Chapitre cinquième
Le réalisme. — Le trivialisme et les moyens d’y échapper.
I — L’idéalisme et le réalisme — Qu’il y a plusieurs esthétiques et comment on peut les
ramener à l’unité. — Faux idéalisme et faux réalisme. — Rôle des laideurs et des
dissonances dans l’art. — Le conventionnel dans la société et dans l’art.
II. Distinction du réalisme et du trivialisme — Ecueil à éviter.
III. Moyens d’échapper au trivial —. Recul des événements dans le passé—. Esthétique du
souvenir. — L’historique. — L’antique.
IV. Déplacement dans l’espace et invention des milieux —. Effets sur l’imagination du
déplacement des objets dans l’espace. — Le sentiment de la nature et le pittoresque.
V. La description et l’animation sympathique de la nature —. Règles et exemples de la
description sympathique. — De l’abus des descriptions.
I. Il y a une analogie entre les principes variables de la morale, qui suivent les
transformations mêmes de la société, et les principes également variables de
l’esthétique. Point de croyance humaine à laquelle ne corresponde une conception
particulière de la vie ; point, de conception particulière de la vie à laquelle ne
corresponde une forme particulière de l’art. L’esthétique est ainsi dominée et dirigée,
et souvent, plus que la conduite, par les croyances morales, sociales, religieuses — car
le style, comme l’accent de la voix, est plus spontané que l’action. Les croyances ne
sont elles-mêmes, le plus souvent, que des formes multiples de l’espérance en une
amélioration de la vie individuelle et sociale, ou en une autre vie meilleure dans un
autre monde ; et comment reprocher à l’espérance d’avoir des formes variées, d’être
habile à se transformer sans cesse elle-même, entraînant dans ses transformations tout
l’art humain ? Aussi y a-t-il plus d’une religion, plus d’une morale, plus d’une
politique, et aussi plus d’une esthétique. L’idéal et le possible sont le domaine des
rêves les plus multiformes.
Les deux formes essentielles de l’esthétique, comme de la morale, sont l’idéalisme et
le naturalisme. Selon nous, on peut les ramener à l’unité. Dans nos études sur la
morale, nous avons cherché un principe de réalité et d’idéal tout ensemble capable de se
faire à lui-même sa loi et de se développer sans cesse : la vie la
plus intense et la plus expansive à la fois, par
conséquent la plus féconde pour elle-même et pour autrui, la plus sociale et la plus
individuelle45. Il est difficile de contester que le même
principe soit propre à ramener à l’unité les deux esthétiques, idéaliste et réaliste.
L’art véritable est, selon nous, celui qui nous donne le sentiment immédiat
de la vie la plus intense et la plus expansive tout ensemble, la plus individuelle et
la plus sociale. Et de là dérive sa moralité vraie, profonde, définitive, qui
n’est d’ailleurs pas la même que celle d’un traité de morale ou d’un catéchisme.
Les diverses esthétiques répondent à des tendances diverses de notre nature, qu’on ne
peut pas sacrifier l’une à l’autre. Rabelais goûtait Platon autant qu’Epicure, davantage
peut-être. L’Ecclésiaste a son genre de beauté comme Isaïe. Lucrèce peut être lu aussi
bien après qu’avant l’Imitation. Diderot ne fait point de tort à Paul et Virginie. M. Zola, qui a malmené un jour M. Renan, ne nous
empêchera point d’admirer simultanément le poète du Jésus-Ariel et
celui de la tragique et grossière famille des Maheu.
En littérature comme en philosophie, ni le réalisme pris seul n’est vrai, ni
l’idéalisme. Chacun d’eux exprime un des côtés de la vie humaine, qui chez beaucoup
d’êtres humains peut devenir dominant, presque exclusif, et qui a le droit d’animer
aussi plus ou moins exclusivement certaines œuvres d’art. Sur la cathédrale de Milan,
parmi les onze mille statues qui recouvrent le large dôme comme un peuple de pierre, des
séraphins semblent vivants à côté de gorgones qui paraissent, elles aussi, vivantes et
presque mouvantes : anges et bêtes ont leur place également marquée sur l’édifice, dans
cette société des êtres d’art qui n’est que l’image de nos sociétés humaines : le
passant ne leur demande qu’une chose à tous, sous le soleil qui éclaire leur marbre poli
comme une chair, — de paraître vivre.
Moïse, pour l’autel, cherchait un statuaire ;
Dieu dit : « Il en faut deux ; » et dans le sanctuaire
Conduisit Oliab avec Béliséel :
L’un sculptait l’idéal et l’autre le réel46.
Les types tracés par les écrivains idéalistes ou réalistes sont tous deux beaux
diversement, dans la proportion où ils vivent ; la vie, nous l’avons vu, est le seul
principe et la vraie mesure de la beauté. La vie inférieure, végétative ou bestiale,
sera moins belle que la vie supérieure, morale ou intellectuelle ; mais, encore une
fois, ce qui importe, c’est la vie, et mieux vaut faire vivre devant nos yeux un
monstre, malgré le caractère instable et provisoire de toute monstruosité dans la
nature, que de nous représenter une figure morte de l’idéal, un composé de lignes
abstraites comme celles d’un triangle ou d’un hexagone. Le matérialisme trop exclusif
dans l’art peut être un signe d’impuissance, mais un idéalisme trop vague et trop
conventionnel est pire qu’une impuissance : c’est un arrêt à moitié chemin, c’est une
erreur de direction, un contresens, une véritable trahison à la beauté !
Tout art est un effort pour reproduire en perfectionnant. L’art primitif essayait
d’embellir la réalité ; il la faussait souvent ; l’art moderne essaie de l’approfondir.
Tandis que les anatomistes d’aujourd’hui emploient dans leurs planches la photographie
directe ou la photogravure, visant à l’exactitude la plus scrupuleuse dans la
reproduction de la nature, les anatomistes des seizième, dix-septième, et même
dix-huitième siècles, — qui étaient cependant des savants et non des artistes, — ne
songeaient dans leurs dessins qu’à un à peu près offrant un effet esthétique et une
symétrie superficielle ; ils figuraient des artères, des veines, des orifices quand
l’aspect général leur paraissait plus convenable ainsi. C’était surtout pour le cerveau
que s’exerçait cette fantaisie ; ils croyaient naïvement que la disposition des
circonvolutions du corps calleux, des ventricules, était livrée à une sorte de hasard ;
ils croyaient naïvement pouvoir corriger la nature, dans leur parce que, ignorance, ils
ne se doutaient pas du déterminisme profond qui relie toutes choses, qui fait qu’un
simple détail a parfois le prix d’un monde et que, changer la courbe d’une
circonvolution cérébrale, c’est modifier toute la direction d’une vie humaine.
L’esthétique de la nature n’est pas dans telle ou telle figure particulière, dans tel ou
tel dessin particulier, mais dans le rapport de tous les dessins et de toutes les
figures des choses, et c’est pour cela que telle correction de détail peut être une
déformation monstrueuse à l’égard du tout ; il ne faut pas ressembler à un dessinateur
qui voudrait rectifier et simplifier les ramifications sans nombre du cerveau d’un
Cuvier, afin de produire un meilleur effet pour l’œil.
Le beau n’a jamais été absolument le simple, mais le complexe simplifié ; il a toujours consisté en quelque formule lumineuse
enveloppant sous des termes familiers et profonds des idées ou des images très variées.
C’est donc tout à fait par erreur que l’idéalisme des mauvais écrivains classiques a
fait consister le beau dans le petit nombre et la pauvreté des idées ou des images, dans
la rigidité des lignes, dans la symétrie exagérée, dans l’altération de toutes les
courbes et sinuosités de la nature.
« L’idéal, a dit justement Amiel, ne doit pas se mettre tellement au-dessus du réel,
qui, lui, a l’incomparable avantage d’exister. » L’artiste et le romancier doivent,
comme le moraliste, tenir compte de cette parole. L’idéal ne vaut même, dans l’art,
qu’autant qu’il est déjà réel, qu’il devient et se fait : le possible n’est que le réel
en travail ; or il n’y a pas d’idéal en dehors du possible. L’idéal, ainsi que l’ajoute
Amiel, est la voix qui dit « Non ! » aux choses et aux êtres, comme Méphistophélès : —
Non ! tu n’es pas encore achevé, tu n’es pas complet, tu n’es pas parfait, tu n’es pas
le dernier terme de ta propre évolution ; — mais, ajouterons-nous, il faut aussi que le
réel ne puisse refuser son assentiment à l’idéal même et lui dire : — Non, je ne te
connais pas ; non, car tu m’es indifférent, m’étant étranger ; non, car tu es faux. Il
est donc nécessaire que l’idéal et le réel soient pénétrés tous deux l’un par l’autre,
et se résolvent au fond dans deux affirmations corrélatives. On connaît le vers de
Musset :
Malgré nous, vers le ciel il faut lever les yeux ;
ce pourrait être la formule de l’esthétique idéaliste. M. Zola nous en donne une toute
contraire : un des héros dans lesquels il se personnifie cause littérature un jour d’été
dans la campagne, accoudé sur l’herbe. « Il retomba sur le dos, il élargit les bras dans
l’herbe, parut vouloir entrer dans la terre », riant, plaisantant d’abord, pour finir
par ce cri de conviction ardente : « Ah ! bonne terre, prends-moi, toi qui es la mère
commune, l’unique source de la vie ! toi l’éternelle, l’immortelle, où circule l’âme du
monde, cette sève épandue jusque dans les pierres, et qui fait des arbres nos grands
frères immobiles !… Oui, je veux me perdre en toi, c’est toi que je sens là, sous mes
membres, m’étreignant et m’enflammant ; c’est toi seule qui seras dans mon œuvre comme
la force première, le moyen et le but, l’arche immense, où toutes les choses s’animent
du souffle de tous les êtres !… Est-ce bête, une âme à chacun de nous, quand il a cette
grande âme !… » — Rentrer dans la terre tandis que d’autres rêvent de monter au ciel,
voilà bien les deux conceptions opposées de l’art et de la vie ; mais cette opposition
est aussi conventionnelle que celle du nadir et du zénith, placés tous deux sur le
prolongement de la même ligne. Qui creuse la terre assez avant finit par retrouver le
ciel. Les naturalistes modernes veulent, comme le grand naturaliste antique Lucrèce,
n’adorer que la déesse de la fécondité terrestre, mêler dans un même culte les images
symboliques de Vénus et de Cybèle ; mais Cybèle, pour ses primitifs adorateurs, était
inséparable d’Uranus ; nous aussi nous devons nous souvenir que l’antique déesse est
enveloppée et fécondée par le Ciel, perdue en lui, et que la Terre a besoin, pour sa
marche en avant, d’être emportée sur les ondes du subtil éther, soulevée dans tous les
invisibles mouvements de ce dieu à la fois si proche et si lointain.
« Je n’aspire, disait à son tour George Elliot, qu’à représenter fidèlement les hommes
et les choses qui se sont reflétés dans mon esprit, je me crois tenue de vous montrer ce
reflet tel qu’il est en moi avec autant de sincérité que si j’étais sur le banc des témoins, faisant ma déposition sous serment. » — Oui,
sans doute, l’artiste est un témoin de la nature, et la première obligation d’un témoin,
c’est la véracité. Seulement, l’artiste ne doit pas se contenter de voir et de raconter
le fait brut, le phénomène détaché du groupe qui l’enserre ; il doit, dans tout effet,
sinon nous faire découvrir la cause par une suite de raisonnements abstraits, du moins
nous la faire sentir, comme sous une surface vibrante on sent la
source cachée de ces vibrations, la chaleur et le principe intérieur du mouvement.
