Introduction
Avant de nous être enlevé par une mort prématurée, — à trente-trois ans, — Guyau, dont
l’activité intellectuelle demeura infatigable jusqu’à la dernière heure, venait d’écrire
deux nouvelles œuvres de grande portée : l’une sur l’Art au point de vue
sociologique, l’autre sur l’Éducation et l’hérédité. Nous
publions aujourd’hui la première ; la seconde, en cours d’impression, paraîtra
bientôt.
D’après Guyau, l’originalité du dix-neuvième siècle et surtout des siècles qui viendront
ensuite consistera, selon toute probabilité, dans la constitution de la science sociale et
dans son hégémonie par rapport à des études qui, auparavant, en avaient paru
indépendantes ; science des religions, métaphysique même, science des mœurs, science de
l’éducation, enfin esthétique.
On sait que, dans son Irréligion de l’avenir, Guyau considère la
religion comme étant, par essence, un « phénomène sociologique », une extension à
l’univers et à son principe des rapports sociaux qui relient les hommes, un effort, en un
mot, pour concevoir le monde entier sous l’idée de société. Qu’est-ce à
son tour que la métaphysique, qui paraît d’abord un exercice solitaire de la pensée, la
réalisation de l’idéal érigé en Dieu par Aristote, — la pensée suspendant tout à ses
propres lois et se repliant sur soi dans la pensée de la pensée ? — A y regarder de plus
près, la métaphysique n’est point aussi subjective, aussi formelle, aussi individualiste
qu’elle le semblait d’abord, car ce qu’elle cherche dans le sujet pensant lui-même, c’est
l’explication de l’univers, c’est le lien qui relie l’existence de l’individu au tout.
Aussi, pour Guyau, la métaphysique même est une expansion de la vie, et de la vie sociale : c’est la sociabilité s’étendant au cosmos, remontant aux lois
suprêmes du monde, descendant à ses derniers éléments, allant des causes aux fins et des
fins aux causes, du présent au passé, du passé à l’avenir, du temps et de l’espace à ce
qui engendre le temps même et l’espace ; en un mot, c’est l’effort suprême de la vie
individuelle pour saisir le secret de la vie universelle et pour s’identifier avec le tout
par l’idée même du tout. La science ne saisit qu’un fragment du monde ;
la métaphysique s’efforce de concevoir le monde même, et elle ne peut le concevoir que
comme une société d’êtres, car, qui dit univers, dit unité,
union, lien ; or, le seul lien véritable est celui qui relie par le dedans, non par
des rapports extrinsèques de temps et d’espace ; c’est la vie universelle, principe du
« monisme », et tout lien qui unit plusieurs vies en une seule est foncièrement
social1. Le caractère social de la morale est plus
manifeste encore. Tandis que la métaphysique, tandis que la religion, cette forme figurée
et imaginative de la métaphysique, s’efforcent de réaliser dans la société humaine la
communauté des idées directrices de l’intelligence, la liaison intellectuelle des hommes
entre eux et avec le tout, la morale réalise l’union des volontés et, par cela même, la
convergence des actions vers un même but. C’est ce qu’on peut appeler la synergie sociale. Guyau n’absorbait point la morale entière dans la sociologie,
car il considérait que le principe « de la vie la plus intensive et la plus extensive »,
c’est-à-dire de la moralité, est immanent à l’individu, mais il n’en admettait pas moins
que l’individu est lui-même une société de cellules vivantes et peut-être de consciences
rudimentaires ; d’où il suit que la vie individuelle, étant déjà sociale par la synergie qu’elle réalise entre nos puissances, n’a besoin que de suivre
son propre élan, de se dégager des entraves extérieures et des besoins les plus physiques,
pour devenir une coopération à la vie plus large de la famille, de la patrie, de
l’humanité et même du monde. L’éducation a pour but de préparer cette coopération par une
continuelle « suggestion » d’idées et de désirs, de corriger ainsi les effets défectueux
de l’hérédité acquise par une hérédité nouvelle2.
Mais l’union sociale à laquelle tendent la métaphysique, la morale, la science de
l’éducation, n’est pas encore complète : elle n’est qu’une communauté d’idées ou de
volontés ; il reste à établir la communauté même des sensations et des sentiments ; il
faut, pour assurer la synergie sociale, produire la sympathie sociale : c’est le rôle du grand art, de l’art considéré au point de vue
sociologique. Les sensations et les sentiments sont, au premier abord, ce qui divise le
plus les hommes ; si on ne « discute » pas des goûts et des couleurs, c’est qu’on les
regarde comme personnels, et cependant, il y a un moyen de les socialiser en quelque sorte, de les rendre en grande partie identiques d’individu
à individu : c’est l’art. Du fond incohérent et discordant des sensations et sentiments
individuels, l’art dégage un ensemble de sensations et de sentiments qui peuvent retentir
chez tous à la fois ou chez un grand nombre, qui peuvent ainsi donner lieu à une association de jouissances. Et le caractère de ces jouissances, c’est
qu’elles ne s’excluent plus l’une l’autre, à la façon des plaisirs égoïstes, mais sont au
contraire en essentielle « solidarité ». Comme la métaphysique, comme la morale, l’art
enlève donc l’individu à sa vie propre pour le faire vivre de la vie universelle, non plus
seulement par la communion des idées et croyances, ou par la communion des volontés et
actions, mais par la communion même des sensations et sentiments. Toute esthétique est
véritablement, comme semblaient le croire les anciens, une musique, en ce sens qu’elle est
une réalisation d’harmonies sensibles entre les individus, un moyen de faire vibrer les
cœurs sympathiquement comme vibrent des instruments ou des voix. Aussi tout art est-il un
moyen de concorde sociale, et plus profond peut-être encore que les autres ; car penser de la même manière, c’est beaucoup sans doute, mais ce n’est pas
encore assez pour nous faire vouloir de la même manière : le grand
secret, c’est de nous faire sentir tous de la même manière, et voilà le
prodige que l’art accomplit.
