’art : la littérature des décadents, comme celle des
déséquilibres, a pour caractéristique la prédominance des instincts qui tendent à
dissoudre la société même, et c’est au nom des lois de la vie individuelle ou collective
qu’on a le droit de la juger.
On s’est souvent demandé si la littérature et l’art étaient moraux ou immoraux. La
question pourrait être examinée d’un nouveau point de vue : il s’agirait de savoir dans
quelle mesure et avec quelle gradation il est bon d’étendre cette qualité qui fait le
fond de la littérature et de l’art : la sociabilité. Il y a, en effet, une certaine
antinomie entre l’élargissement trop rapide de la sociabilité et le maintien en leur
pureté de tous les instincts sociaux. D’abord, une société plus nombreuse est aussi
moins choisie. De plus, l’accroissement de la sociabilité est parallèle à
l’accroissement de l’activité ; or, plus on agit et voit agir, plus aussi on voit
s’ouvrir des voies divergentes pour l’action, lesquelles sont loin d’être toujours des
voies « droites ». C’est ainsi que, peu à peu, en élargissant sans cesse ses relations,
l’art en est venu à nous mettre en société avec tels et tels héros de Zola. La cité
aristocratique de l’art, au dix-huitième siècle, admettait à peine dans son sein les
animaux ; elle en excluait presque la nature, les montagnes, la mer. On se rappelle le
jugement sommaire porté par Vauvenargues et, avec lui, par tout le dix-huitième siècle
sur La Fontaine, ce représentant unique, au siècle précédent, de la vie animale, de la
nature et presque du naturel : « Il n’a écrit ni dans un genre assez noble ni assez noblement. » L’art, de nos jours, est devenu de plus en plus
(démocratique, et il a fini même par préférer la société des vicieux à celle des
honnêtes gens. En outre, l’art met de plus en plus en jeu la passion ; or, il y a encore
là plus d’un écueil. L’excitation artificielle d’une passion déterminée on d’un groupe
déterminé de passions, tout en étant, comme disait Aristote, une sorte de purgation et
de purification esthétique, χάθαρσις, peut aussi produire une tendance vers telle
passion, un accroissement de cette passion même, qui, du germe, passera au
développement. De là résulte une rupture de l’équilibre intérieur, une modification de
la volonté dans un sens nouveau. Le livre du poète ou du romancier formule pour l’intelligence et fait vivre pour la sensibilité
des émotions, des passions, des vices qui, sans lui, seraient restés à l’état vague et
inerte. Il dit le mot qu’on cherchait, fait résonner la corde qui n’était encore que
tendue et muette. L’œuvre d’art est un centre d’attraction, tout comme la volonté active
d’un génie supérieur. Si un Napoléon entraîne des volontés, un Corneille et un Victor
Hugo n’en entraînent pas moins, quoique d’une autre manière. Et tout dépend de la
direction qu’impriment les uns et les autres. En un mot, l’œuvre littéraire est une suggestion d’une puissance d’autant plus grande qu’elle se cache sous la
forme d’un simple spectacle ; et la suggestion peut être vers le mal
comme vers le bien. Qui sait le nombre de crimes dont les romans d’assassinat ont été et
sont encore les instigateurs ? Qui sait le nombre de débauches réelles que la peinture
de la débauche a entraînées ? Le principe de l’imitation, une des lois
fondamentales de la société et aussi de l’art, fait la puissance de l’art pour le mal
comme pour le bien. Même quand il s’agit des passions nobles et généreuses, l’art offre
encore le danger, tout en les rendant sympathiques, de leur fournir hors de la réalité
même un aliment dont elles arriveront à se contenter. Il est si facile
d’être courageux, héroïque, généreux à la lecture des œuvres qui représentent le
courage, l’héroïsme, la générosité ! Mais, quand il s’agit de réaliser à son tour les
belles qualités qu’on a admirées, il est possible que l’exercice des facultés purement
représentatives ait affaibli, amolli l’exercice des facultés actives, et qu’on s’en
tienne enfin à l’amour platonique des vertus morales ou sociales. En tout cas, cet effet
amollissant de l’art a été souvent constaté sur les peuples, qui, à trop exercer leurs
facultés de contemplation et d’imagination, perdent parfois leurs facultés d’action.