L’artiste est d’autant plus grand qu’il nous fait deviner plus de choses sous chaque mot
qu’il prononce, sous chaque objet qu’il nous montre. Dans la vie réelle, s’il y a une
partie poétique, il y a aussi une partie machinale à laquelle nous ne faisons pas
nous-mêmes attention. Toute chose ou toute action présente nécessairement deux côtés ;
le premier, mobile et changeant, nouveau sans cesse sous le jour qui l’éclairé, donne
l’illusion de la vie : c’est l’expression, la poésie des choses, et aussi leur intérêt ;
celui-là seul marque vraiment pour nous. Quant au second, tout mécanique, par conséquent
toujours le même, il n’a rien qui attire, ni surtout qui retienne notre attention :
c’est une nécessité et rien de plus ; il cesse, pour ainsi dire, d’être vu à force
d’être connu. Vous reproduisez la partie mécanique et prosaïque de l’existence, que
nous-mêmes nous avons oubliée ; vous décrivez les pierres du chemin que nous n’avons pas
vues ; vous mettez, en relief le plat et le monotone de la vie, tout ce qui s’est
confondu et perdu dans notre souvenir, tout ce qui n’est pas vraiment entré dans notre
vie même ; en un mot, vous voulez nous intéresser à ce qui ne nous a pas intéressés et à
ce qui n’est pas intéressant ! Montrez-moi plutôt le changeant et le nouveau de la vie,
ce qui se détache, émeut et fait réellement vivre. Si les pierres du chemin n’ont point
heurté le pied ni communiqué à la route parcourue de particularité d’aucune sorte, en un
mot, si elles n’ont modifié en rien les pensées et l’humeur du passant, pourquoi les
mentionner ? A moins que ce ne soit justement pour prouver qu’à son insu le passant en a
été affecté, ou encore que faire obstacle ou non à la marche n’est pas le seul intérêt
que puissent présenter les pierres rencontrées sous ses pas. Les choses ne valent donc
que par leur signification. Si elles ont revêtu pour vous une expression quelconque, si
elles vous ont fait sentir ou penser, alors parlez. Mais si c’est pour faire une
énumération vide de sens, de laquelle ne doit se dégager aucune impression véritable, si
c’est le fastidieux plaisir de voir pour voir, non pour comprendre et sentir, mieux vaut
laisser dans l’ombre ce qui ne mérite pas d’en être tiré ou peut-être ce qu’on n’a pas
su en faire sortir. Car, au fond, la justification du réalisme, c’est que tout parle et
que tout mérite d’être entendu : le difficile est de savoir entendre. Et le réel est loin d’être toujours entendu, contenu, exprimé surtout, dans un
réalisme exagéré.
La première condition pour l’artiste, c’est de voir. — oui, mais ce
n’est pas la seule. « Beaucoup de gens ne voient pas, dit Th. Gautier.
Par exemple, sur vingt-cinq personnes qui entrent ici, il n’y en a pas trois qui
discernent la couleur du papier ! Tenez, voilà X. ; il ne verra pas si cette table est
ronde ou carrée… Toute ma valeur, c’est que je suis un homme pour qui le
monde visible existe. » — Fort bien, pour un commissaire priseur le monde visible
existe aussi, et la tapisserie, et la table ronde ou carrée. La chose importante, c’est
le point de vue personnel d’où l’on voit, l’angle sous lequel le monde visible apparaît
et, il faut bien le dire, la manière selon laquelle l’invisible que
chacun porte en soi se mêle au visible. Les yeux sont de grands questionneurs : ils
interrogent chaque chose : qu’es-tu ? que vas-tu me dire, vieil arbre penché sur cette
chaumière ? petit pot de fleur oublié sur cette fenêtre ? Je demande une histoire à ce
que je vois. Ce qui me plaît le plus en chaque être, c’est ce qui dépasse l’instant
précis où je le saisis, ce qui me reporte par-delà et en deçà, ce qui m’introduit dans
sa vie propre. Le grand art consiste à saisir et à rendre l’esprit des
choses, c’est-à-dire ce qui relie l’individu au tout et chaque portion de
l’instant à la durée entière.
L’œuvre d’art consiste donc beaucoup moins dans la reproduction minutieuse du pêle-mêle
d’images hantant nos yeux que dans la perspective introduite en ces images. Etre
artiste, c’est voir selon une perspective, et conséquemment avoir un
centre de perspective intérieur et original, ne pas être placé au même
point que le premier venu pour regarder les choses.
George Elliot elle-même a écrit : « En vérité, il n’y a pas un seul portrait dans Adam Bede, mais seulement les suggestions de
l’expérience arrangées en nouvelles combinaisons. » Ce qui est vrai de
George Elliot, génie de second ordre pour l’invention et la composition, le sera encore
plus pour les grands génies littéraires ou artistiques. Il n’est pas dans leurs œuvres
un seul portrait, une seule copie exacte d’un individu réel vivant
sous leurs yeux. Même lorsqu’ils se sont inspirés de types réels, il les ont toujours
plus ou moins transfigurés en y ajoutant des traits significatifs et
suggestifs ; le génie refait toujours plus ou moins la nature,
l’enrichit, la développe. Et ce développement a lieu le plus souvent dans le sens de la
logique, car l’esprit humain, étant plus conscient et plus réfléchi que la nature, est
aussi plus raisonné, plus systématique. On peut ne pas se rendre compte entièrement de
soi à soi-même, mais on aime à comprendre et à ramener à l’unité les actions ou les
pensées d’un personnage représenté dans une œuvre d’art ; et de fait tous les grands
types dramatiques, en dehors de quelques bizarreries voulues chez Hamlet, sont des
caractères bien arrêtés, de véritables doctrines vivantes.
Le centre naturel de perspective pour tout homme étant son moi, sa série d’états de
conscience, — et le moi se ramenant à un système d’idées et d’images associées entre
elles d’une certaine façon, — il s’ensuit que voir un objet, c’est faire entrer l’image
de cet objet dans un système particulier d’assodations, l’envelopper dans un tourbillon
d’images et d’idées.. Si ce tourbillon intérieur, qui n’est autre que le moi de
l’artiste, se trouve assez puissant, assez ample et assez lumineux, tout ce qui s’y
trouvera entraîné sera pénétré de mouvement et de lumière. Au contraire, une âme
vulgaire aura un œil vulgaire et un art banal. Chaque observateur emporte ainsi avec lui
et en lui quelque, chose du monde qu’il observe, comme un astre attire à lui toute la
poussière planétaire qu’il rencontre dans l’espace sur son chemin. Quot
capita, tot astra. En cette gravitation intérieure, chaque objet prend une place
différente selon la richesse du système d’idées auquel il s’adapte. Le plus grand
d’apparence peut devenir le plus mesquin, et le plus mesquin le plus grand ; les
derniers échangent leur place avec les premiers.
Représenter le monde ou l’humanité d’une manière esthétique, ce n’est donc pas les
reproduire passivement au hasard de la sensation, mais les coordonner par rapport à un
terme fixe, — le moi original de l’auteur, — qui doit être lui-même, d’autre part, le
raccourci le plus complet possible du monde et de l’humanité. Si le moi de l’auteur est
constitué par un groupement d’idées exceptionnel et rare, mais non bien lié et
systématique, s’il n’a rien enfin d’un « microcosme » complet, son art pourra étonner le
beau, c’est l’étonnant, disait Baudelaire), mais cet art passera vite. Car l’étonnant ne
reste longtemps tel, qu’à condition de faire beaucoup penser, c’est-à-dire de provoquer
une longue suite de réflexions bien enchaînées, aboutissant à une conception générale et plus ou moins synthétique. Vous voulez m’« étonner » ;
commencez par posséder vous-même ce don de l’étonnement philosophique devant l’univers
qui, selon Platon, est le commencement de la philosophie. Savoir s’étonner est le propre
du penseur ; savoir étonner les autres et les déconcerter un moment, c’est un art de
saltimbanque. Ce qui charme en étonnant, ce qui est vraiment beau, ce n’est pas toute
nouveauté, mais la nouveauté du vrai, et, pour apercevoir celle-là, il faut avoir un
esprit plus ou moins synthétique, bien équilibré, qui paraisse original non en tant
qu’incomplet et anormal, mais parce qu’il est plus complet que les autres, plus en
harmonie avec la réalité la plus profonde, capable, par cela même, de nous la révéler
sous tous ses aspects. Byron a dit :
Et Bacon : Ars est homo additus naturae. L’artiste entend la nature à
demi-mot ; ou plutôt c’est elle-même qui s’entend en lui. L’art exprime ce que la nature
ne fait que bégayer ; « il lui crie : Voilà ce que tu voulais dire. »
Certaines statues antiques, dans les musées d’Italie, sont placées sur des socles ; le
gardien, à son gré, les fait tourner et les présente sous différentes faces, faisant
frapper par la lumière telle ou telle partie et rentrer telles autres dans l’ombre.
Ainsi agit l’art vis-à-vis de la réalité. S’il était possible de superposer un objet et
la représentation que nous en donne l’art, pour voir s’ils sont
parfaitement moulés l’un sur l’autre, on s’apercevrait qu’ils diffèrent toujours par
quelque côté ; si l’objet et sa représentation étaient identiques mathématiquement
conformes, l’art n’existerait pas Si d’autre part, ils étaient absolument dissemblables
et impossibles à faire coïncider d’aucune manière, l’art aurait ment échoué. Il faut
également que les deux images coïncident, au moins par tous les points essentiels ; mais
il faut que la représentation de l’artiste soit orientée différemment, éclairée d’une
lumière nouvelle. Un touriste me disait, sur le sommet d’une montagne, au moment où
l’aube pointait sur l’extrémité des premières cimes : — Vous allez assister à une sorte
de création. — Cette création par la lumière d’objets qu’on voyait tout autres sous des
rayons différents, c’est l’œuvre de l’art.
La tendance, et aussi l’écueil du réalisme, c’est l’idéal quantitatif
substitué à l’idéal qualitatif, l’énorme remplaçant le correct et la beauté ordonnée.
Mais c’est là du faux réalisme, puisque dans la réalité la quantité et l’intensité ne
sont pas tout ; nous n’habitons pas un monde de géants physiques ou moraux, d’êtres
énormes, excessifs, violents en tout et monstrueux. La qualité a son rôle dans le
réel.
Nous ne nions pas pour cela que la recherche de l’intensité n’ait en art quelque chose
de légitime. Dans l’art, en effet, la vérité des images serait peu de chose sans leur
intensité même. Pourquoi l’artiste doit-il tant se préoccuper de la conformité du monde
où il nous promène avec le monde réel ? C’est en partie parce que les images que nous
fournit sa fantaisie perdent de leur intensité dès qu’elles sont pour nous en
contradiction ouverte avec le possible. Si le faux doit être exclu de l’art, c’est,
entre autres raisons, parce qu’il nous est antipathique et nous empêche de vibrer
fortement sous l’influence des émotions que l’artiste veut nous donner ;
l’invraisemblable nous rend plus ou moins insensibles. A tout point mort dans le type
que nous présente un romancier, par exemple, correspond un autre point mort dans notre
sensibilité, qui ne peut plus entrer en communion intense de sentiments avec lui. Dans
la sensation, « cette hallucination vraie », les images, dès qu’elles ont une certaine
force, entraînent la croyance à leur réalité ; voir assez fortement, c’est croire.
Certains puissants artistes savent évoquer en nous des images assez fortes pour
produire, elles aussi, la conviction, et pour paraître réelles malgré leurs
dissemblances avec toutes les images réelles jusqu’alors connues de nous. C’est un art
d’hallucination, très propre à plaire aux enfants, aux peuples enfants, ou même, de nos
jours, aux imaginations surexcitées. Mais comme, en somme, le lecteur d’un roman ou d’un
drame, le contemplateur d’une œuvre d’art ne peut jamais être que pendant un instant
très fugitif dans la situation d’un halluciné, que dans tout esprit bien pondéré le
raisonnement reprend aussitôt ses droits, il s’ensuit que l’art moderne, pour produire
la conviction durable, qui est la mesure même de la force des images, n’a pas de moyen
meilleur que de prendre ses images dans la réalité même, de les organiser comme il les
voit organisées dans la vie. Tous les arts qui, comme l’éloquence, ont pour but dernier
de produire la conviction, n’ont pas en somme de moyen plus simple pour cela que d’être
véridiques ; l’éloquence la plus sincère a toujours et partout chance d’être la plus
haute. Le vrai réalisme ou, pour mieux dire, la sincérité dans l’art, doit donc aller
croissant à mesure qu’augmente chez le public de l’artiste la capacité de réfléchir, de
raisonner, de vérifier enfin la cohérence et l’enchaînement des images fournies. La
sincérité dans l’art croîtra ainsi nécessairement avec le progrès de l’esprit
scientifique. L’artiste est sans doute libre de mentir, pourvu qu’on ne s’en aperçoive
pas ; mais de nos jours où, chez tout lecteur, on éveille l’esprit critique, le mensonge
devient, aussitôt visible et enlève leur force aux représentations évoquées. De nos
jours, la fiction n’est plus tolérée que lorsqu’elle est symbolique, c’est-à-dire
expressive d’une idée vraie. Ce que la vérité semble alors perdre sur la forme, elle le
regagne sur le fond, et, si la force des images peut être un peu altérée d’une part,
elle est d’autre part augmentée par la croyance à l’idée qu’on lui fait exprimer. Si
voir fortement, c’est croire, on peut dire à l’inverse que croire fortement, c’est
presque voir. La puissance de l’idéalisme même, en littérature, est à cette condition
qu’il ne s’appuie pas sur un idéal factice, mais sur quelque aspiration intense et
durable de notre nature. Quant au réalisme, son mérite est, en recherchant l’intensité
dans la réalité, de donner une impression de réalité plus grande, par cela même de vie
et de sincérité. Car, encore une fois, la vie est la sincérité même ; elle consiste dans
le rayonnement régulier et continu de l’activité centrale à travers les organes : elle a
la véracité de la lumière. Vivre, c’est agir, c’est se traduire, s’exprimer, mettre en
harmonie les organes intérieurs et extérieurs de soi. La vie ne ment donc pas, et toute
tout fiction, mensonge est une sorte de trouble passager apporté dans la vie, de mort
partielle. Aussi, pour trouver la vie, l’écrivain et l’artiste doivent-ils avant tout
être sincères, s’exprimer tout entiers eux-mêmes, ne rien retenir de leur vie
intérieure, se dévouer à la foule indifférente comme on se dévouait jadis aux dieux.
