Chapitre huitième
L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite).
Victor Hugo
I. L’inconnaissable. — II. Dieu. — III. Finalité et évolution dans la nature. La destinée
et l’immortalité. — IV. Religions et religion. — V. Idées morales et sociales. — Rôle
social de la grande poésie.
Hugo a-t-il « une philosophie ? » Ce serait assurément beaucoup dire ;
mais on peut soutenir qu’il est possible de trouver chez lui une grande richesse d’aperçus
philosophiques, moraux, sociaux, et même de formules philosophiques dont il n’a pas
toujours lui-même sondé la profondeur. Toutes ses idées gravitent et se rangent
spontanément autour d’un certain nombre de centres plus ou moins obscurs. On peut dégager
ces centres d’attraction, introduire par là plus de clarté dans ce qui a été conçu suivant
la méthode instinctive et confuse du génie. Si nous parvenons à montrer qu’il y a encore
beaucoup d’idées chez le poète qui passe aujourd’hui pour n’avoir eu « aucune idée », il
s’ensuivra que les idées, surtout avec les progrès de la société moderne, contribuent plus
qu’on ne croit à la grande poésie, même à celle qui semble toute d’imagination aux esprits
superficiels ; il s’ensuivra enfin que l’introduction des doctrines philosophiques,
morales et sociales, dans le domaine de la poésie, est bien un des traits caractéristiques
de notre siècle. Avec Hugo, la poésie devient vraiment sociale en ce qu’elle résume et
reflète les pensées et sentiments d’une société tout entière, et sur toutes choses. De ce
qu’on pourrait ainsi de V. Hugo, une certaine doctrine métaphysique, morale et
sociale, il ne s’ensuit point que ce fût « un philosophe » ; mais il nous paraît
incontestable que ce n’était pas seulement un imaginatif, comme on le répète sans cesse :
c’était un penseur, — à moins qu’on ne veuille faire cette distinction qu’il faisait
lui-même entre le penseur et le songeur : « Le premier veut, disait-il,
le second subit. » En ce sens, V. Hugo apparaîtra plutôt comme un grand songeur, mais ce
genre de songe profond est la caractéristique de la plupart des génies, qui sont emportés
par leur pensée plutôt qu’ils ne la maîtrisent ; et si on réfléchit combien, dans le
patrimoine d’idées que possède l’humanité, il y en a peu de voulues,
combien il y en a de subies, on arrivera à cette conclusion que les
hommes qui, comme Hugo, subissent leur pensée, ont parfois, si cette pensée est grande,
plus d’importance dans l’histoire que certains autres qui la dirigent trop bien selon les
règles d’un bon sens vulgaire. La force apparente de ces derniers ne vient souvent que de
la faiblesse même de leur pensée, des voies toutes tracées par la routine où elle s’engage
d’elle-même. S’il nous était donné de voir dans la conscience d’autrui, dit. Hugo, « on
jugerait bien plus sûrement un homme d’après ce qu’il rêve que d’après ce qu’il pense. Il
y a de la volonté dans la pensée, et il n’y en a pas dans le rêve. Le rêve, qui est tout
spontané, prend et garde, même dans le gigantesque et l’idéal, la figure de notre esprit…
Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux. Chacun rêve l’inconnu et l’impossible
selon sa nature106. » Tous ceux
qui se sont trouvés être des prophètes, tous ceux qui ont « deviné l’aurore », ont été des
songeurs : « Le point du jour a une grandeur mystérieuse qui se compose d’un reste de rêve
et d’un commencement de pensée107. » Toute prévision est ainsi : elle semble s’écarter de la réalité
précisément lorsqu’elle l’entrevoit au-delà du présent. Il y a des génies si complexes que
chacun peut se retrouver en eux. C’est avec surprise et presque avec une sorte de stupeur
que, dans certains vers où vous vous voyez tout d’un coup en présence de vous-même, vous
reconnaissez vos sentiments les plus personnels, vos pensées les plus intimes : vous
sentez vous échapper la propriété de ce que vous jugiez le plus vôtre.
Parfois votre propre accent, cette chose si personnelle, vous est renvoyé comme par un
écho ; ou plutôt c’est vous-même qui n’êtes que l’écho : vous avez été deviné, votre vie a
été vécue avec des centaines d’autres par le poète. Un grand homme épuise, pour ainsi
dire, à l’avance son siècle : ceux qui viendront après lui l’imiteront même sans le
connaître, parce qu’il les contenait d’avance et les avait devinés. Sans atteindre
complètement à cette universalité, Hugo, dans ses grandes œuvres, s’en rapproche. Il est
fâcheux que, chez lui, tout reste si souvent à l’état confus. A force de contempler
l’océan, Victor Hugo a fini par lui prendre un peu de la profusion, du tumulte et du
pêle-mêle de ses flots. Aux heures d’inspiration, les mots et les vers se pressent, se
heurtent, s’amoncellent— une véritable tempête ; — quoi d’étonnant à ce que les limites,
le but visé soient parfois dépassés ou même disparaissent au regard ? Les vagues, pour se
grossir, se mêlent, et les idées, pour se grandir, débordent l’une sur l’autre. Tous les
aspects de l’océan sont d’ailleurs familiers au poète : il est certaines de ses pièces,
— et ce ne sont pas les moins exquises, — qui donnent l’impression de l’immobilité
miroitante et infinie de l’océan les jours de calme.
Victor Hugo a eu, comme notre société moderne, — j’entends la société pensante, — le
sentiment de ce qu’on appelle aujourd’hui l’inconnaissable. Pour lui, l’intelligence
trouve à la fois son « éclipse » et sa « preuve » dans le mystère éternel, qu’elle ne
peut pénétrer et que cependant elle conçoit.
Nous avons un devoir : « Défendre le mystère contre le miracle, adorer l’incompréhensible, et rejeter l’absurde
109. » C’est
donc le mystère universel que Victor Hugo veut représenter sous toutes ses formes, dans
l’infiniment petit et dans l’infiniment grand, dans le ciel lumineux et dans le ciel
obscur, dans le jour et dans la nuit. Il a senti « l’horreur profonde des choses »,
Le ciel, dit-il, « est profond comme la mort. »
Ailleurs, Hugo compare encore le mystère du monde au mystère du ciel : « D’innombrables
piqûres de lumière ne font que rendre plus noire l’obscurité sans fond. » Les
scintillations des astres permettent seulement de constater la présence de quelque chose
d’inaccessible « dans l’Ignoré ».Ce sont des « jalons dans l’absolu ;
ce sont des marques de distance, là où il n’y a plus de distance ». Un point
microscopique qui brille, puis un autre, puis un autre, puis un autre, « c’est
l’imperceptible », et en même temps « c’est l’énorme ». Cette lumière, en effet, est un
foyer, « ce foyer est une étoile, cette étoile est un soleil, ce soleil est un univers,
cet univers n’est rien. Tout nombre est zéro devant l’infini. » D’autre part, lorsque
« l’imperceptible étale sa grandeur », et se révèle à son tour comme contenant un monde
infini, « le sens inverse de l’immensité se manifeste
111 ». De cette
contemplation de l’inconnu se dégage, dit Hugo, un phénomène sublime : « le
grandissement de l’âme par la stupeur. L’effroi sacré est propre à l’homme ; la bête
ignore cette crainte. »
lorsqu’une tête humaine croit enfin s’être remplie de quelques réalités, qu’à grands
frais elle croit avoir obtenu un résultat quelconque, elle se sent tout à coup « vidée
par quelqu’un d’inconnu » ; à mesure que la science verse en nous quelque vérité
nouvelle, le mystère infini « boit la pensée112 ».
Mais cette infinité du monde qui nous déborde, qui toutes nos dépasse conceptions,
n’est flottante que pour notre imagination ; en réalité, la nécessité universelle se
fait sentir à nous comme une pression infinie.
Que faut-il donc faire, devant cet inconnaissable qui est précisément le réel ? Faut-il
essayer de se le représenter ? Non,
Devant l’ineffable, la pensée comme la parole restera toujours impuissante. Les voix de
la nature « ne sont qu’un bégaiement immense »,
Pourtant, nous sommes tous « agents dans cette œuvre immense » ; mais nous ne pouvons
être témoins de l’œuvre même, du fait universel auquel nous contribuons :
Elle est telle
, et
le point de départ est si loin
,
Qu’est-ce donc alors que la vie ? — « Un inexprimable effort dans l’inconnu118 ».
Les Travailleurs de la mer nous représentent, avec Gilliatt en face
de l’Océan, notre pensée en face de l’agitation universelle. Gilliatt avait autour de
lui, à perte de vue, « l’immense songe du travail perdu. » Voir
« manœuvrer dans l’insondable et dans l’illimité la diffusion des forces », rien n’est
plus troublant. On cherche des buts, et on n’en trouve point. L’espace
toujours en mouvement, l’eau infatigable, les nuages « qu’on dirait affairés », le « vaste effort obscur », toute cette convulsion
est un problème. « Qu’est-ce que ce tremblement perpétuel fait ? que construisent ces
rafales ? que bâtissent ces secousses ? Ces chocs, ces sanglots, ces hurlements,
qu’est-ce qu’ils créent ? A quoi est occupé ce tumulte ? Le flux et le
reflux de ces questions est éternel comme la marée. » Gilliatt, lui, savait ce qu’il faisait ; mais l’agitation de l’étendue l’obsédait confusément
de son énigme ! « Quelle terreur pour la pensée, le recommencement
perpétuel… toute cette peine pour rien !…119 »
Le monde moral, où l’ordre et le nombre devraient surtout régner, n’est pas moins
troublé et obscur que l’autre :
Dans Horror, c’est encore le mystère universel qui fait naître la
pensée, l’horreur sacrée :
Au milieu de toutes ces apparences phénoménales, de toutes ces « visions », il est
pourtant des choses qui se dressent au-dessus des autres et qui semblent avoir plus de
réalité :
Mais nos idées, nos vertus, nos rêves et nos espoirs passent comme tout le reste :
Ainsi, de toutes parts, la nuit nous enveloppe et telle est l’immensité de
l’inconnaissable, qu’elle déborde l’immensité même des espaces, des temps, de
l’univers :
Nous
marchons. Nous n’avons point fait un pas encore
!
