Chapitre neuvième
Les idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite).
Les successeurs d’Hugo
I. Sully-Prudhomme. — II. Leconte de Liste. — III. Coppée. IV. Mme Ackermann. — V. Une
parodie de la poésie philosophique : les Blasphèmes.
On connaît le passage du Phédon où Socrate raconte qu’Apollon lui
ayant prescrit de se livrer à la poésie, il pense que, pour être vraiment poète, il
fallait « faire des mythes, non pas seulement des discours, ποιείν μύθουϛ άλλ’ ού λόγουϛ. » Le vrai poète est en effet, comme on
l’a dit avec raison, un créateur de mythes, c’est-à-dire qu’il
représente à l’imagination des actions et des faits sous une forme sensible, et qu’il
traduit ainsi en actions et en images même les idées. Le mythe est le germe commun de la
religion, de la poésie et du langage : si tout mot est au fond une image, toute phrase
est au fond un mythe complet, c’est-à-dire l’histoire fictive des mots mis en action. La
langue, à son tour, est le germe de la société entre les esprits. Mais il y a des mots
qui ne sont plus aujourd’hui que des fragments d’images et de sentiments, des débris
morts, de la poussière de mythe, presque des signes algébriques ; il y a, au contraire,
des mots qui sont des images complètes ; il y a des phrases et des vers qui offrent
l’harmonie et la coordination d’une scène vivante s’accomplissant sous nos yeux. Le
poète se reconnaît à ce qu’il rend aux mots la vie et la couleur, à ce qu’il les associe
de manière à en faire le développement d’un mythe ; le poète est, selon le mot de
Platon, μνθλογιχόϛ ; c’est donc à bon droit qu’on a placé au premier rang, parmi les
dons du grand poète, la puissance mythologique
236. La
pensée poétique doit s’incarner dans le mot-image, qui est son verbe.
Le mot, le terme, type venu on ne sait d’où, a la force de l’invisible, l’aspect de
l’inconnu :
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux, les mots sont les « passants
mystérieux de l’âme ».
Mais le vrai verbe n’est pas une forme adaptée à la pensée, il est la
pensée même se communiquant à autrui par un prolongement sympathique. Le meilleur de nos
poètes philosophes, Sully-Prudhomme nous dit : « Le vers est la forme la plus apte à
consacrer ce que l’écrivain lui confie, et l’on peut, je crois, lui confier, outre tous
les sentiments, presque toutes les idées. » A une condition, toutefois, c’est que le
vers ne soit jamais un vêtement ajouté après coup à des idées conçues d’abord d’une
manière abstraite. Sully-Prudhomme va nous donner lui-même des exemples de la plus belle
et aussi de la médiocre poésie philosophique, de celle qui est spontanée et de celle qui
est un travail de mise en vers.
Pour Victor Hugo, ce génie lyrique par essence, à l’inspiration large toujours, sinon
toujours mesurée, les choses prenaient vie et âme : il croyait les entendre tour à tour,
ou mieux encore toutes ensemble, et il a fait de son œuvre un chœur immense, puissant
parfois jusqu’à assourdir, duquel se dégage, comme une voix d’airain retentissante et
prophétique, la voix même de la nature, telle qu’elle a résonné au cœur du poète. Avec
Sully-Prudhomme ce n’est plus le lyrique ébloui, tentant d’embrasser tout le dehors en
son regard agrandi ; ce sont les yeux mi-clos de la réflexion sur soi, la vision
intérieure, mais qui cependant s’élargit peu à peu, « jusqu’aux étoiles » :
Sully-Prudhomme nous donne, sans s’en douter, la définition de sa nature propre de
poète dans deux de ses plus jolis vers :
Larmes et perles tout ensemble, elles sont bien en effet jaillies du cœur, ses
meilleures inspirations, celles qui se sont traduites en des pièces telles que les Yeux.
La caractéristique de Sully-Prudhomme, c’est cette élévation constante des sentiments.
Il y joint une conscience scrupuleuse jusqu’à en être timorée, si bien qu’elle a fini
par faire de la pensée du poète une timide ; — une timide vraiment, car elle n’ose
parfois se porter en avant plutôt qu’en arrière ; pour chercher le bonheur, pour
chercher l’idéal, elle s’arrête hésitante entre le passé lointain — incompris peut-être
— et l’avenir indéterminé ; elle s’oublie volontiers dans l’un et se perd dans l’autre à
la recherche de « l’étoile suprême »,
Dites-lui qu’elle eut mon
amour,
En attendant, le poète rêve dans le présent, et rêve d’un monde meilleur. Meilleur, non
point en tant que gros de promesses et de bouleversements qui réaliseraient ce qu’on ne
voit pas en ce monde-ci ; non ; meilleur, pour Sully-Prudhomme, signifie moins changer
que demeurer : il rêve l’immobilité pour ce qui fuit, la cristallisation de ce qui
passe, l’éternité enfin pour tout ce qui l’a enchanté icibas dans les êtres et dans les
choses, pour tout ce qu’il a trouvé de bon et de grand au cœur de l’homme.
Quant à lui, dès cette vie, il veut réaliser son rêve : il fera du passé un éternel
présent par la force du souvenir, et il se déclare prêt à dire à la bien-aimée dont les
cheveux auraient blanchi, dont les yeux se seraient ternis sous les années :
Comme tout ce qui vient de l’âme, la poésie des Stances et des Vaines tendresses est un peu triste, très douce, toute de nuances, et
pour ainsi dire voilée à la façon d’un paysage les jours de brume : — brume légère, il
est vrai, où l’on voit filtrer partout la lumière des grands cieux clairs. Nulle part le
rayon éblouissant, qui parfois même blesse l’œil, droit et dur comme une flèche, ne la
déchire, cette brume de la pensée flottante. Le rêve du « songeur » et du « voyant »
peut avoir forme et force, mais la simple rêverie n’est pas l’aile des grands essors.
