Chapitre sixième
Le roman psychologique et sociologique.
I. Importance sociale prise de nos jours par le roman psychologique. II. Caractères et
règles du roman psychologique. III. Le roman : règles du roman psychologique,
sociologique. — Le naturalisme dans le roman.
— Un fait littéraire et social dont l’importance a été souvent signalée, c’est le
développement du roman moderne ; or, c’est un genre essentiellement
psychologique et sociologique. Zola, avec Balzac, voit dans le roman une épopée
sociale : « Les œuvres écrites sont des expressions sociales, pas davantage. La Grèce
héroïque écrit des épopées ; la France du dix-neuvième siècle écrit des romans : ce sont
des phénomènes logiques de production qui se valent. Il n’y a pas de beauté
particulière, et cette beauté ne consiste pas à aligner des mots dans un certain ordre ;
il n’y a que des phénomènes humains, venant en leur temps et ayant la beauté de leur
temps. En un mot, la vie seule est belle53. » Tout en faisant ici la part de l’exagération, on ne
saurait méconnaître l’importance sociologique du roman. Le roman raconte et analyse des
actions dans leurs rapports avec le caractère qui les a produites et le milieu social ou
naturel où elles se manifestent ; suivant que l’on insiste sur l’action, ou le
caractère, ou le milieu, le roman devient donc dramatique (roman d’aventures),
psychologique et sociologique, ou paysagiste et pittoresque. Mais, pour peu qu’on
approfondisse le roman dramatique, on le voit se transformer en roman psychologique et
sociologique, car on s’intéresse d’autant mieux à une action qu’on l’a vue naître, avant
même qu’elle n’éclate, dans le caractère du personnage et dans la société où il vit. De
même, les paysages intéressent davantage quand ils ne font que servir de cadre à
l’action, qu’ils l’appuient ou lui font repoussoir, qu’ils ne se trouvent pas mis là en
dehors et comme à côté de l’intérêt dramatique. D’autre part, le roman psychologique
lui-même n’est complet que s’il aboutit dans une certaine mesure à des généralisations
sociales, quand il se complique, comme dirait Zola, « d’intentions
symphoniques et humaines ». En même temps, il exige des scènes dramatiques, attendu que là où il n’y a de drame d’aucun ordre, il n’y a rien à
raconter : une eau dormante ne nous occupe pas longtemps, et la psychologie des esprits
que rien n’émeut est vite faite. Enfin, parmi tous les sentiments de l’âme individuelle
ou collective qu’il analyse, le romancier doit tenir compte du sentiment qui inspire
toute poésie, je veux dire : Je sentiment de l’harmonie entre l’être et la nature, la résonance du monde visible dans l’âme humaine. Le roman réunit, donc
en lui tout l’essentiel de la poésie et du drame, de la psychologie et de la science
sociale. Ajoutons-y l’essentiel de l’histoire. Car le vrai roman est de l’histoire et,
comme la poésie, « il est plus vrai que l’histoire même ». D’abord, il étudie en leur
principe les idées et les sentiments humains, dont l’histoire n’est que le
développement. En second lieu, ce développement des idées et des sentiments humains
communs à toute une société, mais personnifiés en un caractère individuel, peut être
plus achevé dans le roman que dans l’histoire. L’histoire, en effet, renferme une foule
d’accidents impossibles à prévoir et humainement irrationnels, qui viennent déranger
toute la logique des événements, tuent un grand homme au moment où son action allait
devenir prépondérante, font avorter brusquement le dessein le mieux conçu, le caractère le mieux trempé. L’histoire est ainsi remplie de pensées
inachevées, de volontés brisées, de caractères tronqués, d’êtres humains incomplets et
mutilés ; par là, non seulement elle entrave l’intérêt, mais elle perd en vérité humaine
et ce logique qu’elle gagne en exactitude scientifique. Le vrai roman est de l’histoire
condensée et systématisée, dans laquelle on a restreint au strict nécessaire la part des
événements de hasard, aboutissant à stériliser la volonté humaine ; c’est de l’histoire
humanisée en quelque sorte, où l’individu est transplanté dans un
milieu plus favorable à l’essor de ses tendances intérieures. Par cela même, c’est une
exposition simplifiée et frappante des lois sociologiques54.
Le roman embrasse la vie en son entier, la vie psychologique s’entend, laquelle se
déroule avec plus ou moins de rapidité ; — il suit le développement d’un caractère,
l’analyse, systématise les faits pour les ramener toujours à un fait central ; il
représente la vie comme une gravitation autour d’actes et de sentiments essentiels,
comme un système plus ou moins semblable aux systèmes astronomiques. C’est bien là ce
que la vie est philosophiquement, — sinon toujours réellement, en raison de toutes les
causes perturbatrices qui font que presque aucune vie n’est achevée, n’est ce qu’elle
aurait dû être logiquement. L’humanité en son ensemble est un chaos, non encore un
système stellaire.
Dans la peinture des hommes, la recherche du « caractère dominant », dont parle Taine,
n’est autre chose que la recherche de l’individualité, forme essentielle de la vie
morale. Les personnalités puissantes ont généralement un trait distinctif, un caractère
dominateur : Napoléon, c’est l’ambition ; Vincent de Paul, la bonté, etc. Si l’art,
comme le remarque Taine, s’efforce de mettre en relief le caractère dominateur, c’est
qu’il cherche de préférence à reproduire les personnalités puissantes, c’est-à-dire
précisément la vie dans ce qu’elle a de plus manifeste. Taine a pour ainsi dire vérifié
lui-même sa propre théorie de la prédominance du caractère essentiel : il nous a donné
un Napoléon dont l’unique ressort est l’ambition. Son Napoléon est beau en son genre,
mais simplifié comme un mécanisme construit de main d’homme, où tout le mouvement est
produit par un seul rouage central : ce n’est là ni la complexité de la vie réelle ni
celle du grand art. La vie est une dépendance réciproque et un équilibre parfait de
toutes les parties ; mais l’action, qui est la manifestation même de
la vie, est précisément la rupture de cet équilibre. La vie est ainsi
réduite à un équilibre essentiellement instable, mouvant, où quelque
partie doit toujours prédominer, quelque membre se lever ou s’abaisser, où enfin le
sentiment dominant doit être exprimé au dehors et courir sous la chair, comme le sang
même. Toute vie complète, à chaque moment de l’action, tend à devenir ainsi symbolique, c’est-à-dire expressive d’une idée ou d’une tendance qui lui imprime
son caractère essentiel et distinctif. Mais beaucoup d’auteurs croient que, pour
représenter un caractère, il suffit de figurer une tendance unique,
— passion, vice ou vertu, — aux prises avec les événements variés de la vie. Là est
l’erreur. En réalité il n’y a pas dans un être vivant de tendance unique, il n’y a que
des tendances dominantes ; et le triomphe de la tendance dominante est
à chaque moment le résultat d’une lutte entre toutes les forces conscientes et même
inconscientes de l’esprit. C’est la diagonale du parallélogramme des forces, — et il
s’agit ici de forces très diverses et très complexes. En vous bornant, comme Taine, à
représenter cette diagonale, vous nous représentez non un être vivant, mais une simple
ligne géométrique. C’est un excès dans lequel Balzac lui-même est souvent tombé.
En règle générale, il faut se défier des théories, car, dans la réalité, si rien n’est
abandonné à l’aventure, il ne peut être question davantage d’une systématisation trop
serrée : tant de choses se rencontrent à la traverse des lignes droites qu’elles se
changent vite en lignes brisées ; le but est atteint quand même. Aussi bien une manière
de voir est déjà par elle-même une théorie : les uns sont attirés presque uniquement par
la lumière, les autres considèrent l’ombre dont elle est partout suivie ; leurs
conceptions de la vie et du monde en sont éclairées ou assombries d’autant. Peut-être
serait-il sage de s’en tenir à cette différence forcée, sans l’accentuer encore en la
formulant. Ce qu’on reproche aux différentes écoles littéraires, ce n’est pas en soi la
diversité de leurs points de vue, tous existent — mais les exagérations de ces points de
vue mêmes.
Le caractère est toujours révélé pour nous et précisé par l’action :
nous ne pouvons nous flatter de bien connaître une personne avec laquelle nous causons habituellement tant que nous ne l’avons pas vue agir, — pas plus d’ailleurs que nous ne pouvons nous flatter de nous connaître
nous-mêmes tant que nous ne nous sommes point vus à l’œuvre. C’est pour cela que
l’action est si nécessaire dans le roman psychologique. Elle ne l’est pas moins, au
fond, que dans le roman d’aventures, mais d’une toute autre manière. Ici ce n’est pas le
côté de l’action qu’on recherche, mais son côté expressif, — moral et
social. Un accident ou un incident n’est pas une action. Il y a des actions vraiment
expressives du caractère constant ou du milieu social, et d’autres plus ou moins accidentelles ; les actions expressives sont celles que le romancier
doit choisir pour composer son œuvre. De même que chaque fragment d’un miroir brisé peut
encore réfléchir un visage, de même dans chaque action, fragment détaché d’une vie
humaine, doit se peindre en raccourci un caractère tout entier. Il n’est pas nécessaire
pour cela qu’il y ait des événements très nombreux, très divers et très saillants.
« Vous vous plaignez que les événements (de mon sujet) ne sont pas
variés, répondait Flaubert à un critique, qu’en savez-vous ? il suffit de les regarder
de plus près. » Les différences entre les choses, en effet, les ressemblances et les
contrastes tiennent plus encore au regard qui contemple qu’aux choses mêmes ; car tout
est différent dans la nature à un certain point de vue, et tout est le même à un autre.
La valeur littéraire des événements est dans leurs conséquences psychologiques, morales,
sociales, et ce sont ces conséquences qu’il s’agit de saisir. Deux gouttes d’eau peuvent
devenir pour le savant deux mondes remplis d’intérêt, et d’un intérêt presque
dramatique, tandis que pour l’ignorant deux mondes, deux étoiles d’Orion ou de
Cassiopée, peuvent devenu deux points aussi indiscernables et indifférents que deux
gouttes d’eau.
