Mots en commun :
mot , poète , idée , poésie , aimer , sentiment , pensée , image , forme , donner , âme , amour , beau , poétique , seul , esprit , savoir , Dieu , vie , croire , oeil , comprendre , homme , rythme , voix , coeur , sens , phrase , souvenir , venir , parler , trouver , prose , seulement , exprimer , écrire , vrai , laisser , main , sentir , lire , devenir , loi , passer , prendre , raison , fort , sembler , musique , dernier
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Mots fréquents :
style , rimer , rythme , image , poétique , prose , pensée , mot , phrase , rime , idée , forme , strophe , attention , métaphore , transposition , sentiment , économiser , moyen , poésie , harmonie , émotion , cheval , effet , sympathique , verset , esthétique , oeil , exemple , langage , membre , éveiller , piton , relief , association , sympathie , loi , sorte , suggestif , vision , accent , idiotisme , logique , parallélisme , ponctuation , noir , sensation , langue , coeur , marathon
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Noms cités :
Hugo , Zoug , Jungfrau , Morcle , Skink , Gounod , Olympio , Leconte de Lisle , Salammbô , Hialmar , Port-Royal , Rougon , Dail-Aram , Glaris , Agnovitque , And marathon , Cartyle , Dimora , Essénien , Galoperait , Midy , Obscuram , Orteler , Serchit's , Vénus pressant , Velléda , Gades , Estre , Its , Coysevox , Bernica , Adonaï , Sully-Prudhomme , Aut , Eleusis , Our , Athos , Bentham , Quod , Délos , Ibid , Schumann , Chopin , Archimède , Arnoux , Mouret , Pantagruel , M. Jourdain , 17e siècle , Lear
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Chapitre dixième
Le style , comme moyen d’expression et instrument de sympathie .
I. — Le style et ses diverses espèces . Le principe de l’économie de la
force et le principe de la suggestion poétique . — II. L’image . —
III. Le rythme . — Evolution poétique de la prose contemporaine . Raisons littéraires et
sociales de cette évolution .
Dans la théorie du style on peut prendre pour principe le caractère éminemment social du langage , qui est le moyen de communiquer à autrui ses idées et
ses sentiments . Mais, de ce principe , faut-il conclure que la loi suprême du style soit
le maximum de facilité et d’« efficacité » dans la communication des pensées et
émotions 253 . La ligne droite idéale est le plus
court chemin d’un point à un autre ; le style idéal est-il aussi le plus court chemin
d’un esprit à un autre ? Partant de cette conception mathématique et mécanique , Spencer
appelle le langage une machinery pour la communication mutuelle , et il
ne voit plus dans les lois du style que les applications de la loi qui veut qu’on
produise le maximum d’effet avec la moindre dépense de force . La grande force à ménager ,
ici, c’est l’« attention » de l’auditeur : la perfection du style , c’est de faire
comprendre et sentir avec le minimum d’attention . La conception mécanique du style se
change ainsi, comme on pouvait s’y attendre chez un Anglais , en une conception
utilitaire ; le comfort du lecteur ou de l’auditeur , pour ne pas dire
sa paresse , devient le régulateur de l’écrivain : faire tout saisir en peu de temps ,
voilà le but , time is money . C’est le calcul arithmétique de Bentham
transporté de la morale dans l’esthétique . Spencer va jusqu’à dire que « le grand
secret , sinon le seul , de l’art de composer , c’est de réduire les frottements du
véhicule au minimum possible » . Pour vérifier cette théorie , Spencer cite , entre autres
exemples , la place de l’adjectif en anglais , qui précède toujours le substantif . Il
trouve conforme à sa règle de dire « un noir cheval » et non pas un cheval noir . La
raison qu’il en donne est curieuse . Si je dis un cheval noir , pendant que je prononce le
mot cheval , vous vous êtes déjà figuré un cheval , et, comme la plupart des chevaux sont
bais bruns , il est probable que vous vous serez représenté un cheval bai brun ; or, pas
du tout, l’adjectif vous apprend qu’il est noir ; vous voilà donc obligé de corriger
votre représentation , et vous avez ainsi dépensé de la peine inutile entre le mot cheval
et le mot noir ! Au contraire, dans cette infaillible langue anglaise , on vous fait
d’abord concevoir quelque chose de noir en général, puis ce noir prend la forme d’un
cheval ; vous n’avez donc point dépensé d’attention en vain . Quod erat
demonstrandum . — Par malheur , même en acceptant ce principe , la démonstration est
insuffisante ; la personne pressée de se représenter quelque chose derrière chaque mot ,
si vous lui parlez de noir , aura le temps de voir un nègre , un morceau de charbon , la
nuit , etc. ; et pas du tout, c’est d’un cheval qu’il s’agit : elle sera donc aussi bien
attrapée . La vérité est, selon nous, qu’il est excellent de pouvoir dire, comme en
français , tantôt un cheval noir , tantôt un noir cheval , ou, pour prendre un autre
exemple de Spencer , tantôt : la Diane d’Ephèse est grande, ou Grande est la Diane d’Ephèse . A propos de ce second exemple , Spencer est
plus heureux : il remarque que le mot grande, placé au début , éveille les associations
d’idées vagues et émouvantes attachées à tout ce qui est grand et majestueux :
« L’imagination est donc préparée à revêtir d’attributs nobles ce qui suivra . » A la
bonne heure ; mais ce qu’il en faut conclure , c’est que la place du mot dépend de l’effet qu’on veut produire et de l’idée sur laquelle on
veut insister . Il ne s’agit pas là d’économiser l’attention , mais d’attirer et de
diriger l’attention , ainsi que l’association des idées , en vue de l’intuition et de la
perception .
On ne peut véritablement voir dans l’économie de l’attention qu’une
règle aussi peu absolue que l’est, en général, celle de l’économie de la force . Au premier abord , ne semblerait -il pas logique , toutes les fois qu’ on
accomplit un travail , de n’avoir en vue que le moyen de le faire vite et bien, en
dépensant le minimum de force ? Pourtant, une telle façon de procéder , qui nous
assimilerait au rôle de machine , rendrait prodigieusement lourd tout fardeau à soulever .
Si une fillette , sa cruche pleine sur la tête , s’arrête à babiller , non seulement elle
oublie la cruche dans le moment présent , mais de plus, lorsqu’elle reprend sa marche
dans la rue longue et tortueuse , c’est à peine si elle la sent peser , tout occupée
qu’elle est encore de la distraction rencontrée au bas du chemin . Tant il est vrai que
la force et le temps dépensés en vain , pour l’agrément , pour l’art , font accomplir les
plus réels travaux et empêchent la fatigue de se produire trop tôt . Economiser
l’attention n’est donc pas le but dernier d’un auteur , mais bien plutôt obtenir et
retenir l’attention . Or, le style est précisément l’art d’intéresser , l’art de placer la
pensée , comme on ferait d’un tableau , sous le jour qui l’éclairé le mieux, c’est l’art
enfin de la rendre frappante , de la faire saillir en relief , et passer , pour tout dire,
de l’auteur à autrui dans sa plénitude . En outre, un style qui, au lieu d’ être
simplement clair et impersonnel comme serait bien un filet d’eau , reflète une
physionomie , nous fait comprendre et finalement partager ( en une certaine mesure tout au
moins ) la façon de voir et d’interpréter les choses propre à un auteur ; un tel style
nous rapproche de l’auteur par cela même, nous amène à vivre de sa vie pendant quelques
instants , et de la remplit sorte , au plus haut point, le rôle social attribué au
langage .
Spencer applique aussi sa théorie aux figures de style , et d’abord à la « synecdoche » .
Il vaut mieux dire, selon lui une flotte de dix voiles qu’une flotte
de dix navires , parce que le mot navire éveillerait probablement la
vision des vaisseaux au bassin ; le mot voile vous les montre en mer .
— Soit, mais c’est encore là une bonne direction de l’attention et de
l’association des idées , non pas seulement , une économie d’attention . De même la
métaphore est, selon lui, supérieure à la comparaison . Le roi Lear s’écrie :
ce qui économise plus de temps et d’attention que de dire : « Ingratitude , démon dont
le cœur est semblable au marbre . » Sans doute, il y a là plus de
rapidité , mais il y a aussi autre chose : le mot semblable à vous empêcherait de prendre
au sérieux l’image , il l’empêcherait même d’être visible et, par conséquent , vivante . Il
faut, pour que cette métaphore soit poétique , que vous ayiez devant les yeux un démon
ayant un cœur de marbre , et non que, par une série de raisonnements , vous aboutissiez à
conclure : 1° que l’ingratitude ressemble à un démon , parce qu’elle
est méchante ; 2° que son cœur ressemble à du marbre parce qu’il est
froid et insensible . La poésie réalise des mythes , voilà la vraie
raison qui rend d’ordinaire la métaphore supérieure à la comparaison pour le poète : la
métaphore est une vision , la comparaison est un syllogisme .
Une des meilleures applications esthétiques du principe de l’économie de
la force , c’est la règle qu’on en peut déduire de ne pas dépenser la sensibilité
du lecteur , de permettre au système nerveux et cérébral la réparation nécessaire après
chaque dépense d’énergie et d’attention . Respirez longtemps une fleur , vous finissez par
être insensible à son parfum . Après un certain nombre de verres de gin , le goût est
émoussé . Tout exercice d’une fonction ou d’un sens l’épuisé : « la prostration qui suit
est en raison de la violence de l’action . » C’est pourquoi il est nécessaire
d’introduire dans l’œuvre d’art gradation et variété . Nos poètes et romanciers
contemporains oublient trop cette loi : leur style est perpétuellement tendu , leurs
rimes perpétuellement riches , leurs images perpétuellement éclatantes et même violentes .
Résultat : on est blasé au bout de deux pages . C’est l’effet de la musique
continuellement bruyante : quand le maximum du forte a été atteint du
premier coup , tout le reste a beau faire tapage , le seul moyen de frapper l’attention
serait de faire un pianissimo .