S’il n’y avait dans l’homme qu’un contemplateur, une « raison
spéculative », non un être agissant et une « raison pratique », l’homme serait sans
doute manichéen. Il ne pourrait que constater l’universelle antithèse du bien et du mal,
de la lumière et des ténèbres, sans éprouver ce besoin d’unité qui n’est si impérieux
que quand il est moral, que quand il s’agit de l’unité du bien. « Unité du bien » et, en
contraste, « ubiquité du mal », voilà ce qui a frappé Victor Hugo ; et c’est ce qui, à
chaque instant, dans le domaine de la pensée pure, le fait pencher vers le manichéisme.
Comme les anciens, il voit dans la lumière et dans l’ombre le symbole de la grande
antithèse cosmique : bien et mal. On se rappelle ces espèces d’oracles philosophiques
que contiennent les Contemplations, et tout ce que révèle la voix de l’ombre infinie,
c’est-à-dire de l’univers, symboliquement appelée la « bouche d’ombre ».
Mais, sur le rapport de l’ombre et de la lumière, Hugo a une vue originale : c’est que,
dans notre monde, ce qui l’emporte sur le reste, ce qui semble faire le fond, c’est
l’ombre, la nuit, tandis que la lumière et le jour semblent des accidents passagers,
bornés à un petit nombre de lieux et de moments. Les astres lumineux ne sont que des
points imperceptibles dans une immensité noire ; le jour n’est que le phénomène,
exceptionnel dans l’univers, produit par le voisinage d’un astre, d’une « étoile », et
qui cesse à une assez faible distance ; entre les astres, dans la grande étendue, règne
la nuit. Victor Hugo revient souvent sur cette idée que la nuit, loin d’être un état
accidentel et passager dans l’univers, est l’état propre et normal de la
création spéciale dont nous faisons partie : « Le jour ; bref dans la durée comme
dans l’espace, n’est qu’une proximité d’étoile. » Et cette nuit semée
de rares lueurs est le symbole sensible du monde moral :
La nuit, c’est l’ignorance, le mal, la matière, tout ce qui voile Dieu, tout ce qui
semble en dehors de Dieu et contre Dieu, tout ce qui en paraît la négation. C’est
pourquoi Hugo appelle l’ombre athée ; ce n’est pas pour le plaisir de faire une
métaphore inattendue et étonnante qu’il a dit, dans les vers sublimes par où se
terminent les Contemplations : « l’immense ombre athée. » Les
allusions à cette conception des choses, à la fois imaginative et métaphysique, sont
continuelles chez Hugo, mais passent naturellement incomprises pour la plupart des
lecteurs. Ainsi, après avoir reproché à l’homme ses négations et ses doutes, Hugo
convient que ces négations ont leur raison d’être dans l’ubiquité du mal et de
l’ombre :
Le prodige de l’univers est pour Hugo un « prodige nocturne infini », parce que la
formule vraie du ciel n’est pas pour lui le jour, mais la nuit : la sérénité apparente des deux, c’est au fond la manifestation de l’obscurité sans bornes :
Le mal est la nuit qui enveloppe encore le jour, et d’où le grand jour ne sortira qu’à
la consommation des siècles. La lumière ne peut, dit Hugo, jaillir sans un froissement
et un frottement des êtres les uns contre les autres. Les frottements de la machine,
c’est là ce que nous nommons le mal, « démenti latent à l’ordre divin, blasphème
implicite du fait rebelle à l’idéal. Le mal complique d’on ne sait quelle tératologie à mille têtes le vaste ensemble cosmique. Le mal est présent à tout
pour protester… Le bien a l’unité, le mal a l’ubiquité. » Cette
antithèse philosophique ne pouvait manquer d’inspirer à Hugo une série d’antithèses
poétiques qui en sont l’expression figurée, depuis la « profondeur morne du gouffre
bleu », l’identification du ciel et de l’abîme, jusqu’aux oppositions perpétuelles de
l’ombre et de la lumière126.
Une terre au flanc maigre, âpre, avare, inclément, L’ombre est le mal pour
l’intelligence, parce que c’est l’impénétrable et l’insondable. Son
domaine croît à mesure qu’on descend l’échelle des êtres. Au bas, c’est ce mystère le
plus grand de tous : la matière, la « chose »,
Plus haut, c’est la plante, c’est l’animal, surtout l’animal mauvais et féroce, le
monstre. « Il y a des monstres dont l’organisme est une merveille, une perfection en son
genre ; et cette perfection a pour but la destruction, elle est comme la perfection du
mal même ! L’optimisme perd presque contenance devant certains êtres. Toute bête
mauvaise, comme toute intelligence perverse, est sphinx ; sphinx terrible proposant
l’énigme terrible, l’énigme du mal. C’est cette perfection du mal qui a fait pencher
parfois de grands esprits vers la croyance au dieu double, vers le redoutable bi-frons des manichéens127. » On voit ici formellement exprimée la tentation manichéenne
d’Hugo.
Enfin, la plus grande ombre de l’univers, c’est le mal dans l’homme, — et non pas tant
la souffrance que la faute ou le crime. Oh ! qu’est-ce donc, se demande Hugo, que ce
« grand inconnu » qui fait croître un germe malgré le roc, qui tenant, maniant, mêlant
les vents et les ondes,
Pour faire ce qui vit
prenant ce qui n’est
Mais, comme tous les critiques l’ont remarqué, l’optimisme finit toujours par
l’emporter chez Hugo, — et aussi d’ailleurs chez les manichéens eux-mêmes, qui
aboutissaient à une absorption finale des ténèbres dans la lumière.
Et dans les Contemplations :
L’optimisme d’Hugo tient en partie à la tendance objective de son
génie, que l’on a mainte fois signalée. Le problème du mal ne se pose pas simplement
pour lui à un point de vue personnel. La puissance même de son imagination le projette
toujours hors de lui, dans le monde entier, et il en résulte une conséquence qu’on n’a
pas assez remarquée : c’est que, par cela même qu’il est plus imaginatif, plus objectif,
il est aussi au fond plus métaphysicien. Son sentiment du mal, au lieu de rester une
douleur individuelle, s’élargit, se socialise en quelque sorte, et s’égale même à
l’univers, « au prodige nocturne universel », à la nuit sans limites que nous appelons
le monde. Par cela même aussi ce sentiment, sans perdre de sa profondeur, a quelque
chose de plus intellectuel, de moins nerveux, finalement de plus calme. Ce n’est plus
une sorte de fièvre de douleur, un vertige de désespoir ; c’est la vision illimitée d’un
horizon noir où notre moi n’est qu’un point, d’un abîme où nous sommes engloutis. La
mort, la douleur, le vice, le mal, la bestialité, la matière, la « grande ombre » sans
bornes, « l’ombre athée », tout cela ne parle plus aux nerfs, mais à la pensée, qui
cherche à pénétrer l’abîme et qui n’en a plus peur. Au pessimisme maladif de la personne
blessée succède la sérénité des idées impersonnelles qui embrassent l’infini. Le
vertige, ce trouble des nerfs, ne saisit et ne précipite que ceux qui avaient encore les
pieds sur la terre : les voyageurs de l’espace, les aéronautes, qui vivent pour ainsi
dire au milieu même de l’abîme, n’en ont plus peur ; ils regardent à des profondeurs
énormes, et ils les sondent sans que leur œil se trouble.
Hugo avait une puissance d’esprit et de volonté trop forte pour en rester au
pessimisme ; il n’avait pas non plus un désintéressement intellectuel assez grand pour
rester dans le doute : il eut la foi.
Renan a dit de V. Hugo : « Est-il spiritualiste ? est-il matérialiste ? on l’ignore.
D’un côté il ne sait ce que c’est que l’abstraction… Sur les âmes, il a les idées de
Tertullien. Il croit les voir, les toucher. Son immortalité n’est que l’immortalité de
la tête. Il est avec cela hautement idéaliste. L’idée, pour lui,
pénètre la matière et en constitue la raison d’être… Son Dieu est l’abîme des
gnostiques. » Cette interprétation ne fait pas honneur à l’exégèse de Renan. Jamais Hugo
ne fut matérialiste. Le panthéisme même n’est chez lui qu’une expression de la Nature,
qui n’exclut pas le moi de Dieu. Au reste, un poète qui peint la
Nature et l’anime est toujours plus ou moins panthéiste. Le dieu de Victor Hugo n’est
« l’abîme des gnostiques » qu’en tant qu’il est inconnaissable ; mais, en réalité, il
est le Dieu de la conscience, le Dieu bon et juste. L’immortalité, pour Hugo, n’est pas
uniquement celle de la « tête » ; c’est au contraire, nous le verrons plus loin, celle
du cœur et de l’amour.
Sans doute on peut appliquer à Hugo ce qu’il a dit lui-même d’un de ses héros : il n’a
pas étudié Dieu, il s’en est « ébloui ». (Les Misérables.) Malgré
cela, il y a chez lui des théories métaphysiques, — confuses, obscures, nuageuses,
— mais enfin des théories. Le visionnaire, a-t-il dit, est parfois obscurci par sa
propre vision, mais « c’est la fumée du buisson ardent ». D’abord, selon Hugo, le
matérialisme se fond nécessairement en un conceptualisme, qui lui-même
se change en idéalisme. « La négation de l’infini mène droit au
nihilisme » : tout devient alors « une conception de l’esprit »… « Seulement, tout ce
que le nihilisme a nié, il l’admet en bloc, rien qu’en prononçant ce mot : Esprit133. » Si l’esprit est la réalité
fondamentale, l’idéal qui fait la vie même de l’esprit doit être plus vrai que le réel :
il doit être la seule existence digne de ce nom. On pourrait renverser l’ordre
d’affirmation : l’idéal avant le réel. Le vieux conventionnel, dans les
Misérables, vient d’emporter l’un après l’autre tous les retranchements
intérieurs de l’évêque. Il en restait un pourtant, et dans les paroles de monseigneur
Bienvenu reparaît presque toute la rudesse du commencement : — « Le progrès, dit-il,
doit croire en Dieu. Le bien ne peut pas avoir de serviteur impie. C’est un mauvais
conducteur du genre humain que celui qui est athée. » Le vieux représentant du peuple ne
répondit pas. « Il eut un tremblement. Il regarda le ciel, et une larme germa lentement
dans ce regard. Quand la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide,
et il dit presque en bégayant, bas et se parlant à lui-même, l’œil perdu dans les
profondeurs : — Ô toi ! ô idéal ! toi seul existes ! »
Mais l’idéal infini que l’homme conçoit a-t-il une existence réelle, en dehors de notre
esprit ? A-t-il même, contrairement au système de Strauss et de Vacherot, une
personnalité ? Victor Hugo tente de le prouver par un argument qui est une variété
intéressante de l’argument de saint Anselme. Selon Hugo, la personnalité est la
condition même d’une infinité réelle. « Si l’infini n’avait pas de moi, le moi serait sa borne. » C’est-à-dire que la
conscience humaine, se concevant sans être conçue par l’être infini, le limiterait ; de
plus, la volonté humaine pourrait, en niant l’idéal, lui enlever quelque chose de sa
réalité au moins pour elle, le chasser d’elle-même. « Il ne serait donc pas infini ; en
d’autres termes, il ne serait pas. Il est, donc il a un moi. Ce Moi de
l’infini, c’est Dieu. »
Si Dieu, selon Hugo, est personnel, il n’en demeure pas moins immanent à l’univers : il
est le Moi de l’univers. C’est la conciliation du panthéisme et du
théisme. « Y a-t-il un infini hors de nous ? Cet infini est-il un, immanent, permanent ?
