(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre dixième. Le style, comme moyen d’expression et instrument de sympathie. »

Chapitre dixième

Le style, comme moyen d’expression et instrument de sympathie.

I.  Le style et ses diverses espèces. Le principe de l’économie de la force et le principe de la suggestion poétique. II. L’image. III. Le rythme.  Evolution poétique de la prose contemporaine. Raisons littéraires et de cette évolution.

I Le style

Dans la théorie du style on peut prendre pour principe le caractère éminemment du langage, qui est le moyen de communiquer à autrui ses idées et ses sentiments. Mais, de ce principe, faut-il conclure que la loi suprême du style soit le maximum de facilité et d’« efficacité » dans la communication des pensées et émotions253. La ligne droite idéale est le plus court chemin d’un point à un autre ; le style idéal est-il aussi le plus court chemin d’un esprit à un autre ? Partant de cette conception mathématique et mécanique, Spencer appelle le langage une machinery pour la communication mutuelle, et il ne voit plus dans les lois du style que les applications de la loi qui veut qu’on produise le maximum d’effet avec la moindre dépense de force. La grande force à ménager, ici, c’est l’« attention » de l’auditeur : la perfection du style, c’est de faire comprendre et sentir avec le minimum d’attention. La conception mécanique du style se change ainsi, comme on pouvait s’y attendre chez un Anglais, en une conception utilitaire ; le comfort du lecteur ou de l’auditeur, pour ne pas dire sa paresse, devient le régulateur de l’écrivain : faire tout saisir en peu de temps, voilà le but, time is money. C’est le calcul arithmétique de Bentham transporté de la morale dans l’esthétique. Spencer va jusqu’à dire que « le grand secret, sinon le seul, de l’art de composer, c’est de réduire les frottements du véhicule au minimum possible ». Pour vérifier cette théorie, Spencer cite, entre autres exemples, la place de l’adjectif en anglais, qui précède toujours le substantif. Il trouve conforme à sa règle de dire « un noir cheval » et non pas un cheval noir. La raison qu’il en donne est curieuse. Si je dis un cheval noir, pendant que je prononce le mot cheval, vous vous êtes déjà figuré un cheval, et, comme la plupart des chevaux sont bais bruns, il est probable que vous vous serez représenté un cheval bai brun ; or, pas du tout, l’adjectif vous apprend qu’il est noir ; vous voilà donc obligé de corriger votre représentation, et vous avez ainsi dépensé de la peine inutile entre le mot cheval et le mot noir ! Au contraire, dans cette infaillible langue anglaise, on vous fait d’abord concevoir quelque chose de noir en général, puis ce noir prend la forme d’un cheval ; vous n’avez donc point dépensé d’attention en vain. Quod erat demonstrandum.  Par malheur, même en acceptant ce principe, la démonstration est insuffisante ; la personne pressée de se représenter quelque chose derrière chaque mot, si vous lui parlez de noir, aura le temps de voir un nègre, un morceau de charbon, la nuit, etc. ; et pas du tout, c’est d’un cheval qu’il s’agit : elle sera donc aussi bien attrapée. La vérité est, selon nous, qu’il est excellent de pouvoir dire, comme en français, tantôt un cheval noir, tantôt un noir cheval, ou, pour prendre un autre exemple de Spencer, tantôt : la Diane d’Ephèse est grande, ou Grande est la Diane d’Ephèse. A propos de ce second exemple, Spencer est plus heureux : il remarque que le mot grande, placé au début, éveille les associations d’idées vagues et émouvantes attachées à tout ce qui est grand et majestueux : « L’imagination est donc préparée à revêtir d’attributs nobles ce qui suivra. » A la bonne heure ; mais ce qu’il en faut conclure, c’est que la place du mot dépend de l’effet qu’on veut produire et de l’idée sur laquelle on veut insister. Il ne s’agit pas là d’économiser l’attention, mais d’attirer et de diriger l’attention, ainsi que l’association des idées, en vue de l’intuition et de la perception.

On ne peut véritablement voir dans l’économie de l’attention qu’une règle aussi peu absolue que l’est, en général, celle de l’économie de la force. Au premier abord, ne semblerait-il pas logique, toutes les fois qu’on accomplit un travail, de n’avoir en vue que le moyen de le faire vite et bien, en dépensant le minimum de force ? Pourtant, une telle façon de procéder, qui nous assimilerait au rôle de machine, rendrait prodigieusement lourd tout fardeau à soulever. Si une fillette, sa cruche pleine sur la tête, s’arrête à babiller, non seulement elle oublie la cruche dans le moment présent, mais de plus, lorsqu’elle reprend sa marche dans la rue longue et tortueuse, c’est à peine si elle la sent peser, tout occupée qu’elle est encore de la distraction rencontrée au bas du chemin. Tant il est vrai que la force et le temps dépensés en vain, pour l’agrément, pour l’art, font accomplir les plus réels travaux et empêchent la fatigue de se produire trop tôt. Economiser l’attention n’est donc pas le but dernier d’un auteur, mais bien plutôt obtenir et retenir l’attention. Or, le style est précisément l’art d’intéresser, l’art de placer la pensée, comme on ferait d’un tableau, sous le jour qui l’éclairé le mieux, c’est l’art enfin de la rendre frappante, de la faire saillir en relief, et passer, pour tout dire, de l’auteur à autrui dans sa plénitude. En outre, un style qui, au lieu d’être simplement clair et impersonnel comme serait bien un filet d’eau, reflète une physionomie, nous fait comprendre et finalement partager (en une certaine mesure tout au moins) la façon de voir et d’interpréter les choses propre à un auteur ; un tel style nous rapproche de l’auteur par cela même, nous amène à vivre de sa vie pendant quelques instants, et de la remplit sorte, au plus haut point, le rôle attribué au langage.

Spencer applique aussi sa théorie aux figures de style, et d’abord à la « synecdoche ». Il vaut mieux dire, selon lui une flotte de dix voiles qu’une flotte de dix navires, parce que le mot navire éveillerait probablement la vision des vaisseaux au bassin ; le mot voile vous les montre en mer.  Soit, mais c’est encore là une bonne direction de l’attention et de l’association des idées, non pas seulement, une économie d’attention. De même la métaphore est, selon lui, supérieure à la comparaison. Le roi Lear s’écrie :

ce qui économise plus de temps et d’attention que de dire : « Ingratitude, démon dont le cœur est semblable au marbre. » Sans doute, il y a là plus de rapidité, mais il y a aussi autre chose : le mot semblable à vous empêcherait de prendre au sérieux l’image, il l’empêcherait même d’être visible et, par conséquent, vivante. Il faut, pour que cette métaphore soit poétique, que vous ayiez devant les yeux un démon ayant un cœur de marbre, et non que, par une série de raisonnements, vous aboutissiez à conclure : 1° que l’ingratitude ressemble à un démon, parce qu’elle est méchante ; 2° que son cœur ressemble à du marbre parce qu’il est froid et insensible. La poésie réalise des mythes, voilà la vraie raison qui rend d’ordinaire la métaphore supérieure à la comparaison pour le poète : la métaphore est une vision, la comparaison est un syllogisme.

Une des meilleures applications esthétiques du principe de l’économie de la force, c’est la règle qu’on en peut déduire de ne pas dépenser la sensibilité du lecteur, de permettre au système nerveux et cérébral la réparation nécessaire après chaque dépense d’énergie et d’attention. Respirez longtemps une fleur, vous finissez par être insensible à son parfum. Après un certain nombre de verres de gin, le goût est émoussé. Tout exercice d’une fonction ou d’un sens l’épuisé : « la prostration qui suit est en raison de la violence de l’action. » C’est pourquoi il est nécessaire d’introduire dans l’œuvre d’art gradation et variété. Nos poètes et romanciers contemporains oublient trop cette loi : leur style est perpétuellement tendu, leurs rimes perpétuellement riches, leurs images perpétuellement éclatantes et même violentes. Résultat : on est blasé au bout de deux pages. C’est l’effet de la musique continuellement bruyante : quand le maximum du forte a été atteint du premier coup, tout le reste a beau faire tapage, le seul moyen de frapper l’attention serait de faire un pianissimo.

En somme, le point de vue mécanique et le principe de « l’économie de la force » ont assurément leur importance en littérature. Le beau a ses conditions mathématiques et dynamiques, et la principale de ces conditions est la parfaite adaptation de la force dépensée par l’auteur au résultat obtenu : une bonne machine est celle qui a le moins de heurts ou de frottements ; il y a longtemps qu’on a dit que la nature agit par les voies les plus simples, selon la loi de « la moindre action », qui devient, chez les êtres vivants et sentants, la loi de la moindre peine. Mais, si la fonction du langage est primitivement la simple communication intellectuelle entre les hommes, le langage des arts, de la littérature, de la poésie, est autre chose qu’une machine à transmission d’idées, qu’une sorte de télégraphe à signaux rapides et clairs. Le caractère vraiment du style littéraire et poétique consiste, selon nous, à stimuler les émotions selon les lois de l’induction sympathique, et à établir ainsi une communion ayant pour but le sentiment commun du beau. Nous avons donc ici au moins trois termes en présence : l’idéal conçu et aimé par l’artiste, la langue dont l’artiste dispose, et enfin toute la société d’hommes à laquelle l’artiste veut faire partager son amour du beau. Le style, c’est la parole, organe de la sociabilité, devenue de plus en plus expressive, acquérant un pouvoir à la fois significatif et suggestif qui en fait l’instrument d’une sympathie universelle. Le style est significatif par ce qu’il fait voir immédiatement ; suggestif par ce qu’il fait penser et sentir en vertu de l’association des idées. Tout sentiment se traduit par des accents et des gestes appropriés. L’accent est presque identique chez toutes les espèces : accent de la surprise, de la terreur, de la joie, etc. ; il en est de même du geste, et c’est ce qui rend immédiate l’interprétation des signes visibles ; l’art doit reproduire ces accents et ces gestes pour faire pénétrer dans l’âme, par suggestion, le sentiment qu’ils expriment. Il n’est donc pas vrai que le style consiste seulement, comme dit Buffon, « dans l’ordre et le mouvement des pensées ;  » il faut ajouter à l’ordre et au mouvement le sentiment, seul moyen d’éveiller la sympathie. Nous ne sympathisons qu’avec l’homme : les choses ne nous arrivent et ne nous touchent que comme vision et émotion, comme interprétation de l’esprit et du cœur humains ; et c’est pour cela que « le style est l’homme. » Le vrai style naîtra donc de la pensée et du sentiment mêmes ; il en sera la parfaite et dernière expression, à la fois personnelle et , comme l’accent de la voix donne leur sens propre aux paroles communes à tous. Les écrits qui manquent de ce vrai style ressemblent à ces pianos mécaniques qui nous laissent froids, même lorsqu’ils répètent de beaux airs, parce que nous ne sentons point venir jusqu’à nous l’émotion et la vie d’une main humaine vibrant sur leurs cordes et les faisant vibrer elles-mêmes.

Le goût, nécessaire au style, est le sentiment immédiat de lois plus ou moins profondes, les unes créatrices, les autres régulatrices de la vie. L’inspiration du génie n’est pas seulement réglée, mais aussi constituée en grande partie par le goût même, qui, parmi les associations innombrables que suscite le hasard, juge du premier coup, choisit. Ecrire, peindre, sculpter, c’est savoir choisir. L’écrivain, comme le musicien, reconnaît du premier coup dans la confusion de ses pensées ce qui est mélodieux, ce qui sonne juste et bien : le poète saisit tout d’abord dans une phrase un bout de vers, un hémistiche harmonieux.

