Chapitre septième
L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie.
I. Poésie, science et philosophie, — II. Lamartine. — III. Vigny. IV. — Alfred de
Musset.
I. — Un des traits caractéristiques de la pensée et de la littérature à notre époque,
c’est d’être peu à peu envahies par les idées philosophiques. La théorie de l’art pour
l’art, bien interprétée, et la théorie qui assigne à l’art une fonction morale et
sociale sont également vraies et ne s’excluent point. Il est donc bon et même nécessaire
que le poète croie à sa mission et ait une conviction. « Ce don, — une conviction, — a
dit Hugo, constitue aujourd’hui comme autrefois l’identité même de l’écrivain. Le
penseur, en ce siècle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile, et croire à la
patrie, à l’intelligence, à la poésie, à la liberté !77 »
Avoir une conviction n’est pas, en effet, sans importance, même au pur point de vue
esthétique ; car une conviction imprime une certaine unité à la pensée, une convergence
vers un but, conséquemment un ordre, une mesure. En même temps une conviction est le
principe de la sincérité, de la vérité, qui est l’essentiel même de l’art, le seul moyen
de produire l’émotion et d’éveiller la sympathie. La conviction rend vibrante la parole
du poète et nous ne tardons pas à vibrer avec elle, ce qui est la plus haute et la plus
complète manière d’admirer78. Aussi est-il impossible de méconnaître le rôle social et
philosophique de la poésie et de l’art. « Le poète a charge d’âmes », a dit Hugo. Et.
Hugo attaque les partisans de l’art pour de l’art, parce qu’ils refusent de mettre le
beau dans la plus haute vérité, qui est en même temps la plus haute utilité sociale.
Hugo se pique d’être « utile », de répandre sur les cœurs à pleines mains la pitié et la
générosité, comme le prêtre verse sur les têtes ses bénédictions : bénir efficacement,
n’est-ce pas avant tout rendre meilleur ? Déjà, dans René, Chateaubriand avait dit des
poètes : — « Ces chantres sont de race divine : ils possèdent le seul talent
incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre. Leur vie est à la fois naïve et
sublime ; ils célèbrent les dieux avec une bouche d’or, et sont les plus simples des
hommes ; ils causent comme des immortels ou comme de petits enfants ; ils expliquent les
lois de l’univers, et ne peuvent comprendre les affaires les plus innocentes de la vie ;
ils ont des idées merveilleuses de la mort, et meurent sans s’en apercevoir, comme des
nouveau-nés. »
Ce qu’il faut exclure, c’est la théorie qui, dans l’art, demeure indifférente au fond.
Ce n’est plus l’art pour l’art, c’est l’art pour la forme. Pour notre
part, nous ne saurions admettre une doctrine, qui nous semble enlever à l’art tout son
sérieux. Victor Hugo avait compris du premier coup et beaucoup mieux que ses
successeurs, que l’idée, inséparable de l’image, est la substance de la poésie lyrique
elle-même. Dès 1822, dans la préface aux Odes et Ballades, il explique
pourquoi l’ode française est restée monotone et impuissante : c’est qu’elle a été
jusqu’alors faite de procédés, de « machines poétiques », comme on disait alors, de
figures de rhétorique, l’exclamation depuis et l’apostrophe jusqu’à la prosopopée ; au
lieu de tout cela, il faut « asseoir la composition sur une idée fondamentale » tirée du
cœur du sujet, « placer le mouvement de l’ode dans les idées, plutôt que dans les
mots ». Rechercher l’art pour lui-même, ce n’est donc pas rechercher exclusivement l’art
pour sa forme ; c’est l’aimer aussi pour le fond qu’il enveloppe. « La poésie, c’est
tout ce qu’il y a d’intime dans tout79. » La poésie est « dans les idées ; les idées
viennent de l’âme. » La poésie peut s’exprimer en prose, « elle est seulement plus
parfaite sous la grâce et la majesté du vers. C’est la poésie de l’âme qui inspire les
nobles sentiments et les nobles actions comme les nobles écrits. Des curiosités de rime
et de forme peuvent être, dans des talents complets, une qualité de plus, précieuse sans
doute, mais secondaire après tout, et qui ne supplée à aucune qualité essentielle. Qu’un
vers ait une bonne forme, cela n’est pas tout ; il faut absolument, pour qu’il ait
parfum, couleur et saveur, qu’il contienne une idée, une image ou un sentiment.