nécessairement substantiel, puisqu’il est infini, et que, si la matière lui manquait, il serait borné là ; nécessairement intelligent,
puisqu’il est infini, et que, si l’intelligence lui manquait, il
serait fini là ? Cet infini éveille-t-il en nous l’idée d’essence, tandis que nous ne pouvons nous attribuer à nous-mêmes que l’idée d’existence ? En d’autres termes, n’est-il pas l’absolu
dont nous sommes le relatif ? » — Ainsi Hugo renverse la hiérarchie
des idées dans le spinozisme. Au lieu de dire : — Dieu est l’existence, la substance,
dont les êtres expriment l’essence et sont les formes, — il dit : — Dieu est l’essence,
l’essentiel, le formel, et nous ne pouvons nous attribuer à nous-mêmes que l’existence
brute. Le fait d’exister est moins important que la manière d’être.
L’absolu véritable est donc dans l’ordre de la qualité, non dans celui de l’existence.
Toutes ces idées confuses hantent l’esprit de Victor Hugo. Et il ajoute : — « En même
temps qu’il y a un infini hors de nous, n’y a-t-il pas un infini en nous ? Ces deux infinis (quel pluriel effrayant !) ne se
superposent-ils pas l’un à l’autre ? Le second infini n’est-il pas pour ainsi dire
sous-jacent au premier ? n’en est-il pas le miroir, le reflet, l’écho, abîme
concentrique à un autre abîme ? » Le grand infini est-il « intelligent, lui aussi ?
Pense-t-il ? Aime-t-il ? sent-il ? Si les deux infinis sont intelligents, chacun d’eux a un principe voulant, et il y a un moi dans l’infini
d’en haut comme il y a un moi dans l’infini d’en bas. Le moi d’en bas, c’est l’âme ; le
moi d’en haut, c’est Dieu134. »
Hugo arrive à la même conclusion quand il critique la philosophie de la volonté : —
« Une école métaphysique du Nord a cru, dit-il, faire une révolution dans l’entendement
humain en remplaçant le mot Force par le mot Volonté. Dire : la plante veut ; au lieu
de : la plante croît ; cela serait fécond en effet, si l’on ajoutait : l’univers veut.
Pourquoi ? C’est qu’il en sortirait ceci : la plante veut, donc elle a un moi ;
l’univers veut, donc il a un Dieu. » Quant à Hugo, au rebours de cette nouvelle école
allemande, il ne rejette rien a priori, mais il lui semble qu’« une volonté dans la
plante » doit faire « admettre une volonté dans l’univers135 ». Il y a certainement dans toutes ces intuitions et
rêveries de poète de quoi faire penser. Hugo n’en est plus, comme Lamartine, à répéter
purement et simplement le Vicaire Savoyard ou le catéchisme.
Outre l’existence du moi conscient, volontaire, qui lui paraît impliquer un grand moi,
une grande conscience, une volonté universelle, Hugo trouve encore dans le inonde la
beauté, qui lui paraît la forme visible et la révélation du divin.
Dans Ibo, la beauté est appelée sainte, et elle est rapprochée de l’Idéal et de la Foi. Enfin, comme Aristote, Hugo identifie la beauté, l’harmonie
éternelle des choses, avec une volonté élémentaire du bien répandue en tout.
Mais la vraie preuve de Dieu, pour Hugo, c’est la conscience morale. Kantien sans le
savoir, il admet en philosophie la souveraineté de la raison pratique. La philosophie,
selon lui, est essentiellement énergie et volonté du
bien. « Voir et montrer, cela même ne suffit
pas. La philosophie doit être une énergie ; elle doit avoir pour effort et pour effet d’améliorer l’homme… Faire
fraterniser chez les hommes la conscience et la science, les rendre justes par cette
confrontation mystérieuse, telle est la fonction de la philosophie réelle. La morale est un épanouissement de vérités. Contempler
mène à agir. L’absolu doit être pratique. Il faut que l’idéal soit
respirable… C’est l’idéal qui a le droit de dire : Prenez, ceci est ma chair, ceci est
mon sang. La sagesse estime communion sacrée137. » La philosophie n’est donc pas une simple curiosité
spéculative tournée vers l’inconnaissable : elle doit se le représenter pratiquement
sous la forme de la moralité. « La philosophie ne doit pas être un encorbellement bâti
sur le mystère : pour le regarder à son aise, sans autre résultat que
d’être commode à la curiosité138. »
Cependant, dira-t-on, le monde semble ignorer absolument nos idées morales : « La vertu
n’amène pas le bonheur, le crime n’amène pas le malheur : la conscience a une logique,
le sort en a une autre ; nulle coïncidence. Rien ne peut être prévu. Nous vivons
pêle-mêle et coup sur coup. La conscience est la ligne droite, la vie est le
tourbillon139. »
— Hugo répond qu’il faut obstinément s’en tenir à la ligne droite, et, pour le reste,
attendre l’avenir.
Notre incertitude spéculative, pour Hugo comme pour Kant, est la condition même de
notre liberté morale :
Les disciples de Kant n’ont pas manqué de faire observer que Victor Hugo pose le
problème exactement à leur manière. La science ne peut nous apprendre d’une façon
certaine si le fond des choses est le bien, si l’espérance a raison ou tort ; d’autre
part, notre conscience nous commande de tendre au bien et d’espérer : de là la nécessité
d’un libre « choix » entre deux thèses spéculativement incertaines. Hugo, dans
l’obscurité de la nature, prend parti pour la clarté de la conscience et pour la chaleur
de l’amour :
Je suis celui que toute l’
ombre
Erreur peut-être ! — Soit, répond Hugo : — « Prendre pour devoir une erreur sévère,
cela a sa grandeur144. »
Mais, selon lui, c’est le devoir qui, loin d’être l’erreur, est la révélation même du
vrai :
L’idée du bien est donc la lumière sacrée du monde :
L’affirmation de Dieu n’est, en définitive, que le cri de la conscience morale :
Au lieu de chercher raisonnements sur raisonnements et de bâtir systèmes sur
systèmes,
Comme pour Kant, le devoir est pour Hugo une sorte de dette contractée par Dieu envers
l’homme :
Selon Hugo, il n’y a en nous qu’une chose, une seule, qui puisse être complète, absolue
à sa manière, inconditionnelle et adéquate : c’est l’idée du devoir, avec cette volonté
de la réaliser qui est la justice :
Et ailleurs :
Ce rayonnement éclaire à son tour la nature entière, lui donne un sens, un but, la rend
belle et bonne, à la fois intelligible et aimable :
Pour l’homme de bien, au contraire, tout s’explique ou paraît explicable, tout reflète
l’infinie vérité :
Les apparents désordres de la nature et ceux de l’humanité ne sont que des occasions de
courage et de lutte pour l’homme, du devoir, des symboles de notre destinée, telle qu’un
Corneille l’a conçue : …
Et l’on semble plus juste alors qu’on est plus grand151.
L’homme, parfois, voudrait faire intervenir directement l’éternelle justice au milieu
de nos injustices ; il oublie que c’est à nous, à nous seuls, de réaliser le juste par
nos propres forces :
Chacun a son devoir et chacun a sa
tâche ;
La continuelle présence morale de Dieu à l’âme est exprimée dans les Misérables par une
grande image. Jean Valjean fuit dans la nuit devant les policiers ; il donne la main à
la petite Cosette : « Il lui semblait qu’il tenait, lui aussi, quelqu’un de plus grand
que lui par la main : il croyait sentir un être qui le menait, invisible. » Dans une
autre page, il s’agit de la lutte de Jean Valjean contre lui-même lorsqu’il ne sait
encore s’il ira ou non se livrer à la justice : « Il se parlait ainsi dans les
profondeurs de sa conscience, penché sur ce qu’on pourrait appeler son propre abîme… On
n’empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de revenir à un rivage…
Dieu soulève l’âme comme l’Océan. »
Enfin tout le monde a présente à l’esprit la pièce célèbre sur l’œil de Dieu dans la
conscience :
Mais si Dieu est, par rapport à nous, la justice, c’est qu’il est en lui-même l’amour.
Il n’est pas seulement, selon Hugo, une « âme du monde », un principe de vie animant un
grand corps ; il est le cœur du monde :
Dans les Misérables, on trouve une pensée dont la concision rappelle
l’énergie et la profondeur des maximes orientales : « S’il n’y avait pas
quelqu’un qui aime, le soleil s’éteindrait
154. »
Même idée dans l’Année terrible :
Hugo admet en toutes choses ce que les philosophes appellent une finalité
immanente, c’est-à-dire un désir, une aspiration interne, dont l’évolution
mécanique des choses n’est que le côté extérieur. « Une formation sacrée accomplit ses
phases, dit-il155. » « On ne peut pas plus circonscrire la cause que
limiter l’effet… Toutes les décompositions de
forces aboutissent à l’unité. Tout travaille à tout… Qui donc
connaît les flux et les reflux réciproques de l’infiniment grand et de
l’infiniment petit156 ? »
Dans l’Année terrible, il insiste sur la fonction
dévolue à chaque partie dans le tout :
Pour Hugo, l’« évolution sainte de la vie est progrès. » Ce monde, cette création où
Dieu semble englouti sous le chaos des forces,
Ils disent
: bien et
mal.