Enfin l’art, ayant besoin de produire une certaine intensité d’émotions, — surtout l’art
réaliste, — tend à faire appel aux passions qui, dans la masse sociale, sont les plus
généralement capables de cette intensité. Or, ce sont les passions élémentaires,
primitives, instinctives. Il en résulte, comme l’ont remarqué les sociologistes, une
tendance de l’art, surtout réaliste, à maintenir l’homme sous l’empire de ses
« inclinations ataviques », plus ou moins grossières, haine,
vengeance, colère, jalousie, envie, sensualité, etc. Si bien que l’art est à la fois un
moyen de hâter la civilisation et un moyen de la retarder en y maintenant une certaine
barbarie.
Tout dépendra donc, en définitive, du type de société avec lequel l’artiste aura choisi
de nous faire sympathiser : il n’est nullement indifférent que ce soit la société
passée, ou la société présente, ou la société à venir, et, dans ces diverses sociétés,
tel groupe social plutôt que tel autre. Il est même des littératures, nous l’avons vu
plus haut, qui prennent pour objectif de nous faire sympathiser avec les insociables, avec les déséquilibrés, les névropathes, les fous, les délinquants.
C’est ici que l’excès de sociabilité artistique, aboutit à l’affaiblissement même du
lien social et moral. L’art doit choisir sa société, et cela dans l’intérêt commun de
l’esthétique et de l’éthique. Nous sommes loin de prétendre que l’artiste doive se
proposer une thèse morale à soutenir, ou même un but moral à atteindre
par le moyen de l’art ; nous sommes loin de condamner « tout emploi du
talent poétique sans but extérieur à lui »329. Mais les idées les plus
élevées de l’esprit, qui sont, selon nous, le thème de la grande poésie et du grand art,
nous nous les représentons comme intérieures à la poésie même, bien plus, comme
constitutives de l’âme du poète ou de l’artiste. Et pour ce qui est du but extérieur,
— moralisateur ou utilitaire, — que le poète peut se proposer, nous dirions volontiers
avec Schopenhauer : l’intention n’est rien dans l’œuvre d’art. La moralité du poète doit
être aussi spontanée que son génie, elle doit se confondre avec son génie même. Il n’en
est pas moins vrai que le fond de l’art n’est point indifférent, et
que l’art immoral demeure très inférieur, même au point de vue esthétique.
L’émotion esthétique se ramenant en grande partie à la contagion nerveuse, on comprend
que les puissants génies littéraires s’attachent volontiers à vice représenter le plutôt
que la vertu. Le vice est la domination de la passion chez un individu ; or, la passion
est éminemment contagieuse de sa nature, et elle l’est d’autant plus qu’elle est plus
forte ou même déréglée. Dans le domaine physique, la maladie est plus contagieuse que la
santé ; de même, dans le domaine moral, la colère, par exemple, ou l’amour des sens sont
plus contagieux que la tranquillité d’âme du juste. Même lorsque la vertu est prise
comme objet de drame ou de roman, c’est l’élément passionnel de la vertu, c’est la
passion de la pitié, du dévouement, etc., qui d’habitude fournit à l’écrivain ses sujets
préférés. Malheureusement, la passion de la vertu ne peut offrir à
l’art qu’un domaine relativement restreint : elle n’est pour l’écrivain qu’une passion
comme les autres, et perdue, pour ainsi dire, au milieu de toutes les autres. Ajoutons
qu’elle a pour tendance normale, sauf dans les cas de l’héroïsme, non
d’augmenter les éléments perturbateurs et, par conséquent, dramatiques de la vie, mais
au contraire de les supprimer. La vertu tend donc plutôt à engendrer les émotions
douces, moins rapidement contagieuses que les autres. C’est pour cela que les romanciers
surtout et les dramaturges préfèrent les caractères vicieux aux caractères moraux. La
moralité, en outre, est une équivalence parfaite entre les passions, fort difficile à
maintenir ; la justice dans les actions provient d’une justesse dans le tempérament : la
vertu a la simplicité du diamant, qui désespère ceux qui tentent artificiellement de le
reproduire. Enfin l’évolution d’un caractère vertueux est tout intérieure, tandis que la
corruption d’un personnage peut être occasionnée par mille faits dramatiques. Le
romancier ou le dramaturge s’enlève donc la moitié de son champ d’action en décrivant
une vie vertueuse, une évolution non suivie d’un déclin, une ligne droite qui va devant
soi sans retour possible.