L’abeille construit artistement les six pans de son alvéole de cire, et puis elle
l’emplit de miel. L’alvéole, c’est le vers ; le miel, c’est la poésie80. » Les grands poètes, les grands artistes redeviendront
un jour les grands initiateurs des masses, les prêtres d’une religion sans dogme81. C’est le propre du vrai poète que de se croire un
peu prophète, et après tout, a-t-il tort ? Tout grand homme se sent providence, parce
qu’il sent son propre génie. Il serait étrange de refuser aux hommes supérieurs la
conscience de leur propre valeur, toujours amplifiée par l’inévitable grossissement de
l’illusion humaine. « L’Eternel m’a nommé dès ma naissance, s’écriait le grand poète
hébreu. Il a rendu ma bouche semblable à un glaive tranchant : Il a fait de moi une
flèche aiguë et il m’a caché dans son carquois. Il dit : Je t’établis pour être la
lumière des nations ; ainsi parle l’Eternel à celui qu’on méprise. » On peut dire de la
haute pensée philosophique et morale ce que Victor Hugo a dit de la nature même : elle
mêle
Toujours un peu d’ivresse au lait de sa mamelle.
Les religions dogmatiques vont s’affaiblissant ; plus elles deviennent insuffisantes à
contenter notre besoin d’idéal, plus il est nécessaire que l’art les remplace en
s’unissant à la philosophie, non pour lui emprunter des théorèmes, mais pour en recevoir
des inspirations de sentiment. La moralité humaine est à ce prix, et aussi la félicité.
Celui qui ne connaît pas la distraction de l’art et qui est tout à fait réduit à la
bestialité ne connaît plus guère qu’une distraction au monde : manger et boire, boire
surtout82. L’homme est peut-être le seul animal qui ait la passion des liqueurs
fortes. C’est à peine s’il y a quelques cas exceptionnels de singes ou de chiens buvant
de l’alcool étendu d’eau, et paraissant y trouver du plaisir. Mais la passion des
liqueurs fortes, chez l’homme, est universelle. C’est que l’homme est malheureux et
qu’il a besoin d’oublier. Un grand homme de l’antiquité disait qu’il aimerait mieux la
science d’oublier que celle de se souvenir ; un moyen d’oubli, c’est l’alcool. Ainsi
l’ouvrier des grandes villes oublie sa misère et son épuisement, le paysan de Norvège ou
de Russie oublie le froid et la souffrance, les peuplades sauvages de l’Amérique et de
l’Afrique oublient leur abâtardissement. Tous les peuples esclaves ou exilés boivent.
Les Irlandais, les Polonais sont les peuples les plus ivrognes de l’Europe. Ceux qui
n’ont pas assez de force pour se refaire un avenir ferment les yeux au passé. C’est la
loi humaine. Il n’y a que deux moyens de délivrance pour le malheureux : l’oubli ou le
rêve. Même parmi nos bonheurs, il n’en est peut-être pas un qui n’ait son origine ou sa
protection dans quelque oubli, dans quelque ignorance — fût-ce l’ignorance seule du jour
où il doit finir. Quant au rêve, avec l’espoir qui en est inséparable, il est ce qu’il y
a de plus doux. C’est un pont entrevu entre l’idéal lointain et le réel trop voisin,
entre le ciel et la terre. Et parmi les rêves, le plus beau est la poésie. Elle est
comme cette colonne qui semble s’allonger sur la mer au lever de Sirius, laiteuse
traînée de lumière qui se pose immobile sur le frémissement des flots, et qui, à travers
l’infini de la mer et des cieux, relie l’étoile à notre globe par un rayon. C’est le
privilège de l’art que de ne rien démontrer, de ne rien « prouver », et cependant
d’introduire dans nos esprits quelque chose d’irréfutable83. C’est que rien ne peut prévaloir
contre le sentiment. Vous qui vous croyiez un pur savant, un chercheur désabusé ; voilà
que vous aimez et que vous avez pleuré comme un enfant ; et votre raison proteste, et
elle a raison, et elle ne vous empêche pas de pleurer. Le savant aura beau sourire des
larmes du poète ; même dans l’esprit le plus froid, il y a une multitude d’échos prêts à
s’éveiller, à se répondre ; une simple idée, venue par hasard, suffit à en appeler une
infinité d’autres, qui se lèvent du fond de la conscience. Et toutes ces pensées,
jusque-là silencieuses, forment un chœur innombrable dont la voix retentit en vous.