Selon Hugo, il s’opère un « déplacement incessant et démesuré des mondes ; » l’homme
participe à ce mouvement de translation, « et la quantité d’oscillation
qu’il subit, il l’appelle la destinée ». Où commence la
destinée ? Où finit la nature ? Quelle différence y a-t-il « entre un événement et une saison, entre un chagrin et
une pluie, entre une vertu et une étoile ? Une heure, n’est-ce pas une onde ? » Les mondes en mouvement continuent, sans répondre
à l’homme, leur révolution impassible. « Le ciel étoile est une vision de roues, de
balanciers et de contrepoids… On se voit dans l’engrenage, on est partie intégrante d’un
Tout ignoré, on sent l’inconnu qu’on a en soi fraterniser mystérieusement avec un
inconnu qu’on a hors de soi. Ceci est l’annonce sublime de la
mort
158. Quelle angoisse, et en
même temps quel ravissement ! Adhérer à l’infini, être amené par cette adhérence à
s’attribuer à soi-même une immortalité nécessaire, qui sait ? une éternité possible159 ; sentir dans le prodigieux flot de ce déluge de vie
universelle l’opiniâtreté insubmersible du moi ! regarder les astres et dire : je suis
une âme comme vous ! regarder l’obscurité et dire : je suis un abîme comme toi160 ! »
A en croire Victor Hugo, le moi est en dehors de la dissolution : « Dans les vastes
échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantité inconnue, oscillant et
serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément, disséminée et
indivisible, dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi161. » L’immortalité est
donc individuelle et personnelle. Elle porte sur le véritable objet de l’amour, sur le
vrai moi, qui est seul le « définitif ». — « La destinée, la vraie, commence pour
l’homme à la première marche du tombeau. » Alors il lui apparaît quelque chose, et il
commence à distinguer le définitif. — « Le définitif, songez à ce mot. Les vivants
voient l’infini ; le définitif ne se laisse voir
qu’aux morts162. » Cette
distinction rappelle ἅπειρον et le πἐρας des anciens. « Malheur, hélas ! à qui n’aura
aimé que des corps, des formes, des apparences ! La mort lui ôtera tout. Tâchez d’aimer
des âmes, vous les retrouverez. » Jamais Hugo n’abandonne cet espoir-là. Il admet comme
certaine au fond de l’univers une sorte de paternité, de bonté épandue, et s’écrierait
volontiers, avec la foi absolue et naïve de l’évêque Myriel parlant à celui qui va
mourir sur l’échafaud : — Entrez dans la vie, le Père est là163 !
Ce n’est donc point une immortalité proprement métaphysique, encore moins une
indestructibilité toute physique que rêve Hugo ; c’est une immortalité morale, qui
consisterait à aimer toujours et à être aimé :
Il nous raconte quelque part qu’il a vu en rêve un « ange blanc » passant sur sa tête
et qui venait « prendre son âme » :
Au-delà de la mort, la vie morale continuera avec ses devoirs, avec son progrès
indéfini :
On entre plus
heureux dans un devoir plus grand
…
C’est pour le faire mieux
, c’est pour le faire
bien165.
Comme Lamartine dans Jocelyn, Hugo raconte à son tour, en symboles et
en mythes, la destinée humaine, — ou plutôt la destinée universelle. Sa doctrine est
empreinte de ce pythagorisme qui a laissé tant de traces dans sa poésie. Il appelle
l’homme quelque part : tête auguste du nombre ; et nous avons vu que
les images tirées du nombre sont chez lui fréquentes. En outre, il emprunte à Pythagore
et à Platon leurs idées orientales. Ce que dit la bouche d’ombre est
un mythe analogue à celui d’Er l’Arménien dans la
République. La théorie hindoue de la sanction inhérente aux actions mêmes y est
admirablement exprimée, et dans toute sa profondeur. Déjà Lamartine avait représenté
l’âme montant et descendant par le poids de sa nature ; Hugo ne prend plus cette théorie
dans le sens chrétien, mais dans le sens indien. Le monde entier est le lieu de la
sanction, le monde-châtiment, domaine de la chute des âmes, où chaque
être occupe la place que lui assigne son propre poids, plus haut ou plus bas, comme un
corps plongé dans un fluide monte ou descend selon qu’il renferme plus de matière. Cette
grande idée métaphysique et morale prend même chez Hugo la forme mythique qu’elle avait
prise dans l’Inde : celle de la renaissance et de la métempsycose. Comme il s’agit d’un
poète, nous ne pouvons savoir avec précision si cette idée était pour lui un simple
symbole. Cependant, ce caractère symbolique peut s’inférer de la doctrine soutenue par
Hugo que tout vit, même les choses, et que les animaux sont les « ombres vivantes » de
nos vertus et de nos vices. Selon Hugo un mystère réside, muet, dans ce que nous
appelons la chose, la chose matérielle, sans vie apparente, où
« repose l’être insondable » :
Chacun des individus de l’espèce humaine correspond, selon Hugo, à quelqu’une des
espèces de la création animale : « tous les animaux sont dans l’homme et chacun d’eux
est dans un homme. Quelquefois même plusieurs d’entre eux à la fois. Les animaux ne sont
autre chose que les figures de nos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux, les
fantômes visibles de nos âmes. » Ce sont donc des « ombres » plutôt que de pleines
réalités. D’ailleurs « le moi visible (de l’homme) n’autorise en aucune façon le penseur
à nier le moi latent (chez l’animal)169. » Cette vue platonicienne sur les animaux, ombres de nos
vertus et de nos vices, prouve que le mythe renouvelé de l’antique Orient sur la chute
des âmes et leurs transfigurations a pour Hugo une valeur en partie symbolique.
Car
les choses et l’être ont un grand
dialogue.
Tout dit dans l’
infini quelque chose à quelqu’un
:
Voici maintenant revenir l’opposition de la lumière et de l’ombre, et la doctrine
persane selon laquelle l’ombre n’est qu’une dégradation de la lumière :
La peinture qui suit est un nouveau mélange d’idées et de symboles orientaux :
On remarquera cette conception aristotélique de Dieu présent à tout comme fin plutôt encore que comme cause.
La suite exprime la plus haute idée de la sanction que l’on se soit faite, celle des
Indiens, qui croient que l’être monte ou descend sur l’échelle universelle par son
propre poids, que la vertu ou le vice renferment ainsi eux-mêmes leur récompense ou leur
châtiment :
Qu’il soit méchant ou bon ; tout est dit. Ce qu’on fit
,
Ces vers sont, à notre avis, le modèle de la poésie philosophique. Exacte en ses
formules et cependant colorée, ce n’est plus une traduction, c’est une incarnation
d’idées, où la vie vient du dedans pour éclater au dehors. Le dernier mot d’Hugo sur la
destinée est celui de Platon dans la République : ϴεὸς ἀναίτιος.
I. — Dans son poème intitulé Religions et religion, Hugo expose
d’abord éloquemment les objections faites à Dieu par la « philosophie de la
négation » :
Puis Hugo répond en énumérant les conséquences morales qu’on peut
tirer, à l’en croire, du système matérialiste :
Hugo préférerait la religion traditionnelle elle-même à tout système qui bannit ainsi
du monde l’élément moral. Mais ce ne sont pas les religions, selon lui, ni leurs prêtres
qu’il faut consulter ; car on ne peut donner une forme à l’absolu. Toute religion est
« un avortement du rêve humain » devant l’être et « devant le firmament ». Le dogme,
quel qu’il soit, juif ou grec, rapetisse à sa taille le vrai et l’idéal, la lumière et
l’azur : « il coupe l’absolu sur sa brièveté. »
Et pourtant il faut une croyance à l’humanité,
Mais une croyance n’est pas un dogme :
Par cela même que le dogme est arrêté, immuable, mort, il est une injure à Dieu et un
réel blasphème :
Au-dessus des prêtres et des mythologues, Hugo place les ascètes, qui, perdus dans la
contemplation de l’invisible, se sont mis directement en face de l’énigme sacrée du
monde. Ce sont les vrais prédécesseurs des philosophes :
Enfin, au-dessus des prêtres et des ascètes est le philosophe, qui trouve dans sa
conscience même et l’idée de Dieu et la loi divine.
Il est
, puisque je vais le
front haut ; puisqu’un maître
On se rappelle l’éloquente apostrophe au prêtre dans l’Année
terrible :
Hugo s’en tient donc à la philosophie, mais à une philosophie qui n’exclut ni
l’adoration, ni l’amour, ni même la prière. La force principale de l’homme, dit-il,
c’est l’amour : « Nous ne comprenons ni l’homme comme point de départ, ni le progrès
comme but, sans ces deux forces qui sont les deux moteurs : croire et aimer179. »
La foi même provient de l’amour, et c’est pour cela que la vraie et fibre foi est
nécessaire à l’homme. « L’homme vit d’affirmation plus encore que de pain. » Mais la foi
n’en reste pas moins toujours au second rang, après l’amour, après la volonté aimante.
Aimer, c’est vouloir, et vouloir est l’essentiel : « Croire n’est que la deuxième
puissance ; vouloir est la première. Les montagnes proverbiales que la foi transporte ne
sont rien à côté de ce que fait la volonté181. »
« L’âme qui aime et qui souffre est à l’état sublime
183. » Aimer, voilà le
vrai lien des êtres, voilà ce qui change le monde en une société infinie :
Aimer, « voilà la seule chose qui puisse occuper et remplir l’éternité184. » La prière, c’est l’élan de
l’amour et en même temps de la pensée vers un mystère qui est conçu comme le mystère
même du bien final : « Etre impuissant, c’est une force. En présence de nos deux grandes
cécités, la destinée et la nature, c’est dans son impuissance que l’homme a trouvé le
point d’appui, la prière… La prière, énorme force propre à l’âme, est de même espèce que
le mystère185. »
Dans une de ses visions, Hugo personnifie l’ange de la prière :
Il y a, selon Hugo, « le labeur visible et le labeur invisible » ; penser, c’est agir :
— « Les bras croisés travaillent, les mains jointes font. Le regard au ciel est une
œuvre. Les esprits irréfléchis et rapides disent : — A quoi bon ces figures immobiles du
côté du mystère ? à quoi servent-elles ? qu’est-ce qu’elles font ? — Hélas ! en présence
de l’obscurité qui nous environne et qui nous attend, ne sachant pas ce que la
dispersion immense fera de nous, nous répondons : Il n’y a pas d’œuvre plus sublime
peut-être que celle que font ces âmes. Et nous ajoutons : il n’y a peut-être pas de
travail plus utile. Pour nous, toute la question est dans la quantité de pensée qui se
mêle à la prière. Nous sommes de ceux qui croient à la misère des oraisons et à la
sublimité de la prière187. »
On connaît les paroles d’adoration que Victor Hugo lui-même a prononcées dans le livre
consacré à sa fille :
Il doit voir peu de
temps tout ce que ses
yeux voient
;
Puisque ces choses sont
, c’est qu’il faut qu’elles soient
;
II. — Quand on s’est familiarisé avec les idées philosophiques de Victor Hugo, — ce
poète « sans idées », — alors, et alors seulement bien des pièces, dont on ne faisait
que sentir vaguement la beauté ou la sublimité, prennent tout leur sens, produisent la
plénitude de leur effet esthétique. Rappelez-vous, par exemple, ces vers célèbres, mais
si diversement sentis et appréciés : Ibo.