Sully-Prudhomme est incomparable dans les pièces courtes, exquises par contre, et, si
l’expression d’une pensée fait leur mesure, la pensée n’y est pas d’une délicatesse
moins rare que la forme qui l’enchâsse ; parfois même sa subtilité devient telle qu’elle
en arrive à n’être sensible qu’à la façon d’un souffle, et visible seulement comme le
« fard léger » de l’« aile fraîche des papillons blancs » auquel le poète se plaît à
comparer ses vers. Mais la subtilité peut être dissolvante ; raffiner à l’excès, c’est
souvent délier le faisceau des sarments de la fable, c’est détruire dans leur germe les
grands enthousiasmes, qui donnent seuls l’audace et l’élan des longs poèmes.
Et cependant, ces longs poèmes, Sully-Prudhomme aura l’honneur de les avoir tentés. La Justice, le Bonheur, les deux plus hautes aspirations de l’âme
humaine, et dont la Nature semble s’inquiéter le moins, voilà ce qu’il a chanté, — et
parfois un peu trop étudié en vers. Le souci que le poète philosophe
montre toujours de rendre sa pensée avec une absolue exactitude, laquelle précisément
communique à tant de ses pièces l’émotion et la beauté du vrai, se retourne, hélas !
contre lui-même aux heures d’inspiration douteuse, quand il s’évertue à mettre en vers,
en sonnets parfois (et avec une rigueur qui ne peut se comparer qu’à la sincérité dont
elle émane) des dissertations scientifiques et des définitions techniques. Rien n’égale
l’ingéniosité, l’habileté, la conscience déployées dans ce travail, où mots et idées
finissent par se caser comme en une mosaïque très compliquée. C’est avec la plus
parfaite ingénuité que le poète tente de faire rentrer dans son art, outre l’esprit, la
lettre aussi de toute chose, oubliant qu’il n’est pas plus naturel de tout dire en vers
que de tout chanter. La note musicale n’est que le prolongement des vibrations de la
voix émue et ne trouve sa raison que dans l’émotion même. Le vers ne peut donner sa
forme et son rythme à la pensée que lorsque celle-ci vibre et chante. Le propre de la
pensée vraiment poétique, c’est, en quelque sorte, de déborder le vers, dont la mesure
ne semble lui avoir été imposée que pour limiter en elle ce qui seul peut l’être, la
forme, non le fond. Quant à la définition scientifique, qui, elle, peut tenir tout
entière dans les douze syllabes d’un alexandrin, elle est un véritable non-sens en
poésie : à quoi bon donner une règle à ce qui est la règle même ?
Les grandes idées et les beaux vers abondent ; et cependant, même dans les pages les
plus vantées, on sent trop le travail patient. Que l’on compare à Ibo
les vers qui suivent et qui ont été cités souvent parmi les plus remarquables, on
comprendra que la « méditation poétique », malgré ses hautes qualités, demeure toujours
inférieure à l’inspiration prophétique.
Pour toi qui fais
servir chaque être à tous les autres
,
Nous préférons, dans le Bonheur, ce tableau enthousiaste de la
philosophie grecque, où semble passer le grand souffle des Heraclite, des Empédocle, des
Parménide :
Il eût fallu continuer de la même manière, faire passer sous nos yeux les systèmes
vivants, comme des idées devenues des âmes. Par malheur, au lieu de ce lyrisme
philosophique, nous trouvons bientôt un résumé abstrait de toute l’histoire de la
philosophie, en vers mnémotechniques.
La poésie philosophique et scientifique, pour avoir l’influence morale et sociale qui
lui appartient de droit, et qu’un Victor Hugo eût pu lui donner, doit être aussi
vivante, aussi voyante et sentante que la poésie religieuse. Même dans le Zénith, à côté de choses admirables il y a encore trop de choses mises en vers,
quoique en très beaux vers :
Voici maintenant la vraie inspiration poétique et philosophique tout ensemble :
Ces vers rappellent les vers-formules qui abondent dans Hugo, et où la formule même
fait image. On en peut dire autant des suivants :
Dans les Danaides, rien de plus poétique et de plus philosophique
tout ensemble que le tableau de la jeune Espérance : « Mes sœurs, si nous
recommencions. » Aux poètes ou aux philosophes qui croient que tout est épuisé en fait
de sentiments et d’idées inspiratives, on peut dire avec Sully-Prudhomme :
C’est cette surprise, surprise heureuse et douce, qu’on éprouve en lisant les poètes
qui ont à la fois pensé et senti.
« La forme qui touche », voilà ce que le vrai poète, le poète créateur, doit trouver
lui aussi et ce qu’a trouvé bien des fois Sully-Prudhomme ; si « la petite ligne de la
bouche fait les grands amours », c’est qu’elle est l’expression spontanée de l’âme, sans
étude et sans effort ; telle est aussi la poésie où la pensée même ne fait que se
prolonger et se rendre visible dans les lignes et les formes des vers : elle seule fait
les grands amours.