C’est tout ce que vous avez pensé, senti, aimé. Le vrai poète est celui qui réveille ces
voix.
Les conceptions abstraites de la philosophie et de la science moderne ne sont pas
faites pour la langue des vers, mais il y a, une partie de la philosophie qui touche à
ce qu’il y a de plus concret au monde, de plus capable de passionner : c’est celle qui
pose le problème de notre existence même et de notre destinée, soit individuelle, soit sociale. Comparez une simple description
poétique, quelque belle qu’elle soit, à une belle pièce inspirée par une idée ou par un
sentiment vraiment élevé et philosophique : à mérite égal du poète, les vers purement
descriptifs seront toujours inférieurs. Les vers scientifiques mal
entendus ne sont eux-mêmes que des descriptions de choses ennuyeuses. La science se
compose d’un nombre défini d’idées, que l’entendement saisit tout entières : elle marque
un triomphe et un repos de l’intelligence ; la poésie, au contraire, naît de révocation
d’une multitude d’idées et de sentiments qui obsèdent l’esprit sans pouvoir être saisis
tous à la fois : elle est une suggestion, une excitation perpétuelle. La poésie, c’est
le regard jeté sur le fond, brumeux, mouvant et infini des choses. Nos savants sont
semblables aux mineurs dans la profondeur des puits : cela seul est éclairé qui les
entoure immédiatement ; après, c’est l’obscurité, c’est l’inconnu. Ne tenir compte que
de l’étroit cercle lumineux dans lequel nous nous mouvons, vouloir y borner notre vue
sans nous souvenir de l’immensité qui nous échappe, ce serait souffler nous-mêmes sur la
flamme tremblante de la lampe du mineur. La poésie grandit la science de tout ce que
celle-ci ignore. Notre esprit vient se retremper dans la notion de l’infini, y prendre
force et élan, comme les racines de l’arbre plongent toujours plus avant sous la terre,
pour y puiser la sève qui étendra et élancera les branches dans l’air libre, sous le
ciel profond. Un théorème, d’astronomie nous donne une satisfaction intellectuelle, mais
la vue du ciel infini excite en nous une sorte d’inquiétude vague, un désir non rassasié
de savoir, qui fait la poésie du ciel. Les savants cherchent toujours à nous satisfaire,
à répondre à nos interrogations, tandis que le poète nous charme par l’interrogation
même. Avoir trouvé par le raisonnement ou l’expérience, voilà la science ; sentir ou
pressentir en s’aidant de l’imagination, c’est la plus haute poésie. La science et
surtout la philosophie demeureront donc toujours poétiques, d’abord par le sentiment des grandes choses connues, des grands horizons ouverts, puis par le
pressentiment des choses plus grandes encore qui restent inconnues,
des horizons infinis qui ne laissent entrevoir que leurs commencements dans une
demi-obscurité. En outre, les inspirations venues de la science et de la philosophie
sont à la fois toujours anciennes et toujours renouvelées. De siècle en siècle, en
effet, l’aspect du inonde change pour les hommes ; en parcourant le cycle de la vie, il
leur arrive ce qui arrive aux voyageurs parcourant les grands cercles terrestres : ils
voient se lever sur leurs têtes des astres nouveaux qui se couchent ensuite pour eux, et
c’est seulement au terme du voyage qu’ils pourront espérer connaître toute la diversité
du ciel.