Un roman est plus ou moins un drame, aboutissant à un certain nombre de scènes, qui
sont comme les points culminants de l’œuvre. Dans la réalité, les grandes scènes d’une
vie humaine sont préparées de longue main par cette vie même : l’individu des heures
sublimes peut se révéler dans les moindres actes : il se fait pressentir à tout le
moins, car celui qui sera capable ne fût-ce que d’un élan, et dût-il avoir besoin de
toute une vie pour le préparer, n’est pas absolument semblable à celui qui ne renferme
rien en soi. Ainsi en devrait-il être dans le roman : chaque événement, tout en
intéressant par lui-même (cela est de première nécessité), serait une préparation, une
explication des grands événements à venir. Le roman ne serait qu’une chaîne
ininterrompue d’événements qui s’emboîtent étroitement les uns dans les autres et
viennent tous aboutir à l’événement final. Un des traits caractéristiques du roman
psychologique ainsi conçu, c’est ce qu’on pourrait appeler la catastrophe
morale : nous voulons parler de ces scènes où aucun événement grave ne se passe
d’une manière visible, et où pourtant on peut percevoir nettement la défaillance, le
relèvement, le déchirement d’une âme. Balzac abonde en scènes de ce genre, en situations
d’une puissance dramatique , et qui pourtant feraient peu d’effet au
théâtre, parce que tout ou presque tout s’y passe en dedans : les événements extérieurs
sont des symptômes insignifiants, non pas des causes. Ces événements constituent de
simples moyens empiriques de mesurer la catastrophe intérieure, de
calculer la hauteur de la chute ou la profondeur de la blessure qu’ils n’ont provoquée
qu’indirectement. On peut trouver un exemple de catastrophe purement morale dans la
scène culminante de la Curée, — un roman prolixe d’ailleurs et souvent
déclamatoire. Tout vient aboutir à cette scène ; on s’attend donc à une action, à un
événement, à un heurt de forces et d’hommes : il n’y a rien qu’une crise psychologique.
La moderne Phèdre prend tout à coup conscience de la profondeur de sa dégradation.
Dénouement plus émouvant dans sa simplicité que tous ceux qu’on pouvait prévoir. Ce
dénouement tout moral nous suffit, et la mort de Benée, qui vient plus tard, est presque
une superfétation : elle était déjà moralement morte.
Un des plus remarquables drames de la littérature moderne, — les pages simples dans
lesquelles Loti représente Gaud attendant son homme le marin, qui tarde à revenir, — ne
se compose pour ainsi dire que d’événements psychologiques : des espérances qui tombent
l’une après l’autre, puis, une nuit, un coup frappé à la porte par un voisin. Ces
détails minuscules nous ouvrent pourtant des perspectives immenses sur l’intensité de
douleur que peut éprouver une âme humaine. A vrai dire, le dramatique est là où se
trouve l’émotion, et la grande supériorité du roman sur la pièce de théâtre, c’est que
toute émotion est de son domaine. Au théâtre, le dramatique extérieur, à grand fracas,
est presque le seul possible : sur la scène, penser ne suffit pas, il faut parler ; si
l’on pleure, c’est à gros sanglots. Or, dans la réalité, il est des larmes tout
intérieures, et ce ne sont pas les moins poignantes ; il est des choses, pensées, qu’on
ne saurait dire, et ce ne sont pas toujours les moins significatives. Le théâtre est une
sorte de tribunal où l’on est tenu de produire des preuves visibles et tangibles pour
être cru. Le roman, simple et complexe comme la vie, n’exclut rien, accueille tout
témoignage, il peut tout dire et tout contenir. Et, tandis que le plus souvent les héros
de théâtre sont éloignés de nous de toute la longueur de la rampe, nous nous sentons
bien près, parfois, d’un personnage de roman qui se meut comme nous dans la simple
clarté du jour. La forme la moins compliquée du roman psychologique est celle qui ne
s’occupe que d’un seul personnage, suit sa vie tout au long et marque le développement
de son caractère. Werther est un roman de ce genre. Un seul personnage
raconte, rêve, agit : c’est une sorte de monographie. Mais, comme l’individu est en même
temps un type, la portée sociale de l’œuvre subsiste. Dans une monographie parfaite,
tout événement qui se produit influence les événements suivants, et lui-même est
influencé par les événements précédents ; d’autre part, toute la suite des événements
gravite autour du caractère et l’enveloppe. En d’autres termes, le roman idéal, en ce
genre, est celui qui fait ressortir les actions et réactions des événements sur le
caractère, du caractère sur les événements, tout en liant ces événements entre eux au
moyen du caractère ; ce qui forme une sorte de triple déterminisme. Un coup de théâtre
n’intéresse pas quand il n’arrive que pour dénouer une situation : il doit la poser tout
au contraire. C’est au romancier à en déduire par la suite toutes les conséquences ; le
coup de théâtre devient la solution nécessaire d’une sorte d’équation mathématique. Dans
la vie réelle, le hasard amène des événements : une situation est constituée, aux
caractères de la dénouer ; ainsi doit-il en être dans le roman. Le hasard produit une
rencontre entre tel homme et telle femme ; ce n’est pas la rencontre en elle-même qui
est intéressante : ce sont les conséquences de cette rencontre, conséquences déterminées
par les caractères des héros. Lorsque les événements et le caractère sont liés ensemble,
il y a continuité, mais il faut aussi qu’il y ait progression. Dans la réalité, l’action
des événements sur le caractère produit des effets accumulés : la vie et les expériences
le façonnent et le développent ; une tendance première, une manière de sentir ou d’agir
vont s’exagérant avec le temps. Un roman doit donc ménager la progression dans toutes
les phases de l’action ; quant aux événements divers, ils se trouvent liés par la trame
une du caractère. Werther est le modèle du développement continu et progressif d’un
caractère donné. Nous choisissons cette œuvre parce qu’elle est classique, et que
personne n’en peut nier aujourd’hui la valeur pas plus que les défauts. Aux premières
pages du livre on trouve Werther contemplatif, avec tendance à s’analyser lui-même.
Cette humeur contemplative ne tarde pas à amener une légère teinte de mélancolie : il
envie celui qui « vit tout doucement au jour le jour et voit tomber les feuilles sans
penser à rien, sinon que l’hiver approche ». A ce moment il rencontre Charlotte, il
l’aime, et alors son amour remplit toutes ses pensées. Moins que jamais Werther sera
disposé à mener une vie active : « Ma mère voudrait me voir occupé, cela me fait rire… ;
ne suis-je donc point assez actif à présent ? Et dans le fond n’est-il pas indifférent
que je compte des pois ou des lentilles ? » Un événement très simple se produit, le
retour d’Albert, fiancé de Charlotte. Albert est un charmant garçon ; Werther et lui se
lient d’amitié. Un jour qu’ils se promènent ensemble, ils parlent de Charlotte ; la
tristesse de Werther devient plus profonde, l’idée vague du suicide pénètre en lui sous
une forme allégorique qui permet de la deviner : « Je marche à côté de lui, nous parlons
d’elle ; je cueille des fleurs sur mon passage ; j’en fais avec soin un bouquet, puis…
je le jette dans la rivière qui coule aux environs, et je m’arrête à le voir s’enfoncer
insensiblement. » Ainsi il a entrevu l’abîme final sous la forme de quelques fleurs
disparaissant sous l’eau. Dans la chambre d’Albert, la vue de deux pistolets lance
Werther dans une discussion philosophique sur le suicide, discussion tout impersonnelle,
bien éloignée encore de la résolution qu’il prendra un jour. De cette disposition
d’esprit il passe aisément en pleine métaphysique : il regarde autour de lui, est frappé
de « la force destructive cachée dans le grand tout de la nature, qui n’a rien formé qui
ne se détruise soi-même et ce qui l’avoisine ». — « Ciel, terre, forces diverses qui se
meuvent autour de moi, je n’y vois rien qu’un monstre effroyable, toujours dévorant et
toujours affamé ! » De ces hauteurs nuageuses et toutes générales de la métaphysique, il
redescend par degrés jusqu’à lui-même, et cela par l’effet d’incidents très simples : la
rencontre d’une femme qui a perdu son enfant, la vue de deux arbres abattus, une
conversation de Charlotte qui parle avec indifférence de la mort prochaine d’une
personne ; enfin il rencontre un pauvre fou qui, au milieu de l’hiver, croit cueillir
les plus belles fleurs pour sa bien-aimée. Une séparation survient, il est ramené par
son amour auprès de Charlotte. Et cet amour, quand il s’exaspère, Charlotte commence à
le partager. « Comme je me retirais hier, elle me tendit la main et me dit : Adieu, cher
Werther. » Dès lors Werther n’a plus de paix : l’image de Charlotte le suit partout,
l’obsède : « Comme son image me poursuit ! Que je veille ou que je rêve, elle remplit
toute mon âme. Là, quand je ferme les yeux, là dans mon front, où se réunifia force
visuelle, je trouve ses yeux noirs. Là !… je ne puis te l’exprimer… Je n’ai qu’à fermer
les yeux, les siens sont là, devant moi, comme une mer, comme un abîme. » Et Werther
sera véritablement tué par l’image de Charlotte : c’est cette obsession qui le conduira
au suicide. Le romancier a figuré grossièrement ce suicide moral en faisant remettre par
Charlotte elle-même le pistolet dont Werther se servira pour se tuer. Désormais, par la
force du sentiment qui l’anime, Werther ne peut plus rester dans l’inaction ; il lui
faut agir, il ira à Charlotte et, repoussé, il accomplira enfin la grande action née de
toute sa vie contemplative, et l’on peut dire que le roman dans son entier n’est que la
préparation du coup de pistolet final55.
Lorsqu’on passe de la simple monographie, comme Werther ou Adolphe, au roman à deux personnages saillants, le problème se
complique. Les deux personnages doivent être sans cesse rapprochés, mêlés l’un à
l’autre, tout en restant bien distincts l’un de l’autre. La vie doit produire sur chacun
d’eux une action particulière, mais non isolée, qui retentisse ensuite sur l’autre.
Chaque événement doit, après avoir pour ainsi dire traversé le premier, arriver au
second. L’action totale du drame est une sorte de chaîne sans fin qui communique à
chaque personnage des mouvements divers, liés entre eux, quoique individuels, et qui
réagissent sur l’ensemble en pressant ou en ralentissant le mouvement général.
Comme exemple d’un roman à deux personnages, nous prendrons une œuvre complètement
différente de Werther, d’une psychologie aussi simple que celle de Gœthe est raffinée.