L’interprétation et l’application de ces lois générales du style varient d’ailleurs suivant les artistes et les œuvres. Ainsi, en musique, telles dissonances qui, isolées, seraient une cacophonie, trouvent leur justification dans une suite d’accords qui les résolvent. Si certaines règles sont immuables, on n’aura jamais achevé d’en tirer toutes les conséquences. Paraître déroger à une règle, c’est parfois parfois l’étendre, la féconder par des applications nouvelles. Celui qui connaît le plus à fond les règles subtiles de son art est souvent celui qui a l’air de les observer le moins. C’est ainsi que Victor Hugo a perfectionné notablement notre métrique française, l’a coordonnée et systématisée au moment où on l’accusait de la détruire.

Les vieux traités de rhétorique distinguaient le style simple du style sublime ; ils opposaient le style simple au style figuré. Pourtant le style sublime n’est souvent qu’une forme du style simple : rien de plus simple que le « qu’il mourût » ; rien de plus simple que la plupart des traits sublimes de la Bible et de l’Evangile. D’autre part, le style simple est fort souvent figuré, par la raison qu’il n’est pas abstrait ; plus une langue est populaire, plus elle est concrète et riche en images ; seulement ce ne sont pas des images cherchées, mais empruntées au réel. La métaphore et même le mythe sont essentiels à la formation du langage ; ils sont la démarche la plus primitive de l’imagination. Faire des métaphores naturelles, empruntées au milieu où nous vivons habituellement (milieu qui va s’élargissant tous les jours pour l’homme des sociétés modernes), ce n’est pas sortir du simple. Le langage ordinaire, dans son évolution, transforme les mots en vue de l’usage le plus commode ; la poésie les transforme dans le sens de la représentation la plus vive et la plus sympathique ; l’une a pour but la métaphore utile qui « économise l’attention » et rend plus facile l’exercice de l’intelligence ; l’autre la métaphore proprement esthétique, qui multiplie la faculté de sentir et la puissance de sociabilité. Autre chose est donc le style purement scientifique et logique, autre chose le style esthétique. Le bon écrivain scientifique doit surtout employer ce procédé de Darwin qui, se sentant perdu dans des phrases tortueuses, s’arrêtait brusquement d’écrire pour se parler ainsi à lui-même : « Enfin, que veuxtu dire ? » Alors sortait de son esprit une formule plus nette, où l’idée mère apparaissait débarrassée de toutes les incidentes qui la surchargeaient et l’étouffaient. Le même procédé est applicable à tous les styles, mais seulement comme moyen d’obtenir la première de ce qu’on peut ap peler les qualités du langage, qui est de faire saisir nos idées à tous. « La règle du bon style dit scientifique, Renan, c’est la clarté, la parfaite adaptation au sujet, le complet oubli de soi-même, l’abnégation absolue. Mais c’est là aussi la règle pour bien écrire en quelque matière que ce soit. Le meilleur écrivain est celui qui traite un grand sujet et s’oublie lui-même pour laisser parler le sujet. » Et plus loin : « Ecrivain, certes, il l’était, et écrivain excellent, car il ne pensa jamais à l’être. Il eut la première qualité de l’écrivain, qui est de ne pas songer à écrire. Son style, c’est sa pensée elle-même, et, comme cette pensée est toujours grande et forte, son style aussi est toujours grand, solide et fort. Rhétorique excellente que celle du savant, car elle repose sur la justesse du style vrai, sobre, proportionné à ce qu’il s’agit d’exprimer, ou plutôt sur la logique, base unique, base éternelle du bon style. » La logique est en effet la base, et, dans les ouvrages purement scientifiques, elle est presque tout ; mais, dans l’œuvre d’art, elle est insuffisante.

Si le style n’avait pour but que l’expression logique et « économique » des idées, l’idéal du style serait la langue universelle et impersonnelle rêvée par quelques savants. Or, une vraie langue est une langue dans laquelle on pense avant même de parler, et on ne pense que dans une langue qu’on s’est assimilée dès l’enfance, qui a une littérature, un style propre, quelque chose de national dont vous vous êtes pénétré. Une langue, comme on l’a dit, ne se constitue que d’idiotismes : idiotismes de mots, idiotismes de locutions, idiotismes de tournures. Si on traduisait mot à mot ces idiotismes dans une langue universelle, on cesserait d’être compris ; il faudrait donc modifier non plus son langage, mais sa manière même de penser, écarter de soi tout ce qu’il y a d’individuel, généraliser ses impressions mêmes et leur enlever leur précision. C’est là tout un travail, qui n’aboutirait en somme qu’à défigurer la pensée en lui ôtant à la fois sa vivacité et sa vie. Les partisans d’une langue universelle ressemblent à des mathématiciens voulant substituer l’algèbre à l’arithmétique pour les opérations les plus simples, et poser en équation, deux et deux font quatre et six font dix. Le style purement logique ne s’efforce que d’introduire la suite dans les idées ; le style poétique ou littéraire s’efforce d’y introduire l’organisation, l’équilibre et là proportion des êtres vivants. L’un pourrait représenter son idéal sous la figure d’une chaîne linéaire, l’autre d’une fleur qui s’épanouit en courbes de toutes sortes. Pour éveiller la sympathie chez le lecteur au gré de l’écrivain la phrase doit être vivante ; or, un être vivant n’est pas une suite d’éléments juxtaposés, c’est un ensemble fait de parties dissemblables et unies par une mutuelle dépendance ; la phrase est donc un organisme. Tout membre de phrase se différencie du précédent ou du suivant, soit qu’il s’y oppose et le restreigne, soit qu’il le complète ou le confirme en le répétant sous une forme plus vive ; chaque membre de phrase a son individualité propre, à plus forte raison chaque phrase. Il y a même d’ordinaire certains rapports de proportion entre la longueur de la phrase et la puissance de l’idée ou du sentiment. Un membre de phrase plus long contient souvent une idée ou une image plus forte ou plus importante. Un membre de phrase court peut contenir, soit une idée de moindre valeur, soit une idée frappante qui prendra un relief d’autant plus grand qu’elle sera rendue en moins de mots. Balzac dit, dans une simple parenthèse : « Car on hait de plus en plus, comme on aime tous les jours davantage, quand on aime. »

Veut-on des exemples de la phrase inorganisée, amorphe, qu’on lise Auguste Comte. Veut-on des exemples d’une organisation déséquilibrée par trop de recherche et de prétention : on en trouvera dans les mauvaises pages d’Alphonse Daudet, qui a su pourtant, en maint endroit, animer la phrase d’une vie sympathique. Il y a aussi une certaine manière d’écrire qu’on peut appeler le style abandonné ; elle laisse les idées et les images se succéder au hasard des événements ou des associations habituelles : c’est le style du récit ; c’est la vraie prose, celle de M. Jourdain. Le style abandonné, courant au hasard des événements, peut d’ailleurs devenir lui-même grandiose par contraste, lorsque les événements qu’il suit sont eux-mêmes très grands, et que de plus ils s’enchaînent de manière à produire la suprême logique, celle de la réalité, et la suprême proportion, la proportion mouvante de la vie. Le style oratoire est proche du style poétique, avec cette différence que l’orateur compte sur la distraction des auditeurs, et le poète sur la concentration de leur attention. La phrase d’un discours est faite pour qu’on n’en pèse pas tous les mots dans la rapidité du débit, pour que les idées essentielles soient seules mises en relief par des mots saillants. L’éloquence nous donne, par l’improvisation, le plaisir particulier d’assister sympathiquement au travail même de la pensée, à l’élaboration parfois plus ou moins pénible de la phrase, à la naissance de l’idée pétrie dans les mots : c’est ce plaisir royal qu’éprouva Louis XIV à voir sortir du marbre sa propre figure taillée par Coysevox sans ébauche préalable. Le style oratoire est complété par le geste et la diction, qui y introduisent déjà les articulations et le rythme, deux caractères essentiels de la vie organisée. L’éloquence est rythmée par le débit même, de façon à produire ainsi la vibration sympathique et à faire partager tous les sentiments de l’orateur.

Quant au style poétique et proprement esthétique, qui mérite une étude particulière, il est d’abord une éloquence réduite au cœur et à la moelle, débarrassée de toutes les conventions que réclame le milieu oratoire, ramenée à l’image, au rythme et à l’accent, choses relativement intemporelles et qui varient le moins dans les milieux les plus divers. Mais le poétique du style n’est pas seulement dans les images, le rythme et l’accent : il est aussi, il est surtout dans le caractère expressif et suggestif des paroles. En général, le poétique n’est pas la même chose que le beau ; la beauté réside surtout dans la forme, dans ses proportions et son harmonie, le poétique réside surtout dans ce que la forme exprime ou suggère, plutôt qu’elle ne le montre. Le beau est dans ce qui se voit, le poétique dans ce qui ne se laisse qu’entrevoir. La demi-ombre des bois, la clarté adoucie du crépuscule, la lumière pâle de la lune sont poétiques, précisément parce qu’elles éveillent une multitude d’idées ou de sentiments qui enveloppent les objets comme d’une auréole. En d’autres termes, les lois de l’association des idées jouent le rôle principal dans la production de l’effet poétique, tandis que les lois de la sensation et de la représentation directe prédominent dans la production du beau proprement dit. On ne peut donc pas juger le style uniquement sur ce qu’il dit et montre, mais encore et surtout sur ce qu’il ne dit pas, fait penser et sentir. Dans les harmonies morales du style, ce n’est pas seulement le son principal et dominant qu’il faut considérer ; ce sont encore et surtout les harmoniques qui ajoutent au son principal leur accompagnement et ainsi lui donnent ce caractère expressif par excellence, mais indéfinissable : le timbre. Il y a des timbres de voix qui charment, et d’autres qui déplaisent qui irritent même : il en est ainsi dans le style. Quand un écrivain a dit clairement ce qu’il voulait, et s’est fait comprendre du lecteur avec le minimum d’attention et de dépense intellectuelle, il reste encore à savoir, outre ce qu’il a dit, ce qu’il a fait éprouver ; il reste à apprécier le timbre de son style, qui peut émouvoir et qui peut aussi laisser froid, qui peut même irriter comme certaines espèces de voix ou certaines espèces de rires. La poésie dépend des retentissements de la parole dans l’esprit de l’auditeur, de la multitude et de la profondeur des échos éveillés : dans la nature, les échos qui ; vont résonnant et mourant sont poétiques par excellence ; il en est de même dans la pensée et dans le cœur.