Dès ces premiers vers le simple critique littéraire, tout en admirant le mouvement de
l’ode, murmurera peut-être : « grandes épithètes, images obscures et incohérentes ; »
mais le philosophe, lui, retrouve toute une doctrine sous chaque mot : « l’insondable au
mur d’airain », c’est l’inconnaissable de la métaphysique, qui ferme et mure pour
l’intelligence le mystère du monde ; « l’obscurité formidable du ciel
serein », c’est une allusion à la doctrine propre du poète sur le jour et la
nuit, le jour étant aussi obscur en soi que la nuit même. Sous les clartés du dehors, ce
que le poète veut découvrir, ce sont les clartés de l’intelligence, les vérités, que le monde physique, au moment même où il semble les faire éclater
aux yeux, enfouit et dérobe. Ce ciel infini, embrasé de lumière, c’est pour l’esprit la
nuit même. Ce tabernacle du firmament, c’est le suaire sous lequel l’âme cherche en vain
à découvrir non plus les lois physiques et mathématiques, mais les
vraies lois du monde moral, qui semblent ensevelies dans la mort.
On sait que l’ombre, pour Hugo, c’est toujours la matière, sphère du
mal, devant laquelle la pensée de l’homme se fait « sombre » elle-même. Mais la pensée a
des ailes, des ailes « au vol profond », et elle s’élancera à la conquête du ciel.
Toutes les Vérités, comme autant de constellations du firmament moral, vont lui
apparaître l’une après l’autre ; toutes les divinités de l’âme vont surgir, chacune avec
son « attribut », et les ailes du poète nous transportent dans cet Olympe nouveau.
Un critique distingué189 a dit au sujet de ces
strophes : « Voilà qui est bien, mais il faudrait définir un peu tout cela d’une
indication rapide au moins, parce que ce sont choses qui ne vont point de soi ensemble,
et que les hommes ont opposé quelquefois la raison à la foi, le droit à l’idéal, la
beauté à la raison et la justice à l’amour. » Ainsi vous demandez au poète des
définitions philosophiques, une dissertation en vers, et vous ne voyez pas que Victor
Hugo a réellement défini comme il le devait, « d’une indication rapide », chacune des
vérités du monde moral : — la beauté est sainte, parce qu’elle est, comme : il l’a dit
ailleurs, la « forme que Dieu donne à l’absolu » ; l’idéal qui germe chez les souffrants, parce que c’est la douleur même qui nous
fait concevoir et entrevoir à travers nos larmes, par-delà ce mondevisible, un monde
invisible et meilleur ; et non seulement elle nous le fait concevoir, mais elle le fait
germer en nous et éclore. L’idéal rend « les esprits fermes », parce qu’il leur montre
un but et leur donne une loi ; il rend « les cœurs grands » parce qu’il leur communique
la force de l’espérance. Nous doutons qu’une définition métaphysique valût cette
condensation poétique d’idées et de sentiments ? De ce monde où l’on souffre le poète
relève nos yeux vers le ciel, et il nous y montre la Foi, ceinte d’un
cercle d’étoiles. Puis, c’est le Droit, défini philosophiquement en trois mots :
« bien de tous ; » enfin la dernière divinité, celle qui se voile, celle qui est si
loin de régner parmi les hommes, surtout à l’époque où le poète écrivait ses Contemplations, — c’est la Liberté. Mais en vain
l’étoile se dérobe derrière le nuage, le poète ira vers elle :
Cet oiseau symbolique ne désigne plus seulement la pensée individuelle du poète ; il
représente la pensée humaine ou plutôt l’esprit, qui fait de tout
homme un voyant capable de deviner l’énigme et de dire : la vraie loi,
la vraie clarté du monde, c’est la justice.
La pure science en effet, alors qu’elle paraissait éclairer les choses, n’a fait que
les assombrir pour les yeux de l’âme ; et cependant elle est le premier et nécessaire
degré de toute ascension vers l’infini :
On se sent entraîné comme malgré soi dans les espaces par l’oiseau d’Amos et de saint
Marc. C’est à la fois l’emportement et la sûreté du vol. La forme même de la strophe
exprime les deux choses : quand un premier vers vous a soulevé comme dans un enlèvement
aérien, le second, plus court, vous donne le sentiment d’un but touché. Puis le vol
reprend, reprend sans cesse, et il semble qu’il ne s’arrêtera jamais : chaque vers a la
rapidité d’un coup d’aile, l’éblouissement d’une vision.
Les préjugés et la réaction contre Hugo sont aujourd’hui une mode si tyrannique pour
les littérateurs, que des esprits à portée philosophique et au courant des systèmes,
comme MM. Brunetière et Scherer, ou M. Faguet, ou M. Hennequin, prévenus contre le
poète, persuadés d’avance qu’il doit divaguer des qu’il ouvre la bouche, ne veulent plus
même essayer de comprendre ce qu’il dit de profond190. Toute idée
d’Hugo doit être un lieu commun, c’est chose arrêtée d’avance. En revanche, quand le
lieu commun vient de Lamartine, on ne lui fait plus aucun reproche, et même on s’efforce
d’y voir des profondeurs. Un homme d’esprit s’est amusé à résumer comme il suit les
pièces d’Hugo : — « On s’amuse et la mort arrive (Noces et festins) ;
Nous allons tous à la tombe (Soirée en mer) ; Il faut être charitable
pour gagner le ciel (Pour les pauvres) ; Le bonheur pour les jeunes
filles est dans la vertu (Regard jeté dans une mansarde) ; L’amour n’a
qu’un temps, mais on s’en souvient toujours avec plaisir (Tristesse
d’Olympio), etc.191. » On pourrait
ainsi parodier et ramener à de pures banalités bien des pages célèbres non seulement de
Bossuet, qui a en effet la sublime éloquence du lieu commun, mais de Pascal et de maint
philosophe. — L’infiniment petit n’est pas moins insondable que l’infiniment grand (le Double Infini) ; L’homme est faible par le corps, mais puissant par
la pensée (le Roseau pensant) ; Si la pensée est plus grande que la
matière, l’amour est plus grand encore que la pensée (les Trois
Ordres), etc. Même pour Descartes : — Il est difficile de douter de sa propre
existence (cogito, ergo sum) ; Où aurions-nous pu prendre l’idée d’un
être parfait s’il n’y avait en nous qu’imperfection ? — Spinoza : Dieu est
partout, Dieu est en tout, — et ainsi de suite. Si la Tristesse
d’Olympio se résume en cette vérité de la Palisse : « L’amour n’a qu’un temps,
mais on s’en souvient toujours avec plaisir ; » on peut résulter de même le Lac de
Lamartine : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment, chagrin d’amour dure toute la vie. »
— Même le Moïse de Vigny : « Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux. » Le Mont des Oliviers de Vigny, comme le Désespoir de
Lamartine : Le mal et la douleur ne sont pas faciles à concilier avec la divine
Providence. Et Byron : « Tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. » —
Même les poèmes des philosophes conscients et raisonnés, comme Sully-Prudhomme : —
L’homme ne peut se résoudre à ne pas espérer (les Danaïdes) ; Les âmes
délicates sont faciles à froisser (le Vase brisé) ; On serait heureux
de retrouver dans une autre vie ceux qu’on a perdus (les Yeux) ; Les
hommes travaillent l’un pour l’autre : il se faut entr’aider, c’est la loi de nature
(le Rêvé) ; Les aéronautes sont des hommes courageux, qui se
munissent de baromètres et qui font à leurs dépens des expériences de physique (le Zénith)192. — C’est un lieu commun aussi que de vivre, d’être
homme : tous nous faisons tour à tour les mêmes réflexions ; cependant, pour chacun de
nous, elles sont neuves, imprévues. Nos souffrances ne sont point émoussées par ce fait
qu’elles ont été les souffrances de ceux qui ont vécu avant nous ; par contre, pas une
de nos joies ne sera déflorée par les joies toutes pareilles de nos pères endormis. Que
la vie soit une, se répète indéfiniment, voilà un lieu commun aussi vieux que la vie
même. Seulement, à cette vie immuable, à ses bonheurs et à ses tristesses nous
apportons, pour les faire nôtres, cette nuance indéfinissable qui est la personnalité.
Le poète est celui en qui s’accuse cette façon toute particulière de sentir, et qui se
trouve prêter ainsi aux lieux communs, à l’éternelle vie, la fraîcheur et la nouveauté
de ce qui passe. Tout, dans la poésie, est donc lieu commun ou tout est original selon
la façon dont on l’interprète. Les grandes idées morales et philosophiques ont beau se
transformer sans cesse, après chacune de leurs métamorphoses ou les retrouve toujours
les mêmes en leur fond, mais avec quelque charme subtil de plus : elles sont comme cette
belle de la légende métamorphosée en jasmin, qui, reprenant sa forme première, conserva
pourtant le parfum de la fleur. Les descriptions mêmes de la nature, dans Hugo, ont été
accusées de lieu commun. A en croire M. Brunetière, Victor Hugo, fils d’un soldat,
traîné de ville en ville dans les bagages de son père, a pu chanter indifféremment ses
« Espagnes », ou plus tard la maison de la rue des Feuillantines ; il n’a pas eu de
« patrie locale, et à peine un foyer domestique. » Hugo n’a vu la Nature « qu’avec les
yeux du corps, en touriste ou en passant ; l’on peut, même douter s’il l’a comprise et
aimée, autrement qu’en artiste. » Lamartine, au contraire, « l’a vue avec les yeux, de
l’âme, l’a aimée jusqu’à s’y confondre, quelquefois même jusqu’à s’y perdre, et l’a
aimée tout entière. » Lamartine est donc chez nous « le poète de la nature, le seul
peut-être que nous ayons, en tout cas le plus grand, et il l’est pour n’avoir pas appris
à décrire la nature, mais pour avoir commencé par la sentir. » — Ainsi Hugo, n’ayant pas
été élevé dans une maison de campagne, n’a pas dû sentir la nature ! A Jersey, par
exemple, où ce touriste est resté dix-sept ans il n’a pas senti la sublimité de
l’océan ; et il ne l’a pas rendue, ni dans les Contemplations, ni dans
les Travailleurs de la mer. Enfin, lui qui a tout représenté de la
nature, il n’a pas été un « poète de la nature ». Même partialité quand il s’agit
d’apprécier la vérité des sentiments affectueux chez Lamartine et chez Hugo. « Car, dit
encore M. Brunetière, il y a de la rhétorique dans la Tristesse
d’Olympio : il y a de la littérature jusque dans le Souvenir de
Musset : — deux vers de Dante, quatre lignes de Diderot, une invocation à Shakespeare ;
— mais il n’y a pas trace de littérature dans le Lac, pas ombre
seulement de rhétorique, et c’est ce qui en fait la suprême beauté. » Pas trace de
littérature ni ombre de rhétorique dans :
Et la
voix qui m’est chère
Les apostrophes au lac : — « Regarde », « t’en souvient-il ? », la prosopopée au Temps, — le « rivage charmé », le « flot attentif », « gardez, belle
Nature, au moins le souvenir » ; — tout cela n’est pas de la littérature, et même de la
littérature usée ? La pensée du Lac est la pensée épicurienne d’Horace sur la fuite des
jours : « Hâtons-nous, jouissons », qui est assez mal fondue avec l’idée de l’océan des
âges, et avec le sentiment moderne de l’amour. Quand un critique est si sévère pour
l’un, comment est-il si indulgent pour l’autre ? Soyons plutôt sympathique à tous.