II. — D’après, ces principes, l’art est d’autant plus grand, selon Guyau, qu’il réalise
mieux les deux conditions essentielles de cette société des sentiments. En premier lieu,
il faut que les sensations et sentiments dont l’art produit l’identité
dans tout un groupe d’individus soient eux-mêmes de la nature la plus élevée ; en d’autres termes, il faut produire la sympathie des sensations et
sentiments supérieurs. Mais en quoi consistera cette supériorité ?
Précisément en ce que les sensations et sentiments supérieurs auront un caractère à la
fois plus intense et plus expansif, par conséquent plus social : — « La
solidarité sociale est le principe de l’émotion esthétique la plus haute et la plus
complexe. » Les plaisirs qui n’ont rien d’impersonnel n’ont, rien de durable ni de beau :
« Le plaisir qui aurait, au contraire, un caractère tout à fait universel, serait étemel ;
et étant l’amour, il serait la grâce. C’est dans la négation de
l’égoïsme négation compatible avec la vie même, que l’esthétique, comme la morale, doit
chercher ce qui ne périra pas3. » En second lieu, l’identité des sensations et des
sentiments supérieurs, c’est-à-dire la sympathie sociale que l’art produit, doit s’étendre
au groupe d’hommes le plus vaste possible. Le grand art n’est point celui qui se confine
dans un petit cercle d’initiés, de gens du métier ou d’amateurs ; c’est celui qui exerce
son action sur une société entière, qui renferme en soi assez de simplicité et de
sincérité pour émouvoir tous les hommes intelligents, et aussi assez de profondeur pour
fournir substance aux réflexions d’une élite. En un mot, le grand art se fait admirer à la
fois de tout un peuple (même de plusieurs peuples), et du petit nombre d’hommes assez
compétents pour y découvrir un sens plus intime. Le grand art est donc, comme la grande
nature : chacun y lit ce qu’il est capable d’y lire, chacun y trouve un sens plus ou moins
profond, selon qu’il est capable de pénétrer plus ou moins avant ; pour ceux qui restent à
la surface, il y a les grandes lignes, les grands horizons, la magie visible des couleurs
et les harmonies qui emplissent l’oreille ; pour ceux qui vont plus avant et plus loin, il
y a des perspectives nouvelles qui s’ouvrent, des perfections de détail qui se révèlent,
des infinis qui s’enveloppent. Ainsi que l’a dit Victor Hugo,
L’art de l’homme, comme celui de la nature, consiste à mettre en effet dans la goutte
d’eau un monde : la fauvette ne sentira que la fraîcheur vivifiante de la goutte d’eau, le
philosophe et le savant apercevront dans la goutte d’eau les immensités.
III. — La nature de l’art nous éclaire sur celle du génie. Selon Guyau, le génie
artistique et poétique est « une forme intense de la sympathie et de la
sociabilité, qui ne peut se satisfaire qu’en créant un monde nouveau, et un monde d’êtres
vivants. Le génie est une puissance d’aimer qui, comme tout amour véritable, tend
énergiquement à la fécondité et à la création de la vie4. » Le principe de la vie « la plus intense et la plus sociale » se retrouve
donc partout. Vie intense, en effet, sera celle de l’artiste, car « on ne donne après tout
la vie qu’en empruntant à son propre fonds… Produire par le don de sa seule vie
personnelle une vie autre et originale, tel est le
problème que doit résoudre tout créateur5. » La
caractéristique du génie est donc, pour Guyau, « une sorte de vision intérieure des formes
possibles de la vie », vision qui fera reculer au rang d’accident la vie réelle. Au fond,
l’œuvre de l’artiste sera la même que celle du savant ou encore de l’historien :
« découvrir les faits significatifs, expressifs d’une loi ; ceux qui, dans la masse
confuse des phénomènes, constituent des points de repère et peuvent être reliés par une
ligne, former un dessin, une figure, un système. » Le grand artiste est évocateur de la
vie sous toutes ses formes, évocateur « des objets d’affection, des sujets vivants avec lesquels nous pouvons entrer en société6. »
Le génie et son milieu social, dont les rapports ont tant préoccupé les esthéticiens
contemporains et surtout M. Taine, nous donnent, selon Guyau, le spectacle de trois sociétés liées par une relation de dépendance mutuelle : 1° la société
réelle préexistante, qui conditionne et en partie suscite le génie ; 2°
la société idéalement modifiée que conçoit le génie même, le monde de volontés, de
passions, d’intelligences qu’il crée dans son esprit et qui est une spéculation sur le possible ; 3° la formation consécutive d’une société nouvelle, celle des
admirateurs du génie, qui, plus ou moins, réalisent en eux par imitation
son innovation. C’est un phénomène analogue aux lois astronomiques qui
créent au sein d’un grand système un système particulier, un centre nouveau de
gravitation. Platon avait déjà comparé l’influence du poète inspiré sur ceux qui
l’admirent et partagent son inspiration à l’aimant qui, se communiquant d’anneau en
anneau, forme toute une chaîne soulevée par la même influence. Les génies d’action, comme les César et les Napoléon, réalisent leurs desseins par le moyen
de la société nouvelle qu’ils suscitent autour d’eux et qu’ils entraînent. Les génies de
contemplation et d’art font de même, car la contemplation prétendue
n’est qu’une action réduite à son premier stade, maintenue dans le domaine de la pensée et
de l’imagination. Les génies d’art ne meuvent pas les corps, mais les
âmes : ils modifient les mœurs et les idées. Aussi l’histoire nous montre-t-elle l’effet
civilisateur des arts sur les sociétés, ou parfois, au contraire, leurs effets de
dissolution sociale. « Sorti de tel ou tel milieu, le génie est un créateur de milieux
nouveaux ou un modificateur des milieux anciens. »
L’analyse des rapports entre le génie et le milieu permet de déterminer ce que doit être
la critique véritable. Selon Guyau, elle doit être l’examen de l’œuvre même, non de
l’écrivain et du milieu. De plus, la qualité dominante du vrai critique, c’est cette même
puissance de sympathie et de sociabilité qui, poussée plus loin encore et servie par des
facultés créatrices, constituerait le génie. Pour bien comprendre un artiste, dit Guyau,
il faut se mettre « en rapport » avec lui, selon le langage de l’hypnotisme ; et, pour
bien saisir les qualités de l’œuvre d’art, il faut se pénétrer si profondément de l’idée
qui la domine, qu’on aille jusqu’à l’âme de l’œuvre ou qu’on lui en prête une, « de
manière à ce qu’elle acquière à nos veux une véritable individualité et constitue comme
une autre vie debout à côté de la nôtre. » C’est là ce que Guyau appelle la vue intérieure de l’œuvre d’art, dont beaucoup d’observateurs superficiels
demeurent incapables. Il y a souvent, dit-il, chez les esprits trop critiques, un certain fond « d’insociabilité » qui fait que nous devons nous
défier de leurs jugements comme ils devraient s’en défier eux-mêmes. Le « public »,
m’ayant pas de personnalité qui résiste à l’artiste, entre plus facilement en société avec
lui, et son jugement est souvent meilleur, par cela même, que celui des critiques de
profession.