En somme , le point de vue mécanique et le principe de « l’économie de
la force » ont assurément leur importance en littérature . Le beau a ses conditions
mathématiques et dynamiques , et la principale de ces conditions est la parfaite
adaptation de la force dépensée par l’auteur au résultat obtenu : une bonne machine est
celle qui a le moins de heurts ou de frottements ; il y a longtemps qu’on a dit que la
nature agit par les voies les plus simples , selon la loi de « la moindre action » , qui devient , chez les êtres vivants et sentants , la loi de la moindre
peine . Mais, si la fonction du langage est primitivement la simple
communication intellectuelle entre les hommes , le langage des arts , de la littérature ,
de la poésie , est autre chose qu’une machine à transmission d’idées , qu’une sorte de
télégraphe à signaux rapides et clairs . Le caractère vraiment social
du style littéraire et poétique consiste , selon nous, à stimuler les émotions selon les
lois de l’induction sympathique , et à établir ainsi une communion
sociale ayant pour but le sentiment commun du beau . Nous avons donc ici au moins trois
termes en présence : l’idéal conçu et aimé par l’artiste , la langue dont l’artiste
dispose , et enfin toute la société d’hommes à laquelle l’artiste veut faire partager son
amour du beau . Le style , c’est la parole , organe de la sociabilité , devenue de plus en
plus expressive , acquérant un pouvoir à la fois significatif et suggestif qui en fait l’instrument d’une sympathie universelle . Le style
est significatif par ce qu’il fait voir immédiatement ; suggestif par ce qu’il fait
penser et sentir en vertu de l’association des idées . Tout sentiment se traduit par des
accents et des gestes appropriés . L’accent est presque identique chez
toutes les espèces : accent de la surprise , de la terreur , de la joie , etc. ; il en est
de même du geste , et c’est ce qui rend immédiate l’interprétation des
signes visibles ; l’art doit reproduire ces accents et ces gestes pour faire pénétrer
dans l’âme , par suggestion , le sentiment qu’ils expriment . Il n’est donc pas vrai que le
style consiste seulement , comme dit Buffon , « dans l’ordre et le mouvement des pensées ;
» il faut ajouter à l’ordre et au mouvement le sentiment , seul moyen d’éveiller la
sympathie . Nous ne sympathisons qu’avec l’homme : les choses ne nous arrivent et ne nous
touchent que comme vision et émotion , comme interprétation de l’esprit et du cœur
humains ; et c’est pour cela que « le style est l’homme . » Le vrai style naîtra donc de
la pensée et du sentiment mêmes ; il en sera la parfaite et dernière expression , à la
fois personnelle et sociale , comme l’accent de la voix donne leur sens propre aux
paroles communes à tous. Les écrits qui manquent de ce vrai style ressemblent à ces
pianos mécaniques qui nous laissent froids , même lorsqu’ils répètent de beaux airs ,
parce que nous ne sentons point venir jusqu’à nous l’émotion et la vie d’une main
humaine vibrant sur leurs cordes et les faisant vibrer elles-mêmes.
Le goût , nécessaire au style , est le sentiment immédiat de lois plus ou moins
profondes , les unes créatrices , les autres régulatrices de la vie . L’inspiration du
génie n’est pas seulement réglée , mais aussi constituée en grande partie par le goût
même, qui, parmi les associations innombrables que suscite le hasard , juge du premier coup , choisit . Ecrire , peindre , sculpter ,
c’est savoir choisir . L’écrivain , comme le musicien , reconnaît du premier coup dans la
confusion de ses pensées ce qui est mélodieux , ce qui sonne juste et bien : le poète
saisit tout d’abord dans une phrase un bout de vers, un hémistiche harmonieux .
L’interprétation et l’application de ces lois générales du style varient d’ailleurs
suivant les artistes et les œuvres . Ainsi, en musique , telles dissonances qui, isolées ,
seraient une cacophonie , trouvent leur justification dans une suite d’accords qui les
résolvent . Si certaines règles sont immuables , on n’aura jamais achevé d’en tirer toutes
les conséquences . Paraître déroger à une règle , c’est parfois parfois l’étendre , la
féconder par des applications nouvelles . Celui qui connaît le plus à fond les règles
subtiles de son art est souvent celui qui a l’air de les observer le moins. C’est ainsi
que Victor Hugo a perfectionné notablement notre métrique française , l’a coordonnée et
systématisée au moment où on l’accusait de la détruire .
Les vieux traités de rhétorique distinguaient le style simple du style sublime ; ils
opposaient le style simple au style figuré . Pourtant le style sublime n’est souvent
qu’une forme du style simple : rien de plus simple que le « qu’il mourût » ; rien de
plus simple que la plupart des traits sublimes de la Bible et de l’Evangile . D’autre
part , le style simple est fort souvent figuré , par la raison qu’il n’est pas abstrait ;
plus une langue est populaire , plus elle est concrète et riche en images ; seulement ce
ne sont pas des images cherchées , mais empruntées au réel . La métaphore et même le mythe
sont essentiels à la formation du langage ; ils sont la démarche la plus primitive de
l’imagination . Faire des métaphores naturelles , empruntées au milieu où nous vivons
habituellement ( milieu qui va s’élargissant tous les jours pour l’homme des sociétés
modernes ) , ce n’est pas sortir du simple . Le langage ordinaire , dans son évolution ,
transforme les mots en vue de l’usage le plus commode ; la poésie les transforme dans le
sens de la représentation la plus vive et la plus sympathique ; l’une
a pour but la métaphore utile qui « économise l’attention » et rend
plus facile l’exercice de l’intelligence ; l’autre la métaphore
proprement esthétique , qui multiplie la faculté de sentir et la
puissance de sociabilité . Autre chose est donc le style purement scientifique et
logique , autre chose le style esthétique . Le bon écrivain scientifique doit surtout
employer ce procédé de Darwin qui, se sentant perdu dans des phrases tortueuses ,
s’arrêtait brusquement d’écrire pour se parler ainsi à lui-même : « Enfin, que veuxtu
dire ? » Alors sortait de son esprit une formule plus nette , où l’idée mère apparaissait
débarrassée de toutes les incidentes qui la surchargeaient et l’étouffaient . Le même
procédé est applicable à tous les styles , mais seulement comme moyen d’obtenir la
première de ce qu’on peut ap peler les qualités sociales du langage , qui est de faire
saisir nos idées à tous. « La règle du bon style dit scientifique , Renan , c’est la
clarté , la parfaite adaptation au sujet , le complet oubli de soi-même , l’abnégation
absolue . Mais c’est là aussi la règle pour bien écrire en quelque matière que ce soit.
Le meilleur écrivain est celui qui traite un grand sujet et s’oublie lui-même pour
laisser parler le sujet . » Et plus loin : « Ecrivain , certes , il l’était, et écrivain
excellent , car il ne pensa jamais à l’être. Il eut la première qualité de l’écrivain ,
qui est de ne pas songer à écrire . Son style , c’est sa pensée elle-même, et, comme cette
pensée est toujours grande et forte , son style aussi est toujours grand, solide et fort .
Rhétorique excellente que celle du savant , car elle repose sur la justesse du style
vrai , sobre , proportionné à ce qu’il s’agit d’exprimer , ou plutôt sur la logique , base
unique , base éternelle du bon style . » La logique est en effet la base , et, dans les ouvrages purement scientifiques , elle est presque tout ; mais,
dans l’œuvre d’art , elle est insuffisante .
Si le style n’avait pour but que l’expression logique et « économique » des idées ,
l’idéal du style serait la langue universelle et impersonnelle rêvée
par quelques savants . Or, une vraie langue est une langue dans laquelle on pense avant
même de parler , et on ne pense que dans une langue qu’on s’est
assimilée dès l’enfance , qui a une littérature , un style propre , quelque chose de
national dont vous vous êtes pénétré . Une langue , comme on l’a dit, ne se constitue que
d’idiotismes : idiotismes de mots , idiotismes de locutions , idiotismes de tournures . Si
on traduisait mot à mot ces idiotismes dans une langue universelle , on cesserait d’être
compris ; il faudrait donc modifier non plus son langage , mais sa manière même de
penser , écarter de soi tout ce qu’il y a d’individuel , généraliser ses impressions mêmes
et leur enlever leur précision . C’est là tout un travail , qui n’aboutirait en somme qu’à
défigurer la pensée en lui ôtant à la fois sa vivacité et sa vie . Les partisans d’une langue universelle ressemblent à des
mathématiciens voulant substituer l’algèbre à l’arithmétique pour les opérations les
plus simples , et poser en équation , deux et deux font quatre et six font
dix. Le style purement logique ne s’efforce que d’introduire la suite dans les
idées ; le style poétique ou littéraire s’efforce d’y introduire l’organisation , l’équilibre et là proportion des êtres vivants . L’un pourrait
représenter son idéal sous la figure d’une chaîne linéaire , l’autre d’une fleur qui
s’épanouit en courbes de toutes sortes . Pour éveiller la sympathie chez le lecteur au
gré de l’écrivain la phrase doit être vivante ; or, un être vivant n’est pas une suite
d’éléments juxtaposés , c’est un ensemble fait de parties dissemblables et unies par une
mutuelle dépendance ; la phrase est donc un organisme . Tout membre de phrase se
différencie du précédent ou du suivant , soit qu’il s’y oppose et le restreigne , soit
qu’il le complète ou le confirme en le répétant sous une forme plus vive ; chaque membre
de phrase a son individualité propre , à plus forte raison chaque phrase . Il y a même
d’ordinaire certains rapports de proportion entre la longueur de la phrase et la
puissance de l’idée ou du sentiment . Un membre de phrase plus long contient souvent une
idée ou une image plus forte ou plus importante . Un membre de phrase court peut
contenir , soit une idée de moindre valeur , soit une idée frappante qui prendra un relief
d’autant plus grand qu’elle sera rendue en moins de mots . Balzac dit, dans une simple
parenthèse : — « Car on hait de plus en plus , comme on aime tous les jours davantage ,
quand on aime . »
Veut-on des exemples de la phrase inorganisée , amorphe , qu’on lise
Auguste Comte . Veut-on des exemples d’une organisation déséquilibrée par trop de
recherche et de prétention : on en trouvera dans les mauvaises pages d’Alphonse Daudet ,
qui a su pourtant, en maint endroit , animer la phrase d’une vie sympathique . Il y a
aussi une certaine manière d’écrire qu’on peut appeler le style abandonné ; elle laisse
les idées et les images se succéder au hasard des événements ou des associations
habituelles : c’est le style du récit ; c’est la vraie prose , celle de M. Jourdain . Le
style abandonné , courant au hasard des événements , peut d’ailleurs
devenir lui-même grandiose par contraste , lorsque les événements qu’il suit sont
eux-mêmes très grands, et que de plus ils s’enchaînent de manière à produire la suprême
logique , celle de la réalité , et la suprême proportion , la proportion mouvante de la
vie . Le style oratoire est proche du style poétique , avec cette différence que l’orateur
compte sur la distraction des auditeurs , et le poète sur la concentration de leur attention . La phrase d’un discours est faite pour qu’ on n’en pèse pas tous les mots dans la rapidité du
débit , pour que les idées essentielles soient seules mises en relief par des mots
saillants . L’éloquence nous donne , par l’improvisation , le plaisir particulier
d’assister sympathiquement au travail même de la pensée , à l’élaboration parfois plus ou
moins pénible de la phrase , à la naissance de l’idée pétrie dans les mots : c’est ce
plaisir royal qu’éprouva Louis XIV à voir sortir du marbre sa propre figure taillée par
Coysevox sans ébauche préalable . Le style oratoire est complété par le geste et la
diction , qui y introduisent déjà les articulations et le rythme , deux caractères
essentiels de la vie organisée . L’éloquence est rythmée par le débit même, de façon à
produire ainsi la vibration sympathique et à faire partager tous les sentiments de
l’orateur .