On ne retrouve guère le sentiment et l’émotion de Sully-Prudhomme chez Leconte de
Lisle. Ce dernier se rattache, par trop de côtés, à cette pléiade de poètes qui, à
l’école des Théophile Gautier, visent à être impeccables et se font gloire d’être
insensibles, tout occupés qu’ils sont à polir froidement et à parfaire des vers de forme
achevée. La poésie purement formelle ressemble à ces stalactites des grottes qui pendent
comme des lianes de pierre, guirlandes délicates et fines, mais inanimées ; on y cherche
vainement la fluidité de la vie : elle n’est que dans les gouttes d’eau qui tombent et
pleurent, non dans ces fleurs pétrifiées et impassibles. On se plaît quelques instants
au demi-jour de la grotte ; on y admire le caprice des formes et le jeu des rayons, mais
bientôt on se sent glacé, on aspire à l’air libre et chaud des champs que féconde le
soleil : les vraies fleurs sont celles qui vivent, s’épanouissent et aiment.
Leconte de Lisle, comme Hugo, est un « mythologue » ; mais, au lieu de créer des mythes, il se contente trop souvent de mettre en vers toutes les
mythologies, tantôt celle de la Grèce, tantôt celles de l’Orient et de l’Inde
brahmanique, tantôt celle du Nord finnois et scandinave, ou du moyen âge catholique et
musulman. Il y avait dans cette nouvelle Légende des siècles une
conception d’un véritable intérêt philosophique et même social, puisqu’il s’agissait de
faire revivre, — dans leurs pensées intimes sur le monde et sur les dieux, — les types
les plus variés des sociétés humaines. Mais, à force de « panthéisme » et
d’« objectivité », le poète a fini par perdre ce don de l’émotion sympathique qui fait
le fond même de la poésie. Dans cette voie, on aboutit à ce qu’on pourrait appeler la
littérature glaciale. La sympathie de Leconte de Lisle n’est que celle de
l’intelligence, qui baigne tout de sa même lumière immobile et sereine. Aux Grecs il a
emprunté la conception d’une sorte de monde des formes et des idées qui est le monde même de l’art ; bannissant la passion et
l’émotion humaines, on dirait qu’il voit toutes choses, comme Spinoza, sous l’aspect de
l’éternité. Il a voulu transporter l’art statuaire dans la poésie. La sienne en a la
pureté de lignes et l’immobile majesté ; ses strophes semblent se détacher sur un fond
que rien n’émeut ; ainsi la lumière fait ressortir la blancheur dure et lisse du marbre.
Ce culte des formes, par lequel il se rattache à la Grèce, n’exclut pas une sorte de
dédain profond et final pour un monde qui, par cela même qu’il n’a d’intéressant que ces
formes où se mire l’intelligence, n’est en somme qu’un monde d’apparences et
d’illusions. La pensée grecque vient se rattacher à la pensée hindoue. L’art est une
sorte de nirvana anticipé : avec un complet détachement de tout désir comme de tout
regret, le poète, qui est aussi un sage, contemple le inonde des lois et des types,
enveloppant de leur immutabilité l’agitation des phénomènes, et il goûte par avance le
repos du néant divin, qui nous « embaumera d’oubli241 ».
Quand les trois Nornes, assises sur les racines du frêne Yggrasill, symbole du monde,
élèvent leurs voix tour à tour, la première chante le passé, car elle est la vieille
Urda, « l’éternel souvenir », la seconde chante le présent solennel, le jour heureux et
fécond où le juste est né :
Mais la troisième Norne, dont le regard perce l’avenir, répond :
Le juste est né, le juste mourra. L’homme, dont le cœur seul, dans l’univers, a conçu
la justice, disparaîtra, et la terre disparaîtra à son tour, et le ciel entier, avec ses
étoiles, s’abîmera dans l’éternelle nuit.
Louis Ménard, poète distingué lui-même, pour disculper son ami du reproche de froideur,
cite la pièce des Spectres comme exemple « d’émotion profonde et
contenue ». Ces spectres, ce sont ceux de trois femmes aimées, qui sont trois remords.
Le poète en fait une description un peu trop romantique peut-être, comme aux beaux temps
d’Hugo et de Nodier.
Ne me
rendrez-vous plus les biens qui me sont dus
?
D’autres pièces, empruntées à la légende ou à l’histoire, sont vraiment et franchement
impassibles, mais nous pensons que ce genre de poésie savante, qui peut intéresser les
amateurs et les érudits (ceux qui connaissent l’orthographe de Qaïn), n’exercera jamais
sur une société l’influence que doit exercer la grande poésie. Ce que nous aimons mieux
que toutes les autres pièces, ce sont celles où Leconte de Lisle, comme malgré lui, sent
et s’émeut, au lieu de refléter toutes choses comme un miroir. Sous l’habituelle
sérénité du poète se devine alors un sentiment pessimiste, qui, parfois, s’élève jusqu’à
un commencement d’indignation devant les misères de ce monde, surtout devant les misères
de l’homme. Caïn devient pour lui le symbole de l’humanité ; le dieu qui l’a faite pour
la douleur et pour le mal est le véritable auteur du mal comme de la douleur : c’est lui
qui est le vrai meurtrier d’Abel. Et c’est du sein même de l’homme que naîtra l’idée de
la justice, et cette idée détrônera celle de Dieu, de l’être prétendu parfait et bon
dont l’œuvre est imparfaite et mauvaise. Il y a de l’éloquence dans ces vers où Caïn
raconte comment il est né, comment Eve, au sortir de l’Éden, les flancs et les pieds
nus, s’enfonçant dans l’âpre solitude, l’enfanta :
Caïn est vraiment l’enfant de la douleur, celui qui salue la vie d’un long gémissement.