On a donc eu raison de dire que ce qui fait le charme poétique de la beauté même, c’est ce qui en dépasse la forme finie et éveille plus ou moins vaguement le sentiment de l’infini, par cela même celui de la vie, qui enveloppe toujours pour nous quelque chose d’insondable comme une infinité254. Dans une machine, « le nombre des rouages est déterminé, connu de nous ; et leurs relations sont pareillement déterminées, réduites à des théorèmes de mécanique dont la solution est trouvée. Tout y est à jour pour l’entendement ; tout y est décomposé en un nombre fini de parties élémentaires et de rapports entre ces parties. Dans l’être vivant, au contraire, chaque organe est formé d’autres organes qui, comme dit Leibniz, s’enveloppent les uns les autres et vont à l’infini. » Chaque être vivant est une société de vivants. D’où il suit que la vie est pour nous un infini numérique où se perd la pensée. « D’autre part, les associations et relations d’idées sans nombre que l’objet vivant éveille en nous, ou qu’il nous fait entrevoir confusément sous l’idée actuellement dominante, sont comme l’image intellectuelle de sa propre infinité. Comparez un œil de verre et un œil vivant : derrière le premier, il n’y a rien ; le second est pour la pensée une ouverture sur l’abîme sans fond d’une âme humaine Toute vraie beauté est, soit par elle-même, soit par ce que nous mettons de nous en elle, une infinitude sentie ou pressentie255»

Cette théorie de l’infinité évoquée par les formes mêmes du beau nous semble un correctif nécessaire de la théorie mécanique de Spencer, car, au lieu de voir surtout dans le style une économie à réaliser, elle y voit une prodigalité à introduire. Le style est poétique quand il est évocateur d’idées et de sentiments ; la poésie est une magie qui, en un instant, et derrière un seul mot, peut faire apparaître un monde. On ne doit donc économiser l’attention de l’auditeur que pour lui faire dépenser le plus possible sa sensibilité en faisant vibrer son âme entière. Ainsi, dans la rencontre d’Enée et de Didon aux enfers,

cette vision incertaine de la lune cachée à travers les nuages, comparée à la vision de l’amante dans l’ombre épaisse des enfers, est poétique par tout ce qu’elle évoque et de souvenirs nocturnes et de souvenirs d’amours passées. Dans l’enfer de Dante, quand l’amant de Françoise montre le livre échappant à leurs mains et ajoute : Ce jour-là nous ne lûmes pas davantage, ces mots voilés, par tout ce qu’ils laissent entrevoir d’amour dans le lointain du passé, ont plus de poésie qu’une description éclatante et enflammée. Pour peindre Marathon, Byron se contente de dire :

Et Marathon regarde vers la mer.

Vous voyez aussitôt surgir, dans ses grandes lignes simples, tout le paysage ; et en même temps surgissent tous les souvenirs héroïques qui ont la même simplicité dans la même grandeur.

Le symbolisme est un caractère essentiel de la vraie poésie : ce qui ne signifie et ne représente pas autre chose que soimême n’est pas vraiment poétique. S’il y a une sorte d’égoïsme des formes qui fait qu’elles vous disent seulement moi, sans vous faire rien penser au-delà d’elles-mêmes, il y a aussi une sorte de désintéressement et de libéralité des formes qui fait qu’elles vous parlent d’autre chose qu’elles-mêmes et, par-delà leurs contours, vous ouvrent des horizons sans limites. C’est alors seulement qu’elles sont poétiques. Alors aussi elles ne sont plus purement matérielles : elles prennent un sens intellectuel, moral et même  ; en un mot, elles deviennent des symboles. Pour leur donner ce caractère, il n’est besoin d’introduire dans le style ni l’allégorie précise des anciens, ni le vague de certains modernes qui croient qu’il suffit de tout obscurcir pour tout poétiser, ou de supprimer les idées pour avoir des symboles. C’est par la profondeur de la pensée même et de l’émotion qu’on donne au style l’expression symbolique, c’est-à-dire qu’on lui fait suggérer plus qu’il ne dit et qu’il ne peut dire, plus que vous ne pouvez dire vous-même.

Pourquoi la poésie du dix-septième siècle, en somme, est-elle si peu poétique ?  C’est qu’elle est trop logique et trop géométrique ; la « raison » y domine tellement, y répand une Clarté si uniforme, si extérieure, si superficielle, qu’il n’y a plus d’arrière-plans, plus de perspectives fuyantes, plus le moindre mystère. Ce sont bien vraiment les jardins de Versailles : tout est régulier, correct, souvent beau, presque jamais poétique, d’autant plus que le sentiment de la nature, c’est-à-dire de la vie universelle débordant chaque être, est à peu près absent. Il n’y a guère de poétique au dix-septième siècle, en dehors des beaux vers de La Fontaine, que la de prose Pascal, parfois de Bossuet et de Fénelon. C’est par grande exception que Corneille,  si souvent beau et sublime,  est poétique. Théophile Gautier dit que, dans tout Corneille, il y a un seul vers « pittoresque » qui ouvre un horizon sur la nature :

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles ;

et Gautier ajoute, pour la plus grande gloire de la rime et même de la cheville, que ce vers, intercalé pour amener la rime de « voiles » dont le poète avait besoin, est, en réalité, « une cheville magnifique taillée par des mains souveraines dans le cèdre des parvis célestes ». Dans Molière, quand Orgon revient de voyage et se chauffe les mains au feu, il finit par dire :

La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie.

Il y a donc encore, derrière le théâtre où s’enchevêtre l’intrigue, quelque chose de vert, une campagnerestent quelques fleurs, une nature qui enveloppe l’homme ! Chez Racine, les effets poétiques sont plus nombreux, parce que Racine a été obligé de traduire un peu d’Euripide :

Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous mourûtes, aux bords où vous fûtes laissée !

L’harmonie de ces deux derniers vers évoque la vision du rivageAriane se meurt lentement d’amour. Mais, tout bien compté, si notre poésie classique a une foule de qualités, elle n’est pas poétique ; et si la prose classique l’est davantage, elle l’est encore trop peu : tantôt démonstrative et philosophique, tantôt oratoire et éloquente, tantôt spirituelle, elle est rarement poétique,  surtout quand elle devient « fleurie », car les fleurs de rhétorique sont ce qu’il y a de plus étranger à la poésie. On voit que, dans le style, les lois logiques énoncées par Boileau et Buffon, et les lois dynamiques énoncées par Spencer ne sont pas tout, ne sont même pas les principales : les lois biologiques, psychologiques et sociologiques,  presque entièrement négligées par les critiques littéraires,  ont autrement d’importance. Pour appliquer les premières sortes de lois, qui aboutissent au style rationnel, exact et correct, le talent suffit ; pour appliquer les autres, qui aboutissent au style vivant, sympathique et poétique, il faut le génie créateur

II L’image

Un des éléments essentiels du style poétique, en vers ou en prose, c’est l’image. « Le don de la poésie, a-t-on dit, n’est autre que celui de parler par images, ainsi que la nature. » S’il est vrai que toute bonne comparaison donne à l’esprit l’avantage de voir deux vérités à la fois, la poésie est une comparaison perpétuelle, une métaphore perpétuelle, qui n’a pas seulement pour but de nous faire voir à la fois deux vérités, mais de nous faire éprouver à la fois deux sensations, ou deux sentiments, ou un sentiment par le moyen de la sensation, ou une sensation par le moyen du sentiment. La science montre les rapports abstraits de toutes choses ; la poésie nous montre les sympathies réelles de toutes choses. Ecoutez Flaubert dans Salammbô : « Ils retirèrent leurs cuirasses ; alors parurent les marques des grands coups qu’ils avaient reçus pour Cartilage ; on aurait dit des inscriptions sur des colonnes. » Ecoutez Hugo dans la Tristesse d’Olympio : L’homme

passe sans laisser même
Son ombre sur le mur.

La poésie substitue à un objet un autre objet, à un terme un autre terme plus ou moins similaire, toutes les fois que ce dernier éveille par suggestion des associations d’idées plus fraîches, plus fortes, ou simplement plus nombreuses, de manière à intéresser non seulement la sensation, mais encore l’intelligence, le sentiment, la moralité. Aussi la poésie peut-elle très bien se servir de termes de comparaison non pas concrets, mais abstraits. La métaphore, au lieu de doter les objets d’une forme plus brillante, leur enlève alors, au contraire, quelque chose de leur forme pour leur donner le caractère profond du pur sentiment. Les exemples les plus frappants de ce genre de figures, tirées de l’ même, se rencontrent dans Shelley, qui souvent décrit les objets extérieurs en les comparant aux fantômes de sa pensée, et qui remplace les paysages réels par les perspectives de l’horizon intérieur. C’est ainsi qu’il nous parle des voiles repliées du bateau endormi sur le courant et « semblables aux pensées repliées du rêve ».

Ailleurs il dit à l’alouette : « Dans le flamboiement d’or du soleil,  tu flottes et tu glisses, comme une joie sans causes surgissant tout à coup dans l’âme. » Byron parle d’un courant d’eau qui fuit « avec la rapidité du bonheur. » Chateaubriand compare la colonne debout dans le désert à une « grande pensée » qui s’élève encore dans une âme abattue par le malheur.

dit aussi Victor Hugo.

Et ailleurs :

Le mur était solide et droit comme un héros.


L’océan devant lui se prolongeait, immense
Comme l’espoir du juste aux portes du tombeau.

Aristote ne voit guère dans la métaphore qu’une sorte de jeu d’esprit : c’est pour lui un exercice de l’intelligence beaucoup plus qu’un moyen de raviver la sensibilité ; il la distingue à peine de l’énigme, qui est une sorte de métaphore pour la pensée. En réalité, une exercerait métaphore qui trop l’intelligence pourrait charmer un sophiste antique, mais manquerait absolument son but et affaiblirait nos représentations des objets, au lieu d’en accroître la force.

La métaphore est un procédé de sympathie par lequel nous entrons en société et en communication de sentiment avec des choses qui paraissaient d’abord insensibles et mortes. L’image ne doit donc jamais être un ornement surajouté ; elle doit être pour l’esprit une illustration, un moyen de projeter la lumière et la vie sur l’objet dont on parle, une sorte d’éclair ouvrant la brume indistincte ; en même temps, pour le cœur, elle doit être une chaleur qui fait vibrer. Les Grecs, ce peuple tout intellectualiste, ont trop considéré les figures de langage à un point de vue purement logique (synecdoche, métonymie, etc.) ; ils n’ont pas assez fait la psychologie du langage imagé. La métaphore ou la comparaison est un moyen de renforcer l’image mentale, qui s’use par l’effet de l’habitude, en la reliant à d’autres représentations qui ont encore toute leur vivacité et qui produisent par cela même la suggestion voulue. Le mécanisme psychologique qui explique l’effet esthétique de l’image est le suivant : transposer brusquement l’objet dont on parle dans un milieu nouveau, au sein d’associations beaucoup plus complexes et capables d’éveiller en nous beaucoup plus d’émotions sympathiques. L’artiste fait sonner ce carillon intérieur auquel Taine compare le système nerveux : il a pour cela cent moyens, car la vibration court d’une clochette à l’autre ; que l’une d’elles soit tirée de main de maître, toutes les autres se mettront en branle.

Il y a diverses sortes d’images : celles qui précisent les contours extérieurs de l’objet, qui en dessinent la forme et la couleur, et qui ainsi produisent des perceptions nettes. Ce sont les images purement significatives.

                               Voilà le régiment
Leurs plumets font venir les filles aux fenêtres ;
Leur pas est si correct, sans tarder ni courir,
Qu’on croit voir des ciseaux se fermer et s’ouvrir.

Ils sont là tous les deux dans une île du Rhône.
Le fleuve à grand bruit roule une eau rapide et jaune ;
Le vent trempe en sifflant les brins d’herbe dans l’eau256.

Parfois, hors des fourrés, les oreilles ouvertes,
L’œil au guet, le col droit, et la rosée au flanc,
Un cabri voyageur, en quelques bonds alertes,
Les quatre pieds posés sur un caillou tremblant257.

Flaubert dit quelque part : « Ses réponses étaient toujours douces et prononcées d’un ton aussi clair que celui d’une sonnette d’église. »

L’image peut, en donnant une très grande netteté à un simple fragment de l’objet qu’il s’agit de percevoir, faire immédiatement sortir de l’ombre la totalité de l’objet. Déjà, par ce fait, de purement significative, elle devient suggestive. C’est ainsi que Victor Hugo, en nous montrant

Les ronds mouillés que font les seaux sur la margelle,

nous fait voir d’un coup le puits et fait entendre le crépitement de l’eau tombant des seaux jusqu’au fond obscur.

Attendre tous les soirs une robe qui passe,
          Baiser un gant jeté.