Les écrivains modernes ne sont pas seulement amenés a l’étude des vices ou des passions
fortes, mais aussi à l’étude des monstruosités, et cela pour diverses raisons : la
première est l’intérêt scientifique ; on éprouve une plus grande curiosité à l’égard de
tout ce qui est dans l’espèce une anomalie, un « phénomène » ; en outre la science
moderne, — physiologie ou psychologie, — attache une importance croissante à l’étude des
états morbides, parce que ces états permettent de saisir sur le fait la dégradation de
nos diverses facultés, de constater celles qui ont la plus grande force de résistance,
d’établir ainsi des lois de la vie physique ou psychique valant même pour les êtres bien
portants. C’est ainsi qu’on a tiré des amnésies partielles de la mémoire, et de la
personnalité des lois importantes sur la formation de la mémoire et de la personnalité.
La seconde cause, c’est qu’en peignant des êtres à part, véritables monstruosités, on
excite plus aisément la pitié ou le rire de la foule. La troisième cause, c’est qu’en
s’attaquant à de pareils sujets il est aisé d’obtenir un succès de scandale ; on excite
la curiosité, sinon l’intérêt ; un bateleur montre aux spectateurs ébahis un veau à deux
têtes, mais si son veau, fût-il le plus joli du monde, n’avait qu’une tête, il
n’obtiendrait aucun succès. En plaçant ainsi la fin de l’art en dehors du fond même de
l’art (nous ne disons pas seulement de sa forme), on le rabaisse, on l’altère, on le
fait dégénérer. En vain prétendra-t-on justifier la peinture de l’immoralité au nom même
de la morale. A entendre Zola, le romancier cherche les causes du mal social ; il fait
l’anatomie des classes et des individus pour expliquer les « détraquements qui se
produisent dans la société et dans l’homme ». Cela l’oblige souvent à travailler sur des
sujets « gâtés », à descendre au milieu des misères et des folies humaines. « Aucune
besogne ne saurait donc être plus moralisatrice que la nôtre, puisque c’est sur elle que
la loi doit se baser… C’est ainsi que nous faisons de la sociologie pratique et que
notre besogne aide aux sciences politiques et économiques. Je ne sais pas de travail
plus noble ni d’une application plus large. » Nous voilà revenus aux espérances de
l’époque romantique : réformer les mœurs et inspirer les lois. Si la littérature n’est plus une sibylle, elle est une Egérie. Ce n’est
plus l’art pour l’art, c’est l’art pour la législation. Beau dessein, dont nous avons vu
plus haut le côté légitime, mais contre lequel se re tourne l’exécution même des romans
naturalistes. La des peinture simples ridicules, comme dans Molière, n’a rien de
démoralisant. Nos ridicules mêmes ne sont souvent que les points saillants de nos
tendances les plus fortes, celles qui nous occupent et nous distraient le plus ; nos
ridicules, intérieurement, sont parfois nos « raisons de vivre », étant ce qui nous
sauve de l’ennui, de l’équilibre trop monotone d’une vie trop bien réglée. De même, pour
les autres, le ridicule est parfois une cause de rire sans malveillance, de gaieté, de
légèreté d’âme. Le ridicule peut être un des ferments de la vie morale ; il ne faut
craindre ni d’être innocemment ridicules, ni de rire innocemment des ridicules de
l’humanité. Mais déjà la peinture des vices est plus dangereuse que
celle des ridicules et des simples passions. On risque de s’y trouver
embourbé comme dans la fange. Encore y a-t-il vice et vice. Des sociétés de tempérance
ont, paraît-il, fait représenter l’Assommoir, pour renouveler des
Grecs le procédé qui guérit l’ivresse par le spectacle des hommes ivres. Fort bien ;
mais, en supposant que l’ivresse puisse se corriger ainsi, il n’en est pas de même de la
luxure. On a dit avec raison qu’un sermon sur la chasteté a grand’peine à être chaste ;
que sera-ce d’un roman sur la débauche ? Les écrivains qui visent à être
« physiologistes », ne devraient pas ignorer les effets physiologiques de la suggestion.