IV. — L’art, ayant pour but d’établir un lien de société sensible et de sympathie entre des être vivants, n’y peut arriver, nous l’avons vu, que par le
moyen terme d’une sympathie inspirée pour des êtres vivants qui sont sa
création. De là ce problème : — Sous quelles conditions un personnage est-il sympathique et a-t-il droit en quelque sorte d’entrer en société avec tous ? Guyau
passe en revue ces conditions, dont la première et la plus fondamentale, est que l’être
représenté par l’artiste soit vivant : « la vie, fût-ce celle d’un être inférieur, nous
intéresse toujours par cela seul qu’elle est la vie ». Et Guyau arrive à cette conclusion
que « nous ne pouvons pas éprouver d’antipathie absolue et définitive pour aucun être
vivant ». Pourvu que nous sentions dans la création de l’artiste la spontanéité et la
sincérité d’expression que nous rencontrons partout dans la réalité, « l’antipathique même
redevient en partie sympathique, en devenant une vérité vivante qui semble nous dire : Je
suis ce que je suis, et telle je suis, telle j’apparais7. » Ainsi sera refaite, dans l’art à tout le moins, une place et une large
place aux individualités, ces ondulations et miroitements divers du grand flot de la vie,
qui semblait tout d’abord les emporter pêle-mêle. La vie, dans sa réalité immédiate, c’est
l’individualité : « on ne sympathise donc qu’avec ce qui est ou semble individuel ; de là,
pour l’art, l’absolue nécessité, en même temps que la difficulté de donner à ses créations
la marque de l’individuation
8. »
Une restriction cependant, ou plutôt une condition d’élargissement toujours possible,
c’est que l’individualité, en tant que telle, sera assez parfaite pour atteindre à la
hauteur du type : « ce qui ne serait qu’individuel et n’exprimerait rien de typique ne
saurait produire un intérêt durable. L’art, qui cherche en définitive à nous faire
sympathiser avec les individus qu’il nous représente, s’adresse ainsi aux côtés sociaux de
notre être ; il doit donc aussi nous représenter ses personnages par leurs côtés
sociaux. » Le héros en littérature est avant tout un être social : « soit qu’il défende,
soit même qu’il attaque la société, c’est par ses points de contact avec elle qu’il nous
intéresse le plus. » Guyau montre que les grands types créés par les auteurs dramatiques
ou les romanciers de premier ordre, et qu’il appelle « les grandes individualités de la
cité de l’art », sont à la fois profondément réels et cependant symboliques : Hamlet, Alceste, Faust, Werther, Balthazar Claëtz. En outre
il est des types proprement sociaux, qui ont pour but de représenter l’homme d’une époque
dans une société donnée ; or, les conditions de la société humaine sont de deux sortes :
il y en a d’éternelles et il y en a de conventionnelles. Selon Guyau, le moyen, pour
l’art, d’échapper à ce qu’il y a de fugitif dans toute convention, c’est la spontanéité du sentiment individuel qui fournit ses inspirations au génie. « Le
grand artiste, simple jusqu’en ses profondeurs, est celui qui garde en face du monde une
certaine nouveauté de cœur et comme une éternelle fraîcheur de sensation. Par sa puissance
à briser les associations banales et communes, qui pour les antres hommes enserrent les
phénomènes dans une quantité de moules tout faits, il ressemble à l’enfant qui commence la
vie et qui éprouve la stupéfaction vague de l’existence fraîche éclose. Recommencer
toujours à vivre, tel serait l’idéal de l’artiste : il s’agit de retrouver, par la force
de la pensée réfléchie, l’inconsciente naïveté de l’enfant. »
VI. — Ce qui est aux yeux de Guyau la règle suprême . de l’art, c’est cette qualité
morale et sociale par excellence : la sincérité ; si donc il attache à
la forme une très grande importance, il ne veut point qu’on sépare la forme du fond. Dans
l’être vivant, c’est le fond qui projette sa forme, pour transparaître en elle ; il en
doit être de même dans l’œuvre du génie. Le formalisme dans l’art, au contraire, finit par
faire de l’art une chose tout artificielle et conséquemment morte. Un des défauts
caractéristiques auxquels se laisse aller celui qui vit trop exclusivement pour l’art et
s’attache au culte des formes, c’est de ne plus voir et sentir avec force dans la vie que
ce qui lui paraît le plus facile à représenter par l’art, « ce qui peut immédiatement se
transposer dans le domaine de la fiction. » Flaubert, qui était artiste dans la mœlle des
os et qui s’en piquait, a exprimé cet état d’esprit avec une précision merveilleuse :
selon lui, vous êtes né pour l’art si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous
apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes
les choses, y compris votre existence, ne vous semblent pas avoir d’autre utilité. Guyau
répond à Flaubert qu’un être ainsi organisé échouerait au contraire dans l’art : « il faut