Quant au style poétique et proprement esthétique , qui mérite une étude particulière , il
est d’abord une éloquence réduite au cœur et à la moelle , débarrassée de toutes les
conventions que réclame le milieu oratoire , ramenée à l’image , au rythme et à l’accent ,
choses relativement intemporelles et qui varient le moins dans les milieux les plus
divers . Mais le poétique du style n’est pas seulement dans les images ,
le rythme et l’accent : il est aussi, il est surtout dans le caractère expressif et suggestif des paroles . En général, le poétique
n’est pas la même chose que le beau ; la beauté réside surtout dans la
forme , dans ses proportions et son harmonie , le poétique réside surtout dans ce que la
forme exprime ou suggère , plutôt qu’elle ne le montre . Le beau est
dans ce qui se voit, le poétique dans ce qui ne se laisse qu’entrevoir . La demi-ombre
des bois , la clarté adoucie du crépuscule , la lumière pâle de la lune sont poétiques ,
précisément parce qu’elles éveillent une multitude d’idées ou de sentiments qui
enveloppent les objets comme d’une auréole . En d’autres termes , les lois de
l’association des idées jouent le rôle principal dans la production de l’effet poétique ,
tandis que les lois de la sensation et de la représentation directe prédominent dans la
production du beau proprement dit. On ne peut donc pas juger le style uniquement sur ce
qu’il dit et montre , mais encore et surtout sur ce qu’il ne dit pas, fait penser et
sentir . Dans les harmonies morales du style , ce n’est pas seulement le son principal et
dominant qu’il faut considérer ; ce sont encore et surtout les harmoniques qui ajoutent au son principal leur accompagnement et ainsi lui
donnent ce caractère expressif par excellence , mais indéfinissable : le timbre . Il y a des timbres de voix qui charment , et d’autres qui déplaisent qui
irritent même : il en est ainsi dans le style . Quand un écrivain a dit clairement ce
qu’il voulait, et s’est fait comprendre du lecteur avec le minimum d’attention et de
dépense intellectuelle , il reste encore à savoir , outre ce qu’il a dit, ce qu’il a fait
éprouver ; il reste à apprécier le timbre de son style , qui peut émouvoir et qui peut
aussi laisser froid , qui peut même irriter comme certaines espèces de voix ou certaines
espèces de rires . La poésie dépend des retentissements de la parole dans l’esprit de
l’auditeur , de la multitude et de la profondeur des échos éveillés : dans la nature , les
échos qui ; vont résonnant et mourant sont poétiques par excellence ; il en est de même
dans la pensée et dans le cœur .
On a donc eu raison de dire que ce qui fait le charme poétique de la beauté même, c’est
ce qui en dépasse la forme finie et éveille plus ou moins vaguement le sentiment de
l’infini , par cela même celui de la vie , qui enveloppe toujours pour nous quelque chose
d’insondable comme une infinité 254 . Dans une machine , « le nombre des rouages est déterminé , connu de nous ;
et leurs relations sont pareillement déterminées , réduites à des théorèmes de mécanique
dont la solution est trouvée . Tout y est à jour pour l’entendement ; tout y est
décomposé en un nombre fini de parties élémentaires et de rapports entre ces parties .
Dans l’être vivant , au contraire, chaque organe est formé d’autres organes qui, comme
dit Leibniz , s’enveloppent les uns les autres et vont à l’infini . » Chaque être vivant
est une société de vivants . D’où il suit que la vie est pour nous un infini numérique où
se perd la pensée . « D’autre part , les associations et relations d’idées sans nombre que
l’objet vivant éveille en nous, ou qu’il nous fait entrevoir confusément sous l’idée
actuellement dominante , sont comme l’image intellectuelle de sa propre infinité .
Comparez un œil de verre et un œil vivant : derrière le premier, il n’y a rien ; le
second est pour la pensée une ouverture sur l’abîme sans fond d’une âme humaine … Toute
vraie beauté est, soit par elle-même, soit par ce que nous mettons de nous en elle, une
infinitude sentie ou pressentie 255 . »
Cette théorie de l’infinité évoquée par les formes mêmes du beau nous semble un
correctif nécessaire de la théorie mécanique de Spencer , car, au lieu de voir surtout
dans le style une économie à réaliser , elle y voit une prodigalité à introduire . Le style est poétique quand il est évocateur d’idées
et de sentiments ; la poésie est une magie qui, en un instant , et derrière un seul mot ,
peut faire apparaître un monde . On ne doit donc économiser l’attention de l’auditeur que
pour lui faire dépenser le plus possible sa sensibilité en faisant vibrer son âme
entière . Ainsi, dans la rencontre d’Enée et de Didon aux enfers , …
cette vision incertaine de la lune cachée à travers les nuages , comparée à la vision de
l’amante dans l’ombre épaisse des enfers , est poétique par tout ce qu’elle évoque et de
souvenirs nocturnes et de souvenirs d’amours passées . Dans l’enfer de Dante , quand
l’amant de Françoise montre le livre échappant à leurs mains et ajoute : Ce jour-là nous
ne lûmes pas davantage , ces mots voilés , par tout ce qu’ils laissent entrevoir d’amour
dans le lointain du passé , ont plus de poésie qu’une description éclatante et enflammée .
Pour peindre Marathon , Byron se contente de dire :
Vous voyez aussitôt surgir , dans ses grandes lignes simples , tout le paysage ; et en
même temps surgissent tous les souvenirs héroïques qui ont la même simplicité dans la
même grandeur .
Le symbolisme est un caractère essentiel de la vraie poésie : ce qui ne signifie et ne
représente pas autre chose que soimême n’est pas vraiment poétique . S’il y a une sorte
d’égoïsme des formes qui fait qu’elles vous disent seulement moi, sans vous faire rien
penser au-delà d’elles-mêmes, il y a aussi une sorte de désintéressement et de
libéralité des formes qui fait qu’elles vous parlent d’autre chose qu’elles-mêmes et,
par-delà leurs contours , vous ouvrent des horizons sans limites . C’est alors seulement
qu’elles sont poétiques . Alors aussi elles ne sont plus purement matérielles : elles
prennent un sens intellectuel , moral et même social ; en un mot , elles deviennent des
symboles . Pour leur donner ce caractère , il n’est besoin d’introduire dans le style ni
l’allégorie précise des anciens , ni le vague de certains modernes qui croient qu’il
suffit de tout obscurcir pour tout poétiser , ou de supprimer les idées pour avoir des
symboles . C’est par la profondeur de la pensée même et de l’émotion qu’on donne au style
l’expression symbolique , c’est-à-dire qu’on lui fait suggérer plus qu’il ne dit et qu’il
ne peut dire, plus que vous ne pouvez dire vous-même.