Et quel mal avait-il fait pour que ce Dieu le condamnât à vivre ?
Le vrai coupable est Celui qui a troublé le repos du néant pour en tirer le monde ;
c’est cet Esprit flottant sur le chaos informe qui y a soufflé la vie et la forme :
Du fond de cette argile animée, livrée en proie à tous les instincts de la brute et,
comme la brute, souillée de sang, une force surgira, pourtant, capable d’opposer à
l’immorale Nature l’idée du juste et du vrai : la science. Et ce sera la science qui
vengera l’homme contre Dieu, en anéantissant Dieu même :
La grande société vivante et souffrante n’embrasse pas seulement l’humanité, mais aussi
les animaux, dont Leconte de Lisle s’est plu à peindre les vagues pensées, la conscience
obscure et les rêves, comme pour y mieux saisir, dans ses premières manifestations, le
sens de la vie universelle. Le condor, après avoir attendu la venue de la nuit du haut
d’un pic des Cordillères,
râle de plaisir quand arrive enfin cette mer de ténèbres qui le couvre en entier ; il
« agite sa plume », s’enlève en fouettant la neige, monte où le vent n’atteint pas :
Le jaguar, lui, s’endort dans l’air lourd et immobile, en un creux du bois sombre
interdit au soleil, après avoir lustré sa patte d’un large coup de langue :
Voilà, sans doute, en un vivant symbole, le rêve de la Nature entière, sous la lourde
nécessité de la faiM. En même temps, ces vers donnent le sentiment de cette vaste
irresponsabilité des êtres qui se retrouve dans leur cruauté même. Si la bête, féroce
n’a que des sommeils sanglants comme ses veilles, qui faut-il accuser, sinon la Nature,
qui fait vivre les uns de la mort des autres ? Au lieu de nous indigner, que ne
renonçons-nous nous-mêmes à la vie et au vouloir-vivre ? Le poète nous raconte
l’histoire d’un lion qui, renfermé dans une cage et désespérant de la liberté, préféra
se laisser mourir de faim :
Dans la Ravine de Saint-Gilles, une de ses pièces les plus admirées,
le poète photographie minutieusement une gorge orientale, avec ses bambous, ses lianes,
ses vétivers et ses aloès ; tous les oiseaux sont passés en revue, le colibri, le
cardinal, la « caille replète », le paille-en-queue ; nous voyons les bœufs de Tamatave,
gardés par un noir qui fredonne un « air saklave », les lézards au dos d’émeraude, le
chat-tigre qui rôde. Sous ce fourmillement de la vie, au plus profond de la ravine, est
un gouffre obscur et silencieux, que le poète décrit à son tour :
Cette description, savante et précise dans ses moindres détails, semble d’abord n’avoir
d’autre but qu’elle-même ; vous la croiriez faite uniquement pour montrer le talent du
peintre, qui, certainement, s’y oublie. Mais à la description succède l’allégorie
philosophique, un peu artificiellement amenée, peut-être, avec des idées patiemment
ajustées, mais plus belle pourtant et plus intéressante que la description.
N’y a-t-il point quelque affectation dans cette grande « indifférence » étudiée ? Ce
qui porterait à le croire, c’est que le poète, pour faire cadrer jusqu’au bout les idées
avec les images de sa description, va tout d’un coup faire une infidélité à son
pessimisme et au nirvâna ; le « vol des paille-en-queue » étincelant
au-dessus du gouffre noir, appelait quelque idée symétrique ; le poète, pour la trouver,
ne recule pas devant une très heureuse inconséquence, et il en est récompensé par ces
belles strophes :
Ainsi, malgré Bouddha, le « vol des paille-en-queue » dans la lumière lointaine est
devenu l’espérance.
La tension continue du style, la versification savante, variée, et cependant monotone
par la recherche constante de l’effet, le ton souvent oratoire et souvent déclamatoire,
font de la lecture de ces beaux vers une fatigue ; mais il faut savoir gré à l’auteur
d’avoir eu des aspirations à un symbolisme grandiose. Son tort est d’avoir cru qu’il
serait plus près de la vérité et de l’objectivité s’il s’efforçait d’être impassible
comme le grand tout et s’il contenait les battements de son cœur d’homme ; mais ces
battements ne font-ils pas, eux aussi, partie du tout ? Les émotions humaines ne
sont-elles pas un des mouvements de la Nature ? Est-ce vraiment pénétrer dans la réalité
que de s’arracher à soi-même, comme si la réalité n’était pas en nous, et nous en elle,
comme si elle ne prenait pas en nous conscience de soi, jouissant et souffrant, désirant
et aimant ? Tandis que le jaguar rêve de sang, l’homme, parfois, rêve d’idéal ; tous les
deux sont les enfants de la même Nature. Des deux songes, lequel s’éloigne le moins de
la vérité ? Nous ne savons ; mais l’homme, dans sa nuit, à travers ses rêves, a cru
saisir une lueur. Elle est bien vague et vacillante ; souvent il a douté d’elle, et
toujours il se tourne vers elle ; est-il certain que la lueur rêvée ne deviendra jamais
une visible lumière ? Il fut un temps, avant que les êtres animés eussent des yeux, où
pesait sur le monde physique une nuit aussi sombre et aussi lourde que celle qui pèse
aujourd’hui sur le monde moral. Au-dessus de cette nuit pourtant, la lumière planait,
mais il n’y avait point d’œil pour la voir. De siècle en siècle, elle échauffa, elle fit
vibrer l’être encore aveugle. D’abord opaque, inerte, presque insensible, ce n’est que
sous l’éblouissement et la chaleur continue des rayons que l’œil de l’être primitif, par
degrés s’éclaircissant, s’est senti devenir cristal, et, vivant miroir, a reflété. La
lumière a fait les yeux en les pénétrant : leur transparence n’est qu’un peu de sa
clarté restée en eux. — Cet idéal tremblant au fond des cœurs, est-ce aussi une aube
près de poindre ? L’être lui-même n’est-il, tout entier, qu’un regard lent à s’ébaucher,
lent à s’ouvrir à la lumière, à la vraie lumière, celle qui, gagnant de proche en
proche, imprégnerait de sa clarté tout ce qu’il y a d’aveugle, et pénétrerait toute
nuit, à l’infini ? Qui sait, après tout, si regarder obstinément, ce n’est point finir
par voir ? L’immense effort, conscient ou non, est-il en nous, est-il en tout, et
s’achèvera-t-il en une immense aurore ? — Pourquoi pas ? Le rêve du jaguar ne porte
point nécessairement atteinte à la réalité dernière du rêve de l’homme.