croire en la vie pour la rendre dans toute sa force ; il faut sentir
ce qu’on sent, avant de se demander le pourquoi et de chercher à utiliser sa propre
existence. C’est s’arrêter à la superficie des choses que d’y voir seulement des effets à
saisir et à rendre, de confondre la nature avec un musée, de lui préférer même au besoin
un musée. » Le grand art est celui qui traite la nature et la vie « non en illusions, mais
en réalités », et qui sent en elles le plus profondément « non pas ce que l’art humain
peut le mieux rendre, mais ce qu’il peut au contraire le plus difficilement traduire, ce
qui est le moins transposable en son domaine. Il faut comprendre combien la vie déborde
l’art pour mettre dans l’art le plus de vie. » L’art pour l’art, la contemplation de la
pure forme des choses finit toujours par aboutir au sentiment d’une monotone Maya, d’un
spectacle sans fin et sans but. En outre, elle fait de l’art quelque chose de concentré en
soi et d’isolé, non d’expansif et de social, car la société humaine ne saurait
s’intéresser à un pur jeu de formes.
Selon Guyau, le moyen de renouveler et de rajeunir l’art, c’est d’introduire sous les
sentiments mêmes les idées, car l’idée est nécessaire à l’émotion et à la sensation pour
les empêcher d’être banales et usées. « L’émotion est toujours neuve,
prétend V. Hugo, et le mot a toujours servi ; de là l’impossibilité
d’exprimer l’émotion. » — « Eh bien non, répond Guyau, et c’est là ce qu’il y a de
désolant pour le poète, l’émotion la plus personnelle n’est pas si neuve ; au moins
a-t-elle un fond éternel ; notre cœur même a déjà servi à la nature, comme son soleil, ses
arbres ses eaux et ses parfums ; les amours de nos vierges ont trois cent mille ans, et la
plus grande jeunesse que nous puissions espérer pour nous ou pour nos fils est semblable à
celle du matin, à celle de la joyeuse aurore, dont le sourire est encadré dans le cercle
sombre de la nuit : nuit et mort, ce sont les deux ressources de la nature pour se
rajeunir à jamais. » La masse des sensations humaines et des sentiments simples est
sensiblement la même à travers la durée et l’espace, mais ce qui s’accroît constamment et
se modifie pour la société humaine, c’est la masse des idées et des connaissances, qui
elles-mêmes réagissent sur les sentiments. « L’intelligence peut seule exprimer dans une
œuvre extérieure le suc de la vie, faire servir notre passage ici-bas à quelque chose,
nous assigner une fonction, un rôle, une œuvre très minime dont le résultat a pourtant
chance de survivre à l’instant qui passe. La science est pour l’intelligence ce que la
charité est pour le cœur ; elle est ce qui rend infatigable, ce qui toujours relève et
rafraîchit ; elle donne le sentiment que l’existence individuelle et même l’existence
sociale n’est pas un piétinement sur place, mais une ascension. Disons plus, l’amour de la
science et le sentiment philosophique peuvent, en s’introduisant dans l’art, le
transformer sans cesse, car nous ne voyons jamais du même œil et nous ne sentons jamais du
même cœur lorsque notre intelligence est plus ouverte, notre science agrandie, et que nous
voyons plus d’univers dans le moindre être individuel. »
VII. — La part croissante des idées scientifiques dans les sociétés modernes produira,
selon Guyau, une transformation de l’art dans le sens d’un réalisme bien entendu et
conciliable avec le véritable idéalisme. Le réalisme digne de ce nom n’est encore que la
sincérité dans l’art, qui doit aller croissant avec le progrès scientifique. Les sociétés
modernes ont un esprit critique qui ne peut plus tolérer longtemps le mensonge : la
fiction n’est acceptée que « lorsqu’elle est symbolique, c’est-à-dire expressive d’une
idée vraie. » La puissance de l’idéalisme même, en littérature, est à cette condition
qu’il ne s’appuie pas sur un « idéal factice », mais sur « quelque aspiration intense et
durable de notre nature ». Quant au réalisme, son mérite est, en recherchant « l’intensité
dans la réalité », de donner une impression de réalité plus grande, par cela même de vie
et de sincérité : « la vie ne ment pas, et toute fiction, tout mensonge est une sorte de
trouble passager apporté dans la vie, une mort partielle. » L’art doit donc avoir « la
véracité de la lumière ». Mais, pour compenser ce qu’il y a d’insuffisant dans la
représentation du réel, l’art est obligé, dans une juste mesure, d’augmenter l’intensité
de cette représentation ; c’est là, en somme, un moyen de la rendre vraisemblable.
L’écueil est de confondre le moyen avec le but ; or le réalisme, trop souvent, donne pour
but à l’art ce que Guyau appelle « un idéal quantitatif », l’énorme remplaçant le correct
et la beauté ordonnée. C’est là rendre l’art malsain « par un dérangement de l’équilibre
naturel auquel il n’est déjà que trop porté de lui-même ».