Pourquoi la poésie du dix-septième siècle , en somme , est-elle si peu poétique ? — C’est
qu’elle est trop logique et trop géométrique ; la « raison » y domine tellement , y
répand une Clarté si uniforme , si extérieure , si superficielle , qu’il n’y a plus
d’arrière-plans , plus de perspectives fuyantes , plus le moindre mystère . Ce sont bien
vraiment les jardins de Versailles : tout est régulier , correct , souvent beau , presque
jamais poétique , d’autant plus que le sentiment de la nature , c’est-à-dire de la vie
universelle débordant chaque être, est à peu près absent . Il n’y a guère de poétique au
dix-septième siècle , en dehors des beaux vers de La Fontaine , que la de prose Pascal ,
parfois de Bossuet et de Fénelon . C’est par grande exception que Corneille , — si souvent
beau et sublime , — est poétique . Théophile Gautier
dit que, dans tout Corneille , il y a un seul vers « pittoresque » qui ouvre un horizon
sur la nature :
et Gautier ajoute , pour la plus grande gloire de la rime et même de
la cheville , que ce vers, intercalé pour amener la rime de « voiles »
dont le poète avait besoin , est, en réalité , « une cheville magnifique taillée par des
mains souveraines dans le cèdre des parvis célestes » . Dans Molière , quand Orgon revient
de voyage et se chauffe les mains au feu , il finit par dire :
Il y a donc encore, derrière le théâtre où s’enchevêtre l’intrigue , quelque chose de
vert , une campagne où restent quelques fleurs , une nature qui enveloppe l’homme ! Chez
Racine , les effets poétiques sont plus nombreux , parce que Racine a été obligé de
traduire un peu d’Euripide :
L’harmonie de ces deux derniers vers évoque la vision du rivage où Ariane se meurt
lentement d’amour . Mais, tout bien compté , si notre poésie classique a une foule de
qualités , elle n’est pas poétique ; et si la prose classique l’est davantage , elle l’est
encore trop peu : tantôt démonstrative et philosophique , tantôt oratoire et éloquente ,
tantôt spirituelle , elle est rarement poétique , — surtout quand elle devient
« fleurie » , car les fleurs de rhétorique sont ce qu’il y a de plus étranger à la
poésie . On voit que, dans le style , les lois logiques énoncées par Boileau et Buffon , et
les lois dynamiques énoncées par Spencer ne sont pas tout, ne sont même pas les
principales : les lois biologiques , psychologiques et sociologiques , — presque
entièrement négligées par les critiques littéraires , — ont autrement d’importance . Pour
appliquer les premières sortes de lois , qui aboutissent au style rationnel , exact et
correct , le talent suffit ; pour appliquer les autres, qui aboutissent au style vivant ,
sympathique et poétique , il faut le génie créateur
Un des éléments essentiels du style poétique , en vers ou en prose , c’est l’image . « Le
don de la poésie , a-t-on dit, n’est autre que celui de parler par images , ainsi que la
nature . » — S’il est vrai que toute bonne comparaison donne à l’esprit l’avantage de
voir deux vérités à la fois, la poésie est une comparaison perpétuelle , une métaphore
perpétuelle , qui n’a pas seulement pour but de nous faire voir à la fois deux vérités ,
mais de nous faire éprouver à la fois deux sensations , ou deux sentiments , ou un
sentiment par le moyen de la sensation , ou une sensation par le moyen du sentiment . La
science montre les rapports abstraits de toutes choses ; la poésie nous montre les
sympathies réelles de toutes choses. Ecoutez Flaubert dans Salammbô :
— « Ils retirèrent leurs cuirasses ; alors parurent les marques des grands coups qu’ils
avaient reçus pour Cartilage ; on aurait dit des inscriptions sur des colonnes . »
Ecoutez Hugo dans la Tristesse d’Olympio : — L’homme
La poésie substitue à un objet un autre objet , à un terme un autre terme plus ou moins
similaire , toutes les fois que ce dernier éveille par suggestion des associations
d’idées plus fraîches , plus fortes , ou simplement plus nombreuses , de manière à
intéresser non seulement la sensation , mais encore l’intelligence , le sentiment , la
moralité . Aussi la poésie peut-elle très bien se servir de termes de comparaison non pas
concrets , mais abstraits . La métaphore , au lieu de doter les objets d’une forme plus
brillante , leur enlève alors, au contraire, quelque chose de leur forme pour leur donner
le caractère profond du pur sentiment . Les exemples les plus frappants de ce genre de
figures , tirées de l’invisible même, se rencontrent dans Shelley , qui souvent décrit les
objets extérieurs en les comparant aux fantômes de sa pensée , et qui remplace les
paysages réels par les perspectives de l’horizon intérieur . C’est ainsi qu’il nous parle
des voiles repliées du bateau endormi sur le courant et « semblables aux pensées
repliées du rêve » .
Ailleurs il dit à l’alouette : « Dans le flamboiement d’or du soleil , … tu flottes et
tu glisses , comme une joie sans causes surgissant tout à coup dans l’âme . » Byron parle
d’un courant d’eau qui fuit « avec la rapidité du bonheur . » Chateaubriand compare la
colonne debout dans le désert à une « grande pensée » qui s’élève encore dans une âme
abattue par le malheur .
dit aussi Victor Hugo .
Et ailleurs :
Aristote ne voit guère dans la métaphore qu’une sorte de jeu d’esprit : c’est pour lui
un exercice de l’intelligence beaucoup plus qu’un moyen de raviver la sensibilité ; il
la distingue à peine de l’énigme , qui est une sorte de métaphore pour la pensée . En
réalité , une exercerait métaphore qui trop l’intelligence pourrait charmer un sophiste
antique , mais manquerait absolument son but et affaiblirait nos représentations des
objets , au lieu d’ en accroître la force .
La métaphore est un procédé de sympathie par lequel nous entrons en société et en
communication de sentiment avec des choses qui paraissaient d’abord insensibles et
mortes . L’image ne doit donc jamais être un ornement surajouté ; elle doit être pour
l’esprit une illustration , un moyen de projeter la lumière et la vie sur l’objet dont on
parle , une sorte d’éclair ouvrant la brume indistincte ; en même temps , pour le cœur ,
elle doit être une chaleur qui fait vibrer . Les Grecs , ce peuple tout intellectualiste ,
ont trop considéré les figures de langage à un point de vue purement logique
( synecdoche , métonymie , etc.) ; ils n’ont pas assez fait la psychologie du langage imagé . La métaphore ou la comparaison est un moyen de
renforcer l’image mentale , qui s’use par l’effet de l’habitude , en la reliant à d’autres
représentations qui ont encore toute leur vivacité et qui produisent par cela même la
suggestion voulue. Le mécanisme psychologique qui explique l’effet esthétique de l’image
est le suivant : transposer brusquement l’objet dont on parle dans un milieu nouveau , au
sein d’ associations beaucoup plus complexes et capables d’éveiller en nous beaucoup plus
d’émotions sympathiques . L’artiste fait sonner ce carillon intérieur auquel Taine
compare le système nerveux : il a pour cela cent moyens , car la vibration invisible
court d’une clochette à l’autre ; que l’une d’elles soit tirée de main de maître , toutes
les autres se mettront en branle .
Il y a diverses sortes d’images : celles qui précisent les contours extérieurs de
l’objet , qui en dessinent la forme et la couleur , et qui ainsi produisent des
perceptions nettes . Ce sont les images purement significatives .
Flaubert dit quelque part : « Ses réponses étaient toujours douces et prononcées d’un
ton aussi clair que celui d’une sonnette d’église . »
L’image peut, en donnant une très grande netteté à un simple fragment de l’objet qu’il
s’agit de percevoir , faire immédiatement sortir de l’ombre la totalité de l’objet . Déjà,
par ce fait, de purement significative , elle devient suggestive . C’est ainsi que Victor
Hugo , en nous montrant
nous fait voir d’un coup le puits et fait entendre le crépitement de l’eau tombant des
seaux jusqu’au fond obscur .
« Je t’aime , disait Serge d’une voix légère qui soulevait les petits cheveux dorés des
tempes d’Albine . » Ces détails sont à la fois significatifs et suggestifs . Leconte de
Lisle , parlant de Hialmar mourant qui revoit sa fiancée par les yeux de l’esprit :
C’est la vision du rêve , où ne subsistent que quelques traits en reliefs qui, à eux
seuls , évoquent tout le reste .
Une sensation peut ne pas être rendue dans ses contours nets , dans ce qu’elle a de
déterminé ( détermination souvent artificielle , car aucun contour n’est crûment arrêté
dans lanature , aucune perception n’est donnée séparément ) , mais au contraire dans ce
qu’elle a de plus diffus et de plus profond . C’est encore un effet de suggestion
sympathique . « Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf , et, tête nue , poitrine ouverte ,
il aspirait l’air . Cependant, il sentait monter du fond de lui-même
quelque chose d’intarissable , un afflux de tendresse qui l’énervait ,
comme le mouvement des ondes sous ses yeux . A l’horloge d’une
église , une heure sonna , lentement , pareille à une voix qui l’eût
appelé . Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l’âme où
il vous semble qu’on est transporté dans un monde supérieur . Une faculté ,
dont il ne savait pas l’objet , lui était venue . Il se demanda , sérieusement , s’il serait
un grand peintre ou un grand poète ; — et il se décida pour la peinture , car les
exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux . Il avait donc trouvé sa
vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible 259 ! »
Flaubert dit encore ailleurs : « Tout ce qui était beau , le scintillement des étoiles ,
certains airs de musique , l’allure d’une phrase , un contour , l’amenaient à sa pensée
d’une façon brusque et insensible 260 . »
Parmi les procédés chers aux modernes , les « transpositions » méritent examen ,
précisément parce que ce sont des effets d’induction sympathique .
1° Transposition des sensations : « Le parc s’ouvrait , s’étendait ,
d’une limpidité verte , frais et profond comme une source
261 . » — Autre exemple : — « Et il ralentissait sa marche , … il
s’arrêtait même devant certaines nappes de lumière , avec le frisson
délicieux que donne l’approche d’une eau fraîche
262 . »
Cette figure de la rhétorique populaire : « frais comme l’œil » , est une transposition .
Zola parle quelque part de cette humidité parfumée d’encens qui refroidit l’atmosphère des chapelles . » Daudet peint ainsi un troupeau :
— « Là-bas , au lointain , nous voyons le troupeau s’avancer dansune gloire de poussière . Toute la route semble marcher avec lui…
Tout cela défile devant nous joyeusement et s’engouffre sous le portail , en piétinant avec un bruit d’averse . »
Toute transposition de sensations cause d’habitude un certain plaisir par elle-même :
c’est un moyen d’augmenter l’émotion que d’y faire collaborer à la fois plusieurs
centres nerveux . Néanmoins, une bonne métaphore se reconnaît d’habitude à ce qu’elle ne
transforme pas seulement une sensation en une autre, mais donne à la chose sentie une
plus grande apparence de vie et constitue ainsi une sorte de progrès de l’inanimé vers,
l’animé . Voici la transposition d’une sensation auditive en sensation visuelle , d’une ondulation invisible de l’air en ondulation
visible et, par ce moyen terme , la transformation d’une chose inanimée en une apparence
d’être animé , de témoin vivant : « … Dans l’air moite et odorant de la pièce les trois
bougies flambaient … ; et, coupant seul le silence , par l’étroit escalier un souffle de
musique montait ; la valse , avec ses enroulements de couleuvre , se glissait , se nouait ,
s’endormait sur le tapis de neige 263 . » La transposition de sons en images pour la vue , et en images
animées , a rendu célèbres les vers d’Hugo :
2° Transposition du sentiment en sensation .