Cette sincérité de leur émotion doit se retrouver dans leurs œuvres, et, pour compenser
ce qu’il y a d’insuffisant dans la représentation du réel, ils sont obligés, dans une
juste mesure, d’augmenter l’intensité de cette représentation. C’est là, en somme, un
moyen de la rendre vraisemblable. Seulement, ne confondons pas un moyen avec un but, et
ne donnons pas pour but à l’art un idéal quantitatif. Ce serait le
rendre malsain par un dérangement de l’équilibre naturel auquel l’art n’est déjà que
trop porté de lui-même.
Dans le domaine de la qualité, l’art est partagé entre deux
tendances. : la première porte l’artiste vers les harmonies, les consonances, tout ce
qui plaît aux yeux et aux oreilles ; la seconde le pousse à transporter dans le domaine
de l’art la vie sous tous ses aspects, avec ses qualités opposées, avec tous ses heurts
et toutes ses dissonances. La tâche du génie, c’est d’équilibrer ces deux tendances. Or,
les points où cet équilibre se produit varient sans cesse, et c’est même ce qui fait
que, sous l’impulsion du génie, l’art fait des progrès incessants. Ces progrès
consistent à introduire dans l’art une quantité de vraie réalité toujours plus grande,
par conséquent de vie plus intense. Sous ce rapport l’art devient de plus en plus
réaliste au grand sens du mot ; c’est-à-dire que l’émotion esthétique causée par les
phénomènes d’induction morale et sociale de sympathie y tient une place, toujours plus
importante, à côté de l’émotion esthétique directement obtenue par la sensation ou par
le sentiment élémentaire.
On s’est trop contenté jusqu’ici d’expliquer le rôle des dissonances et du laid dans
l’art par la loi des contrastes, par la nécessité de sensations variées pour réveiller
la sensibilité : Certes, un ciel toujours clair fatiguerait ; il faut des nuages. C’est
des nuages que viennent les teintes sans nombre, les colorations infinies du ciel : sans
le prisme de la nuée, que serait un coucher un lever de soleil ? L’ombre est ainsi une
amie de la lumière. Mais on a trop fait du laid et du dissonant de simples condiments
dans la préparation savante de l’œuvre d’art. On ne rendra jamais compte ainsi de toute
l’importance du laid, de l’horrible même dans l’art ; on n’expliquera pas davantage la
nécessaire évolution de l’art vers le réalisme bien compris, qui porte l’artiste à faire
de plus en plus grande dans son œuvre la part de la nature telle qu’elle est, de même
qu’en harmonie le musicien fait un usage toujours croissant des dissonances, des rythmes
complexes, de tout ce qui se rapproche du tumulte des choses et des passions.
Pour juger du rôle des dissonances et des laideurs dans l’art, il ne faut pas les
considérer en tant que pures sensations, mais en tant que principes de
sentiment et moyens d’expression. Dans la musique moderne, l’effet profond des
dissonances ne s’explique suffisamment que par leur valeur expressive. La douleur et ces
émotions complexes qui constituent pour ainsi dire la pénombre de la joie ne se
pourraient pas rendre par des consonances ou des rythmes réguliers et simples. La vie
est une lutte avec des alternatives sans nombre, des froissements, des heurts ; la
conscience de la vie a comme corollaire nécessaire la conscience de résistances
vaincues ; or, comme nous ne pouvons sympathiser et entrer en société qu’avec des êtres
vivants, comme nous ne nous sentons profondément émus que par la représentation de la
vie individuelle ou sociale, il s’ensuit qu’une certaine mesure de peine et de
dissonance entre comme élément essentiel dans l’art, par cette raison même que l’effort
est un élément essentiel de la vie. Les laideurs ne sont, elles aussi, qu’une forme
extérieure des misères et des limitations inhérentes, à la vie. Le parfait de tout
point, l’impeccable ne saurait nous intéresser, parce qu’il aurait toujours ce défaut de
n’être point vivant, en relation et en société avec nous. La vie telle que nous la
connaissons, en solidarité avec toutes les autres vies, en rapport direct ou indirect
avec des maux sans nombre, exclut absolument le parfait et l’absolu. L’art moderne doit
être fondé sur la notion de l’imparfait, comme la métaphysique moderne sur celle du
relatif.
Le progrès de l’art se mesure en partie à l’intérêt sympathique qu’il porte aux côtés
misérables de la vie, à tous les êtres infimes, aux petitesses et aux difformités. C’est
une extension de la sociabilité esthétique. Sous ce rapport, l’art suit nécessairement
le développement de la science, pour laquelle il n’y a rien de petit, de négligeable, et
qui étend sur toute la nature l’immense nivellement de ses lois. Les premiers poèmes et
les premiers romans ont conté les aventures des dieux ou des rois ; dans ce temps-là, le
héros marquant de tout drame devait nécessairement avoir la tête de plus que les autres
hommes. Aujourd’hui, nous comprenons qu’il y a une autre manière d’être grand : c’est
d’être profondément quelqu’un, n’importe qui, l’être le plus humble. C’est donc surtout
par des raisons morales et sociales que doit s’expliquer, — et aussi se régler,
— l’introduction du laid dans l’œuvre d’art réaliste. C’est dans le domaine de la
littérature que cette introduction se supporte le mieux. Supposez qu’un art fût assez
puissant pour éveiller des sensations olfactives : il serait contraint à en éveiller
d’exclusivement agréables ; ainsi en est-il, à un moindre degré, pour les arts qui
provoquent des sensations visuelles intenses ; ils peuvent même réveiller par
association une foule de sensations olfactives, tactiles, etc. ; aussi ces arts sont-ils
forcés d’être beaucoup plus réservés dans leurs représentations. Il y a des choses qui
choquent l’œil, suivant l’expression vulgaire ; elles le choquent
dans la peinture encore plus que dans la réalité, tandis que, vues sous un certain
angle, elles peuvent ne pas le choquer dans la littérature.
Mais ceux qui veulent généraliser la vue des imperfections et les
tendances exclusivement réalistes chez les artistes, ne devraient pas oublier ce fait,
que, sur un millier d’œuvres d’art, c’est beaucoup assurément si une seule est réussie,
digne de vivre et d’être contemplée. Or les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf tentatives
avortées, qui sont le nécessaire cortège d’un chef-d’œuvre, deviennent horribles avec la
méthode réaliste ; elles sont simplement médiocres et décolorées avec la méthode
classique. De là une différence qui n’est pas à négliger. Le laid peut être transfiguré
par le génie ; mais la recherche ou même la tolérance du laid tue le simple talent.
Tersite est peut-être au fond pour l’artiste un sujet d’étude valant Adonis ; mais.
Tersite manqué blesse le regard, et Adonis manqué offre encore, à défaut de la vie, un
certain charme primitif de lignes courbes, régulières, de contours que le regard suit
sans effort. Il est parfaitement admissible que le chef-d’œuvre d’un salon de peinture
soit un singe ; mais il est triste de constater que la grimace empreinte sur le visage
de ce singe ait été en quelque sorte le type et l’idéal secret poursuivi dans la plupart
des tableaux ou des statues médiocres du même salon : tous ces artistes ont rêvé de
singes, et non d’hommes, en composant leurs œuvres ; autrefois il y avait des sourires
convenus et figés, aujourd’hui ce sont des contorsions convenues, des grimaces à
demeure. Le réalisme mal entendu rend le demitalent absolument intolérable.
On a souvent répété que l’art, en devenant plus réaliste, devait se matérialiser ; ce n’est pas exact, le réalisme bien entendu ne cherche pas à
agir sur nous par une sensation directement agréable, mais bien par l’éveil de
sentiments sympathiques. Il est sans doute moins abstrait et nous fait vibrer tout
entiers, mais par cela même on peut dire qu’il est moins sensuel et recherche moins pour
elle-même la pure jouissance de la sensation. La part du matériel et
du physique, dans l’œuvre d’art, est une question délicate et
difficile. Ruskin, le célèbre critique anglais, sépare entièrement la vie physiologique
de la vie intérieure ; non sans raison d’ailleurs, il refuse à un détail anatomique
parfaitement rendu le pouvoir de produire l’émotion. « Une larme, par exemple, peut
être, dit-il, très bien reproduite avec son éclat et avec la mimique qui l’accompagne
sans nous toucher comme un signe de souffrance. » Soit, mais n’oublions pas que le
physique et le moral sont intimement liés, que, si un détail physiologique d’une
parfaite exactitude ne nous touche pas, c’est qu’il n’est pas suffisamment fondu avec
l’ensemble ; qu’enfin, si le peintre avait parfaitement reproduit à nos yeux tous les
caractères physiologiques de l’émotion, il ne pourrait manquer d’exciter l’émotion,
parce qu’alors il aurait rendu aussi avec la même exactitude la vie intérieure du
personnage. De même, en littérature, le physique et le mental se mêlent l’un à l’autre,
et il est toujours possible de nous faire sympathiser avec l’émotion mentale en nous en
montrant les signes extérieurs parfaitement coordonnés et correspondant à ce qui se
passe au dedans. Il n’y a pas deux espèces de réalités, l’une physique et l’autre
mentale. Toutefois, dans tout art littéraire, qui agit directement sur sans
l’intermédiaire des formes et l’esprit des couleurs, la sympathie est plus immédiatement
éveillée par la peinture de l’émotion morale que par celle de ses signes physiologiques.
Le but de tout écrivain est de produire chez le lecteur la totalité de
l’émotion qu’il décrit, et cela, en décrivant le plus petit nombre
possible des symptômes extérieurs ou intérieurs de cette, émotion. Il faut donc choisir
parmi ces symptômes, non pas toujours les plus saillants, mais les
plus contagieux. L’émotion sympathique du lecteur est toujours en
raison inverse de la dépense d’attention qu’on a exigée de lui. Le choix des symptômes
de l’émotion est ce qui caractérise l’art de l’écrivain ; et ces symptômes peuvent
s’emprunter indifféremment au domaine physiologique ou psychologique47.
Mais l’écrivain ne doit pas perdre de vue que nous ne pouvons nous représenter
complètement un symptôme physiologique d’un état mental et le ressentir par contagion si
nous ne sommes pas déjà prédisposés à cet état mental. C’est une voie beaucoup plus
simple pour produire, par exemple, l’émotion de la peur, de décrire cette émotion
entérines moraux que de nous représenter la sensation d’angoisse au creux de l’estomac,
qui en est une conséquence très lointaine, très indirecte et que nous aurons peine à
nous représenter si nous n’éprouvons pas déjà le sentiment même de la peur. Le chemin à
parcourir pour l’esprit d’un signe extérieur à l’état intérieur qui lui correspond,
étant indirect, exige une dépense d’attention plus forte, qui entrave la contagion
nerveuse. Aussi la douleur intérieure d’un héros pourra-t-elle, traduite en langage
psychologique, nous émouvoir plus que si on se contente de nous dire : « Il éclata en
sanglots. » Cependant rien de plus contagieux que les larmes, mais à condition qu’on
soit déjà dans une certaine disposition à la tristesse : les larmes sont la conséquence
ultime de l’émotion, et ne peuvent à elles seules la produire si on ne devine pas la
série de causes qui les ont amenées, ou si ces causes ne nous paraissent pas
suffisantes. Aussi est-ce une naïveté de sectaire, sans plus de valeur
théorique qu’une boutade, qui fait dire à M. Zola par la bouche de son romancier
typique : « Etudiez l’homme tel qu’il est, non plus le pantin métaphysique, mais l’homme
physiologique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes…
N’est-ce pas une farce que cette étude continue et exclusive de la fonction du cerveau…
La pensée, la pensée ; eh ! tonnerre de Dieu ! la pensée est le produit du corps entier…
Et nous continuerions à dévider les cheveux emmêlés de la raison pure ! Qui dit
psychologue dit traître à la vérité… Le mécanisme de l’homme aboutissant à la somme
totale de ses fonctions, — la formule est là… » M. Zola semble oublier que la somme totale des fonctions du mécanisme humain se trouve dans la conscience, non ailleurs, et que le romancier, à l’encontre du sculpteur ou du
peintre, aura toujours pour objet d’étude essentiel et presque unique l’état de conscience. Dire que les romanciers ont fait jusqu’ici de la
métaphysique et qu’ils vont faire à présent de la physiologie, cela n’offre vraiment
aucun sens ; autant vaudrait dire qu’ils ont fait jusqu’alors de la trigonométrie et
qu’ils vont faire aujourd’hui de la minéralogie ou de la botanique. Non, le romancier a
toujours pris pour sujet, sinon le cerveau, du moins le cœur,
c’est-à-dire l’ensemble des émotions et des sentiments humains ; le romancier, qu’il le
veuille ou non, sera toujours un psychologue ; seulement, il peut faire de la
psychologie complète ou incomplète, il peut rapetisser le cœur humain ou le voir de
grandeur naturelle. Son domaine propre est l’émotion, mais, dans ce domaine, il peut
choisir tel genre d’émotion qui lui convient le mieux, qu’il sent plus sympathiquement
et qu’il rend avec plus de force. Chacun a ainsi dans l’art son terrain préféré :
« Cultivons notre jardin », disait Candide ; le jardin de M. Zola est un peu bas et
bourbeux, semé de ruelles où on ne se promène pas avec plaisir. Parmi les émotions,
M. Zola a un faible marqué pour les moins relevées ; c’est ce qui le rend partial dans
son étude de l’homme et incomplet dans son œuvre. M. Zola veut opposer, nous dit-il, le
« ventre » au « cerveau », ajoutons : « au cœur » ; il a fait dans plusieurs de ses
œuvres une véritable épopée, et cette épopée s’est trouvée être celle du « ventre ».