La conception moderne et scientifique du monde n’est moins pas esthétique que la
conception fausse des anciens.L’idée philosophique de l’évolution universelle est
voisine de cette autre idée qui fait le fond de la poésie : vie universelle. Le firmament même n’est plus ferme et immuable, il se meut, il vit. A
l’infini, dans les cieux en apparence immobiles, se passent des drames analogues au
drame de la vie sur la surface de notre globe. Dans l’immense forêt des astres, dit
l’astronome Janssen, on rencontre le gland qui se lève, l’arbre adulte, ou la trace
noire que laisse le vieux chêne. Les étoiles ont leur âge ; les blanches et les bleues,
comme Sirius, sont jeunes, en plein éclat et en pleine fusion ; les rougeâtres, Arcturus
ou Antarès, sont vieilles, en train de s’éteindre, comme une forge qui du blanc passe au
rouge. L’évolution est dans l’infini. En nous la montrant partout, la science ne fait
que remplacer la beauté toute relative des anciennes conceptions par une beauté
nouvelle, plus rapprochée de la vérité finale, de ce que les astronomes appellent le
ciel absolu. Mais c’est surtout dans la philosophie qu’il y a un fond toujours poétique,
précisément parce qu’il demeure toujours insaisissable à la science : le mystère éternel
et universel, qui reparaît toujours à la fin, enveloppant notre petite lumière de sa
nuit. La conscience de notre ignorance, qui est un des résultats de la philosophie la
plus haute sera toujours un des sentiments inspirateurs de la poésie. Ce soir, dans le
silence de la nuit, j’entends une petite voix qui sort des rideaux blancs du berceau.
L’enfant rêve souvent tout haut, prononce des bouts de phrase ; aujourd’hui un simple
petit mot : « Pourquoi ? » Pauvre interrogation d’enfant destinée à rester à jamais sans
réponse ! Il reprend son rêve, le grand silence de la nuit recommence. Nous aussi, nous
disons en vain : pourquoi ? Jamais notre question ne recevra sa dernière réponse. Mais,
si le mystère ne peut être complètement éclaira, il nous est pourtant impossible de ne
pas nous faire une représentation du fond des choses, de ne pas nous répondre à
nous-mêmes dans le silence morne de la nature. Sous sa forme abstraite, cette
représentation est la métaphysique ; sous sa forme imaginative, cette représentation est
la poésie, qui, jointe à la métaphysique, remplacera de plus en plus la religion. Voilà
pourquoi le sentiment d’une mission sociale et religieuse de l’art a caractérisé tous
les grands poètes de notre siècle ; s’il leur a parfois inspiré une sorte d’orgueil
naïf, il n’en était pas moins juste en lui-même. Le jour où les poètes ne se
considéreront plus que comme des ciseleurs de petites coupes en or faux, où on ne
trouvera même pas à boire une seule pensée, la poésie n’aura plus d’elle-même que la
forme et l’ombre, le corps sans l’âme : elle sera morte. Notre poésie française,
heureusement, a été dans notre siècle de plus en plus animée d’idées philosophiques,
morales, sociales. Il importe de montrer cette sorte d’évolution, en ce moment de
décadence poétique où l’on ne s’attache guère qu’aux jeux de la forme. Avec Lamartine,
nous sommes encore plus près de la théologie que de la philosophie. C’est la religiosité
vague des Racine, des Rousseau, des Chateaubriand. Avec de Vigny et Musset, nous sortons
déjà des lieux communs et des prédications édifiantes. Avec Hugo, nous avons des nuages
amoncelés d’où jaillissent les éclairs ; ce n’est plus la prédication, mais
l’enthousiasmé prophétique. Nous nous arrêterons de préférence sur Victor Hugo, celui
qui a vécu le plus longtemps parmi nous, et qui a ainsi le plus longtemps représenté en
sa personne le dix-neuvième siècle.
Il n’y a pas grande originalité dans la philosophie encore trop oratoire de Lamartine :
le christianisme et le platonisme en ont fourni l’ensemble et les détails ; mais vouloir
que toute idée philosophique mise en vers par le poète lui appartienne toujours en
propre serait véritablement trop demander. Il est dans la nature même du poète d’être
grand surtout en surface : il doit voir et sentir plus que s’appesantir, il doit tout
effleurer et tout comprendre ; il reflète ; c’est le miroir d’une génération, d’une
époque ; sa profondeur est le plus souvent intuition. Ses doutes ou ses croyances, il
les trouve la plupart du temps, comme chacun de nous, dans l’air ambiant. Seulement,
comme son art consiste justement à grandir toutes choses en les animant, il est
indispensable que l’idée soit par lui repensée, qu’il la fasse pour
ainsi dire sienne en la rendant vivante de sa vie propre. C’est en ce sens qu’on
pourrait soutenir qu’il n’est peut-être pas mauvais que le poète se fasse illusion à
lui-même, finisse par se croire au même degré l’auteur de certaines pensées et de la
forme qu’il leur a donnée. Se contenter de traduire, c’est pour un poète se condamner
d’avance à la froideur ; c’est faire un travail, non une œuvre d’art véritable, quelque
perfection d’ailleurs qu’il y apporte. Ainsi en arrive-t-il pour Lamartine : quoique le
sentiment soit vrai, trop souvent la pensée philosophique et religieuse, au lieu de
projeter spontanément son expression vivante, est « traduite en vers », — en vers
heureux, faciles, abondants, poétiques, mais qui n’en sont pas moins des traductions et
des tours d’adresse84. Dieu, selon
Jocelyn, est supérieur à la pensée humaine comme il est supérieur à la nature.