Cette œuvre, qui dans ses petites dimensions est assurément un chef-d’œuvre, a eu
l’avantage de servir de transition entre Stendhal et Flaubert ; nous voulons parler de
la Carmen de Mérimée56. C’est
l’histoire de la rencontre et de la lutte de deux caractères qui n’ont pour traits
communs que l’obstination et l’orgueil ; sous tous les autres rapports ils présentent
les antagonismes des deux races les plus opposées, celle du montagnard à la tête étroite
comme ses vallées, celle de la bohémienne errant par tout pays, ennemie naturelle des
conventions sociales. Lui est Basque et vieux chrétien, il porte le don ; c’est un
dragon timide et violent entièrement dépaysé hors de sa « montagne blanche ». — « Je
pensais toujours au pays, et je ne croyais pas qu’il y eût de jolies filles sans bleues
et sans jupes nattes tombant sur les épaules. » — Elle, c’est une effrontée, une
coquette jusqu’à la brutalité ; « elle s’avançait eu se balançant sur ses hanches comme
une pouliche du haras de Cordoue. » D’abord elle ne lui plaît pas ; il se sent trop loin
avec elle de toutes les choses de son pays ; « mais elle, suivant l’usage des femmes et
des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les
appelle pas, s’arrêta devant moi et m’adressa la parole. » Ses premières paroles sont
des railleries ; puis la rencontre de ces volontés dures et frustes toutes deux,
hostiles au fond, se résume dans un geste qui vaut une action : « Prenant la fleur de
cassie qu’elle avait à la bouche, elle me la lança, d’un mouvement du pouce, juste entre
les deux yeux. Monsieur, cela me fit l’effet d’une balle qui m’arrivait… » Le petit
drame commence ; ils sont liés l’un à l’autre, malgré les instincts de leurs races qui
les tirent en sens contraire ; tout ce qui arrivera à l’un retentira sur l’autre, et
tous leurs points de contact avec la vie amèneront des points de contact entre leurs
deux caractères opposés. La croix de Saint-André dessinée par Carmen avec un couteau sur
la joue d’une camarade de la manufacture n’est pas un incident vulgaire, choisi au
hasard pour amener une nouvelle rencontre des deux personnages ; il permet de saisir
immédiatement le fond de sauvagerie du caractère de Carmen ; c’est de la psychologie en
action. Cette scène de violence se fond aussitôt dans une scène de coquetterie, de
séduction par le regard, par l’attitude, par la caresse de la voix, enfin par la caresse
même du langage (elle lui parle basque) ; « notre langue, monsieur, est si belle que,
lorsque nous l’entendons en pays étranger, cela nous fait tressaillir. » — « Elle
mentait, monsieur, elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans sa vie cette fille-là a
jamais dit un mot de vérité ; mais, quand elle parlait, je la croyais : c’était plus
fort que moi. » A partir de ce moment, les événements très simples de l’action se
suivent avec la rigueur d’une déduction, rapprochant toujours davantage, jusqu’à les
broyer, les deux individualités antagonistes. C’est d’abord l’évasion de Carmen suivie
de l’emprisonnement du dragon : « Dans la prison, je ne pouvais m’empêcher de penser à
elle… Ses bas de soie tout troués qu’elle me faisait voir tout entiers en s’enfuyant, je
les avais toujours devant les yeux… Et puis, malgré moi, je sentais la fleur de cassie
qu’elle m’avait jetée, et qui, sèche, gardait toujours sa bonne odeur. » C’est la
dégradation, c’est la faction humiliante comme simple soldat, à la porte du colonel, un
jour où précisément Carmen vient danser dans le patio : « Parfois
j’apercevais sa tête à travers la grille quand elle sautait avec son tambour. » C’est la
journée folle chez Lillas Pastia. Puis les premières infidélités à la discipline et
enfin la série de dégradations et de glissements par lesquelles il arrive jusqu’au
brigandage. Toute cette première partie est dominée par une scène très simple,
impossible à rendre au théâtre : nous voulons parler de cette soirée où les
contrebandiers poursuivis, après avoir achevé eux-mêmes un des leurs, s’arrêtent dans un
hallier épuisés de faim et de fatigue ; quelques-uns d’entre eux, tirant un paquet de
cartes, jouent à la lueur d’un feu qu’ils allument. « Pendant ce temps-là, moi, j’étais
couché, regardant les étoiles, pensant au Remendado (l’homme massacré) et me disant que
j’aimerais autant être à sa place. Carmen était accroupie près de moi, et de temps en
temps elle faisait un roulement de castagnettes en chantonnant. Puis, s’approchant comme
pour me parler à l’oreille, elle m’embrassa, presque malgré moi, deux ou trois fois. « —
Tu es le diable, lui disais-je. — Oui, me répondait-elle. » Le meurtre de Garcia le
borgne, le rom de Carmen, marque un nouveau moment dans le petit
drame. On peut croire d’abord que l’introduction du personnage de Garcia rompt l’unité
de l’œuvre et que sa mort est un épisode, inutile. Au contraire, Carmen ne serait pas
complète sans son mari, et le combat contre le borgne est le premier acheminement au
meurtre de Carmen. Garcia tué, l’état moral du meurtrier est peint en un mot,
indirectement : « Nous l’enterrâmes, et nous allâmes placer notre camp deux cents pas
plus loin. » Passons sur les autres petits incidents déterminés par la vie de
contrebandier, laquelle a été déterminée elle-même par l’amour exclusif pour la
bohémienne : nous arrivons au dénouement, qui est admirable parce est contenu à l’avance
qu’il dans tous les événements qui précèdent comme une conséquence dans ses prémisses :
— « Je suis las de tuer tous tes amants ; c’est toi que je tuerai. — Elle me regarda
fixement de son regard sauvage et me dit : — J’ai toujours pensé que tu me tuerais…. —
Carmencita, lui demandai-je, est-ce tu ne m’aimes que plus ?… Elle ne répondit rien.
Elle était assise les jambes croisées sur une natte et faisait des traits par terre avec
son doigt… — Je ne t’aime plus ; toi, tu m’aimes encore et c’est pour cela que tu veux
me tuer. » Durant toute l’action, l’un des traits distinctifs des deux caractères, c’est
que Carmen, plus froide, a toujours su ce qu’elle faisait et fait ou fait faire ce
qu’elle voulait ; tandis que l’autre ne l’a jamais bien su. La lucidité et l’énergie
obstinée de Carmen ne pouvait qu’éclater davantage dans la surexcitation de la dernière
lutte : « Elle aurait pu prendre mon cheval et se sauver, mais elle ne voulait pas qu’on
pût dire que je lui avais fait peur. » Dans la lutte intérieure de quelques heures qui
précède chez tous deux le dénouement, ce qui surnage seul de tous les sentiments
bouleversés, ce sont les croyances religieuses ou superstitieuses de l’enfance ; et cela
devait être. Carmen fait de la magie, lui, fait dire une messe ; c’est la messe dite
qu’il revient vers elle et, après une dernière provocation, la tue. « Je la frappai deux
fois. C’était le couteau du borgne que j’avais pris, ayant cassé le mien. Elle tomba au
second coup sans crier. Je crois voir encore son grand œil noir me regarder fixement ;
puis il devint trouble et se ferma. » Carmen morte, sa vie est finie, il n’a plus qu’à
galoper jusqu’à Cordoue pour se livrer, et attendre le garrot,
privilège des nobles, qui ne sont pas pendus comme les vilains. Auparavant, une dernière
contradiction qui résume toutes les faiblesses et toutes les incertitudes de ce violent,
« Je me rappelai que Carmen m’avait dit souvent qu’elle aimerait à être enterrée dans un
bois. Je lui creusai une fosse avec mon couteau, et je l’y déposai. Je cherchai
longtemps sa bague, et je la trouvai à la fin. Je la mis dans la fosse auprès d’elle,
avec une petite croix57. »
Il n’y a qu a compliquer ainsi cette étude des actions et réactions entre les
caractères, le milieu, l’époque, l’état social, pour arriver aux grands romans de
Stendhal. Ce dernier est, comme on l’a mainte fois remarqué, merveilleux dans l’analyse
psychologique ; mais sa psychologie porte tout entière sur les idées parfaitement
conscientes de ses personnages, non sur les mobiles obscurs du sentiment. D’ailleurs ses
héros sont des Italiens, et les Italiens se laissent peu gouverner par le pur sentiment,
ils raisonnent toujours et sont froids même dans la colère ; ils ont un proverbe
caractéristique : — La vengeance est un plat qui se mange froid. — Stendhal analyse
donc, et dans la perfection, les motifs conscients des actions, mais il ne fait que de
l’analyse, rien que de l’analyse et tout intellectuelle. Il n’arrive pas à la synthèse
de l’intelligence et du sentiment, qui rend seule la vie, exprime l’homme complet dans
son fond le plus obscur connue dans son être le plus conscient. On ne s’explique même
point, dans la Chartreuse de Parme, les deux amours sincères qui gouvernent le récit :
celui de la tante pour le neveu et celui du neveu pour Clélia ; il les pose comme un
géomètre pose un théorème qu’on lui accorde et auquel tous ses raisonnements vont
s’enchaîner. Ces deux amours admis, non expliqués, il va déduisant les actions et leurs
mobiles. Stendhal analyse des idées, mais des idées en somme assez simples parce
qu’elles sont superficielles. La conception de la vie que se font ses personnages est
des plus primitives : superstitions dignes d’un sauvage, diplomaties de coquette, ou
préjugés de dévote, scrupules d’étiquette propres à l’homme du monde ; le tout reposant
sur des sentiments très nets et définis, précis comme des formules mathématiques,
— ambition, amour, jalousie, — le tout se jouant sur le vieux fond humain le plus
primitif. Ce sont des ressorts très compliqués, mais qui après tout ne font mouvoir que
des pantins. Une clarté, une limpidité parfaite, qui tient souvent à ce qu’on ne va pas
jusqu’au fond du sentiment dernier et obscur, ou à ce qu’il n’y a pas de sentiment, pas
de cœur, rien que des idées, des motifs puérils ou raffinés, des surfaces. Cela est trop
conscient, ou du moins trop raisonné et trop sec. Stendhal est semblable a l’anatomiste
qui met à nu toutes les fibres nerveuses, si imperceptibles qu’elles soient, mais qui en
somme travaille sur des cadavres ; la vie lui échappe avec ses phénomènes multiples, sa
chimie complexe, son fonds impersonnel ; on ne sent pas en ses personnages ce qu’il y a
en tout être de fuyant, d’infini, d’indéterminé, de synthétique. Balzac est
incomparablement plus complet comme psychologue. On a trouvé étrange que les
naturalistes contemporains se réclamassent de Stendhal. — De Balzac, oui, mais de
Stendhal ! ce romancier du grand monde français ou italien qui ne quitte jamais ses
gants, surtout quand il touche la main de certains personnages suspects ; Stendhal est
un pur psychologue, et il y a bien autre chose que de la psychologie dans le roman
contemporain. — Ces raisons sont bonnes assurément, et pourtant nos naturalistes n’ont
pas tort : le détail psychologique, qui abonde chez Stendhal, y est en effet toujours
lié à la vue nette de la réalité, de chacun de ses personnages, de ses mouvements, de
son attitude, d’une fenêtre qu’il ouvre ou d’une taille qu’il enveloppe discrètement de
son bras58.
Ce n’est jamais de la psychologie dans l’abstrait, comme on en trouve d’admirable
d’ailleurs dans Adolphe ; on est en tel lieu, en tel temps, devant
telle machine humaine : on ne démonte pas seulement les ressorts, on vous les montre.
Ajoutez à cela une certaine vue pessimiste de la nature humaine et de ses égoïsmes,
comme on en trouve facilement chez toute âme de diplomate, et vous comprendrez la
parenté étroite qui relie les visions déjà sanglantes de l’auteur de Rouge
et Noir aux drames sombres de Zola.