Hugo, toujours préoccupé du point de vue social, avait chanté les Misérables et, dans la Légende des siècles, les petits. Il restait et il reste encore bien des inspirations à chercher, pour le
poète, dans toute cette partie de la société, la plus nombreuse, qui vit ignorée, et qui
est cependant le fond même de l’humanité. Là, que de joies et que de douleurs avec
lesquelles le poète, comme le philosophe, peut entrer en sympathie ! Coppée l’a compris
et, à son tour, il chante les Humbles. C’est un psychologue et un
moraliste, en même temps qu’un poète. Avec quelle vérité d’expression et quelle
sympathie il a su peindre cette femme seule, dont il nous fait deviner
la tristesse :
Seulement Coppée a trop souvent pensé que, pour trouver le vrai, — à notre époque on le
cherche beaucoup, — il suffisait de découvrir et de reproduire le fond effacé et
journalier de la vie, en un mot sa banalité ; c’est un peu comme un musicien qui ne
donnerait guère d’un air que l’accompagnement, ou un peintre qui s’appliquerait à
n’éclairer son tableau que d’une lumière partout unie. A la vérité, ce ne sont pas tant
les humbles qu’il a remarqués dans notre société que les ordinaires ; et dans leur vie,
c’est le côté ordinaire, habituel, commun à tous qu’il a cherché à faire saillir. La
plupart du temps, aux détails qu’il sème à travers ses récits, il ne demande pas tant
d’être expressifs de la réalité que de se répéter souvent dans la réalité. Même le
souvenir, pour lui, se revêt trop du prosaïsme de l’action journalière ; il oublie que
le souvenir rend aux choses, en les résumant et les condensant, en quelque sorte, tout
le prix qu’elles perdaient par le fractionnement quotidien. Olivier a résolu d’aller
porter des fleurs sur la tombe de sa mère, et sa pensée se trouve ramenée tout
naturellement à son enfance, à sa mère :
Il devait revoir ces choses ; il devait en revoir d’autres aussi, et plus importantes,
qu’il eût été bon de dire. Voir à travers le souvenir, c’est voir à travers un rayon de
lumière : tout semble devenir transparent, s’éclaire, se transfigure ; pourtant rien
n’est changé à la réalité, rien, sinon peut-être qu’on en saisit mieux le vrai sens.
Coppée est le paisible habitant de Paris qui, du plus loin qu’il se souvienne, se
retrouve suivant ces mêmes boulevards qu’il arpente aujourd’hui d’un pas à peine plus
tranquille :
Oui, c’est sa promenade dans Paris, dans la vie, si vous aimez mieux, qu’il nous peint
avec ses yeux de poète. Dès ses premiers regards, il s’est appliqué « à noter les tons
fins d’un ciel mélancolique » sans jamais dépasser les « vieux bords de la Seine »,
ligne de l’horizon. La nature, pour lui, c’est la Seine d’abord, un chalet ensuite, avec
un bouquet de bois ; et l’agréable, c’est
Parmi ses rêves d’amour, en voici un :
Si Coppée, à la suite d’Olivier, nous emmène à la campagne, c’est dans une ferme —
jadis « château » ; — le maître du logis, « le bonhomme », est un « vieux
noble-fermier », et l’on s’en ira « voir les travaux de campagne », « dans un panier
d’osier ». Nous sommes dans ces environs de Paris où, pendant les beaux jours, on
transporte les scènes et la vie factice de l’opéra-comique ; le convenu social, sous
toutes ses formes, tient une large place dans l’existence parisienne.Il est juste,
d’ailleurs, d’ajouter que Coppée ne s’est pas contenté, dans la vie sociale comme au
théâtre, de regarder le devant de la scène, les dehors uniquement. Mainte fois nous le
voyons arrêté au seuil des humbles intérieurs : la lampe allumée, la bûche du foyer et
le labeur du soir ont trouvé en lui leur poète ému. Chez la petite ouvrière qui passe,
« gantée et mise avec décence », se rendant dès le matin à l’ouvrage dans la maison des
riches, il devine les souffrances de la mansarde qu’elle quitte, qu’elle retrouvera ce
soir avec les petits frères qui disent « nous avons faim », tandis que le père roule
dans l’escalier après avoir laissé au cabaret sa paye de la semaine. Une simplicité un
peu affectée et un naturel un peu artificiel n’empêchent point le poète d’égrener
partout sur son chemin, avec sa fantaisie, les plus jolis vers :
Et ailleurs :
Ailleurs encore :
Et tant d’autres charmants passages. Un peu trop de rayons d’or, de bluets et de
pervenches, peut-être ; mais vraiment n’est-ce pas se plaindre qu’il y ait trop de
fleurs en un parterre ? Toute cette poésie est d’une grâce, d’un fini dans le coloris,
qui fait songer à ces merveilleuses porcelaines où des roses qui ravissent s’allient à
des bleus d’une douceur de rêve. C’est charmant, pas bien réel ; les vraies couleurs,
les vraies nuances ont des dégradations infinies que le pinceau de Coppée, quoique
délicat et , ne semble pas bien fait pour rendre ; mais, par contre, ce pinceau est
léger autant qu’habile, et fin comme l’esprit même du poète244.