Il y a encore trop de Delille dans Lamartine.La Mort de Socrate
résume éloquemment Platon et, plus d’une fois, y ajoute. Rappelez-vous ces vers qui
expriment si bien la vie universelle et l’animation divine de la nature :
Une théodicée est poétiquement enseignée dans Jocelyn : c’est la Religion de Racine fils, avec des traits de génie en plus :
Si les premiers vers rappellent par trop les vers de Louis Racine, les derniers
contiennent d’heureuses formules de philosophie néoplatonicienne.
D’après Larmartine comme d’après les Alexandrins, la vie universelle est un effort de
tous les êtres pour revenir au premier principe, qu’ils sentent tous sans le voir.
Les idées de Rousseau sur la religion naturelle viennent s’ajouter aux inspirations
chrétiennes et platoniciennes :
Avec Lamartine, les découvertes de la science commencent à pénétrer dans la poésie et y
trouvent leur expression, non sans quelque effort. …
La vraie poésie est surtout dans les grands symboles philosophiques et même dans les
mythes ; l’imagination poétique se confond avec l’imagination religieuse : la poésie est
une religion libre et qui n’est qu’à demi dupe d’elle-même ; la religion est une poésie
systématisée qui croit réellement voir ce qu’elle imagine et qui prend ses mythes pour
des réalités. Lamartine ne connaît que la forme encore trop froide de l’allégorie ou de
la fable.
» De tout ce qui me voit je suis l’
astre et la
vie ;
Le mal du siècle se montre déjà dans Lamartine, mais c’est sans altérer jamais par
aucune dissonance l’amplitude de ses inspirations.
et ailleurs :
Byron, qui exerça sur Lamartine tant d’influence, avait concentré toutes les objections
à Dieu tirées du mal dans quelques lignes de Caïn : « Abel. Pourquoi ne pries-tu pas ? — Caïn. Je n’ai rien à
demander. — Et rien dont tu doives rendre grâces à Dieu ? Ne vis-tu pas ? — Ne dois-je
pas mourir ? » Le pessimisme de Byron ne pouvait convenir au tempérament de Lamartine.
Malgré cela, le problème du mal a inquiété sa pensée autant que quelque chose pouvait
l’inquiéter. On sait de quelle manière, un peu déclamatoire, ce problème est posé dans
le Désespoir :
Lamartine reprend plus tard la question :
Et l’homme finit par comprendre qu’il est, comme l’ont cru les religions orientales,
l’auteur de sa propre destinée, selon la hauteur plus ou moins grande à laquelle il est
parvenu dans l’échelle des êtres.
On reconnaît la Profession de foi du vicaire savoyard mise en beaux
vers, avec un accent qui rappelle les idées de Swedenborg sur le ciel intérieur à la
conscience même, sur l’enfer également intérieur.
La chute des âmes et leur retour à Dieu, ce fond commun du platonisme et du
christianisme, ont inspiré les deux grands poèmes : Chute d’un ange et
Jocelyn :
Par les désirs sensuels, l’âme tend en bas et tombe : « l’être lumineux » devient un
« être obscur ». Par le détachement et le sacrifice, elle remonte vers la lumière. La
patrie, l’humanité, le progrès, les révolutions, les idées sociales ont fourni à
Lamartine bien des inspirations, et parmi les plus élevées :
En somme Lamartine, qui se souvient de la quiétude des classiques plus qu’il ne
pressent les agitations des modernes, n’est qu’assez légèrement affecté encore par
toutes ces questions morales, philosophiques et religieuses qui préoccuperont nos poètes
contemporains. Tout est calme dans cette poésie ondulante et rythmée comme les flots des
grèves par les nuits d’été ; seule la mélancolie, qui naît vite à leur murmure continu,
vient voiler l’immuable sérénité du poète du lac du Bourget. De tels vers font songer à
de blancs clairs de lune, à la fraîcheur des brises, au jour adouci des rayons sous les
arbres ; tout est grâce, demi-teinte et nonchalance, malgré un perpétuel souci,
— notons-le en passant, — de la majesté et du grand air.