« Je t’aime, disait Serge d’une voix légère qui soulevait les petits cheveux dorés des tempes d’Albine. » Ces détails sont à la fois significatifs et suggestifs. Leconte de Lisle, parlant de Hialmar mourant qui revoit sa fiancée par les yeux de l’esprit :

Au sommet de la tour que hantent les corneilles
Et ses yeux sont plus clairs que l’astre des beaux soirs258.

C’est la vision du rêve, où ne subsistent que quelques traits en reliefs qui, à eux seuls, évoquent tout le reste.

Une sensation peut ne pas être rendue dans ses contours nets, dans ce qu’elle a de déterminé (détermination souvent artificielle, car aucun contour n’est crûment arrêté dans lanature, aucune perception n’est donnée séparément), mais au contraire dans ce qu’elle a de plus diffus et de plus profond. C’est encore un effet de suggestion sympathique. « Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l’air. Cependant, il sentait monter du fond de lui-même quelque chose d’intarissable, un afflux de tendresse qui l’énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. A l’horloge d’une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui l’eût appelé. Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l’âme où il vous semble qu’on est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ;  et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible259 ! » Flaubert dit encore ailleurs : « Tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique, l’allure d’une phrase, un contour, l’amenaient à sa pensée d’une façon brusque et insensible260»

Parmi les procédés chers aux modernes, les « transpositions » méritent examen, précisément parce que ce sont des effets d’induction sympathique.

Transposition des sensations : « Le parc s’ouvrait, s’étendait, d’une limpidité verte, frais et profond comme une source 261» Autre exemple : « Et il ralentissait sa marche,  il s’arrêtait même devant certaines nappes de lumière, avec le frisson délicieux que donne l’approche d’une eau fraîche 262»

Cette figure de la rhétorique populaire : « frais comme l’œil », est une transposition. Zola parle quelque part de cette humidité parfumée d’encens qui refroidit l’atmosphère des chapelles. » Daudet peint ainsi un troupeau : « Là-bas, au lointain, nous voyons le troupeau s’avancer dansune gloire de poussière. Toute la route semble marcher avec lui Tout cela défile devant nous joyeusement et s’engouffre sous le portail, en piétinant avec un bruit d’averse. »

Toute transposition de sensations cause d’habitude un certain plaisir par elle-même : c’est un moyen d’augmenter l’émotion que d’y faire collaborer à la fois plusieurs centres nerveux. Néanmoins, une bonne métaphore se reconnaît d’habitude à ce qu’elle ne transforme pas seulement une sensation en une autre, mais donne à la chose sentie une plus grande apparence de vie et constitue ainsi une sorte de progrès de l’inanimé vers, l’animé. Voici la transposition d’une sensation auditive en sensation visuelle, d’une ondulation de l’air en ondulation visible et, par ce moyen terme, la transformation d’une chose inanimée en une apparence d’être animé, de témoin vivant : «  Dans l’air moite et odorant de la pièce les trois bougies flambaient ; et, coupant seul le silence, par l’étroit escalier un souffle de musique montait ; la valse, avec ses enroulements de couleuvre, se glissait, se nouait, s’endormait sur le tapis de neige263» La transposition de sons en images pour la vue, et en images animées, a rendu célèbres les vers d’Hugo :

Le carillon, c’est l’heure inattendue et folle
Que l’on croit voir, vêtue en danseuse espagnole,
Que ferait en s’ouvrant une porte de l’air

Transposition du sentiment en sensation.

                                       Nos pensées
S’envolent un moment sur leurs ailes blessées,
     Puis retombent soudain264.

Madame Bovary abonde en exemples : « Alors elle allongea le cou (vers le crucifix) comme quelqu’un qui a soif. » « Si Charles l’avait voulu cependant, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier quand on y porte la main. » « Elle se rappela toutes les privations de son âme, et ses rêves tombant dans la boue, comme des hirondelles blessées. » « Si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. » Voici d’autres exemples empruntés à l’Education sentimentale : « Il tournait dans son désir comme un prisonnier dans son cachot. » « Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux une minute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu’au fond de l’eau. » « Les cœurs des femmes sont comme ces petits meubles à secret, pleins de tiroirs emboîtés les uns dans les autres ; on se donne du mal, on se casse les ongles, et on trouve au fond quelque fleur desséchée, des brins de poussière ou le vide265 ! »

Entre certaines émotions morales ou intellectuelles et les émotions d’ordre purement sensitif, il y a une correspondance qui permet d’éclairer et d’analyser les unes par les autres. Voici une image de Flaubert, philosophique comme une analyse de passion, et qui est la traduction du moral en physique : « Elle n’avait plus de ressort (contre la destinée), elle se laissa entraîner il lui semblait qu’elle descendait une pente266»

Transposition de la sensation en sentiment. On peut éveiller une image très nette d’un objet en excitant le sentiment qui en accompagne la vision ; l’image tire alors sa force de l’émotion qu’elle évoque, et parfois d’une émotion d’ordre moral ou même intellectuel.

Ma maison me regarde et ne me connaît plus267.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je me suis envolé dans la grande tristesse
De la mer268.

Ce genre d’images est voisin de celles qui personnifient et font vivre : « Les affections profondes ressemblent aux honnêtes femmes ; elles ont peur d’être découvertes et passent dans la vie les yeux baissés269»

Les grands chars gémissants qui reviennent le soir
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vers quelque source en pleurs qui sanglote tout bas
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin,
C’est l’âme qui les doit cueillir, et non la main270.

« La vieillesse des bons arbres (du verger), pareils à des grands-pères pleins de gâteries271»

Shelley compare les nuages qui moutonnent à un troupeau que pousse « ce berger indolent, indécis, le vent. »

Il y a un moyen d’élargir la perception en l’intellectualisant par le raisonnement, de faire comprendre afin de faire mieux sentir, de généraliser pour donner ensuite plus de force à l’émotion particulière qu’on veut traduire. On se sert ainsi de la science pour arriver au sentiment raffiné. Cela est dangereux d’ailleurs et ne peut agir que sur des esprits philosophiques. Voici un exemple frappant tiré de Flaubert. Il commence par donner à une émotion très complexe la netteté et la simplicité d’une sensation presque brutale :  « La contemplation de cette femme l’énervait comme un parfum trop fort. » C’est net, mais beaucoup trop simpliste et, à cause de cela même, un peu banal. Voici que, de ce point de départ superficiel, l’auteur arrive, par un langage, presque abstrait et objectif, à nous donner une impression vive de l’état de conscience de son héros : « Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d’exister272»

Transposition des images et sentiments en actions : « Je m’en irai vers lui, il ne reviendra pas vers moi273»

Beaucoup d’actions sont une condensation de pensées sous une forme concrète et elles peuvent donner lieu à des méditations sans fin, tout comme de hautes formules métaphysiques. En exprimant ces actions, on a pour ainsi dire la moelle même des idées et des sentiments, rendus plus facilement communicables, car l’action est ce qu’on comprend et ce qu’on imite le plus aisément.

L’élargissement continu de l’image par toutes les sortes de transpositions ou de transfigurations est le grand procédé de la poésie. Il ne faut pas le confondre avec le procédé oratoire de l’amplification, qui est trop souvent l’addition à l’idée ou à l’image d’éléments hétérogènes artificiellement soudés. Quand Chateaubriand nous parle du « courage et de la foi, ces deux sœurs qui, etc. », il amplifie. On l’a depuis longtemps remarqué, une figure essentielle de toute rhétorique et de toute poésie est la répétition. L’amant ne dit pas à sa maîtresse pourquoi il l’aime : il le lui répète sous toutes les formes, avec toutes les inflexions de la voix et de la pensée. La puissance lyrique d’un génie se mesure souvent à la fréquence de la reprise de l’idée, ramenée sans cesse sous une forme nouvelle et plus frappante, au moment où on la croyait abandonnée ; c’est l’ondulation de la vague, ne quittant ce qu’elle porte qu’après l’avoir soulevé jusque sur sa crête aiguë, pour le laisser reprendre ensuite par une vague nouvelle. Hugo abonde en beautés de ce genre comme il abonde aussi, par malheur, en pures amplifications.

III Le rythme

I.  Le style imagé est déjà une espèce de style rythmé ; l’image est en effet la reprise de la même idée sous une autre forme et dans un milieu différent : c’est comme une réfraction de la pensée, qui s’accorde avec la marche générale des rayons intérieurs.

Spencer voit dans le rythme, outre une imitation de l’accent passionné, un nouveau moyen d’économiser l’attention. Le plaisir que nous donne « ce mouvement des vers qui va en mesure, on peut l’attribuer, selon lui, à ce que, par comparaison, il nous est commode de reconnaître des mots disposés en mètres ». Cette théorie est évidemment trop étroite. Tout rythme, il est vrai, en permettant des mouvements réguliers, prévus, bien adaptés, économise de « l’énergie », mais il y a bien autre chose dans le rythme, qui est déjà de la musique, qui est aussi un moyen de donner une forme et une architecture aux idées, aux phrases, aux mots. Toute symétrie et toute répétition a son charme parce qu’elle est un accord, une unité dans la variété.

Dans le vers, le rythme a une importance capitale. Nous assistons de nos jours à la dislocation du vers français, que Victor Hugo avait porté à sa dernière perfection. On trouve insuffisant le merveilleux instrument dont il avait tiré toutes les harmonies imaginables ; on demeure fidèle au fétichisme de la rime, mais on supprime le rythme, qui est le fond même de la langue poétique. On aboutit ainsi à une espèce de monstruosité produite par la « loi du balancement des organes » : le rythme disparaissant, et la césure même étant escamotée, le vers, pour ne pas se confondre avec la prose, est obligé de se faire une rime redondante : le renflement de la voix à la fin du vers rappelle seul au lecteur qu’il a affaire à des mètres, non à de simple prose. C’est ainsi que la nature produit des nains aux membres grêles et à la tête énorme. Peut-être, de tout ce bouleversement, sortira-t-il une forme de vers un peu plus libre encore que celle d’Hugo pour le rythme, mais, selon nous, il y a ici bien peu de chose à faire : on est arrivé à la limite où le vers, pour vouloir trop désarticuler ses membres, les brise. Par exemple, on veut supprimer la césure de l’alexandrin sous prétexte que, dans beaucoup de vers romantiques et même raciniens, elle est simplement indiquée. Voici un vers d’Hugo muni d’une césure demi-voilée au sixième pied :

Voici le même vers sans le contre-temps du sixième pied :

Et toute rouge apparaissait dans l’ombre horrible.

Il y a entre les deux combinaisons une nuance, presque imperceptible, mais elle existe : le vers perd un effet et une image lorsqu’on ne sent plus l’hésitation et le déplacement du temps fort qui devrait tomber sur ombre et glisse sur horrible, en produisant une surprise de l’oreille destinée à rendre le saisissement de l’effroi. Sans cet effet, l’épithète horrible n’est que banale. Un autre moyen de vérifier l’infériorité des vers divisés en 4-4-4, c’est d’en construire plusieurs, de faire une strophe avec ce rythme : cela devient d’une monotonie inacceptable. On ne pourrait prendre ces libertés qu’une fois en passant et dans des vers vraiment expressifs qui justifient la licence. Ainsi, on a pu fort bien dire :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tandis que ce vers est mauvais :

Je suis la froide et la méchante souveraine ;

l’oreille ici est attrapée par l’article la à cheval sur les deux hémistiches.

Encore un exemple. Pour le vers de onze syllabes, les poètes ont peu cherché à tourner la difficulté en multipliant les césures du vers, de manière à le ramener à cette forme régulière : 4-4-3, ou à cette autre, meilleure, 3-3-3-2. Cependant ce vers retrouverait, sous ces deux formes, un certain équilibre. Voici un échantillon quelconque de la première :

Sur les champs gris, sur le vallon, sur le pré,
Le soir tombait ; mais le grand mont, empourpré,
Seul survivant au jour qui meurt, semble encore
Dans cette nuit sentir passer une aurore.