Nous ne sommes pas d’ailleurs de ceux qui le regrettent. Il fallait qu’une telle épopée
fût écrite : mais cette épopée ne doit pas se donner comme égale à la réalité, et, s’il
ne faut pas placer le cœur de l’homme dans le cerveau, il n’est pas non plus
scientifiquement exact de le localiser dans l’abdomen. « Le propre de la vérité, a dit
Hugo, c’est de n’être jamais excessive. » Toutes les fois qu’on a réagi contre un abus,
on est porté à tomber dans l’abus contraire ; c’est une nécessité de psychologie et même
plus généralement de mécanique : on ne corrige une erreur que par une erreur de sens
contraire. Pour rester dans la juste mesure, celui qui a réagi contre autrui devrait
ensuite prendre à tâche de réagir contre soi-même. Le naturalisme, après s’être défié
justement des divagations romanesques et romantiques, devrait aujourd’hui se défier de
lui-même.
Il y a, et il y aura toujours du conventionnel dans l’art, qu’il faut
savoir accepter. Le peintre, par exemple, se trouve devant deux grands problèmes : le
dessin et la couleur : or le trait n’existe pas dans la réalité, la couleur y a des
nuances insaisissables au pinceau. Balzac, dans une de ses nouvelles, a montré un
peintre aux prises avec le dessin, et Zola, dans son roman, nous montre le sien
désespéré devant la couleur, qui, depuis Delacroix est le tourment des peintres. La
simple nouvelle comme le roman renferment cette idée profonde que le génie touche à la
folie toutes les fois que l’artiste sent trop l’imperfection de son œuvre, et s’obstine
à la parfaire devant l’inimitable modèle sans s’apercevoir qu’il y a une limite où l’art
devient de la divagation. C’est ce qui a lieu toutes les fois que l’art s’obstine à la
reproduction littérale de la réalité. Il ne faut pas vouloir imiter de trop près la
nature ni toute la nature, il faut savoir faire la part du feu ; et, par parenthèse,
M. Zola lui-même pourrait bien s’appliquer cette vérité, lui qui a la prétention de nous
représenter la vie absolument telle qu’elle est. Il aura beau dire, le propre du vrai
génie est de déformer la vision des choses sans que l’on puisse dire le moment où cette
déformation commence. Tout pour lui devient symbole, tout se change et se grandit. Les
choses les plus humbles revêtent une personnalité, les triviales mêmes se
transfigurent48.
Gœthe disait » : C’est par la réalité précisément que le poète se
manifeste, s’il sait discerner dans un sujet vulgaire un côté intéressant. » Le
réalisme bien entendu est juste le contraire de ce qu’on pourrait appeler le
trivialisme ; il consiste à emprunter aux représentations de la vie habituelle toute la
force qui tient à la netteté de leurs contours, mais en les dépouillant des associations
vulgaires, fatigantes et parfois repoussantes. Le vrai réalisme consiste donc à
dissocier le réel du trivial ; c’est pour cela qu’il constitue un côté de l’art si
difficile ; il ne s’agit de rien moins que de trouver la poésie des choses qui nous
semblent parfois les moins poétiques, simplement parce que l’émotion esthétique est usée
par l’habitude. Il y a de la poésie dans la rue par laquelle je passe tous les jours et
dont j’ai pour ainsi dire compté chaque pavé, mais il est beaucoup plus difficile de me
la faire sentir que celle d’une petite rue italienne ou espagnole, de quelque coin de
pays exotique. Il s’agit de rendre de la fraîcheur à des sensations fanées, de trouver
du nouveau dans ce qui est vieux comme la vie de tous les jours, de faire sortir
l’imprévu de l’habituel ; et pour cela le seul vrai moyen est d’approfondir le réel,
d’aller par-delà les surfaces auxquelles s’arrêtent d’habitude nos regards, de soulever
ou de percer le voile formé par la trame confuse de toutes nos associations
quotidiennes, qui nous empêche de voir les objets tels qu’ils sont. Aussi l’art réaliste
est-il plus difficile que celui qui cherche à éveiller l’intérêt par le fantastique. Ce
dernier a moins à faire pour créer, car les images fantastiques peuvent nous charmer par
des rencontres de hasard comme dans les rêves, tandis que, pour qui ne sort pas du réel,
la poésie et la beauté ne sauraient guère être une rencontre heureuse, mais sont une
découverte poursuivie de propos délibéré, une organisation savante des données confuses
de l’expérience, quelque chose de nouveau aperçu là où tous avaient regardé. La vie
auparavant réelle et commune, c’est le rocher d’Aaron, rocher aride, qui fatigue le
regard ; il y a pourtant un point où l’on peut, en frappant, faire jaillir une source
fraîche, douce à la vue et aux membres, espoir de tout un peuple : il faut frapper à et
ce point, non à côté ; il faut sentir le frisson de l’eau vive à travers la pierre dure
et ingrate.
Il est plus facile d’être naturaliste en littérature qu’en peinture ou en sculpture, et
voici pourquoi. La tâche de l’artiste naturaliste, nous l’avons vu, est de tirer
d’objets vulgaires des émotions neuves, fraîches, poétiques, et pour cela de dérouter
les associations d’idées habituelles et triviales qu’éveille en nous un objet trivial.
Or, les moyens dont dispose l’écrivain sont tels qu’il ne peut pas à proprement parler
faire surgir à nos yeux un objet, une chose quelconque ; il ne peut que décrire, et
alors il est aisé, tout en restant exact, de faire sortir de l’ombre ce que nous ne
voyons habituellement pas, et par contre d’effacer ce que nous sommes habitués à voir.
Prenons un exemple : un romancier nous fait assister à une scène très touchante se
passant sur le marche-pied d’un omnibus arrêté dans la rue devant une boutique de
rôtisseur ou de marchand de vin. Nous savons tout cela, car c’est le milieu même où
l’action s’est développée ; le romancier nous l’a dépeint, sans omettre l’oie qui tourne
sur sa broche, et pourtant toutes ces choses vulgaires reculent au second plan ; c’est
que nous ne les voyons qu’avec les yeux de l’esprit, lesquels sont occupés du héros et
de l’héroïne, et toute cette mise en scène triviale n’aura d’autre résultat que de nous
persuader que nous assistons à une scène très réelle, parmi les choses que nous voyons
chaque jour. Un peintre réaliste, voulant représenter la même scène, nous met la réalité
vraie devant la yeux ; il en résulte que ce que nous voyons tout de suite, c’est
l’omnibus, c’est l’oie rôtie, et alors, adieu peut-être le touchant ou le pathétique ;
l’artiste, n’a pu accentuer tel ou tel côté de la réalité au détriment de l’autre, et
nous voilà saisis par les associations d’idées habituelles sans pouvoir nous en dégager.
Il faut donc que le peintre ait le talent d’envelopper d’ombre tout ce qui n’est pas
l’intérêt de la scène. On ne petit pas à la fois mettre en un tableau la mer et une
fourmi courant dans l’herbe : il faut choisir. Ceux qui s’occupent de la fourmi peuvent
avoir leurs raisons ; mais qu’ils fassent un tableau exprès pour elle et qu’ils ne
raccourcissent pas la mer.
Il y a divers moyens d’échapper au trivial, d’embellir pour nous la
réalité sans la fausser ; et ces moyens constituent une sorte d’idéalisme à la
disposition du naturalisme même. Ils consistent surtout à éloigner les choses ou les
événements soit dans le temps, soit dans l’espace, par conséquent à étendre la sphère de
nos sentiments de sympathie et de sociabilité, de manière à élargir notre horizon.
Examinons ces divers procédés de l’art.
- — En ce qui concerne l’effet produit par l’éloignement dans le temps, une question
préalable se présente, celle qui concerne l’effet esthétique du souvenir même, — du
souvenir qui est en somme une forme de la sympathie, la sympathie avec soi-même, la
sympathie du moi présent pour le moi passé. L’art doit imiter le souvenir ; son but
doit être d’exercer comme lui l’imagination et la sensibilité, en économisant, le plus
possible leurs forces. De même que le souvenir est un prolongement de la sensation,
l’imagination en est un commencement, une ébauche. Au fond, la poésie de l’art se
ramène en partie à ce qu’on appelle la « poésie du souvenir » ; l’imagination
artistique ne fait que travailler sur le fonds d’images fourni à chacun de nous par la
mémoire. Il doit donc y avoir jusque dans le souvenir quelque élément d’art. Au fait,
le souvenir offre par lui seul les caractères qui distinguent, selon Spencer, toute
émotion esthétique. C’est un jeu de l’imagination, et un jeu désintéressé, précisément
parce qu’il a pour objet le passé, c’est-à-dire ce qui ne peut plus être. En outre le
souvenir est de toutes les représentations la plus facile, celle qui économise le plus
de force ; le grand art du poète ou du romancier, c’est de réveiller en nous des
souvenirs : nous ne sentons guère le beau que quand il nous rappelle quelque chose ;
et le beau même des œuvres d’art ne consiste-t-il pas en partie dans la vivacité plus
ou moins grande de ce rappel ? Ajoutons que les émotions passées se présentent à nous
dans une sorte de lointain, un peu indistinctes, fondues les unes avec les autres ;
elles sont ainsi plus faibles et fortes tout plus ensemble, parce qu’elles entrent
l’une dans l’autre sans qu’on puisse les séparer ; nous jouissons donc à leur égard
d’une plus grande liberté, parce que, indistinctes comme elles sont, nous pouvons plus
facilement les modifier, les retoucher, jouer avec elles. Enfin, et c’est là le point
important, le souvenir par lui-même altère les objets, les transforme, et cette
transformation s’accomplit généralement dans un sens esthétique. Le temps agit le plus
souvent sur les choses à la manière d’un artiste qui embellit tout en paraissant
rester fidèle, par une sorte de magie propre. Voici comment on peut expliquer
scientifiquement ce travail du souvenir. Il se produit dans notre pensée une sorte de
lutte pour la vie entre toutes nos impressions ; celles qui ne nous ont pas frappés
assez fortement s’effacent, et il ne subsiste à la longue que les impressions fortes.
Dans un paysage, par exemple un petit bois au bord d’une rivière, nous oublierons tout
ce qui était accessoire, tout ce que nous avons vu sans le remarquer, tout ce qui
n’était pas distinctif et caractéristique, significatif ou suggestif. Nous oublierons même la fatigue que nous pouvions éprouver,
si elle était légère, les petites préoccupations de toute sorte, les mille riens qui
distrayaient notre attention : tout cela sera emporté, effacé. Il ne restera que ce
qui était profond, ce qui avait laissé en nous une trace vive et vivace : la fraîcheur
de l’air, la mollesse de l’herbe, les teintes des feuillages, les sinuosités de la
rivière, etc. Autour de ces traits saillants, l’ombre se fera, et ils apparaîtront
seuls dans la lumière intérieure. En d’autres termes, toute la force dispersée en des
impressions secondaires et fugitives se trouvera recueillie, concentrée : le résultat
sera une image plus pure, vers laquelle nous pourrons pour ainsi dire nous tourner
tout entiers, et qui revêtira ainsi un caractère plus esthétique. En général, toute
perception indifférente, tout détail inutile nuit à l’émotion esthétique ; en
supprimant ce qui est indifférent, le souvenir permet donc à l’émotion de grandir.