La philosophie de Vigny est le pessimisme. « Il n’y a, dit-il, que le mal qui soit pur
et sans mélange de bien. Le bien est toujours mêlé de mal. L’extrême bien fait mal.
L’extrême mal ne fait pas de bien. » De là à croire que c’est le mal qui fait le fond de
l’existence, le bien qui en est l’accident, il n’y a pas loin. La conclusion pratique
est de ne pas compter sur le bien et le bonheur, de ne pas espérer. — « Il est bon et
salutaire de n’avoir aucune espérance… ; il faut surtout anéantir l’espérance dans le
cœur de l’homme. Un désespoir paisible, sans convulsion de colère et sans
reproche au ciel, est la sagesse même… Pourquoi nous résignons-nous à tout,
excepté à ignorer les mystères de l’éternité ? A cause de l’espérance,
qui est la source de toutes nos lâchetés… Pourquoi ne pas dire : — Je sens sur ma tête
le poids d’une condamnation que je subis toujours, ô Seigneur ; mais, ignorant la faute
et le procès, je subis ma prison. J’y tresse de la paille, pour oublier… Que Dieu est
bon ! quel geôlier admirable, qui sème tant de fleurs dans le préau de notre prison ! »
— « La terre est révoltée des injustices de la création, elle dissimule par frayeur…, mais elle s’mdigne en secret contre Dieu… Quand
un contempteur de Dieu paraît, le monde l’adopte et l’aime. » — « Dieu
voyait avec orgueil un jeune homme illustre sur la terre. Or ce jeune homme était très
malheureux et se tua avec une épée. Dieu lui dit : « Pourquoi as-tu détruit ton
corps ? » Il répondit : « C’est pour t’affliger et te punir. » Ce pessimisme aboutit au
stoïcisme. « Il est mauvais et lâche de chercher à se dissiper d’une noble douleur pour
ne pas souffrir autant. Il faut y réfléchir et s’enferrer
courageusement dans cette épée. » Et ensuite ? Ensuite il faut garder le silence :
Cette fierté stoïque ne va pas sans un certain orgueil. De Vigny y met sa dignité et y
voit le fond de l’honneur même. Selon lui, il faut acquiescer à la souffrance comme à
une distinction ; Vigny insiste sur un sentiment raffiné que les grands cœurs seuls
connaissent, « sentiment fier, inflexible, instinct d’une incomparable beauté, qui n’a
trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui ; cette foi, qui me semble rester
à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l’Honneur. »
Une autre idée chère à Vigny, et d’inspiration pessimiste, c’est que le génie, qui
semble un don de Dieu, est une condamnation au malheur et à la solitude ; lisez Moïse et les épisodes de Stello.
Le Christ lui-même, le plus doux et le plus aimant des génies, ne fut-il pas abandonné
de son père ? Alfred de Vigny voit en lui le symbole de l’humanité entière abandonnée de
son Dieu. Dieu est muet ; il est pour nous l’éternel silence et l’éternelle absence ;
répondons-lui par le même silence, marque de notre dédain.
Lamartine, lui, était de ceux qui croient voir Dieu dans la nature, coeli
enarrant gloriam dei. Selon Vigny comme selon Pascal, la nature cache Dieu ; au
lieu d’avoir cet aspect consolateur que Lamartine lui prête, elle est triste. Avec le
progrès de la pensée réfléchie, sous le regard scrutateur de la science, nous avons vu
reculer une à une au rang des apparences les réalités d’autrefois. Et de toutes les
croyances naïves, de tous les beaux rêves puérils de l’humanité, nul ne redescendra du
fond de l’infini bleu, grand ouvert sur nos têtes, et dont la profondeur est faite de
solitude.