On sait que Leopardi a chanté l’amour et la mort, sujet toujours
propre à tenter les poètes. Les uns voient dans la mort la grande adversaire de l’amour,
de l’éternité que les amants rêvent ; d’autres rapprochent l’amour de la mort même et,
dans l’amour comme dans la mort, ils trouvent une sorte d’attrait de l’abîme. Joie
immense de s’abandonner, de se laisser aller, de se sentir emporté comme par un flot, de
sentir monter en soi la passion comme un océan ! Un romancier moderne rapproche la
sensation que fait éprouver l’amour ardent à celle de l’asphyxie naissante. La mort qui
vient est, elle aussi, une puissance qui s’empare de vous, doucement : c’est encore une
volupté de se sentir aller sans résistance, sans volonté. La vie est toujours un
effort ; il est doux de sentir par moment cet effort se suspendre, de s’évanouir à
soi-même, de se dissoudre comme un rêve. Il est doux de mourir lentement à la vie, de se
refroidir au milieu d’un air tiède et lumineux, de sentir toutes choses s’éloigner de
soi : une sourdine est mise à tous les bruits de l’univers, un voile jeté sur tout ce
qu’il y a de trop éblouissant dans son éclat ; la pensée se fond en un rêve impalpable,
en un nuage léger que nulle lueur trop vive ne déchire, et où l’on se cache pour mourir
en paix. Alfred de Musset a vu surtout dans la mort l’obstacle infranchissable où vient
se heurter l’amour, qui, au milieu d’une nature où tout passe, s’enivre d’une chimérique
éternité. Les premiers serments d’amour furent échangés près d’un arbre effeuillé par
les vents, sur un roc en poussière, devant un ciel toujours voilé qui change à tout
moment, sous les yeux de l’Etre immobile qui regarde mourir245. Mais le poète, pas plus que le
philosophe, ne mesure à la durée la valeur, la beauté, l’éternité véritable des choses.
« Je ne veux rien savoir, dit Musset, « ni si les champs fleurissent », ni ce qu’il
adviendra du « simulacre humain »,
Il se dit seulement « qu’à cette heure, en ce lieu, un jour », il fut aimé, et il
« enfouit ce trésor dans son âme », et avec ce trésor, la véritable immortalité. Mme Ackermann, reprenant le même sujet, mais avec beaucoup moins de
poésie, nous montre à son tour le contraste de la réalité qui passe avec les aspirations
infinies de l’amour :
Les strophes qui suivent nous montrent dans les transports de l’amour ce que
Schopenhauer appelait la « méditation du génie de l’espèce » pour conserver
l’humanité :
Mieux vaut pour les amants la mort même qu’une éternité qui pourrait être une
séparation, un monde placé entre eux :
Au lieu d’un espoir vain, qui serait peut-être une faiblesse du cœur et que la pensée
rejette au nom de tout ce que nous savons sur les inflexibles lois de la nature, l’amant
se console de l’éternité qu’il perd par l’immensité présente de son amour :
Mme Ackermann a trouvé de beaux vers pour traduire certaines idées de Schopenhauer et
de Darwin. Son Prométhée déclame trop, mais il a parfois des accents qui touchent :
Celui qui pouvait tout a voulu la
douleur !
Comme le Qaïn de Leconte de Lisle, ce Prométhée attend son vengeur, qui sera encore la
science : l’homme, devenu savant, cessera de trembler devant Dieu :
Pascal est une sorte de Prométhée qui s’est soumis, immolé, et qui a honte même d’aimer
une femme, une « inconnue », dont les hommes ont à peine « murmuré le nom » :
L’amour de Pascal finit par renoncer à soi-même,
On peut regretter de trouver, dans bien des pièces de ce volume, plus d’éloquence que
de poésie proprement dite. Et cette éloquence, parfois, est voisine de la rhétorique,
même dans les meilleurs pièces, comme le Navire, qui finit par une
imprécation bien connue.
Des mythes créateurs de Victor Hugo, nous voilà ramenés en arrière, aux froides
allégories de Boileau et aux personnifications de Jean-Baptiste Rousseau.