On a dit que l’art, en devenant plus réaliste, devait se matérialiser ;
Guyau montre ce qu’il y a d’inexact dans cette opinion. Selon lui, le réalisme bien
entendu ne cherche pas à agir sur nous par une « sensation directe », mais par l’éveil de
« sentiments sympathiques ». Un tel art est sans doute moins abstrait et nous fait vibrer
tout entiers ; mais, par cela même, « on peut dire qu’il est moins sensuel et recherche
moins pour elle-même la pure jouissance de la sensation. » D’ailleurs, les symptômes de
l’émotion peuvent s’emprunter aussi bien au domaine de la psychologie qu’à celui de la
physiologie.
Si le réalisme bien compris doit laisser une certaine place aux dissonances mêmes et aux
laideurs dans l’art, c’est qu’elles sont la forme extérieure des misères et limitations
inhérentes à la vie. « Le parfait de tout point, l’impeccable ne saurait nous intéresser,
parce qu’il aurait toujours ce défaut de n’être point vivant, en relation et en société
avec nous. La vie telle que nous la connaissons, en solidarité avec toutes les autres
vies, en rapport direct ou indirect avec des maux sans nombre, exclut absolument le
parfait et l’absolu. L’art moderne doit être fondé sur la notion de l’imparfait, comme la
métaphysique moderne sur celle du relatif. » Le progrès de l’art se mesure en partie,
selon Guyau. à l’intérêt sympathique qu’il porte aux côtés misérables de la vie, à tous
les êtres infimes, aux petitesses et aux difformités : « C’est une extension de la
sociabilité esthétique. » Sous ce rapport, l’art suit nécessairement le développement de
la science « pour laquelle il n’y a rien de petit, de négligeable, et qui étend sur toute
la nature l’immense nivellement de ses lois ». Les premiers poèmes et les premiers romans
ont conté les aventures des dieux ou des rois ; dans ce temps-là, le héros marquant de
tout drame devait nécessairement avoir la tête de plus que les autres hommes.
« Aujourd’hui, nous comprenons qu’il y a une autre manière d’être grand : c’est d’être
profondément quelqu’un, n’importe qui, l’être le plus humble. C’est donc surtout par des
raisons morales et sociales que doit s’expliquer, — et aussi se régler, — l’introduction
du laid dans l’œuvre d’art réaliste. »
L’art réaliste a pour conséquence d’étendre progressivement la sociabilité, en nous
faisant sympathiser avec des hommes de toutes sortes, de tous rangs et de toute valeur ;
mais il y a là un danger que Guyau met en évidence. Il se produit, en effet, une certaine
antinomie entre l’élargissement trop rapide de la sociabilité et le maintien en leur
pureté de tous les instincts sociaux. D’abord, « une société plus nombreuse est aussi
moins choisie ». De plus, « l’accroissement de la sociabilité est parallèle à
l’accroissement de l’activité ; or, plus on agit et voit agir, et plus aussi on voit
s’ouvrir des voies divergentes pour l’action, lesquelles sont loin d’être toujours des
voies droites ». C’est ainsi que, peu à peu, en élargissant sans cesse ses relations,
« l’art en est venu à nous mettre en société avec tels et tels héros de Zola. » La cité
aristocratique de L’art, au dix-huitième siècle, admettait à peine dans son sein les
animaux ; elle en excluait presque la nature, les montagnes, la mer. « L’art, de nos
jours, est devenu de plus en plus démocratique, et a fini même par préférer la société des
vicieux à celle des honnêtes gens. » Tout dépend donc, conclut Guyau, du type de société
avec lequel l’artiste a choisi de nous faire sympathiser : « Il n’est nullement
indifférent que ce soit la société passée, ou la société présente, ou la société à venir,
et, dans ces diverses sociétés, tel groupe social plutôt que tel autre. » Il est même des
littératures, — Guyau le montre dans un chapitre spécial, — qui prennent pour objectif
« de nous faire sympathiser avec les insociables, avec les
déséquilibrés, les névropathes, les fous, les délinquants » ; c’est ici que « l’excès de
sociabilité artistique aboutit à l’affaiblissement même du lien social et moral ».
Un dernier danger auquel l’art est exposé par son évolution vers le réalisme, c’est ce
que Guyau appelle le trivialisme. Le réalisme bien entendu en est juste
le contraire, car « il consiste à emprunter aux représentations de la vie habituelle toute
la force qui tient à la netteté de leurs contours, mais en les dépouillant des
associations vulgaires, fatigantes et parfois repoussantes. » Le vrai réalisme consiste
donc à dissocier le réel du trivial ; c’est pour cela qu’il constitue un côté de l’art si
difficile : « il ne s’agit de rien moins que de trouver la poésie des choses qui nous
semblent parfois les moins poétiques, simplement parce que l’émotion esthétique est usée
par l’habitude. Il y a de la poésie dans la rue par laquelle je passe tous les jours et
dont j’ai, pour ainsi dire, compté chaque pavé, mais il est beaucoup plus difficile de me
la faire sentir que celle d’une petite rue italienne ou espagnole, de quelque coin de pays
exotique. » Il s’agit de rendre de la fraîcheur à des sensations fanées, « de trouver du
nouveau dans ce qui est vieux comme la vie de tous les jours, de faire sortir l’imprévu de
l’habituel ; » et pour cela le seul vrai moyen est d’approfondir le réel, d’aller
par-delà les surfaces auxquelles s’arrêtent d’habitude nos regards, d’apercevoir quelque
chose de nouveau là où tous avaient regardé auparavant. « La vie réelle et commune, c’est
le rocher d’Aaron, rocher aride, qui fatigue le regard ; il y a pourtant un point où l’on
peut, en frappant, faire jaillir une source fraîche, douce à la vue et aux membres, espoir
de tout un peuple : il faut frapper à ce point, et non à côté ; il faut sentir le frisson
de l’eau vive à travers la pierre dure et ingrate. »
Guyau passe en revue et analyse finement les divers moyens d’échapper air trivial, d’embellir pour nous la réalité sans la fausser ; et ces moyens
constituent « une sorte d’idéalisme à la disposition du naturalisme même ». Ils consistent
surtout à éloigner les choses ou les événements soit dans le temps, soit dans l’espace,
« par conséquent à étendre la sphère de nos sentiments de sympathie et de sociabilité, de
manière à élargir notre horizon ». Guyau étudie à ce sujet l’esthétique du souvenir, qui lui inspire des pages d’une poésie charmante. Il analyse aussi les
effets du pittoresque et de l’exotique, « l’ rendu sympathique, le lointain
rapproché de nous (Bernardin de Saint-Pierre, Flaubert, Loti). » Notre sociabilité
s’élargit encore de cette manière, s’affine dans ce contact avec des sociétés lointaines.