Un autre véritable devancier du roman sociologique, comme on l’a remarqué fort
justement, c’est George Sand en personne ; Indiana, Valentine et Jacques marquent l’introduction des « questions sociales » dans le
roman. Il est vrai que Zola reproche à George Sand de ne parler « que d’aventures qui ne
se sont jamais passées et de personnages qu’on n’a jamais vus » ; il est vrai encore que
M. Brunetière, après avoir protesté contre cette assertion, en vient à concéder que,
dans Valentine même et dans Jacques, les personnages finissent par devenir de « purs
symboles » ; mais enfin il n’en reste pas moins certain que dans les romans de George
Sand « les personnages ne sont plus comme autrefois enfermés dans le cercle de la
famille : ils sont en communication perpétuelle avec les préjugés, c’est-à-dire avec la
société qui les entoure, et avec la loi, c’est-à-dire avec l’Etat59 ».
Plus tard, c’est le riche que le romancier mettra en contact avec le pauvre (Balzac), le
patron avec l’ouvrier, le peuple avec la bourgeoisie, pour instituer ce que Zola veut
qu’on appelle des expériences. Mais le Meunier d’Augibault, le Compagnon du tour de
France posent déjà des problèmes sociaux : « Ce que l’on ne peut pas nier, c’est qu’en
devenant la substance même du roman, ces thèses y aient comme introduit nécessairement
tout un monde de personnages qu’on n’y avait pas encore vus figurer60.
Le roman n’était encore que social avec George Sand : roman à thèses
où l’étude de la vie en société n’est pas le but même. C’est avec Balzac, selon nous,
que le roman devient sociologique. Il y a d’ailleurs longtemps qu’on a
remarqué ce caractère de l’œuvre de Balzac61. Il est clair
aussi que Balzac est, avec Stendhal, l’ancêtre du réalisme contemporain. Il a le souci
de la vérité psychologique et sociale, et il la cherche dans le laid comme dans le beau,
plus souvent dans le laid que dans le beau. Son but est d’exprimer la vie telle qu’elle
est, la société telle qu’elle est ; comme les réalistes, il accumule le détail et la
description, il tombe même dans le technique. Mais son procédé de composition est encore
une abstraction et une généralisation. De plus, Balzac est logicien avant tout : ses
caractères sont des théorèmes vivants, des types qui développent tout ce qu’ils
renferment. Il a un procédé de simplification puissante qui consiste à ramasser tout un
homme dans une seule et unique passion : le père Grandet n’est plus qu’avare, le père
Goriot n’est plus qu’idolâtre de ses filles, et ainsi de suite. On a dit avec beaucoup
de justesse que, par là, Balzac n’est pas vraiment réaliste ; il est classique comme les
poètes dramatiques du dix-septième siècle, avec cette différence qu’il l’est beaucoup
plus, et que, « simplificateur extrême, il n’aurait pas même admis la clémence
d’Auguste, ni les hésitations de Néron, ni fait Harpagon amoureux ; il conçoit tous ses
personnages sur le modèle du jeune Horace, de Narcisse ou de Tartufe ». Le réalisme vrai
consiste, au contraire, à ne jamais admettre qu’un homme soit une passion unique
incarnée dans des organes, mais un jeu et souvent un conflit de passions diverses, qu’il
faut prendre chacune avec sa valeur relative62.
Le naturalisme contemporain procède non seulement de Balzac, mais du romantisme de
Hugo, par « réaction » et par « évolution ». Hugo,
rejetant les règles arbitraires et les personnages de convention, disait dans la préface
de Cromwell : « Le poète ne doit prendre conseil que de la nature, de
la vérité, et de l’inspiration. » En s’essayant au roman historique dans Notre-Dame de Paris, Hugo avait déjà peint un état social et un ensemble de
mœurs, quelque faiblesse qu’il ait montrée dans la conception des caractères
individuels. Plus tard, dans les Misérables, Hugo fait un roman à la
fois social et sociologique. L’Assommoir est en germe dans les Misérables. Voici, par exemple, l’original de l’interminable
promenade de Gervaise sur le trottoir des boulevards dans la neige :
Vers les premiers jours de janvier 1823, un soir qu’il avait neigé, une créature
rôdait en robe de bal et toute décolletée avec des fleurs sur la tète devant la vitre
du café des officiers… Chaque fois que cette femme passait (devant un des élégants de
l’endroit), il lui jetait, avec une bouffée de la fumée de son cigare, quelque
apostrophe qu’il croyait spirituelle et gaie, comme : — Que tu es laide ! — Veux-tu te
cacher. — Tu n’as pas de dents ! etc., etc. — Ce monsieur s’appelait M. Bamatabois. La
femme, triste spectre paré qui allait et venait sur la neige, ne lui répondait pas, ne
le regardait même pas, et n’en accomplissait pas moins en silence et avec une
régularité sombre sa promenade qui la ramenait de cinq minutes en cinq minutes, sous
le sarcasme, comme le soldat condamné qui revient sous les verges…63.
Voici la familiarité et le langage imagé du peuple :
Quand on n’a pas mangé, c’est très drôle. — Savez-vous, la nuit, quand je marche sur
le boulevard, je vois des arbres comme des fourches, je vois des maisons toutes noires
grosses comme les tours de Notre-Dame, je me figure que les murs blancs sont la
rivière, je me dis : Tiens, il y a de l’eau là ! Les étoiles sont comme des lampions
d’illuminations, on dirait qu’elles fument et que le vent les éteint, je suis ahurie,
comme si j’avais des chevaux qui me soufflent dans l’oreille ; quoique ce soit la
nuit, j’entends des orgues de Barbarie et les mécaniques des filatures, est-ce que je
sais, moi ? Je crois qu’on me jette des pierres, je me sauve sans savoir, tout tourne,
tout tourne64.
Voici enfin les naïvetés enfantines, prises sur le fait. Jean Valjean porte le seau
trop plein de Cosette ; la petite marche à ses côtés, il lui parle :
— Tu n’as donc pas de mère ?
— Je ne sais pas, répondit l’enfant.
Avant que l’homme eût eu le temps de reprendre la parole, elle ajouta :
— Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n’en ai pas. Et, après un silence, elle
reprit :
— Je crois que je n’en ai jamais eu.
Les deux petites Thénardier se sont emparées d’un jeune chat, elles l’ont emmailloté
comme une poupée ; l’aînée dit à sa sœur :
Vois-tu, ma sœur, jouons avec. Ce serait ma petite fille. Je serais une dame. Je
viendrais te voir et tu la regarderais. Peu à peu tu verrais ses moustaches, et cela
t’étonnerait. Et puis tu verrais ses oreilles, et puis tu verrais sa queue, et cela
t’étonnerait. Et tu me dirais ! Ah ! mon Dieu ! et je te dirais ! Oui, madame, c’est
une petite fille que j’ai comme ça. Les petites filles sont comme ça à présent.
Lisez encore le dialogue de Fantine et de la vieille fille Marguerite. On a dit à
Fantine que sa petite fille en nourrice était malade d’une fièvre miliaire :
Voici un fragment tiré du récit du bonhomme Champmathieu que la justice prend pour un
ancien forçat :
Avec ça, j’avais ma fille qui était blanchisseuse à la rivière. Elle gagnait un peu de
son côté ; à nous deux, cela allait. Elle avait de la peine aussi. Toute la journée dans
un baquet jusqu’à mi-corps, à la pluie, à la neige avec le vent qui vous coupe la
figure : quand il gèle, c’est tout de même, il faut laver ; il y a des personnes qui
n’ont pas beaucoup de linge et qui attendent après ; si on ne lavait pas, on perdrait
des pratiques. Les planches sont mal jointes et il vous tombe des gouttes d’eau partout.
On a ses jupes toutes mouillées, dessus et dessous. Ça pénètre. Elle a aussi travaillé
au lavoir des Enfants-Rouges, où l’eau arrive par des robinets. Ou n’est pas dans le
baquet. On lave devant soi au robinet et on rince derrière soi dans le bassin. Comme
c’est fermé, on a moins froid au corps. Mais il y a une buée d’eau chaude qui est
terrible et qui vous perd les yeux. Elle revenait à sept heures du soir, et se couchait
bien vite ; elle était si fatiguée Son mari la battait… C’était une brave fille qui
n’allait pas au bal, qui était bien tranquille. Je me rappelle un mardi gras où elle
était couchée à huit heures… La descente de police, dans Nana, est en
germe dans la fuite effarée des filles de Thénardier, qui heurtent Marius : « J’ai
cavalé, cavalé, cavalé. » Le Jeanlin de Germinal est un Gavroche
tourné au noir, et sa retraite dans un puits abandonné est le pendant de celle de
Gavroche dans le ventre gigantesque de l’éléphant de maçonnerie65. Le jardin de
la rue Plumet combiné avec des souvenirs d’enfance est l’original du jardin du
Paradou.
Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d’un demi-siècle était et
charmant. Les passants d’il y a quarante ans s’arrêtaient dans cette rue pour le
contempler, sans se douter des secrets qu’il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches
et vertes… Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies,
quelques treillages décloués par le temps, pourrissant sur le mur, du reste plus
d’allées ni de gazon… Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre
coin de terre. La fête des giroflées y était splendide. Bien dans ce jardin ne
contrariait l’effort sacré des choses vers la vie… Les arbres s’étaient baissés vers les
ronces, les ronces étaient montées vers les arbres… ; ce qui flotte au vent s’était
penché vers ce se traîne dans la mousse… Ce qui jardin n’était plus un jardin, c’était
une broussaille colossale ; c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une
forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale,
odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule. En floréal,
cet énorme buisson, libre derrière sa grille et ses quatre murs, dans le sourd travail
de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui
sent la sève d’avril monter et bouillonner dans ses veines, et, secouant au vent sa
prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le
perron croulant du pavillon et jusque sur le pavé de la rue déserte, les fleurs en
étoiles, la rosée eu perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums. A
midi mille papillons blancs s’y réfugiaient, et c’était un spectacle divin de voir là
tourbillonner on flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’été… Le soir, une vapeur
se dégageait du jardin et l’enveloppait ; l’odeur si enivrante des chèvrefeuilles et des
liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil ; on entendait les
derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes s’assoupissant sous les
branchages… C’était un jardin fermé, mais une nature acre, riche, voluptueuse et
odorante . Quand Cosette y arriva, elle n’était encore qu’une enfant, Jean Valjean lui
livra ce jardin inculte. — Fais-y tout ce que tu voudras, lui disait-il. Cela amusait
Cosette ; elle en remuait toutes les touffes et toutes les pierres, elle y cherchait
« des bêtes » ; elle y jouait, en attendant qu’elle y rêvât66. Flaubert continue le romantisme par son culte de la forme et
du style poétique ; il annonce le réalisme par les études psychologiques et sociales de
Madame Bovary et de l’Education sentimentale. Déjà il applique au roman le système des
petits faits significatifs, soutenu par Taine. Le moi de ses héros n’est qu’une
« collection de petits faits », une « série de faits mentaux », une association d’idées
et d’images qui défilent dans un certain ordre. Ses romans sont des « monographies
psychologiques ». En outre, il y introduit l’idée chère aux Allemands et aux Anglais de
l’évolution, du développement (entwickelung), qui consiste, dit Taine,
« à représenter toutes les parties d’un groupe comme solidaires et complémentaires, en
sorte que chacune d’elles nécessite le reste, et que, toutes réunies, elles manifestent
par leurs successions et par leurs contrastes la qualité intérieure qui les assemble et
les produit ». Cette qualité intérieure, Hegel l’appelait l’idée du
groupe ; Taine l’appelle un caractère dominateur. Les faits significatifs, préférés aux
faits suggestifs, sont la caractéristique de la science ; la science pénètre donc dans
l’art. Le héros romantique, égaré en pleine fantaisie, retombe sur terre de tout le
poids des faits observés : il se précise, il cherche à personnifier l’homme réel, non
plus le rêve du poète dans une heure d’enthousiasme. Mais la réalité est chose si
fuyante qu’elle peut trouver moyen d’échapper encore à cette méthode toute d’exactitude
scientifique. Voir de près, de tout près même, est assurément la meilleure condition
pour saisir les détails dans leur plus rigoureuse précision, mais cela être aussi un
excellent peut moyen de borner sa vue à ces seuls détails : ils grandiront de toute
l’attention qui leur sera prêtée, et leur relation avec l’ensemble pourra en être
altérée d’autant. Pour bien saisir les proportions des différentes parties d’un tout, le
plus sûr est encore de regarder à une certaine distance, la netteté de quelques détails
dût-elle en souffrir. Si de plus on parle de fait dominateur auquel tous les autres ne
feront que se relier, il devient de la plus haute importance de ne se point tromper dans
la perspective, de voir d’un peu loin, d’un peu haut surtout. Le reproche qu’on pourrait
faire à Flaubert, un maître pourtant, — et surtout à son école, — c’est de s’être complu
dans l’étude et dans la peinture de la médiocrité, sous prétexte qu’elle est plus vraie.