Puis vient l’anathème final, qui n’a que le tort d’avoir été amené par une mise en
scène théâtrale :
Un autre poète, ayant pensé que ni Leconte de Lisle ni Mme Ackermann n’avaient épuisé
la veine, a écrit un volume entier d’anathèmes et a prétendu mettre le matérialisme en
vers. Nous ne parlerions pas des Blasphèmes si on n’avait point
représenté ce livre comme un « poème philosophique », et si, à l’étranger, on n’avait
pas pris au sérieux les Blasphèmes comme un « signe des temps246 ». Dans son « sonnet
liminaire », M. Richepin s’érige lui-même en profond philosophe et, s’adressant avec
dédain au « bourgeois » :
Le poète présente modestement son œuvre comme la « Bible de l’Athéisme247 ! » Les
apologistes de la foi sous toutes ses formes, — foi morale à la façon de Kant ou foi
proprement religieuse, — les criticistes comme les adeptes des religions protestante ou
catholique, ont été heureux du renfort que semblait leur apporter cette « bible », si
propre à produire le dégoût pour le nouveau Credo de la science. L’affectation, souvent
assez inutile, d’une certaine dose d’incrédulité constitue universellement aujourd’hui
une marque de distinction qu’on recherche, de même qu’on recherchait autrefois pour la
même raison une affectation de foi religieuse. Cela tient à ce que l’aristocratie vraie,
qui est un objet d’imitation servile de la part des foules, est aujourd’hui composée des
savants ou des artistes, nécessairement incrédules ; autrefois l’aristocratie était
composée d’hommes qui partageaient les préjugés religieux, qui leur empruntaient
d’ailleurs une partie de leur autorité et qui avaient intérêt à s’appuyer sur eux. Après
tout, l’incrédulité est devenue chose assez banale ; mais ce qui est un moyen toujours
ancien et toujours nouveau de succès, c’est le scandale. Le livre des Blasphèmes s’ouvre par un premier sonnet intitulé : Tes père et
mère. C’est en effet pour ses père et mère que le poète a réservé ses premiers
outrages. Il nous décrit, à sa façon, la méditation du génie de
l’espèce dont sa propre vie est sortie. Nous ne citons que les vers à peu près
lisibles :
Mais quels qu’ils soient
, voici la chose
. Les
rideaux
Et vous voulez me voir à
genoux devant ça
!
Telles sont les révélations scientifiques de ce nouveau Lucrèce sur la paternité du
« Hasard » et sur le mépris qu’un fils doit à ses parents. Les apologistes des religions
ont naturellement tiré parti de ces doctes théories : « La jouissance, dit M. Edmond
Clay, si elle n’est sanctifiée par la sagesse, est en effet chose vile ; et, si les
parents n’avaient d’autre titre que celui-là au respect de leurs enfants, c’est au
mépris de leurs enfants qu’ils auraient logiquement droit. » — Mais, répondrons-nous,
les autres titres au respect et à l’affection ne manquent pas, sans qu’on ait besoin de
les demander à « la sagesse » ; il n’y a rien de méprisable dans l’amour même qui unit
deux êtres, et qui a en vue de perpétuer dans un autre être toutes les qualités
supérieures de la race humaine. En vérité, M. Richepin a trouvé moyen de calomnier le
matérialisme et l’athéisme ; les prétendues conclusions qu’il tire de ces systèmes sont
aussi burlesques au point de vue de la science qu’elles sont odieuses au point de vue
moral et social.
On devine maintenant de quelle façon le « Père » céleste sera traité par le « fils du
Hasard. » Quoique M. Richepin se vante ici de prophétiser et de détruire d’avance même
les dieux futurs, on peut dire de lui ce qu’il a dit lui-même d’un autre poète : il
est
Il n’en est pas moins intéressant de retrouver dans ses vers des formules matérialistes
qu’il croit neuves et qui sont bien vieilles. Pour lui, c’est le hasard qui est le
véritable auteur du monde ; du hasard naissent des combinaisons plus
ou moins passagères, qui sont des habitudes ; ces habitudes, nous les
prenons pour des lois ; mais il n’y a point de lois véritables, et, de
même qu’il n’y a point de fins ou de buts, il n’y a point de causes :
M. Richepin s’est ici borné à traduire en vers un livre qu’il a lu, sans doute, ou
parcouru quand il était à l’Ecole normale, — l’étude de Taine sur le
Positivisme anglais et sur Stuart Mill. « En menant l’idée de Stuart Mill
jusqu’au bout, dit Taine, on arriverait certainement à considérer le monde comme un
simple monceau de faits. Nulle nécessité intérieure ne produirait leur liaison, ni leur
existence. Ils seraient de pures données, c’est-à-dire des accidents. Quelquefois, comme
dans notre système, ils se trouveraient assemblés de façon à amener des retours
réguliers ; quelquefois ils seraient assemblés de manière à n’en pas amener du tout. Le
hasard, comme chez Démocrite, serait au cœur des choses. Les lois en dériveraient, et
n’en dériveraient que çà et là. Il en serait des êtres comme des nombres, comme des
fractions par exemple, qui, selon le hasard de deux facteurs primitifs, tantôt
s’étalent, tantôt ne s’étalent pas en périodes régulières249. » Les formules de Taine sont
bien supérieures à celles de M. Richepin. Il y a toutefois erreur, — disons-le en
passant, — à croire que Démocrite admettait le hasard. C’est la Nécessité, l’Ἀνἀγχη
qu’il érigeait en principe universel ; Epicure, au contraire, introduisit le hasard pour
pouvoir introduire la liberté250. De nos jours, les partisans de la contingence dans le monde, M. Renouvier, M. Boutroux, applaudissent à tous les
arguments dirigés contre la nécessité ou, de son nom moderne, le déterminisme ; eux
aussi voient volontiers dans les lois de simples habitudes, et c’est ce que M. Boutroux
a lui-même soutenu. Il est donc juste de dire que M. Richepin, en croyant « aller plus
loin que ses devanciers dans le matérialisme », ouvre au contraire la porte à
l’idéalisme ; car, si c’est l’habitude qui a tout fait, et si l’habitude n’est pas un
résultat de lois mécaniques, elle ne peut plus être qu’un fait vital, une réaction de
l’appétit, et il ne sera pas difficile de montrer dans l’appétit le fond même de la vie
psychique. Quoi qu’il en soit, si M. Richepin a parfois trouvé quelques formules
heureuses de la doctrine du hasard, — comme quand il compare l’appareil des causes et
des lois à des Babels colossales de nuages, dont l’architecture n’est pas dans le ciel,
mais dans nos pensées251, — il n’a introduit dans le matérialisme, malgré ses
prétentions à l’originalité, aucune idée nouvelle. Au reste, nous n’exigeons pas du
poète l’originalité des idées philosophiques, mais nous lui demandons l’originalité du
sentiment philosophique. Par malheur, chez M. Richepin, il n’y a de personnel et
d’original que le degré de grossièreté auquel il a poussé le sentiment matérialiste252.