C’est à l’amour, selon Vigny, et non à la nature qu’il faut demander quelque
adoucissement de nos maux :
Cette personnification de la nature en marche dans l’infini est autrement poétique que
les admirations compassées, réglées d’avance, de Lamartine pour la création et le
créateur.
Voici une des pensées les plus originales et les plus profondes qui résultent de cette
vision du Tout éternel et éternellement indifférent : c’est que ce n’est
pas ce qui est éternel qu’il faut aimer, mais ce qui passe, parce que c’est ce
qui passe qui souffre. Au lieu de se perdre dans l’admiration béate de l’optimisme pour
cette grande Nature insoucieuse, au lieu de chérir ce qui ne sent pas
et n’aime pas, c’est l’homme à qui il faut réserver nos tendresses. « J’ai vu la nature,
et j’ai compris son secret,
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois
! »
S’il y avait au-dessus de la Nature des êtres supérieurs et vraiment divins, — un Dieu,
des dieux ou des anges, — ils n’auraient qu’un moyen de prouver leur divinité :
descendre pour partager nos souffrances, nous aimer pour ces souffrances et même pour
nos fautes. Le sujet d’Eloa, c’est le péché aimé par l’innocence, parce que, pour
l’innocence », le péché n’est que le plus grand des malheurs. » Il n’y a donc, en
définitive, de vrai et de précieux que l’amour : tout le reste est fausseté et ironie.
Une fois faite, en ce pessimisme, la part d’une certaine affectation aristocratique, il
semble bien que le « mal du siècle » ait marché ; nous arrivons avec Vigny à l’état
aigu. Mais ce n’est encore que le premier choc, et il est supporté avec toute la
vaillance laissée intacte par la belle tranquillité des devanciers. L’effort se
prolongeant, la sensibilité s’exaspère : avec Musset, voici bientôt les cris de
souffrance et les sanglots.
Le problème du mal, de la vie et de la destinée, c’est ce qui donne à tant de vers de
Musset leur sentiment profond.
Dans la Lettre à Lamartine, on se souvient du portrait que Musset
fait de l’homme et de sa condition. …
Marchant à la mort, il meurt à chaque pas
Le Souvenir exprime magnifiquement la même idée que le Lac et que la Tristesse d’Olympio.
Moins amer que Vigny, mais moins fort aussi, Musset ne se révolte pas, il plie ; il ne
méprise pas, il oublie ; ou du moins il essaie d’oublier, et, n’y pouvant parvenir, sa
religion, sa philosophie est celle de l’espérance.
L’oubli, s’il était possible toujours, lui semblerait le vrai remède à tous les
maux :
On pourrait dire de Musset que c’est un enfant, un enfant grand ayant du génie.
N’a-t-il pas de l’enfant l’humeur changeante, capricieuse même, la vivacité et la grâce,
la légèreté joyeuse ? Pour lui
Il s’amuse et s’afflige de tout, à propos de tout, et cela sans transition,
simultanément le plus souvent :
Et, dernier trait de ressemblance avec l’enfant, il ne, sait jamais lui-même s’il va
rire ou pleurer, et il pourrait dire de toutes ses pièces ce qu’il dit de deux d’entre
elles :
Il se peut que l’on pleure à moins que l’on ne rie.
Voici du reste comment il définit la poésie :
Il semblerait qu’il ait eu conscience de l’affinité qui existe entre lui et « cet âge »
qu’il nous confesse avoir toujours aimé « à la folie ». — « C’est mon opinion de gâter
les enfants », ajoute-t-il bien vite. Et il est en effet le poète charmant et gâté,
celui qui trouve place dans toutes les mémoires, même les plus moroses. Nous l’aimons
pour ses saillies si spirituelles et si gaies ; nous l’aimons pour sa tristesse,
échappée de son rire même. La mobilité du poète traduit à nos yeux la mobilité des
choses, ou plutôt leur enchaînement qui les fait sortir sans cesse les unes des autres.
Tout le premier, Musset dira en parlant de lui-même :
Ailleurs il confessera avoir « sangloté comme une femme ». Faible, oui certes il l’est,
et devant les souffrances journalières et devant l’anxiété de l’inconnu. Tiraillé entre
ceux qui croient et ceux qui nient, ne pouvant trouver de motif d’absolue certitude, ni
se résigner, ne fût-ce qu’un instant, à penser que l’espérance pourrait être vaine, son
premier mouvement est de recourir à l’oubli, sa première pensée est de s’étourdir
toujours, mais il ne le peut :
Nous en voyons trop ou trop
peu100.