C’est dans une certaine mesure embellir qu’isoler. De plus, le souvenir tend à laisser
échapper ce qui était pénible pour ne garder que ce qui était agréable ou au contraire
franchement douloureux. C’est un fait connu que le temps adoucit les grandes
souffrances ; mais ce qu’il fait surtout disparaître, ce sont les petites souffrances
sourdes, les malaises légers, ce qui entravait la vie sans l’arrêter, toutes les
petites broussailles du chemin. On laisse cela derrière soi, et pourtant ces riens se
mêlaient à vos plus douces émotions ; c’était quelque chose d’amer qui, au lieu de
rester au fond de la coupe, s’évapore au contraire dès qu’elle est bue. Lorsqu’on
s’est ennuyé longtemps à attendre une personne, qu’on la rencontre enfin et qu’elle
vous sourit, on oublie d’un seul coup la longue heure passée dans la monotonie de
l’attente ; cette heure ne semble plus former dans le passé qu’un point sombre,
bientôt effacé lui-même : c’est là un simple exemple de ce qui se passe sans cesse
dans la vie.Tout ce qui était gris, terne, décoloré (c’est-à-dire en somme la majeure
partie de l’existence) se dissipe, tel qu’un brouillard qui nous cachait les côtés
lumineux des choses, et nous voyons surgir seuls les rares instants qui font que la
vie vaut la peine d’être vécue. Ces plaisirs, avec les douleurs qui les compensent,
semblent remplir tout le passé, tandis qu’en réalité la trame de notre vie a été bien
plutôt indifférente et neutre, ni très agréable ni très douloureuse, sans grande
valeur esthétique.
Nous sommes en février, et les champs à perte de vue sont couverts de neige. Je suis
sorti ce soir dans le parc, au soleil couchant ; je marchais dans la neige douce :
au-dessus de moi, à droite, à gauche, tous les buissons, toutes les branches des arbres
étincelaient de neige, et cette blancheur virginale qui recouvrait tout prenait une
teinte rose aux derniers rayons du soleil : c’étaient des scintillements sans fin, une
lumière d’une pureté incomparable ; les aubépines semblaient en pleines fleurs, et les
pommiers fleurissaient, et les amandiers fleurissaient, et jusqu’aux pêchers qui
semblaient roses, et jusqu’aux brins d’herbe : un printemps un peu plus pâle, et sans
verdure, resplendissait sur tout. Seulement, comme, tout cela était refroidi ! Une brise
glacée s’exhalait de cet immense champ de fleurs, et ces corolles blanches gelaient le
bout des les doigts qui approchaient. En voyant ces fleurs si fraîches et si mortes, je
pensais à ces douces souvenances qui dorment en nous, et parmi lesquelles nous nous
égarons quelquefois, essayant de retrouver en elles le printemps et la jeunesse. Notre
passé est une neige qui tombe et cristallise lentement en nous, ouvrant à nos yeux des
perspectives sans fin et délicieuses, des effets de lumière et de mirage, des séductions
qui ne sont que de nouvelles illusions. Nos passions passées ne sont plus qu’un
spectacle : notre vie nous fait à nous-mêmes l’effet d’un tableau, d’une œuvre
demi-inanimée, demi-vivante. Les seules émotions qui vivent encore sous cette neige, ou
qui sont prêtes à revivre, ce sont celles qui ont été profondes et grandes. Le souvenir
est ainsi comme un jugement porté sur nos émotions ; c’est lui qui permet le mieux
d’apprécier leur force comparative : les plus faibles se condamnent ellesmêmes, en
s’oubliant. C’est après un certain temps écoulé qu’on juge bien la valeur de telle
impression esthétique (causée, je suppose, par la lecture d’un roman, la contemplation
d’une œuvre d’art ou d’un beau paysage) ; tout ce qui n’était pas puissant s’efface ;
toute sensation ou tout sentiment qui, outre l’intensité, ne présentait pas un degré
suffisant d’organisation intérieure et d’harmonie se trouble et se dissout ; au
contraire, ce qui était viable, vit ; ce qui était beau ou sublime s’impose et s’imprime
en nous avec une force croissante.
Le souvenir est une classification spontanée et une localisation régulière des choses
ou des événements, ce qui lui donne encore une valeur esthétique. L’art naît avec la
réflexion ; comme la Psyché de la fable, la réflexion est chargée de débrouiller ce tas
informe de souvenirs ; elle y procède avec la patience des fourmis ; elle range tous ces
grains de sable en un certain ordre, leur donne une certaine forme, en fait un édifice :
la forme extérieure que prend cet édifice, la disposition générale qu’il affecte, c’est
ce que nous appelons le temps. Pour constater le changement et le mouvement, il faut
avoir un point fixe. La goutte d’eau ne se sent pas couler, quoiqu’elle reflète
successivement tous les objets de ses rives : c’est qu’elle ne garde l’image d’aucun.
Qui donc nous donnera ces points fixes nécessaires pour fournir la conscience du
changement et la notion du temps ? c’est le souvenir, — c’est-à-dire tout simplement la
persistance d’une même sensation ou d’un même sentiment sous les autres. D’habitude, les
diverses époques de notre vie se trouvent dominées par tel ou tel sentiment qui leur
communique leur caractère distinctif — et saillant. Nos événements intérieurs se
groupent autour d’impressions et d’idées maîtresses : ils leur empruntent leur unité ;
grâce à elles, ils forment corps. Titus, dit-on, comptait ses jours par ses bonnes
actions ; mais les bonnes actions de Titus sont un peu problématiques. Ce qui est
certain, c’est que, pour l’écrivain par exemple, telle ou telle époque de sa vie vient
se suspendre tout entière à tel ou tel ouvrage qu’il composait pendant cette époque. Le
musicien, lui, n’a qu’à se chanter intérieurement une série de mélodies pour éveiller
les souvenirs de telle période de son existence. Le peintre voit son passé à travers des
couleurs et des formes, des couchers de soleil, des aurores, des teintes de verdure.
Toute notre jeunesse vient souvent se grouper autour d’une image de femme, sans cesse
présente à nos événements d’alors. Chaque objet désiré ou voulu fortement, chaque action
énergique ou persistante attire à elle comme un aimant nos autres actions, qui s’y
rattachent toutes par un côté ou par l’autre. Ainsi s’établissent des centres intérieurs
de perspective esthétique. Les Indiens, pour se rappeler les grands événements,
faisaient des nœuds à une corde, et ces nœuds disposés de mille manières rappelaient par
association un passé lointain ; en nous aussi se trouvent des points où tout vient se
rattacher et se nouer, de telle sorte qu’il nous suffit de suivre des yeux ces séries de
nœuds intérieurs pour retrouver et revoir l’une après l’autre toutes les époques de
notre vie. La vie du souvenir est une composition ou systématisation spontanée, un art
naturel.
Nous pouvons conclure de tout ce qui précède que le fond le plus solide sur lequel
travaille l’artiste, c’est le souvenir : — le souvenir de ce qu’il a ressenti ou vu
comme homme, avant d’être artiste de profession. La sensation et le sentiment peuvent un
jour être altérés par le métier, mais le souvenir des émotions de jeunesse ne l’est pas,
garde toute sa fraîcheur, et c’est avec ces matériaux non l’artiste construit
corruptibles que ses meilleures œuvres, ses œuvres vécues. Eugénie de Guérin écrit, en
feuilletant des papiers « pleins de son frère » : — « Ces choses mortes me font, je
crois, plus d’impression que de leur vivant, et le ressentir est plus fort que le
sentir. » Diderot a écrit quelque part : « Pour que l’artiste me fasse pleurer, il faut
qu’il ne pleure pas ! », mais a-t-on répondu avec raison, il faut qu’il ait pleuré : il
faut que son accent garde l’écho des sentiments éprouvés et disparus. Et il en est de
même pour l’écrivain.
L’école classique a bien connu l’effet esthétique de l’éloignement dans le temps ; mais
son procédé ne consiste encore qu’à reporter les événements dans un passé abstrait. Les
Grecs de Racine ne sont guère Grecs que par la date à laquelle on les place, et qui
reste trop souvent une simple étiquette, un simple chiffre, sans nous faire voir la
Grèce d’alors. L’école historique, au contraire, reporte les
événements sur le passé concret. Elle fait du réalisme, mais elle l’idéalise par le
simple recul et par l’effet du lointain. Spencer constate, sans en donner d’explication,
que tout objet d’abord utile aux hommes qui a maintenant cessé de l’être paraît beau ;
il y a de ce fait, selon nous, diverses raisons. En premier lieu, tout ce qui a servi à
l’homme intéresse l’homme par cela même. Voici une armure, une poterie, ils ont servi à
nos pères, ils nous intéressent donc, mais ils ne servent plus ; par là ils perdent
aussitôt ce caractère de trivialité qu’entraîne nécessairement avec elle l’utilité
journalière, ils n’excitent plus qu’une sympathie désintéressée. L’histoire a pour
caractéristique de grandir et de poétiser toute chose49. Par
l’histoire il se fait une épuration ne laissant subsister que les caractères esthétiques
et grandioses ; les objets les plus infimes se trouvent dépouillés de ce qu’il y a de
trivial, de commun, de vulgaire, de grossier et de surajouté par l’usage journalier : il
ne reste en notre esprit, des objets replacés ainsi dans le temps passé, qu’une image
simple, l’expression du sentiment primitif qui les a faits ; et ce qui est simple et
profond n’a rien de vil. Une pique du temps des Gaulois ne nous rappelle que la grande
idée qui a fait l’arme, quelle qu’elle soit, — l’idée de défense et de force ; la pique,
c’est le Gaulois défendant ses foyers et la vieille terre gauloise. Une arquebuse du
temps des croisades n’éveille en nous que les images fantastiques du lointain des temps,
des vieilles luttes entre les races du nord et du midi. Mais un fusil Gras, un sabre,
c’est pour nous le pantalon rouge et trop large du soldat qui passe dans la rue, avec sa
figure souvent rougeaude et mal éveillée de paysan qui sort de son village. Donc tout ce
qui arrive à nous à travers l’histoire nous apparaît dans sa simplicité ; au contraire,
l’utile de chaque jour, avec sa surcharge de trivialité, reste prosaïque ; et voilà
pourquoi l’utile devenu historique devient beau.
L’antique est une sorte de réalité purifiée par le temps. Tout âge, dit Elisabeth
Browning, eu raison même de sa perspective trop rapprochée, est mal aperçu de ses
contemporains. Supposons que le mont Athos ait été sculpté, selon le plan d’Alexandre,
en une colossale statue humaine. « Les paysans qui eussent ramassé les broussailles dans
son oreille n’eussent pas plus songé que les boucs qui y broutaient à chercher là une
forme aux traits humains ; et je mets en fait qu’il leur eût fallu aller à cinq milles
de là pour que l’image géante éclatât à leurs regards en plein profil humain, nez et
menton distincts, bouche murmurant des rythmes silencieux vers le ciel et nourrie au
soir du sang des soleils ; grand torse, main qui eût épanché perpétuellement la largesse
d’un fleuve sur les pâturages de la contrée. Il en est de même pour les temps où nous
vivons ; ils sont trop grands pour qu’on puisse les voir de près. Mais les poètes
doivent une double déployer vision : avoir des yeux pour voir les choses rapprochées
avec autant de largeur que s’ils prenaient leur point de vue de loin, et les choses
distantes d’une façon aussi intime et profonde que s’ils les touchaient. C’est ce à quoi
nous devons tendre. Je me défie d’un poète qui ne voit ni caractère, ni gloire dans son
époque, et fait rouler son âme cinq cents ans en arrière derrière fossés et pont-levis,
dans la cour d’un vieux château, pour y chanter quelque noir chef50. »
I. Le second moyen d’échapper au trivial tout en peignant le réel, c’est de déplacer
l’imagination dans l’espace, c’est de reporter les événements dans des milieux ou des
pays plus ou moins inconnus de nous. Ce procédé est celui qui inspire les descriptions
de la nature, depuis les simples campagnes des diverses régions de
notre France jusqu’aux pays exotiques. Le résultat est ce qu’on nomme le pittoresque.
La caractéristique des époques dites classiques (surtout au siècle de Louis XIV), c’est
qu’on y craignait le trivial encore plus qu’on n’y aimait le réel ; or il faut aimer le
réel assez pour le transfigurer et le dégager du trivial. Cet amour de la réalité ne
s’est introduit dans la littérature française que par une voie détournée, par le moyen
de l’amour de la nature. On a compris la nature avant le naturel, et c’est Rousseau qui
nous a fait comprendre la nature.