« Jusque dans les belles pièces des Contemplations que Victor Hugoa
consacrées à la mémoire de sa fille, on sent, ajoute M. Brunetière, l’arrangement et
l’apprêt :
Quel apprêt y a-t-il dans l’expression de cette vérité que, tout d’abord, une grande
douleur ne peut rien voir en dehors d’elle, rien penser de ce qui
n’est pas elle, rien regarder de la nature, de cette nature souriante
qui lui semble une ironie ? Quand la douleur se calme, alors, et alors seulement on peut
examiner en soi « les vérités profondes », on peut regarder hors de soi « les fleurs du
gazon » ; — et cela, sans songer à la tombe, elle aussi recouverte de fleurs, sans
détourner avec horreur ses yeux de ce printemps lumineux du dehors qui fait contraste
avec l’hiver du dedans.
La diversité de jugements portés sur Hugo tient en grande partie à la diversité et à la
complexité de l’œuvre du poète. Pour comprendre Musset, il suffit presque d’avoir aimé ;
pour comprendre Lamartine, il suffit, bien souvent, d’avoir rêvé au clair de lune,
tantôt avec douceur, tantôt avec tristesse. C’est une chose autrement complexe que de
pénétrer le génie d’Hugo. Pour saisir sa richesse de coloris, il faudra pouvoir sentir
Chateaubriand, Flaubert ; pour comprendre la sonorité de son langage, il faudra
apprécier les artistes de mots comme ce même Flaubert, Théophile Gautier, nos
Parnassiens ; seulement, sous les mots, il y a très souvent des idées élevées et
profondes, tandis que sous les vers ciselés des Parnassiens, il n’y a rien. Pour saisir
enfin toute la force de certaines formules, ce n’est pas trop d’être quelque peu
philosophe. Il y a sans doute bien des artifices de composition dans ses romans et ses
drames ; pourtant, dans les scènes particulières, dans les épisodes détachés de
l’ensemble factice, il possède un sens du réel et arrive à une puissance lyrique dans la
reproduction exacte de la vie que Zola, dans ses bonnes pages, a seul atteinte. Les
admirateurs de Zola pourraient même, dans ces moments-là, comprendre Victor Hugo, si, à
côté du il réaliste, n’y avait en lui un idéaliste aussi ailé que l’Ariel de Renan.
D’autre part, il faudrait des écrivains accoutumés à l’analyse des Stendhal et des
Balzac, pour saisir la finesse ou la profondeur de certaines observations psychologiques
répandues en masse dans l’œuvre de V. Hugo et telles que celle-ci : « Comme le souvenir
est voisin du remords193 ! » Jusque dans celles de leurs œuvres où ils paraissent le
plus abstraits d’eux-mêmes, les auteurs restent tout enveloppés de leur personnalité,
dont la force a précisément fait leur génie. Cette personnalité peut ne s’affirmer nulle
part, elle s’échappe de partout ; subtile comme une atmosphère, elle se dégage des
moindres pensées, de l’arrangement et du choix même des mots. De là, chez le lecteur,
ces antipathies ou ces sympathies qui ne se formulent pas toujours, mais qui n’en sont
pour cela que plus fortes ; de là, parfois, ce mauvais vouloir apparent de toute une
génération pour un poète, quelque grand qu’il soit d’ailleurs, au moment où il cesse de
représenter exactement l’état intellectuel et moral d’une époque. Nous sommes trop près
des romantiques pour ne pas nous répandre en protestations contre leurs défauts,
d’autant plus grands à nos yeux que nous craignons presque d’y tomber encore ; notre
esprit est en réaction trop directe avec le leur pour que nous puissions clairement
démêler le vrai du factice dans l’art romantique, pas plus d’ailleurs que nous ne
saurions apprécier dans une exacte mesure les exagérations de l’art contemporain. Ce
qu’on pourrait appeler le dogmatisme optimiste de Victor Hugo est en opposition trop
marquée avec le dogmatisme pessimiste de nos poètes pour qu’une conciliation puisse
s’opérer dans la plupart des esprits : on ne veut ni comprendre, ni jeter de pont entre
l’uneet l’autre rive d’un même courant, entre deux conceptions différentes de l’esprit
humain au sujet du monde. Cette sérénité de Victor Hugo reparaissant toujours après tous
les orages, comme la cime d’un mont se dégage sans cesse des nuages amoncelés, nous
étonne un peu, nous glace presque : pour les générations, comme pour les hommes, il est
des heures où le calme de l’immuable nature n’apaise pas, où la pensée assez maîtresse
d’elle-même pour monter toujours vers les régions immobiles du grand ciel semble aussi
loin de nous que la Nature, que le ciel lui-même, et nous restons indifférents, hostiles
quelquefois. Ces impressions ne durent pas ; un beau vers aussi bien qu’un beau paysage
ne reste pas longtemps incompris.
I. — Pour apprécier, par l’exemple d’un grand poète, l’influence morale et sociale que
peut exercer la poésie, il nous reste à marquer en quelques traits la façon dont Hugo
lui-même comprit sa « mission ». Et d’abord, on peut dire du cœur du poète ce que Mlle
Baptistine disait de la maison de Mgr Myriel, ouverte à tous : « Le diable peut y
passer, mais le bon Dieu l’habite. » On serait un peu surpris de voir appliquer à
l’auteur d’Othello et de Macbeth l’épithète de bon ; de même on ne peut dire que Gœthe, avec son intelligence
scientifique et sereine, soit bon, ni Balzac, avec sa psychologie un peu sombre et
prévenue : ce sont des observateurs, des artistes qui représentent avec exactitude,
quelquefois avec dégoût, la comédie humaine ; ils savent exciter la pitié pour tel ou
tel personnage donné, mais ce n’est point ce sentiment large et paternel, cette pitié
profonde pour toute misère humaine qui finit par dominer l’œuvre de Victor Hugo. Cette
bonté de cœur ne s’est point fait jour tout de suite ; le tempérament premier de Victor
Hugo était violent et passionné ; ses toutes premières œuvres ne peignent que lutte,
coups d’épée, chocs de toutes sortes, y compris les chocs des rimes et des couleurs.
Dans les Orientales, il se montre généreux, — la poésie ne va pas sans
la générosité du cœur ; — mais c’est une générosité batailleuse et un peu farouche ; la
violence reste le caractère dominant du poète, puisqu’il aura assez de colère pour
remplir l’interminable livre des Châtiments. Ce n’est que dans l’exil,
la solitude, le malheur (il perdit sa fille) que se dégagent cette bonté qui s’étend à
toute chose, cette douceur où tout s’éteint :
On peut appliquer à Hugo ce qu’il dit d’un de ses personnages : « La mansuétude
universelle était moins chez lui un instinct de nature que le résultat d’une grande
conviction filtrée dans son cœur à travers la vie et lentement tombée en lui pensée à
pensée. » — « Il est de ces âmes, a-t-il dit encore, où la pensée est si grande qu’elle
ne peut plus être que douce195. » Il est « de ces êtres bienveillants qui progressent en sens
inverse de l’humanité vulgaire, que l’illusion fait sages et que l’expérience fait
enthousiastes196. » C’est ainsi, et dans son progrès, qu’il faut voir V. Hugo pour le
juger. Cette bienveillance finale est le fond de sa morale même, de sa morale sociale,
qui pourrait se résumer en cette formule : identité de la fraternité et de la
justice.
Sur ce qu’il est et sur ce que nous sommes
;
La pitié suprême, qui est en même temps la suprême justice, c’est le pardon universel,
c’est l’amour s’étendant à tous les misérables, malheureux ou
méchants. Cette pitié, l’homme n’a pu la mettre ni dans ses lois, ni dans ses
institutions sociales : c’est ce qui fait l’injustice fondamentale de notre justice.