« Nous sentons s’enrichir notre cœur quand y pénètrent les souffrances ou les joies
naïves, sérieuses pourtant, d’une humanité jusqu’alors inconnue, mais que nous
reconnaissons avoir autant de droit que nous-mêmes, après tout, à tenir sa place dans
cette, sorte de conscience impersonnelle des peuples qui est la littérature. »
Enfin la sociabilité humaine doit s’étendre à la nature entière ; de là cette part
croissante que prend dans l’art moderne la description de la nature. Guyau montre que la
vraie représentation des choses doit en être une « animation sympathique ». Le faux, c’est
notre conception abstraite du monde, c’est la vue des surfaces immobiles et la croyance en
l’inertie des choses, auxquelles s’en tient le vulgaire. « Le poète, en animant jusqu’aux
êtres qui nous paraissent le plus dénués de vie, ne fait que revenir à des idées plus
philosophiques sur l’univers. » Toutefois, en animant ainsi la nature, il est essentiel de
mesurer les degrés de vie qu’on lui prête. Il est permis à la poésie « de hâter un peu
l’évolution de la nature non de la dénaturer. VII. — Un fait littéraire et social dont
Guyau signale l’importance, c’est le développement du roman moderne, qui est « un genre essentiellement psychologique et sociologique. » M. Zola, avec
Balzac, voit avec raison dans le roman une épopée sociale : « Les œuvres écrites sont des
expressions sociales, pas davantage ; la Grèce héroïque écrit des épopées ; la France du
dix-neuvième siècle écrit des romans. » Le roman, dit Guyau, raconte et analyse des
actions dans leurs rapports avec le caractère qui les a produites et
avec le milieu social ou naturel où elles se manifestent. Le roman
psychologique lui-même n’est complet que s’il aboutit, dans une certaine mesure, à des
généralisations sociales et humaines. Le vrai roman réunit donc en lui
tout l’essentiel de la poésie et du drame, de la psychologie et de la science sociale ;
c’est « de l’histoire condensée et systématisée, dans laquelle on a restreint au strict
nécessaire la part des événements de hasard, aboutissant à stériliser la volonté humaine ;
c’est de l’histoire humanisée en quelque sorte, où l’individu est
transplanté dans un milieu plus favorable à l’essor de ses tendances intérieures. Par cela
même, c’est une exposition simplifiée et frappante des lois sociologiques. » Guyau
consacre une étude spéciale au roman naturaliste, qui a précisément aujourd’hui, plus que]
tous les autres, la prétention d’être un roman social. Mais, si la vraie sociabilité des
sentiments est la condition d’un naturalisme digne de ce nom, le romancier naturaliste, en
voulant être d’une froideur absolue, arrive à être partial. « Il prend son point d’appui
dans les natures antipathiques, au lieu de le prendre dans les natures sympathiques. »
M. Zola n’est-il pas allé jusqu’à prétendre que le personnage sympathique était une
invention des idéalistes qui ne se rencontre presque jamais dans la vie ? « Vraiment, dit
Guyau, il n’a pas eu de bonheur dans ses rencontres. » La seule excuse des réalistes, de
M. Zola comme de Balzac, c’est précisément qu’ils ont voulu peindre les hommes dans leurs
rapports sociaux ; c’est qu’ils ont fait surtout des romans « sociologiques », et que le
milieu social, examiné non dans les apparences extérieures, mais dans la réalité, est une
continuation de la lutte pour la vie qui règne dans les espèces animales. « De peuple à
peuple, chacun sait comment on se traite. D’individu à individu, la compétition est moins
terrible, mais plus continuelle : ce n’est plus l’extermination, mais c’est la concurrence sous toutes ses formes. En outre, on n’est jamais sûr de
trouver chez les autres les vertus ou l’honnêteté qu’on désirerait ; il en résulte qu’on
craint d’être dupe, et on hurle avec les loups. » Pourtant, il ne faut pas exagérer cette
part de la compétition dans relations sociales : « il y a aussi, de tous côtés,
coopération. Et c’est justement ce que les naturalistes négligent. » Ils s’en tiennent de
parti pris aux vicieux, aux grotesques, aux avortés, aux monstrueux ; leur « société » est
donc incomplète.