Le « genre » de La Fontaine, nous l’avons dit, avait paru peu « noble ». Au
dix-huitième siècle, Buffon sans doute sentit quelque chose de la nature : par majestati naturae ; mais la nature n’a pas seulement la majesté et la
noblesse, elle a la grâce, et Buffon l’a oublié tout à fait. Il a reposé sa vue « sur
l’immensité des êtres paisiblement soumis à des lois nécessaires », il a mesuré les choses et les êtres plutôt qu’il ne les a peints : il saisit bien la
forme, le fond lui échappe ; il embrasse, il ne pénètre pas. Qui ne connaît le mot de
Mme Necker : « Quand M. de Buffon voulait mettre sa grande robe sur de petits objets,
elle faisait des plis partout. » Ces petits objets, c’était précisément l’essentiel dans
l’art ; c’était ce qui fait la vie, la tendresse et la force à la fois. On dit que
Buffon demandait, en parlant de Montesquieu : « A-t-il du style ? » Buffon demande aussi
aux animaux et aux plantes : — Avez-vous de la grandeur, de la proportion, de
l’élégance ; avez-vous, en un mot, le decor des Latins ? Si oui, vous
serez admis dans mon musée, chacun à sa place, ainsi que des statues de pierre. —
Buffon, comme tout son siècle, avait plus d’intelligence que de cœur. « Que je vous
plains ! disait à Fontenelle Mme de Tencin : ce n’est pas un cœur que vous avez là dans
la poitrine ; c’est de la cervelle. » Tous les hommes du dix-huitième siècle ont eu
ainsi de la cervelle partout, et ce n’est pas avec de la cervelle qu’on sent la
nature.
Rousseau, on l’a remarqué souvent, introduit quelque chose de nouveau dans la
littérature ; ce quelque chose, c’est tout simplement le cœur. Son défaut fut d’avoir le
cœur emphatique. Il sentait, mais il amplifia, jusqu’à paraître parfois ne plus sentir.
N’importe, ce fut une révolution. Un récent critique a soutenu, à propos de Rousseau,
qu’il fallait attribuer la plus grande part de son influence sur notre génération à ce
qu’il y a de malsain, de déséquilibré dans son génie, c’est-à-dire à sa folie même. Si
cette assertion a du vrai, elle a aussi beaucoup de faux. La folie de Rousseau a
contribué à le faire souffrir énormément dans la vie ; c’est par là qu’elle a servi à
son succès et à son influence, car ce qu’il y a d’original en lui, c’est précisément
qu’il a souffert plus que tous les écrivains ses contemporains, et que cette souffrance
a été assez poignante pour se faire jour dans ses œuvres, pour s’y traduire en un accent
nouveau. Ses cris sincères, quoique trop oratoires par moments, ne pouvaient manquer
d’aller au cœur des hommes. C’est souvent une chance relative, quand on a du génie, que
de souffrir beaucoup : cela inspire et dirige l’inspiration du côté réel. Nous pouvons
le constater mieux que jamais aujourd’hui, où notre littérature est alimentée en grande
partie par des souffrants, des demi-détraqués, aboutissant parfois à la folie, mais qui
ont un point commun avec l’éternelle réalité : le déchirement de la douleur (Shelley,
Edgard Poë, Baudelaire, Gérard de Nerval, Sénancourt, peut-être Tolstoï).
C’est ainsi par la souffrance que la réalité et la nature s’est imposée à Rousseau,
s’est fait jour à travers sa rhétorique : rien ne vous ramène au réel comme une plaie
ouverte, et celui qui ne distingue pas bien les roses vraies des roses artificielles
saura très bien reconnaître les premières à leurs épines. Par réaction contre ses
souffrances sociales sont nés chez Rousseau deux sentiments parfaitement vrais et sains,
et qui se sont très vite : l’amour de la nature et l’amour de la liberté. Ces
deux sentiments sont éternels, ils tiennent au cœur même de l’homme, et, s’ils étaient
un signe de folie, nous serions tous fous à ce compte ; c’est de ces deux sentiments que
devait vivre la littérature postérieure à Rousseau.
M. Brunetière, croyons-nous, classe Rousseau parmi les écrivains orateurs ; et, en
effet, il y a de la rhétorique en lui, mais c’est aussi un lyrique et un descriptif :
c’est comme lyrique et comme descriptif qu’il a eu la plus grande influence. Il nous
raconte que tous les matins il allait se promener au Luxembourg, un Virgile ou un
Jean-Baptiste Rousseau dans sa poche : « Là, jusqu’à l’heure du dîner, je remémorais
tantôt une ode sacrée et tantôt une bucolique. » S’il a gardé de Jean-Baptiste Rousseau
un restant de mauvais goût, il a conservé aussi quelque chose du mouvement de la
strophe, quelque chose de la contrefaçon de l’enthousiasme prophétique. Plus tard, il
devait emprunter à saint Augustin, un autre Crique, l’idée et le titre de ses Confessions, et on peut voir dans ces Confessions
comme la première ébauche, tantôt informe et mesquine, tantôt déjà puissante et rythmée,
de la poésie lyrique contemporaine. Enfin, il savait décrire la nature et se décrire
dans les paysages de la nature. Rousseau, par tempérament, comme beaucoup de détraqués,
est insociable, sauvage, porté à la vie solitaire ; mais il n’a eu nulle conscience dès
causes pathologiques de cette insociabilité, et ses contemporains, pas davantage. Tous
l’ont attribuée non pas à la maladie de Rousseau, mais au mal du siècle, à l’artifice
des conventions sociales. Le résultat, c’est que la littérature qui procède de Rousseau
devait s’attacher à peindre un état de société moins conventionnel, moins faux que la
société des salons d’alors, qui avait seule servi de type aux précédentes littératures.
C’est ainsi qu’indirectement la folie de Rousseau a servi la vérité dans l’art, et que
son insociabilité maladive a conduit les Bernardin de Saint-Pierre, les Chateaubriand et
les Lamartine à imaginer des types littéraires nouveaux, plus sympathiques, doués de
sentiments plus profonds et plus simples tout ensemble, enfin une nouvelle cité de l’art, avec des lois plus conformes aux règles éternelles de la vie. Et
pour milieu à cette cité ils ont donné la nature même, la vraie et la grande nature.
Très peu d’années avant la Révolution, Buffon était à une soirée de MmeNecker ; on lut
un petit roman nouveau d’un jeune disciple de Rousseau : c’était, on le sait, Paul et Virginie. L’assistance resta froide et M. de Buffon demanda à
haute voix sa voiture. Paul et Virginie devait pourtant marquer dans
la littérature française le début d’une phase plus importante qu’on ne le croit
d’habitude, celle du roman réaliste à forme exotique et poétique. Bernardin de
Saint-Pierre, par l’intermédiaire de Chateaubriand, devait contribuer à former tout un
côté du génie de Flaubert. Une chaîne ininterrompue rattache Paul et
Virginie à Atala et Chactas, d’une part ; de l’autre, à Salammbô, à la Fortune des Rougon (épisode de Miette
et Silvère) ; enfin aux romans récents, qui resteront, de Pierre Loti. On n’a jamais
relevé la note réaliste qui existe dans Paul et Virginie, mêlée à une poésie d’un
souffle déjà romantique ; elle existe pourtant, et c’est cette note qui déplut surtout à
M. de Buffon et au salon de Mme Necker. Par note réaliste nous n’entendons, cela va de
soi, que la reproduction exacte de détails de la vie réelle, sans embellissement. « Je
n’arrivais point de fois ici que je ne les visse tous deux tout nus, suivant la coutume
du pays, pouvant à peine marcher, se tenant par les mains et sous les bras… La nuit même
ne pouvait les séparer, elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue
contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs
cous, et endormis dans les bras l’un de l’autre… Un jour que je descendais de la
montagne, j’aperçus, à l’extrémité du jardin, Virginie qui accourait vers la maison, la
tête couverte de son jupon, qu’elle avait relevé par derrière pour se mettre à l’abri
d’une ondée de pluie. De loin, je la crus seule, et, m’étant avancé vers elle, je vis
qu’elle tenait Paul par le bras, enveloppé presque en entier sous la même couverture,
riant l’un et l’autre d’être ensemble à l’abri… »
Au théâtre, quand on a mis en opéra Paul et Virginie, il a fallu
remplacer le jupon-parapluie, — qui eût fait de rire, — par une feuille de bananier.
Ceci confirme ce que nous avons dit plus haut sur la différence de la littérature avec
les arts plus représentatifs ; dans ces derniers, on est trop souvent forcé de remplacer
les hardes et les étoffes de cotonnade par des décors convenus, d’avoir sous la main des
feuilles de palmier, et même des feuilles de vigne.
On se rappelle la scène de la fontaine, une des plus chastes, des plus poétiques et
pourtant des plus osées de la littérature moderne antérieure à Zola. Cette scène parut
au salon de Mme Necker aussi réaliste, assurément, que le parut il y a trente ans la
scène du fiacre de Mme Bovary ou celle de Salammbô et du python. Dans le célèbre duo
d’amour qui a servi de modèle à tous ceux de la littérature contemporaine, on retrouve
l’accent chaud et passionné du Cantique des cantiques, et on pressent
cette tendresse qui deviendra douloureuse chez Musset : « Lorsque je suis fatigué, ta
vue me délasse… Quelque chose de toi que je ne puis te dire reste pour moi dans l’air où
tu passes, sur l’herbe où tu t’assieds… Si je te touche seulement du bout du doigt, tout
mon corps frémit de plaisir… Dis-moi par quel charme tu as pu m’enchanter. » A cette
poésie s’ajoutent des traits d’observation psychologique : « Ô mon frère, je prie Dieu
tous les jours pour ma mère, pour la tienne, pour toi ; mais, quand je prononce ton nom,
il me semble que ma dévotion augmente. » Tout cela encadré dans des détails de réelle
familiarité : « — Pourquoi vas-tu si loin et si haut me chercher des fruits et des
fleurs ? N’en avons-nous pas assez dans le jardin ? Comme, te voilà fatigué ! Tu es en
nage… — Et, avec son petit mouchoir blanc, elle lui essuyait le front et les joues et
elle lui donnait plusieurs baisers. »
A vrai dire, le pittoresque pur joue dans la littérature un rôle plus négatif que
positif. Il sert à attirer l’attention par le contraste de la nouveauté et à la
concentrer sur l’objet qu’il nous représente. Exemple, un palanquin ;
nous voilà transportés dans l’Orient des merveilles : toutes nos idées, assez vagues en
soi, nous paraissent aussitôt charmantes ; l’impression ne serait plus la même s’il
s’agissait d’une vulgaire chaise à porteurs de nos pays, où nous voyons tout de suite un
malade étendu. De fait, on ne sait jamais, lorsqu’on prononce un mot familier à tous,
quelles associations d’idées il éveillera chez autrui ; elles seront peut-être d’un
genre tout différent des siennes propres ; de plus, elles varieront avec chaque
individu. L’art de l’écrivain est de circonscrire assez entièrement l’esprit du lecteur
pour le faire entrer dans le cercle de ses idées à lui, pour lui fermer l’oreille à tous
les bruits du dehors. Si donc il vient à le transporter en pays inconnu, à lui parler
uniquement de ce qu’il ignore, la besogne se simplifie : le lecteur ne saura, ne verra,
n’entendra que ce qui lui sera dit et montré ; n’associera que les idées voulues par
l’écrivain : rien ne viendra à rencontre des effets ménagés ; il sera en quelque sorte
au pouvoir de l’écrivain. De là, peut être, la magie du pittoresque. Le pittoresque sert
à isoler les objets de leur milieu habituel, à dérouter nos associations trop vulgaires.
Son rôle principal est de dissocier nos idées, de rompre nos attentes
habituelles. Représentez-vous par la pensée une de ces cannes de Provence avec
lesquelles on fait des pêches à la ligne ou des mirlitons pour les enfants, voilà une
image qui pourra encore sembler triviale ; quittez nos jardins, allez en Grèce, et, dans
le creux d’un roseau tout pareil, vous verrez les paysannes d’Olympie transporter un peu
de braise d’une chaumine à l’autre. Déjà, en se reculant dans l’espace, en devenant
lointaine et exotique, l’image se poétise. Reculez-la maintenant dans le temps, pensez à
ce même roseau (nartex) dont parle Hésiode, et dans lequel Prométhée
apporta le feu du ciel, vous voilà en pleine poésie classique. Et, si maintenant vous
regardez l’humble canne de Provence de votre jardin, elle sera transfigurée à vos yeux
par ce voyage dans l’espace ou dans le temps, qui a brisé, au moins pour un moment, les
associations d’idées triviales.