Alors il se plaint, se lamente comme un enfant qui souffre :
En se plaignant on se console101.
Mais quand cela ne lui suffit plus, qu’il est poussé à bout, ce ne sont plus des
raisons d’espérance qu’il se forge, c’est un acte de foi qu’il prononce ; il espère, non
parce qu’il se croit en droit de le faire, mais parce qu’il n’est pas en son de ne
pouvoir point espérer.
Et moins qu’un vestige lui suffit, et il prie :
fait-il dire à sa muse dans la Nuit de mai.
A ceux qui depuis cinq mille ans ont douté toujours, il crie :
Et toujours la prière haute, entraînante, jaillit par grands élans du cœur même du
poète. Malgré tout il lui faut croire, il a besoin de s’appuyer quand même. Sa
philosophie est celle d’un souffrant, toute d’élans, de cris et de sanglots ; et après
tout, c’est peut-être l’éternelle philosophie, celle qui est assurée de ne point passer
comme tel ou tel système. Mais, si vous cherchez une pensée vigoureuse et soutenue, ce
n’est pas à Musset qu’il faut la demander. On pourra objecter que nul ne se soucie d’une
suite de raisonnements mis en vers ; sans doute ; n’oublions pas pourtant que les
grandes idées font la grande poésie, et que, pour Musset même, sa réelle valeur n’est
pas dans le badinage, si élégant et charmant qu’il soit, mais dans l’expression sincère,
poignante parfois, de la souffrance morale et de l’angoisse du doute. Alfred de Musset
mêle à tous ses amours cette soif d’idéal que ne peuvent éteindre les « mamelles
d’airain de la réalité » ; il va jusqu’à la prêter à son don Juan
idéalisé, et il nous peint le désir cloué sur terre,
La conséquence, chez Musset, de cette recherche inquiète de l’au-delà, c’est que la
croyance en la réalité de ce monde s’affaiblit : « ce monde est un grand rêve », une
« fiction ». Dans l’Idylle dialoguée se trouve exprimée la théorie
hindoue de la Maïa universelle, reproduite par Schopenhauer.
ALBERT
RODOLPHE
ALBERT
Une
larme en dit plus que tu n’en pourrais dire
.
Nous ne pouvons sortir de la réalité, ni nous satisfaire avec elle : « Dieu parle, il
faut qu’on lui réponde ; » la vérité nous adresse ainsi un grand appel, destiné à
n’être jamais ni complètement entendu, ni tout à fait trahi. Le seul moyen par lequel
nous puissions nous arracher un moment à ce inonde, la seule attestation suprême de
l’au-delà, c’est encore la douleur et les larmes ; pleurer, n’est-ce pas sentir sa
misère et ainsi s’élever au-dessus d’elle ? De là, cette glorification raisonnée de la
souffrance, qui revient si souvent dans Musset et qui comme nous l’avons déjà remarqué
ailleurs103, eût fort étonné un ancien : « Rien ne
nous rend plus grand qu’une grande douleur. » (Nuit de mai.) « Le seul
bien qui me reste au monde est d’avoir quelquefois pleuré. » (Tristesse.) La profondeur de l’amour, pour Musset, se mesure à la douleur même
que l’amour produit et laisse en nous : aimer, c’est souffrir ; mais souffrir, c’est
savoir.
On comprend maintenant pourquoi, à chaque instant, chez Musset, le rire ou la moquerie
se fond en tristesse :
Que veut donc dire cette
larme
L’Espoir en Dieu résume toute la philosophie du poète. Malgré
quelques défaillances et quelques mauvaises tirades sur les philosophes et sur Kant, la
pièce est d’une inspiration élevée :
Et cette prière de Musset est autrement profonde et « moderne » que les oraisons
placides de Lamartine :
Lorsqu’avec ses biens et ses
maux,
Comment méconnaître ce qu’il y a de sublime dans cet appel final :
Ainsi que l’amour et la bonté, la beauté était aux yeux de Musset plus vraie que la
vérité même ; et on peut dire que de là dérive toute son esthétique :
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