Nous découvrons un excellent échantillon de la seconde forme dans Richepin, qui, après des vers comme ceux-ci :

Mais des petits, on en peut avoir beaucoup.
A mon unique enfant je coupai le cou,

rencontre tout à coup ce rythme expressif :

En avant ! Ventre à terre ! Au galop ! Hurrah !
      Plus d’un bon vivant
      Qui fendait le vent
Aujourd’hui sous le vent du destin mourra.
Ventre à terre ! Au galop ! En avant !

Dans cette strophe le vers de onze pieds, sous la forme 3-3-3-2, reproduit le rythme de la marche de Guillaume Tell ; aucun vers ne pouvait rendre mieux l’impression du galop d’un cheval.

Nous ne refusons donc pas au poète la liberté de modifier les rythmes en vue de l’idée, de l’image ou du sentiment274. Mais pourquoi lui refuser aussi la liberté des rimes tantôt riches, tantôt simplement suffisantes, selon qu’il veut attirer l’attention sur la forme ou sur l’idée ? La richesse constante de la rime est le pendant de l’emphase oratoire qui faisait la beauté du style au temps du premier empire, et qui nous fait sourire aujourd’hui. Elle donne au vers je ne sais quoi de tendu, de ronflant et de monotone. Tout effet musical n’est bon qu’à deux conditions : être approprié au but et ne être pas sans cesse répété. Nous rions de l’honnête Boileau qui, ayant rencontré par extraordinaire quelques vers à peu près passables sur ce métier de rimeur auquel il était si peu propre275, s’aperçoit qu’il a, par grande licence, supprimé la négation dans ce vers :

La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.

Il va soumettre son scrupule à l’Académie, qui rassure sa conscience, Racine ayant dit aussi dans les Plaideurs :

            Et je veux rien ou tout.

De nos jours, la religion d’un parnassien, fût-il d’ailleurs le plus sceptique et le plus athée des poètes, lui adresserait les mêmes reproches pour avoir fait rimer prière avec calvaire, ou demain avec festin ; il n’irait pas soumettre son scrupule à l’Académie, mais il le soumettrait peut-être à son « cénacle ». La richesse des rimes est nécessaire quand on veut surtout parler aux oreilles ou aux yeux, quand on veut chanter ou peindre ; dans les vers descriptifs, trop à la mode aujourd’hui, elle est à sa place ; mais, quand il s’agit de sentiments ou d’idées à exprimer, la rime doit se subordonner au rythme d’une part, et à la pensée d’autre part. De plus, la continuité des rimes riches, en vertu de la loi physiologique et esthétique qui entraîne l’épuisement nerveux par la répétition des sensations, produit bientôt la fatigue et l’ennui. Qu’on essaie de lire sans s’arrêter vingt pages de Leconte de Lisle : on ne résistera pas à cette musique dont la perfection uniforme constitue précisément, au point de vue de l’esthétique scientifique, une imperfection. La vraie et bonne harmonie ne doit pas être toujours sonore et éclatante ; n’y a-t-il pas, dans Chopin, dans Schumann et dans Gounod, des effets de demi-teintes qui valent mieux que certains effets trop uniformément bruyants des premiers opéras de Verdi ? Gounod se plaint quelque part de l’infidélité des traductions d’opéras. La magnifique cantilène de Faust, Salut, demeure chaste et pure, traduite en italien, devient : Salve, dimora casta e pura ; et Gounod remarque que, dans cette sonorité italienne, la douceur profonde de sa musique disparaît : ces voyelles un peu sourdes et discrètes du vers français, « Salut, demeure chaste et pure », qui expriment à la fois le mystère de la nuit et le mystère de l’amour, font place à des voyelles éclatantes, à des a ouverts, à des o et à des ou arrondis, et les mots éclatent comme des fanfares : « Salve, dimora casta e pura. » Là où le chanteur français peut mettre toute l’expression de l’âme, le chanteur italien est presque obligé de déclamer : le poétique cède la place à l’oratoire. Il y a là une leçon donnée par un grand musicien et dont nos versificateurs pourraient profiter : la rime riche revenant sans cesse et coûte que coûte, c’est le Dimora casta e pura, c’est l’exclusion des demi-teintes et des nuances, c’est la lumière toujours crue, c’est la parole toujours gonflée et la bouche toujours arrondie : ore rotundo.

M. de Banville, on s’en souvient, pose cet axiome : « On n’entend dans un vers que le mot qui est à la rime. » Le paradoxe est ingénieux ; mais, pour ne citer qu’un exemple, dans le retour de Jocelyn que son chien accueille, il est difficile de n’entendre que les mots à la rime :

« Ô pauvre et seul ami, viens, lui dis-je, aimons-nous !
Partout où le ciel mit deux cœurs, s’aimer est doux ! »

Malgré l’effet du mot aimons-nous dans le premier vers, il est clair que l’impression qui émeut vient de tout ce que les vers contiennent de mots et de sentiments. Ce qui est vrai, c’est que la rime finale est un moyen de mettre en relief un mot, par conséquent, une image ou une idée.

S’il était vrai que l’on entend seulement le mot à la rime, on pourrait ne lire des poètes que les derniers mots de chaque vers. C’est ainsi que Lamartine, pour se moquer des volumes de sonnets, où chaque pièce, selon l’usage, vient se condenser dans le vers final, disait qu’il était plus court de ne lire que le dernier vers de chacune :

Noble et pur, un grand lys se meurt dans une coupe276.

Mais le damné répond toujours : « Je ne veux pas277 ! »

Statue aux yeux de jais, grand ange au front d’airain278 !

Pourquoi vivre à demi quand le néant vaut mieux279 ?

L’ivresse des couleurs et la paix des contours280 !

Jamais on ne fit plus bel éloge de la rime, et plus poétique, que celui de Sainte-Beuve :

Rime, qui donnes leurs sons
      Aux chansons,
Du vers, qui, sans tes accents
      Frémissants,
Serait muet au génie ;
      Du hautbois
Ou l’éclat de la trompette,
      Qu’à demi
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’autre ami de loin répète ;
Ou plutôt, fée au léger
      Voltiger,
Qui mènes le char des vers
      Dans les airs,
Par deux sillons de lumière !

Mais, au moment même où Sainte-Beuve veut prouver que l’unique harmonie du vers, c’est la rime, ne prouve-t-il pas aussi la puissance du rythme ? La strophe, empruntée à Ronsard et à sa pléiade, fait succéder à un vers plus long un vers plus court, qui en est comme l’écho, et ce rythme ne contribue pas peu au charmant effet d’harmonie :

     Qu’à demi
L’autre ami de loin répète.

Dans la dernière strophe, les vers ont le vol léger de la fée ; tous les mots sont ailés, habile, agile courtière ; et le triomphe aérien auquel aboutit cette strophe nous laisse en présence d’une vision lumineuse au plus haut des espaces :

Qui mènes le char des vers
     Dans les airs,
Par deux sillons de lumière !

Les images et le rythme se joignent donc ici à la rime pour donner au vers tout son prix. Le vrai rôle de la rime, selon nous, doit être de produire, là où il est nécessaire, une subite évocation d’images et d’idées, comme nous en trouvons des exemples dans cette même pièce de Sainte-Beuve :

    Eperon
Frein d’or, aiguillon d’acier.
    Du coursier

Agrafe autour des seins nus
    De Vénus
    Du guerrier
Contre sa forte poitrine.

C’est toute la mythologie passant sous nos yeux en métamorphoses qui se précipitent et en apothéoses qui flamboient.

Mais la poésie ne peut pas et ne doit pas être toujours flamboyante ; l’évocation ne peut pas se faire toujours par des mots-images ou des mots-symphonies, ramenés à des intervalles réguliers. Il faut que le poète ait l’entière liberté, après avoir fait éclater son vers, de l’assourdir et de l’adoucir, après avoir frappé les yeux ou les oreilles, de parler au cœur ou même à la pensée. L’évocation, d’ailleurs, n’est pas le privilège de la rime ; elle appartient aussi aux idées, elle appartient surtout au sentiment, à tout ce qui renferme en soi un monde, prêt à reparaître dès qu’on y projette un rayon Si le mot mis à la rime prend nécessairement du relief, par le seul effet de la place qu’il occupe, il ne s’ensuit pas que la richesse de la rime soit toujours nécessaire à ce relief. Et d’ailleurs, le relief même disparaît par cela même qu’il veut sans cesse paraître. Rappelez-vous, à la scène, ces acteurs trop consciencieux qui prétendent, comme on dit, « faire un sort à chaque mot » ; au bout de cinq minutes, les mots qu’ils veulent mettre tous en lumière, étant uniformément éclairés, rentrent tous dans l’ombre. Nos rimeurs contemporains veulent ainsi « faire un sort » à toutes leurs rimes ; de douze syllabes en douze syllabes, on s’attend si bien au petit ou grand effet, que l’effet est manqué.

Au fond, la rime est elle-même une forme du rythme, puisqu’elle est une répétition, une harmonie, un retour régulier et mesuré du même son. Sainte-Beuve a raison de dire qu’elle est une réponse, comme celle d’un ami à un ami, et on y peut même voir l’emblème de la sympathie entre les cœurs. La rime est un lien inattendu entre deux images ou idées, qui fait que l’une s’unit à l’autre en un mariage divin ; en un mot, elle est un accord qui symbolise pour l’oreille tous les autres accords. Mais pourquoi le poète ne ferait-il s’accorder que des mots et des rimes ? Pourquoi ne ferait-il pas aussi s’accorder des sentiments et des pensées ? Pourquoi ne ferait-il pas, en quelque sorte, sympathiser et rimer le monde intérieur et le monde visible ? Pourquoi le lien léger et immortel de la poésie n’envelopperait-il pas, ne relierait-il pas toutes choses, comme la science même ou la philosophie ? pourquoi enfin, par tous les rapprochements d’idées et tous les accords d’images, le poète ne nous révélerait-il pas que rien n’est isolé au monde, que tout tient à tout, que tout est dans tout, et que l’univers, en un mot, est une immense société d’êtres en mutuelle sympathie ?

Il est incontestable que le « frein d’or » de la rime est trop souvent un frein pour l’inspiration et pour la pensée. Si La Fontaine vivait aujourd’hui et subissait l’esclavage, il ne pourrait plus faire rimer voyager avec juger, ni dire :

        Que ce soit aux rives prochaines.

Il s’évertuerait à chercher un mot, comme passager, pour rimer avec voyager. Embarrassé par la consonne d’appui, il ne pourrait plus écrire :

        Quand la perdrix
        Voit ses petits
En danger et n’ayant qu’une plume nouvelle
Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas,
Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile,
Attirant le chasseur et le chien sur ses pas,
Et puis, quand le chasseur croit que son chien la pille,
Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit
De l’homme qui, confus, des yeux en vain la suit.

Et pourtant quel est le lecteur qui, en lisant ces vers, surtout les deux derniers, n’en sentira pas l’harmonie ? De même, dans Musset, quand on lit les vers célèbres :

Ô Christ, je ne suis pas de ceux que la prière
Dans tes temples muets amène à pas tremblants ;
Je ne suis pas de ceux qui vont à ton calvaire,

fait-on attention à l’absence des consonnes d’appui dans prière et calvaire ? Hugo, lui, eût probablement cherché ici deux rimes riches, coûte que coûte, et le résultat eût été de ne plus faire sentir aussi bien la richesse des deux belles rimes masculines, qui viennent à l’endroit où elles étaient vraiment nécessaires : pas tremblants et pieds sanglants. Le mot tremblants, avec ses syllabes prolongées, nous transporte dans les « temples muets » où le moindre son retentit, et le mot sanglants, qui fait écho plus loin, a un retentissement douloureux. Tourmentez ces quatre vers pour enrichir les deux rimes féminines, et l’harmonie de l’ensemble aura disparu.