La vérité, c’est qu’en tout temps et en tout pays, la vie et ses lois générales sont à
peu de chose près identiques : partout un mammifère est un mammifère, une plante est une
plante ; la réalité est la même en Orient ou en Occident, dans le passé ou dans le
présent ; or, c’est la réalité, la vie, plus ou moins dépouillée de ce qui la cache dans
le mécanisme banal de nos représentations, qu’il s’agit de faire saillir aux yeux et qui
reste le constant objet de l’art. Si donc, suivant l’expression de Théophile Gautier, il
y a des mots pittoresques qui « sonnent comme des clairons », encore faut-il que ce
clairon nous annonce quelque chose, qu’il précède une armée vivante en marche, qu’on
sente derrière lui la force des idées, des sentiments et de l’action. Là est la grande
erreur des romantiques, et de Victor Hugo dans ses mauvais moments : ils ont cru que le
mot qui frappe était tout, que le pittoresque était le fond même de l’art. Ils se sont
arrêtés éblouis devant les mots, comme les esclaves révoltés de la
Tempête devant les haillons dorés suspendus à la porte de la caverne. Mais le
pittoresque sans la vision nette du réel est vide de sens. Le pittoresque n’est qu’un
procédé, et un procédé assez vulgaire, celui du contraste, — comme qui dirait en
peinture la couleur vive sans le dessin, le colifichet sans la beauté, le fard sans le
visage. Le momentané, l’exceptionnel ne devient objet d’art qu’à la condition d’être
aperçu d’un point de vue large, et comme par l’œil d’un philosophe, d’être ramené aux
lois de la nature humaine et de devenir ainsi, en quelque sorte, une des formes de
l’éternel. Rien ne fatigue comme le pittoresque décrit superficiellement. Si l’on veut
nous transporter dans des milieux lointains et étranges, il faut nous y montrer les
manifestations d’une vie semblable à la nôtre, quoique diversifiée ; ainsi ont fait
Bernardin de Saint-Pierre, Flaubert, Pierre Loti. Ce qui nous touche chez eux, c’est
l’ rendu sympathique, le lointain rapproché de nous, l’étrange de la vie
exotique expliqué, non pas à la façon d’un rouage qu’on démonte, mais d’un sentiment du
cœur qu’on rend intelligible en le rendant présent, en l’éveillant chez autrui. Notre
sociabilité s’élargit alors, s’affine dans ce contact avec des sociétés inconnues. Nous
sentons s’enrichir notre cœur quand y pénètrent les souffrances ou les joies naïves,
sérieuses pourtant, d’une humanité jusqu’alors inconnue, mais que nous reconnaissons
avoir autant de droit que nous-mêmes, après tout, à tenir sa place dans cette sorte de
conscience impersonnelle des peuples qui est la littérature.
I. — Une des influences qui ont transformé peu à peu la littérature et qui y ont
introduit, parmi beaucoup d’autres qualités, des éléments de réalité forte, grandiose,
pittoresque, c’est celle de l’Orient et de la Bible. Le sentiment de la nature et aussi
celui de l’humanité se sont ainsi élargis. « Je suis revenu à l’Ancien Testament,
écrivait Henri Heine en 1830. Quel grand livre ! Plus remarquable que son contenu est
pour moi sa forme, ce langage qui est pour ainsi dire un produit de la nature, comme un
arbre, comme une fleur, comme la mer, comme les étoiles, comme l’homme lui-même… Le mot
s’y présente dans une sainte nudité qui donne le frisson. »
La Bible a eu une influence littéraire considérable, principalement sur tous les
écrivains dits romantiques ou réalistes. Cette influence a été trop méconnue. On
pourrait pourtant invoquer en faveur de l’étude de l’hébreu une partie des arguments
littéraires dont on se sert pour défendre l’étude du grec et du latin. Chateaubriand est
le premier qui ait entrevu cette influence de la Bible, mais il l’a trop confondue avec
celle du « génie chrétien ». Le génie chrétien est un produit hybride où se sont mêlés
et mariés intimement l’esprit hébraïque et l’esprit grec, mais où domine souvent le
platonisme grec : les plus hautes idées de la philosophie chrétienne viennent de Grèce
et d’Orient.
Ce qui est né le plus incontestablement sur le sol de la Judée, c’est cette littérature
beaucoup plus colorée et plus simple tout ensemble que les œuvres grecques, beaucoup
plus sobre que la littérature hindoue, incomparable modèle de ce qu’on pourrait appeler
le lyrisme réaliste, et qui nous offre probablement, avec quelques psaumes hindous, les
exemples de la plus haute poésie à laquelle ait atteint l’humanité. Les psaumes ont été
la poésie dont s’est nourri le moyen âge. Au dix-septième siècle, ils ont inspiré aussi
les premiers essais lyriques de Corneille et de Racine, les strophes de Polyeucte et de la traduction de l’Imitation, les chœurs
d’Esther et d’Athalie. D’autre part, Dante et Milton sont tout
imprégnés de la Bible. De même pour Bossuet et Pascal, ces créateurs de notre langue
française actuelle, qui ont été les initiateurs du style moderne, caractérisé par une
grande familiarité de l’expression unie à la puissance de l’image et de l’idée51.Après la Révolution, quand la foi au
sens divin des livres sacrés eut été ébranlée, ce fut le moment où l’on put commencer à
comprendre et à leur valeur littéraire. L’admiration d’un Chateaubriand devait
remonter du fond à la forme, s’attacher aux procédés esthétiques et tâcher de les
reproduire. L’influence de la Rible se fait sentir successivement chez l’auteur des Martyrs et chez Lamennais ; elle pénètre jusqu’à l’auteur de Salammbô, et à celui même de la Faute de l’abbé Mouret. La conception du
Paradou est un mélange de la Genèse et du Cantique des cantiques, traversé par les
élancements mystiques des psaumes et des litanies de la Vierge. Enfin l’influence des
psaumes est plus sensible encore chez nos lyriques, depuis Alfred de Vigny et Lamartine
jusqu’à Victor Hugo. Entre tous les poètes, l’auteur d’Ibo et de Plein
ciel est celui qui se rapproche le plus des vieux poètes hébreux, des Isaïe et des
Ezéchiel.
Le sentiment de la nature et l’art de la décrire devaient se modifier sous l’influence
de la Rible et du christianisme. La caractéristique de la littérature gréco-latine,
c’était de peindre les choses en évoquant en nous les perceptions nettes de l’ouïe et
surtout de la vue : les descriptions classiques sont merveilleuses pour le rendu de la
ligne et de la forme. Au contraire, la littérature orientale et romantique, au lieu
d’insister sur la perception objective, insiste sur l’émotion intérieure qui
l’accompagne, et elle cherche à ranimer en nous cette émotion ; au lieu de s’appuyer sur
le sens trop intellectuel de la vue, elle emprunte aussi bien ses images à ceux du tact,
de l’odorat, du sens interne : elle arrive ainsi à susciter des représentations beaucoup
plus précises, quoique moins formelles. C’est que l’écrivain ne nous fait voir les
choses qu’indirectement, en suscitant l’émotion interne qui accompagne la vision
externe. Pour susciter cette émotion, Hugo et Flaubert sont comparables à Isaïe. Ils
obtiennent la réalité de la perception par la force de la sensation.
Le devin Théoclymène, au festin de Pénélope, est frappé des présages sinistres qui
menacent : — « Ah ! malheureux ! que vous est-il arrivé de funeste ? quelles ténèbres
sont répandues sur vos têtes, sur votre visage et autour de vos genoux débiles ? Un
hurlement se fait entendre, vos joues sont couvertes de pleurs. Les murs, les lambris
sont teints de sang ; cette salle, ce vestibule sont pleins de larves qui descendent
dans l’Erèbe, à travers l’ombre. Le soleil s’évanouit dans le ciel, et la nuit des
enfers se lève. » Tout formidable que soit ce sublime d’Homère, il le cède encore à la
vision du livre de Job.
« Dans l’horreur d’une vision de nuit, lorsque le sommeil endort le plus profondément
les hommes,
» Je fus saisi de crainte et de tremblement, et la frayeur pénétra jusqu’à mes os.
» Un esprit passa devant ma face, et le poil de ma chair se hérissa
d’horreur.
» Je vis celui dont je ne connaissais point le visage. Un spectre parut devant mes
yeux, et j’entendis une voix comme un petit souffle. »
« La terre, s’écrie à son tour Isaïe, chancellera comme un homme ivre : elle sera
transportée comme une tente dressée pour une nuit. »
Que notre littérature romantique se soit inspirée de la Bible, cela est tout simple,
puisqu’elle chercha dès ses débuts à faire des pastiches du genre oriental. Or le peuple
hébreu a eu, au point de vue littéraire, ce rôle important de condenser tout le génie
oriental. Et la Bible nous donne, comme en une sorte de manuel, un résumé des
méditations sans fin des races orientales dans les déserts, devant une nature plus
colorée, tantôt plus immuable et tantôt plus changeante que la nôtre.
Ainsi que nous l’avons déjà remarqué, pour nous intéresser et exciter notre sympathie,
la représentation de la nature doit en être l’animation ; elle doit, par conséquent,
être une extension de la société vivante à la nature entière. Il faut que notre vie se
mêle à celle des choses, et celle des choses à la nôtre. C’est ce qui a lieu dans la
réalité. Pour ma part, je ne me rappelle guère de paysages auquel je n’aie intimement
mêlé mes pensées ou mes émotions, qui n’ait pris pour moi un sens, ne m’ait suggéré
quelque retour sur moi-même ou sur le monde. Aujourd’hui, j’ai vu la mer d’en haut : une
grande étendue grise, puis, près du rivage, une ligne d’écume blanche qui s’avançait,
croissait, s’épanouissait et mourait ; je ne mesurais pas l’élévation de la vague, car,
de la colline où j’étais, tout était presque de niveau ; mais je sentais son mouvement,
et c’était assez pour que mon œil s’attachât à elle, la suivît amicalement dans son
essor : cette petite vague faisait vivre pour mon œil la mer tout entière. Il me
semblait qu’elle était moi-même. Agir, pensais-je, se mouvoir, être la goutte d’eau qui
monte et blanchit, non la grande étendue morne, engourdie dans son immobilité
éternelle ! Un oiseau plongeur passe : il est petit, léger, mouvant comme un regard. Il
glisse sur les eaux, puis disparaît. Où donc est-il ? Son œil se fait à la lumière
assourdie des profondeurs. Oh ! comme lui, plonger sous les ondes des choses, et voir
l’ombre que font les êtres sur le fond éternel de la réalité, le glissement confus des
flots de la vie !
« Rien de la nature ne m’est indifférent, disait Michelet. Je la hais et je l’adore
comme on ferait d’une femme. » Ainsi doit être le poète. Le paysage n’est pas pour lui
un simple groupement des sensations ; il leur donne une teinte morale, de manière à ce
qu’un sentiment général s’en dégage. Et parfois ce sentiment est non seulement moral,
mais philosophique. On a dit avec raison que l’image totale de la terre est obscurément
évoquée par chaque paysage de Loti. La destinée humaine tout entière est aussi présente
dans toutes les descriptions saillantes de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Flaubert,
de Zola.
Animer la nature, c’est être dans le vrai, car la vie est en tout, — la vie et aussi
l’effort ; le vouloir vivre, tantôt favorisé, tantôt contrarié, apporte partout avec lui
le germe du plaisir et de la souffrance, et nous pouvons avoir pitié même d’une fleur.
De ma fenêtre j’aperçois un grand rosier : Petit bouton de rose blanche à demi détaché
de la tige, trois filaments d’écorce t’y retiennent seuls encore. Quelques gouttes de
pluie, pourtant, et te voilà fleuri. Fleur sans espoir, qui ne pourras être féconde, et
qui embaumes et réjouis, fleur douloureuse qui, avant de t’éteindre, souris !
Le faux, c’est notre conception abstraite du monde, c’est la vue des surfaces immobiles
et la croyance en l’inertie des choses auxquelles s’en tient le vulgaire. Le poète, en
animant jusqu’aux êtres qui nous paraissent le plus dénués de vie, ne fait que revenir à
des idées plus philosophiques sur l’univers. Toutefois, en animant ainsi la nature, il
est essentiel de mesurer les degrés de vie qu’on lui prête. Il est permis à la poésie de
hâter un peu l’évolution de la nature, non de l’altérer. Si, en vertu de cette loi
d’évolution, la vie pénètre et ondoie partout, son niveau ne monte pourtant que par
degrés, suivant un étiage régulier. Dans les métaphores, qui ne
doivent être que des métamorphoses rationnelles, des symboles de
l’universelle transformation des choses, le poète peut passer quelques-uns des degrés
insensibles de la vie, non les sauter à plaisir ; il peut comparer la machine à la bête,
l’être immobile à l’être qui se meut, l’animal inférieur à l’animal supérieur ; mais ce
n’est que bien haut dans l’échelle des êtres qu’il peut, en général, chercher des points
de comparaison avec l’homme52. De là, l’absurdité de la mythologie des sauvages et de
certains poètes romantiques ou parnassiens, qui croient animer l’océan ou le tonnerre en
leur prêtant des pensées et en les faisant raisonner par syllogismes. Tous ces procédés
de l’ancienne épopée sont usés depuis Virgile. La poésie doit aller dans le sens et
selon les degrés de l’évolution scientifique, graduer tous ses points de comparaison,
grandir les êtres et la vie qui est en eux sans les déformer, sans en faire des monstres
aussi ridicules dans l’ordre de la pensée que dans celui de la nature.