Plus commune, soit, mais plus vraie ? Est-ce que la réalité la plus haute n’appartient
pas toujours aux sentiments capables de nous porter en avant, ne fût-ce qu’un seul
instant, d’élever au-dessus de nos têtes ne fût-ce qu’un seul d’entre nous ? Nous
jugeons des époques passées par leurs grands hommes. Jugeons donc un peu la médiocrité
contemporaine précisément par ce qui en sort. Le pessimisme s’est introduit dans l’art
avec cette manière de voir, quoi d’étonnant67 ? C’est presque un dicton
populaire que les hommes paraissent plus mauvais qu’ils ne sont ; si donc nous les
jugeons uniquement par leurs actes, lesquels sont déterminés par une foule de chocs et
de circonstances qui ont fait dévier l’impulsion première, nous ne pourrons trouver en
eux que matière à réflexions pessimistes. — Mais que m’importe, dira-t-on, l’homme
intérieur, si je n’ai affaire qu’à l’homme extérieur ? — Il importe plus qu’on ne croit,
car, s’il y a réellement dans l’homme deux tendances, presque deux volontés inverses, il
y aura aussi lutte
pour arriver à l’équilibre ; cette lutte se manifestera par des actes de générosité
spontanés et inattendus, et aussi par un certain nombre de natures d’exception. C’est au
nom de la science que nos romanciers se disent pessimistes, mais la science n’est
pessimiste que par les inductions qu’on en tire ; et peut-être bien que l’étude du cœur
humain est, de toutes, celle qui doit encore le moins porter au pessimisme. « As-tu
réfléchi, écrit Flaubert jeune, as-tu réfléchi combien nous sommes organisés pour le
malheur ?… » Et plus tard : — « C’est étrange comme je suis né avec peu de foi pour le
bonheur. J’ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C’était comme une
odeur de cuisine nauséabonde s’échappant par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir
mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir. » M. Bourget a remarqué que, quand Salammbô
s’empare du zaimph, de ce manteau de la Déesse « tout à la fois bleuâtre comme la nuit,
jaune comme l’aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger… »,
elle est surprise, comme Emma entre les bras de Léon, de ne pas éprouver ce bonheur
qu’elle imaginait autrefois : « Elle reste mélancolique dans son rêve accompli… »
L’ermite saint Antoine, sur la montagne de la Thébaïde, ayant, lui aussi, réalisé sa
chimère mystique, comprend que la puissance de sentir lui fait défaut ; il cherche avec
angoisse la fontaine d’émotions pieuses qui jadis s’épanchait du ciel dans son cœur :
« Elle est tarie maintenant, et pourquoi… ? » Flaubert s’appelait lui-même ironiquement
le R. P. Cruchard, directeur des dames de la Désillusion. La Tentation de
saint Antoine aboutit au désir de ne plus penser, de ne plus vouloir, de ne plus
sentir, de redescendre degré à degré l’échelle de la vie, de s’abîmer dans la matière,
d’être la matière. « J’ai envie de voler, de nager, de beugler, d’aboyer, de hurler. Je
voudrais avoir des ailes, une une carapace, écorce, souffler de la fumée, porter une
trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me
développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la
lumière, me blottir sous toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au
fond de la nature, — être la matière ! » Illusion, désillusion, eh !
c’est l’éternel sujet de l’éternel poème. Seulement il est des poètes qui aiment à
montrer l’illusion nouvelle surgissant tout aussitôt, — car, si nos rêves comme les
choses nous trompent et passent, le sentiment, qui avait produit notre attente,
demeure ; — mais à notre époque, tout assombrie, tout oppressée de pessimisme, on aime à
méditer sur le rêve qui s’est trouvé vide de sens. Enfin, Flaubert tend déjà à préférer
les analyses « de cas pathologiques », préconisées par les psychologues, et auxquelles
se sont complu les de Goncourt. Tous les éléments du naturalisme contemporain sont ainsi
réunis. Nous arrivons à l’ère des « histoires naturelles et sociales68. »
III. Le naturalisme se définit lui-même « la science appliquée à la littérature ». Il
donne pour raison de cette définition ambitieuse qu’il a le même but et les mêmes
méthodes que la science. Le même but : la vérité, rien que la vérité ; — malheureusement
il n’ajoute pas : toute la vérité. La même méthode : la méthode expérimentale, qui,
outre l’observation, comprend l’expérimentation. Le romancier naturaliste doit être
d’abord un observateur : avant d’écrire, il fait comme Taine ; il amasse quantité de
notes, de petits faits, documents sur documents. Mais ce n’est pas assez, il change son
roman même en une « expérimentation ». L’observateur donne les faits tels qu’il les a
vus, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les
personnages, se développer les phénomènes avec leurs lois. Puis, l’expérimentateur
paraît et « institue l’expérience », c’est-à-dire l’ait mouvoir les personnages dans une
histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que
l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude. C’est presque toujours une
expérience « pour voir », comme l’appelle Claude Bernard. Le romancier part à la
recherche d’une vérité. Voyez la figure du baron Hulot dans la Cousine
Bette, de Balzac. Le fait général observé par Balzac est le ravage que le
tempérament amoureux d’un homme amène chez lui, dans sa famille, dans la société. Dès
que Balzac a eu choisi son sujet, il part des faits observés, puis il institue son
expérience, dit Zola, en soumettant Hulot à une série d’épreuves, en le faisant passer
par certains milieux, pour montrer comment fonctionne le mécanisme de sa passion. Il n’y
a plus seulement là observation, à en croire les théoriciens du naturalisme ; il y a
expérimentation, en ce sens que Balzac ne s’en tient pas strictement, en photographe,
aux faits recueillis par lui : il intervient d’une façon directe, pour placer son
personnage dans des conditions « dont il reste le maître ». Le problème est de savoir ce
que telle ou telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances,
produira au point de vue de l’individu et de la société ; et un roman expérimental, la Cousine Bette, par exemple, est simplement « le procès-verbal de
l’expérience que le romancier répète sous les yeux du public ». En somme, toute
l’opération consiste « à prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme
des faits en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux,
sans jamais s’écarter des lois de la nature. Au bout il y a la connaissance de l’homme,
la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale. Le roman
expérimental se donne donc comme une conséquence de l’évolution scientifique du siècle ;
il continue et complète la physiologie, qui elle-même s’appuie sur la chimie et la
physique ; substitue à l’étude de « l’homme abstrait », de « l’homme métaphysique »
l’étude de l’homme naturel, « soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les
influences du milieu » ; le roman expérimental, en un mot, est la littérature de notre
âge de science comme la littérature classique et romantique correspondait à un âge de
scolastique et de théologie69.
Il semble qu’on ait tout dit lorsqu’on a qualifié le roman de scientifique. En somme,
qu’est-ce qu’il y a d’immédiatement certain dans la science ? le fait visible, tangible.
Admettons que les faits assemblés par le romancier soient d’une exactitude rigoureuse —
quoique en réalité voir, ce soit déjà interpréter, par conséquent transformer — il reste
à tirer les conclusions, lesquelles dépendront de la nature d’esprit du romancier, de
ses idées préconçues, de son génie enfin. Si, par bonheur, il est doué d’un sens droit,
la mesure sera gardée ; mais il en est beaucoup que leur imagination déborde, et alors
ils ont plus d’un rapport avec les romantiques tant décriés par eux. Le reproche fait
aux romantiques est avant tout l’exagération : comme ils n’incarnent guère qu’une
passion par personnage, ils réduisent ainsi la machine humaine à un seul rouage, et,
toute la force de la sorte épargnée, ils l’emploient pour pousser à l’extrême la passion
donnée. Mais les partisans à outrance du fait dominateur, les adeptes du gigantesque et
du symbolique (à la façon de Zola) font-ils autre chose ? Les uns et les autres,
romantiques et réalistes, dans leur élan, peuvent perdre pied ; tous, dans une même
mesure, sont idéalistes, quoiqu’ils aillent en sens contraires : idéaliser, c’est isoler
et grandir une tendance existante pour la faire prédominer : tel est le but par eux tous
poursuivi. Seulement les romantiques ont cela de bon qu’ils ne négligent point le côté
généreux de l’homme, lequel n’est pas le moins réel ni le moins puissant ; telle œuvre
romantique qui, à la lecture, a pu nous paraître un tissu d’exagérations et
d’invraisemblances, le livre fermé, nous laisse malgré tout un type dans l’esprit. Ce
qui manque aux romantiques, c’est moins encore le vrai que le vrai pris sur le fait.