Humanité, selon Hugo, c’est identité. « Tous les hommes sont la même argile. Nulle
différence, ici-bas du moins, dans la prédestination199. » Hugo revient plus d’une fois sur cette identité
profonde des hommes, qui, pour lui comme pour Schopenhauer, est l’origine métaphysique
de la pitié et de la fraternité. « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à
lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la
destinée est une… Hélas ! quand je parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le
sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi
200 ! » — Si les hommes
sont semblables dans leur humaine essence, « d’où vient donc le deuil, d’où sort le
vice ? » — « De l’ignorance », répond Hugo. C’est « l’exiguïté d’intelligence » qui rend
mauvais, car
Il y a un point « où les infortunés et les infâmes se mêlent et se confondent dans un
seul mot, mot fatal, les misérables202… » Il faut toujours « voir le chemin par où la faute a
passé ». D’ailleurs, « toute chute est une chute sur les genoux, qui peut s’achever en
prière203. » Ne maudissons donc
personne : « La malédiction » n’est qu’une forme de la « haine ». C’est la haine qui
« punit », et qui « damne », qui emploie à maudire la bouche même des poètes et des
sages, et qui, si elle pouvait
n’en ferait que l’anneau d’une chaîne. Mais la haine, à son tour, se résout en
souffrance : « Je souffre, je juge. » « Le grand sanglot tragique de l’histoire », qui
aboutit à l’indignation, devrait plus logiquement aboutir à la pitié, à la pitié non
seulement pour le mal, mais pour le méchant, à la « pitié suprême. »
Hugo dit quelque part :
et ce sera en effet le dernier résultat de la bonté triomphante dans l’univers, de la
bonté embrassant à la fin les méchants eux-mêmes :
Lui dira
: « C’est donc toi
! »
Les Contemplations se terminent dans l’hymne de pardon et
d’apaisement le plus sublime que notre poésie ait jamais chanté :
II. — Hugo n’a rien du scepticisme politique de Beyle, pas plus que de son indépendance
à l’égard de toute foi religieuse. Il n’a pas non plus le sentiment aristocratique et un
peu dédaigneux de Balzac. En politique comme en métaphysique, c’est un croyant, un
enthousiaste, ainsi que les Lamennais, les Michelet, les Carlyle, les Parker, les
Emerson. Il est à remarquer que les écrivains sceptiques, comme Voltaire, Stendhal,
Mérimée, au style froid, clair, sarcastique, vieillissent moins que les autres. Celui
qui affirme un peu trop est sûr que sa foi sera trouvée naïve par ceux qui viendront
après lui ; sur certains points, inévitablement, il les choquera ou les fera sourire.
Celui qui raille, au contraire, sera compris de tous ; en revanche, il sera peu aimé,
car il n’aura fait naître aucune émotion profonde : s’il plaît à l’esprit, il le paiera
en devenant incapable de prendre les cœurs. Hugo eut une foi profonde dans la réalité du
progrès social :
Nous l’aurons
. Nous l’avons
! car c’est déjà l’avoir
,
On se rappelle encore les vers d’Ibo.
Le symbole devenu classique du « semeur », s’agrandissant, finit par embrasser
l’humanité et le monde :
Hugo eut une confiance excessive et enfantine dans la force du peuple pour réaliser le
progrès social ; il eut pour le peuple, comme Michelet, une pitié immense, et la pitié,
de même que l’amour dont elle est faite, aveugle parfois. Pour comprendre certaines de
ces naïvetés généreuses, il faut pouvoir comprendre l’étrange baiser mystique posé sur
les pieds d’une prostituée par tel personnage d’un grand romancier russe contemporain.
S’il est des naïvetés qui font sourire, il en est qui peuvent aussi faire pleurer.
L’enthousiasme est une chose sans prix, et si, dans tout enthousiasme humain, il y a
toujours une part destinée à se flétrir, il y a aussi, plus qu’en tout le reste, une
part de force vive impérissable : ce qui est chaud reste toujours jeune, et, quoique la
flamme vacille, nul objet au monde ne vaut une flamme.
Hugo affirme avec Spencer que « l’éclosion future du bien-être universel est un
phénomène divinement fatal », et il s’imagine, en poète, que « cette éclosion est
prochaine207 » ! « Je suis de ceux qui pensent et espèrent qu’on peut supprimer la
misère », disait-il à l’Assemblée législative. « Amoindrir le poids du fardeau individuel en accroissant la notion du but universel, limiter la
pauvreté sans limiter la richesse, … en un mot, faire dégager à
l’appareil social, au profit de ceux qui souffrent et de ceux qui ignorent, plus de
clarté et plus de bien-être, c’est là la première des obligations fraternelles, c’est là
la première des nécessités politiques208. » Il faut pour cela, selon lui, « 1° démocratiser la
propriété, non en l’abolissant, mais en l’universalisant, de façon que tout citoyen sans
exception soit propriétaire ; 2° mêler l’enseignement gratuit et obligatoire à la
croissance de l’enfance et faire de la science la base de la virilité, développer les
intelligences tout en occupant les bras209 ». Mais, pour réaliser cet idéal, Hugo n’a foi ni dans le
communisme, ni dans le nihilisme contemporain, dont il avait mis, dès 1862, une formule
frappante dans la bouche du bandit Thénardier : « L’on devrait prendre la société par
les quatre coins de la nappe et tout jeter en l’air ! tout se casserait, c’est possible,
mais au moins personne n’aurait rien, ce serait cela de gagné210. » Le communisme et la loi agraire croient résoudre le
problème de la distribution des richesses : — « Ils se trompent, dit Hugo, leur
répartition tue la production. Le partage égal abolit l’émulation, et par conséquent le
travail. C’est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu’il partage211. » Hugo admet
d’ailleurs une sorte de droit moral au travail : « Le travail ne peut être une loi sans
être un droit212. »
C’est-à-dire que la loi sociale, « restreignant l’activité de chacun par le respect du
droit d’autrui et lui permettant de se développer non dans le sens de la déprédation,
mais uniquement dans le sens du travail personnel, admet implicitement l’universelle
possibilité de ce travail ; le devoir de justice suppose ainsi le pouvoir de
travailler ». Mais, tout en s’imaginant que la société future reconnaîtra, sous une
forme ou sous une autre, le droit au travail, Hugo avoue que cette réforme est une des
« dernières et des plus délicates à entreprendre. » — Ajoutons que le manque de travail,
loin d’être le facteur essentiel de la misère, n’y entre que comme un élément minime, un
dixième environ ; parmi les assistés de tous pays, dix pour cent seulement le sont pour
cause de chômage. Il est probable que le meilleur moyen de rendre le travail possible
pour tous, c’est « de le rendre partout libre » ; l’initiative individuelle et la
charité privée feront le reste213.
Les œuvres inédites de Victor Hugo contiennent des pages dignes de Montesquieu sur les
effets sociaux du luxe et sur le peuple : « Le luxe est un besoin des
grands Etats et des grandes civilisations ; cependant il y a des heures où il ne faut pas que le peuple le voie… Quand on montre le luxe au peuple
dans des jours de disette et de détresse, son esprit, qui est un esprit
d’enfant, franchit tout de suite une foule de degrés ; il ne se dit pas que ce
luxe le fait vivre, que ce luxe lui est utile, que ce luxe lui est nécessaire ; il se
dit qu’il souffre et que voilà des gens qui jouissent ; il se demande pourquoi tout cela
n’est pas à lui, il examine toutes ces choses, non avec sa pauvreté qui a besoin de
travail et par conséquent besoin des riches, mais avec son envie. Ne croyez pas qu’il
conclura de là : — Eh bien ! cela va me donner des semaines de salaires et de bonnes
journées. — Non, il veut, lui aussi, non le travail, non le salaire, mais du loisir, du
plaisir, des voitures, des chevaux, des laquais, des duchesses. Ce n’est pas du pain
qu’il veut, c’est du luxe. Il étend la main en frémissant vers toutes ces réalités
resplendissantes qui ne seraient plus que des ombres s’il y touchait. Le jour où la
misère de tous saisit la richesse de quelques-uns, la nuit se fait, il n’y a plus rien,
rien pour personne. Ceci est plein de péril. Quand la foule regarde les riches avec ces
yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu’il y a dans tous les cerveaux, ce sont des
événements. » Victor Hugo, ici, a le courage de regarder le péril en face : « Les
riches, écrit-il, sont en question dans ce siècle comme les nobles au siècle dernier. »
Et il a aussi le courage de montrer la vanité des revendications dont il parle : ce
n’est pas la pauvreté, c’est « l’envie » qui les dicte, et c’est à la richesse que la
pauvreté s’en prend, sans se douter que, la richesse supprimée, « il n’y a plus rien
pour personne214. »
En 1830, il avait eu une idée fort juste sur la nécessité d’instruire le peuple avant
de lui donner le droit de suffrage. « Les droits politiques doivent, évidemment aussi,
sommeiller dans l’individu, jusqu’à ce que l’individu sache clairement ce que c’est que
des droits politiques, ce que cela signifie, et ce que l’on en fait. Pour exercer, il
faut comprendre. En bonne logique, l’intelligence de la chose doit toujours précéder
l’action sur la chose. » Et il ajoutait : — « Il faut donc, on ne saurait trop insister
sur ce point (en 1830), éclairer le peuple pour pouvoir le constituer un jour. Et c’est
un devoir sacré pour les gouvernements de se hâter de répandre la lumière dans ces
masses obscures où le droit définitif repose. Tout tuteur honnête presse l’émancipation
de son pupille… La Chambre… doit être le dernier échelon d’une échelle dont le premier
échelon est une école. » Il s’imagine que toute brutalité « se fond au feu doux des
bonnes lectures Humaniores litterae « quotidiennes. » Il faut faire
faire au peuple ses hu-manités. Ne demandez pas de droits pour le peuple tant que le
peuple demandera des têtes215. »
Après les événements de l’année terrible, il exprime de nouveau
éloquemment le droit de l’individu devant les masses :
Le
droit est au-dessus de tout
;
D’ailleurs, tout en protestant ainsi au nom du droit, il n’en pardonne pas moins
toujours au nom de la pitié :
Après avoir montré comment
Il ajoute ce vers admirable :
Pour lui, le remède aux révolutions n’est pas la sévérité de la répression, mais la
fraternité en haut et l’instruction en bas. . . .
Malheureusement, « il y a toujours plus de misère en bas que de fraternité en haut219. »
Que fûmes-nous pour eux avant cette heure
sombre ?
Pex urbis, s’écrie Cicéron en parlant du peuple ; mob, ajoute Burke indigné ! Hugo leur répond : — « Tourbe, multitude, populace ;
ces mots-là sont vite dits. Mais soit. Qu’importe ? qu’est-ce que cela me fait qu’ils
aillent pieds nus ? Ils ne savent pas lire ; les abandonnerez-vous pour cela ? leur
ferez-vous de leur détresse une malédiction ? la lumière ne peut-elle pénétrer ces
masses ? Revenons à ce cri : Lumière ! et obstinons-nous-y ! Lumière ! lumière… Ces
pieds nus, ces bras nus, ces haillons, ces ignorances, ces abjections, ces ténèbres
peuvent être employés à la conquête de l’idéal… Ce vil sable que vous foulez aux pieds,
qu’on le jette dans la fournaise, qu’il y fonde et qu’il y bouillonne, il deviendra
cristal splendide ; et c’est grâce à lui que Galilée et Newton découvriront les
astres. » Hugo conclut que « les deux premiers fonctionnaires de l’Etat, c’est la
nourrice et le maître d’école221. » Il se persuade que « l’éducation sociale bien faite peut
toujours tirer d’une âme, quelle qu’elle soit, l’utilité contient qu’elle222 ». Un jour, dit-il en parlant d’un de ses
héros, « il voyait des gens du pays très occupés à arracher des orties ; il regarda ce
tas de plantes déracinées et déjà desséchées, et dit : — C’est mort. Cela serait
pourtant bon si l’on savait s’en servir. Quand l’ortie est jeune, la feuille est un
légume excellent ; quand elle vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le
chanvre et le lin. La toile d’ortie vaut la toile de chanvre… C’est du reste un
excellent foin qu’on faucher peut deux fois. Et que faut-il à l’ortie ? Peu de terre,
nul soin, nulle culture… Avec quelque peine qu’on prendrait, l’ortie serait utile ; on
la néglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d’hommes ressemblent à l’ortie !