VIII. — Après avoir constaté l’introduction des idées philosophiques et sociales dans le
roman, Guyau nous la montre dans la poésie de notre époque, dont elle devient un trait
caractéristique. Guyau estime que « la conception moderne et/ scientifique du monde n’est
pas moins esthétique que la conception fausse des anciens. L’idée philosophique de
l’évolution universelle « est voisine de cette autre idée qui fait le fond de la poésie :
vie universelle9. » Si le mystère du monde ne peut être
complètement éclairci, il nous est pourtant impossible de ne pas nous faire une
représentation du fond des choses, de ne pas nous répondre à nous-mêmes dans le silence
morne de la nature : « Sous sa forme abstraite, cette représentation est la métaphysique ;
sous sa forme imaginative, cette représentation est la poésie, qui, jointe à la
métaphysique, remplacera de plus en plus la religion. » Voilà pourquoi le sentiment d’une
mission sociale et religieuse de l’art a caractérisé tous les grands poètes de notre
siècle ; s’il leur a parfois inspiré une sorte d’orgueil naïf, il n’en était pas moins
juste en lui-même. « Le jour où les poètes ne se considéreront plus que comme des
ciseleurs de petites coupes en or faux où on ne trouvera même pas à boire une seule
pensée, la poésie n’aura plus d’elle-même que la forme et l’ombre, le corps sans l’âme :
elle sera morte. » Notre poésie française, heureusement, a été dans notre siècle tout
animée d’idées philosophiques, morales, sociales. Guyau, pour le montrer, passe en revue
les grands poètes de notre temps, Lamartine, Vigny, Musset ; il insiste de préférence sur
celui qui a vécu le plus longtemps parmi nous, et qui a ainsi le plus longtemps représenté
en sa personne le dix-neuvième siècle : Victor Hugo. Avec Hugo, la poésie devient vraiment
sociale en ce qu’elle résume et reflète les pensées et sentiments d’une société tout
entière, et sur toutes choses. « On pourrait de V. Hugo une doctrine
métaphysique, morale et sociale ». Il ne s’ensuit point sans doute que ce fût un
philosophe ; mais il paraît incontestable que Victor Hugo n’était pas seulement un
iniaginatif, comme on le répète sans cesse : « c’était un penseur, — à moins qu’on ne
veuille faire cette distinction qu’il faisait lui-même entre le penseur et le songeur : le
premier veut, disait-il, le second subit. En ce sens, V. Hugo apparaîtra
plutôt comme un grand songeur, mais « ce genre de songe profond est la caractéristique de
la plupart des génies, qui sont emportés par leur pensée plutôt qu’ils ne la maîtrisent ».
Après une exposition complète des doctrines de Victor Hugo vient l’examen de celles que
les successeurs d’Hugo, tels que Sully-Prudhomme et Leconte de Lisle, ont introduites dans
leurs poésies.
IX. — La théorie du style n’a guère été faite jusqu’ici qu’à un point de vue purement
littéraire, ou, chez Spencer, au point de vue un peu trop mécanique de la « moindre
dépense de force et d’attention ». Guyau donne, dans son livre, une théorie plus sociologique du style, considéré comme instrument de « communication
sympathique » et de « sociabilité esthétique » ; il a ainsi indiqué un aspect nouveau et
intéressant de la question. Il insiste surtout sur l’évolution par laquelle la prose
devient de plus en plus « poétique », non au vieux sens de ce mot, qui désignait la
recherche des ornements et les fleurs du style, mais au sens vrai, qui désigne « l’effet
significatif et surtout suggestif » produit, par l’entière adoption de la forme au fond,
du rythme et des images à la pensée émue. X. — Après l’évolution de l’art, Guyau en étudie
la dissolution et recherche les vraies causes des décadences littéraires. Il rapproche les
décadents des déséquilibrés et des névropathes, dont il étudie la littérature. L’émotion
esthétique se ramenant en grande partie à la contagion nerveuse, on comprend que les
puissants génies littéraires ou dramatiques préfèrent ordinairement représenter le vice,
plutôt que la vertu. « Le vice est la domination de la passion chez un individu ; or, la
passion est éminemment contagieuse de sa nature, et elle l’est d’autant plus qu’elle est
plus forte et même déréglée. » Dans le domaine physique, la maladie est plus contagieuse
que la santé ; dans le domaine de l’art, la reproduction puissante de la vie avec toutes
ses injustices, ses misères, ses souffrances, ses folies, ses hontes mêmes, offre un
certain danger moral et social qu’il ne faut pas méconnaître : « tout ce qui est
sympathique est contagieux dans une certaine mesure, car la sympathie même n’est qu’une
forme raffinée de la contagion. » La misère morale peut donc se communiquer à une société
entière par la littérature même ; les déséquilibrés sont, dans le domaine esthétique des
amis dangereux par la force même de la sympathie qu’éveille en nous leur cri de
souffrance. « En tout cas, conclut Guyau, la littérature des déséquilibrés ne doit pas
être pour nous un objet de prédilection exclusive, et une époque qui s’y complaît comme la
nôtre ne peut, par cette préférence, qu’exagérer ses défauts. Et parmi les plus graves
défauts de notre littérature moderne, il faut, compter celui de peupler chaque jour
davantage ce cercle de l’enfer où se trouvent, selon Dante, ceux qui, pendant leur vie,
pleurèrent quand ils pouvaient être joyeux. »
XI. — Dans l’ouvrage dont nous venons de donner une esquisse, Guyau s’est placé à un
point de vue dont on ne saurait méconnaître l’originalité et dont nous avons indiqué déjà
ailleurs l’importance10. C’est la première étude approfondie qu’on ait faite
de l’art au point de vue sociologique, — nous ne disons pas seulement social, car ce n’est
pas simplement l’influence réciproque de l’art et du milieu social que Guyau a étudiée :
il a proposé une conception proprement sociologique de l’essence même de
l’art, et il a montré l’application de cette idée sous ses principales formes. Guyau
attachait d’autant plus d’importance au caractère social et à l’influence sociale de fart