Madame Bovary abonde en exemples : « Alors elle allongea le cou ( vers
le crucifix ) comme quelqu’un qui a soif . » — « Si Charles l’avait voulu cependant, il
lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur , comme
tombe la récolte d’un espalier quand on y porte la main . » — « Elle se rappela …
toutes les privations de son âme , et ses rêves tombant dans la boue , comme
des hirondelles blessées . » — « Si bien que leur grand amour , où elle vivait
plongée , parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve qui
s’absorberait dans son lit , et elle aperçut la vase . » Voici d’autres exemples
empruntés à l’Education sentimentale : « Il tournait dans son désir comme un prisonnier dans son cachot . » — « Elle souriait quelquefois,
arrêtant sur lui ses yeux une minute . Alors, il sentait ses regards
pénétrer son âme , comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu’au fond de
l’eau . » — « Les cœurs des femmes sont comme ces petits meubles à secret , pleins
de tiroirs emboîtés les uns dans les autres ; on se donne du mal , on se casse les
ongles , et on trouve au fond quelque fleur desséchée , des brins de poussière — ou le
vide 265 ! »
Entre certaines émotions morales ou intellectuelles et les émotions d’ordre purement
sensitif , il y a une correspondance qui permet d’éclairer et d’analyser les unes par les
autres. Voici une image de Flaubert , philosophique comme une analyse de passion , et qui
est la traduction du moral en physique : « Elle n’avait plus de ressort ( contre la
destinée ) , elle se laissa entraîner … il lui semblait qu’elle descendait une pente 266 . »
3° Transposition de la sensation en sentiment . On peut éveiller une image très nette
d’un objet en excitant le sentiment qui en accompagne la vision ; l’image tire alors sa
force de l’émotion qu’elle évoque , et parfois d’une émotion d’ordre moral ou même
intellectuel .
Ce genre d’images est voisin de celles qui personnifient et font vivre : « Les
affections profondes ressemblent aux honnêtes femmes ; elles ont peur d’être découvertes
et passent dans la vie les yeux baissés 269 . »
« La vieillesse des bons arbres ( du verger ) , pareils à des grands-pères pleins de
gâteries 271 . »
Shelley compare les nuages qui moutonnent à un troupeau que pousse « ce berger
indolent , indécis , le vent . »
Il y a un moyen d’élargir la perception en l’intellectualisant par le raisonnement , de
faire comprendre afin de faire mieux sentir , de généraliser pour donner ensuite plus de
force à l’émotion particulière qu’on veut traduire . On se sert ainsi de la science pour
arriver au sentiment raffiné . Cela est dangereux d’ailleurs et ne peut agir que sur des
esprits philosophiques . Voici un exemple frappant tiré de Flaubert . Il commence par
donner à une émotion très complexe la netteté et la simplicité d’une sensation presque
brutale : « La contemplation de cette femme l’énervait comme un parfum trop fort . »
C’est net , mais beaucoup trop simpliste et, à cause de cela même, un
peu banal . Voici que, de ce point de départ superficiel , l’auteur arrive , par un
langage , presque abstrait et objectif , à nous donner une impression vive de l’état de
conscience de son héros : « Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament et
devenait presque une manière générale de sentir , un mode nouveau d’exister 272 . »
4° Transposition des images et sentiments en actions : « Je m’en irai vers lui, il ne
reviendra pas vers moi 273 . »
Beaucoup d’actions sont une condensation de pensées sous une forme concrète et elles
peuvent donner lieu à des méditations sans fin , tout comme de hautes formules
métaphysiques . En exprimant ces actions , on a pour ainsi dire la moelle même des idées
et des sentiments , rendus plus facilement communicables , car l’action est ce qu’on
comprend et ce qu’on imite le plus aisément .
L’élargissement continu de l’image par toutes les sortes de
transpositions ou de transfigurations est le grand procédé de la poésie . Il ne faut pas
le confondre avec le procédé oratoire de l’amplification , qui est trop
souvent l’addition à l’idée ou à l’image d’éléments hétérogènes artificiellement soudés .
Quand Chateaubriand nous parle du « courage et de la foi , ces deux sœurs qui, etc. » , il
amplifie . On l’a depuis longtemps remarqué , une figure essentielle de toute rhétorique
et de toute poésie est la répétition . L’amant ne dit pas à sa maîtresse pourquoi il
l’aime : il le lui répète sous toutes les formes , avec toutes les inflexions de la voix
et de la pensée . La puissance lyrique d’un génie se mesure souvent à la fréquence de la
reprise de l’idée , ramenée sans cesse sous une forme nouvelle et plus frappante , au
moment où on la croyait abandonnée ; c’est l’ondulation de la vague , ne quittant ce
qu’elle porte qu’après l’avoir soulevé jusque sur sa crête aiguë , pour le laisser
reprendre ensuite par une vague nouvelle . Hugo abonde en beautés de ce genre comme il
abonde aussi, par malheur , en pures amplifications .
I. — Le style imagé est déjà une espèce de style rythmé ; l’image est en effet la
reprise de la même idée sous une autre forme et dans un milieu différent : c’est comme
une réfraction de la pensée , qui s’accorde avec la marche générale des rayons
intérieurs .
Spencer voit dans le rythme , outre une imitation de l’accent passionné , un nouveau
moyen d’économiser l’attention . Le plaisir que nous donne « ce mouvement des vers qui va
en mesure , on peut l’attribuer , selon lui, à ce que, par comparaison , il nous est
commode de reconnaître des mots disposés en mètres » . Cette théorie
est évidemment trop étroite . Tout rythme , il est vrai , en permettant des mouvements
réguliers , prévus , bien adaptés , économise de « l’énergie » , mais il y a bien autre
chose dans le rythme , qui est déjà de la musique , qui est aussi un moyen de donner une
forme et une architecture aux idées , aux phrases , aux mots . Toute symétrie et toute
répétition a son charme parce qu’elle est un accord , une unité dans la variété .
Dans le vers, le rythme a une importance capitale . Nous assistons de nos jours à la
dislocation du vers français , que Victor Hugo avait porté à sa dernière perfection . On
trouve insuffisant le merveilleux instrument dont il avait tiré toutes les harmonies
imaginables ; on demeure fidèle au fétichisme de la rime , mais on supprime le rythme ,
qui est le fond même de la langue poétique . On aboutit ainsi à une espèce de
monstruosité produite par la « loi du balancement des organes » : le rythme
disparaissant , et la césure même étant escamotée , le vers, pour ne pas se confondre avec
la prose , est obligé de se faire une rime redondante : le renflement de la voix à la fin
du vers rappelle seul au lecteur qu’il a affaire à des mètres , non à de simple prose .
C’est ainsi que la nature produit des nains aux membres grêles et à la tête énorme .
Peut-être, de tout ce bouleversement , sortira-t -il une forme de vers un peu plus libre
encore que celle d’Hugo pour le rythme , mais, selon nous, il y a ici bien peu de chose à
faire : on est arrivé à la limite où le vers, pour vouloir trop désarticuler ses
membres , les brise . Par exemple , on veut supprimer la césure de l’alexandrin sous
prétexte que, dans beaucoup de vers romantiques et même raciniens , elle est simplement
indiquée . Voici un vers d’Hugo muni d’une césure demi-voilée au sixième pied :
Voici le même vers sans le contre-temps du sixième pied :
Il y a entre les deux combinaisons une nuance , presque imperceptible , mais elle
existe : le vers perd un effet et une image lorsqu’on ne sent plus l’hésitation et le
déplacement du temps fort qui devrait tomber sur ombre et glisse sur
horrible , en produisant une surprise de l’oreille destinée à rendre
le saisissement de l’effroi . Sans cet effet , l’épithète horrible n’est
que banale . — Un autre moyen de vérifier l’infériorité des vers divisés en 4-4-4, c’est
d’en construire plusieurs, de faire une strophe avec ce rythme : cela devient d’une
monotonie inacceptable . On ne pourrait prendre ces libertés qu’une fois en passant et
dans des vers vraiment expressifs qui justifient la licence . Ainsi, on a pu fort bien
dire :
Tandis que ce vers est mauvais :
l’oreille ici est attrapée par l’article la à cheval sur les deux
hémistiches .
Encore un exemple . Pour le vers de onze syllabes , les poètes ont peu cherché à tourner
la difficulté en multipliant les césures du vers, de manière à le ramener à cette forme
régulière : 4-4-3, ou à cette autre, meilleure , 3-3-3-2. Cependant ce vers retrouverait ,
sous ces deux formes , un certain équilibre . Voici un échantillon quelconque de la
première :
Nous découvrons un excellent échantillon de la seconde forme dans Richepin , qui, après
des vers comme ceux-ci :
Mais des petits
, on en peut avoir beaucoup
.
rencontre tout à coup ce rythme expressif :
Dans cette strophe le vers de onze pieds , sous la forme 3-3-3-2, reproduit le rythme de
la marche de Guillaume Tell ; aucun vers ne pouvait rendre mieux l’impression du galop
d’un cheval .