Bien autrement difficile serait d’accorder à nombre de héros réalistes la valeur de
types de l’homme réel. Les romanciers naturalistes estiment que la question d’hérédité a
une grande influence dans les manifestations intellectuelles et passionnelles de
l’homme. Ils accordent aussi une influence considérable au milieu. « L’homme n’est pas
seul, il vit dans une société, dans un milieu social, et dès lors, pour nous,
romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phénomènes. Même notre grande étude
est là, dans le travail réciproque de la société sur l’individu et de l’individu sur la
société. » Et c’est précisément, selon Zola, ce qui constitue le roman expérimental :
posséder le mécanisme des phénomènes chez l’homme, montrer « les rouages des
manifestations intellectuelles et sensuelles », telles que la physiologie nous les
expliquera sous l’influence de l’hérédité et des circonstances ambiantes : enfin montrer
l’homme vivant « dans le milieu social qu’il a produit lui-même, qu’il modifie tous les
jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue ». Ainsi
donc, « nous nous appuyons sur la physiologie, nous prenons l’homme isolé des mains du
physiologiste, pour continuer la solution du problème et résoudre scientifiquement la
question de savoir comment se comportent les hommes dès qu’ils sont en société… » — « Je
voudrais, dit encore Zola dans une préface récente, coucher l’humanité sur une page
blanche, toutes les choses, tous les êtres, une œuvre qui serait l’arche immense. »
Quelle est la valeur de toute cette théorie du roman expérimental, physiologique et
sociologique ? L’épopée antique contait la destinée des nations. Mais le sentiment
patriotique a changé de mesure, le mot nation est trop vaste, trop
vague peut-être pour tenir en un poème. Alors un a poète pensé que l’épopée devait se
transformer et s’appliquer à telle ou telle classe d’individus digne
d’intérêt et de pitié, et Victor Hugo a écrit les Misérables. Mais le
sujet était encore trop vaste et par cela même l’œuvre un peu diffuse. Zola a cru que le
réduire, c’était donner sa vraie forme à l’épopée moderne ; il étudie tel groupe dans
les diverses classes de notre société : l’Assommoir, c’est l’ouvrier
parisien ; Germinal, c’est le mineur. Malheureusement, une conception
juste de la portée sociale que le roman peut avoir est gâtée par le système matérialiste
que nos roman ciers professent, sous prétexte de réalisme ou de naturalisme, si bien
qu’au lieu d’hommes ils ne peignent trop souvent des que brutes : c’est le règne de la
« littérature brutale ». Il est très vrai encore qu’il y a une ressemblance entre
l’expérimentateur et le romancier : tous les deux, au moyen d’une hypothèse, conçoivent une expérience possible, idéale ; ils sont tous deux
imaginatifs, inventeurs. Mais il ne suffit pas d’imaginer une expérience idéale ; il
faut la réaliser objectivement pour vérifier l’idée
préconçue. Zola a bien soin de n’en souffler mot. Le physicien dit d’abord : — Si la
foudre est produite par l’électricité, imaginons un cerf-volant terminé par une pointe
et lancé en l’air ; j’en devrai tirer des étincelles. — Puis il réalise le cerf-volant,
en tire l’étincelle, et vérifie ainsi la loi d’abord hypothétique des relations entre la
foudre et l’électricité. L’expérimentation ne commence qu’avec la
réalisation objective et la vérification de l’hypothèse. Le romancier,
lui, s’en tient à l’hypothèse, à l’idée préconçue, à l’imagination,
qui est précisément la part de l’idéalisme véritable dans la science.
Il ne fait donc qu’imaginer et supposer ; il n’expérimente pas.
— « Mais mes documents humains, mes cahiers de notes, mes petits faits
significatifs alignés à la façon de Taine ! » — Ce sont là des observations, exactes ou
inexactes, complètes ou incomplètes ; ce ne sont pas des expérimentations. Dites que
vous êtes un observateur, nous vous l’accordons, sauf à faire nos réserves sur ce que
vos observations peuvent avoir d’insuffisant, de borné et de systématique ; mais ne vous
érigez pas en expérimentateur lorsque vous n’avez pour tout cabinet
d’expérience que votre propre tête. La famille des Rougon-Macquart n’est pas une
hérédité expérimentée, mais une hérédité imaginée, entre des pères et des enfants qui
sont tous les enfants de votre cerveau. S’ils se ressemblent si bien entre eux et
paraissent hériter l’un de l’autre, c’est qu’ils sont sortis du même moule où on les a
jetés. La seule expérimentation, ici, est celle dont le romancier lui-même est le sujet,
et qui permet aux lecteurs de dire qu’il a le cerveau fait de telle ou de telle manière,
des yeux qui voient de telle ou telle couleur. Il a beau se réclamer de la physiologie, Zola est un psychologue ; — ce mot, qui lui
semblera peut-être une injure, est d’ailleurs pour nous un éloge. Le psychologue est,
lui aussi, un romancier : il imagine des caractères, des passions, des souvenirs, des
volontés ; il se place par l’imagination dans telle ou telle circonstance ; il se
demande ce qu’il ferait, ce qu’il a fait dans des circonstances analogues, ce qu’il a vu
faire. Puis il cherche des lois, des théories.
La méthode de nos réalistes, outre ce qu’elle a de psychologique, est encore analogue à
la méthode déductive des géomètres. Etant données telles lignes et tels points
d’intersection, il en résultera telle figure, — abstraction faite de
toutes les autres circonstances. Etant donnée (par abstraction) une courtisane qui n’a
rien de la femme, elle sera telle et telle, elle sera Nana. C’est toujours la méthode de
simplification qui caractérise la déduction géométrique. Il n’y a plus qu’à trouver des
courtisanes qui n’aient rien de la femme ; et encore, si on en trouve, ce seront de
pures exceptions qui ne prouveront rien de général. Est-ce à dire que nous fassions fi
de cette méthode et de ses résultats ? Nullement. Il est toujours bon d’examiner les
conséquences d’une hypothèse, à la condition de ne pas représenter cette hypothèse
abstraite comme le tout de la réalité. Un géomètre ne croit pas que les points, les
lignes et les surfaces épuisent le monde.
Outre qu’il est un géomètre, le réaliste par système est encore un métaphysicien ; — il
est métaphysicien matérialiste et pessimiste, — mais un système matérialiste et
pessimiste est un système métaphysique tout comme les autres, qui prétend nous révéler
le dernier mot et le dernier fond de notre conscience. Zola a beau rire des scolastiques, avec lesquels il identifie les idéalistes : au
lieu d’une expérimentation « à la Claude Bernard », il nous donne des constructions à la
Kepler (ceci n’est pas pour l’offenser). Kepler disait, avec Aristote : — Tout doit être
beau dans l’œuvre de Dieu ; la ligne circulaire est la plus belle des lignes ; donc les
astres doivent décrire des cercles, même ceux qui, comme Mars, semblent avoir un trajet
si irrégulier. — Seulement Kepler, lui, chercha la confirmation de son hypothèse, et il
trouva non des cercles, mais des ellipses. A leur tour, nos réalistes disent : — Tout
doit être laid dans l’homme, ou à peu près, car la bête en lui donc toutes les domine ;
lignes de sa conduite doivent être tortueuses, sinistres, hideuses. — C’est de
l’idéalisme retourné.Et où st la preuve du système ? — Dans mes romans. — Un roman ne
sera jamais une preuve. — Dans mes notes de petits faits. — Eh bien, les petits faits
eux-mêmes ne prouvent nullement ce que Taine veut leur faire prouver. Tout dépend de la
manière dont on les aligne. Avec sa collection de notes, Taine a fait un Napoléon qui
n’est plus qu’un monstre. Avec une autre collection de notes, ou avec la même, un autre
historien en refera un héros. Qui peut se flatter d’avoir la totalité des faits, et,
l’eût-il, d’avoir la loi ? En somme, dans ses romans, le réaliste fait
ce beau raisonnement : « Si l’homme n’est qu’une brute dominée par
tous les instincts de la bête et à peu près incapable de tout ce qui est beau et
généreux, il devra agir de telle sorte dans telles circonstances que j’imagine. » Puis,
il réalise les circonstances, — où ? — dans son imagination ; — et il vérifie la
bestialité radicale de la nature humaine, — où ? — toujours dans son imagination. Cette
façon d’expérimenter est trop commode. Quand Claude Bernard a supposé qu’une piqûre à
telle partie de l’encéphale devait produire le diabète, il a réellement piqué le cerveau
d’un animal et vérifié le diabète consécutif. Le réaliste, lui, nous
attribue toutes les maladies morales possibles dans son esprit, et, fort heureusement,
il n’en réalise pas la vérification au dehors.
En outre, on confond souvent, dans cette question, l’art avec la science. — Le
romancier, répète-t-on, est un naturaliste, qui n’a qu’à observer les hommes et à les
classer ; or, c’est ainsi que la science agit à l’égard de toute chose : il n’y a rien
de vil dans l’art, pas plus que dans la science. Le romancier observe les mœurs et, en
nous les représentant, il doit en rendre compte par les sentiments et les sensations qui
en sont la cause : jusqu’alors, on a laissé dans l’ombre certains sentiments, certaines
sensations ; le romancier actuel doit les mettre en scène comme tous les autres, en sa
qualité de physiologiste et de psychologue. — Cette théorie, selon nous, est
insoutenable. Il est faux que la science et le roman ne fassent qu’un. Et leur effet
n’est pas le même : la science peut être ennuyeuse, le roman doit être intéressant ;
jamais un roman ne sera un traité scientifique. Si le romancier fait entrer en scène un
chien ou un chat, ce dont il a parfaitement le droit (voyez le chien et le chat du Capitaine Fracasse), il ne se bornera pas à reproduire M. de Buffon en
le complétant par une anatomie plus exacte du chien et du chat. Non, ce qui est vrai,
c’est que le roman, s’il n’est point un traité scientifique, doit être d’esprit
scientifique ; le progrès des sciences est tel de nos jours qu’il y a un certain nombre
d’idées et de théories dont il faut tenir compte pour édifier le roman, pour faire
comprendre et accepter ses personnages. Le romancier ne doit pas faire
de la science, mais il doit l’employer pour rectifier ses conceptions. Le monde s’est
tellement compliqué pour nous, et nous-mêmes nous sommes devenus à nos propres yeux si
complexes, que l’imagination créatrice du romancier doit opérer sur des matériaux
toujours plus multiples et plus vastes : aucun détail ne peut plus être négligé.