— Il ajouta après un silence : Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes, ni
mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs223. »
Malgré son esprit chimérique, Hugo a sur l’histoire quelques vues justes : « Les
historiens qui n’écrivent que pour briller, dit-il, veulent voir partout des crimes et
du génie ; il leur faut des géants, mais leurs géants sont comme les girafes, grands par
devant et petits par derrière. En général, c’est une occupation amusante de rechercher
les véritables causes des événements ; on est tout étonné en voyant la source du
fleuve ; je me souviens encore de la joie que j’éprouvai, dans mon enfance, en enjambant
le Rhône… — Ce qui me dégoûte, disait une femme, c’est que ce que je vois sera un jour
de l’histoire. — Eh ! bien, ce qui dégoûtait cette femme est aujourd’hui de l’histoire,
et cette histoire-là en vaut bien une autre. Qu’en conclure ? Que les objets grandissent
dans les imaginations des hommes comme les rochers dans les brouillards, à mesure qu’ils
s’éloignent224. » Napoléon d’une part, la Révolution de
l’autre, étaient deux types épiques, l’un individuel, l’autre collectif, qui devaient
s’imposer naturellement à l’imagination d’un poète, mais ces deux types grandirent dans
son cerveau, à mesure que son génie même grandissait ; et cette sorte de croissance
invincible a fini par produire des images gigantesques et déformées, en dehors de toute
réalité. Voyez, par exemple, le cri de Vive l’Empereur poussé dans les Misérables à la face du ciel étoile, et certaines pages de Quatre-vingt-treize sur la Révolution. — « Il y a, disait Hippocrate,
l’inconnu, le mystérieux, le divin des maladies, quid divinum. » Ce
qu’il disait des maladies. Hugo le dit des révolutions225. Il
eut le tort de partager ce que la critique anglaise a appelé la vue
mystique et surnaturelle de la Révolution française. Comme Michelet, il était
porté à adorer le peuple ; mais adorer n’est pas flatter, et on ne peut confondre un
rêveur avec un courtisan vulgaire226. Hugo dit d’un de ses héros, M. Mabeuf, que ses habitudes
d’esprit avaient le va-et-vient d’une pendule. Une fois monté par une illusion, il
allait très longtemps, même quand l’illusion avait disparu. « Une horloge ne s’arrête
pas court au moment précis où on en perd la clef. » Le peuple est tout à fait comparable
à M. Mabeuf, et Hugo lui-même au peuple : ni les uns ni les autres n’ont su arrêter à
temps leurs illusions. Pourtant, chose remarquable, ce partisan idolâtre de la
Révolution n’a jamais été en fait un révolutionnaire. « Supprimer est mauvais, dit-il.
Il faut réformer et transformer227. » « N’apportons point la flamme là où la lumière suffit. »
« Il faut que le bien soit innocent228. »
Selon Hugo, dans notre société, c’est la femme et l’enfant qui souffrent le plus.
— « Qui n’a vu que la misère de l’homme n’a rien vu, il faut voir la misère de la
femme ; qui n’a vu que la misère de la femme n’a rien vu, il faut voir la misère de
l’enfant. » On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne ; c’est une
erreur, répond Hugo : il existe toujours ; « mais il ne pèse plus que sur la femme, et
il s’appelle prostitution. » Qui a vu les bas-reliefs de Reims se souvient du gonflement
de la lèvre inférieure des vierges sages regardant les vierges folles. « Cet antique
mépris des vestales pour les ambubaïes, dit Hugo, est un des plus profonds instincts de
la dignité féminine230… » Quand
il parle de la hardie fille des rues, Eponine : « Sous cette hardiesse, dit-il, perçait
je ne sais quoi de contraint, d’inquiet et d’humilié. L’effronterie est une honte231 ».
A peu d’exceptions près, toutes les héroïnes de V. Hugo sont peintes dans ces quelques
lignes : « Elle avait dans toute sa personne la bonté et la douceur… pour travail de se
laisser vivre, pour talent quelques chansons, pour science la beauté, pour esprit
l’innocence, pour cœur l’ignorance… Il l’avait élevée plutôt à être fleur qu’à être
femme232. » Hugo
a d’ailleurs compris et admirablement exprimé une des fonctions de la femme : « Ici-bas,
le joli, c’est le nécessaire. Il y a sur la terre peu de fonctions aussi importantes que
celle-ci : être charmant… Avoir un sourire qui, on ne sait comment, diminue le poids de
la chaîne énorme traînée en commun par tous les vivants, que voulez-vous que je vous
dise, c’est divin. » Il a aussi des peintures admirables du dévouement féminin, du
dévouement de chaque jour :
« Etre aveugle et être aimé, c’est en effet, sur cette terre, où rien n’est complet,
une des formes les plus étrangement exquises du bonheur. Avoir continuellement à ses
côtés une femme, une fille, une sœur, un être charmant, qui est là parce qu’elle ne
peut se passer de vous, se savoir indispensable à qui nous est nécessaire, pouvoir
incessamment mesurer son affection à la quantité de présence qu’elle nous donne et se
dire : — puisqu’elle me consacre tout son temps, c’est que j’ai tout son cœur — voir
la pensée à défaut de la figure, constater la fidélité d’un être dans l’éclipsé monde,
percevoir le frôlement d’une robe comme un bruit d’ailes, l’entendre aller et venir,
sortir, rentrer, parler, chanter ; et songer qu’on est le centre de ces pas, de cette
parole, de ce chant ; manifester à chaque minute sa propre attraction, se sentir
d’autant plus puissant qu’on est plus infirme… peu de félicités égalent celle-là. Le
suprême bonheur de la vie, c’est la conviction qu’on est aimé malgré soi-même ; cette
conviction, l’aveugle l’a… Ce n’est point perdre la lumière qu’avoir l’amour. Et quel
amour ! un amour entièrement fait de vertu. Il n’y a point de cécité où il y a
certitude. L’âme à tâtons cherche l’âme, et la trouve. Et cette âme trouvée et prouvée
est une femme.Une main vous
soutient, c’est la sienne ; une bouche effleure votre front, c’est sa bouche ; vous
entendez une respiration tout près de vous, c’est elle. Tout avoir d’elle, depuis son
culte jusqu’à sa pitié, n’être jamais quitté, avoir cette douce faiblesse qui vous
secourt, s’appuyer sur ce roseau inébranlable, toucher de ses mains la Providence et
pouvoir la prendre dans ses bras Dieu palpable, quel ravissement !… Et mille petits
soins. Des riens qui sont énormes dans ce vide. Les plus ineffables accents de la voix
féminine employés à vous bercer, et suppléant pour vous à l’univers évanoui. On est
caressé avec de l’âme. On ne voit rien, mais on se sent adoré233…
Plus d’une observation fine se mêle à tant de divagations qu’on lui a mainte fois
reprochées : « Le premier symptôme de l’amour vrai chez un jeune homme, c’est la
timidité ; chez une jeune fille, c’est la hardiesse. » Une vieille fille, selon lui,
peut bien réaliser l’idéal de ce qu’exprime le mot respectable ;
« mais il semble qu’il soit nécessaire qu’une femme soit mère pour être vénérable234. »
V. Hugo a été un des premiers à attirer l’attention sur les vices de notre régime
pénitentiaire actuel et à montrer que les prisons, telles qu’elles sont actuellement
organisées, constituent de vraies écoles de crime. « Quel nom les malfaiteurs
donnent-ils à la prison ? le collège. Tout un système pénitentiaire
peut sortir de ce mot235. » C’est un homme à la mer ! Le navire ne s’arrête pas, ce navire-là a une
route qu’il est forcé de continuer ; il passe. L’homme disparaît, puis reparaît, il
plonge et remonte à la surface ; sa misérable tête n’est plus qu’un point dans
l’énormité des vagues. Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. « Quel spectre
que cette voile qui s’en va ! Il la regardé… Elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît.
Il était là tout à l’heure, il était de l’équipage, il allait et venait sur le pont avec
les autres… Maintenant, que s’est-il donc passé ? il a glissé, il est tombé, c’est fini…
Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant !
Océan où tombe tout ce laisse tomber que la loi !… Ô mort morale !… » Victor Hugo ne
veut point consentir à cette mort, à cette sorte de damnation sociale. Il ne concède pas
à la loi humaine « je ne sais quel pouvoir de faire ou, si l’on veut, de constater des
démons ». On a comparé Hugo à une force de la nature, en raison de sa puissance
d’imagination ; mais c’était plutôt encore une force de l’humanité. S’il avait pu avoir,
sans préjudice pour son imagination même, une plus complète éducation scientifique et
plus de raison politique, il eût réalisé le type de la plus haute poésie : celle où
toutes les idées métaphysiques, religieuses, morales et sociales, prennent vie et se
meuvent sous les yeux, parlent tout ensemble à l’oreille et au cœur. La mission sociale
de la poésie est à ce prix. Les qualités et les défauts de Victor Hugo en sont, selon
nous, une démonstration éclatante. Sans chercher un but extérieur à elle, sans prétendre
à l’utilité proprement dite, la grande poésie ne saurait pourtant être indifférente au
fond des idées et des sentiments, elle ne saurait être une forme pure : elle doit être l’indivisible union du fond et de la forme
dans une beauté qui est en même temps vérité. Quand elle y atteint, elle a atteint par
cela même sa mission morale et sociale : elle est devenue une des plus hautes
manifestations de la sociabilité dans le monde spirituel et une des principales forces
qui assurent le progrès humain. Le vrai poète, a dit Ronsard, doit être « épris
d’avenir ». Il est des génies qui nous arrêtent au passage, parce qu’ils résument les
temps, parce qu’ils ont même des paroles d’éternité : Ad quem ibimus ?
disait Jean à Jésus, verba vitae aeternae habes.
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