Nous ne refusons donc pas au poète la liberté de modifier les rythmes en vue de l’idée ,
de l’image ou du sentiment 274 . Mais pourquoi lui refuser aussi la
liberté des rimes tantôt riches , tantôt simplement suffisantes , selon qu’il veut attirer
l’attention sur la forme ou sur l’idée ? La richesse constante de la rime est le pendant
de l’emphase oratoire qui faisait la beauté du style au temps du premier empire , et qui
nous fait sourire aujourd’hui. Elle donne au vers je ne sais quoi de tendu , de ronflant
et de monotone . Tout effet musical n’est bon qu’à deux conditions : être approprié au
but et ne être pas sans cesse répété . Nous rions de l’honnête Boileau qui, ayant
rencontré par quelques vers à peu près passables sur ce métier de rimeur
auquel il était si peu propre 275 , s’aperçoit qu’il a, par grande licence , supprimé la
négation dans ce vers :
Il va soumettre son scrupule à l’Académie , qui rassure sa conscience , Racine ayant dit
aussi dans les Plaideurs :
De nos jours, la religion d’un parnassien , fût-il d’ailleurs le plus sceptique et le
plus athée des poètes , lui adresserait les mêmes reproches pour avoir fait rimer prière avec calvaire , ou demain avec
festin ; il n’irait pas soumettre son scrupule à l’Académie , mais il
le soumettrait peut-être à son « cénacle » . La richesse des rimes est nécessaire quand
on veut surtout parler aux oreilles ou aux yeux , quand on veut chanter ou peindre ; dans
les vers descriptifs , trop à la mode aujourd’hui, elle est à sa place ; mais, quand il
s’agit de sentiments ou d’idées à exprimer , la rime doit se subordonner au rythme d’une
part , et à la pensée d’autre part . De plus, la continuité des rimes riches , en vertu de
la loi physiologique et esthétique qui entraîne l’épuisement nerveux par la répétition
des sensations , produit bientôt la fatigue et l’ennui . Qu’on essaie de lire sans
s’arrêter vingt pages de Leconte de Lisle : on ne résistera pas à cette musique dont la
perfection uniforme constitue précisément , au point de vue de l’esthétique scientifique , une imperfection . La vraie et bonne harmonie ne doit pas être
toujours sonore et éclatante ; n’y a-t-il pas, dans Chopin , dans Schumann et dans
Gounod , des effets de demi-teintes qui valent mieux que certains effets trop
uniformément bruyants des premiers opéras de Verdi ? Gounod se plaint quelque part de
l’infidélité des traductions d’opéras . La magnifique cantilène de Faust , Salut , demeure chaste et pure , traduite en italien , devient : Salve , dimora casta e pura ; et Gounod remarque que, dans cette sonorité
italienne , la douceur profonde de sa musique disparaît : ces voyelles un peu sourdes et
discrètes du vers français , « Salut , demeure chaste et pure » , qui expriment à la fois
le mystère de la nuit et le mystère de l’amour , font place à des voyelles éclatantes , à
des a ouverts , à des o et à des ou arrondis , et les mots éclatent
comme des fanfares : « Sa lve , dimora ca sta e pura . » Là où le chanteur français peut mettre toute
l’expression de l’âme , le chanteur italien est presque obligé de déclamer : le poétique
cède la place à l’oratoire . Il y a là une leçon donnée par un grand musicien et dont nos
versificateurs pourraient profiter : la rime riche revenant sans cesse et coûte que
coûte , c’est le Dimora casta e pura , c’est l’exclusion des demi-teintes et des nuances ,
c’est la lumière toujours crue , c’est la parole toujours gonflée et la bouche toujours
arrondie : ore rotundo .
M. de Banville , on s’en souvient , pose cet axiome : « On n’entend dans un
vers que le mot qui est à la rime . » Le paradoxe est ingénieux ; mais, pour ne
citer qu’un exemple , dans le retour de Jocelyn que son chien accueille , il est difficile
de n’entendre que les mots à la rime :
Malgré l’effet du mot aimons-nous dans le premier vers, il est clair
que l’impression qui émeut vient de tout ce que les vers contiennent de mots et de
sentiments . Ce qui est vrai , c’est que la rime finale est un moyen de mettre en relief
un mot , par conséquent , une image ou une idée .
S’il était vrai que l’on entend seulement le mot à la rime , on pourrait ne lire des
poètes que les derniers mots de chaque vers. C’est ainsi que Lamartine , pour se moquer
des volumes de sonnets , où chaque pièce , selon l’usage , vient se condenser dans le vers
final , disait qu’il était plus court de ne lire que le dernier vers de chacune :
Noble et pur , un grand lys se meurt dans une coupe 276 .
Mais le damné répond toujours : « Je ne veux pas 277 ! »
Statue aux yeux de jais , grand ange au front d’airain 278 !
Pourquoi vivre à demi quand le néant vaut mieux 279 ?
L’ivresse des couleurs et la paix des contours 280 !
Jamais on ne fit plus bel éloge de la rime , et plus poétique , que celui de
Sainte-Beuve :
Mais, au moment même où Sainte-Beuve veut prouver que l’unique harmonie du
vers, c’est la rime , ne prouve-t -il pas aussi la puissance du rythme ? La
strophe , empruntée à Ronsard et à sa pléiade , fait succéder à un vers plus long un vers
plus court , qui en est comme l’écho , et ce rythme ne contribue pas peu au charmant effet
d’harmonie :
Dans la dernière strophe , les vers ont le vol léger de la fée ; tous les mots sont
ailés , habile , agile courtière ; et le triomphe aérien auquel aboutit cette strophe nous
laisse en présence d’ une vision lumineuse au plus haut des espaces :
Les images et le rythme se joignent donc ici à la rime pour donner au vers tout son
prix . Le vrai rôle de la rime , selon nous, doit être de produire , là où il est
nécessaire , une subite évocation d’images et d’idées , comme nous en trouvons des
exemples dans cette même pièce de Sainte-Beuve :
C’est toute la mythologie passant sous nos yeux en métamorphoses qui se précipitent et
en apothéoses qui flamboient .
Mais la poésie ne peut pas et ne doit pas être toujours flamboyante ; l’évocation ne
peut pas se faire toujours par des mots-images ou des mots-symphonies , ramenés à des
intervalles réguliers . Il faut que le poète ait l’entière liberté , après avoir fait
éclater son vers, de l’assourdir et de l’adoucir , après avoir frappé les yeux ou les
oreilles , de parler au cœur ou même à la pensée . L’évocation , d’ailleurs , n’est pas le
privilège de la rime ; elle appartient aussi aux idées , elle appartient surtout au
sentiment , à tout ce qui renferme en soi un monde , prêt à reparaître dès qu’ on y
projette un rayon Si le mot mis à la rime prend nécessairement du relief , par le seul
effet de la place qu’il occupe , il ne s’ensuit pas que la richesse de la rime soit
toujours nécessaire à ce relief . Et d’ailleurs , le relief même disparaît par cela même
qu’il veut sans cesse paraître . Rappelez -vous, à la scène , ces acteurs trop
consciencieux qui prétendent , comme on dit, « faire un sort à chaque mot » ; au bout de
cinq minutes , les mots qu’ils veulent mettre tous en lumière , étant uniformément
éclairés , rentrent tous dans l’ombre . Nos rimeurs contemporains veulent ainsi « faire un
sort » à toutes leurs rimes ; de douze syllabes en douze syllabes , on s’attend si bien
au petit ou grand effet , que l’effet est manqué .
Au fond , la rime est elle-même une forme du rythme , puisqu’elle est une répétition , une
harmonie , un retour régulier et mesuré du même son. Sainte-Beuve a raison de dire
qu’elle est une réponse , comme celle d’un ami à un ami , et on y peut
même voir l’emblème de la sympathie entre les cœurs . La rime est un lien inattendu entre
deux images ou idées , qui fait que l’une s’unit à l’autre en un mariage divin ; en un
mot , elle est un accord qui symbolise pour l’oreille tous les autres accords . Mais
pourquoi le poète ne ferait-il s’accorder que des mots et des rimes ? Pourquoi ne
ferait-il pas aussi s’accorder des sentiments et des pensées ? Pourquoi ne ferait-il
pas, en quelque sorte , sympathiser et rimer le monde intérieur et le monde visible ?
Pourquoi le lien léger et immortel de la poésie n’envelopperait -il pas, ne relierait -il
pas toutes choses, comme la science même ou la philosophie ? pourquoi enfin, par tous
les rapprochements d’idées et tous les accords d’images , le poète ne nous révélerait -il
pas que rien n’est isolé au monde , que tout tient à tout, que tout est dans tout, et que
l’univers , en un mot , est une immense société d’êtres en mutuelle sympathie ?
Il est incontestable que le « frein d’or » de la rime est trop souvent un frein pour
l’inspiration et pour la pensée . Si La Fontaine vivait aujourd’hui et subissait
l’esclavage , il ne pourrait plus faire rimer voyager avec juger , ni dire :
Il s’évertuerait à chercher un mot , comme passager , pour rimer avec
voyager . Embarrassé par la consonne d’appui , il ne pourrait plus
écrire :
Voit ses petits
Et pourtant quel est le lecteur qui, en lisant ces vers, surtout les deux derniers ,
n’en sentira pas l’harmonie ? De même, dans Musset , quand on lit les vers célèbres :
Je ne suis pas de ceux qui vont à ton
calvaire ,
fait-on attention à l’absence des consonnes d’appui dans prière et
calvaire ? Hugo , lui, eût probablement cherché ici deux rimes
riches , coûte que coûte , et le résultat eût été de ne plus faire sentir aussi bien la
richesse des deux belles rimes masculines , qui viennent à l’endroit où elles étaient
vraiment nécessaires : pas tremblants et pieds sanglants . Le mot tremblants , avec ses syllabes prolongées ,
nous transporte dans les « temples muets » où le moindre son retentit , et le mot
sanglants , qui fait écho plus loin, a un retentissement douloureux . Tourmentez ces
quatre vers pour enrichir les deux rimes féminines , et l’harmonie de l’ensemble aura
disparu .
Comparons deux passages tout à fait similaires de Musset et de Leconte de Lisle ; ce
sont les mêmes idées avec des rimes différentes et surtout un rythme différent .
Jésus , ce que tu fis
, qui jamais le fera
?
Il n’y a peut-être pas, dans cette page , trois rimes qui attirent l’attention ;
beaucoup sont à peine suffisantes ( sans consonne d’appui ) , pas une n’est riche ;
l’esprit n’est frappé que par la série de pensées et d’images qui remplissent les vers,
par le mouvement et le rythme qui entraînent le tout comme un flot . En lisant ou
écoutant , vous êtes-vous aperçu que Romains rime avec divins , Madeleine avec humaine , rajeunie avec vie ? Maintenant voici une page souvent citée de Leconte de Lisle , où les vers,
quelque beaux qu’ils puissent être, se développent avec une désespérante monotonie et
n’acquièrent du mouvement que dans les réminiscences mêmes de Musset :
Et ainsi de suite , pendant des pages , pour le plus grand bonheur de ceux qui ne
comprennent pas qu’un poète puisse voler sans la consonne d’appui . Car, que vous l’ayez
ou non remarquée , elle ne manque jamais, cette consonne ; ce qui manque à ces beaux
vers, c’est la variété du rythme , c’est la nouveauté des images , c’est l’inspiration
sans effort , c’est l’accent , c’est le nescio quid . Tant il est vrai
que la question de la rime plus ou moins riche n’est pas la première en importance . Ces
strophes qui se suivent lentes et régulières font songer à des pierres de taille
parfaitement carrées , également pesantes , qu’on roulerait , et il semble qu’un peu de
l’effort nécessaire à mouvoir de telles masses retombe en fatigue sur nos épaules . C’est
avec un soulagement véritable qu’on voit venir la strophe : « Où sont nos lyres d’or ? »
qui ramène enfin, — et pour quatre vers seulement , — la légèreté de vol habituelle au
poète .