Si quelque Veuillot eût voulu faire la satire du matérialisme et de l’athéisme, et,
pour cela, en faire la parodie, il n’eût eu qu’à écrire les Blasphèmes, qui, d’ailleurs, rappellent par beaucoup de traits le style de
Louis Veuillot. Au lieu de scandaliser, le livre fût du même coup devenu édifiant y il
n’eût pas été pour cela plus démonstratif qu’il ne l’est. Il importe aux philosophes de
ne pas laisser certains littérateurs duper le public en lui faisant croire que la
science actuelle, ou même que la philosophie naturaliste à laquelle elle semble tendre,
ait les conséquences immorales et antisociales que les Veuillot ou les Richepin veulent
en tirer. L’idéal ne perd pas sa vérité et sa beauté parce qu’on cesse de lui accorder
une existence en dehors du cœur de l’homme et de le personnifier dans un homme agrandi.
La nature ne cesse pas d’être belle parce qu’elle n’a point été créée en six jours. La
raison ne cesse pas d’avoir raison parce qu’elle a attendu l’homme pour prendre
conscience d’elle-même. La famille et la société humaine ne cessent pas d’être saintes
parce qu’on à montré dans l’amour paternel, dans l’amour filial, dans les sympathies de
l’homme pour l’homme le produit d’une longue évolution qui, de l’égoïsme bestial, a fait
sortir un altruisme déjà en germe jusque chez la bête. Aux yeux mêmes de la science, il
y a de la vérité, et non pas seulement de l’illusion, dans l’amour de la mère pour son
enfant ou de l’enfant pour sa mère : toutes les découvertes sur les spermatozoaires n’y
feront rien. Quelle que soient l’origine de la conscience et de la sensibilité, la
souffrance est toujours la souffrance, la joie est toujours la joie, l’amour est
toujours l’amour. On a mis en parallèle la rhétorique de M. Richepin et la rhétorique du
baron d’Holbach. Certes, l’invocation qui termine le Système de la
nature a vieilli et nous fait sourire, mais elle est en somme moins fausse
philosophiquement que tous ces blasphèmes qui vieilliront plus vite encore et feront
bientôt hausser les épaules à nos descendants. « Vertu, raison, vérité, disait
d’Holbach, soyez à jamais nos seules divinités… Ecartez pour toujours et ces fantômes
hideux et ces chimères séduisantes qui ne servent qu’à nous égarer. Inspirez du courage
à l’être intelligent, donnez-lui de l’énergie ; qu’il ose enfin s’aimer, s’estimer,
sentir sa dignité ; qu’il ose s’affranchir, qu’il soit heureux et libre ; qu’il ne soit
jamais l’esclave que de vos lois ; qu’il perfectionne son sort ; qu’il chérisse ses
semblables… Qu’il apprenne à se soumettre à la nécessité ; conduisez-le sans alarmes au
terme de tous les êtres ; apprenez-lui qu’il n’est fait ni pour l’éviter ni pour le
craindre. » Telle était la « prière de l’athée » au dix-huitième siècle. M. Richepin
nous a donné la sienne, qui est un des meilleurs morceaux de son livre :
De l’être
épars dans les deux
?
Non, tout n’est pas pour le mieux dans ce monde, mais tout n’y est pas non plus pour le
pis, tout n’y est pas méprisable, et le « paquet de chair qui passe » n’en a pas moins
pensé, senti, aimé.
En tant que phénomène « sociologique », le succès de ces vers funambulesques, présentés
comme une « philosophie » par ceux qui trouvent que Victor Hugo n’a pas d’idées, serait
inquiétant pour l’avenir de notre pays, si les Français n’étaient aussi prompts à
oublier ce qu’ils ont applaudi que les enfants à oublier la parade de la foire devant
laquelle ils ont battu des mains. La poésie, à notre époque, cherche sa voie, et,
d’instinct, elle la cherche dans la direction des idées philosophiques, scientifiques,
sociales. Elle trouvera sans doute ce qu’elle cherche quand elle se sera délivrée de
tout ce que le romantisme eut de faux : l’affectation et la déclamation,
l’amplification, la recherche de l’effet et du succès, la subordination des idées aux
mots et aux rimes, du fond à la forme, bref, le manque fréquent de sincérité. Le
réalisme pessimiste d’aujourd’hui, chez beaucoup d’écrivains, n’est ni plus vrai en soi,
ni plus sincère chez ses apôtres que le pseudo-idéalisme de certains romantiques. La
période de transition que nous traversons a été appelée un « interrègne de l’idéal » ;
cet interrègne ne saurait durer toujours. Musset a dit : « Tout ce qui était n’est
plus ; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez point ailleurs le secret de nos
maux. »
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