Comparons deux passages tout à fait similaires de Musset et de Leconte de Lisle ; ce sont les mêmes idées avec des rimes différentes et surtout un rythme différent.

Eh bien ! qu’il soit permis d’en baiser la poussière
Et de pleurer, ô Christ, sur cette froide terre
Qui vivait de ta mort et qui mourra sans toi !
Oh ! maintenant, mon Dieu, qui lui rendra la vie ?
Du plus pur de ton sang tu l’avais rajeunie ;
Jésus, ce que tu fis, qui jamais le fera ?
Nous, vieillards nés d’hier, qui nous rajeunira ?
Nous sommes aussi vieux qu’au jour de ta naissance ;
Nous attendons autant, nous avons plus perdu :
Plus livide et plus froid, dans son cercueil immense,
Où donc est le Sauveur, pour entr’ouvrir nos tombes ?
Où donc est le cénacle, où donc les catacombes ?
Avec qui marche donc l’auréole de feu ?
Sur quels pieds tombez-vous, parfums de Madeleine ?
Où donc vibre dans l’air une voix plus qu’humaine ?
Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ?

Il n’y a peut-être pas, dans cette page, trois rimes qui attirent l’attention ; beaucoup sont à peine suffisantes (sans consonne d’appui), pas une n’est riche ; l’esprit n’est frappé que par la série de pensées et d’images qui remplissent les vers, par le mouvement et le rythme qui entraînent le tout comme un flot. En lisant ou écoutant, vous êtes-vous aperçu que Romains rime avec divins, Madeleine avec humaine, rajeunie avec vie ? Maintenant voici une page souvent citée de Leconte de Lisle, où les vers, quelque beaux qu’ils puissent être, se développent avec une désespérante monotonie et n’acquièrent du mouvement que dans les réminiscences mêmes de Musset :

Plus de charbon ardent sur la lèvre prophète !


Mais nous, nous consumés d’une impossible envie,
Répondez, jours nouveaux ! nous rendrez-vous lavie ?
Dites, ô jours anciens ! nous rendrez-vous l’amour ?

Où sont nos lyres d’or, d’hyacinthe fleuries,
Et l’hymne aux Dieux heureux, et les vierges en chœur,

Oui, le mal éternel est dans sa plénitude !
Reprends-nous, ô nature, entre tes bras sacrés !…

Et ainsi de suite, pendant des pages, pour le plus grand bonheur de ceux qui ne comprennent pas qu’un poète puisse voler sans la consonne d’appui. Car, que vous l’ayez ou non remarquée, elle ne manque jamais, cette consonne ; ce qui manque à ces beaux vers, c’est la variété du rythme, c’est la nouveauté des images, c’est l’inspiration sans effort, c’est l’accent, c’est le nescio quid. Tant il est vrai que la question de la rime plus ou moins riche n’est pas la première en importance. Ces strophes qui se suivent lentes et régulières font songer à des pierres de taille parfaitement carrées, également pesantes, qu’on roulerait, et il semble qu’un peu de l’effort nécessaire à mouvoir de telles masses retombe en fatigue sur nos épaules. C’est avec un soulagement véritable qu’on voit venir la strophe : « Où sont nos lyres d’or ? » qui ramène enfin,  et pour quatre vers seulement,  la légèreté de vol habituelle au poète.

Dans les plus belles pages d’Hugo il y a bien des passages gâtés par la superstition de la rime riche ; voyez même le Satyre :

Oui, l’heure énorme vient, qui fera tout renaître,
Avec ce qui l’opprime, avec ce qui l’accable,
Le genre humain se va forger son point d’appui ;
Je regarde le gland qu’on appelle aujourd’hui,
J’y vois le chêne ; un feu vit sous la cendre éteinte.
Ramperas-tu toujours parce que tu rampas ?
Qui sait si quelque jour on ne te verra pas,
Lier ce char d’un autre à des chevaux à toi ?
Oui, peut-être on verra l’homme devenir loi,
Cette anarchie au point d’en faire jaillir l’ordre.
Le saint ordre de paix ; d’amour et d’unité.
Dompter tout ce qui l’a jadis persécuté,
Se construire lui-même une étrange monture
Avec toute la vie et toute la nature281

Ces vers sont beaux par la profusion et la hardiesse des images, comme par le mouvement qui les entraîne ; cependant, quand on a lu des pages entières de cette forme, où les rimes amènent successivement les visions les plus disparates, on éprouve un sentiment de vertige et de lassitude : on se frotte les yeux comme au sortir d’un rêve.

Un des jeux de rimes lès plus justement admirés dans Hugo, c’est la page de la Légende où il dit que, si les Suisses ont pu se vendre à l’Autriche, ils n’ont pu lui vendre la Suisse. Tout vient se suspendre à quelques rimes : nuage, neige, mâchoires de la Dent de Morcle, piton de Zoug, citadelles, étoiles, Jungfrau. Le poète a cherché les mots rudes et sauvages, les noms de montagnes âpres et pittoresques ; puis il a trouvé moyen de les relier par des images parfois sublimes, toujours inattendues et grandioses.

L’homme s’est vendu. Soit, a-t-on dans le louage
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La Suisse est toujours là, libre. Prend-on au piège
Le précipice, l’ombre et la bise et la neige ?
Signe-t-on des marchés dans lesquels il soit dit
Que l’Orteler s’enrôle et devient un bandit ?
Pourra briser la Dent de Morcle en vos mâchoires ?

Le difficile était d’amener le piton de Zoug, qui rime uniquement avec joug. Pour Hugo, ce n’est qu’un jeu :

Quel assembleur de bœufs pourra former un joug
Qui du pic de Glaris aille au piton de Zoug ?

Cet assembleur de bœufs ne serait guère plus homérique que notre assembleur de rimes. Voyez plutôt l’image qui suit, une des plus splendides de Victor Hugo : C’est naturellement que les monts sont fidèles

Et purs, ayant la forme âpre des citadelles,
Ayant reçu de Dieu des créneaux, le soir,
L’homme peut, d’embrasure en embrasure voir

Certes, quand la rime est l’occasion de pareilles trouvailles, elle mérite des adorations ; malheureusement, ce qui est difficile à trouver, ce ne sont pas les rimes riches, c’est la poésie capable de remplir l’intervalle entre l’une et l’autre282. Une fois arrivé au mot étoiles, il ne reste à Hugo que toiles pour rimer richement. Toiles, à son tour, fait penser à l’araignée, et le poète écrit :

Est-il une araignée, aigle, qui, dans ses toiles,
Puisse prendre la trombe et la rafale et toi ?

Nouvelle difficulté vaincue. Reste la Jungfrau, qui rime si naturellement avec taureau :

Qu’après avoir dompté l’Athos, quelque Alexandre.

Sorte de héros monstre aux cornes de taureau.

Aille donc relever sa robe à la Jungfrau !

Comme la vierge, ayant l’ouragan sur l’épaule.

Crachera l’avalanche à la face du drôle !

Après de pareils tours de force, il n’y a plus rien à imaginer. Mais tous les tours de force, chez Hugo, n’ont pas semblable succès, et, de plus, ce succès se prolongeât-il pendant deux, quatre, huit, dix, vingt pages, on finit par être aussi fatigué que si on avait vu, pendant une heure, un géant jongler avec des boulets de canons ou avec les canons eux-mêmes. Réduire la poésie à cette gymnastique de rimes, y subordonner tout le reste, pensées et sentiments, c’est ce que, fort heureusement, Hugo n’a point fait, et ce que ses prétendus imitateurs veulent faire.

 

II.  Notre prose devient, et avec raison, de plus en plus rythmée. Elle l’était déjà admirablement chez les grands prosateurs du dix-septième siècle. La comparaison du texte authentique des Pensées de Pascal avec l’édition « corrigée » par Port-Royal pourrait nous fournir quantité d’exemples du langage et de la pensée rythmés, de la différence entre le style et une langue sans harmonie. Voici, par exemple, comment Port-Royal avait arrangé la belle phrase sur Archimède :

« Il n’a pas donné des batailles,  mais il a laissé à tout des inventions admirables. Oh ! qu’il est grand et éclatant aux yeux de l’esprit. »

Pascal, lui, avait écrit :

Il n’a pas donné des batailles pour les yeux.
Mais il a fourni à tous les esprits ses inventions.
Oh ! qu’il a éclaté aux esprits !

Ici le style se rythme au point de former presque une strophe ; l’idée, à chaque membre de phrase, se précise, se dégage et, elle aussi ; « éclate à l’esprit ». Les moyens employés sont : 1° la suppression de tout ce qui est inutile et banal : « à tout l’univers, admirable, grand et éclatant, les yeux de l’esprit, etc. » ;  2° une antithèse non pas artificielle, mais tirée du fond même de l’idée entre les deux premiers membres de la phrase, qui s’opposent mot pour mot : les yeux et les esprits, les batailles données pour la vanité ou pour les yeux et les inventions sérieuses comme la vérité même ; 3° la chute de la dernière phrase, dont la brièveté et la simplicité fait mieux ressortir la force de l’image. Alors en effet le petit nombre de mots économise l’attention ; de plus, la voix tombe et se pose plus vite qu’on ne s’y attendait : il s’ensuit un silence imprévu, qui, en surprenant l’oreille, ranime l’attention et la fixe sur l’idée qu’on vient d’exprimer. Cette idée, si elle a de la valeur, grandit aussitôt dans l’esprit ; si elle n’en avait pas, on éprouverait une sorte de désappointement. Encore une autre phrase retouchée ainsi par Port-Royal : « Qui se considérera de la sorte s’effraiera sans doute de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant dont il est également éloigné. Il tremblera, etc. » C’est de cette manière confuse et sans eurythmie que Port-Royal repense la pensée de Pascal. Voici maintenant le texte authentique : « Qui se considérera de la sorte,  s’effraiera de soi-même ;  et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée,  entre ces deux abîmes de l’infini et du néant,  il tremblera à la vue de ces merveilles. » La phrase ainsi ordonnée tend à prendre encore la forme d’une strophe ; le troisième vers seul serait trop long, mais il ne fait que mieux nous montrer par contraste la brièveté des deux derniers, qui contiennent précisément des idées et des images d’une ampleur immense : abîme, infini, néant,  trembler, merveilles.

Les phrases mal faites, disait Flaubert, ne résistent pas à l’épreuve de la lecture à haute voix : « elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. » Flaubert fondait donc la théorie du rythme et de la cadence sur les sympathies du physique et du moral. Selon lui, le mot et l’idée sont consubstantiels ; penser, c’est parler ; il y a dans chaque vocable du dictionnaire le raccourci d’un grand travail organique du cerveau. Certains mots représentent une sensibilité délicate, d’autres une sensibilité brutale. Il en est qui ont de la race et d’autres qui sont roturiers. Ce que Flaubert, en écrivant, voulait atteindre, « c’était le terme sans synonyme », qui est le corps vivant, le corps unique de l’idée. Aussi écrire était-il pour lui, ainsi qu’il le disait quelquefois, « une sorcellerie283 ».