Quant aux « législateurs », ils n’ont point besoin de romans pour étudier les vices
sociaux de cet ordre et leurs remèdes : c’est aux savants de profession qu’ils doivent
s’adresser.
Pour conclure, l’art étant par excellence un phénomène de sociabilité, — puisqu’il est
fondé tout entier sur les lois de la svmpathie et de la transmission des émotions, — il
est certain qu’il a en lui-même une valeur sociale : de fait, il aboutit toujours soit à
faire avancer, soit à faire reculer la société réelle où son action s’exerce, selon
qu’il la fait sympathiser par l’imagination avec une société meilleure ou pire,
idéalement représentée. En cela, pour le sociologiste, consiste la moralité de l’art,
moralité tout intrinsèque et immanente, qui n’est pas le résultat d’un calcul, mais qui
se produit en dehors de tout calcul et de toute recherche des fins. La vraie beauté
artistique est par elle-même moralisatrice, et elle est une expression de la vraie sociabilité. On peut reconnaître en moyenne la santé
intellectuelle et morale de celui qui a écrit une œuvre à l’esprit de sociabilité vraie
dont cette œuvre est empreinte ; et, si l’art est autre chose que la morale, c’est
cependant un excellent témoignage pour une œuvre d’art lorsque, après l’avoir lue, on se
sent non pas plus souffrant ou plus avili, mais meilleur et relevé au-dessus de soi ;
plus disposé non à se ramasser sur ses propres douleurs, mais à en sentir la vanité pour
soi-même. Enfin l’œuvre d’art la plus haute n’est pas faite pour exciter seulement en
nous des sensations plus aiguës et plus intenses, mais des sentiments plus généreux et
plus sociaux. « L’esthétique n’est qu’une justice supérieure », a dit Flaubert. En
réalité, l’esthétique n’est qu’un effort pour créer la vie, — une vie quelconque,
— pourvu qu’elle puisse exciter la sympathie du lecteur ; et cette vie peut n’être que
la reproduction puissante de notre vie propre avec toutes ses injustices, ses misères,
ses souffrances, ses folies, ses hontes mêmes. De là un certain danger moral et social
qu’il ne faut pas méconnaître ; tout ce qui est sympathique, encore une fois, est
contagieux dans une certaine mesure, car la sympathie même n’est qu’une forme raffinée
de la contagion : la misère morale peut donc se communiquer à une société entière par sa
littérature. Les déséquilibrés sont, dans le domaine esthétique, des amis dangereux par
la force de la sympathie qu’éveille en nous leur cri de souffrance. En tout cas, la
littérature des déséquilibrés ne doit pas être pour nous un objet de prédilection : une
époque qui s’y complaît comme la nôtre ne peut, par cette préférence, qu’exagérer ses
défauts. Et parmi les plus graves défauts de notre littérature moderne, il faut compter
celui de peupler chaque jour davantage ce cercle de l’enfer où se trouvent, selon Dante,
ceux qui, pendant leur vie, « ils pleurèrent quand pouvaient être joyeux »
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