L’écrivain, pas plus que le peintre, ne tentera aujourd’hui de nous représenter des
êtres qui seraient hors des lois et des classes où nous savons qu’ils sont rangés. Le
grand Raphaël a peint de certains chameaux si dissemblables aux chameaux du désert
qu’ils nous font sourire à présent : le chameau n’est plus un animal fantastique que
personne ne connaissait. A notre époque, Raphaël peignant ses chameaux serait forcé de
leur donner l’exactitude des lions de Rosa Bonheur. Les sciences et la philosophie ont
tellement pénétré notre société moderne, qu’il est juste de dire que nous ne voyons plus
le monde et les hommes du même œil que nos grands-pères. La tâche du romancier étant
précisément de représenter la société sous le jour où tous la voient, il ne peut se
maintenir dans une complète ignorance scientifique, en retard sur ses contemporains : il
ne saurait les intéresser à ce prix ; mais d’autre part il ne doit pas se montrer plus
savant qu’eux, il ne saurait davantage les intéresser. Un roman est un miroir qui
reflète ce que nous voyons, non ce que nous ne voyons point encore. Tout, à la vérité,
offre un intérêt scientifique dont le romancier doit savoir profiter ; c’est même parce
que toute chose rentre dans la science que les naturalistes ont pu traiter toutes choses
dans le roman ; mais ils n’ont réussi dans leur œuvre que toutes les fois qu’ils n’ont
pas mis seul en jeu l’intérêt scientifique70. Le récit pur et simple, c’est-à-dire
purement et simplement scientifique de certaines expériences de restées Lavoisier,
célèbres, n’aurait certes pas le don de nous intéresser esthétiquement ; il ne pourrait
être acceptable qu’à la condition de prendre, comme sujet principal, Lavoisier lui-même
et non point ses expériences, de faire ressortir son opiniâtreté et son courage de
savant qui ne se laisse rebuter par rien. La science n’a d’autre but qu’elle-même ; rien
n’existe pour elle en dehors du résultat obtenu, l’homme ne compte qu’entant que moyen,
mis de côté dès qu’il cesse d’être utile : il ne ferait que retarder, embarrasser sa
marche ; le roman au contraire, tout entier tourné vers l’homme, ne verra l’œuvre de
l’homme qu’à travers ses efforts. Ainsi ont pu trouver place dans le roman moderne des
sujets qu’on avait coutume de regarder comme laids ou inconvenants ; mais il y faut de
l’art, et beaucoup d’art ; ce qui est beau en demande moins, ce qui est laid en demande
infiniment. Il s’agit tout simplement de trouver par quel côté le laid cesse de l’être,
c’est-à-dire en quel sens il a droit à notre sympathie, droit qui est celui de tout ce
qui existe, à la seule condition qu’on sache regarder les choses sous un certain jour.
Les jeunes gens qui débutent par des œuvres naturalistes s’attaquent à ce qu’il y a de
plus difficile. Avant les progrès envahissants de la science contemporaine, le
romancier, dans une étude psychologique, se contentait de prendre l’état d’âme existant
et le dépeignait tel qu’il le trouvait, sans en demander compte ni aux raisons
physiologiques, ni au milieu dans lequel son héros se trouvait placé. En étendant, à la
façon moderne, l’étude psychologique aux études physiologiques et aux études de milieux,
le romancier a donné plus de couleur à sa peinture de l’âme humaine. Mais, encore une
fois, la science seule ne suffit pas : voilà pourquoi une nomenclature ne saurait nous
intéresser, voilà pourquoi décrire pour décrire nous fatigue à la longue, quelles que
soient d’ailleurs les qualités d’exactitude et de coloris que l’auteur peut déployer.
L’intérêt scientifique doit toujours s’allier à un intérêt moral et social pour devenir
un véritable intérêt esthétique. La question de l’idéal, scientifiquement, se réduirait,
selon Zola, à la question « de l’indéterminé et du déterminé ». Tout ce que nous ne
savons pas, tout ce qui nous échappe encore, c’est pour lui « l’idéal », et le but de
notre effort humain est chaque jour de « réduire l’idéal, de conquérir la vérité sur
l’inconnu ». « Il appelle idéalistes « ceux qui se réfugient dans l’inconnu pour le
plaisir d’y être », qui n’ont de goût que pour les hypothèses les plus risquées, qui
dédaignent de les soumettre au contrôle « sous prétexte que la vérité est en eux et non
dans les choses71. » Mais il est philosophiquement inadmissible d’appeler idéal l’indéterminé, l’inconnu ; il n’est pas moins inadmissible de l’appeler le
fantastique, le faux. L’idéal n’est autre chose que la nature même considérée dans ses
tendances supérieures ; l’idéal est le terme auquel l’évolution elle-même tend. Quant à
l’idéal classique, qui est loin de coïncider toujours avec l’autre, il est simplement le
type général et plus ou moins abstrait d’une classe d’êtres. Or, il n’est pas difficile
de montrer que tout faux réaliste fait de l’idéalisme à rebours. Le procédé de
simplification, d’abstraction, de généralisation absolue, qui caractérise les idéaux classiques, sortes de théorèmes vivants à la façon de Taine,
c’est le procédé même du naturalisme contemporain. Seulement, au lieu d’éliminer le
concret laid, comme les idéalistes classiques, on élimine le concret beau, ou simplement
d’ordre intellectuel et psychique, pour ne laisser que le bestial et
le matériel. Ce qui intéresse Zola, par exemple, dans l’homme, c’est surtout et presque
exclusivement l’animal, et, dans chaque type humain, l’animal particulier qu’il
enveloppe. Le reste, il l’élimine, au rebours des romanciers
proprement idéalistes, mais par une méthode non moins algébrique. Avec son appareil
lourd et compliqué de physiologie, c’est donc un simpliste. Dans
l’histoire naturelle et sociale » des Rougon-Macquart, il déclare
lui-même qu’il étudiera chez ses héros « le débordement des appétits ». Il dit des
personnages l’un de qui peuplent ses romans : « L’âme est parfaitement absente, et j’en
conviens, puisque je l’ai voulu ainsi. » Il prétend peindre « des brutes humaines ». Où
est ici l’impartialité de l’esprit « étranger aux systèmes » ? Tout le monde a remarqué,
outre le matérialisme, le second trait du « système » métaphysique à la mode chez les
romanciers du jour, le pessimisme. Le maître lui-même nous dit : « L’art est grave !
l’art est triste ! » Selon lui, « tout roman vrai doit empoisonner les lecteurs
délicats. » Un de disciple l’école, Guy de Maupassant, a trouvé une formule meilleure et
plus vraie en disant : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais ni si bon ni si mauvais que
ça. » Mais pour la plupart des réalistes l’humanité semble composée de « brutes », de
fous, de coquins. Après avoir promis de nous peindre la vie réelle,
nos réalistes ne nous peignent presque que des monstruosités, c’est-à-dire, en somme,
des exceptions. Au lieu des prodiges de vertu, nous avons des prodiges de vice, mais
nous ne sortons pas de l’. Plus proche du réalisme véritable, est la
théorie que nous en donne George Elliot :
« Je trouve une source d’inépuisable intérêt dans ces représentations fidèles d’une
monotone existence domestique, qui a été le lot d’un bien plus grand
nombre de mes semblables, qu’une vie d’opulence ou d’indigence absolue, de
souffrances tragiques ou d’actions éclatantes. Je me détourne sans regret, de vos
sibylles, de vos prophètes, de vos héros, pour contempler une vieille femme penchée
sur un pot de fleurs, en mangeant solitaire, … ou encore cette noce de village qui se
célèbre entre quatre murs enfumés, où l’on voit un lourdaud de marié
ouvrir gauchement la danse, avec une fiancée aux épaules remontantes et à la large
face… Ayons donc constamment des hommes prêts à donner avec amour le travail de
leur vie à la minutieuse reproduction de ces choses simples. Les pittoresques
lazzaroni ou les criminels dramatiques sont plus rares que nos
vulgaires laboureurs, qui gagnent honnêtement leur pain et le mangent prosaïquement à
la pointe de leur couteau de poche. Il est moins nécessaire qu’une fibre sympathique
me relie à ce magnifique scélérat en écharpe rouge et plumet vert qu’à ce vulgaire
citoyen qui pèse mon sucre, en cravate et en gilet mal assortis… Je ne
voudrais pas, même si j’en avais le choix, être l’habile romancier qui pourrait
créer un monde tellement supérieur à celui où nous vivons, où nous nous levons pour
nous livrer à nos travaux journaliers, que vous en viendriez peut-être à
regarder d’un œil indifférent, et nos routes poudreuses et les champs d’un vert
ordinaire, les hommes et les femmes réellement existants… »
Certes la vie est une partout et toujours ; sous tels dehors qu’il vous plaira de
l’observer, vous la trouverez avec ses mêmes joies et ses mêmes peines. Parmi nous, il
n’en est pas comme dans les comédies, spécialement chargés de rire et d’être peureux,
d’autres de souffrir ; la balance penche seulement pour quelques-uns un peu plus d’un
côté que de l’autre ; ou tout simplement, peut-être, il en est qui se laissent affecter
davantage par les tristesses inhérentes à l’existence. Mais rien de ce qui émeut un être
humain ou simplement vivant n’est étranger à aucun de nous. Tout l’art du romancier et
du poète consiste donc à faire jaillir cette sympathie déjà existante ; et pour cela, le
plus sûr pourrait bien être encore de ne pas se piquer d’une froideur, d’une
impassibilité d’ailleurs impossible à obtenir d’une façon absolue : ne me laissez pas le
soin de découvrir, montrez-moi les choses ; soyez ému le premier et je le serai aussi.
Les magnifiques scélérats à plumet vert, invoqués par George Elliot, tombent un peu dans
le domaine de la fantaisie : ce sont pures arabesques d’imagination de poète.
D’ailleurs, le personnage et tout d’une pièce n’est souvent, comme nous
l’avons montré déjà, qu’un artifice, un aveu d’impuissance à tout embrasser et à tout
comprendre de la part de l’écrivain. Dans la réalité, l’homme supérieur ne porte aucune
étoile au front, il ne brandit pas au-dessus de sa tête, à la façon de certains héros de
roman, et ainsi qu’une lame d’épée brillante et tranchante, cette supériorité ; c’est
tout au plus si on la devine parfois au fond de son regard ; il la prouve, et voilà
tout. Souvent ce sont les plus insignifiants en apparence qui se trouvent être les
meilleurs ou les plus marquants. George Elliot nous dit se contenter de regarder la
vieille femme songeuse, penchée sur un pot de fleurs et mangeant son dîner solitaire ;
— eh ! toute la poésie de la vieillesse, du passé se souvenant, est là : la fleur et la
solitude, mais c’est presque de la mise en scène pour cette figure de vieille femme. Et
maintenant, si nous passons au lourdaud de marié et à sa fiancée à la large face, pour
obscurs et imparfaits qu’ils soient, ils ne s’en vont pas moins, comme nous, dans la vie
et vers l’inconnu ; en faut-il davantage pour que nous leur soyons amis ? Mais ce
réalisme-là est aussi vieux que la réalité, et sa poésie est l’éternelle, la première en
date ; dans leurs meilleures inspirations, les poètes de tous les temps et de tous les
pays n’en ont point connu d’autre. Elles sont légères, somme toute, les modifications
apportées par les écoles et les époques ; ce qui les distingue les unes des autres,
c’est avant tout leurs exagérations, et c’est précisément ce qui dans l’œuvre ne
comptera pas. Si la vraie sociabilité des sentiments est la condition d’un naturalisme
digne de ce nom, le réaliste, en voulant être d’une froideur absolue, arrive à être
partial. Il prend son point d’appui dans les natures antipathiques, au lieu de le
prendre dans les natures sympathiques. Zola n’est-il pas allé jusqu’à prétendre que le
« personnage sympathique » était une invention des idéalistes qui ne se rencontre
presque jamais dans la vie72 ? Vraiment, il n’a pas eu de bonheur dans ses rencontres.
La seule excuse des réalistes, de Zola comme de Balzac, c’est qu’ils ont voulu peindre
surtout les hommes dans leurs rapports sociaux ; c’est qu’ils ont fait surtout des
romans « sociologiques ». Or, le milieu social, examiné non dans les apparences
extérieures, mais dans la réalité, est une continuation de la lutte pour la vie qui
règne dans les espèces animales. De peuple à peuple, chacun sait comment on se traite.