Dans les plus belles pages d’Hugo il y a bien des passages gâtés par la superstition de
la rime riche ; voyez même le
Satyre :
Qui
sait si quelque jour on ne te verra pas
,
Ces vers sont beaux par la profusion et la hardiesse des images , comme par le mouvement
qui les entraîne ; cependant, quand on a lu des pages entières de cette forme , où les
rimes amènent successivement les visions les plus disparates , on éprouve un sentiment de
vertige et de lassitude : on se frotte les yeux comme au sortir d’un rêve .
Un des jeux de rimes lès plus justement admirés dans Hugo , c’est la page de la Légende où il dit que, si les Suisses ont pu se vendre à l’Autriche , ils
n’ont pu lui vendre la Suisse . Tout vient se suspendre à quelques rimes :
nuage , neige , mâchoires de la Dent de Morcle , piton de Zoug , citadelles , étoiles ,
Jungfrau . Le poète a cherché les mots rudes et sauvages , les noms de montagnes
âpres et pittoresques ; puis il a trouvé moyen de les relier par des images parfois
sublimes , toujours inattendues et grandioses .
Le difficile était d’amener le piton de Zoug , qui rime uniquement avec joug . Pour Hugo , ce n’est qu’un jeu :
Cet assembleur de bœufs ne serait guère plus homérique que notre
assembleur de rimes . Voyez plutôt l’image qui suit , une des plus splendides de Victor
Hugo : C’est naturellement que les monts sont fidèles
Certes , quand la rime est l’occasion de pareilles trouvailles , elle mérite des
adorations ; malheureusement , ce qui est difficile à trouver , ce ne sont pas les rimes
riches , c’est la poésie capable de remplir l’intervalle entre l’une et l’autre 282 . Une fois arrivé au mot étoiles , il ne reste à Hugo que
toiles pour rimer richement . Toiles , à son tour , fait penser à l’araignée , et le poète
écrit :
Nouvelle difficulté vaincue . Reste la Jungfrau , qui rime si
naturellement avec taureau :
Qu’après avoir dompté l’Athos , quelque Alexandre .
Sorte de héros monstre aux cornes de taureau .
Aille donc relever sa robe à la Jungfrau !
Comme la vierge , ayant l’ouragan sur l’épaule .
Crachera l’avalanche à la face du drôle !
Après de pareils tours de force , il n’y a plus rien à imaginer . Mais tous les tours de
force , chez Hugo , n’ont pas semblable succès , et, de plus, ce succès se prolongeât -il
pendant deux, quatre, huit, dix, vingt pages , on finit par être aussi fatigué que si on
avait vu, pendant une heure, un géant jongler avec des boulets de canons ou avec les
canons eux-mêmes. Réduire la poésie à cette gymnastique de rimes , y subordonner tout le
reste , pensées et sentiments , c’est ce que, fort heureusement , Hugo n’a point fait, et
ce que ses prétendus imitateurs veulent faire.
II. — Notre prose devient , et avec raison , de plus en plus rythmée . Elle l’était déjà
admirablement chez les grands prosateurs du dix-septième siècle . La comparaison du texte
authentique des Pensées de Pascal avec l’édition « corrigée » par
Port-Royal pourrait nous fournir quantité d’exemples du langage et de la pensée rythmés ,
de la différence entre le style et une langue sans harmonie . Voici, par exemple , comment
Port-Royal avait arrangé la belle phrase sur Archimède :
« Il n’a pas donné des batailles , — mais il a laissé à tout des inventions
admirables . — Oh ! qu’il est grand et éclatant aux yeux de l’esprit . »
Pascal , lui, avait écrit :
Ici le style se rythme au point de former presque une strophe ; l’idée , à chaque membre
de phrase , se précise , se dégage et, elle aussi ; « éclate à l’esprit » . Les moyens
employés sont : 1° la suppression de tout ce qui est inutile et banal : « à tout
l’univers , admirable , grand et éclatant , les yeux de l’esprit ,
etc. » ; — 2° une antithèse — non pas artificielle , mais tirée du fond même de l’idée —
entre les deux premiers membres de la phrase , qui s’opposent mot pour mot : les yeux et
les esprits , les batailles données pour la vanité ou pour les yeux et les inventions
sérieuses comme la vérité même ; 3° la chute de la dernière phrase , dont la brièveté et
la simplicité fait mieux ressortir la force de l’image . Alors en effet le petit nombre
de mots économise l’attention ; de plus, la voix tombe et se pose plus vite qu’on ne s’y
attendait : il s’ensuit un silence imprévu , qui, en surprenant l’oreille , ranime
l’attention et la fixe sur l’idée qu’on vient d’exprimer . Cette idée , si elle a de la
valeur , grandit aussitôt dans l’esprit ; si elle n’en avait pas, on éprouverait une
sorte de désappointement . Encore une autre phrase retouchée ainsi par Port-Royal : « Qui
se considérera de la sorte s’effraiera sans doute de se voir comme suspendu dans la
masse que la nature lui a donnée , entre ces deux abîmes de l’infini et du néant dont il
est également éloigné . Il tremblera , etc. » C’est de cette manière confuse et sans eurythmie que Port-Royal repense la pensée de Pascal . Voici maintenant
le texte authentique : « Qui se considérera de la sorte , — s’effraiera de soi-même ;
— et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée , — entre ces deux
abîmes de l’infini et du néant , — il tremblera à la vue de ces merveilles . » La phrase
ainsi ordonnée tend à prendre encore la forme d’une strophe ; le troisième vers seul
serait trop long , mais il ne fait que mieux nous montrer par contraste la brièveté des
deux derniers , qui contiennent précisément des idées et des images d’une ampleur
immense : abîme , infini , néant , — trembler , merveilles .
Les phrases mal faites, disait Flaubert , ne résistent pas à l’épreuve de la lecture à
haute voix : « elles oppressent la poitrine , gênent les battements du cœur , et se
trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie . » Flaubert fondait donc la théorie du
rythme et de la cadence sur les sympathies du physique et du moral . Selon lui, le mot et l’idée sont consubstantiels ; penser , c’est parler ; il y a
dans chaque vocable du dictionnaire le raccourci d’un grand travail organique du
cerveau . Certains mots représentent une sensibilité délicate , d’autres une sensibilité
brutale . Il en est qui ont de la race et d’autres qui sont roturiers . Ce que Flaubert ,
en écrivant , voulait atteindre , « c’était le terme sans synonyme » , qui est le corps
vivant , le corps unique de l’idée . Aussi écrire était-il pour lui, ainsi qu’il le disait
quelquefois, « une sorcellerie 283 » .
L’art même de la ponctuation , devenu si important de nos jours, n’est au fond autre
chose que l’art du rythme . La ponctuation , dans la prose , tient lieu de l’alinéa adopté
aujourd’hui pour séparer les vers. De là cette préoccupation constante de la ponctuation
qui caractérise les stylistes comme Flaubert . Mais il est une sorte de ponctuation
intérieure , non représentée par des signes , et que produit , dans chaque membre de phrase
un peu long , la division même du sens . Cette ponctuation , semblable à celle qu’on ne
peut marquer dans les phrases musicales ( même par un quart de et soupir ) , qu’on indique
souvent au moyen d’une virgule en haut , doit être soigneusement observée par l’écrivain ,
devinée par celui qui lit à haute voix et mise en relief dans la diction .
Un rythme élémentaire et antique , portant sur la pensée même comme sur les mots , c’est
le parallélisme de la poésie hébraïque .
On le retrouve encore parfois dans l’Evangile :
Pendant votre route , prêchez , et dites : Le royaume des cieux est proche .
Guérissez les malades , ressuscitez les morts ; purifiez les lépreux , chassez les
démons .
Vous avez reçu gratuitement , donnez gratuitement . Ne prenez ni or, ni argent , ni
monnaie , dans vos ceintures ; ni sac pour le voyage , ni deux tuniques , ni souliers , ni
bâton ; car l’ouvrier mérite sa nourriture 285 .
Ce rythme s’est introduit dans notre prose et il lui donne souvent une énergie
particulière . On pourrait relever aussi plus d’une analogie entre le balancement si
caractérisé du style hébraïque et le balancement des périodes de prose contemporaine .
Flaubert , qui rythmait sa prose comme des vers, aboutit très souvent à des sortes de
versets ; de même pour les plus remarquables de nos prosateurs actuels . On trouverait
déjà chez Pascal , Bossuet , Rousseau , des effets analogues . Voici des versets de Pascal
où le parallélisme biblique est sensible :
Citons encore ces pensées d’une énergie biblique qui offrent une symétrie
manifeste :
Bossuet parle naturellement le langage de la Bible .
Rousseau , à son tour , parle en versets ; c’est un Jérémie orgueilleux et un Isaïe
fanfaron .
Voici maintenant des versets de Chateaubriand :
Rapprochons de ce qui précède la mort de Velléda :
Victor Hugo ( Le jardin du couvent du Petit-Picpus ) :
Autre exemple :
Flaubert ( Salammbô ) :
Nos ïambes sont très analogues aux versets : même parallélisme .
L’antithèse ou le parallélisme de la pensée et du vers sont frappants dans la strophe ;
il y a souvent compensation de la petitesse du dernier vers par la force de l’image ou
de la pensée ; ou, au contraire, renforcement de la pensée par la majesté du vers. Le
silence appelle la réflexion , et alors, pour remplir ce vide , il faut une sorte de
résonance de la pensée . Donc compensation du silence par l’appel à l’émotion ou à la
réflexion . Dans la plupart des strophes bien faites le dernier vers est en outre un
résumé saillant de toutes les idées ou images contenues dans la strophe .
La carrure mélodique des phrases de musique se retrouve dans les strophes . Voici des
phrases carrées à quatre membres :
Tous les rythmes des strophes poétiques sont en germe dans les périodes , ou dans les
successions d’images dont les grands prosateurs offrent des exemples ; les membres de
phrase sont équilibrés et symétriques , comme des vers blancs . Déjà, chez Rabelais , la
chose est sensible :
Voici des vers scandés sans rimes , formant une fin de strophe :
Chez Hugo , la strophe en prose déploie ses ailes .