Prêter la vie consciente et une volonté aux choses est toujours délicat, prolonger
cette conception devient périlleux ; le sublime est le but visé, mais le mauvais goût,
l’absurde même risquent d’être le but atteint ; et cela pour bien des raisons. En
premier lieu, un entraînement a déjà été nécessaire pour faire accepter l’animation trop
complète de la nature ; or, rien que pour soutenir cet entraînement, l’effort lyrique du
poète devra aller grandissant, et il se heurtera bientôt à cette idée qu’il y a une
contradiction véritable entre la réalité et la fiction poétique. En effet, si la vie des
choses, — des montagnes, de la mer, du soleil et des étoiles, — pouvait arriver jusqu’à
la conscience, jusqu’à la volonté, cette conscience ne saurait être alors identique à la
nôtre ni à celle qu’imagine le poète : son drame, quoi qu’il fasse, sera toujours trop
mesquin, trop étroit pour contenir la nature, sa force et sa vie. Ce n’est donc que très
exceptionnellement que l’animation de la nature peut être poussée jusqu’à une vie trop
manifestement intense. La plupart du temps, poètes et romanciers s’en tiendront à la
vie, puissante sans doute, mais sourde, mais latente, que tous plus ou moins nous
sentons dans les choses.
D’une manière générale, on peut dire qu’un des moyens d’enlever, même dans cette simple
proportion, la vie à la nature, c’est de tomber dans l’analyse minutieuse des détails,
d’autant plus que toute analyse est une décomposition. Et pourtant le détail a pris une
importance considérable pour fart moderne. Parfois, dans une description de Victor Hugo,
de Balzac, de Flaubert, un fait négligeable en apparence, un objet minime passe soudain
au premier plan ; toute la perspective habituelle semble dérangée. Les critiques
classiques ne voient en cela qu’un procédé blâmable : c’est qu’ils ne font point des
distinctions nécessaires. L’art de la description consiste surtout à faire coïncider les
images qui passent dans l’esprit de l’écrivain non avec des souvenirs vagues et effacés
dans l’âme du lecteur, mais avec des souvenirs vibrants encore. C’est pourquoi il faut
distinguer le détail simplement exact, qui n’a qu’une importance relative, et le détail
intense, saillant, caractéristique, qui éveille tout d’un coup la mémoire nette d’une
sensation, d’une émotion éprouvée jadis ou qu’on
croit avoir éprouvée. Toutes les vérités objectives ne s’équivalent pas au point de vue
de l’art : il faut donc choisir dans la masse des choses vues celles qui peuvent être
senties profondément, les détails capables de réveiller en nous une émotion endormie ou
d’exciter une émotion nouvelle.
Chateaubriand abonde en exemples. Qui ne se rappelle la description de la lune reposant
sur des groupes de nues pareilles à la cime des montagnes couronnées de neige ? Il y a
là une impression, nocturne qu’on a certainement ressentie dans une certaine mesure,
quoiqu’elle se soit très probablement traduite d’une manière différente.
Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zone diaphane de salin
blanc, se dispersaient en légers flocons d’écume, ou formaient dans les deux des bancs
d’une ouate éblouissante, si doux à l’œil qu’il croyait ressentir leur mollesse et
leur élasticité. La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre
et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des
gerbes de lumière jusque dans l’épaisseur des ténèbres… Dans une savane, de l’autre
côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des
bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d’ombres
flottantes sur celle mer immobile de lumière. Tout aurait été silence et repos sans la
chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ;
au loin, par intervalle, on entendait les sourds mugissements du Niagara, qui, dans le
calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les
forêts solitaires.
Les détails qui font voir, même quand on n’a pas vu, font également le prix d’une autre
description de nuit orientale :
« Il était minuit… j’aperçus de loin une multitude de lumières éparses… En
approchant, je distinguai des chameaux, les uns couchés, les autres debout ; ceux-ci
chargés de leurs fardeaux, ceux-là débarrassés de leurs bagages. Des
chevaux et des ânes débridés mangeaient l’orge dans des seaux de cuir ;
quelques cavaliers se tenaient encore à cheval et les femmes voilées n’étaient point
descendues de leurs dromadaires. Assis les jambes croisées sur des
tapis, des marchands turcs étaient groupés autour des feux qui servaient aux
esclaves à préparer le pilau. On brûlait le café dans
les poêlons, des vivandières allaient de feu en feu, proposant des gâteaux,
des fruits ; des chanteurs amusaient la foule ; des imans
faisaient
des ablutions, se prosternaient, se relevaient,
invoquant le chameliers dormaient étendus sur la terre. Le sol était
jonché de ballots de sacs de coton, de couffes de riz. Tous ces objets, tantôt
distincts et vivement éclairés, tantôt confus et plongés dans une demi-ombre, selon la
couleur et le mouvement des feux, offraient une scène des Mille et une
nuits. »
Voici maintenant un lever de soleil en Grèce, avec de petits détails d’une précision
charmante :
Le soleil se levait entre deux cimes du mont Hymetle ; les corneilles qui nichent
autour de la citadelle planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires
et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des
colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de
l’Hymelte ; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de
Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient se
mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief : au loin, la mer et le
Pirée étaient tout blancs de lumière, et la citadelle de Corinthe, renvoyant l’éclat
du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de
feu.
En réalité, il va deux genres de détails caractéristiques : le premier traduit les
sensations et émotions ressenties ou pouvant être généralement ressenties par tout le
monde ; le second traduit les sensations et émotions d’un personnage donné, dans un état
passionnel donné. Or, en une certaine mesure, chacun de nous est tout le monde, aussi
longtemps du moins qu’il demeure en l’état de calme ; et le personnage d’un drame aussi
est tout le monde à moins de personnalité par trop marquée. Donc toutes les fois que
l’écrivain fait une description, soit à côté du personnage, soit par les yeux de ce personnage dont l’esprit est en repos, il ne se sert
que de détails caractéristiques impersonnels. Au contraire, si le
héros en scène est représenté dans un état passionnel quelconque, voilà sa personnalité
qui transparaît, s’affirme ; sa vision des choses ne nous arrive que déformée ou
transformée par cette personnalité, et ce sont les détails caractéristiques du second
genre qui surgissent. Maintenant, remarquons que la personnalité ainsi mise sous nos
yeux est bien rarement la nôtre propre ; parfois même elle en est tout l’opposé ;
pourtant c’est nous qui sommes pris pour juges, et le moyen de nous rendre bons juges,
c’est, pour l’écrivain, de nous placer exactement sous le même angle que son
personnage : celui-ci doit voir, sentir, penser avec une précision et une intensité
telles que dupes de l’illusion, nous croyions presque que c’est nous qui voyons, qui
sentons, qui pensons, il faut enfin que, pour quelques instants, il soit à nos yeux plus
présent, plus vivant que nous-mêmes. Flaubert excelle dans l’art de trouver ainsi le
détail caractéristique, celui qui provoque la sensation, l’émotion, parce qu’il n’est
lui-même que la formule d’une émotion :
Quand il allait au Jardin des plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays
lointains. Alors, ils voyageaient ensemble, aux dos des dromadaires, sous
le tendelet des éléphants, dans la cabine d’un yatch parmi
des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à
clochettes qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. (L’Education
sentimentale.)
Une plaine s’étendait à droite ; et à gauche un herbage allait doucement rejoindre
une colline, où l’on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure
et des petits chemins au-delà, formant des zigzags sur la roche blanche
qui touchait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras
autour de sa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écoulant
sa voix sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait s’arrêter, ils n’avaient
qu’à descendre, et cette chose bien simple n’était pas plus facile, cependant, que de
remuer le soleil ! (Ibid.)
Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une
importance extra-humaine. Mon cœur, comme de la poussière, se soulevait
derrière vos pas. Vous me faisiez l’effet d’un clair de lune
une nuit par d’été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les
délices de la chair et de l’âme étaient contenues pour moi dans votre nom, que je me
répétais en tâchant de le baiser sur mes lèvres. (Ibid.)
Mais Flaubert abuse souvent de son art. Il cherche des effets, et tout effet qui
apparaît comme cherché se trouve par là même manqué. L’émotion la plus vive est l’état
mental le plus instable. Trop de détails, au lieu de se compléter, s’effacent les uns
les autres. Vouloir montrer toutes choses à la fois, c’est ne rien faire voir du tout. L’art de décrire est celui de mêler le particulier
au général, de manière à faire distinguer un petit nombre de détails précis qui sont de
simples points de repère dans la vue d’ensemble, qui accusent les contours du tableau
sans supprimer les perspectives. Il s’agit non pas seulement de faire embrasser dû
regard beaucoup d’objets (tout le monde visible, comme disait Gautier), mais de
discerner, parmi toutes les sensations, celles qui renferment le plus d’émotion latente,
afin de reproduire celles-là de préférence. On ne doit jamais sentir d’ennui en lisant
une description, pas plus qu’on n’en ressent à sortir de la maison, à ouvrir les yeux et
à regarder ce que l’on a devant soi. Décrire n’est pas énumérer, classer, étiqueter,
analyser avec effort ; c’est représenter ou, mieux encore, présenter, rendre présent.
Décrire, c’est faire revivre pour chacun de nous quelque chose de sa vie, non pas lui
apporter des sensations entièrement nouvelles et étrangères. On pourrait définir l’art
de la description comme Michelet définissait l’histoire : une résurrection. Le roman
trop descriptif, attaché au détail de la vie, brouille les deux représentations
différentes du monde : celle que s’en fait l’observateur curieux regardant toutes choses
d’un œil égal, et celle que s’en fait l’acteur ému d’un drame, qui voit seulement dans
le monde le petit nombre de choses se rapportant à son émotion, ne remarque rien du
reste et l’oublie. Le sentiment passionné nous force à démarquer et à immatérialiser
plus ou moins nos représentations des choses : dans le souvenir comme dans la flamme se
brûlent toutes les impuretés de la vie ; vouloir les faire revivre, c’est souvent, par
trop de conscience, être infidèle à la méthode véritable de la nature et à la marche
naturelle de l’esprit. Par là même, c’est arrêter chez le lecteur l’émotion sympathique.
Il peut y avoir quelque chose de contradictoire à vouloir que le lecteur ressente
sympathiquement la passion d’un personnage et à ne pas le mettre vis-à-vis du monde
extérieur dans la même situation que le personnage lui-même, à distraire son regard par
une foule d’objets que l’autre ne voit pas ou ne remarque pas. C’est comme si, pour nous
donner l’impression du crépuscule, par exemple, on commençait par nous transporter dans
un lieu vivement éclairé, ou inversement. Il y a en toute émotion profonde quelque chose
de crépusculaire, un voile jeté sur une partie de la réalité : la vue nette et objective
du monde est ainsi incompatible avec la vue passionnée, toujours partielle, infidèle et,
pour certains tempéraments, tout à fait idéaliste : la passion produit psychologiquement
le même phénomène que l’abstraction ; elle enlève d’un côté l’intensité d’émotion et de
couleur qu’elle reporte de l’autre. Or, toutes les fois que le romancier veut exciter en
nous la passion, il doit nous faire, voir les choses du point de vue même de la passion,
et non d’un autre. Tandis que, dans les arts plastiques, les objets représentés gardent
une beauté intrinsèque de forme ou de couleur, dans la littérature ils valent surtout
comme centre et noyau d’associations d’idées et de sentiments. Leur importance, leur
grandeur pour la pensée, leur place dans la perspective générale dépend ainsi de la
quantité et de la qualité des idées ou sentiments qu’ils éveillent. Même les écrivains
qui se croient le plus coloristes et qui pensent faire de la peinture en écrivant, ne
tirent en réalité la prétendue couleur de leurs descriptions que de
l’art avec lequel ils savent éveiller par association des sensations fortes (le plus
souvent très différentes des sensations visuelles). L’art de l’écrivain consiste à faire penser ou à faire sentir moralement pour faire voir. Aussi,
quand il veut transcrire un tableau de la nature, il peut choisir à son gré son centre
de perspective ; il n’a pas, comme le peintre, son point de vue déterminé par la nature
même des lieux, mais bien plutôt par la nature et les tendances de son esprit
personnel : c’est la disposition de son œil qui fournit le plan du paysage, et il ne
s’agit pas seulement de l’œil physique, mais encore et surtout de l’œil intérieur. En un
mot, le sentiment dominateur fait seul l’unité de la description et peut seul la rendre
sympathique.
▲