L’art même de la ponctuation, devenu si important de nos jours, n’est au fond autre chose que l’art du rythme. La ponctuation, dans la prose, tient lieu de l’alinéa adopté aujourd’hui pour séparer les vers. De là cette préoccupation constante de la ponctuation qui caractérise les stylistes comme Flaubert. Mais il est une sorte de ponctuation intérieure, non représentée par des signes, et que produit, dans chaque membre de phrase un peu long, la division même du sens. Cette ponctuation, semblable à celle qu’on ne peut marquer dans les phrases musicales (même par un quart de et soupir), qu’on indique souvent au moyen d’une virgule en haut, doit être soigneusement observée par l’écrivain, devinée par celui qui lit à haute voix et mise en relief dans la diction.

Un rythme élémentaire et antique, portant sur la pensée même comme sur les mots, c’est le parallélisme de la poésie hébraïque.

On le retrouve encore parfois dans l’Evangile :

Lorsqu’on ne vous recevra pas, et qu’on n’écoutera pas vos paroles,
Sortez de cette maison ou de cette ville, et secouez la poussière de vos pieds

Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups.
Soyez donc prudents comme des serpents et simples comme des colombes

Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le en plein jour.
Et ce qui vous est dit à l’oreille, prêchez-le sur les toits.

Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme.
Craignez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps dans la géhenne284.

Pendant votre route, prêchez, et dites : Le royaume des cieux est proche.

Guérissez les malades, ressuscitez les morts ; purifiez les lépreux, chassez les démons.

Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. Ne prenez ni or, ni argent, ni monnaie, dans vos ceintures ; ni sac pour le voyage, ni deux tuniques, ni souliers, ni bâton ; car l’ouvrier mérite sa nourriture285.

Ce rythme s’est introduit dans notre prose et il lui donne souvent une énergie particulière. On pourrait relever aussi plus d’une analogie entre le balancement si caractérisé du style hébraïque et le balancement des périodes de prose contemporaine. Flaubert, qui rythmait sa prose comme des vers, aboutit très souvent à des sortes de versets ; de même pour les plus remarquables de nos prosateurs actuels. On trouverait déjà chez Pascal, Bossuet, Rousseau, des effets analogues. Voici des versets de Pascal où le parallélisme biblique est sensible :

1. L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant.
2. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer.
3. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
1. Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien.
2. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé.
1. Est-ce courage à un homme mourant d’aller, dans la faiblesse et dans l’agonie, affronter un Dieu tout-puissant et éternel ?
2. Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste.
3. On jette de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.

Citons encore ces pensées d’une énergie biblique qui offrent une symétrie manifeste :

Il faut n’aimer que Dieu, et ne haïr que soi.
L’être éternel est toujours,  s’il est une fois.

Bossuet parle naturellement le langage de la Bible.

1. Cette verte jeunesse ne durera cette heure fatale viendra pas ; qui tranchera toutes les espérances trompeuses par une irrévocable sentence.
2. La vie nous manquera, comme un faux ami au milieu de nos entreprises.
3. Là tous nos beaux desseins tomberont par terre ; là s’évanouiront toutes nos pensées.
4. Les riches de la terre qui, durant cette vie, jouissent de la tromperie d’un songe agréable et s’imaginent avoir de grands biens, S’éveillant tout à coup dans ce grand jour de l’éternité, seront tout étonnés de se trouver les mains vides.
5. Hélas ! on ne parle que de passer le temps ! et nous Le temps passe, en effet passons avec lui.

Rousseau, à son tour, parle en versets ; c’est un Jérémie orgueilleux et un Isaïe fanfaron.

1. Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et qui n’aura point d’imitateur.
2. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul.
3. Je sens mon cœur, et je connais les hommes.
4. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre.
5. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
6. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge.
7. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus.
8. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon.
9. Et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a j’amais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire.
10. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux.
11. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été.
12. J’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même, être éternel.
13. Rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; Qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères,
14. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité ; Et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là.

Voici maintenant des versets de Chateaubriand :

1. Bientôt, cherchant à lire dans mes yeux, comme pour pénétrer mes secrets :
2. « Oh ! oui, c’est cela, les Romaines auront épuisé ton cœur ! tu les auras trop aimées. 3. Ont-elles donc tant d’avantages sur moi ? les cygnes sont moins blancs que les filles des Gaules.
4. Nos yeux ont la couleur et l’éclat du ciel ; Nos cheveux sont si beaux que tes Romaines nous les empruntent pour en ombrager leurs têtes.
5. Mais le feuillage n’a de grâce, que sur la cime de l’arbre où il est .
6. Vois-tu la chevelure que je porte ? Eh bien, si j’avais voulu la céder, elle serait maintenant sur le front de l’impératrice. C’est mon diadème, et je l’ai gardé pour toi. »
7. Je pris les mains de cette infortunée entre les deux miennes : je les serrai tendrement.

Rapprochons de ce qui précède la mort de Velléda :

1. Aussitôt elle porte à sa gorge l’instrument sacré :
2. Comme une moissonneuse qui a fini son ouvrage, et qui s’endort fatiguée au bout du sillon, Velléda s’affaisse sur le char ;
3. La faucille d’or échappe à sa main défaillante ;
Et sa tête se penche doucement sur son épaule.

Victor Hugo (Le jardin du couvent du Petit-Picpus) :

Le regard de l’impeccabilité ne gêne pas l’innocence.
2. Les voiles de loin surveillaient les rires ; les ombres guettaient les rayons.
Mais qu’importe ? on rayonnait et on riait286.

Autre exemple :

1. La misère, presque toujours marâtre, est quelquefois mère le dénûment ; enfante la puissance d’âme et d’esprit ;
2. La détresse est nourrice de la fierté : le malheur est un bon lait pour les magnanimes287.

Flaubert (Salammbô) :

Une curiosité indomptable l’entraina : et comme un enfant qui porte la main sur un fruit inconnu, tout en tremblant, du bout de son doigt, il la toucha légèrement sur le haut de la poitrine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1. Oh ! si tu savais, au milieu de la comme guerre, je pense à toi !
2. Quelquefois le souvenir d’un geste, d’un pli de ton vêtement, tout à coup me saisit et m’enlace comme un filet !
3. J’aperçois tes yeux dans les flammes des phalariques et sur la dorure des boucliers ! J’entends ta voix dans le retentissement des cymbales.
4. Je me détourne, tu n’es pas là ! Et alors je me replonge dans la bataille !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1. Au-delà de Gades, à vingt jours dans la mer, on rencontre une île couverte de poudre d’or, de verdure et d’oiseaux.
2. Sur les montagnes, de grandes fleurs pleines de parfums qui fument, se balancent comme d’éternels encensoirs ; dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ;
3. L’air est si doux qu’il empêche de mourir. Oh ! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans les grottes de cristal, taillées au bas des collines288.

Nos ïambes sont très analogues aux versets : même parallélisme.

L’antithèse ou le parallélisme de la pensée et du vers sont frappants dans la strophe ; il y a souvent compensation de la petitesse du dernier vers par la force de l’image ou de la pensée ; ou, au contraire, renforcement de la pensée par la majesté du vers. Le silence appelle la réflexion, et alors, pour remplir ce vide, il faut une sorte de résonance de la pensée. Donc compensation du silence par l’appel à l’émotion ou à la réflexion. Dans la plupart des strophes bien faites le dernier vers est en outre un résumé saillant de toutes les idées ou images contenues dans la strophe.

Je viens à vous, Seigneur, Père auquel il faut croire.
             Je vous porte apaisé
Les fragments de ce cœur tout plein de votre gloire
             Que vous avez brisé.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrive
             Par votre volonté.
L’âme, de deuils en deuils, l’homme de rive en rive,
             Roule à l’éternité.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Peut-être en ce moment, du fond des nuits funèbres,
             Et ses flots de rayons,
Roule vers notre ciel une grande marée
             De constellations !

La carrure mélodique des phrases de musique se retrouve dans les strophes. Voici des phrases carrées à quatre membres :

Les pires des humains sont comme les meilleurs ;
Nous nous réveillons tous au même endroit du rêve.
Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs289.

Il y a même, souvent, symétrie des premier et dernier vers :
Herbe, use notre seuil ! ronce, cache nos pas !
Ceux que vous oubliez ne vous oubliront pas290.

Plaines qui répandez vos souffles sur les ondes !
Mer où la perle éclôt, terregerme l’épi ;

Nature d’où tout sort, nature où tout retombe,
Ne faites effleurer, pas de bruit autour de cette tombe ;

Tous les rythmes des strophes poétiques sont en germe dans les périodes, ou dans les successions d’images dont les grands prosateurs offrent des exemples ; les membres de phrase sont équilibrés et symétriques, comme des vers blancs. Déjà, chez Rabelais, la chose est sensible :

Je veux que tu t’y adonnes curieusement ;
Qu’il n’y ait mer, rivière, ny fontaine,
Dont tu ne cognoisses les poissons ;
             Tous les oiseaux de l’air,
             Toutes les herbes de la terre,
Les pierreries de tout Orient et Midy.
Rien ne le soit incognen.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais, parce que, selon le sage Salomon,
Sapience n’entre point en ame malivole.
Et science sans conscience n’est que ruine de l’ame,
Et en luy mettre toutes tes pensées et tout ton espoir ;
  Et, par foy formée de charité,
                    Estre luy adjoinct,
En sorte que jamais n’en sois désemparé par peché.
           Aye suspectz les abus du monde.
            Ne metz ton cœur à vanité :
  Car ceste vie est transitoire,

Voici des vers scandés sans rimes, formant une fin de strophe :

Un jour viendra, j’en ai la juste confiance,
    Et pleureront sur mon sort292.

Chez Hugo, la strophe en prose déploie ses ailes.

     Ajoutons que l’église,
     Qui la gardait, qui la sauvait,
Etait elle-même un souverain calmant.
Les pensées pieuses et sereines qui se dégageaient pour ainsi dire de tous les pores de cette pierre,
     Agissaient sur elle à son insu.
L’édifice avait aussi des bruits d’une telle bénédiction et d’une telle majesté
     Qu’ils assoupissaient cette âme malade.
     Le chant monotone des officiants,
Quelquefois inarticulées, quelquefois tonnantes,
L’orgue éclatant comme cent trompettes,
Les trois cloches bourdonnant comme des ruches de grosses abeilles,
Tout cet orchestre sur lequel bondissait une gamme gigantesque
Montant et descendant sans cesse d’une foule à un clocher,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce qu’ils voyaient était extraordinaire.
Sur le sommet de la galerie la plus élevée,
Plus haut que la rosace centrale,
Il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec
Dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée293

Dans la Mare au diable, lisez le portrait de la petite Marie :

Elle n’a pas beaucoup de couleur,
Mais elle a un petit visage frais
Comme une rose des buissons !
    Quelle gentille bouche
Et quel mignon petit nez !…
Elle n’est pas grande pour son
Mais elle est faite âge, comme une petite caille
    Et légère comme un pinson !…
Je ne sais pas pourquoi on fait tant de cas chez nous
D’une grande et grosse femme bien vermeille
        Celle-ci est toute délicate,
        Mais elle ne s’en porte pas plus mal ;
Et elle est jolie à voir comme un chevreau blanc !…

Et puis, quel air doux et honnête !