D’individu à individu, la compétition est moins terrible, mais plus continuelle : ce
n’est plus l’extermination, mais c’est la concurrence sous toutes ses
formes. En outre, on n’est jamais sûr de trouver chez les autres les vertus ou
l’honnêteté qu’on désirerait ; il en résulte qu’on craint d’être dupe, et on hurle avec
les loups. Pourtant, il ne faut pas exagérer cette part de la compétition dans les
relations sociales : il y a aussi, de tous côtés, coopération. Et
c’est justement ce que les réalistes négligent.
D’après Tourguenef, un bon récit de roman doit, afin de reproduire les couches diverses
de la société, se distribuer pour ainsi dire en trois plans superposés. Au premier de
ces trois plans appartiennent, — et c’est aussi leur place dans la vie, — les créatures
très distinguées, exemplaires tout à fait réussis et par conséquent typiques de toute
une espèce sociale. Au second plan se trouvent les créatures moyennes, telles que la
nature et la société en fournissent à foison ; au troisième plan les grotesques et les
avortés, inévitable déchet de la cruelle expérience. Toute règle, en matière d’art, ne
saurait avoir rien d’absolu, c’est ici ou jamais que l’exception la confirme, plus
encore qu’une rigoureuse application. Mais les réalistes, eux, s’en tiennent de parti
pris aux grotesques, aux avortés, aux monstrueux. Leur « société » est donc
incomplète.
Un troisième trait du système philosophique substitué par les
réalistes à l’observation de la réalité, c’est le fatalisme. Zola s’en
défend avec énergie : il cite encore une fois son Claude Bernard, qui a dit : « Le
fatalisme suppose la manifestation nécessaire d’un phénomène indépendamment de ses
conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d’un phénomène dont
la manifestation n’est pas forcée. » Le romancier doit être
déterministe, ajoute avec raison Zola, non fataliste : « c’est la source de son
impartialité. » Conçoiton un savant se fâchant contre l’azote, parce que l’azote est
impropre à la vie ? Le savant supprime l’azote, quand il est nuisible, et pas davantage.
Comme le pouvoir des romanciers n’est pas le même que celui des savants, « comme ils
sont des expérimentateurs sans être des praticiens », ils doivent se contenter de
chercher le déterminisme des phénomènes sociaux, en laissant aux législateurs, aux
hommes d’application, le soin de diriger tôt ou tard ces phénomènes, de façon à
développer les bons et à réduire les mauvais, au point de vue de l’utilité humaine.
« Nous montrons le mécanisme de l’utile et du nuisible, nous dégageons le déterminisme
des phénomènes humains et sociaux, pour qu’on puisse un jour dominer et diriger ces
phénomènes73. » Le « circulus social » est identique au circulus vital ; dans la société comme dans le corps humain, il existe une
solidarité qui lie les différents membres, les différents organes entre eux, de telle
sorte que, si un organe se pourrit, beaucoup d’autres sont atteints, et une maladie très
complexe se déclare. Dès lors, dans les romans, « lorsqu’on expérimente sur une plaie
grave qui empoisonne la société », on procède comme le médecin expérimentateur : on
remue le terrain fétide de la vie, on tâche de trouver le déterminisme simple, initial,
pour arriver ensuite au déterminisme complexe dont l’action a suivi. On peut prendre
l’exemple du baron Hulot, dans la Cousine Bette. Voyez le résultat
final, le dénouement du roman : une famille entièrement détruite, toutes sortes de
drames secondaires se produisant sous l’action du tempérament amoureux de Hulot74.
Comme on voit, l’auteur de Nana est un excellent professeur de roman
réaliste ; mais, en fait, dans ses propres romans il est fataliste et non déterministe.
En effet, il a supprimé toute réaction de la volonté, tout déterminisme intellectuel et
moral au profit exclusif du déterminisme physiologique ; il a éliminé systématiquement,
tout « facteur personnel », comme dirait Wundt, dans les équations de la conduite. Ses
personnages, comme ceux de Balzac, sont des « forces de la nature », non de véritables
volontés. Certes, nous ne demandons pas au romancier de nous représenter le « libre arbitre » ; mais au moins devrait-il, outre la force des appétits, nous
montrer aussi la force des sentiments et des idées, — même celle des beaux sentiments et
des belles idées, qui ne laissent pas d’en avoir une ; il devrait, en un mot, mettre en
jeu ce qu’on a appelé les « idées-forces », qui n’excluent pas le déterminisme, mais qui
le complètent, le rendent flexible et, en le rapprochant de la liberté, permettent la
réalisation progressive de l’idéal moral et social. Nous craignons fort que les effets
sociaux du réalisme, dont nos romanciers font étalage, n’aillent contre leurs belles
intentions de moralistes et de sociologistes. S’il
est bon de montrer le chemin qu’il ne faut pas suivre, meilleur est-il encore,
peut-être, d’indiquer celui qu’il faut prendre. Qui sait, si l’on avait moins parlé au
petit Chaperon rouge du chemin des épinglettes, — et des noisettes qu’il n’y fallait pas
cueillir, — qui sait s’il n’eût pas pris tout uniment le droit chemin, celui des
aiguillettes ? Supposer la désobéissance, c’était la suggérer, c’était la réaliser.
Malgré cela, hâtons-nous d’ajouter qu’une tendance naturelle était nécessaire et que le
Chaperon rouge avait apporté en naissant une prédisposition à la désobéissance. On
connaît le précepte antique : « hors du temple et des sacrifices, ne montrez pas les
intestins. » Le roman naturaliste est une protestation outrée contre ce précepte : on a
brisé les voûtes du temple de l’art pour l’égaler au monde ; soit ; mais le cerveau et
la pensée finissent par disparaître au profit des intestins. Toutes les fonctions
physiologiques acquièrent droit de cité dans l’art. L’expérimentateur des
Rougon-Macquart se vante d’avoir le premier, dans le roman, donné sa vraie place à
l’instinct génésique. Jusqu’alors on avait dit « l’amour » tout simplement ; le
romancier est en droit d’employer des termes scientifiques comme de nous montrer les
choses sous un aspect scientifique, mais il y a, parmi les savants eux-mêmes, certains
vulgarisateurs qui insistent avec complaisance sur tels et tels sujets scabreux dans un
tout autre but que l’esprit purement scientifique : ils veulent avoir simplement un
succès de librairie. Bon nombre de réalistes ont fait comme eux. La science n’est jamais
impudique, parce qu’elle scrute dans une intention toute désintéressée ; elle ignore
simplement la pudeur. Nos modernes naturalistes ne l’ignorent pas du tout : ils savent
très bien comment on la blesse, et ils l’ont blessée souvent de propos délibéré pour
obtenir un de ces scandales qui se transforment, eux aussi, en succès de librairie. Leur
maître actuel, comme les premiers romantiques d’ailleurs, cherche certainement à
scandaliser ; néanmoins, il semble avoir une prédisposition native à se complaire dans
de certains sujets, prédisposition qui, suivant ses théories mêmes, doit s’expliquer par
quelque cause héréditaire, par quelque trace morbide. On doit lui rendre cette justice
qu’on ne rencontre nulle part autant que dans ces romans une persistance pareille à
rechercher les sujets scabreux et à les détailler. L’instinct
génésique, comme il l’appelle, deviendrait, à l’en croire, la préoccupation
incessante du genre humain ; voilà, par exemple, des mineurs harassés, épuisés, assommés
par de longues heures de travail au fond d’une mine, qui, une fois rentrés chez eux,
n’ont qu’une idée en tête : l’idée génésique. Le héros de Germinal,
après sept jours d’ensevelissement et de diète, songe encore à satisfaire cet instinct,
et son idée fixe, en tombant dans un évanouissement qui est peut-être la mort, c’est
Catherine que pourrait bien être enceinte… Si les ouvriers et paysans étaient ainsi, on
serait vraiment en droit de s’étonner de l’infécondité de la race française. Quand on
traite crûment de pareils sujets, les qualités scientifiques sont de rigueur :
exactitude, mais aussi simplicité, et concision. Nos naturalistes, fussent-ils exacts,
sont loin d’être concis : ils abondent, et non seulement ils étalent à nos yeux l’amour
naturel, mais encore ils se complaisent dans l’amour anormal. Il est à remarquer que les
modernes, dans la peinture de ces amours hors nature, croient masquer ce que le sujet a
de repoussant par des effusions lyriques et paysagistes. Théophile Gautier d’abord, puis
Zola, — Daudet lui-même, malgré sa délicatesse de sentiments, — et nombre de nos
romanciers modernes se sont plu dans cette peinture des amours contre nature ; et une
erreur dans laquelle ils sont à peu près tous tombés, c’est d’avoir cru que s’étendre
longuement était pallier les choses. Loin d’exciter l’intérêt, cette insistance augmente
la répulsion et enlève à l’œuvre tout caractère esthétique. Quand on traite ces sortes
de sujets, il faut les traiter comme le médecin visite une plaie, suit un cas
pathologique, rien de plus : on ne couronne pas de fleurs une bosse. Un professeur de
Lausanne, M. Renard, dans une excellente étude sur le réalisme contemporain, avait
remarqué, après d’autres critiques, que le réalisme arrive à peupler le monde
d’hallucinés, d’hystériques, de maniaques, qu’au sortir de mainte lecture on est tenté
de répéter le mot fameux : « Il y a des maisons où les hommes enferment les fous pour
faire croire que les autres ne le sont pas75. » Zola a répondu : « Vous
nous avez trop enfermés dans le bas, le grossier, le populaire. Personnellement, j’ai au
plus deux romans sur le peuple, et j’en ai dix sur la bourgeoisie, petite et grande.
Vous avez cédé à la légende, qui nous fait payer certains succès bruyants en ne voyant
plus de notre œuvre que ces succès. La vérité est que nous avons abordé tous les mondes,
en poursuivant dans chacun, il est vrai, l’étude physiologique. Maintenant, je n’accepte
pas sans réserve votre conclusion. Nous n’avons jamais chassé de l’homme ce que vous
appelez l’idéal, et il est inutile de l’y faire rentrer. Puis, je serais plus à l’aise
si vous vouliez remplacer ce mot d’idéal par celui d’hypothèse, qui en est l’équivalent scientifique. Certes, j’attends la réaction
fatale, mais je crois qu’elle se fera plus contre notre rhétorique que contre notre
formule. C’est le romantisme qui achèvera d’être battu en nous, tandis que le
naturalisme se simplifiera et s’apaisera. Ce sera moins une réaction qu’une
pacification, qu’un élargissement. Je l’ai toujours annoncé76. »
Excellente profession de foi, prophétie de bon augure ; mais ce n’est probablement pas
dans son œuvre même que Zola verra se réaliser la « réaction fatale qu’il attend » (et
que d’autres sans doute attendent avec lui), car, depuis lors, ce qu’il a publié, c’est
son roman de la Terre.
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