Ce qu’ils voyaient était
.
Dans la Mare au diable , lisez le portrait de la petite Marie :
Elle n’est pas grande pour son
Je ne
sais pas pourquoi on fait tant de
cas chez nous
Et puis, quel air doux et honnête !
Comme on lit son bon cœur dans ses yeux ,
Même lorsqu’ils sont fermés pour dormir 294 !…
Strophe de Flaubert , où se trouvent même des vers blancs :
Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus , etc. 295
Episode de Miette et Silvère dans la Fortune des Rougon :
Voici, dans Germinal , des phrases symétriques successives :
La révolte , avec son horreur sanglante :
Notre langue contemporaine n’a pris son éclat qu’en passant par la « flamme des
poètes » . Mettez au commencement du siècle une littérature de purs savants , pondérée ,
exacte , logique , et la langue , affaiblie par trois cents ans d’usage classique , restait
un outil émoussé , sans vigueur . « Il fallait une génération de poètes lyriques pour
faire de la langue un instrument large , souple et brillant . Ce cantique des cantiques du
dictionnaire , ce coup de folie des mots hurlant et dansant sur l’idée , était sans doute
nécessaire . Les romantiques venaient à leur heure, ils conquéraient la liberté de la
forme , ils forgeaient l’outil dont le siècle devait se servir . C’est ainsi que tous les
grands Etats se fondent sur une bataille 298 . » Seulement , nos contemporains ont
encore trop l’habitude d’écrire la prose des romantiques , qui était souvent de la poésie
disloquée , aux membres épars , ou de la musique irrégulière 299 . Un fait qu’on peut constater , et dont la signification est
considérable , c’est que notre prose française devient de plus en plus poétique ; la
plupart de nos grands écrivains sont des poètes ; et cependant la langue poétique de
convention qui existait au dix-septième , au dix-huitième siècle , et qu’on retrouve
encore dans Chateaubriand par exemple ( coursier , laurier ) , a totalement disparu de notre
style . La poésie ne consiste plus à nos yeux que dans l’expression ; or, l’expression
est d’autant plus vive que le mot est plus simple et s’applique plus exactement à
l’idée . La fusion de la langue dite poétique et de la langue de la prose , qu’ont
poursuivie et accomplie le romantisme comme le naturalisme , n’a pas pour objet
d’introduire dans les idées le vague poétique qui plaisait tant au siècle dernier , mais
bien de rendre avec fidélité toutes les idées et tous les sentiments dans ce qu’ils ont
de plus particulier et de plus nuancé ; on cherche le mot qui peut évoquer le plus
immédiatement l’idée et on s’en sert sans scrupule , on pense poétiquement et c’est pour
cela que la poésie a pénétré la prose . C’est donc une même loi d’évolution qui rend
aujourd’hui notre prose tantôt scientifique , tantôt poétique ; c’est la recherche de
l’expression intellectuelle ou sympathique qui nous fait traduire le plus fidèlement
possible tantôt l’idée abstraite et tantôt le sentiment , tantôt les systématisations de
pensée et tantôt les systématisations d’émotion . « Quand, disait Flaubert , on sait
frapper avec un mot , un seul mot , posé d’une certaine façon , comme on frapperait avec
une arme , on est un vrai prosateur » , et aussi un vrai poète . Par l’évolution de la
langue , le vocabulaire du prosateur et le vocabulaire du poète se confondent ; tout
dépend de la manière de frapper . C’est mal comprendre cette évolution
que d’écrire délibérément en prose poétique , si on entend par là une
prose ornementée et à la recherche des images , comme celle de Chateaubriand dans ses
mauvaises pages . Le poétique de la prose , encore une fois , ne consiste pas dans
l’imitation des vers, mais dans l’effet significatif ou suggestif produit par l’entière
adaptation de la forme au fond .
La transformation dont nous parlons a ses raisons sociales . Le style n’est pas
seulement « l’homme » , il est la société d’une époque , il est la nation et le siècle vus
à travers une individualité . Or, les sociétés modernes sont soumises à une loi de
complication progressive qui se retrouve dans toutes les manifestations sociales , y
compris l’art. Les sentiments modernes , transformés par les idées scientifiques et
philosophiques , sont de plus en plus complexes , l’expression des sentiments doit donc
elle-même avoir besoin de moyens plus nombreux et plus variés . Comme la musique , la
littérature devient à la fois plus savante et plus harmonique , plus libre dans ses
règles et plus vaste dans le domaine de ses applications . Elle a besoin d’une langue
riche et souple , capable de tous les tons et de tous les accents . La prose est le grand
moyen de communication sociale , elle est l’âme même d’une société sous sa forme la plus
immédiate et la plus sincère ; elle doit donc tout résumer en elle, la science comme les
arts et, parmi les arts , celui qui, par excellence , est l’art de la sympathie et de
l’émotion ; c’est pourquoi la prose revendique de plus en plus le droit à cette poésie
qui avait semblé longtemps l’apanage exclusif du vers. Puisque la poésie est tout
entière non dans une manière déterminée d’exprimer la pensée , mais dans la pensée émue
elle-même, puisqu’elle traverse les formes et les temps alors que le vers change avec
les pays et les époques , pourquoi vouloir la renfermer dans une forme à l’exclusion de
toute autre ? C’est bien parce qu’il était un rythme de la pensée et non pas seulement
des mots que le parallélisme biblique , par exemple , se reproduit chez nous ou s’y
continue par ces retours de pensée si expressifs et si fréquents . Qu’il s’agisse d’une
chose, d’un être ou d’une simple idée , nous éprouvons une joie infinie à retrouver , à revenir vers ce qui est déjà connu , déjà ami par conséquent . Car
c’est une loi de la nature que rien ne se perde et ne disparaisse , mais c’est une autre
loi aussi que tout ne soit jamais absolument le même et que tout se transforme ,
réunissant ainsi l’attrait du nouveau à l’attachement au passé . Voilà pourquoi nous
aimons ces retours d’une pensée première , d’une pensée qui se déroule et s’agrandit pour
se retrouver à la fin , même et autre tout ensemble . Ces retours plaisent comme des
ondulations , et aussi comme un écho de ces vagues refrains qui semblent passer sur les
choses. Chez le poète , la pensée est obligée d’adopter une fois pour toutes le vers et
ses diverses formes , pour s’y imprimer . Selon le caractère du moment , elle prend
l’allure du grave alexandrin ou celle des vers plus courts et plus variés : certes , le
poète a toute liberté , en présence d’ un changement marqué dans le sentiment ou
l’émotion , de changer aussi de rythme ; mais en prose , c’est à chaque instant que la
pensée se taille sa forme et sa mesure , chacun de ses mouvements se traduit aussitôt par
le nombre des mots et la coupe des phrases . Ici, la seule règle pour maintenir
l’harmonie que nul arrangement n’assure à l’avance , c’est précisément cet accord parfait
de l’idée et du mot : celui-ci doit la rendre avec une telle exactitude que,
l’exprimant , il semble s’effacer et qu’elle seule apparaisse . La pensée ondule et vibre ,
la forme a pour but de rendre sensible toute cette vie , non de l’arrêter ou de la
limiter . C’est ainsi qu’une statue , pour être véritablement œuvre d’art , ne communique
pas à l’homme qu’elle représente l’immobilité , mais donne plutôt à un mouvement qui
changeait avec l’instant , à une vie fuyante et fragile la durée et l’inaltérabilité des
choses éternelles . Prose ou vers, après tout, qu’importe ? Il n’est pas nécessaire que
chaque souffle de vent agite le même nombre de feuilles pour que son bruissement soit
harmonieux , ni que chaque flot de la mer roule au rivage un même nombre de galets et
produise un bruit toujours égal . Il y a de l’inattendu et des heurts dans l’harmonie de
la nature , et il y en a aussi dans toute émotion humaine . Cette forme -là est bonne qui
s’est trouvée la plus sonore aux battements du cœur . Le temps n’est plus au privilège ,
et le langage des vers est celui d’une trop restreinte aristocratie pour demeurer
uniquement en honneur dans un siècle où il faut compter avec les masses ; la prose ,
parlée de tous, plus généreuse et accueillante , permet à toute pensée , quelle que soit
sa nature , de se faire jour. La poésie est un bien commun au même titre que la logique
ou la clarté : il est donc juste qu’elle puisse trouver son expression , et son
expression entière , dans le langage commun à tous. Assurément il y aura toujours des
choses que les vers sauront mieux rendre , mais il demeure incontestable que la prose ,
dont l’unique mesure est la pensée même et l’émotion , répond bien à la complexité
croissante des connaissances et des idées . Il n’est pas vrai de dire avec Cartyle : « La
forme métrique est un anachronisme , le vers est une chose du passé ; » non, le vers
subsistera , parce qu’il est un organisme défini et merveilleusement , propre à
l’expression sympathique des sentiments ou des idées :
Ce qui est vrai , c’est que la prose tend , comme nous venons de le montrer , à s’organiser d’une manière à la fois plus savante et plus libre , mais en
conservant ce qui a toujours fait le fond commun de la poésie et de la prose , à savoir
l’image et le rythme , l’une s’adressant aux yeux ,
l’autre aux oreilles , tous deux cherchant à atteindre le cœur . On connaît la légende
persane . Un jour, le roi Behram-Gor était aux pieds de la belle Dail-Aram . « Il lui
disait son amour ; elle lui répondait le sien. Les paroles battaient à l’unisson de même
que les deux cœurs ; elles retombèrent sur le même son, comme un écho . Ainsi naquit en
Perse la poésie , et le rythme , et la rime . » C’est dire que la poésie est la sympathie
même trouvant une forme qui lui répond , une harmonie des âmes s’exprimant par l’harmonie
des paroles et par leurs échos multipliés . Dans la prose , supprimons la rime , qui lui
donnerait une forme trop fixe et trop purement musicale , les autres caractères de la
forme poétique resteront à la disposition du prosateur , parce que, lui aussi, il doit
faire vibrer sympathiquement les esprits , les faire « retomber » sur les mêmes
sentiments et sur les mêmes paroles .
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