Comme on lit son bon cœur dans ses yeux,

Même lorsqu’ils sont fermés pour dormir294 !…

Strophe de Flaubert,se trouvent même des vers blancs :

Des rigoles coulaient dans les bois de palmiers ;
Les oliviers faisaient de longues lignes vertes ;

Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus, etc. 295

Episode de Miette et Silvère dans la Fortune des Rougon :

    Il eut un tressaillement,
    Au fond du puits,
        Qui le regardait en souriant :
        Mais il avait ébranlé la corde.
L’eau agitée n’était plus qu’un miroir trouble
Sur lequel rien ne se reflétait nettement.
Il attendit que l’eau se fût rendormie,
    N’osant bouger,
Le cœur battant à grands coups.
Et, à mesure que les rides de l’eau s’élargissaient et se mouraient,
        Il vit l’apparition se reformer.
                 Elle oscilla longtemps
Dans un balancement qui donnait à ses traits
        Une grâce vague de fantôme.
                 Elle se fixa enfin296

Voici, dans Germinal, des phrases symétriques successives :

        Les ténèbres s’éclairèrent,
        Elle revit le soleil,
Et ce fut enfin leur nuit de noces,
        Au fond de cette tombe,
                 Sur ce lit de boue,
Le besoin de ne pas mourir avant d’avoir eu leur bonheur,
    L’obstiné besoin de vivre.
De faire de la vie une dernière fois.
Ils s’aimèrent dans le désespoir de tout.
        Dans la mort
        Tout s’anéantissait,
La nuit elle-même avait sombré.
    Ils n’étaient nulle part,
Hors de l’espace, hors du temps.

La révolte, avec son horreur sanglante :

Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras,
    Le soulevaient, l’agitaient,
Ainsi qu’un drapeau de deuil et de vengeance.
    D’autres, plus jeunes,
    Brandissaient des bâtons ;
    Et les hommes déboulèrent ensuite,
    Deux mille furieux,
Une masse compacte qui roulait d’un bloc ;
         Serrée, confondue
Au point qu’on ne distinguait ni les culottes déteintes,
         Ni les tricots de laine en loques,
    Effacés dans la même uniformité terreuse.
         Les yeux brûlaient ;
On voyait seulement les trous des bouches noires,
         Au-dessus des têtes,
    Parmi le hérissement des barres de fer,
    Une hache passa, portée toute droite ;
         Et cette hache unique,
Qui était comme l’étendard de la bande.
Avait, dans le ciel clair, le profil aigu
         D’un couperet de guillotine.
    A ce moment le soleil se couchait :
         Alors la route sembla charrier du sang,
    Les femmes, les hommes continuaient à galoper,
    Saignants comme des bouchers en pleine tuerie.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’était la vision rouge de la révolution
    Par une soirée sanglante de cette fin de siècle,
         Oui, un soir, le peuple lâché, débridé,
         Galoperait ainsi sur les chemins ;
    Il promènerait des têtes,
    Les femmes hurleraient,
    Les hommes auraient ces mâchoires de loups,
         Ouvertes pour mordre.
    Oui, ce seraient les mêmes guenilles,
Le même tonnerre de gros sabots,
         La même cohue effroyable,
    De peau sale, d’haleine empestée,

Notre langue contemporaine n’a pris son éclat qu’en passant par la « flamme des poètes ». Mettez au commencement du siècle une littérature de purs savants, pondérée, exacte, logique, et la langue, affaiblie par trois cents ans d’usage classique, restait un outil émoussé, sans vigueur. « Il fallait une génération de poètes lyriques pour faire de la langue un instrument large, souple et brillant. Ce cantique des cantiques du dictionnaire, ce coup de folie des mots hurlant et dansant sur l’idée, était sans doute nécessaire. Les romantiques venaient à leur heure, ils conquéraient la liberté de la forme, ils forgeaient l’outil dont le siècle devait se servir. C’est ainsi que tous les grands Etats se fondent sur une bataille298» Seulement, nos contemporains ont encore trop l’habitude d’écrire la prose des romantiques, qui était souvent de la poésie disloquée, aux membres épars, ou de la musique irrégulière299. Un fait qu’on peut constater, et dont la signification est considérable, c’est que notre prose française devient de plus en plus poétique ; la plupart de nos grands écrivains sont des poètes ; et cependant la langue poétique de convention qui existait au dix-septième, au dix-huitième siècle, et qu’on retrouve encore dans Chateaubriand par exemple (coursier, laurier), a totalement disparu de notre style. La poésie ne consiste plus à nos yeux que dans l’expression ; or, l’expression est d’autant plus vive que le mot est plus simple et s’applique plus exactement à l’idée. La fusion de la langue dite poétique et de la langue de la prose, qu’ont poursuivie et accomplie le romantisme comme le naturalisme, n’a pas pour objet d’introduire dans les idées le vague poétique qui plaisait tant au siècle dernier, mais bien de rendre avec fidélité toutes les idées et tous les sentiments dans ce qu’ils ont de plus particulier et de plus nuancé ; on cherche le mot qui peut évoquer le plus immédiatement l’idée et on s’en sert sans scrupule, on pense poétiquement et c’est pour cela que la poésie a pénétré la prose. C’est donc une même loi d’évolution qui rend aujourd’hui notre prose tantôt scientifique, tantôt poétique ; c’est la recherche de l’expression intellectuelle ou sympathique qui nous fait traduire le plus fidèlement possible tantôt l’idée abstraite et tantôt le sentiment, tantôt les systématisations de pensée et tantôt les systématisations d’émotion. « Quand, disait Flaubert, on sait frapper avec un mot, un seul mot, posé d’une certaine façon, comme on frapperait avec une arme, on est un vrai prosateur », et aussi un vrai poète. Par l’évolution de la langue, le vocabulaire du prosateur et le vocabulaire du poète se confondent ; tout dépend de la manière de frapper. C’est mal comprendre cette évolution que d’écrire délibérément en prose poétique, si on entend par là une prose ornementée et à la recherche des images, comme celle de Chateaubriand dans ses mauvaises pages. Le poétique de la prose, encore une fois, ne consiste pas dans l’imitation des vers, mais dans l’effet significatif ou suggestif produit par l’entière adaptation de la forme au fond.

La transformation dont nous parlons a ses raisons . Le style n’est pas seulement « l’homme », il est la société d’une époque, il est la nation et le siècle vus à travers une individualité. Or, les sociétés modernes sont soumises à une loi de complication progressive qui se retrouve dans toutes les manifestations , y compris l’art. Les sentiments modernes, transformés par les idées scientifiques et philosophiques, sont de plus en plus complexes, l’expression des sentiments doit donc elle-même avoir besoin de moyens plus nombreux et plus variés. Comme la musique, la littérature devient à la fois plus savante et plus harmonique, plus libre dans ses règles et plus vaste dans le domaine de ses applications. Elle a besoin d’une langue riche et souple, capable de tous les tons et de tous les accents. La prose est le grand moyen de communication , elle est l’âme même d’une société sous sa forme la plus immédiate et la plus sincère ; elle doit donc tout résumer en elle, la science comme les arts et, parmi les arts, celui qui, par excellence, est l’art de la sympathie et de l’émotion ; c’est pourquoi la prose revendique de plus en plus le droit à cette poésie qui avait semblé longtemps l’apanage exclusif du vers. Puisque la poésie est tout entière non dans une manière déterminée d’exprimer la pensée, mais dans la pensée émue elle-même, puisqu’elle traverse les formes et les temps alors que le vers change avec les pays et les époques, pourquoi vouloir la renfermer dans une forme à l’exclusion de toute autre ? C’est bien parce qu’il était un rythme de la pensée et non pas seulement des mots que le parallélisme biblique, par exemple, se reproduit chez nous ou s’y continue par ces retours de pensée si expressifs et si fréquents. Qu’il s’agisse d’une chose, d’un être ou d’une simple idée, nous éprouvons une joie infinie à retrouver, à revenir vers ce qui est déjà connu, déjà ami par conséquent. Car c’est une loi de la nature que rien ne se perde et ne disparaisse, mais c’est une autre loi aussi que tout ne soit jamais absolument le même et que tout se transforme, réunissant ainsi l’attrait du nouveau à l’attachement au passé. Voilà pourquoi nous aimons ces retours d’une pensée première, d’une pensée qui se déroule et s’agrandit pour se retrouver à la fin, même et autre tout ensemble. Ces retours plaisent comme des ondulations, et aussi comme un écho de ces vagues refrains qui semblent passer sur les choses. Chez le poète, la pensée est obligée d’adopter une fois pour toutes le vers et ses diverses formes, pour s’y imprimer. Selon le caractère du moment, elle prend l’allure du grave alexandrin ou celle des vers plus courts et plus variés : certes, le poète a toute liberté, en présence d’un changement marqué dans le sentiment ou l’émotion, de changer aussi de rythme ; mais en prose, c’est à chaque instant que la pensée se taille sa forme et sa mesure, chacun de ses mouvements se traduit aussitôt par le nombre des mots et la coupe des phrases. Ici, la seule règle pour maintenir l’harmonie que nul arrangement n’assure à l’avance, c’est précisément cet accord parfait de l’idée et du mot : celui-ci doit la rendre avec une telle exactitude que, l’exprimant, il semble s’effacer et qu’elle seule apparaisse. La pensée ondule et vibre, la forme a pour but de rendre sensible toute cette vie, non de l’arrêter ou de la limiter. C’est ainsi qu’une statue, pour être véritablement œuvre d’art, ne communique pas à l’homme qu’elle représente l’immobilité, mais donne plutôt à un mouvement qui changeait avec l’instant, à une vie fuyante et fragile la durée et l’inaltérabilité des choses éternelles. Prose ou vers, après tout, qu’importe ? Il n’est pas nécessaire que chaque souffle de vent agite le même nombre de feuilles pour que son bruissement soit harmonieux, ni que chaque flot de la mer roule au rivage un même nombre de galets et produise un bruit toujours égal. Il y a de l’inattendu et des heurts dans l’harmonie de la nature, et il y en a aussi dans toute émotion humaine. Cette forme-là est bonne qui s’est trouvée la plus sonore aux battements du cœur. Le temps n’est plus au privilège, et le langage des vers est celui d’une trop restreinte aristocratie pour demeurer uniquement en honneur dans un siècle où il faut compter avec les masses ; la prose, parlée de tous, plus généreuse et accueillante, permet à toute pensée, quelle que soit sa nature, de se faire jour. La poésie est un bien commun au même titre que la logique ou la clarté : il est donc juste qu’elle puisse trouver son expression, et son expression entière, dans le langage commun à tous. Assurément il y aura toujours des choses que les vers sauront mieux rendre, mais il demeure incontestable que la prose, dont l’unique mesure est la pensée même et l’émotion, répond bien à la complexité croissante des connaissances et des idées. Il n’est pas vrai de dire avec Cartyle : « La forme métrique est un anachronisme, le vers est une chose du passé ;  » non, le vers subsistera, parce qu’il est un organisme défini et merveilleusement, propre à l’expression sympathique des sentiments ou des idées :

Le vers s’envole au ciel tout naturellement,
Il monte ; il est le vers, je ne sais quoi de frêle
Et d’éternel, qui chante et pleure et bat de l’aile.

Ce qui est vrai, c’est que la prose tend, comme nous venons de le montrer, à s’organiser d’une manière à la fois plus savante et plus libre, mais en conservant ce qui a toujours fait le fond commun de la poésie et de la prose, à savoir l’image et le rythme, l’une s’adressant aux yeux, l’autre aux oreilles, tous deux cherchant à atteindre le cœur. On connaît la légende persane. Un jour, le roi Behram-Gor était aux pieds de la belle Dail-Aram. « Il lui disait son amour ; elle lui répondait le sien. Les paroles battaient à l’unisson de même que les deux cœurs ; elles retombèrent sur le même son, comme un écho. Ainsi naquit en Perse la poésie, et le rythme, et la rime. » C’est dire que la poésie est la sympathie même trouvant une forme qui lui répond, une harmonie des âmes s’exprimant par l’harmonie des paroles et par leurs échos multipliés. Dans la prose, supprimons la rime, qui lui donnerait une forme trop fixe et trop purement musicale, les autres caractères de la forme poétique resteront à la disposition du prosateur, parce que, lui aussi, il doit faire vibrer sympathiquement les esprits, les faire « retomber » sur les mêmes sentiments et sur les mêmes paroles.