qu’il considérait les religions comme destinées à s’affaiblir et à disparaître de plus en
plus, d’abord dans les classes supérieures de la société, puis, par une contagion lente,
dans les classes inférieures. Plus les religions dogmatiques deviennent insuffisantes à
contenter notre besoin d’idéal, plus il est nécessaire que l’art les remplace en
s’unissant à la philosophie, non pour lui emprunter des théorèmes, mais pour en recevoir
des inspirations de sentiment. « La moralité humaine est à ce prix, et la félicité. »
Aussi, selon Guyau, les grands poètes, les artistes redeviendront un jour les initiateurs
des masses, les prêtres d’une religion sociale sans dogme. « C’est le propre du vrai poète
que de se croire un peu prophète, et après tout, a-t-il tort ? Tout grand homme se sent
providence, parce qu’il sent son propre génie. »
On retrouvera dans ce livre les qualités maîtresses de Guyau : l’analyse pénétrante et en
même temps la largeur des idées, un mélange de profondeur et de poésie, cette rectitude
d’esprit jointe à la chaleur du cœur qui fait qu’on pourrait lui appliquer à lui-même ses
deux beaux vers :
Vie et sympathie universelle était sa devise comme philosophe, et comme
poète il en a fait celle de l’art. Il s’est peint lui-même et il a peint le véritable
artiste, en disant : « Pour comprendre un rayon de soleil, il faut vibrer avec lui ; il
faut aussi, avec le rayon de lune, trembler dans l’ombre du soir ; il faut scintiller avec
les étoiles bleues ou dorées ; il faut, pour comprendre la nuit, sentir passer sur nous le
frisson des espaces obscurs, de l’immensité vague et inconnue. Pour sentir le printemps,
il faut avoir au cœur un peu de la légèreté de l’aile des papillons, dont nous respirons
la fine poussière répandue en quantité appréciable dans l’air printanier11. » L’art, étant ainsi presque synonyme de sympathie
universelle, consiste à saisir et à rendre l’esprit des choses,
« c’est-à-dire ce qui relie l’individu au tout et chaque portion du temps à la durée
entière ; » mais ce rapprochement entre la grande vie répandue à l’infini et la vie
humaine ne s’opérera qu’en écartant les limites, élevées par l’individualité, au besoin en
brisant ce que l’individualité a d’exclusif et d’égoïste. Le sentiment, avec son caractère
communicatif et vraiment social, deviendra l’homme même, sa plus haute et dernière
expression ; quant à son individualité propre, elle comptera pour peu de chose. Nul ne
pouvait mieux comprendre cette vérité que Guyau, dont l’âme fut toujours si profondément
désintéressée. « Mon amour, dit-il, est plus vivant et plus vrai que moi-même. Les hommes
passent et leurs vies avec eux, le sentiment demeure… Ce qui fait que quelques-uns d’entre
nous donnent parfois si facilement leur vie pour un sentiment élevé, c’est que ce
sentiment leur apparaît en eux-mêmes plus réel que tous les autres faits secondaires de
leur existence individuelle ; c’est avec raison que devant lui tout disparaît, s’anéantit.
Tel sentiment est plus vraiment nous que ce qu’on est habitué à appeler notre personne ;
il est le cœur qui anime nos membres, et ce qu’il faut avant tout sauver dans la vie,
c’est son propre cœur12. » Voilà pourquoi le savant,
par exemple, fait tout naturellement « la science humaine avec sa vie ». L’art, figuration
du réel, représentation de la vie, n’en deviendra l’expression véritable et n’acquerra
toute sa valeur sociale que s’il a pour objet de rendre frappants, en les condensant, les
idées ou sentiments qui « animent et dominent toute vie » et « valent seuls en elle ».
L’auteur, sous l’influence de cette doctrine, montre un souci constant de chercher leur
sens aux choses, — ce qui revient à leur donner à toutes un intérêt. Au fond, il demeure
convaincu que tout ce qui, dans les choses et les êtres, nous laisse indifférents, ou même
nous irrite, est simplement incompris, et qu’il suffirait de trouver la vraie raison des
choses pour les regarder d’un œil affectueux ou indulgent. Il semble qu’il y ait en lui,
comme chez tout véritable poète, assez d’émotion et de sympathie pour traverser et animer
la nature entière ; il n’écoute battre son propre cœur que pour sentir venir jusqu’à lui
quelques-unes des vibrations de la vie universelle : il agrandit la nature en lui prêtant
le retentissement du cœur humain, et il élargit le cœur humain en y faisant entrer toute
la nature. Mais il est philosophe en même temps que poète, et ne s’illusionne pas : il
estime que, dans ce commerce que nous tentons d’établir entre les choses et nous, c’est
nous qui donnerons. La sympathie humaine, comme la grâce prévenante, va au-devant,
pénètre, même sans attendre rien ; seulement, donner, c’est déjà recevoir, et cela lui
suffit. Pour qui sait retrouver ainsi dans le naturel tout l’idéal, le plus grand charme
sera précisément de n’en jamais sortir ; les aspirations les plus hautes n’auront de prix
que si elles reposent sur cette base humble et profonde, le réel : de là, sans doute,
vient à Guyau cet accent d’extrême simplicité avec lequel il exprime des idées et des
senti ments d’une constante élévation ; de là lui vient aussi ce caractère persuasif qui
se confond avec celui de l’absolue sincérité. Son œuvre, toute pénétrée d’un haut
désintéressement, est à la fois très personnelle et très impersonnelle : on ne sent nulle
part quelqu’un qui songe à s’affirmer, mais il semble qu’on reconnaisse partout la
présence d’un ami. Nous avons vu que, selon lui, nous devons sympathiser avec l’œuvre
d’art comme avec les œuvres de la nature, « car la pensée humaine, comme l’individualité
même d’un être, a besoin d’être aimée pour être comprise ; » jusque dans la lecture d’un
simple livre soyons donc de bonne volonté : « l’affection éclaire » ; et il ajoute ces
belles paroles, qu’on peut appliquer à son propre ouvrage sur l’art : « Le livre ami est
comme un œil ouvert que la mort même ne ferme pas, et où se fait toujours visible, en un
rayon de lumière, la pensée la plus profonde d’un être humain. »
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